à quoi sert la théorie politique

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Benjamin Boudou
Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) | « Raisons politiques »
2016/4 N° 64 | pages 7 à 27
ISSN 1291-1941
ISBN 9782724634549
Article disponible en ligne à l'adresse :
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-raisons-politiques-2016-4-page-7.htm
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Pour citer cet article :
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Benjamin Boudou, « À quoi sert la théorie politique ? », Raisons politiques 2016/4
(N° 64), p. 7-27.
DOI 10.3917/rai.064.0007
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À QUOI SERT LA THÉORIE POLITIQUE ?
forum
Benjamin Boudou
La seule raison d’enseigner la théorie politique se trouve dans la conviction qu’une personne
achevée et mature [complete] doit être capable de réfléchir intelligemment à l’art de gouverner, et que la seule façon de s’élever au-dessus de la banalité est d’apprendre à penser
et d’argumenter avec les œuvres des grands auteurs qui ont écrit sur la question. Voir
comment les idées politiques participent à la république des lettres en général, aux systèmes
politiques qu’elles animent, et distinguer ce qui est mort de ce qui est vivant dans les riches
spéculations psychologiques et sociales historiquement, accumulées, c’est à la fois être intellectuellement transformé et avoir à toute heure du jour quelque chose de pleinement pertinent à penser. Si je ne croyais pas cela, j’arrêterais d’enseigner et j’irais faire des affaires.
Judith Shklar 1
C
et article interroge la place de la théorie politique au sein de la
science politique française afin de mieux comprendre son rôle et sa
fonction heuristique. Pour éviter de réduire l’engouement théorique à ce
que Hume appelait la « passions des hypothèses » opposée à l’« observation et les faits » 2, ou à l’inverse d’attribuer le monopole de la pensée aux
théoriciens, il s’agira de souligner les points communs aux démarches
disciplinaires qui enquêtent sur la politique. Nous souhaitons ainsi montrer que la théorie a toute sa place dans la science politique, et que la crise
de légitimité qu’elle traverse est due à une mécompréhension de ses fonctions. Nous présenterons dans un premier temps un état des lieux des
recrutements et thèses soutenues en théorie politique pour montrer sa
situation minoritaire et la défiance dont elle fait l’objet. Puis, en interrogeant le rapport entre théorie et politique, nous poserons le problème de
l’utilité de la discipline : à qui et à quoi faut-il servir ? Enfin, nous défendrons la théorie à partir des fonctions qu’elle doit remplir. Nous en avancerons quatre : une fonction heuristique, une fonction pédagogique, une
fonction critique et une fonction éthique.
En mettant en évidence ces quatre fonctions de la théorie politique,
nous cherchons à proposer des réponses : d’abord aux questionnements
1 - Judith Shklar, « Why teach political theory? », in James Engell et David Perkins (dir.). Teaching Literature: What Is Needed Now, Cambridge-Londres, Cambridge, Harvard University Press,
1988, p. 154 (nous traduisons).
2 - David Hume, Enquête sur les principes de la morale, trad. fr. Philippe Baranger, Philippe
Saltel, Paris, Flammarion, 1991, p. 75.
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À quoi sert
la théorie politique ?
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des étudiants qui entament une formation en théorie politique et ne cessent
de se demander si ce qu’ils font a du sens et correspond à leurs ambitions,
mais aussi aux collègues politistes sceptiques, qui exigent une justification de
cette approche disciplinaire avant même d’en considérer les résultats ; et enfin
à ceux qui font de la théorie politique en doutant de leur utilité ou en souffrant
de voir leurs ambitions normatives contraintes par la pratique et leurs ambitions politiques contraintes par l’exigence théorique.
La théorie politique n’est pas un empire dans un empire
Se demander quelle est l’utilité d’une discipline est le symptôme d’une certaine angoisse ; vouloir convaincre de cette utilité est un aveu d’échec. La théorie
politique, manifestement, ne convainc pas l’université française, alors qu’elle
continue de séduire les étudiants. Deux explications sont possibles : ou bien il
ne s’agit là que d’une conséquence malheureuse de la place de la recherche en
France et des crédits qui lui sont alloués. Ou bien il y a un problème spécifique
de la théorie politique, un manque de légitimité de cette sous-discipline en soi
ou des candidats qui y sont formés. Le travail précieux fourni par l’Association
française de science politique permet de suivre les évolutions du nombre de
postes, les politiques de recrutement au CNRS, et les combats quotidiens d’une
discipline dite « rare » ; les rapports circonstanciés de la section 04 du CNU nous
informent sur la composition de la discipline notamment par l’évolution des
qualifications des thèses. Ce travail essentiel rend inutile de dresser ici un panorama général de la discipline. Nous souhaitons seulement pointer la situation de
la théorie politique pour mieux justifier notre démarche.
Considérons les cinq dernières années : il y a en moyenne moins d’un poste
par an en théorie politique (4 postes sur un peu moins de 100 au total, fil de
l’eau compris, de 2011 à 2015) pour un total de 37 qualifiés, soit environ 13 %
des docteurs qualifiés en science politique. Le rapport entre le nombre de postes
et le nombre de qualifiés n’est donc pas proportionnel. Par comparaison, on
compte un peu plus d’une quarantaine de postes en sociologie politique, pour
151 qualifiés, le rapport est plutôt juste (pour environ 40 % de qualifiés, environ
40 % des postes sont profilés), les relations internationales apparaissent plutôt
mieux servies (ratio qualifiés/postes). Évidemment, le profilage des postes n’est
pas dicté par les taux de qualification, mais un tel écart est problématique et
révèle la faiblesse de la sous-discipline. Précisons que nous écartons les postes
en philosophie politique ou sociale relevant de la section 17, puisque l’agrégation de philosophie est un réquisit implicite pour un recrutement. Plus étonnant, c’est en théorie politique que l’écart-type est le plus grand : d’une année
sur l’autre, le taux de qualification varie avec le plus d’intensité, passant de
11 % à 60 %, puis à 37 %. Les critères pour juger de la théorie politique ne
mériteraient-ils donc pas d’être clarifiés ? On ne peut négliger ici les querelles
institutionnelles et personnelles 3 qui, il n’est jamais inutile de le rappeler,
3 - Voir par exemple les tribunes de Bernard Lacroix et Daniel Gaxie dans Le Monde du 22 février
2013 (respectivement « Rendez-vous raté avec les sciences sociales » et « Des savoirs qui
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8 - Benjamin Boudou
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nuisent en premier lieu aux plus précaires. Qu’on ne partage pas des méthodes
c’est une chose, qu’on organise une guerre de position avec les ATER, les
candidats à la qualification et les post-doctorants en guise de chair à canon en
est une autre. Mais la sous-représentation de la discipline et l’arbitraire d’un
taux de qualification passant du simple au double révèlent quelque chose de
plus profond que la dureté de la politique universitaire, à savoir un manque
de reconnaissance, voire une absence de légitimité.
Cette hypothèse ne doit pas cependant éluder deux éléments. D’abord, il
s’agit d’une situation très française, où la séparation entre philosophie et
sciences humaines (notamment sociologie) a pris des allures de règlements de
compte autour de figures comme Pierre Bourdieu, radicalisant les camps. Nous
ne cessons de rejouer la partition positivisme contre métaphysique, objectivité
contre normativité, science contre spéculation. Notre but sera de se défaire de
ces dichotomies, qui peuvent produire des analyses passionnantes sur le sens
même de l’entreprise intellectuelle de la théorie politique et le rôle de la normativité 4, mais qui s’avèrent coûteuses dans la situation actuelle de domination
dans laquelle la théorie se trouve vis-à-vis de la science politique. Enfermer la
théorie politique dans les humanités, au prétexte qu’elle serait normative de
bout en bout à l’inverse de la science, c’est remettre en cause la parenté profonde qui existe en France entre science politique – et sciences sociales en
général – et théorie, et donc marginaliser encore davantage cette dernière.
Ensuite, il ne s’agirait pas de nier l’inscription intellectuelle de la théorie
dans la science politique. De fait, la Revue française de science politique (RFSP)
publie régulièrement des articles relevant de la sous-discipline, et des thèses de
théorie continuent d’être soutenues. Seulement les proportions interrogent :
seuls 5 % des articles publiés dans la RFSP relèvent de la théorie politique 5, et
sur les 1 145 thèses recensées dans le fichier central des thèses (thèses.fr) soutenues entre 2006 à 2015, nous en comptons à peine plus d’une soixantaine
relevant de la théorie politique. À noter enfin, sur la même période, plus de
300 thèses relevant de la philosophie politique sont soutenues en philosophie
(sur 1634).
Ces quelques chiffres décrivent la situation d’une sous-discipline qui peine
à sortir d’une situation ultra-minoritaire donnant l’impression d’une partie
perdue d’avance. Le repli de cette sous-discipline qui se prendrait pour un
empire dans un empire est une conséquence normale de cette situation. Au
risque de la caricature, les jeunes théoriciens politiques sont contraints en
France de se voir comme une guilde d’irréductibles artisans, soucieux d’une
tradition et d’un savoir-faire inutile. À l’inverse, passé les frontières, les voici
s’enseignent surtout à l’université »), et la réponse d’Alain Dieckhoff, Jean-Marie Donegani et
Marc Lazar le 1er mars (« Oui il y a bien de la science politique à Sciences Po »).
