Métaphore de la machine

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Le rôle de la métaphore en biologie
Berder, mars 2006
Sara Franceschelli (ENS­LSH & Rehseis), Philippe Huneman (IHPST)
1. Les métaphores dans la science : le point de vue de la philosophie des sciences
(Sara Franceschelli) Quel rôle théorique ou méthodologique est à attribuer à l’utilisation des métaphores en
science?
La métaphore est entrée dans le langage de la philosophie des sciences pour illustrer
comment les modèles se situent et fonctionnent par rapport aux théories scientifiques et
comment une terminologie théorique est introduite dans le langage scientifique... On
parle donc de « métaphore pour » ou de « métaphore de » modèles ou termes
théoriques.
Selon les différentes traditions philosophiques, la métaphore aura un statut particulier.
­ Dans la tradition formaliste (ou logiciste), une théorie scientifique est conçue
comme un système déductif représenté, symboliquement, par le calcul, et
interprété, empiriquement, par une réduction aux observables. Le langage
« littéral » de la théorie est constitué par des symboles et par des termes
observationnels, tandis que les modèles ou les termes théoriques sont considérés
comme des métaphores de la théorie. Ils sont comparables à des paraphrases utiles
de la théorie, introduites pour l’illustrer, par exemple, mais dépourvues de valeur
épistémique.
Vision de la métaphore comme comparaison : les expressions métaphoriques ne
sont rien d’autre qu’une forme elliptique de comparaison (exprimée en termes
littéraux). La métaphore dit peut­être quelque chose « mieux », mais elle n’ajoute
rien par rapport à l’expression littérale correspondante.
­ Vision interactive des métaphores (proposée dans le cadre d’une critique à la
philosophie des sciences néo­positiviste) : le langage n’a pas seulement le rôle de
représenter, mais aussi de donner forme à des concepts et à des significations. Selon cette vision, dans une métaphore deux sujets interagissent de façon qu’un
sujet principal, ou focus, est vu à travers un sujet subsidiaire, ou cadre. Les
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aspects, les implications et les lieux­communs normalement associés au sujet
subsidiaire sont déplacés, ou transférés au sujet principal. Le transfert est sélectif,
c’est­à­dire qu’il travaille comme un « filtre » qui produit de nouvelles
implications significatives pour le sujet principal. A cause de ce mécanisme de
filtrage, les métaphores sont en mesure de créer de nouvelles analogies. Elles ne
peuvent donc pas être traduites en une expression littérale sans perdre de
signification (Max Black).
Mary Hesse a utilisé la vision interactive pour décrire la façon dont les modèles
scientifiques fonctionnent par rapport à la théorie. Elle veut à la fois modifier le
modèle hempelien d’explication scientifique par une théorie de la fonction
métaphorique des modèles et traiter le problème de la formation des concepts dans
les théories scientifiques.
Selon Max Black, l’utilisation des modèles en sciences ressemble à l’utilisation
des métaphores interactives. C’est comme une tentative de mettre « un contenu
nouveau dans des bouteilles anciennes».
Le rôle performatif du langage scientifique : les études de Evelyn Fox­Keller sur le
rôle de la métaphore dans le développement de la biologie
Dans How to do things with words (1962, tr. fr. : Quand dire c’est faire), le philosophe
J.L. Austin soutient que la fonction du langage n’est pas toujours ni uniquement
descriptive : elle peut être aussi performative, d’où le terme « actes de parole ». Les
exemples classiques cités par Austin sont les paris, les vœux de mariage, les
déclarations de guerre... Ils ne sont pas sujets à des épreuves de falsification, mais
doivent être évalués selon un critère différent, par exemple leur efficacité. Ils sont
nécessairement et intrinsèquement des énoncés sociaux qui dépendent de l’existence de
conventions établies entre les locuteurs concernant l’effet de certains mots prononcés
dans certaines circonstances par les personnes autorisées à produire de tels effets. Le
caractère performatif du langage s’étend bien au delà des actes de parole... (cela a été
montré par différents philosophes et théoriciens de la littérature).
La thèse d’Evelyn Fox­Keller (1995) est que tout langage, y compris celui de la science,
peut être soumis au critère d’efficacité. Les énoncés descriptifs de la science peuvent
être performatifs dans un tout autre sens que les actes de parole : non pas parce qu’ils
mettraient directement en acte leurs référents, mais parce qu’ils influencent la façon
dont nous structurons et construisons notre monde social et matériel. Les métaphores
sont omniprésentes dans l’entreprise scientifique, et la distinction classique entre sens
littéral et sens métaphorique n’est guère plus soutenable dans le langage scientifique que
dans le langage ordinaire. D’où provient la force performative des énoncés descriptifs ?
