ÉTHIQUE DE LA DISCUSSION CHEZ PLATON D'APRÈS LE GORGIAS Spontanément, on entend par « dialogue » un échange de paroles entre deux personnes. Mais suivant l'étymologie, le mot veut simplement dire « par la parole ». Certes, il se distingue déjà chez les Grecs du « monologue », cette parole qu'on paraît n'adresser qu'à soi-même, et les dialogues de PLATON, constituant un genre littéraire et philosophique, se présentent comme cet échange dont nous parlions, ou une interlocution. Ils se présentent ainsi, disons-nous, c'est-à-dire qu'ils ont la forme du dialogue sans en avoir toute la substance, du moins de notre point de vue de modernes. Car le dialogue platonicien est conduit par un maître, Socrate le plus souvent, que les « interlocuteurs » contrarient peu. À cet égard, le Gorgias mérite une attention particulière. Dans cet ouvrage, Socrate se heurte à plus forte résistance qu'ailleurs. Gorgias, Polos, Calliclès ne le reconnaissent pas comme maître de parole et ne se soumettent pas docilement au jeu de ses questions, soit qu'ils essaient de faire autrement usage de la parole, soit qu'ils veuillent eux-mêmes endosser le rôle de celui qui questionne, soit encore qu'ils critiquent la façon dont Socrate procède. Cette résistance d'interlocuteurs véritables oblige ce dernier à revenir en permanence sur les exigences de cette modalité de la parole qui porte le nom de dialogue ou de discussion. C'est certes un topos des textes platoniciens, mais il reçoit ici un développement remarquable. Le thème de l'œuvre, à savoir la nature et le statut de la rhétorique, engage une réflexion plus large sur les différents usages de la parole. Il y a celui qu'en fait le spécialiste, par exemple le médecin, celui du politique, et bien sûr celui dans lequel la parole devient discours, son usage rhétorique. Le Gorgias travaille l'opposition entre cet usage-là et celui qu'en propose PLATON par la bouche de Socrate. Cette opposition en rejoint une autre : celle que le philosophe athénien relevait entre la forme vive du logos, la parole socratique, et sa forme morte, le texte écrit. PLATON rencontra certainement cette opposition comme une sorte de dilemme en prétendant passer de l'oralité socratique à la volonté de constituer une œuvre philosophique écrite, dilemme dont la formule du dialogue devait offrir la résolution. En application du principe de TIRMIDHÎ 1, je propose de faire entre « parole » et « discours » la distinction suivante. La parole est d'abord antérieure au discours, au sens où celui-ci est constitué de plusieurs paroles. A contrario, la parole est constituée de peu de chose. Haddock s'écriant : « Anthropopithèque ! » profère une parole – injurieuse, dans son code du genre –, mais il ne tient pas encore un discours. Par ailleurs, la parole est essentiellement ouverte ; elle est en attente, d'un complément, d'une réponse. Le discours, lui, est clos. L'orateur aura souvent écrit son texte à l'avance, et les discours d'orateurs peuvent devenir constitutifs d'une littérature, tels ceux prononcés par Cicéron. L'étymologie de « dialogue », en regard des problématiques de PLATON, prend donc sens. Il s'agit pour lui de passer « par la parole », de procéder par elle en matière de recherche de la vérité, justement parce qu'il est douteux que nous soyons déjà en sa possession. Les sophistes représentent la position inverse : ils présupposent être en possession du vrai, voire ils nient son existence, et conçoivent la rhétorique comme une arme sociale et politique de domination. Si l'on suit la distinction que j'ai proposée, cela voudra dire que là où il y a discours, sont à l'œuvre des processus de domination. À l'inverse, la parole comme acte linguistique inaugural (qui commence quelque chose, qui est ouverture et attente) met en question toute forme de pouvoir ou de légitimité, en même temps qu'elle est la tentative pour les refonder. Ainsi, la parole socratique peut être interprétée comme l'effort pour constituer la légitimité de la philosophie. Or, avec Socrate, cet effort a échoué. Et le Gorgias rejoue à sa manière la tragédie de cet échec. Quelle est, précisément, la tragédie de Socrate dans cet ouvrage ? Elle tient au refus par ses interlocuteurs des règles du dialogue qu'il leur propose. Ce refus le conduit peu à peu vers un monologue. Il y a donc un rétrécissement constant et jusqu'à l'absurde du dialogue entendu comme échange de paroles ou même construction commune de la parole. Mais au fil de ce processus, Socrate prend soin d'énoncer, d'analyser et de mettre à l'épreuve ces règles qui constituent ce que j'aimerais appeler une éthique de la discussion. 1 Al-Hakim At-Tirmidhî est un soufi du Khorassan. Il appartient au Xème siècle. Dans le Livre des nuances ou de l'impossibilité de la synonymie (traduction et commentaire de Geneviève Gobillot, Éd. Geuthner, 2006), il réfléchit justement au croisement de la linguistique et de l'éthique. Or l'éthique de la discussion, devant conduire à des relations entre locuteurs qui sont à l'inverse de celle que la rhétorique instaure entre celui qui parle et ceux qui écoutent, a à son tour des implications politiques. PLATON eut sans doute un regard des plus critiques vis-à-vis de la démocratie athénienne, du moins telle qu'il la vit fonctionner. Pour autant, l'expérience qu'il fit de la tyrannie syracusaine ne fut pas non plus convaincante. À titre personnel, je crois qu'on n'accorde pas toujours à son positionnement politique toute sa complexité. L'un des thèmes récurrents de ses dialogues, explicite dans le Gorgias, c'est la défiance à l'endroit de la foule. C'est précisément l'une des raisons qui motivent la critique de la rhétorique : le rhéteur discourt afin d'obtenir l'approbation d'une masse d'individus. En utilisant les termes de la linguistique, on pourrait dire qu'alors ceux-ci sont réduits au statut de destinataires passifs du message émis par le rhéteur, seul locuteur. À ce rapport, PLATON oppose celui de l'interlocution, dans lequel la parole de l'un est confrontée à celle des autres. De tels rapports mettent en jeu le problème politique de l'autorité, de la domination. L'usage rhétorique de la parole, auquel on recourt dans les institutions démocratiques, est contraire à la démocratie, si ce mode de gouvernement se caractérise par la reconnaissance de l'égalité entre les citoyens. Il ne faut donc pas hâtivement conclure à l'antidémocratisme de PLATON, lorsqu'il fait dire à Socrate « (qu'il ne sait) pas comment mener une procédure de vote » (474 a). Il s'agit moins de renoncer à une telle procédure qu'à en penser les limites. Or, la discussion est elle-même conçue comme une espèce de procédure de vote, où celui qui parle ne convoite pas le suffrage d'une foule qu'il flatte, mais seulement celui de son interlocuteur qu'il essaie d'amener à penser et à dire la même chose que lui. En tant qu'interlocuteur l'autre est dans une démarche symétrique. Cette symétrie dialogique, vouée à rester un idéal dans le texte lui-même, brise l'idée de l'autorité détenue par celui qui parle. Ou bien l'autorité est partagée par tous, dans la mesure où la parole leur a été rendue, ou bien elle est extérieure à chacun parce qu'elle relève en fait du vrai qui est transcendant par rapport aux individus (nul n'en a la possession exclusive). Dans ce texte, PLATON privilégie le dialogue, la discussion sur le discours – au sens rhétorique –, comme procédure visant la prise de décision. Or l'éthique de la discussion qu'il élabore est de nature démocratique. Évidemment, il y a une aporie qui apparaît d'emblée. L'élargissement de ce procédé à tous et à toutes les décisions présente des difficultés matérielles peut-être insurmontables. C'est pourquoi il est mis en balance non seulement avec la rhétorique comme art d'emporter l'adhésion du grand nombre et que Socrate tente de disqualifier parce qu'elle est indifférente au vrai, mais encore avec la parole de l'expert, dont la compétence devrait être une caution suffisante, ordre des choses que renversent les sophistes. Il me semble qu'il y a là une actualité platonicienne : dans la forme démocratique du gouvernement, la parole de tous – légitimée par le principe d'égalité –, la parole de l'expert – légitimée par le principe de la compétence –, et enfin la parole de l'orateur – légitimée par le principe du vote en assemblée –, entrent en concurrence et le problème de leur importance respective est central. Dans ce travail, j'ai sélectionné tous les passages qui me semblaient significatifs du point de vue de l'éthique de la discussion. Le contenu thématique direct du dialogue est donc volontairement négligé. Mais les deux trames sont parfois tellement entremêlées que ce contenu transparaît là même où il est question de la manière dont il faudrait procéder pour l'analyser. J'ai adopté le dispositif suivant : deux colonnes de texte en vis-à-vis ; à gauche le texte de PLATON, suivant la traduction de Monique CANTO et aussi celle d'Émile CHAMBRY, et dont les traits les plus saillants ont été mis en italique et bleuis ; à droite, mes commentaires. Ma démarche a été volontairement celle de la lecture interne : je commente le texte et le texte seul, tel que j'ai pu y accéder (n'étant pas helléniste). En exergue : fresque de Pompéi représentant les jumeaux Zéthos et Amphion soumettant leur tante Dircé au supplice (cf. 506 b-c pour un commentaire). (448 c) À Khaïréphon qui lui demande : « Quel est l'art que Gorgias connaît ? de quel juste nom faut-il l'appeler ? » Polos répond : « Cher Khaïréphon, nombreux sont les arts qu'on trouve chez les humains et qui, dans l'expérience, furent découvert par l'expérience. Car l'expérience fait que le cours de la vie s'écoule en accord avec l'art, tandis que l'inexpérience le soumet au hasard. À chacun de ces arts, les uns participent, et les autres non. Aux arts les meilleurs vont les meilleurs des hommes. Notre Gorgias est des meilleurs, et l'art qui est le sien est le plus beau de tous. » (448 d) SOCRATE Gorgias, Polos a l'air doué pour tenir des discours ; toutefois il ne fait pas ce qu'il a promis à Khaïréphon. À l'art du discours ou rhétorique s'oppose la pratique heuristique du dialogue qui exige : GORGIAS Quoi, au juste, Socrate ? SOCRATE J'ai l'impression qu'il ne répond pas du tout à ce qu'on lui demande. - que l'on réponde aux questions posées (rigueur intellectuelle) GORGIAS Eh bien, interroge-le toi, si tu veux. - que l'on soit disposé à bien vouloir répondre (condition psychologique). Cet interlocuteur, Socrate, parmi les trois possibles (Gorgias, Polos, Calliclès) ne le trouvera pas. SOCRATE Non, pas si toi, du moins, tu veux bien répondre. À vrai dire, je préférerais beaucoup que tu répondes, toi. Car il est évident que Polos, parlant comme il parle, s'est exercé à ce qu'on appelle rhétorique plutôt qu'à discuter. * (449 b) SOCRATE Ne voudrais-tu pas, Gorgias, que nous continuions à discuter, comme nous le faisons à présent (l'un pose une question, l'autre y répond), et que nous remettions à une autre fois les trop longs discours, comme celui que Polos a commencé tout à l'heure. Mais attention, ne reviens pas sur ta promesse – accepte de répondre brièvement aux questions posées. GORGIAS Certaines réponses, Socrate, exigent de longs discours. (449 c) Cependant, je ne serai pas sans essayer, assurément, d'être le plus bref possible. Il faut le dire, c'est encore une des choses que je prétends faire – personne ne dit ce que je dis en moins de mots que moi. SOCRATE C'est juste ce qu'il me faut, Gorgias. Dans ta présentation, montre surtout la brièveté de ta réponse – les longueurs du discours, réserve-les pour une autre fois. La méthode du dialogue est ici précisée : jeu de questionsréponses, exigence formelle et éthique de concision. Je crois qu'il faut insister sur cet aspect du problème. Le dialogue, la discussion présuppose une espèce d'engagement de la part des interlocuteurs à suivre des règles simples mais sans lesquelles cette discussion est parfaitement impossible. À cet égard les termes « promesse », « accepter », ne sont pas anodins. Or on peut se rendre compte ici d'un premier malentendu. Gorgias semble répondre positivement à la demande de Socrate et en profite même pour se vanter, mais c'est parce qu'il ne l'entend qu'au plan formel, esthétique, rhétorique. L'art du discours peut aussi être un art de la brièveté, de la formule. Il néglige d'emblée : 1) l'aspect éthique de cette exigence ; 2) le dialogue comme jeu de questions-réponses (puisqu'il réduit toute la question à la brièveté de la réponse pensée comme un discours indépendamment de la question qui la suscite). Dans le même temps, PLATON met dans sa bouche une objection sérieuse qu'on pourrait qualifier d'argument de la complexité : « certaines réponses exigent de longs discours » - il conviendrait mieux d'ailleurs de dire « certaines questions exigent de longues réponses ». Socrate lui-même, y compris dans ce dialogue, est souvent conduit à développer ses réponses au fur et à mesure que le raisonnement discuté progresse. GORGIAS C'est bon, je le ferai ; et il te faudra déclarer que jamais tu n'entendis personne qui parlât aussi bref que moi. * (452 a) SOCRATE Parce que, si (...) le médecin, l'entraîneur de gymnastique, l'homme d'affaires se dressaient en ce moment contre toi, alors, le premier à parler, serait le médecin : « Socrate, Gorgias te trompe, car ce n'est pas son art, à lui, qui s'occupe du bien qui est pour tous les hommes le bien suprême, c'est mon art à moi. » Je lui demanderais alors : « Mais qui es-tu, toi, pour parler ainsi ? » Il répondrait sans doute qu'il est médecin. « En