ERIC-EMMANUEL SCHMITT LES ÉCHECS, UNE DRAMATURGIE DE L'INÉLUCTABLE Né en 1960, Eric-Emmanuel Schmitt est l'auteur le plus joué au théâtre en France et à l'étranger ces dix dernières années. Ses pièces ont été jouées dans plus de trente pays. La Nuit de Vallognes (1991). - le Visiteur (1993) pièce ayant obtenu les Molières du : - meilleur auteur-meilleur spectacle et la révélation théâtrale de l'année 1994. Les Variations énigmatiques en 1996 joué par Alain Delon et Francis Huster Le Libertin (1997) interprété par Bernard Giraudeau, pièce qui met le tremplin définif sur une carrière internationale. Frederick ou le Boulevard du crime joué par Jean-Paul Belmondo en 1998 se jouera simultanément dans deux villes allemandes. Et puis retenons, ces merveilleux contes philosophiques dignes de donner encore plus «d'ouvertures» au monde échiquéen. - Milarepa (sur le bouddhisme) - Monsieur Ibrahim ou les fleurs du Coran, pièce qui se joue actuellement à Paris au Studio des Champs-Élysées. Eric-Emmanuel Schmitt est un philosophe qui fait «Échec» à la philosophie aussi. «Le Visiteur «amène Freud à douter de son athéisme. Dans «le Libertin», on trouve un Diderot trop contradictoire et incapable de terminer ses écrits pour l'Encyclopédie. N'oublions pas ses romans, entre autres "la secte des égoïstes ": prix du Premier Roman (1994),l'Evangile selon Pilate (2000), La part de l'autre (2001). Eric-Emmanuel Schmitt est un philosophe amoureux de la musique aussi. II appose sa griffe sur la traduction française des " Noces de Figaro " et de «Don Giovonni» de Mozart. E.E.: Eric-Emmanuel Schmitt, jouez-vous aux Échecs ? Quel parallèle pourrait-on faire entre les Échecs et la philosophie ? E.E.S: Je joue depuis seulement un an. Mon neveu Quentin, treize ans, m'enseigne les Échecs en échange de cours de piano que je l ui donne. II a refusé tous les autres professeurs, pourtant excellents, que je lui ai présentés. En fait, nous avons trouvé ce moyen pour passer de bons moments ensemble : les Échecs et le piano. L'appel à l'intelligence. Apprendre à jouer sur un échiquier ou apprendre à vivre, cela fait appel à la réflexion, à la compréhension des lois et à leur interprétation. Un sage s'habitue à la condition humaine comme on s'habitue à une situation non choisie. Par son astuce, par ses pensées, par son travail sur ses émotions et ses angoisses, il arrive à entrer dans le jeu, à en jouir au lieu de subir. Pensez-vous que les Échecs puissent être à certains moments une démarche philosophique ? Les Échecs ont très souvent été abordés dans la littérature... Pourquoi, à votre avis? Les Échecs sont une métaphore de la vie. Dans le jeu comme dans l'existence, il y a des données qui nous précèdent, des règles que nous n'avons pas choisies, un espace qui a été arbitrairement découpé et des personnages qui nous sont imposés. A nous de jouer ! Cela peut devenir horrible ou délicieux : cela dépend de nous! 60 EUROPE ÉCHECS NOVEMBRE 2002 Certes, les Échecs supposent une démarche intellectuelle faite de beaucoup de logique et d'anticipation, mais ils ne sont pas pour autant une démarche philosophique. Le joueur d'Échecs répond à la question «Comment ?», alors que le philosophe répond à la question «Pourquoi ?». Le joueur sait ce qu'il veut: gagner. Le philosophe sait ce qu'il cherche, la vérité, mais il sait aussi qu'il ne la trouvera pas. En philosophie, il n'y a pas de Champion du monde! INTERVIEW EXCLUSIVE Considérez-vous les Échecs comme un art ou comme un jeu ? Définitivement un jeu, car c'est une activité close sur elle-même. Pratiquer les Échecs ne nous apprend que les Échecs. C'est un exercice qui n'a d'autre but que lui-même et qui n'ouvre pas de fenêtres sur le monde. D'ailleurs, n'avez-vous pas remarqué l'esprit dangereusement obsessionnel de grands champions, voire leur i ndigence intellectuelle en dehors de leur matière ? En revanche, l' art nous révèle continuellement des choses sur le monde et sur nous même. L'art est nécessaire à l'humanité pour se définir et se penser. Quel est votre avis sur l'oeuvre de Stefan Zweig «Le joueur d'échecs» ? C'est un livre sublime et désespéré. II montre le désarroi de Zweig qui avait fui l'Allemagne hitlérienne. Zweig assimile les Échecs à la littérature. Est-ce utile pour lutter contre la folie du monde, le déferlement du mal ? Zweig en exil s'identifie à cet Autrichien, emprisonné par la Gestapo, qui s'enfuit dans des parties d'Échecs imaginaires, aussi brillantes qu' « enfiévrantes ». II se demande si la production d'une oeuvre littéraire n'est pas aussi dérisoire que la volonté d'acculer un Roi de bois dans l' angle de l'échiquier. Zweig doute, il a peur que toute sa vie passée à écrire n'ait été vaine, i nutile, que l'intelligence soit toujours vaincue par la force brute. Quelques semaines après ce texte, il se suicide. Selon vous, que peut apporter le jeu d'Échecs à un individu ? C'est une très bonne