4 - Aurélia Bardon, « Normativité, interprétation et jugement en théorie politique », Raisons
politiques, no 55, 2014, p. 103-119.
5 - Manuel Cervera-Marzal, « Vers un retour de la philosophie politique dans la Revue française
de science politique ? Le difficile espace d’une sous-discipline de la science politique française
(1951-2010) », Raisons politiques, no 54, p. 141.
-9
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À quoi sert la théorie politique ?
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pleinement intégrés, débarrassés de la tâche d’avoir à justifier une discipline
reconnue. Pour corriger ce sentiment, nous présenterons les fonctions de la
théorie politique pour démontrer son importance et sa légitimité. Mais « légitime » ne signifie pas forcément « utile », qualificatif problématique suggéré
par notre titre.
La théorie politique doit-elle être « utile » ?
La question de l’utilité est souvent posée aux chercheurs – depuis « pourquoi faire une thèse sur... ? », jusqu’à « Vous indiquerez dans le projet de
recherche les impacts socioéconomiques » –, mais elle affecte les disciplines
différemment 6. La théorie politique partage avec les sciences humaines une
tension entre son objet, relevant du sens commun, et sa méthode ; entre la
« politique » et son approche « théorique ». S’il est aisé de comprendre pourquoi les inégalités posent problème, il l’est moins de considérer le « principe
de différence » (John Rawls) ou la « part des sans-part » (Jacques Rancière)
pour en rendre compte.
Ces questions sont difficiles parce qu’elles engagent la sociologie et l’épistémologie d’une profession profondément divisée quant à ses méthodes et ses
objets. Jean Leca fait une bonne description de ce quasi état de nature
disciplinaire :
Dans ses usages actuels la théorie politique n’est pas plus un paradigme qu’une
collectivité scientifique (ou cognitive) : ce n’est pas un construit social permettant
de résoudre des énigmes en nous fournissant une « manière de voir ». Il ne s’agit
pas seulement de la situation classique dans les sciences sociales où la multiplicité
de paradigmes interdisent la constitution d’une science normale, mais de la coexistence d’usages opposés qui interdisent la constitution même d’un champ où des
paradigmes concurrents s’affronteraient. Ce n’est pas un « dialogue de sourds »
car ce n’est pas un dialogue du tout : s’intéresser à l’histoire des idées, à la constitution logique d’un discours, à l’explication d’un processus, à la valeur éthique
d’une doctrine (ou d’une pratique) sont des activités fondamentalement
différentes 7.
Dans cette veine kuhnienne, une interprétation plus dure encore pourrait
affirmer que la théorie politique a tout simplement manqué le changement de
paradigme qui s’est opéré au cours des 19e et 20e siècles, où la sociologie s’est
peu à peu autonomisée de la philosophie 8. Encore une fois, ne resteraient que
quelques irréductibles qui s’accrocheraient à l’ancien paradigme, en étant donc
6 - Voir les très drôles Tiphaine Rivière, Carnet de thèse, Paris, Seuil, 2015 et Alain Resnais,
On connaît la chanson, Arena Films, 1997 ; plus sérieusement Jeremy Waldron, « What Plato
would allow », Nomos, vol. 37 Theory and Practice, 1995, p. 178.
7 - Jean Leca, « La théorie politique », in Madeleine Grawitz et Jean Leca (dir.), Traité de science
politique, vol. 1, Paris, PUF, 1985, p. 76.
8 - Bruno Karsenti, D’une philosophie l’autre. Les sciences sociales et la politique des
modernes, Paris, Gallimard, 2013.
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10 - Benjamin Boudou
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petit à petit éliminés de la profession 9. Cependant, il est possible d’avancer des
arguments pour défendre une certaine pratique de la théorie politique qui
permettrait d’en affirmer l’utilité pour la société en général et pour la science
politique en particulier.
Le but est ainsi de proposer une feuille de route. Si la discussion méthodologique est toujours la plus ennuyeuse lorsqu’elle n’est justement que méthodologique, elle devient pertinente lorsqu’elle se présente comme une exigence
déontologique : si je veux faire ce que je veux faire, voilà les exigences auxquelles
je dois me tenir, et voilà les ambitions métathéoriques (à quoi sert de faire cette
théorie ?) auxquelles j’aspire. Or il existe un corpus relativement fourni de théoriciens qui se sont prêtés à cet exercice, tantôt à des fins méthodologiques, pédagogiques, ou polémiques (et parfois les trois à la fois). Tandis que les années 1960
étaient marquées par un défaitisme généralisé dont témoigne l’annonce répétée
de la mort de la théorie politique 10, les nombreuses innovations depuis l’œuvre
de John Rawls jusqu’au renouveau contemporain du réalisme, en passant par les
théories du pouvoir, du multiculturalisme, du féminisme, de la délibération, du
conflit, de l’immigration, etc., ont montré la grande vigueur de la théorie politique.
Cette capacité renouvelée à poser des problèmes s’est accompagnée d’une réflexion
constante quant aux conditions d’exercice de la théorie politique, à son rôle historique, à son rapport au droit, aux faits, aux auteurs, etc., in fine à son utilité.
Une autre manière d’aborder le problème de l’utilité de la théorie politique
est d’interroger le rapport entre l’activité théorique et l’activité politique. Après
tout, Marx a intimé aux philosophes de cesser d’interpréter le monde et de
commencer à le transformer, et il s’est fermement opposé à la division du
travail entre intellectuels et manuels (au sens large) 11. Dit autrement : pour
être utile, ne faut-il pas associer la théorie et l’engagement ? Écrire sur les
méfaits des inégalités ou sur le traitement indigne des réfugiés doit-il être corrélé à une action sur le terrain pour mettre en pratique ses arguments théoriques ? Répondre positivement ne signifie pas renoncer à la neutralité
axiologique, qui concerne plutôt la place des convictions dans l’élaboration
théorique et dans l’enseignement 12. Il s’agit plutôt du rôle social et politique
9 - Thomas S. Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, 1972, p. 35.
10 - Voir Brian Barry, « The strange death of political philosophy », Government and Opposition,
vol. 15, no 3-4, 1980, p. 276-288, où l’auteur rappelle les différents avis de décès de la théorie
politique. Ainsi en 1956, Peter Laslett déclarait : « pour le moment en tout cas, la philosophie
politique est morte ». Même chose, en 1958, pour Robert Dahl : « Dans le monde anglo-saxon,
où la plupart des problèmes politiques ont été résolus, la théorie politique est morte ». Citons
également Isaiah Berlin : « [on dit que] la philosophie politique, quoiqu’elle ait été dans le passé
(...) est aujourd’hui morte ou mourante » (« La théorie politique existe-t-elle ? », Revue française
de science politique, 1961, vol. 11, no 2, p. 309), ou Judith Shklar : « La grande tradition de la
théorie politique qui commença avec Platon est (...) en suspens » (After Utopia: The Decline of
Political Faith, Princeton, Princeton University Press, 1958, p. 272).
11 - Voir récemment Manuel Cervera-Marzal, Pour un suicide des intellectuels, Paris, Textuel,
2016.
12 - Max Weber, La science, profession et vocation, Paris, Agone, 2005, notamment l’excellente
contextualisation de la réception de la neutralité axiologique par Isabelle Kalinowski, « Leçons
weberiennes sur la science et la propagande », p. 191 et suiv.
- 11
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À quoi sert la théorie politique ?
du théoricien, et de sa responsabilité (donc de son utilité) supposée vis-à-vis
de la société civile.
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Deux arguments symétriques permettent de répondre que l’utilité de la
théorie politique ne se situe pas nécessairement dans la pratique politique, sans
que celui-ci soit nocif pour l’activité scientifique. Ces deux arguments se trouvent en substance chez Spinoza :
La politique est de toutes les sciences qui peuvent avoir de l’usage, celle où théorie et
pratique semblent discordantes au plus haut point ; et il n’est pas d’hommes qu’on
juge moins aptes à gouverner la République que les théoriciens ou les philosophes.
Les hommes politiques, estime-t-on en revanche, tendent des pièges aux hommes
plutôt qu’ils ne veillent sur eux, et sont habiles plutôt que sages : c’est que l’expérience
leur a enseigné qu’il y aura des vices aussi longtemps qu’il y aura des hommes 13.
Autrement dit, un militant (ou un activiste, ou un politique) n’est pas
forcément meilleur en étant théoricien car il faut un savoir-faire spécifique qui
n’a pas besoin de théorie pour être bien mis en œuvre, pour servir la cause.
Et un théoricien ne fait pas forcément un bon politique, précisément parce qu’il
manque de ce savoir-faire. En quoi consiste son activité ? D’abord à produire
du savoir. Cela a longtemps été appelé « découvrir la vérité », disons désormais
moins naïvement qu’il s’agit d’améliorer la compréhension d’un phénomène.