ce cas, que veux-tu dire ? Que le bien suprême est celui que ton art produit ? » À coup sûr, il répliquerait : « Comment nier, Socrate, que ce bien soit la santé ? Y a-t-il chez tous les hommes un bien plus grand (452 b) que la santé ? » Après le médecin, ce serait au tour de l'entraîneur de gymnastique : « Je serais tout de même bien étonné, Socrate, si Gorgias arrive à te montrer que son art produit un bien plus grand que le mien. « À lui aussi, je demanderais : « Mais qui es-tu au juste, mon brave, et quelle est ta fonction ? » « Je suis entraîneur de gymnastique, dirait-il, ma fonction consiste à rendre les hommes beaux et forts physiquement. » Enfin, succédant à l'entraîneur, c'est l'homme d'affaires, je pense, qui parlerait, plein de dédain pour tout le monde : (452 c) « Essaie de voir, Socrate, si tu découvres, auprès de Gorgias ou de qui tu veux, un bien plus grand que la richesse. » Alors, je m'adresserais à lui : « Qu'y a-t-il, estce la richesse que tu produis ? » – Il répondrait que oui. – « Mais qui es-tu ? » – « Un homme d'affaires. » – « Que veux-tu dire ? Estimes-tu que le bien suprême pour tous les hommes soit la richesse ? » – c'est ce Ce passage fait apparaître clairement les enjeux profonds du Gorgias. Il s'agit de la prise de décision politique par des assemblées de citoyens, problème commun à toutes les sociétés politiques mais encore plus aigu en régime démocratique étant donné la multiplication et l'élargissement de telles instances. D'une part, Socrate propose trois activités archétypales avec lesquelles confronter la rhétorique : médecine, gymnastique, négoce. D'autre part, Gorgias répond à Socrate en situant la problématique dans le domaine de la prise de décision politique. C'est une politisation à peine implicite des trois activités susdites ! Quel est le système politique auquel se réfère Gorgias ? C'est celui de la démocratie athénienne. Clisthène avait organisé la cité en dix tribus qui comprenaient chacune trois portions de territoire situées, l'une dans la ville, la deuxième sur la côte, la troisième à l'intérieur. Chacune de ces tribus comprenait un certain nombre de dèmes. Le Tribunal ou diskatérion était formé de cinq cents jurés. On comptait en réalité dix tribunaux qui constituait l'Héliée devant laquelle étaient jugés la plupart des crimes et délits (à la double exception des crimes du sang du ressort de l'Aréopage et des délits mineurs renvoyés devant les juges de dèmes). Les juges étaient tirés au sort à partir d'une liste établie par les dèmes. Cette justice populaire est le cœur de la démocratie athénienne. Il semble qu'elle ait connu une espèce de dérive, notamment en recourant trop facilement à l'eisangélie, accusation de crime contre l'État, et à la graphē para nómōn, procédure visant tout citoyen auteur d'une proposition de décret ou d'une action que nous dirons. – « Peux-tu le nier ? » – demandera-t-il. – « En tout cas, Gorgias, lui au moins, le conteste, puiqu'il soutient que l'art qu'il exerce est la cause d'un bien supérieur à celui que ton art produit », – nous ne pourrions pas ne pas le lui dire. Or, il est évident qu'après pareille réponse l'homme d'affaires demanderait : « Et quel est ce fameux bien ? Que Gorgias réponde. » (452 d) – Voilà, Gorgias, fais comme si tu étais interrogé à la fois par eux et par moi. Réponds-nous, dis-nous quel est ce bien, que toi tu sais produire et dont tu prétends qu'il est pour tous les hommes le bien suprême. GORGIAS En vérité, Socrate, ce bien est le bien suprême, il est à la fois cause de liberté pour les hommes qui le possèdent et principe du commandement que chaque individu, dans sa propre cité, exerce sur autrui. SOCRATE Mais enfin, de quoi parles-tu ? GORGIAS Je parle du pouvoir de convaincre grâce aux (452 e) discours, les juges au Tribunal, les membres du Conseil au Conseil de la cité, et l'ensemble des citoyens à l'Assemblée, bref du pouvoir de convaincre dans n'importe quelle réunion de citoyens. En fait, si tu disposes d'un tel pouvoir, tu feras du médecin un esclave, un esclave de l'entraîneur et, pour ce qui est de ton homme d'affaires, il aura l'air d'avoir fait de l'argent, pas pour lui-même – plutôt pour toi, qui peut parler aux masses et qui sait les convaincre. politique contraire à la loi. Ce sont ces tribunaux qui jugèrent presque tous les chefs politiques et militaires d'Athènes et qui condamnèrent Socrate. PLATON récuse ces trop larges jurys, certes peu corruptibles, mais aussi peu compétents. L'Assemblée ou ekklēsia, réunissait tous les citoyens de plein droit et qui pouvaient y prendre la parole. Véritable organe de décision, ses prérogatives étaient très étendues : la guerre et la paix, les ambassades, les expéditions, la gestion des magistrats, décrets et ratification des lois, procès d'ordre politique et sécurité de l'État, octroi du droit de cité. Plénière, elle comptait six mille membres, le plus fréquemment deux à trois mille citoyens. Elle se réunissait de dix à quarante fois par an. Périclès instaura une sorte d'indemnité de séance, utile aux travailleurs. Le Conseil ou boulè prépare les délibérations de l'Assemblée, disposant d'une initiative législative. Ses cinq cents membres étaient issus par tirage au sort des citoyens de chaque tribu. Chaque groupe de cinquante citoyens formait une prytanie, et se chargeait pendant le dixième de l'année du traitement des affaires courantes, de la diplomatie et, en collaboration avec l'Assemblée, du jugement des magistrats. On tirait au sort quotidiennement le président de ce comité. Certains pensent que Socrate le fut une fois, en 406, et s'opposa, seul, à la procédure par ailleurs illégale engagée contre six généraux athéniens après leur échec à recueillir les survivants de la bataille des Arginuses et visant leur condamnation à mort. Ces enjeux politiques sont aussi éthiques. Par ce mot, il faut comprendre qu'il s'agit de traiter la question de savoir ce qu'est « le bien suprême », autrement dit le bonheur, question centrale de la philosophie antique. Le « bien » dont on parle n'est pas le principe moral qui s'oppose au mal, la conséquence de nos actes. L'idée est que chacune de nos activités produit un bien particulier comme les artisanales, par exemple, produisent des objets matériels : la médecine produit la santé, la gymnastique la beauté, le négoce la richesse, etc. Mais quel bien produit la sophistique ou la rhétorique ? Est-ce vraiment le bien suprême ? Et sinon quel est-il ? Pour les contemporains, ce genre de questions relève de la sphère individuelle – sans doute de façon illusoire, d'ailleurs. Mais pour les Grecs, la question éthique du bonheur, qui est certes la question de savoir ce qui est bon pour chacun, n'a de sens qu'en tenant compte de notre nature profondément sociale. L'éthique est donc inséparable de la politique, au point que l'on peut considérer que toute décision politique a des conséquences éthiques, c'est-à-dire que les décisions collectives de la cité enveloppent le caractère heureux ou malheureux de la vie des individus. * (454 c) Là encore la remarque de Socrate touche au caractère formel de la discussion, qui doit viser la cohérence, et à sa portée éthique : la personne des interlocuteurs ne doit jamais être visée. Or, il a beau insister sur ce point et au préalable, il ne sera pas entendu : ses interlocuteurs soupçonneront Socrate de se moquer, de ne pas parler sérieusement, l'accuseront de tenir des propos honteux ou attaqueront sa personne et son mode d'existence (question en effet mise au centre de la discussion). En outre, une nouvelle exigence est formulée, qui vient équilibrer celle de la concision : il faut que les interlocuteurs puissent exposer leur pensée sans déformation ou mauvaise interprétation. Socrate ne verra pas cette exigence respectée à son profit : il sera attaqué à chaque fois qu'il réfutera les positions de ses interlocuteurs avant même d'avoir exposé les raisons de cette réfutation. SOCRATE (...) Vois-tu, je le répète, si je pose des questions, c'est pour que notre discussion puisse se développer d'une façon cohérente, pas du tout pour te mettre en cause ; au contraire, je crains qu'on ne prenne l'habitude de se faire une fausse idée de ce que dit l'autre et d'attraper au vol ses propos. Aussi, toi, tu vas développer ta façon de voir, point par point, et comme tu l'entends. GORGIAS À mon sens, Socrate, voilà qui est une bonne façon de faire. * (455 a) Vis-à-vis du problème de la prise de décision démocratique ou tout simplement collective, deux figures s'opposent. D'une part, il y a celle de l'orateur, ce maître de paroles qui sait persuader des individus nombreux de la nécessité d'une décision, mais qui en réalité n'en démontre pas le bien-fondé. Cette lacune tient à deux raisons : le manque de temps et la difficulté de ce qui est en jeu dans toute décision politique, à savoir ce qui est juste et ce qui est injuste. Le temps de la politique n'est pas celui du savoir. D'autre part il y a la figure du spécialiste, celui qui sait ce qu'il faut faire dans un domaine donné : médecine, construction navale (c'est à Athènes ce qui donne la puissance militaire et commerciale), défense et infrastructures. Or, ce qui est particulièrement intéressant ici, c'est que PLATON envisage la possibilité d'une convergence de ces deux figures. À la fin de la première réplique « de toute façon » recouvre une concession dans le raisonnement : « même si l'orateur pouvait faire connaître ce qui est juste et ce qui est injuste », « même s'il était expert en la matière », il buterait sur la limite temporelle dont nous avons parlé. Si l'on devait généraliser et actualiser les problèmes posés par ce passage, on obtiendrait les résultats suivants : 1) face à un discours tenu sur un sujet donné, il y a lieu de se demander si c'est une parole d'expert ou une parole d'orateur (la figure de l'orateur en tant que tel ayant disparu, on aura le plus souvent affaire à celle de l'expert, lequel peut toutefois se faire orateur, parce qu'il est conduit à rechercher la persuasion) ; 2) il faudra donc distinguer les moments où c'est « l'orateur » qui parle de ceux où c'est « l'expert » ; 3) le problème crucial est celui de la diffusion de l'information qui subit la contrainte du temps relativement court dans lequel les décisions doivent se prendre. Le dialogue constitue la méthode que PLATON essaie d'élaborer pour répondre à cette difficulté. Il ne s'agit plus de persuader ni de donner son avis, mais de fonder en raison des idées. SOCRATE Par conséquent, l'orateur n'est pas l'homme qui fait connaître, « aux tribunaux ou à toute autre assemblée », ce qui est juste et ce qui est injuste ; en revanche c'est l'homme qui fait croire que « le juste, c'est ceci » et « l'injuste, c'est cela », rien de plus. De toute façon, il ne pourrait pas, dans le peu de temps, instruire une pareille foule et l'amener à connaître des questions si fondamentales. GORGIAS Oui, assurément. SOCRATE Bon, allons, essayons toujours, voyons ce que nous pouvons dire de la rhétorique, car, moi, en tout cas, (455 b) je n'arrive pas encore à me représenter ce qu'il faut en penser. Quand on réunit des citoyens pour sélectionner des médecins, des constructeurs de navires, ou toute autre profession, a-t-on jamais prié l'orateur de donner son avis ? Non, car il est évident qu'il faut, dans chaque cas, choisir le meilleur spécialiste. De même, s'il s'agit de construire des murailles, d'aménager des ports et des arsenaux, ce n'est pas non plus aux orateurs, mais bien aux architectes, de donner des conseils. Et pour le choix des généraux, l'ordre des lignes de combat et la résolution d'occuper une place forte, (455 c) eh bien, ce seront alors les stratèges qui donneront leur avis, et non pas les orateurs. * (455 c) SOCRATE Que dis-tu de tout cela, Gorgias ? En fait, puisque c'est toi qui prétends être orateur et former d'autres orateurs, le mieux est de te demander à toi ce qui définit ton art. Car, en ce moment, c'est moi qui défends tes intérêts, penses-y bien. Regarde, parmi les auditeurs, peutêtre y en a-t-il un qui souhaite devenir ton disciple. Je devine qu'il y en a et même beaucoup, mais ils ont honte de te poser la moindre question. Bien sûr, c'est moi qui t'interroge, (455 d) mais pense bien qu'eux aussi t'interrogent avec moi : « Quel bien trouverons-nous à te fréquenter, Gorgias ? Dans quels domaines serons-nous capables d'être les conseillers de la cité ? Seulement sur des questions de juste et d'injuste ? Ou dans les choix dont Socrate vient de parler ? » – Eh bien, peux-tu tenter de leur répondre ? GORGIAS Certes, ce que je tenterai de faire, Socrate, c'est de te révéler, avec clarté, toute la puissance de la rhétorique. Car tu as, toi-même, fort bien ouvert la voie. Tu n'ignores sans doute pas que les arsenaux dont tu parles, les murs d'Athènes (455 e) et l'aménagement de ses ports, on les doit, les uns, aux conseils de Thémistocle, les autres, à ceux de Périclès, et non pas aux conseils des hommes qui eurent à les construire. SOCRATE On le dit de Thémistocle, Gorgias. Pour Périclès, je l'ai moimême entendu parler de la construction du mur intérieur. (456 a) Ironie de Socrate qui se fait l'avocat de l'adversaire. Mais cette ironie vise encore la méthode de la confrontation des points de vue qui n'a de chance d'aboutir à une proximité avec le vrai que si l'on se montre capable de défendre le point de vue auquel on s'oppose : il faut habiter le point de vue de l'autre avant de l'écarter s'il ne s'avère pas valide. Un autre thème est glissé ici, comme en passant, alors qu'il semble fondamental dans ce