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Selon Fox­Keller elle provient du rôle joué par les métaphores dans la constitution des
ressemblances et de différences sur lesquelles s’appuie notre catégorisation des
phénomènes naturels, et dans l’incitation à réaliser telle expérimentation spécifique ou à
construire tel ou tel dispositif technique.
L’efficacité d’une métaphore, comme celle d’un acte de parole, dépend de l’existence de
conventions sociales partagées et en particulier, sans doute, de l’autorité conférée par
ces conventions à ceux qui en font usage.
Par exemple : deux métaphores pour parler du processus de fécondation biologique.
Du mythe de la Belle au bois dormant (pénétration, conquête et réveil de l’œuf par le
spermatozoïde, par exemple), à la fécondation exprimée dans le langage de l’égalité des
chances (définie par exemple, comme le processus de rencontre et de fusion de l’ovule
et du spermatozoïde). Ce changement s’est produit sur une vingtaine d’année, et il
correspond à une évolution radicale de la perception idéologique de la différence des
genres.
La première métaphore a entraîné une investigation intensive des mécanismes
moléculaires de l’activité spermatique (fournissant des explications chimiques et
mécaniques de la mobilité des spermatozoïdes, de leur adhésion à la membrane
cellulaire de l’ovule et de leur capacité à faire fusionner deux membranes), tandis que la
seconde a stimulé les recherches qui ont permis d’élucider les mécanismes à travers
lesquels l’œuf pouvait être considéré comme actif (par exemple, le fait qu’il produise les
protéines ou les molécules facilitant ou inhibant l’adhésion et la pénétration).
Le langage ne construisant pas la réalité à lui tout seul, l’efficacité spécifique d’une
métaphore scientifique ne se base pas seulement sur les ressources sociales disponibles,
mais aussi sur les ressources techniques et naturelles utilisables pour la mettre à
l’épreuve. Quelles sont alors les difficultés historiques et philosophiques auxquelles
s’expose toute tentative de recenser les effets performatifs des métaphores
scientifiques ? Quelle est la nature des relations entre l’évolution des métaphores
employées dans les discours scientifiques, l’émergence de nouveaux programmes de
recherche et les mutations sociales concomitantes ?
Fox­Keller ne répond pas sur un plan général, mais par des récits historiques (trois
chapitres)...
2. Quatre questions générales sur les métaphores en biologie.
(Philippe Huneman)
A. L’artefact, le discours fonctionnel, le design
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Impossible de décrire (ou d’expliquer ?) des phénomènes biologiques sans parler de
fonction. Une machine ou un artefact est un tout constitué de parties fonctionnelles,
les fonctions pouvant être à première vue déterminées comme le rôle que les
ingénieurs assignent aux parties. Pour les organismes, les parties ont des fonctions
mais il n’y a pas d’ingénieur. Quelle est la légitimité du discours fonctionnel ? Est­il
métaphorique ou empiriquement fondé ?
• Une illustration : dès le début de la physiologie moderne, au XVIIème
siècle "On trouve dans le corps des appuis, des colonnes, des poutres, des
bastions, des leviers, des coins, des téguments, des pressoirs, des
soufflets, des filtres, des canaux, des auges, des réservoirs. La faculté
d'exécuter des mouvements par le moyen de ces instruments s'appelle
fonction; ce n'est que par des lois mécaniques que ces mouvements se
font, et ce n'est que par ces lois qu'on peut les expliquer.” (Boerhaave,
Institutions de médecine, I, 121.) Question : est­ce que certaines parties
sont des soufflets, ou est­ce qu’elles fonctionnent comme des soufflets ?
• Autre illustration : l’usage du terme de « design » dans la philosophie de
la biologie évolutionniste. a. Par exemple: Williams sur les contraintes phylogénétiques et
l’optimisation: “organisms are never optimally designed.
Designs of organs, developmental programs etc. are legacies
from the past and natural selection can affect them in two ways.
It can adjust the numbers of mutually exclusive designs until
they reach frequency dependent equilibria, often with one
design that excludes alternatives. It can also optimize a
design’s parameter so as to maximize the fitness attainable with
that under current conditions. This is what is meant by
optimization in biology.” (1992, 56) Lauder (1996) examine les
limites de l’appréciation d’un trait comme adaptation sur la
base de son caractère « designed ».
b. Ou encore Williams sur les phéromones femelles : « The
chemical stimulus that recruit the male is a communicative
adaptation only if it is produced by machinery designed by
selection to produce that response.” (1992, 112).
