ARTICLE ORIGINAL Nature et formes du soin, pour une approche par l’agir compassionnel 1 Correspondance P. Svandra, à l’adresse ci-contre. e-mail : [email protected] P. Svandra 2 22, hameau des Échassons, 91310 Longpont-sur-Orge. Résumé Chercher à définir la nature du soin lorsqu’on est soignant, c’est inévitablement revenir aux sources même de son engagement professionnel. Le soin constitue alors une forme d’impératif moral, une exigence vis-à-vis de soi-même qui nous pousse à répondre activement et sans condition à l’appel de celui qui souffre et demande de l’aide. En ce sens le soin s’apparente à une morale et un agir. Une morale, car par sa nature désintéressée le soin se définit comme l’expression de notre humanité. Il constitue ainsi une forme essentielle de don. Un agir car ce don pour autrui n’a de sens que s’il se traduit en actes. Pour cette raison le soin est clairement une praxis. En permettant au sentiment de s’ajouter à la raison, le soin peut donc se définir comme un agir compassionnel. En tendant à faire du malade un simple objet de soin, l’évolution des techniques médicales qui s’accompagne d’une rationalisation des pratiques va totalement à l’encontre de la nature profonde du soin. Mots-clés : soin - don - compassion - altérité - sollicitude Summary Nature and forms of health care, a plead for compassionate action Svandra P. Ethique & Sante 2005; 2: 125-129 Health care professionals who strive to (re)define the nature of their care practices necessarily re-examine the reasons for their engagement in the health care profession. In this light, health care is seen as a self-imposed moral obligation to respond actively to calls for help from the suffering. The moral obligation arises from the altruistic nature of health care, defined as an expression of our humanity. But by its very essence, health care, this unselfish gift, implies active engagement. Health care is thus clearly a praxis, which, by combining reason with sentiment, enables the health care professional to act with compassion. The evolution of medical techniques tending towards a rationalized response to the objective needs of the patient-object is in total contradiction with the profound nature of health care. Key words: care - gift - compassion - altruism - solicitude 1. Tiré d’un Mémoire de DEA de philosophie pratique, Nature et forme du soin, Université de Marne-laVallée, septembre 2004. 2. Cadre supérieur Infirmier/Formateur, Institut de Formation des Cadres de Santé (IFCS), Centre Hospitalier Sainte-Anne. Ethique & Santé 2005; 2: 125-129 • © Masson, Paris, 2005 Qu’est-ce que le soin ? L’expression active d’une forme de souci pour autrui Cette représentation du soin peut sembler quelque peu sommaire, elle présente toutefois le mérite de considérer l’activité soignante comme une forme de morale en action. Le terme de morale reste alors à préciser. Nous proposons ici de nous référer à Jürgen Habermas [1] qui, dans son ouvrage majeur De l’éthique de la discussion, qualifie de morales « toutes celles des intuitions qui nous informent sur la question de savoir comment nous devons nous comporter au mieux afin de contrecarrer l’extrême vulnérabilité des personnes, en la protégeant et en l’épargnant ». Nous percevons alors que c’est exclusivement le souci de l’autre comme expression de notre humanité qui fonde l’éthique du soin. À cet égard, s’il semble relativement aisé de caractériser les soins, il est en revanche paradoxalement beaucoup plus difficile de définir le soin. Selon qu’il est employé au singulier ou au pluriel, ce mot a en effet un sens et une portée bien différents. Au pluriel il se rapporte à des actes plus ou moins techniques qui se réfèrent en général au corps et demandent un certain apprentissage (soins thérapeutiques, de nursing, palliatifs, relationnels,…). Au singulier, il renvoie à une notion plus générale, procéder avec soin, c’est agir avec application, minutie, sérieux. Ne prendt-on pas soin de ce qui nous est cher ? Représentant à la fois une relation interindividuelle de nature éthique et une forme essentielle de lien social, on ne peut donc limiter le soin, comme souci pour l’autre, au seul acte thérapeutique 3. La langue anglaise fait 3. La question de savoir si tout acte médical constitue un soin mériterait une réflexion approfondie. 