Résumé documentaire n°6 Karl Polanyi, le facteur humain

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Résumé documentaire n°6
Karl Polanyi, le facteur humain
Principaux intervenants :
-
Kari Polanyi Levitt, économiste
Abraham Rotstein, économiste
Yanis Varoufakis, économiste
Michael Hudson, économiste
David Graeber, anthropologue
-
Robert Boyer, économiste
Joschka Fischer, ancien ministre des
Affaires étrangères d’Allemagne
Thomas Piketty, économiste
Karl Polanyi (1886 – 1964)
La grande transformation, 1944
Eléments biographiques
Karl Polanyi est né à Vienne en 1886 et a grandi à Budapest. Il fuit la Hongrie et se réfugie à
Vienne en 1919 après que la jeune République qu’il avait soutenue s’est effondrée.
Vienne est une ville divisée politiquement. Le parti socialiste, très puissant, gouverne de
1918 à 1934.
Karl Polanyi était profondément impliqué dans la vie politique et le parti socialiste viennois.
La guerre civile, en 1934, interrompt l’expérience socialiste.
Karl Polanyi quitte Vienne en 1933 à cause de son engagement auprès du parti socialiste
autrichien et s’installe en Angleterre.
La grande transformation
En 1944, Karl Polanyi et d’autres intellectuels reviennent sur l’effondrement de la civilisation
européenne et tracent des pistes pour comprendre et sortir des décombres.
Pour Karl Polanyi, il s’agit d’une réaction en chaîne qui commence au 19ème siècle et sa foi
dans le « libre échange autorégulé ».
Karl Polanyi : « L’idée d’un marché s’ajustant lui-même était purement utopique. Une telle institution ne
pouvait exister de façon suivie sans anéantir la substance humaine et naturelle de la société, sans détruire
l’homme et sans transformer son milieu en désert. ».
Il développe ses idées dans un livre, La grande transformation, traduit dans des dizaines de
langues.
Karl Polanyi observe son temps avec un œil critique : les jeunes économistes de l’époque se
posent des questions sur la crise de 1929 et son éventuel retour, sur les pays du tiers
monde et sur les inégalités. Ils se heurtent à une voie sans issue en se posant la question
sous le seul angle économique. Le problème économique, c’est la pénurie : il n’y a pas
assez de biens pour donner à chacun ce dont il a besoin. Comme les richesses mondiales
sont limitées, il faut les répartir. La meilleure façon de le faire, c’était l’économie de marché.
Avec ce raisonnement, tous étaient dans une sorte d’aliénation intellectuelle face aux vrais
problèmes du monde.
Karl Polanyi considère l’économie de marché comme un système idéologique récent qui a
réorganisé non seulement l’activité économique mais aussi la société toute entière. C’est le
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résultat d’une société dirigée par le marché qui associe l’économie à des relations
contractuelles et les relations contractuelles à la liberté.
La Grande transformation est un aperçu de l’avènement de l’économie de marché,
étroitement lié à la Révolution industrielle et qui fait intervenir un protagoniste totalement
ignoré d’habitude : la société elle-même et non pas seulement les forces du marché.
Avant les temps modernes et l’économie de marché, la plupart des transactions
économiques étaient régies par les règles d’une structure sociale, que ce soit l’Eglise ou le
conseil municipal ou, dans les sociétés tribales, les normes établies par les liens de parenté
et la coutume. Dans l’histoire, l’économie était incluse dans la vie sociale.
Les tablettes d’argile de Babylone
Dans les environs de Babylone, de nombreuses tablettes d’argile ont été découvertes sur
lesquelles figuraient les contrats passés pour des échanges entre le Palais et ses environs.
Toutes les activités économiques étaient consignées sur ces tablettes.
A partir de là, les gens ont conclu que le négoce tel que nous le connaissons aujourd’hui
était aussi vieux que l’humanité : acheter, vendre, faire des profits, etc. Nous nous sommes
trompés sur la nature de ce commerce qui n’était pas celui que nous pratiquons
actuellement : l’activité économique à l’époque était plus le fait du Temple et du Palais que
du secteur privé. Les courtiers étaient des « fonctionnaires ». Ils n’étaient pas intéressés au
bénéfice mais touchaient un salaire. Le commerce est aussi vieux que l’humanité mais pas
avec la notion de profit.
La théorie d’origine d’Adam Smith selon laquelle l’humanité a une propension naturelle à
troquer et à échanger et donc que l’économie de marché serait enracinée dans l’instinct
humain, est contestable. Karl Polanyi a découvert l’erreur par l’étude de ces sociétés
antiques : les économies étaient sous le contrôle de normes sociales et l’argent et la dette
étaient traités différemment d’aujourd’hui.