dialogue, et donc dans l'éthique platonicienne de la discussion. C'est celui de la honte ou encore de la fausse pudeur, qui peut retenir maintenant les auditeurs, plus loin les interlocuteurs eux-mêmes, dans le jeu du questionnement et de l'examen critique des réponses. Socrate, à l'inverse, sera perçu par ses interlocuteurs comme un impudique. Les Grecs disent alétheia (άλήθεια) pour « vérité », c'est-à-dire le dévoilement : l'accès à la vérité suppose une mise à nu, notamment des failles dans les raisonnements qui prétendent au vrai. GORGIAS Certes, ce que je tenterai de faire, Socrate, c'est de te révéler, avec clarté, toute la puissance de la rhétorique. Car tu as, toi-même, fort bien ouvert la voie. Tu n'ignores sans doute pas que les arsenaux dont tu parles, les murs d'Athènes (455 e) et l'aménagement de ses ports, on les doit, les uns, aux conseils de Thémistocle, les autres, à ceux de Périclès, et non pas aux conseils des hommes qui eurent à les construire. SOCRATE On le dit de Thémistocle, Gorgias. Pour Périclès, je l'ai moimême entendu parler de la construction du mur intérieur. (456 a) GORGIAS Pour chacun des choix que tu évoquais tout à l'heure, Socrate, tu peux voir que les orateurs sont en fait les conseillers et qu'ils font triompher leur point de vue. SOCRATE Justement, voilà aussi ce qui m'étonne, Gorgias, et je me demande depuis longtemps de quoi peut bien être fait le pouvoir de la rhétorique. Elle a l'air d'être divine, quand on la voit comme cela, dans toute sa grandeur ! On trouve ici quelques exemples de ce sur quoi pouvaient porter les discussions et les décisions à l'époque. De façon subtile, PLATON met dans la bouche de Gorgias la formulation du problème : il faudrait dans de telles discussions être à la fois capables de conseiller (être expert) et de « faire triompher son point de vue » (être orateur). On appréciera le vocabulaire guerrier ! GORGIAS Ah, si au moins tu savais tout, Socrate, et en particulier que la rhétorique, laquelle contient, pour ainsi dire, toutes les capacités humaines, les maintient sous son contrôle ! (456 b) Je vais t'en donner une preuve frappante. Voici. Je suis allé, souvent déjà, avec mon frère, avec d'autres médecins, visiter des malades qui ne consentaient ni à boire leur remède ni à se laisser saigner ou cautériser par le médecin. Et là où ce médecin était impuissant à les convaincre, moi, je parvenais, sans autre art que la rhétorique, à les convaincre. Venons-en à la cité, suppose qu'un orateur et qu'un médecin se rendent dans la cité que tu voudras, et qu'il faille organiser, à l'assemblée ou dans une autre réunion, une confrontation entre le médecin et l'orateur pour savoir lequel des deux on doit choisir. Eh bien, j'affirme que le médecin aurait l'air de n'être rien du tout, (456 c) et que l'homme qui saurait parler serait choisi s'il le voulait. Suppose encore que la confrontation se fasse avec n'importe quel autre spécialiste, c'est toujours l'orateur qui, mieux que personne, saurait convaincre qu'on le choisît. Car il n'y a rien dont l'orateur ne puisse parler, en public, avec une plus grande force de persuasion que celle de n'importe quel spécialiste. Ah, si grande est la puissance de cet art rhétorique ! Ces propos de Gorgias explicitent ses vues. Les exemples sont remarquables : confrontation de l'orateur et du médecin, de l'orateur et du spécialiste. Après ce développement, Gorgias qualifie clairement la rhétorique d' « art de combat », le glissement de la problématique du savoir à celle du pouvoir est pleinement opéré, tandis que l'énonciation du vrai et la puissance de convaincre sont dissociées. De tels passages dessinent en creux ce que doit être le dialogue : un échange qui cesse de relever du combat de personnes et où c'est le vrai qui doit convaincre. Du moins doit-on convaincre au sujet du vrai, c'est-à-dire éventuellement en écartant le point de vue dont on montre qu'il est faux. * (457 c) SOCRATE J'imagine, Gorgias, que tu as eu, comme moi, l'expérience d'un bon nombre d'entretiens. Et, au cours de ces entretiens, sans doute auras-tu remarqué la chose suivante : les interlocuteurs ont du mal à définir les sujets dont ils ont commencé de discuter et à conclure leur discussion après s'être l'un et l'autre mutuellement instruits. (457 d) Au contraire, s'il arrive qu'ils soient en désaccord sur quelque chose, si l'un déclare que l'autre se trompe ou parle de façon confuse, ils s'irritent l'un contre l'autre, et chacun d'eux estime que son interlocuteur s'exprime avec mauvaise foi, pour avoir le dernier mot, sans chercher à savoir ce qui est au fond de la discussion. Il arrive même, parfois, qu'on se sépare de façon lamentable : on s'injurie, on lance les mêmes insultes qu'on reçoit, tant et si bien que les auditeurs s'en veulent d'être venus écouter pareils individus. (457 e) Te demandes-tu pourquoi je parle de cela ? Parce que j'ai l'impression que ce que tu viens de dire n'est pas tout à fait cohérent, ni parfaitement accordé avec ce que tu disais d'abord au sujet de la rhétorique. Et puis, j'ai peur de te réfuter, j'ai peur que tu ne penses que l'ardeur qui m'anime vise, non pas à rendre parfaitement clair le sujet de notre discussion, mais bien à te critiquer. Alors, écoute, si tu es comme moi, (458 a) j'aurais plaisir à te poser des questions, sinon, j'y renoncerais. Veux-tu savoir quel type d'homme je suis ? Eh bien, je suis quelqu'un qui est content d'être réfuté, quand ce que je dis est faux, quelqu'un qui a plaisir aussi à réfuter quand ce qu'on me dit n'est pas vrai, mais auquel il ne plaît pas moins d'être réfuté que de réfuter. En fait, j'estime qu'il y a plus grand avantage à être réfuté, dans la mesure où se débarrasser du pire des maux fait bien plus de bien qu'en délivrer autrui. Parce qu'à mon sens, aucun mal n'est plus grave pour l'homme que de se faire une fausse idée (458 b) des questions dont nous parlons en ce moment. Donc, si toi tu m'assures que tu es comme moi, discutons ensemble ; sinon, laissons tomber cette discussion, et restons-en là. Ce passage me semble important, non seulement pour le long exposé par Socrate de son caractère dans la discussion, mais encore par la réponse que lui fait Gorgias et les commentaires des deux autres interlocuteurs, pourtant anodins en apparence. En mettant dans la bouche de Socrate une esquisse d'autoportrait, PLATON énonce en réalité les règles d'une éthique de la discussion. La première, implicite, c'est qu'une discussion ne vaut que si elle constitue un effort de réfutation mutuelle, sachant que cette opération n'a rien de personnelle, mais vise à repérer et à éviter le faux. La seconde, c'est qu'il faut prendre plaisir à être réfuté. La troisième, c'est qu'il faut avoir plaisir à réfuter. Il y a donc un principe de réciprocité, que refusent précisément les sophistes qui prétendent avoir la puissance de réfuter quiconque et ne pouvoir eux-mêmes l'être. PLATON suggère ainsi le caractère suspect, du point de vue de la recherche du vrai, de toute prétention à l'irréfutabilité. L'aspect mesuré de ce programme éthique est notoire : la visée n'est pas l'accès au vrai, mais la délivrance du faux. Cette éthique se combine même avec des considérations morales, c'est-à-dire portant sur ce qui est bien et mal, en l'occurrence le fait d'être débarrassé du faux ou au contraire d'y être empêtré ; plus précisément, il est encore mieux d'être soi-même débarrassé du faux que d'en débarrasser autrui. Cette liaison entre la problématique de la connaissance et la problématique de la vertu est récurrente chez PLATON. GORGIAS Voyons, Socrate, pour ma part, j'affirme être en tout point semblable à l'homme que tu as décrit. Cependant, peut-être nous faut-il songer à connaître l'avis de nos auditeurs. Car, tout à l'heure, avant que vous n'arriviez, j'ai fait entendre à cette assistance une assez longue présentation ? Or, si, à présent, nous parlons ensemble, cette discussion, sans doute, nous entraînera trop loin. (458 c) Nous devons donc connaître l'avis de nos auditeurs, pour ne pas les retenir s'ils ont autre chose à faire. KHAÏRÉPHON Tu n'as qu'à entendre, Gorgias, et toi aussi, Socrate, le vacarme que tous ces gens font : ils veulent écouter tout ce que vous dites. Moi aussi, d'ailleurs. Pourvu que je n'aie jamais d'affaire si pressante qu'il me faille renoncer pour un plus grand profit à des discussions de cette qualité, entre des hommes aussi brillants ! (458 d) CALLICLÈS Au nom des dieux, Khaïréphon, je peux te dire que j'ai assisté en personne à un tas d'entretiens, et je ne sais pas si j'ai jamais été aussi comblé que maintenant. Alors, pour ce qui me concerne, même si vous aviez envie de passer la journée entière à parler, j'en serais ravi ! SOCRATE Mais, tu sais, Calliclès, moi, je n'ai rien contre, si Gorgias accepte. On peut être tenté de considérer l'ensemble de ces répliques comme n'ayant qu'une fonction littéraire, décorative, ménageant une pause dans l'examen des questions philosophiques proprement dites. En réalité, elles prolongent cet examen. Elles suggèrent le malentendu profond entre Socrate et ses interlocuteurs. Car Gorgias, alors même qu'il prétend se reconnaître dans le portrait esquissé par Socrate, s'empresse de passer du problème de la discussion à celui de l'auditoire. Mais ce qui importe d'après le passage précédent, c'est bien la relation entre interlocuteurs. Or, Gorgias ne répond rien aux conditions du dialogue posées par Socrate, et s'en remet à « l'avis (des) auditeurs » sur l'opportunité ou non de sa continuation. Alors que l'un raisonne sur les conditions internes de la discussion, l'autre la fait dépendre de conditions purement extérieures. Ces deux postures présupposent des conceptions radicalement opposées de la parole. Dans le premier cas, elle est au service du vrai, elle sert à le formuler, du moins à repérer les jugements qui ne peuvent y prétendre. Dans le second, elle est simplement destinée à un auditoire et à son plaisir. Or celui-ci, en l'occurrence, est au rendez-vous. Et le lecteur hâtif croira que PLATON se jette à lui-même des fleurs : l'examen philosophique qu'il propose est jugé captivant, du moins la forme sous laquelle il le propose. Ou encore on pensera que c'est l'hommage renouvelé du disciple à son maître. Il y a sans doute de cela. Mais il y a plus. Khaïréphon et Calliclès ne sont pas explicites sur ce qui les « (comble) » dans cette discussion : est-ce son contenu, qui leur donnerait enfin à réfléchir et donc à mettre en question leur propre pratique de la parole ? N'est-ce pas plutôt le caractère d'affrontement qu'elle est en train de revêtir et l'excitation du sophiste à triompher du philosophe comme adversaire sérieux ? Cette alternative s'adresse aussi au lecteur auquel ce texte plaît particulièrement en regard de tous ceux écrits par PLATON. En effet, on y trouve un affrontement véritable plutôt qu'un Socrate déployant ses raisonnements en s'appuyant sur des « interlocuteurs » dociles. S'achète-t-on ainsi une bonne conscience de philosophe ? Jubile-t-on de GORGIAS voir la philosophie triompher, grâce à l'habileté socratique, de la sophistique ? On manquerait peut-être la portée profonde et tragique de ce passage, qui met en scène l'impossibilité pour le philosophe, qui cherche le vrai, de trouver des partenaires dans son cheminement. En outre, la posture sceptique des interlocuteurs de Socrate n'est pas dépourvue de sens. Et à l'inverse, l'éthique de la discussion n'est pas sans limite. Car selon quel critère, précisément, reconnaître le point de vue faux ? Qu'est-ce qui garantit que les interlocuteurs ont la compétence pour l'établir ? Quelle est au fond l'autorité de ceux qui parlent ? À cet égard, le sophiste propose un critère de légitimation du discours et de ses conclusions : le plaisir, l'acquiescement de l'auditoire, c'est-à-dire du grand nombre. Ce peut être un principe démocratique, qui a pour corollaire la variabilité des jugements. Si cette analyse ne trahit pas le texte, elle conduit donc à formuler un problème propre au régime démocratique : sa nature ne conduit-elle pas à renoncer à la vérité et à lui préférer un système de décisions révocables selon le bon plaisir du grand nombre (par exemple celle prise par une assemblée de lancer un programme de construction de remparts), voire de l'individu (dans le cas du médecin proposant un traitement) ? Le problème n'est pas de savoir si une telle construction est ou non nécessaire, mais si elle est souhaitée par la cité ; si c'est le cas, la nécessité d'une politique défensive sera devenue une espèce de vérité transitoire. De même, la question n'est pas de savoir si tel traitement peut soigner un patient, mais celle du libre exercice par ce patient de son droit à se soigner selon son jugement. Après de telles déclarations, je serais vraiment déshonoré, Socrate, de ne pas y consentir. Je mes suis engagé en personne à ce qu'on me demandât tout ce qu'on voulait. (458 e) Eh bien, puisque tous sont d'accord, parle avec moi et demande-moi ce qui te plaît. * (459 b) SOCRATE La rhétorique n'a aucun besoin de savoir ce que sont les choses dont elle parle ; (459 c) simplement, elle a découvert un procédé qui sert à convaincre, et le résultat est que, devant un public d'ignorants, elle a l'air d'en savoir plus que n'en savent les connaisseurs. Socrate dit ici littéralement ce que l'on avait déjà compris. Mais cette formulation du problème insiste clairement sur le caractère public de la parole qui en rend l'exercice ambigu et qui peut faire hésiter entre les deux postures susdites : le service de la vérité ou les faux-semblants