125 Nature et formes du soin, pour une approche par l’agir compassionnel d’ailleurs une différence nette entre le cure (guérir, soigner), et le care (compatir, prendre soin). Pascale Molinier [2], évoquant les métiers du soin sous le terme générique de care work, explique que « le care dénote la dimension affective mobilisée par ce type d’activité dont la plupart nécessitent d’être réalisées avec “tendresse” ». Le soin est relation Nous nous proposons donc dans les lignes qui suivent de tenter de mieux caractériser la nature profonde du soin comme forme de souci pour autrui. Nous commencerons cette recherche par une référence à Spinoza qui, jugeant « inhumain » celui qui ne porterait pas secours à un autre, différenciait deux types de secours, celui qui naît de la compassion et celui qui s’appuie sur la raison. Cette distinction s’avère essentielle car elle révèle deux conceptions divergentes de l’altérité qui partage encore aujourd’hui la philosophie morale. La première est de nature affective, elle se retrouve dans la sympathie (comme chez Hume) ou dans la pitié (comme chez Rousseau). La seconde, à laquelle Kant va donner ses lettres de noblesses, fait appel pour sa part au respect. De nature universelle, elle relève d’un devoir moral impératif fondé sur la raison. Dans quelle catégorie faut-il alors placer le soin ? Constitue-t-il une forme particulière d’empathie ou relève-t-il uniquement du devoir ? Seule la sollicitude peut permettre de dépasser le simple respect sans verser dans une sensibilité contingente par nature. Pour reprendre une formule d’Eric Fiat 4, il serait peut être urgent pour le soignant de ne pas choisir entre ces deux conceptions. Car en réalité, c’est tout autant la souffrance de l’autre que l’injonction morale qui entraînent ce sentiment spontané vers autrui. On comprend dès lors que la nature de la relation soignante ne peut se réduire ni à une forme de pitié ou de sympathie fondée sur le sentiment, ni à un devoir 126 ou impératif moral qui se référerait à la seule raison. Nous devons donc rechercher les voies qui puissent réunir la raison au sentiment, l’intelligible au sensible. Didier Sicard [3] résume la question en ces termes : « Comment faire percevoir à celui qui souffre, qu’il est quelqu’un pour celui qui soigne ». Selon Paul Ricœur [4], seule la sollicitude peut permettre de dépasser le simple respect sans verser dans une sensibilité contingente par nature. À la recherche d’une hypothétique bonne distance, la sollicitude doit permettre au soignant d’être bienveillant tout en permettant à autrui de demeurer lui-même. Ne se limitant pas à la simple obéissance d’un devoir moral, « la voix de la sollicitude demande que la pluralité des personnes et leur altérité ne soit pas oblitérée par l’idée englobante d’humanité ». Emmanuel Lévinas nous propose une conception encore plus radicale de l’altérité puisque nous sommes, selon lui, comme obligé face à celui qui souffre. Notre rencontre avec autrui repose sur une asymétrie fondamentale, mais c’est paradoxalement le faible qui domine et m’oblige. Emanant du visage, il existerait donc une obligation qui nous demanderait de ne jamais laisser autrui à sa souffrance et à sa solitude. Pour se faire bien comprendre, Lévinas emploie une formule hyperbolique, celle de « prise en otage ». Sans attendre de réciprocité, c’est donc moi qui supporte autrui, qui en suis totalement responsable. Cette responsabilité est infinie et incessible, elle représente l’expression de mon humanité, du respect que je porte à autrui comme être singulier. Ainsi pour l’auteur de Totalité et infini tout rapport éthique n’est rien d’autre qu’un rapport de soin. Cet engagement soignant envers celui qui souffre ne serait dans ce cas ni le fruit d’une réflexion rationnelle, ni d’un sentiment affectif particulier mais d’une forme de nécessité. Camus [5] faisait ainsi écrire au Docteur Rieux dans La Peste : « Ceux qui se dévouèrent aux formations sanitaires n’eurent pas si grand mérite à le faire, car ils savaient que c’était