Cette activité peut être hautement politique, par le choix des sujets, l’émancipation qu’elle permet, l’action qu’elle suggère.
Bas van der Vossen développe cet argument en montrant les nombreux
effets des biais politiques dans la recherche en théorie politique. Il explique
également pourquoi la volonté de transformer le monde ne doit pas prendre
le pas sur l’éthique professionnelle consistant à développer les meilleurs arguments et les interprétations les plus justes. S’il est impossible de dire la « vérité »
des phénomènes politiques – comme le dit justement MacIntyre, réunissez
quatre théoriciens, vous obtiendrez au moins cinq interprétations d’un même
fait 14 –, il est cependant possible de graduer les interprétations des plus intéressantes, ou relativement justes, au plus délirantes. Van der Vossen insiste
donc pour que les théoriciens participent au débat public en produisant des
raisonnements dont peuvent s’emparer des militants, sans pour autant militer
eux-mêmes, ce qui affecteraient négativement leur travail : « J’encourage à une
division du travail. Le travail des philosophes politiques c’est de trouver les
bons principes politiques. Le travail des activistes c’est de les appliquer. (...)
Les activistes n’ont pas à produire de la philosophie politique mais à la
consommer. Les philosophes doivent produire de la philosophie suffisamment
bonne pour être consommée 15. »
13 - Baruch Spinoza, Traité politique, (1677), trad. fr. Charles Ramond, Paris, PUF, 2005, I, 1-2.
14 - Alasdair MacIntyre, « The indispensability of political theory », in David Miller et Larry
Siedentop (dir.), The Nature Of Political Theory, Oxford, Clarendon Press, 1983, p. 25.
15 - Bas van der Vossen, « In defense of the ivory tower: Why philosophers should stay out of
politics », Philosophical Psychology, vol. 28, no 7, 2016, p. 1055 (nous traduisons). Comparer avec
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12 - Benjamin Boudou
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Deux nuances peuvent être apportées à ce propos qui peut sembler conservateur. D’une part, l’inférence « les théoriciens ne doivent pas être activistes »
donc « les activistes ne doivent pas être théoriciens » est pour le moins discutable. Il s’agit dans la réalité beaucoup moins d’une séparation que d’une dialectique ; les activités peuvent être distinguées, sans que les individus qui les
pratiquent soient différents. Les grands penseurs politiques ont été des militants
à leur manière, ce qui ne retire rien à la qualité de leurs arguments. Platon a
conseillé les tyrans de Sicile, Aristote était le tuteur d’Alexandre le Grand,
Machiavel a passé un long moment de sa carrière dans les affaires politiques
de Florence et a cherché à conseiller les Médicis, Hobbes était tuteur à la cour
d’Angleterre en exil pendant la guerre civile, Locke a écrit la constitution de
la Caroline, Rousseau fut approché pour écrire les constitutions de Pologne et
de Corse, Tocqueville était député de la Manche et a fait partie de l’Assemblée
constituante en 1848, etc. Leurs idées étaient d’ailleurs suffisamment subversives pour que ces auteurs soient pourchassés par le pouvoir : Locke, Hobbes
ou Marx furent des exilés, Rousseau fit de la prison, et la communauté juive
d’Amsterdam exclut Spinoza. Si van der Vossen a raison de dénoncer les biais
cognitifs que les convictions partisanes font peser sur la pensée apodictique, la
figure du philosophe désengagé, sur qui les circonstances historiques et politiques ne devraient pas avoir de prise, n’existe pas.
D’autre part, dans une logique critique, il est possible de voir le théoricien
comme un militant par le fait même qu’il soit désengagé. Au-delà de l’adage
sartrien (« ne pas s’engager est encore une forme d’engagement »), il s’agit
d’une critique légitime de la façon de faire de la théorie politique. On a ainsi
dénoncé la théorie analytique, et par la même occasion la théorie libérale : elle
est à ce point coupée des conditions politiques qu’elle efface par son mode
argumentatif la réalité de la domination. Les théoriciens s’avèrent ainsi être de
« dangereux acteurs sociaux » qui participent aux injustices du monde : ils
privilégient la rhétorique argumentative à l’action politique, et renforcent la
domination en en suspendant « analytiquement » les conditions 16.
Difficile donc de trouver une position médiane dans ce débat. La neutralité
étant impossible, mieux vaut à la fois éviter de glorifier la tour d’ivoire au
motif d’une bonne division du travail, et de juger de l’utilité du théoricien à
son investissement dans une cause publique quelconque. La résolution du problème s’avère sans doute beaucoup plus intime que théorique. La théorie n’est
le propos de Bernard Manin, proche, mais moins ouvertement séparatiste : « Des théoriciens,
animés par des motivations diverses (pas nécessairement celle d’exercer une influence) formulent des idées ou des théories qui forment ainsi un stock disponible dans lequel les acteurs vont
puiser selon leurs besoins du moment. » (« L’idée de démocratie délibérative dans la science
politique contemporaine. Introduction, généalogie et éléments critiques. Entretien avec Bernard
Manin »), Politix, 2002, vol. 15, no 57, p. 42.
16 - Mais le sens de cet argument est plutôt de départager la bonne de la mauvaise théorie
politique, celle qui procède à l’idéalisation à partir du réel et pour le penser, de celle qui se
confine dans une idéalisation mal construite. Voir Charles Mills, « “Ideal theory” as ideology »,
Hypatia, vol. 20, no 3, 2005, p. 165-184 ; Burke Hendrix, « Political theorists as dangerous social
actors », Critical Review of International Social and Political Philosophy, vol. 15, no 1, 2012,
p. 41-61.
- 13
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pas bonne ici pour juger abstraitement du bien-fondé d’une action engagée.
C’est ainsi moins de l’utilité de Platon en tant que philosophe ou en tant que
conseiller politique qu’il faut juger, mais plutôt des justifications personnelles
qu’il donne à son action : d’un côté, il affirme être aller conseiller le tyran
Denys de Syracuse, par « peur de passer à [ses] propres yeux pour quelqu’un
qui n’est rien qu’un beau parleur et qui, en revanche, se montre incapable de
s’attaquer résolument à une action » (327c). De l’autre, si le régime politique
est corrompu, le philosophe doit le faire savoir, sans pour autant nécessairement prendre les armes : « Quand il n’est pas possible d’assurer l’avènement
du meilleur (régime politique) sans bannir et sans égorger des hommes, il vaut
mieux rester tranquille et priser pour son bien personnel et pour celui de la
cité » (332d). Autrement dit, Platon est plus subtil qu’on ne le dit en le réduisant à l’idée des philosophes-rois ou en lui déniant le souci de l’action et de
la pluralité des affaires humaines. C’est ici la peur d’être complice de la violence
qui rend le philosophe réfractaire à l’action.
Les fonctions de la théorie politique
Plutôt que de déterminer des sous-catégories disciplinaires au sein de la
théorie politique (histoire des idées, théorie normative, interprétative, etc 17.),
il faut chercher les fonctions de la théorie politique. Il paraît difficile en effet
de la distinguer par une méthode, parce que la théorie politique en mobilise
plusieurs, même si nous verrons qu’elle partage la démarche problématisante
propre à toutes les sciences humaines et sociales.
John Rawls a proposé une approche similaire en définissant les rôles de la
philosophie politique, mais sa proposition reste insatisfaisante : d’une part
parce qu’elle est trop dépendante de son propre travail, d’autre part parce
qu’elle ressemble à la caricature que font ses adversaires tenants d’une théorie
critique ou agonistique 18. Sur les quatre rôles qu’il propose (rôle pratique,
d’orientation, de réconciliation, de délimitation de ce qu’il est possible d’espérer
et de faire), trois tendent à la légitimation du consensus démocratique et libéral.
Qu’il s’agisse de justifier le cadre national, de se convaincre de la rationalité
des institutions, ou de croire en la possibilité d’un régime démocratique raisonnablement juste, la théorie politique semble par sa nature même légitimer
le statu quo, même si Rawls s’en défend bien sûr.
Les quatre fonctions présentées ci-après ne sont sans doute pas exhaustives,
mais certainement pas séparables, chaque œuvre devrait se soucier de remplir
au moins l’ensemble de ces tâches.
17 - Jean Leca, « La théorie politique », art. cité, p. 76-77 ; Andrew Rehfeld, « Offensive political
theory », Perspective on Politics, vol. 8, no 2, 2010, p. 475.
18 - John Rawls, Lectures on the History of Political Philosophy, Cambridge, Harvard University
Press, 2007, p. 10-11 ; John Rawls, Justice As Fairness: A Restatement, Cambridge, Harvard
University Press, 2001, p. 1-5.
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14 - Benjamin Boudou
Fonction heuristique
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La théorie politique a d’abord pour but de donner sens à ce qui arrive,
c’est-à-dire d’appréhender les situations pour en dégager des concepts et des
problématiques qui servent à les comprendre. À ce titre, la théorie politique
n’est pas différente de n’importe quelle entreprise scientifique, dont le but est
d’enquêter pour rendre le monde plus intelligible. La boucle analytique est
assez simple : (1) partir d’une situation problématique, d’un fait qui nous interpelle, soit parce qu’elle est insuffisamment intelligible, soit parce qu’elle est
incompatible avec le tissu factuel et axiologique qui l’entoure. (2) Enquêter
dans un cadre théorique plus ou moins déterminé (suffisamment pour formuler des questions, insuffisamment de manière à ce que l’objet participe à
l’élaboration de ce cadre). (3) Le résultat s’avère souvent moins une solution
au problème qu’une clarification, ou découverte de ses conditions de
possibilité 19.
