Rites et paroles de la profession solennelle dans I

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Riteset parolesde la professionsolennelledansI'Ordre deschartreux
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Rites et parolesde la professionsolennelledans I'Ordre deschartreux
Nathalie Nabert
Doyen de la Faculté des Lettres de l'Institut Catholique de Paris
Dans les Coutumesde Chartreusetqu'il rédige entre ll2I et II28, soit
une quarantained'annéesaprèsla fondationde 1'Ordrepar saintBruno, Guigues
Ier, cinquième prieur de Chartreuse,consacreplusieurs paragraphesau
processusde formation et d'intégrationdes novicesmoinesde chæurdestinésà
vivre leur consécration
religieuseen cellule,les chapitres: 22, 23, 24 et 25 et à
celui des frères conversdestinésà aider les moines de chæur dans la gestion
matérielledu monastère,
les chapitres:73,74 et752.Parmi ces indicationsqui
codifient,comme I'indique le mot Coutumes,une pratiquedéjà existantemais
dont la tradttion s'était transmiseoralement,deux chapitres,respectivementles
chapitres23 et J4, reproduisentla formule de professionmonastiquedesmoines
de chæur,les pères,et desmoinesconvers,les frères.Cesformulessensiblement
différentessont I'aboutissementd'un itinéraire spirituel et d'une codification
juridique d'une demande d'engagementsolennel devant la communauté.
Toujours en vigueur aujourd'hui, mais amputéede sa dernièrepartie pour celle
des frèresafin de la rendre semblablepresqueen tout à celle des pères,suivant
un mouvementd'assimilationqui s'est fart au cours des siècles,la profession
solennelledes chartreuxest le juste équilibreentreles formulationspartiellesdu
cénobitismeoccidentalprésentesdans la Règle de saint Benoît' et la Règle du
Maîtrea et celles de l'érémitisme,tel que Grimlaicuspour les reclus et saint
PierreDamien pour les Camaldulesles évoquentdansla Règtedessolitairesset
dansLes écrits de Font Avellaneu. Le particularismecartusienest donc présent
dansle droit, dansla paroleefficaceet dansle gestequi accomplitla paroledans
l'espace.L'histoire de l'Ordre des chartreuxdiversifieraIa professionavec le
temps en professionsimple ou temporaireet en professiondes rendus laïcs
supprimésen 1570 et des donnésapparussousle généraIatde Dom Basile au
XIIe siècle et dont le statut temporaireou perpétueltoujours existant s'est
affirmé selon Dom Maurice Laporte : (( comme un état religieux propre
répondantà la vocation de certainesâmes,pour lesquellesil est l'instrument de
'
Introduction,texte critique,traductionet notespar un chartreux,Paris, 1984,SC.,no 313.
'
Idem,p. 213-221et p. 279-283.
3 La vie
et la règle de saint benoît, traduction de Mère Elisabeth de Solms, Desclée de
Brouwer 1965.
a Introduction,texte,
traductionet notes par Adalbert de Vogtié, Paris, 1964,SC, no 105 et
1062 vol.
s
RegulaSolitariorum danslaPatrologieLatine (P.L) no 103, col. 574-664.
u
SaintPierreDamien ; Opusculus.XY.C. VII, De servorumdisciplina,P.L. 145,col. 342.
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sanctificationqui leur convientspécifiquement> les conduisant par une <montée
lente,régulière,continue,versla vie religieuset.,>
C'est donc à l'origine de la formulationde la professionsolennelledes
pères et des frères dans les Coutumes de Guigues en tant qu'engagement
juridique, parole efficace et modalité de désappropriationséculièreque nous
nousintéresserons
danscetteétude.
- I - Un engagementjuridique.