La dette
A Babylone, la dette était très contrôlée : les personnes endettées incapables de faire face
aux exigences de leurs créanciers devaient payer une amende, et pouvaient même perdre
leurs terres et tous leurs droits. Par ailleurs, tout nouveau souverain devait se présenter
avec une ardoise neuve : il devait libérer le débiteur maintenu en servitude, rendre la terre
confisquée et annuler les dettes. Ainsi les moyens de production étaient restaurés au sein
de l’économie tels qu’ils étaient auparavant.
Par ailleurs, presque toutes les dettes étaient contractées auprès du secteur public. Il était
plus facile de remettre les dettes qu’aujourd’hui où les créanciers sont privés.
David Graeber remarque que dans l’histoire, il y a plus de révoltes à cause des dettes que
pour toutes autres raisons. Une dette est un contrat entre deux parties initialement égales
qui cessent d’être égales tant que l’une n’a pas remboursé l’autre. Cela suppose que ce
contrat puisse être égalitaire et c’est pour cela qu’il peut devenir explosif.
Athènes 2012
La situation grecque actuelle, avec sa crise économique, peut aider à comprendre les effets
négatifs du capitalisme.
La crise sociale est profonde. De nombreuses personnes se sont suicidées en réaction à
l’austérité. Le taux de chômage oscille entre 22 et 30 % de la population active. 20 000
personnes cherchent de la nourriture dans les poubelles. De plus, la crise économique s’est
muée en crise politique : les partis politiques traditionnels ont perdu toute légitimité et les
seuls gagnants sont les mouvements néonazis comme Aube dorée et la gauche radicale
écœurée par les capitulations du PASOK. Ces mouvements prospèrent dans un
environnement de faillite et de désespoir.
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Pourquoi la Grèce doit-elle continuer à payer sa dette alors qu’elle paie le prix fort
socialement et économiquement ?
David Graeber explique que « la dette a un pouvoir moral sur nous. C’est comme si elle
justifiait presque tout. Une dette est promesse perverse, imprégnée par un mélange de
mathématiques et de violence. Le fait qu’il s’agisse d’une promesse semble sacré alors qu’il
s’agit d’extorsion. C’est le moyen le plus efficace jamais créé pour perpétrer de violents
actes d’extorsion et pour les justifier moralement. De plus, elle induit que c’est la victime qui
est moralement condamnable. La dette est toujours négociable si elle est contractée entre
personnes égales : un groupe bancaire américain peut voir sa dette effacée mais la Grèce
n’y arrive pas parce que les Américains s’identifient aux assurances américaines. Dans
l’histoire mondiale, la dette entre des gens de même niveau a toujours été fondamentalement
différente de la dette entre forts et faibles. »
Quand l’économie a-t-elle pris le pas sur les relations sociales ?
D’après Karl Polanyi, ce serait au cours de la réorganisation de la société lors de la
Révolution industrielle du 19ème siècle. Pour la 1ère fois dans l’histoire, le travail, la terre et
l’argent ont été transformés en marchandises. Pourtant, le travail, la terre et l’argent ne
sont pas des marchandises.
Le travail n’est qu’un autre nom pour désigner les activités humaines qui font la vie ellemême. La société entre en risque lorsque le travail lui-même devient une marchandise. Si on
transforme totalement le travail en marchandise, la société risque de s’effondrer sur ellemême.
La monnaie est simplement un signe de pouvoir d’achat et un outil d’échange. Le régime
monétaire doit être garanti contre le comportement opportuniste des acteurs privés.
La nature n’est pas un acteur comme les autres : la terre n’est qu’un autre nom pour la
nature qui n’est pas un produit de l’homme. L’illusion est de croire qu’on peut gouverner la
nature avec des mécanismes de marché, alors que si des processus irréversibles comme le
réchauffement climatique se produisent, le système de prix sera incapable de les gérer.
C’est la troisième marchandise fictive de Polanyi.
Karl Polanyi devrait être le personnage du 21ème siècle puisqu’il s’agit de réinsérer ces trois
marchandises dans la société.
Grèce
La dette de la Grèce peut illustrer l’argent comme marchandise fictive. Les banquiers,
principalement allemands et français, ont prêté de l’argent au gouvernement grec et veulent
le récupérer. Pour permettre à la Grèce de rembourser les premiers prêts, on lui propose
d’autres prêts en échange de mesures d’austérité et de privatisation de ses actifs publics.
Yanis Varoufakis : « Il n’y a pas eu de sauvetage de la Grèce mais une tentative de
transférer les pertes des banques allemandes sur les épaules des contribuables allemands.