De cette approche trop générale on peut dégager deux conditions : d’abord
la théorie politique participe à une meilleure compréhension du monde, elle
postule donc d’une part que le monde est connaissable, d’autre part qu’il existe
indépendamment de l’observateur. Ces postulats méthodologiques nous protègent du scepticisme radical. Que le monde soit incertain et que notre appréhension du monde dépende de critères contingents ou humains, c’est une
chose ; que le monde soit in fine totalement impénétrable ou n’est jamais que
la projection de ma propre subjectivité, c’en est une autre 20.
D’autre part, comme l’écrit John Austin, lorsque je dis « il y a un chardonneret dans le jardin » :
Je ne peux pas toujours savoir si c’est un chardonneret ou pas. Il peut s’envoler
avant que j’aie pu contrôler, ou vérifier de façon assez précise, si c’en était bien un.
C’est assez simple, et pourtant certains ont tendance à affirmer que je ne peux
jamais le savoir ni le découvrir, parce que parfois je n’y arrive pas 21.
Autrement dit, que le doute soit possible quant aux critères de notre
connaissance (je sais que c’est un chardonneret), et même quant aux critères
de l’existence (il y a un chardonneret), ne nous empêche pas d’en dire quelque
chose, en tenant pour vraie l’existence et fiable notre connaissance jusqu’à
19 - Michael Oakeshott, « What is political theory? », in Michael Oakeshott, What is History? And
Other Essays, Exeter, Imprint Academic, 2004, p. 392 (nous traduisons) : « [Théoriser] s’identifie
à un effort pour comprendre. “Théoriser” n’est pas valider ou “prouver” une conclusion, c’est
une procédure de découverte ou d’enquête. Dit simplement, il s’agit d’une pulsion d’habiter un
monde plus intelligible et moins mystérieux. »
20 - En ce sens, le constructivisme est indépassable à condition de reconnaître que si le monde
n’est pas connaissable en dehors des catégories pour le connaître, il existe des faits plus ou
moins solidifiés par l’expérience. Voir Cyril Lemieux, « Peut-on ne pas être constructiviste ? »,
Politix 2012/4 (no 100), p. 169-187 ; Hilary Putnam, Fait/valeur : la fin d’un dogme, et autres
essais, trad. fr. Marjorie Céveribère, Jean-Pierre Cometti. Paris/Tel-Aviv, Éditions de l’Éclat,
2004 .
21 - John Austin, Écrits philosophiques, trad. fr. Lou Aubert et Anne-Lise Hacker, Paris, Seuil,
1994 [1961], p. 59-60.
- 15
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À quoi sert la théorie politique ?
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preuve du contraire. Si le chardonneret se met à citer du Virginia Woolf
(l’exemple est d’Austin), ce que j’en ai dit n’est pas faux ou inutile, il me faudra
cependant revoir la définition du chardonneret. De même, si je suis en fait en
train de rêver que j’écris, cela ne m’empêche pas de continuer d’écrire. S’il
existe une autre dimension à laquelle nos sens sont aveugles, cela ne nous
empêche pas de continuer à vivre dans nos trois dimensions. Tant que nous
ne pouvons pas avoir la double perspective – je rêve mais je sais que je rêve,
je vis en trois dimensions, mais je constate qu’il y en a une quatrième – ou
que nous n’avons pas à coexister avec des individus qui l’ont – certaines personnes ont accès à la totalité du monde, à travers toutes ses dimensions, ou
certaines personnes nous voient en train de rêver notre existence –, le doute
sceptique n’est pas un frein pratique à notre expérience sociale, éthique, et
politique. Le mystère du monde et de l’âme humaine fut l’argument de ceux
qui avaient intérêt à ce que l’on ne pousse pas trop loin l’enquête scientifique 22.
Le mysterium tremendum et fascinans n’effraie plus personne, et la construction
sociale de la réalité n’empêche en rien qu’une bonne construction suffisamment
partagée tienne, et constitue ce que l’on appelle couramment un fait.
Revenons à l’idée de problème comme point de départ de l’enquête.
Qu’est-ce qu’un problème ? Un problème ne doit pas être entendu comme un
défaut, un danger, ou une simple difficulté à laquelle correspond une solution
qui le ferait disparaître. Ce serait la version positiviste ou mathématisante de
la pensée : à un problème correspond une solution, qui, une fois trouvée,
annule le problème. Peut-être cela fonctionne-t-il pour la science, mais pas
pour la théorie en général. Comme l’explique bien Jacques Bouveresse à propos
de la spécificité de la philosophie :
Dans la philosophie elle-même, on n’est jamais confronté qu’à des solutions possibles, qui ont la particularité de rester à tout moment possibles ou utilisables, au
prix éventuellement de certains remaniements, mais jamais à des solutions réelles.
À la différence de ce qui se passe généralement dans les sciences, les problèmes
demeurent et on a un besoin essentiel de l’histoire pour savoir quelles sont les
solutions possibles. Les solutions philosophiques disponibles, pourrait-on dire, ne
deviennent jamais impossibles ; mais aucune d’entre elles ne s’impose ni ne s’imposera jamais non plus comme étant la seule possible 23.
Un problème politique se distinguera du problème philosophique par son
domaine : il concerne, d’une manière ou d’une autre, l’usage du pouvoir, le
nombre, les modes de sélection et l’envergure d’action de ceux qui l’opérationnalisent, le type de relation qu’il instaure, la construction et déconstruction
de la légitimé de ces relations, etc. Il va sans dire que la définition de ce domaine
est elle-même objet de relations de pouvoir, donc proprement politique.
22 - Andrew Rehfeld, « Offensive political theory », art. cité, p. 471.
23 - Jacques Bouveresse, Qu’est-ce qu’un système philosophique ? Cours 2007 et 2008, nouvelle édition, Paris, Collège de France, 2012 (généré le 17 janvier 2014) : http://
books.openedition.org/cdf/1715.
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16 - Benjamin Boudou
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Un problème commence comme une interpellation. Dans les mots de John
Dewey, il s’agit d’une « situation problématique existentielle 24 ». Mais entendre
cette interpellation suppose déjà d’avoir une activité problématisante 25. Un
problème est donc toujours associé à une question qui doit donner sens à un
impensé : il ne peut être résolu selon un programme ou une méthodologie
définie à l’avance, sans quoi il ne serait pas un problème savant. Il suppose
une incertitude 26. Un problème est donc différent d’une théorie, qui est une
chaîne de problèmes et de concepts formant un système cohérent, mais général.
La philosophe Barbara Skarga résume cela très bien : « Quand un homme nous
dit qu’il analyse la théorie de la démocratie, nous sommes tout de suite envahis
de doutes, incertains s’il parle de la théorie athénienne, socialiste ou celle de
Tocqueville. En revanche, s’il prétend s’occuper du problème de la démocratie,
nous comprenons bien où il va 27. » Un problème est objectif dans la mesure
où il s’impose à la pensée et acquiert au fil du temps une stabilité, une existence
propre, mais il est contextuel et relatif à des valeurs, dans la mesure où il
dépend d’un ensemble de savoirs pour le construire en tant que problème et
lui donner une raison d’être pour « nos » préoccupations.
Un problème, pour être perçu comme problème, doit émerger, et pour cela
nos connaissances, le passé, la pensée dans ce qu’elle nous a laissé en héritage,
nous aide. Mais le propre d’un problème est qu’il va remettre en question ce
champ épistémologique, ce bassin de connaissance dans lequel on baigne.
Cependant, nous le disions, la problématisation n’est pas la généralisation
d’un doute sceptique qui nous empêcherait de bâtir sur des connaissances
antérieures. Songeons à la souris dont nous parle Wittgenstein :
Si je suis porté à admettre qu’une souris naît par génération spontanée de chiffons gris
et de poussière, il sera bon que j’examine attentivement ces chiffons pour savoir comment
une souris a pu s’y cacher, comment elle a pu s’y introduire, etc. Mais, si je suis convaincu
qu’une souris ne peut venir ainsi à l’existence, un tel examen sera peut-être superflu 28. »
24 - John Dewey, Logique : la théorie de l’enquête, trad. fr. Gérard Deledalle, Paris, PUF, 1993,
p. 601.
25 - On retrouve là la grande leçon de Dewey, chez qui la prise en considération de la situation
indéterminée signifie que l’enquête a déjà commencé. Voir John Dewey, Logique, op. cit., p. 172
et suiv. ; voir également Michel Fabre, Philosophie et pédagogie du problème, Paris, Vrin, 2009.