La professionsolennelle,commeI'indique son étymon : Professio,estune
déclaration publique et officielle qui engage le contractant devant la
communauté.Ni les Coutumesde Guigues,ni les textesantérieursqui les ont
influencées ne retiennent l'adj ectif solennel introduit tardivement pour
différencierles professionssimplesou temporairesdes professionsà vie. Les
sourcesen revanchetémoignentde I'originalité du rit cartusienet du substrat
juridique qui font entrerla promessedansun processusde solennisationdu don
de soi à Dieu à traversune formulationcontraignante.L'acte juratoire qui soustend la professions'accompagne
dès lors d'un point de vue contractuelvisant à
juridiquement
garantir
par un certain nombre d'implications I'efficience de la
parole engagée,sanslesquelleselle resteraitune simple formule promissoire.
juridique que nousanalyserons.
Tels sont les deux aspectsde I'engagement
La formulation contraignante
A la différencede la Règle de Saint Benoît qui ne donnepas la formule de
professionse contentantd'en évoquerindirectement le contenu: < Celui que
I'on va recevoirpromettradevanttous, dansl'oratoire, sa stabilité,une vie de
vertusmonastiques,et l'obéissance,devantDieu et sessaintspour que si un jour
il agissait autrement,il se sachecondamnépar Celui dont il se moquet. >>,les
Coutumesde Chartreusenotent avec grand soin et distinction la professiondu
novice de chæur et celle du novice convers. Une première comparaison
permettrad'en distinguerles termes.Une secondeanalysecomparativeavec les
professionsconnuesà Cluny et à Font-Avellanepermettrad'en dessinerles
particularismese.
'Dom
n
Maurice laporte,Aux sourcesde la vie cartusienne,7 vol,In Domo Cartusiae,19601971.Vol III, ( L'institution desfrèresen chartreuse>>,p.1,41.
8
La vie et la Règtede saint Benoît,op. cit., p.272.
n
Dom Maurice Laporte a analysé dans tè Oetait les différentes formes de profession en
chartreuseainsi que leurs sourcesdans : Aux sources de la vie cartusienne,op. cit., vol III
pour les frères,les donnéset les rendus,vol VI et VII pour les pères.
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Professiondu novice : (( Moi, Frère N..., Je prometsQtromitto) la
stabilité,I'obéissance
et la conversionde mes mæurs,devantDieu et sessaints,
et les reliquesde cet ermitage,qui est construità l'honneur de Dieu et de la
BienheureuseMarie toujoursVierge et de saint Jean-Baptiste,
en présencede
+lo.
Dom N..., Prieur
))
Professiond'un convers: (( Moi, FrèreN..., Je promets1'obéissance
et la
jours
conversionde mes mæurs,et la persévérance
tous les
de ma vie dansce
désert,devantDieu et sessaints,et les reliquesde cet ermitagequi est construit
à l'honneur de Dieu et de la bienheureuseMarie toujours Vierge et de saint
pour honorerNotre SeigneurJésus-Christet pour le salut de mon
Jean-Baptiste,
âme,en présencede Dom N..., prieur.Et si jamaisje tenteun jour de m'enfuir
ou de partir d'ici, il sera permis aux serviteursde Dieu présentsdans cette
maisonde me rechercheravec la pleine autoritéde leur droit, et de me rappeler
de force et avecrigueurà leur service+ll. ))
Entre Ia professiondes pères et celle des convers on constateune
premièredifférencedans1'ordredesvæux énoncés: celle despèresprésentela
stabilité,l'obéissanceet la conversiondesmæurs(stabilitatemet obedientiamet
conversionemmorum) celle des frères suit un ordre sensiblementdifférent :
obéissance,conversion des mæurs et persévérance(obedientiam et
conversionemmorum meorum, et perseverantiam).La stabilitlité a disparu
remplacéepar la persévérance
à laquellela professionajouteI'indice de durée
perpétuelle <<tous les jours de ma vie > ( omnibus diebus vitae meae) et la
localisationspatialedans le désert(in hac heremo).Cette différencedans Ia
dispositiondes mots veut refléter exactementles différencesde statut entre
moinesde chæur,appelésencoremoinesde cloître et convers.Les premierssont
stabilisésdansI'enceintedu cloître et de la cellule dont ils ne peuventsortir sous
aucunprétexte,comme le rappellele chapitre3 1 des Coutumes,sauf dansles
cas prévus ou exceptionnels: (( L'habitant de cette cellule doit veiller avec
diligenceet sollicitudeà ne pas forger ou accepterdes occasionsd'en sortir,
hormis cellesqui sont instituéespar la règlel2.> Les seconds,par les tâches
matériellesqu'ils assumentdansle monastèresont conduitsà sortir de la cellule
et du cloître, la persévérance
remplacedonc la stabilité,préciséepar le terme
qui
indique son accomplissement
heremo
dans les limites du désertcartusien
comprenantles terres autour du monastère.La vigueur du væux n'en est pas
moins grande,mais simplementajustéeà la fonction et à ses obligationsqui
peuvent conduire le frère à se rendre à l'extérieur, en dehors du domaine
monastique.Moins stricte donc que Ia stabilitas, la perseverantiatient compte
r0Coutumes
de chartreuse,
op.cit.,ch ; 23,p. 215.