de la persuasion. * (460 e) SOCRATE Eh bien, vois-tu, quand tu affirmais que la rhétorique traitait de la justice, je me suis dit qu'elle ne pourrait jamais être une chose injuste – s'il est bien vrai que les discours qu'elle sait composer ne parlent que de justice. Mais quand, un peu plus tard, tu as déclaré qu'un orateur pouvait se servir sans aucune justice de la rhétorique, (461 a) j'en ai été tout étonné, j'ai pensé que tes affirmations ne concordaient pas entre elles, et c'est alors que je t'ai fait cette sortie, quand je t'ai dit que, si tu considérais, comme moi, qu'il y avait profit à être réfuté, c'était la peine de discuter, mais que sinon, le mieux était de laisser tomber. Or, maintenant que nous en sommes venus à étudier la question, tu vois bien que toi-même, tu es d'accord, à ton tour, pour dire qu'il est impossible que l'orateur se serve injustement de la rhétorique et qu'il veuille faire du mal. Comment ces deux affirmations vont-elles de pair ? Par le chien, Gorgias, (461 b) nous n'en avons pas pour un petit moment seulement si nous voulons examiner la question à fond ! À ce point du dialogue, PLATON donne corps à la notion de réfutation. Cette opération semble consister à relever des incohérences dans les positions de l'interlocuteur. En l'occurrence, Gorgias semble prêt à défendre tour à tour deux thèses incompatibles : 1) pour parler des choses dont il parle et qu'il prétend enseigner, en particulier la justice, l'orateur doit connaître ce qu'elles sont ; 2) sa puissance réside dans ce que son discours surpasse celui du spécialiste (donc l'orateur n'a nul besoin de savoir ce dont il parle). POLOS Qu'est-ce que tu racontes, Socrate ? Ce que tu dis en ce moment, est-ce vraiment l'idée que tu te fais de la rhétorique ? Que te figures-tu ? Parce que Gorgias, par pudeur, t'a concédé que l'orateur connaît le juste, le beau et le bien, et qu'il a admis que, si on venait le trouver, tout ignorant de ces questions, il les enseignerait lui-même... – Mais c'est à cause de cette concession, bien sûr, (461 c) qu'il a eu l'air de se contredire, oui, et c'est cela qui te fait le plus grand plaisir, surtout si c'est toi qui y pousses avec tes questions ! – Non, mais quoi ? Tu te figures qu'on va contester qu'il est possible de connaître la justice et de l'enseigner à d'autres ? Eh bien, pour en arriver à parler comme cela, il faut être vraiment mal dégrossi ! Polos remet en jeu le thème de la pudeur. C'est une autre manière de déplacer les enjeux : les sophistes refusent d'analyser ce qui a été dit, et Polos ici relativise le propos de son mentor Gorgias en prétendant analyser ses états d'âme. En outre, il s'agit de sentiments moraux et de bienséance : c'est Socrate l'impudique. On se met donc à juger la valeur morale des uns et des autres et non plus le contenu de leur discours ! Par ailleurs, l'intervention à l'emporte-pièce de Polos, qui reprend les formules de l'éthique de la discussion, souligne le malentendu déjà entrevu. Socrate devient celui qui jouit de sa puissance de réfuter les autres, alors qu'il vient de déclarer avoir certes plaisir à réfuter, mais en avoir un plus grand à l'être. Ce plaisir de la réfutation ne réside pas dans celle-ci en tant que telle ; il tient à ce qu'elle délivre du faux. Tous ces aspects sont ici ignorés ou renversés. SOCRATE Eh là, merveilleux Polos, heureusement qu'en pareils moments nous pouvons compter sur nos fils et nos jeunes collègues ! Comme cela, si nous, les vieux, nous faisons fausse route, c'est à vous, les jeunes, d'être là pour corriger notre façon de vivre, (461 d) dans les actes comme dans les propos. Surtout maintenant, si Gorgias et moi, nous nous sommes trompés au cours de notre discussion, toi, tu es là pour nous corriger. C'est même ton devoir. Et j'exige, si nous nous sommes mis d'accord sur un point qui te paraît faux, que tu me fasses rejouer mon coup, pourvu que tu m'assures une seule chose. POLOS De quoi veux-tu parler ? Cette formule autorise, me semble-t-il, à parler d'une éthique de la discussion, l'éthique se rapportant précisément à la manière d'être. L'ironie de Socrate souligne le malentendu et renverse une seconde fois ce qui a été renversé par Polos. À la jouissance perverse de réfutation que ce dernier lui prêtait, il oppose l'exigence d'être réfuté, en cas d'erreur. SOCRATE De ces longs discours que tu fais, Polos, comme celui dans lequel tu t'es lancé, au début. Réprime-les. POLOS Pourquoi ? N'ai-je pas le droit de parler autant que je veux ? (461 e) SOCRATE Ce serait bien terrible pour toi, mon cher, si dès ton arrivée à Athènes2, la ville de Grèce où la liberté de parler est la plus grande, tu étais quand même le seul homme qui y connût le malheur d'en être privé. Mais, regarde ce qui se passe de mon côté : si tu parles trop longtemps et si tu ne veux pas répondre à ce que je te demande, ne serais-je pas à mon tour dans une situation terrible, si je n'avais pas le droit de m'en aller sans t'écouter ? (462 a) Voilà, si la discussion que nous avons eue t'intéresse, si tu veux y apporter des correctifs, je te l'ai déjà dit, reprends ce qui te paraît faux : tour à tour, interroge et puis laisse-toi interroger, réfute et puis laisse-toi réfuter, comme nous l'avons fait, Gorgias et moi. D'ailleurs, je suis sûr que tu prétends savoir faire tout ce que sait faire Gorgias, est-ce vrai ? POLOS Oui, je le prétends. 2 Polos est un rhéteur qui vient de Sicile. PLATON répète ici l'opposition ente les « longs discours » et le jeu nécessairement rapide des questions et des réponses. Le problème apparaît clairement comme celui du statut de la parole. Socrate renverse cette fois l'idée des sophistes quant au rapport orateur / auditoire. Si la question est celle du « droit de parler », celui-ci n'a de sens dans le régime démocratique que s'il est réciproque. Le rapport vertical et d'autorité que le rhéteur prétend établir entre celui qui parle admirablement et ceux qui l'écoutent avec admiration est inadapté à un régime de liberté de parole. Et c'est au contraire l'échange des questions et des réponses, sans exclusive, d'ailleurs, dans ces rôles respectifs – interroger ou répondre –, le dialogue tel que Socrate le propose, qui semble lui convenir. SOCRATE Donc toi aussi tu demandes à ceux qui t'écoutent de te poser les questions qu'ils veulent, chacun à son tour, parce que tu sais y répondre. POLOS Oui, tout à fait. SOCRATE Eh bien, c'est le moment ou jamais. (462 b) Que préfères-tu faire ? tu interroges ou tu réponds ? * (462 e) SOCRATE J'ai peur que ce ne soit un peu brutal à entendre, si je dis la vérité. En fait, c'est à cause de Gorgias que j'hésite à parler ; j'ai peur qu'il ne croie que je tourne en dérision sa propre activité. Et puis je ne sais même pas si ce que je vais dire s'applique à la rhétorique que (463 a) Gorgias exerce. Réponse différée de Socrate à l'accusation d'impudence, alors que ses analyses le conduisent à rapprocher cuisine et rhétorique comme deux espèces de flatterie. Encore une fois, il ne cherche pas à atteindre la personne, et si ce devait être l'effet de ses propos, il se déclare prêt à ne pas les dire. Ce sera l'effet de ses propos... * (465 e) SOCRATE Tu vas dire sans doute que j'ai agi de façon bizarre : je ne t'ai pas permis de parler longuement, et j'ai moi-même débité tout ce long discours sans aucune interruption. Pourtant, je mérite d'être excusé. Parce que, quand je m'exprimais brièvement, tu ne comprenais pas, tu n'étais même pas capable d'utiliser les réponses que je faisais, au contraire, il te fallait en plus une explication. Désormais, s'il arrive que moi non plus je ne puisse pas me servir de ce que tu réponds, (466 a) ce sera à ton tour de débiter un discours. Mais si je sais m'en servir, laisse-moi faire, c'est justice. Maintenant, surtout, si tu peux utiliser la réponse que je viens de donner, fais-le. POLOS Qu'as-tu dit, en somme ? D'après toi, la rhétorique est une flatterie. SOCRATE Attention ! j'ai dit qu'à mon avis elle était une partie de la flatterie ! Si, à ton âge, Polos, tu as une si mauvaise mémoire, que feras-tu plus tard ? POLOS Ainsi, les orateurs de qualité te paraissent mal considérés dans les cités, on les prend pour des flatteurs ! (466 b) Nouvelle occasion de préciser ce en quoi consiste le dialogue, et qu'il faut entendre ce terme ou celui d'échange que nous avons utilisé à plusieurs reprises, en un sens fort. Il n'y a de dialogue, au fond, que s'il y a un effort pour dépasser la dualité des points de vue. Il faut donc que chacun intègre ce que dit l'autre dans ses propos, ce qu'interdit justement le long discours. SOCRATE Me poses-tu une question ou commences-tu ton discours ? POLOS Je te pose une question. SOCRATE À vrai dire, ils ne me paraissent même pas faire l'objet de la moindre considération. POLOS Comment cela ? pas la moindre considération ! Les orateurs ne sont-ils pas tout-puissants dans leurs cités ? SOCRATE Non, pas si la puissance dont tu parles est un bien pour son possesseur. POLOS Mais bien sûr, je parle de cette puissance-là ! SOCRATE En ce cas, les orateurs n'ont, à mon sens, presque aucun pouvoir dans leurs cités. POLOS Tu plaisantes ! Les orateurs ne sont-ils pas comme les tyrans ? Ne font-ils pas périr qui ils veulent, (466 c) n'exilent-ils pas de la cité qui leur plaît, ne le dépouillent-ils pas de ses richesses ? SOCRATE Par le Chien, Polos, je te jure qu'à chaque mot que tu prononces, je me demande vraiment si tu parles en ton nom propre, pour faire connaître ton opinion, ou si tu m'interroges ! POLOS Mais, je t'interroge, bien sûr. SOCRATE Soit, mon cher ami, seulement dans ce cas, tu me poses deux questions en une seule. POLOS Deux questions ? Pourquoi ? Cet échange constitue une illustration du malentendu formel qui existe entre Socrate et ses interlocuteurs, qui est relatif aux règles de l'échange, pour ne rien dire de son contenu. On notera que l'un et l'autre sont puissamment liés : la modalité du discours met en jeu la problématique de la liberté et de l'autorité, tout comme la figure du tyran dont l'orateur serait un équivalent (le tyran semble aux sophistes offrir le modèle de l'homme heureux). SOCRATE Tu viens de dire, je te cite, que les orateurs font périr qui ils veulent, (466 d) tout comme les tyrans, qu'ils exilent qui leur plaît de sa cité et le dépouillent de ses richesses, n'est-ce pas ? POLOS Oui, en effet. SOCRATE Eh bien, je te dis que cela fait vraiment deux questions différentes, je vais donc répondre à l'une et puis à l'autre. Car je déclare, Polos, que les orateurs et les tyrans ne disposent dans leurs cités que d'un pouvoir infime – je l'ai déjà dit. En fait, pour ainsi dire, ils ne font pas ce qu'ils veulent – j'ajoute qu'ils font tout de même (466 e) ce qui leur paraît être le meilleur. * (467 b) SOCRATE Eh oui ! C'est cet individu qui affirme (que les orateurs et les tyrans) ne font pas ce qu'ils veulent ; si tu n'es pas d'accord, réfutemoi. * (467 b) SOCRATE Ne me condamne pas, noble Polos – si je peux me permettre de parler comme toi. Eh bien, vas-y, si tu es capable de m'interroger, (467 c) démontre-moi que je me trompe, sinon tu n'as qu'à répondre. Si Socrate multiplie les appels à Polos pour le faire entrer dans le jeu du questionnement, des réponses et de la réfutation, c'est que celui-ci refuse de s'y prêter. * (470 c) POLOS Ah toi, Socrate, il est vraiment difficile de te réfuter ! Mais ne sais-tu pas que même un enfant te réfuterait, qu'il te ferait voir que tu as tort ? En dehors de l'espèce de désinvolture provocatrice qu'est cette histoire d'enfant, elle illustre parfaitement la théorie du dialogue comme rapport d'égalité des paroles. Aucun des interlocuteurs, quel que soit son statut, ne détient d'autorité, seule le vrai, extérieur à chacun, devant faire autorité. SOCRATE Alors, je serai plein de reconnaissance pour l'enfant, et j'en aurai autant pour toi, à condition que tu me réfutes et que tu me débarrasses de ma niaiserie. Allons, n'aie pas peur de te fatiguer pour rendre service à un ami : je t'en prie, réfute-moi. * (471 d) SOCRATE (...) Est-ce là le fameux argument avec lequel même un enfant me réfuterait ? Crois-tu que cet argument va servir à me prouver que j'ai tort de dire que l'homme qui agit mal n'est pas heureux ? Mais, à partir de quoi vais-je être réfuté, mon bon ? Je ne suis d'accord avec aucune de tes assertions. POLOS Parce que tu ne veux pas l'être, (471 e) mais, en fait, tu penses exactement comme moi ! SOCRATE Bienheureux Polos, tu te mets à réfuter comme les rhéteurs au tribunal, quand ils veulent convaincre la partie adverse de fausseté. Au tribunal, en effet, on estime qu'on réfute son adversaire si on produit à l'appui de sa thèse des témoins nombreux et considérables et que l'adversaire n'en produit qu'un seul ou pas du tout. Mais ce genre de réfutation n'a aucune valeur pour la recherche de la vérité. On sait bien qu'il arrive parfois qu'un homme soit mis en cause par de faux témoignages abondants et qui semblent dignes de foi. Et dans le cas présent, sur ce que tu dis, presque tous les Athéniens et les étrangers seront du même avis que toi, si tu veux produire des témoins pour attester que je ne produis pas la vérité. (472 a) Tu auras, si tu veux, le témoignage de Nicias, fils de Nicératos, et celui de ses frères en même temps, eux qui ont posé, dans le sanctuaire de Dionysos, une rangée de trépieds, symbole de leur importance. Tu auras aussi, si tu veux, le témoignage d'Aristocratès, fils de Skellios, qui a fait installer, lui aussi, dans le temple de la Pythie, un superbe monument. (472 b) Tu auras Ici, Socrate