la seule chose à faire et c’est ne pas s’y décider qui alors eût P. Svandra été incroyable ». Au travers de cette phrase, Camus nous montre que c’est la situation tragique – la souffrance d’autrui, le sentiment d’injustice – qui nous impose d’agir. Cet engagement qui s’apparente à une forme de révolte face à la réalité de la condition humaine nous semble être, au moins au départ, celui de tous les soignants. Le soin est agir L’attitude soignante se caractériserait donc d’abord par un mouvement spontané vers l’autre. Pour autant, il ne s’agit pas simplement pour le soignant de « souffrir avec », comme l’indique l’étymologie des mots « sympathie » ou « compassion », car le soin risquerait d’en devenir inefficace. Le soin pourrait être défini comme un agir au service d’une éthique qui elle-même s’édifie au quotidien, notamment au travers de la délibération collective. En se révélant dans le processus même de la décision, l’éthique du soin en deviendrait-elle procédurale, donc exclusivement déontologique ? Assurément non, car il ne s’agit pas pour le soignant d’en rester au stade des seules intentions, la question de la responsabilité ne saurait être en effet évacuée. N’oublions pas que le terme de responsabilité réunit en fait deux significations : être comptable de… et compter sur… Paul Ricœur définit ainsi la responsabilité comme l’effort de rendre compte parce qu’un autre compte sur nous. L’idée de responsabilité sous entend donc deux processus : l’attribution d’une action à son auteur et sa qualification morale. En ce sens, plus que la responsabilité a posteriori, c’est l’engagement qui concerne les actes à venir qui caractériserait le mieux l’éthique soignante. S’engager, c’est décider a priori d’être responsable de ce que l’on va faire. C’est ainsi que l’éthique peut être définie comme une réflexion, en amont de l’action, qui vise à distinguer la meilleure (ou la moins mauvaise) façon d’agir. Pour caractériser ce bien agir nous pouvons faire appel à la notion aristotélicienne de phronésis qui, loin d’être une 4. Eric Fiat expliquait dans un séminaire consacrée à l’ouvrage de Kant, « Fondements de la métaphysique des mœurs », qu’entre Aristote et Kant, il était peut être « urgent de ne pas choisir » car l’éthique est, selon lui, comme « un fil tendu entre la conviction et la responsabilité, entre le respect absolu et inconditionné de l’absolu, et l’attention aux conditions. » (Cours du DESS de philosophie, Espace Ethique AP-HP, Université de Marne-la-Vallée, année 2001-2002). ARTICLE ORIGINAL prudence frileuse et figée, correspond à une sagesse pratique, une forme aboutie d’agir réfléchi. La phronésis dépasse la simple règle de conduite puisqu’elle est vertu. Nous sommes au cœur de ce que certains appellent une éthique arétaïque. En s’inspirant d’Aristote, on pourrait alors soutenir que l’éthique en matière de soin consisterait à rechercher en permanence et au quotidien le bien agir. Quoiqu’il en soit nous nous situons bien ici dans le domaine de l’action, de la praxis. Le soin trouve son unité non pas dans le domaine qu’il investigue (le corps), mais dans le but qu’il se propose (l’Être singulier). Il ne faudrait pas pour autant oublier que le soin est un engagement pour autrui, c’est donc ce dernier qui demeure in fine le maître de la relation. C’est pourquoi la formule (trop) souvent employée de « prise en charge », par son ambiguïté même, n’est pas satisfaisante. A contrario, le concept d’agir compassionnel, à l’image de l’agir communicationnel cher à Habermas, peut apparaître comme la manifestation d’un mouvement vers l’autre respectueux de la singularité et de la liberté du sujet souffrant. Le soin est don Comme le souligne le philosophe contemporain Gildas Richard [6], « le soin médical, ou indirectement toute activité visant à assurer la survie d’autrui, prolongent en quelque sorte le don de la vie, et relèvent du même genre que celui ci ». Robert Misrahi [7] partage également cette conviction lorsqu’il déclare : « Le rapport au malade est tout à fait spécifique. Il s’agit d’un rapport de donation de sens et de donation de vie ». Ainsi deux philosophes de tradition philosophique très