Idr*,
281.
ch.74,p.
"
Idem,
.cit.,p.233.
op
"
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de la réalité de l'état de convers et de ce fait elle est repousséeen fin
d'énumérationdesvæux communset définitoiresde l'état monastique.
Le développementde la formule chez les frères après l'invocation de
Marie et de Jean-Baptistepar : Pro timore domini nostri Jesu Christi, et remedio
animaemeee (pour honorerNotre SeigneurJésus-Christet pour le salutde mon
âme) empruntéeaux coutumesde Font Avellaner3vient redire I'engagement
personneldu converset l'échangevivifiant qui s'affirme entrele don de soi et le
don du salutqui justifie la conversiondesmæurs.L'absencede I'oraisonsur la
cuculle chezles frères,qui caractérise
la professiondespèreset danslaquellese
manifestepar les paroles le renoncementau monde et le revêtementde la vie
divine se trouve en quelquesorte supplééepar la professionde I'amour de
Jésus-Christet la promessede la transformationintérieurecontenued'ailleurs
dansla plupartdesformulesmonastiques.
La dernièrepartie de la professiondes convers,aujourd'hui disparue,
faisant mention de la légitimité ( des serviteursde Dieu >>présentsdans la
maisonà venir rechercherles frèresen fuite est égalementsimilaire à celle de la
professiondes convers de Font-Avellane. La justification juridique de cette
mentionpeut se fonder sur le fait que la formule de vie monastiquedes convers
chartreuxà l'époque de Guiguesler, réaliséeà I'intersectiondu monde et du
cloître, du laïcat et du monachat,étantnouvelle,il fallait garantirla juridiction
ecclésiastique
contreles contestations
des seigneursfeodau*to.Les laTcsrelevant
de la juridiction féodaletant qu'ils n'étaientpas considéréscomme religieux.
Le droit sur la personneet la régulation des conflits trouve ici son expression
dansIa créationd'un stafutspécifiquedesconverschartreuxnon plus considérés
commefratres exteriorescomme dansles monastèrescénobitiques,mais comme
frères à part entière faisant professionà I'autel et pour lesquels,disent les
Coutum€s,1(on agit presquede la mêmemanièrequepour les clercstt.,t
*Il faut adjoindre à cette comparaisondes professionsentre elles,
l'héritage des sources.Malgré l'originalité de sa construction,la profession
monastiquedes chartreuxs'inspire des formulationsen vigueur au XIIe siècle
héritières du schéma descriptif suggéré par la Règle de saint Benoît. La
professionen usageà Cluny et dansles Ordresdérivésavec quelquesvariantes,
ainsi que la formule avellaniteconservéepar Pierre Damien pour les convers
apparaissent
en creux sousla professioncartusienne:
Profession en usage à Cluny : (( Moi frère N. je promets stabilité
monastique,conversionde mes mæurs et obéissanceselon la Règle de saint
t'
Pierre Damien, OpusculalsXV.c. VII, De servorumdisciplina, P.L. I45. 342.
to
Cette question a été traitée par Dom Maurice Laporte dans Aux sourcesde la vie
cartusienne,op. cit., vol.IV, 1970,p. 921-927.
rs
Coutumesde chartreuse,op. cit., ch. 73,p. 279.