26 - « Un problème philosophique, écrit Wittgenstein, est de la forme : “Je ne m’y retrouve
pas.” », in Ludwig Wittgenstein, Recherches philosophiques, trad. fr. Françoise Dastur et al.,
Paris, Gallimard, 2004, §123. Et Isaiah Berlin de préciser : « Le signe distinctif le plus certain
d’une question philosophique – car c’est là ce que sont toutes ces questions – est que nous
sommes arrêtés dès le départ, qu’il n’y a pas de technique automatique, pas d’autorité compétente universellement reconnue, pour résoudre de telles questions. Nous découvrons que nous
ne savons pas très bien comment nous y prendre pour éclairer nos esprits, trouver la vérité,
accepter ou rejeter les réponses antérieures à ces questions. Ni l’induction ni l’observation
directe (appropriées aux enquêtes empiriques) ni la déduction (exigée par les problèmes formels)
ne semblent fournir quelque secours », in Isaiah Berlin, « La théorie politique existe-t-elle ? »,
art. cité, p. 313.
27 - Barbara Skarga, Les limites de l’historicité. Continuité et transformations de la pensée,
trad. fr. Malgorzata Kowalska, Paris, Beauchesne, 1997, p. 45 (nous soulignons).
28 - Ludwig Wittgenstein, Recherches philosophiques, op. cit., §52.
- 17
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À quoi sert la théorie politique ?
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Si l’enquête commence avec le problème (comment cette souris est-elle
arrivée là ?), ce qui suppose un possible déchirement du tissu de l’ordinaire et
du sens commun (elle n’a rien à faire là, mais ce n’est pas extravagant), il y a
des pré-connaissances qui canalisent l’enquête (je sais que les souris n’apparaissent pas spontanément, cette piste peut être abandonnée étant données
quelques certitudes fondamentales acquises en biologie).
Cette activité est tout autant quotidienne que savante. La différence se trouverait simplement dans la valuation de l’activité. Tandis que l’on pose des
problèmes quotidiens en vue de solutions qui apparaissent comme terminant
le problème, les solutions importent aux savants autant qu’elles sont les expressions et les relais des problèmes.
La continuité entre la problématisation savante et la problématisation quotidienne ne fait pas consensus, tant l’idée d’une rupture épistémologique est
au cœur de la définition de la science. S’il y a bien différence de degré entre
les deux types de connaissance, il n’y a pas forcément différence de nature.
Pour Alasdair MacIntyre, la théorie politique n’est qu’une version systématique
et articulée des interprétations communes de la façon dont les gens comprennent les actions des autres 29. De même pour Ellen Meiksins Wood : si la pensée
politique peut aussi bien se retrouver dans des poèmes, des romans, des chansons, des discours, etc., il demeure une différence de degré (plutôt que de
nature) avec la théorie politique qui est « un questionnement analytique systématique de principes politiques, rempli de définitions laborieusement élaborées et d’argumentations contradictoires 30 ». Pour Waldron également, il y a
nécessairement un lien entre la théorie politique et le discours politique au
sens large, parce qu’il s’agit dans les deux cas d’une activité d’argumentation
à propos de la politique, du droit, de l’économie, etc. Encore une fois la différence est une affaire de degré (l’argument est systématique, intelligible pour
tous, c’est-à-dire explicable et justifiable auprès de qui est concerné), à laquelle
il ajoute, non sans humour, le souci de la prise de décision : « La théorie politique est simplement une discussion civique consciencieuse sans deadline 31. »
Fonction pédagogique
Andrew Rehfeld note avec ironie que la théorie politique est souvent
conservée dans les universités pour la simple et bonne raison qu’elle permet
de faire lire les étudiants. Certes, mais si ce n’était que ça, la théorie ferait
partie des humanités, or sa place dans la science politique pose une exigence
particulière vis-à-vis des textes classiques. Deux interprétations de cet enjeu
sont possibles : l’une consistant à transformer la lecture en une activité d’historien, l’autre à faire de l’histoire des idées non pas l’objet de l’enquête, mais
29 - Alasdair MacIntyre, « The indispensability of political theory », art. cité, p. 23.
30 - Ellen Meiksins Wood, Des citoyens aux seigneurs : une histoire sociale de la pensée politique de l’Antiquité au Moyen Âge, trad. fr. Véronique Dassas, Colette St-Hilaire, Montréal, Lux,
2012, p. 10.
31 - Jeremy Waldron, « What Plato would allow », art. cité, p. 148.
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18 - Benjamin Boudou
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une ressource pédagogique. Suivant l’exigence pour la théorie politique de
traiter des problèmes politiques (plutôt que des problèmes posés par les théoriciens), notre préférence va pour la seconde interprétation. L’histoire des idées
politiques, telle qu’elle est par exemple incarnée dans l’École de Cambridge,
relève de l’histoire, pas de la théorie politique.
Quand l’histoire des idées a pour objet l’intention des auteurs, elle relève
de l’histoire ou de la littérature. Quand elle se fait davantage généalogique,
c’est-à-dire qu’elle montre comment les idées politiques façonnent les institutions et les relations de pouvoir, alors il s’agit bien de théorie politique 32. Il
faut pouvoir faire la différence entre, par exemple, le livre d’Edmund Fawcett,
Liberalism : The Life of an Idea qui fait la généalogie d’une idée cruciale ayant
orienté l’émergence d’un certain nombre de problèmes politiques contemporains, et celui de John Dunn, La pensée politique de John Locke : Une présentation
historique de la thèse exposée dans les Deux traités du gouvernement. Le parti
pris radicalement historiciste de l’histoire des idées est louable pour faire
avancer la connaissance historique, mais ne peut prétendre imposer son mode
d’approche des textes à l’ensemble de la théorie politique.
Lorsque Quentin Skinner dénonce les mythologies à l’œuvre dans l’histoire
des idées, il fait certes œuvre de salubrité publique contre le rabâchage paresseux des « classiques », mais, à la lettre, il en interdit l’usage. Si l’on met de
côté la critique de l’inaccessibilité des anciens 33, qui freine plus qu’elle n’encourage le travail scientifique, l’approche historienne des auteurs empêche de travailler avec eux comme eux-mêmes travaillaient. Jeremy Waldron l’écrit très
bien :
On ne peut pas comprendre ce que faisait par exemple Aristote dans Les Politiques
si on ne voit pas que, entre autres choses, il estima important de critiquer les
conceptions de Platon développées dans La République et Les Lois. Près de mille
huit cents ans plus tard, on ne peut pas comprendre les arguments du Léviathan
sauf à saisir la tentative de Hobbes de réfuter Aristote. (...) À notre époque de
sensibilité herméneutique raffinée, nous sommes peut-être soucieux d’éviter les lectures anachroniques des textes traditionnels à partir de nos propres problèmes. Mais
les auteurs dont nous étudions les œuvres avec une telle sensibilité n’avaient pour
leur part aucun scrupules, et il n’est pas absurde de dire que notre sensibilité à leur
contexte déforme gravement notre compréhension de leurs intentions philosophiques. (...) [L]es auteurs avaient aussi l’intention que leurs livres survivent aux vicissitudes de l’histoire 34.
32 - Andrew Rehfeld, « Offensive political theory », art. cité, p. 473.
33 - Par exemple chez Isaiah Berlin, En toutes libertés. Entretiens avec Ramin Jahanbegloo,
Paris, Félin Poche, 2006, p. 45 : « que savons-nous d’Athènes – la mentalité, les modes de vie
du temps de Socrate, Platon ou Xénophon ? (...) nous ne savons pas à quoi ressemblaient réellement les rues, quel genre de nourriture absorbaient les Athéniens, comment sonnaient leur
discours, quelle était leur apparence exacte (...). Et cependant, c’est clair, les idées de Platon
ont une signification pour nous aujourd’hui ».
34 - Jeremy Waldron, « What Plato would allow », art. cité, p. 146-147.
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À quoi sert la théorie politique ?
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N’appréhender les classiques qu’à l’aune d’un contexte fermé sur lui-même
et pour une large part intraduisible pour l’entendement contemporain a comme
conséquence paradoxale de rendre la tradition inutile. En dehors de l’intérêt
historique, on ne doit rien en faire au motif que l’on risque un contresens
anachronique. Or ce qui fait de ces textes des « grands textes » c’est précisément
l’inactualité de leurs propositions au sein d’un « espace théorique 35 » relativement clos. Autrement dit, il existe une persistance des problèmes qui dépasse
le contexte où la situation problématique dans laquelle ils ont émergé.
Comment Skinner peut-il se faire l’avocat d’une liberté machiavelienne oubliée,
comment peut-on être spinoziste ou lockéen si on ne peut témoigner que,
d’une manière ou d’une autre, les problèmes soulevés par Machiavel, Spinoza
ou Locke ont une pertinence par-delà les intentions de l’auteur ?
Cela ne signifie pas que les théoriciens, ayant une si haute opinion d’euxmêmes, n’ont comme intention que le dialogue avec les grands Hommes. Ils
ne sont pas tous habités par l’esprit de la fameuse « lettre à Vettori » de
Machiavel 36. L’humilité a heureusement eu raison de cet héroïsme humaniste.
