MÉMOIRE DU BARREAU DU QUÉBEC Projet de loi C-14 — Loi modifiant le Code criminel et apportant des modifications connexes à d’autres lois (aide médicale à mourir) Présenté au Comité permanent de la justice et des droits de la personne de la Chambre des communes Ottawa 2 mai 2016 Afin d’assurer la protection du public, le Barreau du Québec surveille l’exercice de la profession, fait la promotion de la primauté du droit, valorise la profession et soutient ses membres dans l’exercice du droit. Le Barreau du Québec remercie les membres de deux de ses comités consultatifs. Les membres du Comité en droit criminel : Me Giuseppe Battista, Ad. E., président Me Claude Beaulieu Me Line Boivin Me Isabelle Doray Me Jean-Claude Dubé Mme la bâtonnière Julie-Maude Greffe Me Lucie Joncas Me Pascal Levesque Me Flavia Karine Longo Me Patrick Michel Me Francis Paradis Me Maxime Roy Martel Me Normand Sauvageau Les membres du Comité sur les droits de la personne : Me Me Me Me Me Me Me Me Me Me Me Flora Pearl Eliadis, présidente Alexandre-Philippe Avard Pierre Bosset Fannie Lafontaine Lucie Lamarche, Ad. E. Véronique Lamontagne Jocelin Lecomte Shahad Salman Sharon Sandiford Marie-Josée Villeneuve Béatrice Vizkelety Nous remercions également Me Jean-Pierre Ménard, Ad. E. pour son importante contribution au présent mémoire. Le secrétariat de ces Comités est assuré par le Service de recherche et législation du Barreau du Québec : Me Marc Sauvé, directeur Me Nicolas Le Grand Alary, secrétaire Introduction Nous avons pris connaissance du projet de loi C-14 intitulé Loi modifiant le Code criminel et apportant des modifications connexes à d’autres lois (aide médicale à mourir) et nous vous faisons part de nos commentaires. Compte tenu des courts délais dus à l’étude rapide du projet de loi, ainsi que des contraintes de forme imposées par le Comité permanent de la justice et des droits de la personne, nous nous limitons à suggérer des modifications à certains articles précis du projet de loi. Nos commentaires doivent être vus dans le contexte où une loi provinciale valide, soit la Loi concernant les soins de fin de vie1, entrée en vigueur le 10 décembre 2015, encadre déjà l’aide médicale à mourir au Québec. Nos commentaires s’inscrivent donc dans le contexte de la coexistence d’une loi provinciale et d’une loi fédérale, qui comportent des dispositions visant l’aide médicale à mourir, ce qui est une situation unique au Canada. Nouvel article 241 du Code criminel Les paragraphes (2) à (5) de cet article prévoient une exemption pour les médecins, les infirmiers praticiens, les personnes qui aident ces médecins et infirmiers praticiens, les pharmaciens et les personnes aidant le patient relativement à l’infraction d’aider quelqu’un à se donner la mort. Nous avons une réserve quant à la portée de l’infraction de « conseiller une personne à se donner la mort ». Nous croyons que le projet de loi devrait préciser de manière explicite que le fait pour un médecin d’expliquer à son patient tous les soins qu’il a à sa disposition, y compris l’aide médicale à mourir, ne constitue pas l’infraction de conseiller une personne à se donner la mort. Il est souhaitable que les médecins aient une relation franche avec leurs patients et puissent échanger au sujet de toutes les possibilités de soins qui s’offrent à eux. Les médecins doivent avoir l’assurance qu’ils ne sont pas vulnérables ou qu’ils ne sont pas à risque d’être accusés lorsqu’ils discutent avec leurs patients. Ils ne pourront les informer adéquatement que si le projet de loi est clair à savoir que cela ne constitue pas une infraction criminelle. Nouvel article 241.1b) du Code criminel Le projet de loi prévoit que la définition de l’aide médicale à mourir inclut aussi le fait pour un médecin de prescrire ou fournir une substance qui causera la mort d’une personne. C’est cette personne qui doit alors se l’administrer elle-même. Nous notons que cette façon de procéder peut difficilement être arrimée avec les obligations strictes imposées aux professionnels de la santé dans le cadre de l’aide médicale à mourir. Quel contrôle peut être effectué sur cette substance? Qu’arrive-t-il si le patient ne la prend pas ou encore si elle tombe entre les mains d’une autre personne? Puisque le projet de loi va très loin quant à l’accès à l’aide médicale à mourir et aux obligations imposées aux professionnels de la santé, il serait préférable qu’il y ait un arrimage entre ce type d’aide médicale à mourir et les 1 RLRQ, c. S-32.0001 (ci-après « loi québécoise »). MÉMOIRE DU BARREAU DU QUÉBEC | Projet de loi C-14 — Loi modifiant le Code criminel et apportant des modifications connexes à d’autres lois (aide médicale à mourir) | 2016-05-02 1 autres articles du projet de loi qui visent les situations pour lesquelles les professionnels de la santé sont présents et actifs. Au-delà de la remise des médicaments au patient, il peut être difficile, voire impossible pour le médecin de contrôler la suite des événements