Rites et parolesde la professionsolennelledansI'Ordre deschartreux
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Benoît devantDieu et sessaintsdansce monastèrequi est construiten I'honneur
desbienheureuxapôtresPierreet Paulen présencede Dom N...Abbé.16
L'examen des deux formules cartusienneet clunisiennemontre tout
d'abord le déplacementde I'ordre des mots dansle début de l'affirmation avec
I'encadrement,dans la version cartusienne,de I'obéissancepar les væux de
stabilité et de conversiondes mæurs puis la disparition de la mention de
I'engagementsuivant Ia Règle de Saint Benoît, secundumRegulamSancti
B enedicti, la substitutiondu terme désert,heremi au terme monastère,
monasterio et enfin, f invocation des reliques,de la bienheureuseMarie
toujoursvierge et de saint Jean-Baptisteà la place des apôtresPierre et Paul.
Ces différencessensiblesindiquenttrès clairementle démarquageopérépar les
chartreux: Le statutd'ermite représentépar le terme heremi etl'effacement de
la référenceà la Règle de saint Benoît qui renvoie à une structurelégislative
jugée
cénobitiques'affirme.L' identitépropreconstruiteautourde I'obéissance
fondamentalepour des solitaireset dûmentrappeléedansles Coutumesau cæur
même de l'oraison sur le novice est revendiquée:< En effet, puisque
l'obéissancedoit être observéeavecun grandzèle par tous ceux qui ont décidé
de vivre le vie religieuse,elle doit l'être cependantavec
d'autantplusd'amouret
d'attentionqu,i1sontembrasséunevocationplusstricteetp1usaustère\1.>
Enfin vn propositum contemplatif et érémitique délimité par la présence
sanctifiantedesreliqueset en référenceà Marie et à Jean-Baptiste,
I'un et l'autre
emblématiques
de l'apostolatsilencieuxet solitairedes chartreuxet qui en sont
nommémentles patronset les inspirateursest élaboré..
Cesremarquesperrnettentde confirrner le caractèrepropre de la vocation
cartusienneet la fonction d'anamnèsedes Coutumesqui consignentbien une
pratiqueen vigueur, comme le dit le prologuett sunsse couler entièrementdans
le moule de la traditiondu monachismeoccidental.
L'analyse comparéepar ailleurs de la professiondes converschartreuxet
de celle des conversavellanites qui sembleavoir inspiré la première,vient
confirmer I' originalité cartusienne.
En effet les deux professionssont semblablessur la plupart despoints.Ici
on ne se positionnepas par rapport à la tradition cénobitiquemais par rapportà
I'identité cartusienne,
ainsi là ou saintPierreDamien écrit dansla professiondes
conversque le désertà été édifié à l'honneur de Dieu et de la sainte Croix,
Sanctae Crucis, le convers chartreuxtout comme le moine de chæur écrit à
< l'honneurde Dieu, de la bienheureuse
Marie toujoursvierge et de saintJeanBaptiste)). Prochespar l'engagementqu'ellesrevendiquentd'une vie solitaire
en cellule,les deux professionsn'en sont pas moins distinctespar l'orientation
tu
Cort. Clun.Lib.II, cap.27,P.L. I 49.713.8.
17
Coutumesde chartreuse,
op. cit., ch. 25,p.219.
tt
Op. cit., p. 157.
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NathalieNabert
cénobitiquede l'une et érémitiquede l'autre et par les choix spirituelsqu'elles
ont opéré.Ceux-ci se déployanten Chartreuseautourdes figures de Marie et du
Précurseur,
pèredesermites.