formule un principe désormais familier : l'indifférence de la vérité à la quantité ainsi qu'à la qualité sociale, voire morale, de ceux qui la reconnaissent. L'universalité du vrai est donc de droit, comme l'on dit maintenant, et non de fait Seul compte l'avis de ceux qui exercent leur raison, le logos, en l'occurrence les interlocuteurs de la discussion. Ce qui est donc exclu, c'est l'approbation d'un propos par un auditoire extérieur. En vertu de ce principe, ceux qui dialoguent doivent être capables de formuler sincèrement leur désaccord, qui n'est pas une simple affaire de bonne ou mauvaise volonté, comme voudrait le croire Polos. À l'inverse, l'accord pourra être tenu pour un critère de vérité. Sincérité dans l'expression du désaccord et exigence de l'approbation de sa position par l'interlocuteur viennent compléter les règles de l'éthique de la discussion. enfin, si tu veux, les témoignages de tout l'entourage de Périclès, et ceux de toute autre famille d'Athènes que tu voudras choisir. Mais, sache que moi, je ne suis pas d'accord avec toi, même si je suis le seul à ne pas l'être. En effet, tu ne peux pas me forcer à être d'accord. Seulement, avec tous les faux témoignages que tu présentes contre moi, tu essaies de me déposséder de tout mon bien : la vérité. Moi, au contraire, si je ne te produis pas toi, en personne, comme mon unique témoin, qui témoigne pour tout ce que je dis, j'estime que je n'aurai rien fait, dont il vaille la peine de parler, pour résoudre les questions (472 c) que soulève notre discussion. Et j'estime que toi non plus tu ne fais rien pour les résoudre si moi, je ne suis pas le seul à témoigner en faveur de ce que tu dis et si tu n'envoies pas promener tous les autres témoins. Il y a donc une manière de réfuter, telle que tu la conçois, toi et bien d'autres ; mais il y en a une autre, telle que je la conçois de mon côté. Alors, comparons-les, plaçons-les l'une à côté de l'autre, et voyons en quoi elles diffèrent. Car le sujet de notre discussion n'est pas insignifiant, loin de là, et, s'il est très beau de savoir comment le traiter, en revanche il est très laid de l'ignorer. C'est, pour l'essentiel, la question de savoir si l'on reconnaît, ou si l'on ignore, qui est heureux et qui ne l'est pas. – Commençons par voir tout de suite quel est le point précis sur lequel porte notre discussion : (472 d) tu penses qu'il est possible d'être heureux, même si on agit mal et si on est injuste, puisque tu estimes qu'Archélaos est heureux en dépit de ses crimes. Est-ce bien ce que tu penses ? Le prenons-nous comme tel ? * (473 a) SOCRATE Cette approche de la vérité préfigure les analyses de BOURDIEU dans Science de la science et réflexivité (2001), en particulier de l'expression « homologuer » au sens de « dire le même ». Cf. la deuxième partie, « Un monde à part », cinquième chapitre, « Histoire et vérité », où BOURDIEU demande : Sache bien, camarade, que je vais essayer de te faire dire, à toi aussi, la même chose que moi -– tu vois, je te prends pour un ami. Bon, ce qui nous oppose à présent, c'est ceci : – regarde toi-même – au cours de notre discussion, j'ai dit que commettre l'injustice était pire que la subir. « Comment des chercheurs qui sont en concurrence pour le monopole de la vérité peuvent-ils arriver à homologeïn, dire la même chose, dire le même ? » PLATON utilise d'ailleurs le verbe homologeïn dans son texte. Contrairement à ce qui devait devenir la définition traditionnelle de la vérité comme « adéquation de la chose et de l'intellect », il s'agit de la penser comme accord entre des interlocuteurs – on aura à l'esprit qu'un locuteur est celui qui manie le logos, c'est-à-dire un sujet rationnel : c'est l'ami en rationalité. * (473 e) SOCRATE (...) Qu'y a-t-il, Polos ? Pourquoi ris-tu ? Voilà qui est encore une nouvelle façon de réfuter : si quelqu'un dit quelque chose, tu te mets à rire de lui, et tu ne le réfutes pas. POLOS Tu ne t'imagines pas que tu vas être réfuté, Socrate, quand tu affirmes des choses que pas un homme au monde n'oserait dire ! Demande à n'importe qui, pour voir ! Socrate traite ironiquement l'attitude moqueuse de Polos face à sa position. Il soutient donc que commettre l'injustice est pire que la subir et, de même, que ne pas être puni pour son injustice est pire que de l'être. Polos rejette le point de vue moral de Socrate d'après lequel nos actes ont une valeur en eux-mêmes, et part du seul point de vue subjectif de la préférence spontanée qui serait d'après lui à l'opposé. Mais peu importe. SOCRATE Polos, je ne suis pas homme à m'occuper des affaires de la cité. L'année dernière, quand j'ai été tiré au sort pour siéger à l'Assemblée et quand ce fut à ma tribu d'exercer la prytanie, j'ai dû faire voter les citoyens – mais tout le monde a ri, (474 a) parce que je ne savais pas comment mener une procédure de vote3. Ne me demande donc pas maintenant de faire voter les auditeurs. Si tu n'es pas capable de mieux me réfuter, alors, comme je te l'ai proposé, laisse-moi le faire à ta place, comme cela tu auras l'expérience de ce que doit être, d'après moi, une réfutation. En effet, je ne sais produire qu'un seul témoignage en faveur de ce que je dis, c'est celui de mon interlocuteur, et j'envoie promener tous les autres ; en outre, un seul homme, je sais le faire voter, mais quand il y a plus de gens, je ne discute pas avec eux. Vois donc si tu veux (474 b) à ton tour m'offrir l'occasion de te réfuter en répondant à mes questions. Car, je pense que toi, comme moi, comme tout le reste des hommes, nous jugeons tous que commettre l'injustice est pire que la subir et que ne pas être puni est pire qu'être puni. Ce qui retiendra notre attention, c'est que l'ironie de Socrate conduit d'emblée à une formulation cruciale des problèmes. Elle met en évidence l'articulation de l'éthique de la discussion et les difficultés des procédures démocratiques. La parole dialoguée s'oppose à la parole prononcée devant un auditoire, une assemblée, autrement dit au discours. Dans le premier cas, il s'agit de la confronter à la parole d'un autre, chargé de la responsabilité de réfuter ou pouvant apporter son approbation. Dans le deuxième cas, qui correspond donc à l'usage démocratique habituel de la parole, elle vise l'approbation de plusieurs, alors que par un effet de masse le jeu de la réfutation se trouve réduit. Pourtant ce jeu conditionne la valeur même de l'approbation. Autrement dit, on ne peut être sûr que l'approbation collective d'une assemblée à tel ou tel discours se produise pour de bonnes raisons ou en connaissance de cause. * 3 Cf. commentaire 452 a-e. (475 d) SOCRATE Préférerais-tu une chose plus mauvaise et plus vilaine à une autre qui l'est moins ? N'hésite pas à répondre, Polos, – tu n'y trouveras aucun dommage, mais réponds en te confiant noblement à ce qu'exige notre discussion, comme si tu te livrais à un médecin, (475 e) et réponds par oui ou par non à ce que je te demande. POLOS Non, bien sûr, Socrate, je préférerais le moins mauvais. SOCRATE Y a-t-il un autre homme qui préférerait le plus mauvais ? POLOS À mon avis, non, pas si on s'en tient à ce raisonnement. SOCRATE Je disais donc la vérité quand j'affirmais que ni toi, ni moi, ni aucun autre homme ne préférerait commettre l'injustice à la subir ; en effet, il se trouve que commettre l'injustice est plus mauvais. Évidemment l'analogie entre celui qui répond et celui qui interroge, d'une part, et le patient et son médecin, de l'autre, n'est pas anodine. Socrate était le fils d'une sage-femme, comme l'on sait, et il semble avoir conçu son activité philosophique comme l'art d'accoucher les âmes. Ainsi, l'éthique de la discussion exige que l'on ouvre son âme un peu comme il faut abandonner son corps au médecin. En tout cas, pour guérir d'un mal, il s'agit de ne pas le cacher à ce dernier ; de même, pour guérir de ses opinions fausses, il faut répondre avec clarté et sincérité à son interlocuteur. POLOS Cela a l'air d'être plus mauvais, en effet. SOCRATE Socrate reprend à propos de l'échange en cours ce qu'il avait énoncé en général. Il ne cherche pas l'assentiment d'un groupe mais celui d'un seul. Dire cela, c'est relever une limite dans le recours au scrutin pour prendre une décision. Ce n'est pas le vote en tant que tel qui est critiqué, puisque le dialogue est lui-même conçu comme une procédure de type électoral, mais individuel. Un vote serait donc légitime s'il était composé d'autant de décisions individuelles qu'il y a de voix exprimées (sans effet de masse ou d'entraînement, ou encore d'opinion par opposition au jugement raisonné). Inversement, le désaccord d'un seul de ceux qui doivent prendre une décision serait de nature à rendre cette décision illégitime – c'est le principe difficile, voire impraticable de l'unanimité. Regarde bien, Polos, ma réfutation à côté de ta réfutation ; si on les compare, elles ne se ressemblent en rien. Tu as, toi, l'assentiment de tout le monde, excepté moi (476 a), tandis que moi, je me contente de ton seul acquiescement et de ton seul témoignage. Aussi, c'est toi et toi seul que je fais voter – les autres, je les envoie promener. * Socrate prolonge son raisonnement jusqu'à ses ultimes conséquences. Si l'on veut faire du mal à quelqu'un – et à condition de ne pas avoir été soi-même sa victime –, il faudra « s'arranger par tous les moyens, paroles et actes, » pour qu'il ne soit ni puni ni jugé. Voilà la seule utilité que l'on puisse reconnaître à la rhétorique, à supposer qu'elle en ait bien une. À ce point de la discussion, Polos ne répond plus rien, et c'est Calliclès qui entre dans la danse, en demandant à Khaïréphon si Socrate est sérieux ou s'il plaisante (481 b). (481 c) SOCRATE Calliclès, si les sentiments humains n'avaient rien de commun entre eux, s'ils étaient spécifiques à tel ou tel individu, si chacun de nous éprouvait ses propres impressions, différentes de celles des autres hommes, on aurait du mal à faire connaître (481 d) à son voisin ce qu'on ressent. Je dis cela parce que je pense que toi et moi, nous éprouvons le même sentiment. Nous sommes tous deux amoureux : moi, j'aime Alcibiade, fils de Clinias, et la philosophie ; toi, tu aimes le démos4 d'Athènes et Démos, fils de Pyrilampe. Or, je me rends bien compte que toi, tu as beau être un malin, à chaque fois que l'occasion s'en présente, tu n'es jamais capable de contredire celui que tu aimes quand il dit ceci ou cela, (481 e) et tu te laisses entraîner de tous les côtés à la fois. À l'assemblée, si tu dis quelque chose, et si le démos d'Athènes, lui, ne parle pas comme toi, tu changes d'avis et tu finis par dire tout ce que le démos d'Athènes veut que tu dises. En face du jeune et beau Démos, fils de Pyrilampe, tu te comportes de la même façon. Car tu es incapable de t'opposer aux volontés et aux déclarations de ton bien-aimé. Si quelqu'un entendait ce que parfois tu es amené à dire pour plaire à tes amours, il s'en étonnerait et trouverait cela bizarre, mais si toi, tu voulais avouer à cet homme la vérité, tu lui dirais sans doute que, tant qu'on n'empêchera pas ton bien-aimé de dire ce qu'il dit, (482 a) on ne pourra pas non plus t'empêcher de dire comme lui. Mais comprends bien que c'est pareil pour moi, et qu'il te faut m'entendre répéter ce que me disent mes amours. Ne sois donc pas 4 Nous gardons le mot grec qui signifie « peuple » pour donner à entendre le jeu de mot. Ici s'engage une réflexion sur l'individu et les rapports entre individus quant à leurs jugements. Deux types d'individus apparaissent : d'une part, celui qui opine, c'est-à-dire qui pense comme ceux qu'il aime le font ; d'autre part, celui qui pense par lui-même, expression qui n'est certes pas employée dans le texte, qui recourt à la métaphore musicale de l'accord avec soi-même. Le premier type d'individualité est en quelque sorte sans consistance. Ce problème de l'inconsistance des individus rejoint celui que nous avons appelé l'effet de masse. Ce que Socrate reproche au fond aux rhéteurs et aux sophistes, c'est ce qu'un certain vocabulaire politique nomme le populisme. Certes, on peut interpréter ce passage comme une critique de la démocratie. Mais plutôt qu'une critique absolue, viscérale, j'y verrais une critique conditionnelle. Car, justement, Socrate avec l'individualité du deuxième type esquisse une solution à ce problème. Une cité constituée de tels individus aurait la garantie de s'acheminer vers des décisions éclairées. Or cet individu du deuxième type, celui qui s'accorde avec lui-même, c'est celui qui pratique la philosophie et qui dépasse l'aspect sentimental de l'existence, qui ne pense pas seulement en fonction d'impressions que nous avons tous en partage. Ceci dit, la théorie des affects opère doublement : 1) les affects ou sentiments ou impressions sont communs à tous les individus, ils rendent leur compréhension mutuelle possible, ainsi que la communauté sociale même ; 2) mais cette communauté d'affects peut conduire à une pensée mimétique qui n'est pas une pensée véritable, laquelle semble avoir au moins pour condition la cohérence interne. Le dialogue comme étonné de ce que je dis, ou sinon, fais que la philosophie, ma bienaimée, soit elle aussi empêchée de parler. Car tout ce que tu m'entends dire, mon cher ami, c'est toujours elle qui me le fait dire, et elle est beaucoup moins inconstante que mon autre amour. Le fils de Clinias, lui, dit tantôt une chose, tantôt une autre, mais la philosophie dit toujours la même chose ; et justement, ces phrases qui maintenant t'étonnent, (482 b) c'est la philosophie qui les fait prononcer – tu étais bien là, en