Les pays du Nord voulaient protéger leurs banques des pertes dévastatrices qu’ils subiraient
si la Grèce ne parvenait pas à payer sa dette. En mai 2012, l’Etat grec a emprunté au fonds
de sauvetage qui était soutenu par les contribuables allemands. Cet argent a servi
uniquement à rembourser la Banque centrale européenne qui avait acheté ces obligations à
prix réduit mais qui a demandé à la Grèce de les rembourser à leur pleine valeur
nominale ! »
Joschka Fischer : « On peut dire que les banques ont inventé l’application du communisme
à elles-mêmes : tant que les affaires vont bien, elles font de gros bénéfices. Mais quand les
affaires vont mal, elles sont « too big to fail », trop grandes pour échouer. Donc quoi qu’elles
fassent, elles gagnent. Le capitalisme en tant que mode de production va bien plus loin : on
avait à faire à une crise qui, si on avait assisté à un effondrement des banques, aurait mené
à une faillite massive des banques et de l’économie mondiale. Et ces conséquences-là,
personne ne pouvait les souhaiter ».
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Karl Polanyi a anticipé le naufrage de la Grèce par ce qu’il appelait l’aspect fictif de l’argent
en tant que marchandise : « Il se révèlerait aussi désastreux pour les entreprises que les
inondations et la sècheresse dans les sociétés primitives ». Aucune société ne peut résister
à l’effet d’un système si cruel.
La société au centre
Avec Karl Polanyi, la société est remise au centre et c’est novateur car jusque-là, l’individu
était la clé pour les théories économiques dominantes et la société n’était pas prise en
compte dans sa dynamique propre.
Kari Polanyi Levitt : « Le concept de l’économie coupée de sa base sociale, c’est l’idée que
le capitalisme a déconnecté la vie économique de la vie sociale, qu’il a transformé la société
pour servir l’économie. Les relations économiques se sont mises alors à gouverner les
relations sociales. A l’inverse, la société devrait être la base et l’économie devrait reposer
sur la société. Quand ces liens disparaissent et que l’économie mène sa propre vie et
commande nos actions, la façon dont nous travaillons, dont nous consommons, dont nous
pensons, alors nous finissons par vivre dans un système intenable car il dévore nos
relations sociales et aussi notre environnement naturel ».
Karl Polanyi, dans La grande transformation, décrit la société comme une puissance
irrésistible. Aujourd’hui, si les nouveaux marchés s’y heurtent de plein fouet, c’est parce que
l’économie de ces nouveaux marché tend à y exercer une emprise sur tous les aspects de
cette société.
Conclusion
Ce que nous vivons en ce moment, c’est le conflit exacerbé entre la démocratie et le
marché. Karl Polanyi affirme qu’il existe une contradiction entre le capitalisme et la
démocratie : ils sont présentés comme complémentaires mais ce n’est vraiment pas le cas,
en tout cas pas quand le capitalisme prend la forme d’une financiarisation brutale et les
processus politiques en otage. Les dirigeants aujourd’hui deviennent impuissants face aux
forces du marché.
Robert Boyer : « D’où vient le poids de la finance ? Les électeurs votent de temps en temps.
Les marchés financiers, eux, évaluent toutes les 20 secondes le coût de refinancement de la
dette publique ».
Thomas Piketty : « Le capitalisme financier mondialisé que nous connaissons aujourd’hui
pose problème car il est très opaque et très enchevêtré, à la différence du capitalisme du
19ème siècle. La structure de la propriété était beaucoup plus simple au début de 20ème
siècle. Le jeu de détentions croisées entre pays crée un sentiment de dépossession
inquiétant. Et réellement, les entreprises, l’immobilier, la dette publique de chaque pays se
trouvent détenues en grande partie par d’autres pays. Chacun détient les autres, parfois
sans s’en rendre compte. »
Pour Adam Smith, le marché libre était libéré des rentiers. Aujourd’hui, le libre échange
signifie la liberté pour les rentiers (propriétaires terriens, banquiers, secteurs de la finance et
de l’assurance).
L’économie doit être contrôlée. Elle ne doit pas coloniser tous les autres aspects de la vie
sociale.
L’avenir n’est pas écrit. Voici une clé d’observation qu’on apprend grâce à l’histoire : le
rapport entre le rendement du capital et le taux de croissance de l’économie. Si le premier
progresse structurellement plus vite que le second, alors le patrimoine des plus riches
progresse plus vite que la taille de l’économie mondiale, les inégalités croissent et finissent à
la fois par être politiquement insupportables et économiquement destructrices.
Si ces inégalités ne sont pas régulées démocratiquement, alors d’autres formes de
régulation se mettent en place, peut-être plus violentes. L’histoire invente toujours de
nouvelles façons de régler les problèmes.
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