L’intérêt de ne pas être entièrement attaché au contexte est ailleurs. Il faut
suivre ici la suggestion de Deleuze d’une histoire des problèmes, qui permet
à la fois le travail historique et le travail problématisant 37. À ce titre, faire de
l’histoire de la théorie politique et lire les « classiques » participent pleinement
de la théorie politique, à condition de se focaliser sur les problèmes plutôt
que sur les intentions de l’auteur. Ces problèmes ne sont pas éternels, mais,
comme l’écrit Isaiah Berlin, certains « durent plus longtemps que d’autres ».
Nous continuons de nous poser la question « qu’est-ce qu’une société
juste ? », parce que le problème de l’injustice ou le problème de la coexistence
entre des individus aux aspirations diverses existe toujours. Il ne s’agira pas
alors de se demander si Platon a anticipé le communisme, mais de montrer
que lire La République aide à comprendre pourquoi il est nécessaire d’être
juste.
Les grands textes participent donc de la fonction pédagogique de la théorie
politique parce qu’ils apprennent à poser des problèmes qui sont des défis à
l’intelligence, mais aussi des points d’entrée pour comprendre les transformations de notre rapport au pouvoir ou à la politique. Ils ont donc bien une
35 - Pierre Bourdieu, Sur l’État. Cours au Collège de France (1989-1992), Paris, Raisons d’agir,
p. 120 : « Une des manières de contrôler une pensée qui vous est proposée consiste à contrôler
non pas les sources au sens naïf du terme mais l’espace théorique par rapport auquel ce discours se produit. »
36 - Ronald Beiner, « “Textualism”: An Anti-Methodology », in Evangelia Sembou (dir.), Political
Theory: The State of the Discipline, Cambridge, Cambridge Scholars Publishing, 2013, p. 32.
37 - Gilles Deleuze, L’abécédaire de Gilles Deleuze. Entretiens avec Claire Parnet, 1996 : « On
crée les concepts en fonction de problème. Or, les problèmes évoluent. (...) Constituer un problème, ce n’est pas une affaire de vérité ou de fausseté, c’est une affaire de sens (...). Faire de
la philosophie c’est constituer des problèmes qui ont un sens, et créer les concepts qui nous
font avancer dans la compréhension et la solution du problème. » Voir également Nicole Loraux,
« Éloge de l’anachronisme en histoire », Espaces temps Les cahiers et Clio, no 87-88, 2004,
p. 129 : « L’anachronisme s’impose dès lors que le présent est le plus efficace moteur de la
pulsion de comprendre. »
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20 - Benjamin Boudou
valeur historique – comme l’écrit Skarga, les grands textes sont en eux-mêmes
des « symptôme[s] de changement plus profonds » – et une valeur heuristique.
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On peut cependant se demander si le canon, en plus de n’être pas divers 38,
n’est pas tout simplement dépassé. Si la théorie politique est autant politique
que théorique, le recours à des auteurs anciens peut simplement apparaître
comme inutile, voire contreproductif. Günther Anders a particulièrement bien
pointer ce problème de la dépendance aux classiques :
On ne peut pas se contenter aujourd’hui d’interpréter l’Éthique à Nicomaque alors
qu’on accumule les ogives nucléaires. Le comique de quatre-vingt-dix pour cent de
la philosophie d’aujourd’hui est indépassable. Les reproches que l’on m’a faits, parce
que j’ai philosophé sans tenir compte des dix mille livres de mes ancêtres et parce
que je n’ai pas exploité ces trésors, me touchent peu. J’utilise le monde lui-même
comme un livre que je cherche à traduire dans une langue intelligible et efficace
parce qu’il est « écrit » dans une langue presque incompréhensible 39.
Mais il s’agit là d’une attaque contre la philosophie, dans sa forme universitaire un peu caricaturée. C’est aussi au nom de cette critique qu’Hannah
Arendt se disait théoricienne de la politique, et non philosophe : la philosophie
se serait rendue incapable de penser l’action, l’inédit, le réel, en cherchant à
penser la vérité, les idées, etc 40. Nous retrouvons là le problème de la responsabilité du théoricien, car la question que pose Anders soulève aussi un enjeu
moral : que doit-on écrire en période de crise ? Quelle responsabilité de l’écrivain, du philosophe face à des événements aussi dramatiques que la « solution
finale », le fascisme, la passivité des populations, ou la capacité à détruire la
Terre par la bombe atomique 41 ?
Le rôle pédagogique de la théorie politique, notamment lorsqu’elle mobilise
ses textes classiques, doit définir et affuter le jugement politique en nous
confrontant à des problèmes politiques particuliers, et à des tentatives (souvent
vaines) de les résoudre ayant une visée universelle. Si la guerre civile anglaise
ou la querelle de l’exclusion sont pour Hobbes et Locke les problèmes du jour,
les théories et les concepts qu’ils déploient vont bien au-delà de recommandations pratiques, et c’est pourquoi nous les lisons toujours. C’est la permanence des problèmes (de l’ordre, de la légitimité, de l’obéissance, des rapports
individu/communauté, minorité/majorité, morale/politique, etc.) qui oblige à
38 - Voir récemment la proposition de renommer les départements de philosophie en département de « philosophie européenne-américaine ». http://mobile.nytimes.com/2016/05/11/
opinion/if-philosophy-wont-diversify-lets-call-it-what-it-really-is.html?_r=0&referer=, site consulté
le 26 mai 2016.
39 - Günther Anders, Et si je suis désespéré que voulez-vous que j’y fasse, Paris, Allia, 2011.
40 - Hannah Arendt, « Philosophy and politics », Social Research, vol. 57, no 1, 1990, p. 73-103.
41 - Alain Renaut a récemment présenté sa résolution propre du problème, en interrogeant les
ressources philosophiques – et leurs limites – face à « l’extrême », notamment la pauvreté
radicale qu’il rencontra à Haïti. Mais malgré l’ambition affichée de rupture, l’auteur poursuit un
travail kantien où les normes sont détachées du monde, où le « monde des modèles » peut
s’analyser indépendamment du « monde des acteurs » (selon la terminologie de Christophe
Bertossi dans La citoyenneté à la française. Valeurs et réalités, Paris, CNRS, 2016, p. 20 et suiv.).
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À quoi sert la théorie politique ?
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un travail d’apprentissage, de repérage de ces problèmes, et d’évaluation de
notre rapport subjectif au politique. Stanley Cavell illustre ce dernier point à
propos de sa lecture des contractualistes : tout l’intérêt de cette approche, dit-il
en lisant Locke et Rousseau, est qu’elle nous oblige à réfléchir à notre consentement et à examiner les raisons qui gouvernent notre appartenance à une
communauté politique :
Ce que nous enseigne de la sorte la théorie du contrat social, c’est tout à la fois la
profondeur de mon lien avec la société, et la mise de celle-ci à distance (...). La
signification philosophique du propos réside dans ce qu’il délivre une éducation
politique : je tiens en effet ce propos pour philosophique parce que la méthode en
est l’examen de moi-même, par la remise en cause de mes postulats ; je le tiens
pour politique parce que les termes de cet auto-examen sont les termes qui me
révèlent que je suis un membre de la cité ; et je le tiens aussi pour une éducation,
non parce qu’il m’apprend du nouveau, mais parce qu’il m’apprend que la découverte et la constitution de la connaissance de moi-même requièrent que je découvre
et constitue la connaissance de mon appartenance à la cité (...). En d’autres termes,
on ne prend pas ces théories du contrat très au sérieux tant qu’on les lit (...) comme
un ensemble de notations préscientifiques à propos d’États existants 42.
Le but n’est pas l’érudition 43, mais la formation du jugement. Les classiques
sont des points de repères qu’il faut connaître pour mieux se mouvoir dans le
champ théorique et politique. De fait, il s’agit de rationalisations ou d’abstractions dont on a vu qu’elles pouvaient parfois pécher par excès d’idéalisation,
sans que cela soit suffisant pour s’en défaire. Les courbes de niveau sur une
carte ne peuvent pas remplacer l’expérience douloureuse d’un fort dénivelé
pendant une randonnée de montagne, mais il est nécessaire de les connaître
pour savoir à quoi s’attendre et donc mieux se préparer.
Fonction critique
La fonction critique repose sur l’idée simple et optimiste que l’on peut
toujours mieux faire et mieux comprendre. La théorie politique se situe au
carrefour de ce qui « est » et ce qui « peut être » 44. Non pas ce qui « doit être »,
qui suggérerait une prétention à la justification trop grande, mais ce qui pourrait être mieux que la situation présente. Les théoriciens politiques prennent
en compte les faits, mais croient à la possibilité de faire mieux. Cette attitude,
relativement modeste, est au cœur de l’approche généralement qualifiée de
42 - Stanley Cavell, Les voix de la raison : Wittgenstein, le scepticisme, la moralité et la tragédie,
trad. fr. Sandra Laugier, Nicole Balso, Paris, Seuil, 1996, p. 59.