différente arrivent à cette même conclusion : le soin est une forme de don. Reste que le don n’est pas objectivable en lui même puisqu’il réside uniquement dans l’intention du donateur. C’est donc le caractère moral et désintéressé d’une action qui fait d’elle un Ethique & Santé 2005; 2: 125-129 • © Masson, Paris, 2005 don. Selon Kant [8], il existe une différence essentielle entre la notion de désintéressement et de désintérêt. En effet, « la volonté humaine peut prendre intérêt à une chose sans pour cela agir par intérêt. La première expression désigne l’intérêt pratique que l’on prend à l’action ; la seconde, l’intérêt pathologique que l’on prend à l’objet de l’action ». Gildas Richard [6] s’inscrit dans cette conception d’un intérêt désintéressé lorsqu’il écrit : « Viser autre chose que soi-même comme une fin en soi, c’est adopter une attitude qui a un sens, […] tout en étant exempte d’intéressement. » Il s’agit alors « d’échapper à la désespérante alternative entre un comportement gratuit, mais insensé, et un comportement sensé, mais cupide. » (Richard, 2000, p. 48). On conçoit aisément qu’en matière de soin cette question du sens soit capitale, car si le soin s’adresse au corps, il vise bien l’autre comme fin en soi et en premier lieu dans sa possibilité d’être. On peut évoquer concernant le soin l’incapacité à satisfaire par soimême ses besoins et ses désirs contingents. Le soin comme don a alors pour raison d’être la plénitude qui vise l’unité de l’autre avec lui-même, notamment par l’intermédiaire de son intégrité physique. Dans ce cas ce qui est reçu n’est pas à proprement parler distinct de ce qui reçoit. Il n’en demeure pas moins que le soin trouve son unité non pas dans le domaine qu’il investigue (le corps), mais dans le but qu’il se propose (l’Être singulier). S’agissant de l’homme, ce recul et cette distance apparaissent comme essentiels 5. Si le soin est à la fois relation, agir et don c’est bien parce qu’il est, comme nous le dit Walter Hesbeen [9], « rencontre et accompagnement ». Soin et justice Gildas Richard caractérise l’homme comme une plénitude toujours en pénurie. Dans ces conditions, ne peut-on pas voir dans le soin une (vaine) tentative qui viserait à combler cette pénurie ontologique ? Dans la relation de soin le soignant se retrouve en effet, suivant la conception d’Emmanuel Levinas, comme obligé par le malade, quasiment pris en otage par la souffrance du faible. Il va alors être tenté de mettre en œuvre tout son agir compassionnel pour extirper la personne malade de la souffrance, de la maladie, du handicap et surtout de la mort. Sans parler des problèmes éthiques considérables que peut poser la réalisation concrète de cette exigence, on comprend vite que cette ambition est par nature utopique. Il n’existe en effet aucun système collectif qui puisse être capable de répondre pleinement à cette aspiration soignante. Nous nous retrouvons alors dans la situation classique, celle où le désir est infini et l’offre finie. Pour dépasser cette contradiction qui pose un problème éthique et politique majeur nous devons revenir encore une fois à la pensée d’Emmanuel Levinas. Certes, comme nous l’avons souligné, si je suis seul avec l’autre, je lui dois tout et j’en suis totalement responsable. Toutefois autrui n’est pas seul, un autre autrui existe (au moins potentiellement), c’est le tiers. Je me dois donc d’établir cette relation de responsabilité avec les autres hommes. Cette présence du tiers a une conséquence essentielle, elle m’oblige à modérer le privilège que je dois à autrui. Levinas s’interroge ainsi sur le sens que peut avoir, vis-à-vis de l’autre, la notion de justice. Il rappelle alors que cette justice, comme institution indispensable, doit toujours être contrôlée par la relation interpersonnelle initiale. En ce sens dans le soin l’individuel et le collectif sont totalement solidaires, l’un ne peut se penser sans l’autre. En affirmant que le soin comme lien social relève de la solidarité et que le soin comme relation inter-individuelle se rapporte à la sollicitude, nous distinguons clairement deux modes de « prendre soin ». Le premier touche au corps individuel et vise