Ici la sélection naturelle est “au moins” l’analogue de l’ingénieur
(ou, mieux, du bricoleur, cf. Jacob). (Noter que le concept de
sélection naturelle a été construit en analogie, non pas avec
l’ingénieur, mais avec l’éleveur ou l’agriculteur, ceci précisément
pour exclure la dimension de plan : l’éleveur doit faire avec ce qu’il
a.) Le vocabulaire du design induit une heuristique, qui inclut tout
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un champ lexical (« reverse engineering », cf. Dennett 1997, et.) . Il
englobe aussi des termes économiques (coût, bénéfice, trade­off,
etc.) pris au sens propre.
B. Le discours de l’information en génétique.
Les gènes « codent » pour des protéines. « L’information passe de l’ADN aux
protéines mais pas l’inverse. » Le « programme » génétique. Le gène xx donne des
« instructions » pour la synthèse des protéines. Le gène « code » pour tel trait. Et.
Le vocabulaire « informationnel » s’est imposé dans la génétique et la biologie
moléculaire des années 50 avec la proximité de la linguistique et de l’informatique.
(Noter que le passage se fait dans l’autre sens aussi, de la biologie vers les science
de l’nformation : un « virus », un ver », etc.) Une réflexion explicitement dirigée sur le sens et la valeur du discours
informationnel en biologie s’est faite récemment, essentiellement avec les articles de
Maynard­Smith (2000), de Sarkar, etc. Le contexte était : la critique du génocentrisme par des praticiens de l’Evo­Devo,
et parmi eux, surtout les tenants de la Developmental system theory (Oyama, The
ontogeny of information, 1995 ; Griffith, Gray 1994 ; Gray, 2001) Leur critique porte sur la « causalité » des gènes. Dire que le gène cause le trait
signifie que, à environnement fixe, si on change le gène on change le trait. Mais avec ce
concept minimal de causalité, si on change l’environnement en gardant le gène fixe,
évidemment le trait change. Donc l’environnement est cause du trait au même sens que
le gène est cause du trait. « Parity thesis ». Si on a privilégié la causalité des gènes c’est
simplement pour des raisons pragmatiques de facilité d’étude, pas pour des raisons qui
tiennent à l’état des choses.
En réponse, Maynard­Smith précise que la causalité des gènes est
informationnelle, à la différence de celle de l’environnement. Il tente donc de construire
une notion d’information sémantique (et non seulement naturelle, de type « fumée
indique feu ») qui s’applique aux gènes. (Une conséquence est aussi de justifier le
« dogme central de la biologie moléculaire. ») L’information ne serait pas une
métaphore, même si rien en biologie moléculaire n’est une entité dotée de capacités
cognitives.
Problèmes posés, même si on accepte la notion : jusqu’où s’étend le contenu
informationnel : aux protéines ? aux traits ? etc.
C. Les termes relevant du vocabulaire mentaliste : « reconnaître », « signal »,
mémoire », etc. sont­ils métaphoriques ?
Comme y a insisté Quine dans les années 50, les termes mentalistes ont la propriété
sémantique d’être des contextes de référence opaques. C’est­à­dire : une phrase qui
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comprend de tels termes n’est pas telle que, si on substitue à un nom un autre nom (ou
une description définie) qui lui est synonyme, la valeur de vérité de la phrase peut
changer (ce sont des termes dit « intensionnels » ; par opposition à « extensionnels »). Exemple : « je crois que George Bush n’aura pas le Nobel cette année » (P)
« je crois que le Texan qui préside les Etats Unis n’aura pas le Nobel cette
année » (P’)
La valeur de vérité de P n’est pas forcément la même que celle de P’ car il se peut que
j’ignore que « le Texan qui préside les Etats­Unis » est « George Bush ».
Noter que si je remplace « crois » par n’importe quel terme mentaliste (espérer,
craindre, souhaiter, douter, etc.) il se passe la même chose.
Une suggestion de Rosenberg (1985, dernier chapitre) : lorsqu’ils sont employés en
biologie, les termes mentalistes n’ont plus exactement cette propriété d’être des
contextes référentiellement opaques. Dans cette mesure, ce ne sont pas des métaphores
ou des anthropomorphismes, mais des termes qui ont subi une redéfinition théorique. Ils
ne sont plus des termes « mentalistes » car ils ne sont plus intensionnels.