43 - Jean-Fabien Spitz, La liberté politique. Essai de généalogie conceptuelle, Paris, PUF, 1995,
p. 11 : « Si la recherche historique aboutit à dire dans les termes du passé ce que nous croyons
savoir dans le présent, elle n’a aucun intérêt, car elle revient alors à maquiller, par souci d’on
ne sait quelle respectabilité où de profondeur historique, les débats du présent en les faisant
figurer dans un décor en trompe l’œil qui n’a que l’apparence et non la réalité du passé. »
44 - On retrouve bien sûr cette ambition chez Rousseau qui ouvre ainsi le Contrat social : « Je
veux chercher si, dans l’ordre civil, il peut y avoir quelque règle d’administration légitime et sûre,
en prenant les hommes tels qu’ils sont, et les lois telles qu’elles peuvent être. », in Œuvres
complètes, t. 3., Paris, Gallimard, 1964, p. 351.
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22 - Benjamin Boudou
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réaliste. Des auteurs comme Judith Shklar, Iris M. Young, Bernard Williams
ou Ian Shapiro tentent de se démarquer des constructions trop ambitieuses
qui cherchent à repenser de fond en comble nos institutions à partir de principes généraux. Il s’agit plutôt d’identifier l’injustice ou la domination telle
qu’elle est vécue par les acteurs pour envisager des améliorations peut-être
marginales mais raisonnables étant donné le monde tel qu’il est :
Dans les années 1980, beaucoup de gens qui vivaient dans des pays du bloc soviétique pouvaient raconter en détail les subtils contours de leur oppression ; de même
pour les victimes de l’apartheid en Afrique du Sud. Pourtant, ils ne pouvaient décrire
que de manière très floue ce à quoi pourrait ressembler leur pays sans communisme
ou sans apartheid, et expliquer pourquoi ils seraient alors dans une meilleure situation. (...) Cette incapacité à donner les détails d’une alternative juste n’était pas une
faiblesse. Elle était le signe du caractère réactif de la condition humaine. Les gens
rejettent ce qui est douloureux et oppressif dans l’espoir que quelque chose de
mieux puisse être créé, même si la destination exacte et le chemin qui y mène sont
souvent, et même peut-être naturellement, brumeux 45.
La théorie politique doit alors donner les moyens de mieux identifier « ce
qui ne va pas 46 ». Non pas les moyens d’une liberté parfaite, ou les fondements
idéaux d’une société où chacun resterait fidèle aux principes décidés en
commun, mais les conditions pratiques de la domination et les moyens institutionnels pour la diminuer 47. Le travail théorique reste crucial pour identifier
ce qu’est la domination, mais l’ambition critique déplace le souci pour la définition juste des concepts vers des évaluations concrètes des situations où un
concept bien défini permet d’améliorer ces situations. Brian Barry raconte ainsi
son expérience d’une collaboration entre sciences sociales et théorie politique
pour la création du Center for the Analysis of Social Exclusion 48. Le travail de
définition de ce qui constitue l’exclusion sociale, l’identification de « la nature
exacte du mal », est au cœur de son travail de théoricien, alors en opposition
à celui de son collègue formé en économie. Sans entrer dans le détail du texte,
Barry démontre par l’exemple qu’une bonne définition n’est bonne que si elle
parvient à mieux identifier le problème, et donc les solutions. Énoncé ainsi,
c’est un truisme, mais si l’on mesure les implications pratiques d’une mauvaise
45 - Ian Shapiro, Politics against Domination, Cambridge, Belknap Press, 2016, p. 4.
46 - Michael Walzer insiste beaucoup sur cet espoir typique de la critique sociale : « L’entreprise
critique a peut-être un trait constant. Elle est fondée sur l’espoir : elle ne peut être menée sans
quelque sens de ce qui est historiquement possible. La critique est orientée vers l’avenir : le
critique doit croire que le comportement de ses semblables peut être plus en accord avec les
normes morales qu’il ne l’est actuellement ou que leur compréhension d’eux-mêmes peut être
plus grande qu’elle ne l’est actuellement ou que l’organisation de leurs institutions peut être
plus juste qu’elles ne l’est actuellement. », in Michael Walzer, La critique sociale au XXe siècle :
solitude et solidarité, trad. fr. Sebastian MacEvoy, Paris, Métaillié, 1996 : p. 30 ; voir également
Michael Walzer, Critique et sens commun : essai sur la critique sociale et son interprétation,
trad. fr. Joël Roman, Paris, La Découverte, 1990.
47 - Voir récemment Jeremy Waldron, Political Political Theory, Cambridge, Harvard University
Press, 2016.
48 - Brian Barry, « Why political science needs political theory », Scandinavian Political Studies,
vol. 25, no 2, 2002, p. 109-110.
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À quoi sert la théorie politique ?
définition ou d’un postulat normatif mal construit, on comprend l’importance
du travail théorique.
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La fonction critique de la théorie politique peut se résumer dans les deux
sens que Michel Foucault donne à la « problématisation ». Elle est d’une part
un processus historique de l’entrée d’un problème dans le « champ de la
pensée ». De l’habitude émerge un problème qui est traduit en concepts et
données pour le résoudre. Les objets de l’enquête sont les conditions d’apparition des problèmes et des solutions 49. D’autre part, la problématisation est
une activité volontaire visant à questionner ce que les institutions ont banalisé,
c’est-à-dire à rendre problématique ce qui était assuré 50. D’un côté la problématisation est donc critique au sens strict, elle met à jour les impensés d’une
pratique ayant des conséquences néfastes sur l’activité humaine ; d’un autre
côté elle est déconstructive, elle interroge le fait même d’avoir rendu familière
une pratique ou une institution. Dans les deux cas, on rend possible une dénonciation de la routinisation et de la normalisation rendues invisibles aux acteurs
sur ou avec lesquels cette pratique s’exerce.
Fonction éthique
Pour terminer, il existe une quatrième fonction généralement négligée de
la théorie politique, sa fonction éthique. Elle s’adresse autant à ceux qui font
de la théorie politique, qu’à ceux qui la lisent, et là encore, elle rejoint les
sciences humaines. La volonté de comprendre le monde (fonction heuristique),
de le juger (fonction pédagogique), et d’en proposer des améliorations
(fonction critique) découle d’une ambition existentielle de changer sa vie.
Wittgenstein affirmait « contentez-vous de vous améliorer, c’est tout ce que
vous pouvez faire pour améliorer le monde 51 ». Si on laisse de côté le cynisme
individualiste de cette proposition, on saisit la continuité entre la visée éthique
(la vie examinée) et la visée politique, que Paul Ricœur résumait ainsi : « la vie
bonne avec et pour autrui dans des institutions justes 52 ». Trois conclusions
peuvent être tirées.
D’abord, la raison d’être du théoricien politique doit être un souci existentiel pour la chose publique, c’est-à-dire la conviction de cette continuité entre
l’individu et la société d’une part, entre les idées et les actions d’autre part.
Appelons cela passion ou vocation, on ne peut pas se consacrer à un métier
49 - Michel Foucault, « Polémique, politique, et problématisation », in Michel Foucault, Dits et
écrits, 2 : 1976-1988, Paris, Gallimard, 2001, p. 1412 et 1416 ; « Le souci de la vérité », p. 1489.
Sur la transformation des faits bruts en données comme activité scientifique par excellence, voir
John Dewey, The Quest for Certainty: A Study of the Relation of Knowledge and Action in The
Later Works, 1925-1953, vol. 4 : 1929, Carbondale-Edwardsville, Southern Illinois University
Press, 1984, p. 99 et suiv.
50 - Michel Foucault, « Qu’est-ce que les Lumières ? », in Michel Foucault, Dits et écrits, 2, op.
cit., p. 1381-1403.
51 - Cité dans Ray Monk, Wittgenstein : le devoir de génie, trad. fr. Abel Gerschenfeld, Paris,
Flammarion, 2011, p. 22.
52 - Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990.
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qu’il est si difficile d’exercer (dans l’état actuel de l’université en France) sans
un certain acte de foi : les idées et les valeurs ont de l’importance, elles participent à la façon dont le pouvoir se distribue, elles méritent donc d’être étudiées, enseignées, critiquées, et défendues. Que l’on considère que certaines
idées peuvent nous aider à lutter contre la domination, ou que certaines pratiques mettent en danger certaines valeurs 53, il faut se rendre compte que les
théories peuvent apporter des réponses, corriger des erreurs, imaginer des solutions. La relativité de ces théories, la précarité des réponses, la persistance des
erreurs ou l’abstraction des solutions ne peuvent pas affaiblir l’énergie déployée
par toute entreprise intellectuelle qui a pour objet la politique. Le meilleur cri
de ralliement revient à Schumpeter : « L’homme civilisé se distingue précisément du barbare en ce qu’il réalise la fragilité relative de ses convictions et
néanmoins les défend sans reculer d’un pas 54. » Que la théorie soit normative,
interprétative, ou généalogique, elle expose les limites de nos pensées et les
incohérences entre ce que nous faisons et ce que nous aspirons à faire, et nous
pousse ainsi à mieux penser et mieux faire dans les conditions de pluralisme
et de conflictualité.