l’être, le second concerne le corps social et recherche la cohésion de la communauté. Cependant, loin de s’exclure ces deux dimensions du soin – l’une éthique, l’autre politique – sont intimement liées. Il s’agit alors de (re)lier la question du bien avec celle du juste. Pour que le soin ne perde pas son caractère universel, il doit pouvoir s’exprimer dans le cadre d’organisations sociales justes. Inversement, pour qu’un système de santé puisse être considéré comme véritablement éthique, la pratique soignante 5. D’ailleurs, c’est bien cette distance qui distingue d’une façon radicale le soin médical de l’art du vétérinaire. 127 Nature et formes du soin, pour une approche par l’agir compassionnel doit pouvoir rester désintéressée. Ce n’est que si ces deux conditions sont remplies que le soin peut demeurer véritablement un agir compassionnel. Quand le soin oublie le malade En pratique la question reste pourtant en suspens : Pourquoi comme soignants sommes-nous amenés à oublier parfois notre responsabilité pour autrui ? Car si dans une vision pure du soin toute l’intention du soignant doit être dirigée exclusivement vers le malade, nous savons bien que dans la réalité d’autres éléments peuvent intervenir et s’y mêler. L’acharnement thérapeutique en service de réanimation ou la maltraitance de personnes âgées en institution constituent autant de formes d’occultation de l’autre. Ces éléments sont certes divers (l’argent, la technique, le pouvoir, la fatigue…), mais ils ont tous en commun de détourner le soignant de son objectif, de pervertir en quelque sorte la pureté du soin. À l’extrême, l’acharnement thérapeutique en service de réanimation ou la maltraitance de personnes âgées en institution constituent autant de formes d’occultation de l’autre. La médecine scientifique, particulièrement lorsqu’elle s’intéresse plus à la maladie qu’au malade, peut être la cause de cet oubli de l’autre. Il s’agit ici de repérer deux dérives possibles et bien souvent liées. D’abord celle d’une médecine si spécialisée qu’elle ferait perdre au soignant la conscience de la réalité du malade et le sens du soin. Ensuite, celle d’une modernité marquée par l’apparition de possibilités techniques si puissantes qu’elles finiraient par déshumaniser le rapport de soin. En tendant à faire du malade un simple objet de soin, l’évolution des techniques médicales va ainsi à l’encontre de la nature profonde du soin. Face à cette médecine de la maladie, centrée sur l’organe ou la fonction à réparer ou à traiter, nous serions tentés 128 d’opposer une pratique soignante différente, étrangère à ce mouvement techniciste. Les soins infirmiers lorsqu’ils s’attachent à rétablir (ou suppléer) les besoins fondamentaux de l’homme en constitueraient un paradigme. Mais là encore des dérives existent. Il suffit pour s’en convaincre de se rendre dans des services hospitaliers ou institutions médicales pour constater que le malade n’est malheureusement pas toujours au centre des préoccupations des différents acteurs de soin. Sans parler d’actes de maltraitances volontaires qui restent heureusement rares, il faut bien évoquer toutes les organisations de travail oublieuses du malade. Car, pour des raisons de gestion et de rationalisation des organisations, les soins peuvent se résumer à des actes isolés et devenir dès lors de simples gestes dépourvus de sens. Les soignants se retrouvent dans des situations à devoir davantage « faire des soins » que « prendre soin ». Le soin en devenant instrumental se formalise. Cette situation d’occultation de l’autre est préjudiciable bien évidemment aux soignés, mais aussi aux soignants, car elle induit peu à peu la routine et le désintérêt pour le métier. Elle est à la source du malaise et du stress de nombreux professionnels. Cette perte de sens entraîne ce qu’on appelle communément l’épuisement professionnel qui n’est au fond rien d’autre qu’une profonde fatigue morale. Avec elle les plus beaux sentiments et/ou les plus grands devoirs moraux s’enlisent. Cette lassitude représente un démon mesquin qui atteint toutes les facultés et nous empêche de nous mettre à la place de l’autre en rendant difficile ce que Kant appelait « l’exercice de notre mentalité élargie ». La relation au corps souffrant La question est alors de savoir pourquoi le soin peut ainsi perdre sa raison d’être. Faut-il y voir seulement le triomphe de la technique et de la rationalisation face à la logique du don ? Cette interprétation reste pourtant insuffisante. Une autre raison plus spécifique se surajoute, elle touche à l’embarras que nos sociétés modernes éprouvent vis-à-vis du corps. Non pas d’un corps idéalisé, celui qui est mis en avant dans la publicité, P. Svandra mais du corps « imparfait » tel qu’il est. Un corps qui en subissant toutes les infamies du temps nous rappelle à notre fragilité ontologique, un corps qui ne cesse de contrecarrer notre volonté de puissance. Pour parodier Nietzsche, un corps humain, trop humain en somme. Ainsi, sans recours à un médiateur technique, la relation à l’autre souffrant et singulièrement à son corps se vit difficilement. C’est dans cet esprit que les soins palliatifs ont été longtemps considérés comme une forme de sous-médecine à laquelle on consentirait de plus ou moins bonne grâce quand « tout est perdu ». Cette dévalorisation serait en partie liée à l’aspect peu spectaculaire des actes qu’on y pratique, l’agir n’y étant pas techniquement compliqué, mais « simplement » humainement complexe. Dans ce cas, les soignants ne peuvent plus s’abriter derrière la science ou la technique (ou comme dans le passé dans la foi religieuse), ils doivent faire face à autrui, affronter sa souffrance, agir sans médiateur sur ce corps malade, meurtri. En ce sens il semble impossible de trouver la force de vivre au contact de la souffrance des corps lorsqu’on a perdu le sens du soin, c’est-à-dire quand les soins s’adressent exclusivement au corps-objet en occultant le corps-sujet. Retrouver l’intuition soignante Nous avons tenté de définir le soin comme un agir compassionnel, comme une rencontre dont l’unique visée est autrui. Relevant d’une forme de don, la nature première du soin nous est apparue profondément désintéressée. Ce souci pour l’autre est à l’origine de la démarche soignante, il fonde l’utilité sociale du soignant. Ainsi, dans l’absolu, l’acte de soin, s’il est agir compassionnel, ne peut pas ne pas être éthique. Pourtant avec le développement de la médecine moderne et la rationalisation des soins, la question ne cesse de se poser. Malgré toute leur bonne volonté, les soignants sont amenés à pratiquer, sans toujours s’en rendre compte, des actes qui dans les faits oublient le malade et dont les conséquences délétères peuvent aller jusqu’à nier sa dignité. AnneLaure Boch [10] évoque ici « l’aporie des situations tragiques, car il est tragique que je fasse le mal précisément en voulant faire ARTICLE ORIGINAL le bien ». C’est à partir de cette aporie que se pose toute question éthique. La seule issue est alors, semble-t-il, de revenir à l’essence première du soin. Ce retour est toutefois loin d’être aisé car, suivant la formule de Christian Gilioli [11], « il est difficile de penser des pratiques qui se pratiquent sans se penser ». Il n’est en effet pas si aisé de devenir critique vis-à-vis d’une rationalité qui nous a été transmise par notre formation et nos pairs. Retrouver l’intuition soignante, cette forme de convocation à l’action pour l’autre, demande un travail sur soi considérable puisqu’il s’agit de s’arracher à des automatismes qui nous imprègnent si fortement. Chaque soignant doit opérer une forme de retour sur lui-même en recherchant les raisons qui font que son agir n’est pas toujours fidèle à son engagement premier. Autrement dit quand cet agir ne s’adresse plus à autrui comme fin en soi, lorsqu’il perd son caractère compassionnel. Retrouver l’intuition soignante, cette forme de convocation à l’action pour l’autre, demande un travail sur soi considérable. En ce sens vouloir définir la nature du soin lorsque l’on est soignant, c’est bien rechercher les raisons profondes de son engagement personnel en réactivant des questions fondamentales, celles que l’on ne se pose plus, peut-être parce que l’on croit que les réponses vont de soi : Qu’est-ce que soigner ? Peut-on nuire en soignant ? Pourquoi