Question : est­ce que c’est vrai ?
D. Les métaphores en tant qu’outils heuristiques. Exemple des « paysages »
(epigenetic landscape, fitness landscape, adaptive landscape, etc.) – cf. E.
Fox­Keller (et Sara)
Ces concepts de Wright (adaptive landscape) et de Waddington (epigenetic
landscape) ont une forte connotation visuelle. Ils permettent de « se représenter »
des choses qui sont conçues en termes mathématiques.
Mais la métaphore visuelle ici n’est­elle pas à double tranchant ?
Gavrilets (2003) souligne que le « paysage adaptatif » a poussé à poser des
questions en termes de « passage de vallées adaptatives », d’« ascension de pics »,
etc., qui concernent fond des phénomènes propres à notre espace en trois
dimensions : ils ont donné lieu à d’importants efforts théoriques (cf. S. Wright,
« shifting balance theory »). Or les espaces où ont lieu les phénomènes évolutionnistes sont à un très grand
nombre de dimensions. Leurs topologies ne sont plus celles de l’espace
tridimensionnel, de sorte que les questions inspirées par l’espace tridimensionnel
risquent de ne pas être pertinentes (il peut y avoir des « tunnels à fitness
équivalentes » qui passent d’une région à l’autre, de sorte que la nécessité
d’expliquer un passage par une vallée, soit une décroissance de fitness, n’a pas
forcément cours.)
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Bibliographie
Bibliographie générale sur les métaphores et sur les modèles dans la science
Black M . (1962). Models and Metaphors. Cornell University Press.
Hesse M. (1966). Models and Analogies in Science. University of Notre Dame Press.
Boyd R. (1979). Metaphor and Theory Change : what is a “metaphor» a metaphor for ? In Metaphor and
Thought. Ed. A. Ortony. Cambridge University Press, 2nd ed., 1993, 356­402.
Kuhn T.S. (1979). Metaphor in Science. In Metaphor and Thought. Ed. A. Ortony. Cambridge University
Press, 2nd ed., 1993, 403­19.
Montuschi E. Metaphor in science. A Companion to the Philosophy of Science.
Le rôle performatif du langage scientifique
Fox­Keller E. (1995). Refiguring Life. Metaphors of Tweintieth­Century Biology. Columbia University
Press. (Tr. Fr. Le rôle des métaphores dans le progrès de la biologie, Institut Synthélabo, Les empêcheurs
de penser en rond).
« Design », et métaphore de la machine
Canguilhem G. (1972) La connaissance de la vie, Paris, Vrin (chapitre sur les métaphores techniques).
Lewens T (2004). Organisms and artefacts. Design in nature and elsewhere. Cambridge University Press,
Cambridge.
Dennett D (1995) Darwin’s dangerous idea. Simons & Shuster, New­York (trad. Darwin est­il
dangereux ?, Odile Jacob 1997).
Lauder G (1996) “The argument from design”. Rose MR, Lauder G (eds) Adaptation. Academic Press,
San Diego, 55­91.
Kitcher P., “Function and design”, in Buller D (ed) (1999) Function, Selection, and Design. SUNY Press,
Series in Philosophy and Biology, Albany, NY.
Williams G., Natural selection. Domains, levels and challenges, Oxford University Press 1992.
Information
Griffiths P, Gray R (1994) “Developmental systems and evolutionary explanation”. Journal of philosophy
91: 277­304
Godfrey­Smith P (2000b) Information, arbitrariness and selection: a comment on Maynard­Smith.
Philosophy of science 67: 202­207.
Gray R. (2001). Selfish genes or developemetal system. In: Singh R ., Krimbas K., Paul D., Beatty J.
(eds.). Thinking about Evolution: Historical, Philosophical and Political Perspectives. Cambridge,
Cambridge University Press, 184­207.
Maynard­Smith J (2000) The concept of information in biology. Philosophy of science, 67: 177­194.
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Termes métaphoriques comme redéfinitions théoriques et visualisations
Rosenberg A (1985) The structure of biological science. Cambridge University Press, Cambridge MA
(dernier chapitre).
Gavrilets S., « Evolution and speciation in a hyperspace : the roles of neutrality, selection, mutation and
random drift », Schuster P., Crutchfield J. (eds), Evolutionary dynamics. Exloring the interplay of
selection, accident, neutrality and function, Oxford University Press, 2003.
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