Ainsi se crée I'originalité de la formulation contraignantedes novices
chartreuxpar assimilationet différenciationdes promessesen vigueur au XIIe
siècle. C'est aussi dans I'originalité et la novation que s'opèrerala garantie
juridique.
La garantiejuridique
La garantiejuridique reposeen effet sur la convocationdes instancesqui
permettentde renforcerI'engagementpar l'aete cérémonielet de lui donner
ainsi sa pleine valeur d'efficacité.Ainsi si la promessede væux apparuîttout
d'abord dans un rapport duel entre le contractantet Dieu devant lequel il
s'engage,elle n'en échappepas pour autant au caractèretriangulaire du
serment,contractédevantun tiersle.C'est ce rapport triangulaireque nous
observeronsdans un premier temps. Nous y ajouterons,dans un second
temps,I'observationdu cérémonialqui vient renforcerla procédurepar des
conventionsextralinguistiques
visant à sacraliserla parole par le gesteet le
franchissement
de l'espaceconsacré.
La profession monastique est I'aboutissementd'un lent processus
d'intégrationqui commencepar la postulation,se poursuit par I'admission
dansun tempsprobatoire,fixé à un an pour les pères : <<Lorsqu'il arrive au
terme indiqué, aprèsune humble demandeen présencede la communauté,il
est admis à une probation d'au moins un an'O.>>et à un temps indéterminé
laissé à la volonté du prieur, pour les frères mais comportant au moins une
annéezr.Enfîn après une période de formation auprès d'un (( ancien )), le
moine fait sa demandede miséricordeau Chapitre,la petitio, afin d'être
autoriséà faire profession.Les Coutumesutilisent I'expression <<être béni >>,
benedictidebeatinstiterit, suivant les anciensusagesmonastiques, qui des
dispositionsjuridiques très simplesprisespar saint Benoît pour lier le novice
à la communauté,étaientpassésà un cérémonialliturgique complexeappelé
tn
Voir sur cette spécificité du sermentchrétien : G. Courtois, <<Du désenchantementdu
monde>>dansLe serment,éditépar RaymondVerdier, CNRS,1991,2 vol., vol.2, p. 1-33.
20
Coutumes,
op. cit., ch.22,p.2I3
" Ide*, ch . 73,p. 279.
Riteset parolesde la professionsolennelledansI'Ordre deschartreux
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bénédictiondans les rituels et pontifi earJx".Les Coutumes insistent par
ailleurssur la similitudequi existeentre la professiondes pèreset celle des
tières conduisantà une véritableprofessionsolennellepour les frères qui ne
seraen usagedans les autresOrdresmonastiquesque plus tardivementau
milieu du XIV' sièclepour Cluny23et plus tardencorepour Cîteaux.
Dansles étapesde ce rite d'intégration,on constatel'étroite imbricationentre
l'engamentpersonneldevantDieu et sa publicationdevantla communautéet
entrele sacréet le juridique.
La triangulation existedès I'entréedansle monastèrepuisquela demandeest
soumiseà un tiers chargéde dissuaderle postulantde s'engagerdansune telle
voie. Suivantla tradition de la Règle de SaintBenoît et de la Règle du Maître
qui insistent sur cetteétapedissuasivele postulantest aimablementéconduit:
<<Quandun nouveauvenu demandela vie monastique,ofl ne lui accorderapas
une entréefacile > dit la Règtede saintBenoît2o
, lo Règtedu Maître radicalise
encoreplus le rite du refus : (( Quandune nouvellerecruevenantdu sièclese
réfugie au monastèrepour les servicesde Dieu et manifestela volonté de
mener une vie religieuse,il ne faut pas s'y fier facilement.L'abbé fera
semblant,en paroles seulement,non en fait, de lui refuser le toit du
monastère2s.