suis-je soignant ? Répondre à ces questions, c’est redonner du sens aux soins, c’est comprendre que la question éthique qui englobe toutes les autres est celle de mon rapport à autrui. Le risque majeur, ici comme ailleurs, est décidé- ment bien celui de son oubli. D’autant plus que cette question se pose au soignant, mais aussi à la collectivité dans son ensemble. Il faut rappeler que la manière dont une société prend soin des plus faibles de ses membres témoigne de son degré d’humanité. Car indépendamment du marché existera toujours (il faut du moins l’espérer) une autre forme d’échange, une relation qui permet de nourrir le lien social. Marcel Mauss [12] a ainsi montré combien l’agir humain ne peut être séparé de l’ensemble des normes, valeurs et croyances collectives. Certes, il ne s’agit pas de faire preuve de trop de naïveté. Le recours aux normes peut cacher parfois des intentions intéressées. Néanmoins, l’emploi de ces règles déontologiques ne peut pas être qu’opportuniste, une fois établies et pratiquées les normes perdurent et nous engagent. Ainsi, en revendiquant une déontologie professionnelle, le soignant établit ses propres garde-fous et se place de lui-même sur un terrain éthique. En cela il s’autocontrôle et limite son pouvoir en s’obligeant moralement à une certaine forme de désintéressement. Autrement dit, une démarche véritablement soignante tout en étant prudente au sens aristotélicien se doit d’être à la fois téléologique (se proposer une fin morale) et déontologique (la réalisation de cette fin bonne doit respecter des normes morales). La raison d’être du soin, sa force et sa grandeur, se retrouve donc dans l’intention du soignant-donataire, dans son exigence d’humanité. Ainsi, lorsque Paul Ricœur [13] cherchant dans la lutte pour la reconnaissance un horizon d’espérer pose cette question : « N’y at-il pas une ou des expériences dans lesquelles le mépris est surmonté ? » Nous serions modestement tenté de lui répondre qu’il en existe peut être une : le soin 6. L’enjeu pour les soignants est au fond de revenir à l’essence de la relation soignante pour comprendre combien le soin, comme don absolu, s’adresse à autrui tel qu’il est, dans la singularité de son histoire. La meilleure définition du soin nous semble être alors incontestablement celle de Claude Bruaire [14] pour qui il est « l’expression active du respect que l’on porte à une personne irremplaçable, nécessaire ». Références 1. Habermas J. De l’éthique de la discussion, Editions du Cerf, Paris, 1992 : 19. 2. Molinier. P. « Les métiers ont-ils un sexe ? », Sciences Humaines n° 146, février 2004 : 36. 3. Sicard D. La lettre de l’espace éthique APHP, hiver-été 2002. 4. Ricœur. P. Soi-même comme un autre, Paris, Seuil essais, 1990 : 163. 5. Camus A. La Peste, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1947 : 125. 6. Richard G. Nature et formes du don, Paris, L’Harmattan, 2000 : 112. 7. Misrahi R. Espace éthique, éléments pour un débat. Travaux 1995/1996, sous la direction d’Emmanuel Hirsch, Paris, coédition Doin/AP-HP, 1997 : 63. 8. Kant E. Fondements de la métaphysique des mœurs, Paris, le Livre de poche, 1993 : 84. 9. Hesbeen W. « la pratique soignante : une rencontre et un accompagnement ». Perspective soignante, avril 1998 ; 1 : 25. 10. Boch A.-L. Médecine technique, médecine tragique, DESS d’éthique médical et hospitalière, Université de Marne-La-Vallée 2001 : 11. 11. Gilioli C. Ethique médicale et modernité, la question de la technique, Thèse de philosophie, Université de Marne-la-Vallée, 2001 : 11. 12. Mauss M. Essai sur le don, forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques, in Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, « Quadrige », 1995. 13. Intervention de Paul Ricœur lors d’un débat avec Jacques Dérida à la Maison de l’Amérique Latine organisée par France Culture (diffusée le 4/01/2003). 14. Bruaire C., Une éthique pour la médecine, Paris, Fayard, 1978 : 109. 6. Du moins dans sa forme la plus pure. Un soin qui ne serait que soin, une Idée platonicienne du soin en quelque sorte. La réalité est évidemment beaucoup plus complexe. Ethique & Santé 2005; 2: 125-129 • © Masson, Paris, 2005 129