Ensuite, l’objet politique rend par définition sensible aux relations de pouvoir. À ce titre, le théoricien a une tâche émancipatrice par le fait même de les
expliciter. Si la curiosité intellectuelle est une ressource quotidienne pour se
motiver à lire, écrire ou enseigner, la responsabilité évoquée plus haut consiste
à nous rendre tous plus conscient de la façon dont le pouvoir fonctionne et se
mue en domination. Une théorie politique réaliste est guidée au minimum par
un certain spinozisme : la connaissance est liberté. C’est en comprenant de
mieux en mieux ce qui nous affecte et ce qui nous détermine, que nous menons
une vie de plus en plus libre. À défaut de nous rendre sages, la théorie politique
participe à rendre le monde plus « vivable » en posant la question parfaitement
énoncée par Leca : « Que devrait être le monde pour que nous puissions y
vivre “humainement” 55 ? »
Enfin, nous retrouvons là l’ambition rawlsienne de réconciliation, la théorie
politique canalise les passions tristes en les politisant. Comme l’écrit bien Éric
Weill, « sans théorie, il n’y a que malaise senti et révolte violente, tous deux
indéterminés et inexpliqués, c’est-à-dire impossibles à apaiser et à dominer 56 ».
Elle n’apaise pas le conflit, en pariant sur un consensus à venir, mais elle oblige
à le rationaliser. À ce titre, les exigences analytiques de la théorie politique ne
53 - Sheldon Wolin, « Political theory as a vocation », The American Political Science Review,
vol. 63, no 4, décembre 1969, p. 1080.
54 - Joseph Schumpeter, Capitalisme, socialisme et démocratie, trad. fr. Gaël Fain, Paris, Payot,
1979, p. 321.
55 - Jean Leca, « La théorie politique », art. cité, p. 157-158. Voir également Martha Nussbaum,
Frontiers of Justice: Disability, Nationality, Species Membership, Cambridge, Belknap Press,
2007, p. 280 (nous traduisons) : « L’humanité est soumise à une obligation collective, celle de
trouver des manières de vivre et de coopérer ensemble de telle sorte que tous les êtres humains
aient des vies décentes. »
56 - Éric Weil, « Philosophie politique, théorie politique », Revue française de science politique,
1961, vol.11, no 2, p. 290.
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sont pas un signe de l’impérialisme de la philosophie anglo-saxonne, mais
plutôt une manière de la démocratiser : l’argumentation suppose la clarté des
énoncés pour que quiconque serait concerné par ces énoncés puisse les
comprendre 57. Qualifier la théorie de politique n’est donc pas seulement une
affaire d’objet, mais aussi de « public » au sens pragmatiste du terme : la détermination des problèmes, l’élaboration de fins à atteindre, la clarification des
valeurs, sont des activités qui ont des conséquences au-delà du seul cercle de
théoriciens et participent directement à la constitution des publics. Parce que
les véritables philosophes sont ceux qui s’occupent des problèmes des Hommes
(et non pas des problèmes des philosophes 58), ils ont une part active et une
responsabilité dans la construction de nos expériences politiques. Subir la
domination est d’abord une expérience concrète ; mais comprendre ce qu’elle
est, ce qu’elle a produit et le concept de non-domination qu’elle appelle, c’est
transformer l’expérience en connaissance, trouver des relations entre cette expériences et d’autres expériences (inégalité, injustice, etc.) ou entre mon expérience et celle des autres, et produire du possible pour sortir de la situation
problématique 59. Comme l’écrit Dewey :
[L]e moi ne pourrait prendre conscience de lui-même sans résistance de la part de
son environnement ; il n’aurait ni sentiment ni intérêt, ni peur ni espoir, ni déception ni satisfaction. L’opposition pure et simple, dont l’effet est de contrarier définitivement une impulsion, suscite l’irritation et la rage. Mais la résistance qui met
à contribution la pensée engendre la curiosité et la sollicitude attentive et, une fois
surmontée et mise à profit, elle débouche sur une satisfaction profonde 60.
L’élaboration théorique permet d’affaiblir « l’irritation et la rage » face à un
environnement hostile ou qui résiste à nos ambitions, non pas en nous le
faisant accepter, mais en nous donnant l’occasion d’interagir avec lui.
Conclusion
Les introspections épistémologiques et méthodologiques ont vocation à
rester ponctuelles, sans quoi les théoriciens succombent à une sorte de textualisme méthodologique : priorité est donnée à ce que l’on a dit du problème
plutôt qu’au problème lui-même, aux articles des collègues plutôt qu’à l’objet
de l’enquête. Le possible dévoiement de la théorie politique en une nouvelle
57 - Jeremy Waldron, « What Plato would allow », art. cité, p. 148.
58 - Selon le mot d’ordre de Dewey : « La philosophie se rétablit quand elle cesse d’être un
dispositif pour traiter des problèmes des philosophes, et devient une méthode, cultivée par des
philosophes, pour traiter des problèmes des hommes. », in John Dewey, « The need for a recovery of philosophy », The Political Writings, éd. Debra Morris, Ian Shapiro, Indianapolis/Cambridge, Hackett, 1993.
59 - Sur cette approche de la connaissance comme action, et sur l’articulation de l’idéal comme
« possible » (opposé à l’idée comme « actuelle »), voir John Dewey, The Quest for Certainty, op.
cit., p. 235-240.
60 - John Dewey, L’art comme expérience, trad. fr. Jean-Pierre Cometti et al., Paris, Gallimard,
2010, p. 118.
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scholastique, comme on l’observe dans les différentes écoles discutant l’œuvre
d’un maître plutôt que les problèmes qu’il affrontait, est grave et endémique.
Mais les causes ne sont pas intrinsèques à la discipline : comme partout,
l’injonction à la publication est puissante, et le repli de cette sous-discipline
est une conséquence de sa marginalisation institutionnelle.
Nous n’avons pas plaidé pour une autonomisation. Il s’est agi de pointer
la situation particulièrement tragique pour les jeunes théoriciens en France, et
de présenter, d’une manière sans doute trop abstraite, les fonctions de la théorie
politique pour en justifier la légitimité au sein des sciences humaines et sociales,
et notamment de la science politique.
En tentant un tel bilan, il est d’abord enthousiasmant de rappeler que Raisons politiques ne s’est jamais départie de cette tâche depuis sa création il y a
quinze ans. L’ambition première d’insister autant sur le lien entre théorique et
empirique que sur l’intérêt à étudier et développer les discours théoriques
rejoint tout à fait l’approche pragmatiste développée dans cet article. Mais il
est également triste de constater que la situation qui interpella les créateurs de
cette revue est la même qui nous inquiète aujourd’hui :
L’Université – et tout ce qui la prolonge – connaît la philosophie et les sciences
sociales, le cercle de la pensée, des idées et des concepts, et celui du terrain, de
l’empirique et du concret. Mais, question de méfiance, d’habitude ou de principe,
elle dresse entre ces scènes plus des portes que des ponts. Elle oppose ou elle distingue quand il faudrait relier et conjoindre 61.
AUTEUR
Docteur en science politique, Benjamin Boudou est chercheur au Max Planck Institute for
the Study of Religious and Ethnic Diversity dans le département d’éthique, droit et politique.
Il est rédacteur en chef de la revue Raisons politiques et a enseigné plusieurs années à
Sciences Po. Il est l’auteur de Politiques de l’hospitalité : une généalogie conceptuelle
(CNRS Éditions), à paraître en 2017, et Penser les frontières : philosophie politique de
l’immigration (en préparation).
AUTHOR
Benjamin Boudou, Ph.D., is a research fellow at the Max Planck Institute for the Study of
Religious and Ethnic Diversity in the department of Ethics, Law and Politics. He is the
editor-in-chief of Raisons politiques and has been a lecturer at Sciences Po. He is the
author of Politics of hospitality: A conceptual genealogy (CNRS Éditions), forthcoming in
2017, and The boundary dilemma (in progress).
61 - Éditorial, « Penser la politique », Raisons politiques, no 1, 2001, p. 1.
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À quoi sert la théorie politique ?
RÉSUMÉ
À quoi sert la théorie politique ?
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Cet article part du constat d’un manque de légitimité de la théorie politique afin de mieux
en souligner l’intérêt pour la science politique et les sciences humaines. Dans un premier
temps, l’auteur présente un état des lieux des recrutements et thèses soutenues en théorie
politique pour montrer sa situation minoritaire et la défiance dont elle fait l’objet. Puis, en
interrogeant le rapport entre théorie et politique, l’auteur pose le problème de l’utilité de
la discipline vis-à-vis de sciences sociales et de la société civile. L’auteur défend la pertinence de la théorie à partir des fonctions qu’elle doit remplir : une fonction heuristique,
une fonction pédagogique, une fonction critique et une fonction éthique.
ABSTRACT
What is the use of political theory?
In this paper, the author argues that political theory should be part of political science,
especially in the French context where political theory is largely undermined and underrepresented. He starts from an analysis of the job market for political theorists, showing
the disproportion between the number of “qualified” (by the National Council of the Universities) young doctors in political theory and the number of positions. He then questions
the problem of utility of political theory, both for other social sciences and society in general,
and argues that the legitimacy of political theory comes from the fulfillment of four essential functions: heuristic, educational, critical and ethical.
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28 - Benjamin Boudou
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