> Moins fermesen apparence,
mais aussiréalistes,les Coutumes
de Chartreuse,offrent ce miroir de résistancedu tiers à I'entréedu novice qui
constituela premièreépreuvecontraignantede f initiation monastique: < Au
novice qui demandela gràced'entrer,on proposeles points durs et austères
de la vie qu'il désireembrasser,
et on place devantsesyeux, dansla mesure
du possible,toute l'humilité et l'aspéritéde cette vie'u. )) Les étapesqui
suivront engagerontde la même manière l'autorité du tiers représentée
par la communautéqui procèdeà une véritable adoption
emblématiquement
du futur profès d'où la pétition devantla communautéet 1'affectationd'un
ancienpour sa formation.Lors de la profession,le tiers, dansla diversitéde la
représentation
hiérarchique: Dieu, les saints,les reliques,le Prieur et Ia
communautérassemblée,vient accréditer1'engagementdu profès et lui
" Voi, sur cettequestionet sur la terminologiecommuneentreles chartreuxet I'Ordre de
Cluny, notammenttel que le rapporteun moine de Bec, André Wilmart : < Les ouvrages
d'un moine de Bec. Un débat sur la professionmonastiqueau XII" siècle.>>dansRevue
Bénédictine,1932,Abbayede Maredsous,Belgique,p.2l-46.
" Voit à propos de l'évolution de la formule des frères : Dom Maurice Laporte, Aux
sourcesde la vie cartusienne,op. cit., vol III, 1960,p.86-95.
'o
Op. cit., ch.LVn. <<Du rite de la réceptiondesfrères)),p. 271.
2sLa
Règle du maître, texte,traductionet notespar Adalbert de Vogiié, Paris, 1964,SC, 3
vol, vol II, no 106,p.379.
26
Coutumesde Chartreuse,op. cit., ch.22,p.213.
18
Nathalie Nabert
donner son habilitation. Mais c'est dans I'ordre de la sacralité et de
I'accomplissementdu rituel au cours d'une messeque ce rapport triangulaire
prend sa force opérative.
C'est donc au coursd'une messeque la professiondu noviceest reçuepar le
prieur et la communauté.Cette professionest écrite par le novice, s'il sait
écrire, authentifiantainsi lui-même la demandejuridique qui va transformer
toute sa vie. Quant au frère dont Les coutumeslaissentà penserqu'il ne sait
pas écrire, il substitueà l'acte de rédactionla demandeen personne,< de sa
proprebouche> disentLes Coutumes,à un tiers, d'écrire sa professionqu'il
signe de sa propre main d'une croix .Et s'approchantdu coin droit de l'autel
aprèsI'Evangile et I'offertoire il la fait lire par le diacreen la tenant toujours
dans la main, puis la déposesur l'autel aprèsavoir baisé celui-ci. Ensuite
vient I'inclination devant le prêtre pour recevoir la bénédiction.Dans ce
cérémonialde la dépositionde la cédulesur I'autel communeaux pèreset aux
convers de façon originale et unique en Chartreuseil faut voir autant une
théàtralisationde la donationde soi devant la communauté qui légitime la
demande de I'impétrant, qu'une caution extralinguistique empruntée à
l'espacesacréqui codifie les mouvements.Le gestepersonnelde l'écriture,
de la signaturetransmet à I'objet par le toucherl'énergiede la personne.Le
contactbuccal avec I'autel des reliqueset de la consécrationeucharistique
prend à celui-ci la vitalité de sa sacralité étantle lieu pneumatophorede la
transformationdes espèces.Le code gestuelvient donc garantirl'intention du
jureur et manifesterdans les attitudesde son corps la performativité de sa
parole. Le fait que les Coutumes prennent grand soin de détailler le
cérémonialde la professionet de noter la ferveur du baiser donné à I'autel
prouve le lien étroit qui se noue désormaisentre le profès et le lieu de sa
profession,le rendanta tout jamais étrangerau monde,commele souligneles
Coutumesà cette occasion: (( A dater de cet instant,celui qui a été reçu se
considèrecomme étrangerà tout ce qui est du monde,au point qu'il n'a plus
de pouvoir sansla permissiondu prieur sur aucunechoseabsolument,et pas
même sur saproprepersonne ,r" .