et en faire rapport, comme la loi le lui impose. Par exemple, dans le cas où le patient veut s’administrer les médicaments à domicile, hors de la présence de son médecin, il est impossible pour ce dernier de déclarer si le patient est bel et bien décédé par l’aide médicale à mourir ou autrement. Il est aussi possible que le patient décide de ne pas s’administrer le médicament ou encore décède d’une autre cause. La loi québécoise n’encadre pas ce type d’aide médicale à mourir (aide au suicide). Il serait pertinent de penser à des règles pour l’encadrer davantage, par exemple l’obligation pour les personnes qui assistent le patient lorsque ce dernier s’administre le médicament de le déclarer soit au médecin qui a prescrit le médicament, soit à une autorité publique. De plus, l’aide médicale à mourir prodiguée par un médecin dans de telles conditions pourrait également placer le médecin en contravention de ses obligations déontologiques, notamment à l’égard de ses obligations de suivi et de ne pas abandonner son patient. Nouvel article 241.2(2)b) et d) du Code criminel Pour obtenir l’aide médicale à mourir, il doit être démontré que la situation médicale de la personne qui la demande est caractérisée par un déclin avancé et irréversible de ses capacités et que la mort naturelle de cette personne est devenue raisonnablement prévisible compte tenu de l’ensemble de sa situation médicale, sans pour autant qu’un pronostic ait été établi quant à son espérance de vie. Ces critères ne se retrouvent pas dans l’arrêt Carter c. Canada (Procureur général)2. La Cour suprême du Canada n’y traite aucunement de la question du déclin avancé et irréversible des capacités ou de la prévisibilité raisonnable de la mort. Nous attirons donc l’attention du législateur sur ce point, car des contestations sont possibles si la loi fédérale ne prévoit pas au minimum les cas de figure exposés dans l’arrêt Carter, c’est-à-dire que l’aide médicale à mourir doit être disponible pour un « adulte capable dans les cas où (1) la personne touchée consent clairement à mettre fin à ses jours; et (2) la personne est affectée de problèmes de santé graves et irrémédiables (y compris une affection, une maladie ou un handicap) lui causant des souffrances persistantes qui lui sont intolérables au regard de sa condition »3. Par ailleurs, nous tenons à faire remarquer qu’il n’est pas souhaitable que des personnes respectant tous les critères établis dans l’arrêt Carter se voient refuser l’aide médicale à mourir à cause des critères restrictifs du projet de loi. Ce sont ces personnes, aux prises avec de graves souffrances, qui devront contester devant les tribunaux les dispositions de la loi. Les conditions restrictives du projet de loi amèneront des patients à cesser de s’alimenter pour se rendre admissibles à l’aide médicale à mourir, comme plusieurs cas au Québec l’ont démontré. Ce n’est 2 3 2015 CSC 5. Id., par. 4. MÉMOIRE DU BARREAU DU QUÉBEC | Projet de loi C-14 — Loi modifiant le Code criminel et apportant des modifications connexes à d’autres lois (aide médicale à mourir) | 2016-05-02 2 certes pas là l’interprétation à donner au jugement de la Cour suprême du Canada quant à la portée de l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés4. Il faut souligner également que le critère de mort raisonnablement prévisible pose des difficultés d’interprétation, même en tenant compte des autres critères. Ces difficultés peuvent affecter l’exercice du droit à l’aide médicale à mourir, par les patients, car un critère flou peut entraîner des interprétations et applications variables d’un médecin à l’autre, selon que le médecin l’interprète largement ou restrictivement. Il est important que la norme juridique soit la plus précise possible. Nous croyons fermement que le projet de loi devrait être modifié pour respecter les critères de l’arrêt Carter et ainsi éviter des contestations judiciaires qui devront être menées par des personnes qui ne devraient pas avoir à supporter un tel fardeau. Nous proposons donc le retrait de l’article 241.2(2)d). Nouvel article 241.2(5) du Code criminel De manière générale, les mesures de sauvegarde prévues au paragraphe (3) de l’article 241.2 nous semblent adéquates et correspondent dans leurs grandes lignes à celles établies par la loi québécoise. Toutefois le paragraphe (5) de cet article, relativement à l’indépendance du témoin à la signature par le patient de sa demande d’aide médicale à mourir, nous apparaît inutilement rigoureux. Le témoin n’atteste que de la signature du patient. Il appartient au médecin de s’assurer que le patient lui-même est capable de consentir et que ce consentement est parfaitement libre de toute influence ou pression extérieure. Les règles proposées en l’espèce seraient pertinentes si elles faisaient plutôt référence à une personne appelée à consentir à une décision de fin de vie pour le patient. Nous proposons de limiter les restrictions quant au choix du témoin seulement aux membres de