personne, quand elle a parlé. C'est donc la philosophie, je le répète, que tu vas réfuter : tu vas montrer contre elle que commettre l'injustice et ne pas être puni quand on a mal agi ne sont pas les pires des maux. Mais si tu y renonces, Calliclès, et ne réfutes pas sa thèse, par le Chien, dieu des Égyptiens, Calliclès ne sera pas d'accord avec toi, et pour le reste de ta vie, tu seras mal accordé avec toi-même. Pour moi, je considère, excellent homme, qu'il vaut mieux jouer faux avec une lyre mal accordée, mal diriger le chœur que je pourrais diriger, (482 c) ne pas être d'accord avec la plupart des gens et dire le contraire de ce qu'ils disent – oui, tout cela, plutôt que d'être, moi tout seul, mal accordé avec moi-même et de me contredire. exercice de réfutation mutuelle se présente à cet égard comme une méthode pour tester cette dernière et débusquer au contraire l'opinion, au sens de « pensée » qui ne fait que faire écho à ce qu'un autre, voire la plupart des autres disent. Que retirer de cela ? D'abord, nous soulignerons le rapport qui est ici établi entre la philosophie et l'individualité. Philosopher, c'est arracher l'individu au danger d'inconsistance que la société lui fait courir. Il y a toutefois une limite à ce mouvement, puisque l'individu philosophant ou raisonnant finit par se confondre avec la philosophie ou la raison : il ne parle plus en son nom, il cesse d'exister comme personne, c'est-à-dire sur le mode affectif (et c'est pour cela qu'un dialogue ne devrait pas consister en un affrontement des personnes). Ensuite, il nous semble que ce passage invite à une méditation sur la relation entre démocratie et individu. La démocratie est-elle une forme de pouvoir collectif où les individus ne peuvent guère exister en tant que tels ? Ou au contraire, est-ce l'exercice du pouvoir par chaque individu, ce qui ne peut réussir que si tous sont en pleine possession d'eux-mêmes ? * (482 e) CALLICLÈS Nature et loi, le plus souvent, se contredisent. Donc, bien sûr, si on a honte, (483 a) si on n'ose pas dire ce qu'on pense, on est forcé de se contredire. Voilà, c'est cela, le truc que tu as fini par comprendre, et tu t'en sers avec mauvaise foi dans les discussions. Si quelqu'un parle de ce qui est conforme à la loi, tu l'interroges sans qu'il le voie sur ce qui est conforme à la nature, et s'il te parle de la nature, tu l'amènes à te répondre sur la loi. Par la bouche de Calliclès, PLATON met en jeu ce qui est devenu un lieu commun de la philosophie, l'opposition entre ce qui est par nature et ce qui l'est par institution humaine. Par ailleurs, ce genre de réplique fait voir à quel point la position socratique est inaudible pour ses interlocuteurs. La critique émise dévoile en même temps leur conception de la parole : il ne s'agit pas pour eux de la mettre au service du vrai, mais de l'utiliser pour l'emporter dans les discussions ; la mauvaise foi projetée sur Socrate est en fait celle de Calliclès et de ses homologues. * (486 e) SOCRATE Je suis sûr que toutes les opinions de mon âme avec lesquelles tu seras d'accord, seront, dès ce moment-là, des vérités. En effet, je suis convaincu que si on doit contrôler une âme et la mettre à l'épreuve (487 a) pour voir si elle vit bien ou mal, il faut avoir trois qualités ; or, toi, tu les as toutes les trois. Il s'agit de la compétence, de la bienveillance et de la franchise. En réalité, je rencontre bien des gens qui sont incapables de me mettre à l'épreuve, faute d'avoir la compétence pour cela, alors que toi, tu as cette compétence. Et d'autres, qui sont compétents, mais qui ne veulent pas me dire la vérité, parce qu'ils n'ont pas le moindre intérêt pour moi, tandis que toi, tu t'intéresses à moi. Regarde, les deux étrangers avec qui j'ai parlé, tes amis, Gorgias et Polos ; en effet, ce sont des hommes compétents (487 b) et ils ont de l'amitié pour moi, mais ils n'ont pas assez de franchise, ils éprouvent trop de gêne – en tout cas, plus qu'il ne faudrait. Quelle autre explication donner ? Ils en sont arrivés l'un après l'autre à être tellement gênés qu'ils ont accepté, à cause de cette gêne qu'ils ressentaient, de dire le contraire de ce qu'ils avaient dit, et cela, en présence d'un public nombreux et à propos des questions les plus fondamentales qui soient (…). (487 d) Bon, c'est évident maintenant, les choses vont se passer ainsi : si, dans ce que nous disons, tu es d'accord avec moi sur une chose, (487 e) ce point d'accord aura été à partir de ce moment-là suffisamment contrôlé et par toi et par moi, et nous n'aurons plus besoin de le soumettre à un contrôle supplémentaire. Car ce n'est pas toi qui me ferais la moindre concession, que ce soit par manque de compétence ou par excès de gêne ! Et, d'un autre côté, ce n'est pas non plus pour me tromper que tu me concéderais quelque chose, car tu es vraiment un ami – c'est toi-même qui le dis ! Donc, si nous sommes d'accord, toi et moi, cela veut dire que réellement nous avons, dès ce moment-là, atteint une vérité définitive. Socrate présente explicitement le dialogue comme mise à l'épreuve, à savoir celle de l'âme des interlocuteurs en terme de vérité. On a déjà rencontré les thèmes de la compétence et de la franchise qui s'oppose au sentiment de honte ressenti par celui qui ayant d'abord défendu un point de vue commence à en pressentir les conséquences absurdes. Une troisième qualité est requise pour que l'expérience du dialogue soit probante : la bienveillance, le sentiment d'amitié, de philia en grec, terme dont l'acception est large et sur lequel est composé celui de philosophie, désignant donc aussi bien le désir de ce que l'on pense avoir perdu, en l'occurrence la sagesse, que le sentiment amoureux ou amical ou même d'attachement à ses concitoyens. Ce sentiment s'inscrit dans la théorie des affects esquissée précédemment. La survie de la cité présuppose une telle bienveillance, concevable s'il y a une réelle communauté de sentiments entre les concitoyens. Bienveillance, franchise, ce sont là des attitudes, des manières d'être. On est dans l'éthique, celle de la discussion qui est aussi celle de la citoyenneté comme participation à l'élaboration des décisions. C'est ici que je suis tenté de parler de « la tragédie de Socrate ». Toujours est-il que Calliclès ne s'avérera pas cet interlocuteur idéal, à la fois ferme dans ses idées, franc et amical, que Socrate espère – ou fait mine d'espérer – pour le moment avoir trouvé en lui. En tout cas la théorie de l'individualité se voit complétée : celui qui pense par luimême, celui qui n'opine pas, c'est aussi celui auquel il est difficile d'arracher un accord ; et s'il concède son accord à l'idée d'un autre, c'est le gage que cette idée peut légitimement prétendre au vrai. * (489 b) CALLICLÈS Cet individu-là ne cessera jamais de parler pour rien ! Dismoi, Socrate, ne te sens-tu pas un peu gêné, à ton âge, de faire la chasse aux mots ? Quand on fait un lapsus, (489 c) tu sautes dessus comme si c'était un cadeau des dieux ! Subissant la réfutation par Socarte de son affirmation, suivant laquelle nature et loi se contredisent sur ce qui est, juste, Calliclès refuse d'argumenter en accusant son adversaire de jouer sur les mots. * (489 d) SOCRATE Et puis, homme étonnant, sois plus doux quand tu commences à instruire ton élève, sinon je vais cesser de venir prendre des leçons chez toi... (489 e) CALLICLÈS On croit que Socrate se moque alors qu'il est sérieux. À l'inverse, il est forcé de constater que les déclarations d'amitié de Calliclès étaient feintes. Il n'aura donc ni la douceur ou la bienveillance de l'ami, ni la franchise espérée. Tu fais l'idiot, Socrate. SOCRATE Je te jure que non, par Zéthos, dont toi-même, Calliclès, tu t'es servi à plusieurs reprises quand tu faisais semblant de me donner des conseils d'ami. * (491 b) SOCRATE Tu vois, excellent Calliclès, comme ce ne sont pas du tout les mêmes reproches que tu m'adresses et que je t'adresse. Toi, tu prétends que je dis toujours les mêmes choses, et tu m'en blâmes. Mais, pour moi, c'est tout le contraire, je trouve que tu ne dis jamais la même chose au sujet des mêmes questions : à un moment, (491 c) tu déclares que les êtres supérieurs et les meilleurs sont par définition les plus forts, à un autre, tu dis qu'ils sont les plus intelligents, et maintenant pour la troisième fois, tu en es à dire encore autre chose : que ce sont les hommes courageux ! Eh bien, mon vieux, sors-toi de cette embrouille en me donnant une réponse : dis-moi enfin quels sont les hommes supérieurs et les meilleurs et en quoi ils le sont ! C'est le thème désormais familier de l'inconstance de l'opinion. Mais rapportée aux exigences de l'éthique de la discussion, dont nous essayons de repérer ici la formulation, cette remarque prend tout son sens. Certes, le dialogue peut déboucher sur une modification de la pensée des interlocuteurs. Encore faut-il que chacun en ait une et l'expose avec constance, justement pour qu'ensemble on puisse l'examiner, l'éprouver. * (495 a) CALLICLÈS Eh bien, pour ne pas être en désaccord avec ce que j'ai dit si jamais je réponds que l'agréable est différent du bon, je déclare que c'est la même chose. SOCRATE Calliclès, tu es en train de démolir tout ce qui avait été dit avant, et tu n'aurais même plus les qualités requises pour chercher avec moi ce qui est vrai si tu te mets à dire des choses contraires à ce que tu penses. (495 b) Puisque les sophistes considèrent que leur art est le meilleur, qu'il garantit à celui qui l'apprend la puissance sociale et le bonheur, Socrate a lancé Calliclès dans l'examen de la question du bien. Il ne s'agit pas du bien au sens moral, mais de ce qui est bon pour l'homme, de ce qui lui permet d'être heureux. Calliclès a défendu l'idée que l'homme heureux est celui chez lequel les désirs sont intenses et qui les satisfait sans obstacle. Socrate, appliquant la logique de cette proposition, a alors demandé si l'homme qui a envie de se gratter et qui peut se gratter autant qu'il veut mène une vie agréable. Calliclès lui a répondu par l'affirmative. Toutefois, lorsque Socrate lui a demandé si c'était vrai non seulement pour celui que sa tête démange mais encore pour celui que toute autre partie du corps démangerait, Calliclès s'est offusqué et lui a demandé s'il « (n'avait) pas honte de mener (leur) discussion vers ce genre d'horreurs ». On se trouve donc au point où Calliclès se déclare prêt à CALLICLÈS soutenir un point de vue en fonction des questions de Socrate et de façon à éviter de se contredire. C'est une méthode qui pourrait répondre à l'exigence de cohérence qui a été formulée. Or cette exigence n'a de sens que si l'on exprime en effet sa pensée. Autrement dit, PLATON veille à écarter ce qui ne serait qu'une cohérence formelle, apparente. La cohérence requise est non seulement celle, vérifiable, de chacun de ses propos avec tous les autres, mais encore celle de la parole avec la pensée, qui ne peut être produite que si celui qui parle est sincère et a une certaine maîtrise du logos. Contrairement à Calliclès, Socrate apparaît ici comme celui qui est prêt à reconnaître qu'il « (a) tort », à condition qu'on lui en apporte la preuve. Faute d'avoir un interlocuteur à la hauteur des exigences de l'éthique de la discussion, Socrate en est réduit à faire comme si le dialogue se déroulait « normalement », car c'est en dialoguant qu'il espère montrer comment il faut dialoguer. Toi aussi, tu fais pareil, Socrate ! SOCRATE Eh bien, si je le fais, j'ai tort de le faire ! et toi aussi, tu as tort ! Mais, bienheureux, réfléchis à une chose : le bien ne consiste pas dans une jouissance à n'importe quel prix, car, sinon, si c'est le cas, il semble bien que le tas de saletés auxquelles j'ai fait allusion tout à l'heure de façon détournée, va nous tomber sur la tête, et plus encore ! CALLICLÈS C'est ce que tu penses toi, Socrate ! SOCRATE Mais toi, Calliclès, as-tu vraiment la force de soutenir ce que tu dis ? (495 c) CALLICLÈS Oui, je le soutiens ! SOCRATE Nous allons donc nous mettre à le discuter comme si pour toi c'était sérieux ! * (495 d) SOCRATE Attention, rappelons-nous bien ce que tu viens de dire : Calliclès du dème d'Acharnes a déclaré que l'agréable était la même chose que le bon, mais que la science et le courage étaient différents l'un de l'autre et différents du bien. S'ils ne raillaient pas l'un et l'autre, cet échange donnerait une idée de ce que pourrait être une discussion où se mêlent respect mutuel et affrontement des points de vue. Les formules cérémonieuses employées ne sont pas sans rappeler la manière dont on mène les discussions dans les sociétés traditionnelles qui pratiquent un fort développement de la codification des attitudes. Ce point confirme à mes yeux que le Gorgias est un métadialogue, donc un texte qui, tout en étant lui-même un dialogue, se propose de réfléchir sur ce qu'est un dialogue et sur ce qu'il devrait être, ou sur les manières d'être requises par cette activité. C'est en ce sens que je parle d'éthique de la discussion. CALLICLÈS Socrate du dème d'Alopècé, n'est-il pas d'accord avec nous sur ce point ? Est-il d'accord, oui ou non ? SOCRATE Non, il n'est pas d'accord, (495 e) mais je pense que Calliclès ne l'est pas non plus, du moins ne le sera-t-il plus quand il aura luimême examiné correctement ce qu'il pense. * (497 a) SOCRATE (...) Donc, n'est-ce pas au même moment que chacun de nous (497 b) cesse à la fois d'avoir soif et de prendre plaisir à boire ? CALLICLÈS Je ne sais pas ce que tu veux dire. GORGIAS Si, à un premier niveau de lecture, il peut sembler qu'ici comme ailleurs l'échange