II- Une parole efficace
Nous venonsde le voir, le corpsjureur sert la parole efficace,mais en quol
celle-ci est-elle un acte de langage? Et en quoi cet acte réalise-t-il une
désappropriation?
27
Coutumes,op. cit., ch. 25,p. 219.
Rites et parolesde la professionsolennelledansI'Ordre deschartreux
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Un acte de lunguge
Les travaux d'Austin sur la performativitéde la langueont démontrédepuis
longtempsque la parole qui affirme ou qui engagefart partiede ces séquences
linguistiquesqui accomplissent
I'action au momentde son énonciationtt.Cet
accomplissement
prend corps dans le vocabulairede la promesse: (( Je
promets, promitto, la stabilité,l'obéissanceet la conversionde mes mæurs))
ou (( j e promets I'obéissanceet la conversionde mes mæurs, et la
persévérancetous les jours de ma vie. )) Ce vocabulairemodifie le réel
instantanément,
dans le temps de l'énonciationqui est un présentperfectif
contenantson terminusad quem.La valeurénergisantede la promessedégage
le procèsperfectifde la duréepour I'accomplirdansI'espacede la profération
dont la formulationlapidaireet explicite réaliseles conditionslinguistiques
idéales.Mais parallèlementà cette structureverticaledu temps qui provoque
l'événement,la promessesolennelleimpliquela durée,cetteclaused'éternité
dans laquelle le moine engage la conversion de sa vie. Explicitement
mentionnéedansla professiondes converspar l'expression: <<tous lesjours
de ma vie >>qui vient connoterla notion de persévérance
et lui ajouterun trait
de durée, elle est implicitement contenuedans le mot (( stabilité )) de la
formule des pèreset suggéréedansle verset 116 du psaumeI 18 répététrois
fois aprèsl'offertoire au degrédevantl'autel: < Reçois-moi,Seigneur,selon
ta paroleet je vivrai et ne déçoispasmon espérance".>>Laprojectiondansle
futur est bien révélatricede la solennitéde l'acte et de la superpositiondu
tempshorizontalde la professionà vie au tempsvertical de la parolejuratoire.
Parallèlementà la formule par laquellele moine s'engagedevantDieu etla
communautécelle-ci s'engagedevantlui par 1'oraison.Le novice demande,
en effet, cetteprière individuellementà chacun en fléchissantles genouxet
en disant :Ora pro mepater. La parolejuratoire se double donc d'une parole
orantequi fait glisserI'actejuridique dansla sphèredu sacré.Labénédiction
de la cuculle pour les pères seulementet du profès qui vient conclure Ia
cérémonieachèvede tisserles liens mystiquesentrele moine, la communauté
et le divin. La langue enregistrela performativitédes actes accomplisen
indiquantle changementinstantanéde vie à l'aide d'un modalisateurtemporel
qui opère Ia séparationentre le temps d'avant la professionet le temps
présent: <<A dater de cet instant,celui qui a été reçu se considèrecomme
étrangerà tout ce qui est du monde3O.
>>L'intégrationn'est doncréaliséequ'à
" J.L. Austin, Quand dire, c'est faire, Paris Seuil 1970. l'" éd. How to do things with
words, Oxford, 1962.
2e
Coutumesde chartreuse,op. cit., ch.23,p.217.
to
ldem, ch. 25,p. 219.
20
Nathalie Nabert
I'issue de cette ultime phaseoù celui qui entre dans la communautés'est
dépouillétotalement de son être ancienbien symboliséen chartreusepar le
rite de la dévêtureet de la vêturede la cuculle.
(Jne désuppropriution
Dans la formule de professionla désappropriationestreprésentée
par le væux
d'obéissanceque prononcenten secondles pères et en premier les frères.