école de concentration, de discipline i ntellectuelle. Pour moi, en tant que gymnastique de l'intellect, cela vaut les mathématiques ou la version latine. On apprend à se confronter à des difficultés, à les anticiper, on développe un vrai sens stratégique. A titre propédeutique, on devrait faire tous les matins une séance de barre pour le corps et une partie d'Échecs pour l'esprit. Est-ce une bonne chose à votre avis de vouloir introduire le jeu d'Échecs dans les écoles ? Oui. Plus l'enseignement prend une forme ludique, plus il enthousiasme. Tolstoï jouait aux Échecs, il faisait sur l'échiquier preuve d'une grande créativité. II était capitaine d'artillerie, aussi. Souvent, on associe le jeu d'Échecs à un jeu guerrier, qu'en pensez-vous ? Comme je serais heureux que la seule forme de guerre sur terre se résorbe à une partie d'Échecs ! Franchement, cette comparaison m'a toujours agacé, même si, en apparence, tout y pousse, le nom des figurines, l'élimination progressive des pions, la stratégie, la perspective de la victoire et de la défaite... L'assimilation des deux me paraît totalement fausse. D'abord, on j oue aux Échecs pour jouer, pas pour gagner ni perdre. Ensuite, le combat est complètement virtuel, il n'y a pas mort d'hommes. Ensuite, la stratégie est bien plus subtile et codée que celle qui régit l es sièges et les batailles. Enfin, les deux adversaires sont à égalité l orsqu'ils commencent la partie, ce qui n'est pas le cas dans les guerres... Dans votre dernier ouvrage «Lorsque j'étais une ceuvre d'art» publié chez Albin Michel, vous abordez de nombreux thèmes, notamment la conscience, l'affect, l'humanité de l'Homme, tous ces éléments qui font qu'aux Échecs, l'Homme restera toujours supérieur à la machine, non ? Pour moi, la force de l'Homme vient de la conscience de sa faiblesse. II est un être éphémère conscient de sa fugacité, un être à l'intelligence limitée consciente de ses limites, un animal vivant conscient de sa mortalité. Une machine, aussi puissante soit-elle, n'est ni forte ni faible parce qu'elle n'est pas lucide. Elle ne sait pas pourquoi elle fait ses opérations. Et puis, jusqu'à nouvel ordre, ce sont les hommes qui i nventent les machines, et non l'inverse ! Pour vous, une partie d'Échecs, c'est connaître son adversaire ou essayer de découvrir son propre potentiel ? C'est la même chose. Progresser, c'est mieux anticiper sur le jeu de l' autre. II faut éviter un adversaire trop prévisible, cela signifie qu'il n'a pas le même niveau que vous. La représentation de l'adversaire vous semble-t-elle une confrontation intellectuelle de l'un et l'autre joueur ? Y voyez-vous une guerre psychologique ? Oui, mais un combat dont le but n'est pas d'annihiler l'adversaire mais de s'améliorer soi. Dans le pire des cas, même lorsqu'on perd toujours, cela apprend à devenir humble. Lorsque mon neveu de treize ans, qui par ailleurs m'admire, me démontre qu'il a anticipé sur toutes mes réactions, il me remet à ma place et ça me fait du bien. Ça nous fait du bien à tous les deux, en fait. On dit que le jeu d'Échecs est un jeu complexe... Cette complexité apporte-t-elle à votre avis une profondeur de réflexion ? Certes, mais il ne faut pas en exagérer l'importance. C'est très bien de s'assouplir, de s'étirer, de se muscler, mais cela ne se suffit pas en soi-même: il arrive un moment où il faut danser! Si l'on acquiert une meilleure concentration en jouant aux Échecs, ainsi qu'un sens aigu de la prévision, il faut se dépêcher d'importer ces qualités à autre chose qui ne soit pas qu'un jeu, à quelque chose de plus i mportant. Quels symboles voyez-vous dans le jeu d'Échecs ? Personnellement, j'y ai toujours vu le symbole de mon activité de dramaturge. Lorsque j'écris une pièce, je dois faire parler et bouger les personnages avec beaucoup de soin car le moindre mouvement a des conséquences pour toute la suite. Les Échecs me semblent symboliser le monde des conséquences inéluctables. En tant qu'écrivain, j'y suis soumis. La différence vient de ce que j'invente les situations et les figurines à chaque fois. Et qu'il n'y a pas de règles héritées. Sinon celles que j'invente à chaque fois... Le temps, l'espace et la matière sont des dimensions importantes dans le jeu d'Échecs, qu'est-ce que cela représente pour vous ? La scène de théâtre, bien sûr... Propos recueillis par Anne Geritzen Le dernier ouvrage d'Eric Emmanuel Schmitt est: «Lorsque j'étais une ceuvre d'art» publié chez Albin Michel Adelhaïde jouant aux échecs avec l'évêque de Bamberg, durant la scène 1 de l'acte 11 du drame «Götz von Berlichingen», écrit en 1774 par l'écrivain allemand Johann Wolgang von Goethe (1749 - 1832). Au cours de cette partie, la belle héroïne déclame « Ce jeu est la pierre de touche de l'intelligence ». La photographie reproduite ci-dessus a été publiée en 1897 dans la revue « American Chess Magazine» (1897). NOVEMBRE 2002 EUROPE ÉCHECS 61