tourne à la gloire de Socrate et ridiculise l'impétueux Calliclès, on peut aussi y voir une objection que PLATON formule à l'endroit du dialogue comme méthode heuristique. N'est-il pas au fond un jeu des plus futiles ? La parole questionnante de Socrate, faisant fond sur le moindre détail, cherchant la réfutation, pourrait en être une forme mesquine par opposition à la parole noble du discours. Mais ce qui ne laisse pas d'être étonnant, c'est l'intervention de Gorgias, celui qui est visé en premier lieu par la critique de Socrate. Là encore on peut penser que, dans la mise en scène platonicienne de la psychologie des protagonistes, elle sert à montrer la faiblesse de Calliclès qui cède aux attentes de ceux qui assistent à la discussion. Pourtant, sa première remarque indique que dans une discussion heuristique, l'interlocuteur est au service d'un intérêt collectif qui le dépasse. On retrouve l'idée d'un lien entre l'éthique de la discussion et les enjeux politiques. Quant à la deuxième remarque, elle reste énigmatique. Est-ce que Calliclès n'est pas à même « d'estimer les questions de Socrate » parce qu'il n'a pas les qualités requises ? Est-ce un nouveau principe qui voudrait que celui qui est réfuté n'ait pas le droit de juger des questions visant à le réfuter ? L'envers positif de ce principe serait la liberté dont dispose celui qui réfute. Ne fais pas cela, Calliclès ! Réponds plutôt. C'est notre intérêt que tu sers, si nous voulons que cette discussion se poursuive jusqu'à son terme. CALLICLÈS Mais, Gorgias, Socrate est toujours pareil : il pose et repose ses petites questions, qui ne valent pas grand-chose, puis il se met à réfuter. GORGIAS Mais qu'est-ce que cela peut te faire ? De toute façon, Calliclès, ce n'est pas à toi d'estimer ce que valent les questions de Socrate. Allons, laisse-le réfuter comme il veut. (497 c) CALLICLÈS Vas-y, pose tes petites questions, tes questions de rien du tout, puisque Gorgias est de cet avis. * (499 a) SOCRATE À ce compte, l'homme mauvais serait aussi bon et mauvais que le bon, à moins que le mauvais soit meilleur que le bon ! (499 b) N'estce pas la conséquence de tout ce qui précède, dès qu'on dit que l'agréable et le bon sont une seule et même chose ? N'est-ce pas une conséquence nécessaire, Calliclès ? C'en est une conséquence, parce que Socrate a fait dire à Calliclès que « l'homme qui éprouve du plaisir est un homme bon » et que « l'homme qui éprouve de la peine (est) mauvais ». Or, l'un comme l'autre éprouvent la peine et le plaisir et rien n'empêche même de penser que le mauvais en éprouve encore plus. CALLICLÈS Cela fait un moment que je t'écoute, Socrate, et que je te répète, à chaque question que tu me poses, que je suis d'accord avec toi, parce que je me suis constamment dit que, quand on te fait la moindre concession, même si c'est pour s'amuser, toi, comme un jeune chien fou, tu es tout content de t'en emparer ! Comme si tu ne savais pas que je considère – et n'importe quel autre homme après moi – qu'il y a des plaisirs meilleurs que d'autres et qu'il y en a de plus mauvais ! Calliclès a l'art de déjouer toutes les règles proposées par Socrate. Un accord qui n'est donné que « pour s'amuser » revient à fausser toute la discussion comme mise à l'épreuve des points de vue. Le malentendu tient à ce que Calliclès est persuadé que Socrate luimême s'amuse « comme un jeune chien fou ». C'est ce que veut lui signifier Socrate lorsqu'il lui rétorque qu'il le « (traite) comme un enfant », en supposant que l'enfant est celui à qui on peut faire deux affirmations contradictoires sans qu'il s'en aperçoive. Évidemment, Socrate ne cesse de jouer les faux naïfs. Ainsi, on peut douter qu'il ait jamais cru dans la sincérité des déclarations d'amitié de Calliclès. Il a simplement fait comme si, pour tendre vers la forme idéale de la discussion qu'il essaie de promouvoir. Mais il s'agit bien de « faire de (son) mieux avec ce qu'il y a ». Du point de vue du métadialogue, cela voudrait dire que nous devons nous contenter de formes imparfaites de la discussion. Mais même sous ces formes dégradées, il vaut la peine de confronter les points de vue, du moins d'essayer de le faire. SOCRATE Quoi ? Hélas ! Calliclès, tu es un phénomène de malice ! (499 c ) Et tu me traites comme un enfant ! À un moment, tu dis que les choses sont comme ceci, à un autre qu'elles sont comme cela, et tu m'induis en erreur. Pourtant, quand nous avons commencé à discuter, je ne pensais vraiment pas que tu chercherais délibérément à me tromper ; je croyais que tu étais un ami. Mais en fait, je me suis trompé ; aussi, il me paraît nécessaire de faire de mon mieux avec ce qu'il y a, comme dit le vieux dicton, et de prendre ce que tu me donnes. Bon, maintenant donc, voici que tu dis, semble-t-il, que certains plaisirs sont bons et que d'autres sont mauvais. Est-ce bien cela ? * (505 c) CALLICLÈS Moi, en tout cas, je me moque bien de ce que tu dis ! C'est pour faire plaisir à Gorgias que j'ai répondu comme cela ! SOCRATE Soit. Que pouvons-nous donc faire ? Allons-nous interrompre notre discussion en plein milieu ? CALLICLÈS C'est à toi de savoir ! SOCRATE Même les mythes, on dit qu'il n'est pas permis de les laisser en plan, en plein milieu, mais qu'il faut leur donner une tête, (505 d) pour qu'ils n'aillent pas se promener sans tête ! Continue donc de répondre aux questions suivantes, pour que notre discussion reçoive sa tête ! CALLICLÈS Quelle violence tu me fais, Socrate ! Si tu veux m'en croire, laisse tomber cette discussion, ou bien discute avec quelqu'un d'autre ! Il s'agit d'une mise en abîme. Mais ce procédé littéraire fait sens au plan philosophique, et en l'occurrence au niveau de ce que nous appelons le métadialogue. Lorsque Socrate, donc, dit qu'ils ne sauraient interrompre la discussion en plein milieu et qu'ils doivent encore lui donner une tête, c'est PLATON l'écrivain qu'on peut entendre, soucieux de faire aboutir son œuvre. Toutefois les attitudes respectives de Calliclès et Socrate correspondent là encore à des usages bien différenciés de la parole. Celle du premier procède de l'indifférence vis-à-vis de l'enjeu de la discussion. Autrement dit, la parole ici n'a d'autre but qu'elle-même, et on ne la tient qu'en fonction de son envie. Au contraire, Socrate ne semble pratiquer la parole que dans un but heuristique, de découverte de la vérité. L'opposition entre ces deux attitudes suggère un problème de nature politique. Calliclès accuse en effet Socrate de lui faire violence en le poussant à poursuivre la discussion. A-t-on précisément le droit d'obliger celui qui ne veut plus discuter à continuer de le faire ? Et inversement, a-t-on le droit d'abandonner une discussion qu'on a commencée ? Cette double question se pose dans le cadre de la décision politique qui devrait reposer sur de tels examens. Contre les sophistes, PLATON tient que la parole publique, la parole qui a une fonction politique, engage celui qui en fait usage. L'accusation lancée par Calliclès contre Socrate : « Cet individu-là ne cessera jamais de parler pour rien ! » (489 b) se retourne ironiquement contre les sophistes. SOCRATE Y a-t-il donc quelqu'un qui veuille discuter avec moi ? Car nous ne laisserons pas tomber notre discussion sans lui donner une fin ! CALLICLÈS Mais toi, ne pourrais-tu pas continuer à discuter tout seul ? Ou bien, tu te parles à toi-même, ou bien tu réponds à tes propres questions ! SOCRATE Pour qu'il m'arrive ce dont parle Epicharme ! (505 e) Que je sois seul à dire ce que deux hommes peuvent dire ! Il y a bien des chances que je doive faire cela ! Cependant, si c'est ce qu'il nous faut faire, je pense que tous, nous devons être en compétition pour découvrir où est le vrai et où est le faux dans la question dont nous parlons. Car si cela devient évident, c'est un bien commun à tous ! Je vais donc poursuivre cette discussion et essayer d'exposer ce qu'il en est, à mon avis. (506 a) Mais si, à l'un de vous, je donne l'impression de convenir avec moi-même de quelque chose qui n'est pas vrai, il faut interrompre et réfuter. Car moi, je ne suis pas sûr de la vérité de ce que je dis, mais je cherche en commun avec vous, de sorte que, si on me fait une objection qui me paraît vraie, je serai le premier à être d'accord. Bien sûr, je parle comme cela en pensant qu'il faut pousser cette discussion jusqu'à son terme. (506 b) Mais si vous n'en avez pas envie, laissons tomber toute notre recherche et allons-nous-en ! La mésentente entre Socrate et Calliclès est telle, que le premier se voit conduit au point où il devra continuer à discuter seul, ce qui est absurde. Certes, la situation est amenée sur le mode comique, mais elle est en réalité tragique. Socrate, celui qui entend faire un usage sérieux de la parole – quoiqu'il sache la manier avec ironie – se trouve sans interlocuteur, alors même qu'il conçoit le dialogue, la confrontation des points de vue comme méthode pour rechercher la vérité. Toutefois, la tragédie de Socrate est toute relative, de même que l'absurdité qu'il y a à discuter seul peut être levée. Elle peut l'être non seulement parce que, par rigueur intellectuelle, chacun devrait être capable de « dire seul ce que deux hommes peuvent dire » : cette capacité n'est autre que celle de la raison, dans la mesure où elle est dialectique, examine ses propres hypothèses (le Théétète définit d'ailleurs la pensée comme « dialogue de l'âme avec elle-même »). Mais elle le peut aussi dans la mesure où cette parole est dite devant un auditoire qui est actif et susceptible de lui faire des objections. Il nous faut à nouveau souligner la dimension politique de la parole ainsi conçue. Tout ce passage insiste sur la mise en commun. Il n'y a aucun profit personnel à tirer de la parole pensée comme instrument de recherche du vrai, qui est lui-même un bien commun. Par ailleurs, il est difficile de pratiquer à soi seul le jeu de la réfutation et de l'objection à sa propre pensée. Socrate lui-même, vu par l'œil admiratif de PLATON, « (n'est) pas sûr de la vérité de ce (qu'il dit) ». L'autre est nécessaire pour mettre pleinement à l'épreuve sa propre pensée. GORGIAS Je ne suis pas d'avis, Socrate, qu'il faille déjà se séparer, mais que tu poursuives cette discussion jusqu'à son terme. Il me semble que c'est aussi l'avis des autres auditeurs. Et moi-même, je souhaite vivement t'entendre exposer la suite de cette recherche. SOCRATE Mais certainement, Gorgias, moi-même, j'aimerais mieux encore discuter avec ce Calliclès qui est là, jusqu'au moment où je pourrais lui rendre la réplique d'Amphion en échange de celle de Zéthos. Mais puisque toi, Calliclès, tu n'acceptes pas de poursuivre avec moi cette discussion jusqu'à son terme, eh bien, au moins, écoute ce que je dis et reprends-moi si tu as l'impression que j'ai tort. Même si tu me réfutes, (506 c) je ne t'en voudrai pas comme toi, tu m'en veux, mais je citerai ton nom en rappelant que tu es le plus grand bienfaiteur que j'ai eu. * Toute la discussion entre Calliclès et Socrate est placée sous le signe de cette référence aux jumeaux mythologiques et à leur mise en scène par EURIPIDE dans Antiope. C'est le nom de leur mère, fille de Nyctée, roi de Thèbes, séduite par Zeus métamorphosé en satyre. Craignant le courroux paternel, elle s'enfuit et épouse Épopée, le roi de Sicyone. Nyctée mort de colère, c'est son frère Lycos qui lui succède et qui se charge de ramener sa nièce à Thèbes où il lui inflige avec son épouse Dircé des traitements humiliants. En chemin, sur le mont Cithéron, elle met au monde les jumeaux, élevés par un berger. Plus tard ils la vengent et deviennent eux-mêmes les maîtres de Thèbes. Malgré leur gémellité, leurs caractères sont opposés. Amphion joue de la lyre, aime la vie contemplative ; Zéthos s'adonne à la chasse et aime être affairé. Il reproche à son frère son oisiveté. Mais plus tard, c'est en jouant de la lyre reçue d'Hermès qu'Amphion construit les remparts de Thèbes. Cette référence signale donc qu'il y a, malgré les apparences, une espèce de parenté entre Calliclès et Socrate. Le mythe illustre leur usage respectif de la parole et renvoie aussi cet usage à ses enjeux politiques (car il y est question de rivalités royales : entre Lycos et Épopée, de succession : Nyctée/Lycos/les jumeaux, de renforcement de la cité : construction des remparts, sans compter la suite de ce cycle qui touche à la progéniture des jumeaux – thème de la prospérité à long terme du groupe social). Pour l'un, elle constitue une des modalités du rapport de force. Pour l'autre, elle sert à se saisir ou à s'approcher du vrai, ce qui implique l'accord entre interlocuteurs, parallèle à la concorde dans la cité. Or on peut penser que le rapport de force et la cohésion, aussi bien à l'intérieur que vis-à-vis de l'extérieur, sont tous deux nécessaires à l'existence des communautés sociales. Que Socrate finisse par parler seul, de même que c'est Amphion qui a le dernier mot, pourrait suggérer l'idée que la force n'est jamais que le premier moment du politique, qui doit finalement se prolonger par la concorde. (507 a) SOCRATE C'est la difficulté de se réfuter soi-même (Socrate vient de résumer seul la discussion). Mais il s'agit également de l'accord intérieur. Car c'est un point essentiel : l'accord avec autrui présuppose l'accord avec soi-même. (...) Voilà. Moi, en tout cas, je suis incapable de rien assurer qui soit contraire à ce que je viens de dire, mon brave Calliclès. Mais si tu le peux, toi, enseigne-moi comment faire ! * (508 e) SOCRATE (...) Voilà, j'ai repris ce que j'avais dit à ce moment-là, et ces vérités me