l’équipe médicale qui administrera l’aide médicale à mourir. Nouvel article 241.2(7) du Code criminel Le paragraphe (7) de l’article 241.2 prévoit que l’aide médicale à mourir doit être fournie en conformité avec les lois, règles ou normes provinciales applicables. La Cour suprême du Canada a affirmé, dans l’arrêt Carter, « […] que les deux ordres de gouvernement peuvent validement légiférer sur des aspects de l’aide médicale à mourir, en fonction du caractère et de l’objet du texte législatif […] »5. Ainsi, afin d’éviter des problèmes d’application quant aux obligations imposées aux professionnels de la santé, nous croyons que lorsqu’une province a valablement légiféré dans le domaine de l’aide médicale à mourir, en conformité avec l’arrêt Carter, le professionnel de la santé qui respecte les exigences procédurales de cette loi devrait être réputé avoir rempli les exigences de la loi fédérale prévues aux paragraphes (3) et suivants de l’article 241.2 et alors obtenir l’exemption. 4 5 Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982 [annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, c. 11 (R.-U.)]. Carter c. Canada (Procureur général), préc., note 1, par. 53. MÉMOIRE DU BARREAU DU QUÉBEC | Projet de loi C-14 — Loi modifiant le Code criminel et apportant des modifications connexes à d’autres lois (aide médicale à mourir) | 2016-05-02 3 Cette façon de procéder permettrait de simplifier le travail des professionnels de la santé qui ne seront pas confrontés aux exigences de deux lois qui pourraient parfois être contradictoires. De plus, selon cette approche, dans le cas où une province n’aurait pas légiféré dans le domaine de l’aide médicale à mourir, la loi fédérale s’appliquerait en entier, assurant ainsi la protection des droits de tous les Canadiens. Nouvel article 241.3 du Code criminel Le projet de loi crée de nouvelles infractions lorsqu’un professionnel de la santé ne respecte pas sciemment certaines exigences prévues en tant que mesures de sauvegarde. Les peines maximales sont de cinq ans lorsqu’il s’agit d’un acte criminel et de dix-huit mois dans le cas d’une infraction punissable par voie de procédure sommaire. Bien que nous reconnaissions la nécessité d’encadrer l’aide médicale à mourir afin de protéger les personnes vulnérables des personnes peu scrupuleuses et que l’infraction prévue requiert qu’une preuve d’intention doive être apportée, nous trouvons qu’il n’est pas nécessaire de criminaliser certaines violations qui sont essentiellement de nature administrative et, a fortiori, d’imposer des peines sévères comme celles proposées par le projet de loi. Certaines de ces infractions sont essentiellement des accrocs d’ordre administratif normalement encadrés par le droit provincial qui réglemente les soins de santé et la pratique médicale. Il faut s’assurer que la loi soit applicable et efficace de manière à donner un cadre législatif clair aux professionnels de la santé appelés à administrer l’aide médicale à mourir et éviter des dispositions législatives qui pourraient les rendre réticents à apporter tous les soins disponibles aux patients qui souhaitent mettre un terme à leurs souffrances. Nouvel article 241.31 du Code criminel Le projet de loi propose un système de déclaration par le médecin ou l’infirmier praticien qui a reçu une demande d’aide médicale à mourir obligeant ce dernier à déclarer les renseignements déterminés par règlement à une personne désignée par le ministre de la Santé du Canada ou à une autre personne désignée par règlement. Cette démarche est entre autres instituée pour permettre au ministre de la Santé d’assurer une surveillance de l’aide médicale à mourir au Canada. Le projet de loi devrait prévoir, pour éviter la multiplication des formalités et des rapports, que le ministre puisse dispenser les professionnels de la santé d’une province, où un mécanisme de surveillance satisfaisant existe, de l’obligation de fournir les renseignements relatifs à l’aide médicale à mourir, dans la mesure où le gouvernement fédéral s’estime satisfait des mesures de surveillance mises en place par la province. Rien n’empêche toutefois l’autorité fédérale de requérir d’une province, où un tel mécanisme de surveillance existe, la transmission de certaines données relativement à l’aide médicale à mourir aux fins de surveillance nationale. MÉMOIRE DU BARREAU DU QUÉBEC | Projet de loi C-14 — Loi modifiant le Code criminel et apportant des modifications connexes à d’autres lois (aide médicale à mourir) | 2016-05-02 4 Conclusion Nous espérons que nos commentaires contribueront à alimenter la réflexion du législateur afin de bonifier le projet de loi. Nous reconnaissons aux élus la prérogative de procéder aux arbitrages politiques qu’ils jugent appropriés dans le respect de la Constitution canadienne. MÉMOIRE DU BARREAU DU QUÉBEC | Projet de loi C-14 — Loi modifiant le Code criminel et apportant des modifications connexes à d’autres lois (aide médicale à mourir) | 2016-05-02 5