L'importancede l'obéissanceest rappeléedansle chapitrede l'oraison sur le
novice comme une des principalesobservancescartusienneset sa place
initiale dans la professiondes frères,amenéspar leur travail à sortir de la
clôture indique qu'elle est le vecteur principal de leur saintetédans leur
conditionhumaine.Après sa profession le moine a perdujusqu'au pouvoir
sur lui-même puisque tout doit passer par l'autorisation du prieur. Ce
dénuementintérieur a été précédéd'un dénuementextérieur matérialiséau
momentde la demandede miséricordeavantla professionpar l'abandonde
tous ses biens : (( Après une demandede miséricordefaite de la même
manièreau chapitre,on lui accordela libre faculté,ou de se retirer s'il le veut,
ou de distribuertous sesbiens, comme il lui plaît et à qui il désire". r, La
dépossession
des biensterrestresprésentedansla Règtede saint Benoît3zet
dans La Règte du maître33,mais sensiblementdifférente du fait que dans
I'Ordre des chartreux les biens ne sont pas attribués au monastèreoù
s'accomplitla profession,est préludeà une dépossession
encoreplus grande,
celle de soi. Le rite de la dévêturede la chapedu novice et de la vêture de la
cuculle béniepar le prêtre symbolisela transformationopéréepar les mots de
la professionet la prière de la communauté.L'oraison sur la cuculle signifie
la double opérationde séparationd'avec le monde et d'union au Christ dans
l'humilité et dans l'innocencerecouvrée.La cuculle comme la robe de
baptême,revêt l'éclat de la purification accompliedansle cadredu noviciat et
à traversce vêtementterrestre,invite le moine à I'imitation de jésus-Christ:
(( SeigneurJésus-Christ,qui as daigné revêtir le vêtementde notre chair
mortelle,nous supplionsl'immense abondancede ta générosrté,daignebénir
cet habit que les saintspèresrenonçantau siècleont décidéde porter en signe
d'innocenceet d'humilité afin que ton serviteurici présent,qui s'en servira,
mérite de se revêtir de toi, qui vis et règne avec Dieu le Pèreto.,, Dans la
t'
t'
tt
Id"m, ch.22, p. 215.
Règl" de saintBenoît,op. cit.,ch.LVIII.,p.273
Lo Règtedu Maître,op. cit., vo|2,p.373.
to
ldu*, ch.24,p.217.
Rites et parolesde la professionsolennelledansl'Ordre deschartreux
2l
Règle de saint Benoît se sont les habits séculiersqui sont retiréset conservés
au vestiaire,mais au XII'siècle le retrait de la tunique,tunica orrde la cappa
indiquéedans la Regula solitarium de Grimlaicus3s,comme vêtement du
novice pour indiquer le passageà la professionest généralisé.Comme une
nouvellepeaudonc,le vêtementrevêtusignifie I'entréedansla vie divine. Au
XVf siècle,Dom Jean-Juste
Lansperge,dansune lettre à un de sesdisciples,
évoquela professionsolennellecommeI'union sponsaleavecDieu d'une âme
misérablenue et pauvre'u.
Au terme de cetteétudeplusieursélémentsdistinctsapparaissent: l'équilibre
maintenuentre la tradition monastiqueissuede la Règle de saint Benoît et le
particularismeérémitiqueprésentdansle vocabulairedu désert.
L'alignement des professionsentre les pères et les frères instaurantune
égahtéjuridique dansla diversitédescharismes.
La stabilisationde la communautédansle dépouillementde I'obéissanceet
dans l'imitation de Jésus-Christauxquelsune partie du cérémonialde la
vêtureréfère ainsi que les deux oraisonssur la cuculle et sur le novice, fixant
ainsi,dansle corpsmystiquedu Christ,le sensde la solitudecontemplative.
" PL, n" lo3, op. cit.
36Lansperge,Epistolaeparaeneticae
ac morales, dansOpera omnia, éd. Montreuil-sur mer, T. IY,Ietfte 22,
p.129.
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