paraissent, si je peux dire, tenir l'une à l'autre et former toute une chaîne. Et, si je peux dire encore quelque chose d'assez prétentieux, ces vérités sont enchaînées l'une à l'autre (509 a) au moyen d'arguments de fer et de diamant. Or ces arguments, si je dois me fier à l'impression que j'ai eue jusqu'ici, tu ne vas pas pouvoir les rompre, ni toi, ni quelqu'un d'autre, encore plus impétueux que toi. Il est donc impossible d'avoir raison en disant le contraire de ce que je dis maintenant. En effet, pour ce qui me concerne, je dis et je redis toujours la même chose : que je ne sais pas ce qu'il en est de tout cela, mais que, malgré tout, de tous les hommes que j'ai rencontrés, et c'est le cas aujourd'hui encore, il n'y en a pas eu un qui ait pu dire, sans faire rire de lui, autre chose que ce que je dis. On veillera à ne pas lire trop vite et à ne pas croire qu'ici Socrate se contredit en réhabilitant l'argument de l'approbation universelle comme critère du vrai. Cet argument, il l'a en effet rejeté en 471 d-472 d. Ici, cette caution de l'assentiment général – à l'idée que commettre l'injustice et ne pas être puni pour cela sont les pires des maux – ne vaut qu'en raison de la chaîne des arguments qui soutiennent cette idée. C'est cette cohérence qui fait que Socrate ne parvient pas à dire autre chose et qu'on ne peut dire autre chose « sans faire rire », c'est-à-dire sans contradiction. * (513 c) Voilà une réplique pour le moins étonnante que PLATON met dans la bouche de Calliclès. Que signifie-t-elle ? Que Calliclès, par orgueil, ne veut pas complètement donner raison à Socrate ? Que ce dernier a failli à établir pleinement la démonstration de la thèse ? Qu'au-delà des personnages, il y a une espèce de résistance de l'esprit à la vérité (on remarquera alors que Calliclès se place au point de vue de l'impression, du ressenti plutôt qu'au point de vue logique) ? En tout cas, ce propos souligne l'écart qu'il y a entre l'idéal de la discussion et son application. CALLICLÈS Je ne sais comment il se fait que tu m'aies l'air d'avoir raison, Socrate ! Mais, malgré tout, j'éprouve ce que presque tout le monde ressent – tu ne m'as pas tout à fait convaincu ! * (515 b) CALLICLÈS Tu aimes remporter la victoire, Socrate. C'est une nouvelle fois l'explicitation des enjeux politiques du texte. Nous y trouverons aussi la confirmation qu'il s'agit de réfléchir sur les liens entre la politique et la violence – même si, en un premier sens, la victoire évoquée par Calliclès est celle que l'on remporterait dans la discussion. SOCRATE Tu sais, ce n'est pas cela en tout cas qui me fait te poser cette question, mais si je te la pose, c'est que je veux véritablement savoir comment tu conçois l'action politique dans notre cité. (516 c) CALLICLÈS Le malentendu s'aggrave. Calliclès continue de personnaliser la discussion : ce qui importe, croit-il, ce sont les rapports psychologiques entre ceux qui parlent, ou même entre celui qui parle et celui/ceux qui écoute/nt : séduction, emprise, ... Mais pour Socrate il s'agit toujours de poser la question du vrai. Souhaites-tu que je sois d'accord avec toi ? SOCRATE Oui, s'il te semble que c'est vrai. * (517 c) Ce que Socrate pense n'avoir pas suffisamment défini, c'est ce que veut dire servir la cité. On notera en tout cas son attitude critique vis-à-vis de lui-même et de la discussion qu'il a conduite, d'une part ; d'autre part, un principe est rappelé (cf. 457 c-d) : il est nécessaire de savoir de quoi l'on parle. Cela peut sembler une banalité, c'est un point sur lequel les dialogues de PLATON insistent toujours. Qu'il resurgisse à la fin de celui qui nous occupe n'est pas insignifiant. C'est en effet un dialogue où les malentendus sont intenses, et cette critique donnerait la cause, somme toute simple, de ces malentendus. SOCRATE Quoi qu'il en soit, au fur et à mesure que nous discutons, nous sommes en train de faire, toi et moi, une chose ridicule. En effet, depuis le début de notre discussion, nous ne cessons pas de tourner en rond, en revenant toujours au même, sans savoir, ni l'un ni l'autre, ce que nous disons. * (519 d) SOCRATE (...) En ne voulant pas me répondre, tu m'as contraint, Calliclès, à te parler comme on parle au peuple. CALLICLÈS Ne pourrais-tu donc pas parler si on ne te répondait pas ! SOCRATE Oui, je crois, mais en fait, il faut bien que je débite mes paroles (519 e) l'une après l'autre puisque tu ne veux pas me répondre. Il y a dans ces propos l'ambiguïté de PLATON dans son rapport à la démocratie. On peut entendre cette phrase comme l'expression du mépris pour cette forme de gouvernement et même pour le peuple qui est censé l'exercer. Mais une autre lecture est possible, qui y trouve une critique de nature démocratique du régime démocratique tel qu'il existait à l'époque du philosophe athénien. Car « parler au peuple » veut dire « parler à un auditeur privé de la possibilité de répondre sinon par l'approbation ou la désapprobation – j'entends par là des sentiments, des affects, qui ne ressortent pas de la rationalité. C'est la parole du discours, de la harangue. À cela s'oppose celle qui appelle une réponse. Il faudrait donc imaginer une société politique où les sujets ne constitueraient pas une foule passive, mais un ensemble d'individus tous capables de manier la parole sur le mode argumentatif. (521 d) SOCRATE Voici la réponse d'Amphion à Zéthos. Au fond le Gorgias réfléchit sur la relation du politique, du juridique et du logique. Je prends ce dernier terme au sens étymologique de ce qui relève du logos, du discours ou de la parole. Parler, comme Socrate propose de le faire, « pour (dire) ce qui est le mieux », c'est faire de la politique. En revanche, PLATON, en faisant prédire par Socrate son propre et fatal procès, pointe les dysfonctionnements de la démocratie athénienne : inconsistance des chefs d'accusation (alors qu'il y avait une très grande facilité à déclencher des procédures judiciaires au cœur de ce système), incompétence des jurés (l'enfant étant précisément celui qui n'a pas encore la maîtrise du logos), usage juridique, c'est-à-dire rhétorique, de la parole (celui prôné par les sophistes et dont Socrate se voulait incapable). Je pense que je suis un des rares Athéniens, pour ne pas dire le seul, qui s'intéresse à ce qu'est vraiment l'art politique et que, de mes contemporains, je suis le seul à faire de la politique. Or, comme ce n'est pas pour faire plaisir qu'à chaque fois je dis ce que je dis, comme c'est pour faire voir, non pas ce qui est le plus agréable, mais ce qui est le mieux, et comme je ne veux pas faire (521 e) les jolies choses que tu me conseilles, je serai incapable, face à un tribunal, de dire quoi que ce soit ! Ce que j'expliquais à Polos s'applique également ici. Car je serai jugé, comme un médecin traduit devant un tribunal d'enfants, et contre lequel un confiseur porterait plainte. * (522 c) CALLICLÈS Tu penses donc, Socrate, que c'est bien qu'un homme, dans sa propre cité, se retrouve dans une situation pareille et qu'il soit incapable de se porter secours à lui-même ! SOCRATE Oui, à condition qu'il possède vraiment le secours, Calliclès, que, plusieurs fois déjà, tu lui as accordé. S'il n'avait rien dit, rien fait d'injuste, ni envers les hommes, ni envers les dieux, cela aurait été le meilleur moyen de se porter secours à lui-même. (522 d) C'est en effet, la meilleure sauvegarde qu'on puisse trouver – nous nous sommes souvent mis d'accord là-dessus. Or, si on me réfutait en me montrant qu'en agissant ainsi, je suis en fait incapable de me porter secours à Socrate a essayé de récuser l'idée que la parole est une arme pour se mettre à l'abri d'éventuels juges. À cette conception s'oppose donc celle proposée précédemment d'une parole déterminant ce qui est le mieux. Autrement dit, la parole a pour vocation de mettre en évidence la façon dont il convient de vivre et, si les lois sont bien faites et correctement appliquées, cela doit prémunir contre les démêlés judiciaires. Évidemment, si ces conditions ne sont pas remplies, on est en péril. Et Socrate l'était à l'aube du IV ème siècle. L'indifférence du vrai et du faux au nombre de ceux qui s'en saisissent est par ailleurs moi-même ou de secourir autrui, j'aurais honte qu'on me prouve que j'ai tort de penser ce que je pense – qu'on me réfute devant beaucoup de gens, devant peu de personnes ou dans un entretien à deux. réaffirmée et que le seul sentiment de honte légitime est celui que l'on devrait éprouver devant soi-même à l'idée de ses propres erreurs de jugement. (527 b) SOCRATE (...) Tout au long de la discussion, déjà si abondante, que nous avons eue, toutes les autres conclusions ont été réfutées, et la seule qui reste sur pied est la suivante : il faut faire bien attention à ne pas commettre d'injustices plutôt qu'à en subir ; tout homme doit s'appliquer, non pas à paraître bon, mais à l'être, dans la vie privé comme dans la vie publique ; et si un homme s'est rendu coupable de quelque chose, il faut le punir. Tel est le bien qui vient en second après le fait d'être juste : c'est de le devenir et de payer sa faute en étant puni. (527 c) Que toute flatterie, à l'égard de soi-même comme à l'égard des autres – que ces autres forment une foule ou qu'ils soient peu nombreux –, soit évitée et qu'on se serve de la rhétorique en cherchant toujours à rétablir le droit, comme on le fait d'ailleurs en toute autre forme d'action. C'est un rappel : la discussion consiste dans l'examen d'hypothèses concurrentes quant à la vérité. On notera aussi l'exigence ultime de l'éthique de la discussion. Il ne faut pas verser dans la flatterie. Là encore, l'absence de toute complaisance signifie que ce ne sont pas les personnes qui doivent constituer l'enjeu, mais la vérité. * Comment devrions-nous dialoguer, selon PLATON ? D'abord, il faut concevoir le dialogue comme heuristique, c'est-à-dire destiné à chercher la vérité. Pour ce faire, ceux qui dialoguent doivent s'efforcer à la réfutation mutuelle. Qu'on la pratique ou qu'on la subisse, il est donc nécessaire de prendre plaisir à la réfutation. Celle-ci consiste en une sorte de jeu où la parole va et vient de questions en réponses. Ce jeu n'est possible que si les interlocuteurs s'engagent à répondre de manière concise aux questions qui leur sont posées. Ils doivent avoir éclairci ce dont ils parlent afin d'éviter les malentendus. Le dialogue exige de leur part les qualités suivantes : cohérence, compétence, franchise et bienveillance. Dans leur examen critique et réfutatif, ils ne doivent pas viser la personne d'autrui ni d'ailleurs se livrer à la flatterie, car ce qui est en jeu, c'est la vérité qui est au-delà des personnes. Chacun doit pouvoir exposer son point de vue sans déformation ni mésinterprétation, ce qui implique d'avoir le temps de fonder ses idées. Réciproquement, il faut être capable de défendre le point de vue d'autrui, de l'habiter pour en éprouver de l'intérieur les limites, c'est un principe d'honnêteté intellectuelle. Chacun s'efforce de convaincre du vrai en écartant l'opinion fausse, logique qui n'est pas sans annoncer la théorie poppérienne de la falsifiabilité des énoncés scientifiques. Ainsi, le dialogue doit s'animer du désir de dépasser la dualité des points de vue. L'autre y est considéré comme son égal à l'égard du logos, terme grec dont le sens couvre à la fois les concepts de parole et de raison, égal dont on recherche l'accord. Les thèmes de la cohérence du propos au fil du dialogue et de l'accord sont significatifs d'une posture particulière du Gorgias. Elle en fait toute la modernité. La vérité y est moins conçue comme adéquation du dire et de l'être que comme accord interne de sa pensée et accord entre ceux qui échangent leurs pensées5. Cette approche du dialogue recèle une portée démocratique qui peut entrer en tension avec des pratiques pourtant considérées comme telles. En effet, l'accord recherché auprès d'un autre considéré comme son égal en rationalité, auquel on doit reconnaître le même droit à parler que celui que l'on revendique pour soi, c'est autre chose que l'approbation qu'un chef, qu'un groupe, qu'un parti recherche auprès d'une masse d'individus ne s'exprimant que de façon informe et vague. Autrement dit, une simple procédure de vote ne suffit pas à faire la démocratie. Idéalement, celle-ci exigerait que l'on coure le risque de la pluralité des points de vue et des désaccords ; et même elle consisterait essentiellement à affronter ces derniers en dépassant les affects qu'ils suscitent habituellement, notamment les affects de violence. Ces conditions semblent à ce point idéales que Socrate, dans ce dialogue, échoue à les réaliser. C'est ce que j'ai qualifié de « tragédie de Socrate » : le dialogeïn n'aboutit pas à l'homologeïn. PLATON masque cette tragédie sous des aspects comiques : le dialogeïn finit par le monologeïn de Socrate. Évidemment, si l'on est seul à parler, il y a de bonnes chances qu'on dise le même, mais les problèmes ne seraient véritablement dénoués que si les différents interlocuteurs d'une discussion finissaient, en connaissance de cause, par dire le même. 5 Il est vrai que ce qui rend un tel accord possible, c'est précisément la transcendance du vrai : l'idée vraie est celle de la chose dont elle est l'idée telle que cette chose est en ellemême. Notre lecture ne consiste donc pas à faire de PLATON un sceptique ou un relativiste, mais simplement à admettre qu'il repère lui-même les difficultés pratiques de l'accès à la vérité telle qu'il la conçoit. La conscience de ces difficultés est constitutive de la modernité.