Civilisations de l`Asie Orientale

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Civilisations de l’Asie Orientale
I.
Cadre naturel et chronologique
1. Introduction
Beaucoup de pays ont connu au 20e siècle une distorsion démographique de laquelle découle
une crise d’identité. Celle-ci s’exprime dans certains pays d’Asie par un intérêt particulier porté à
l’Histoire : la Corée et le Vietnam ont ainsi cherché à prouver leur « indépendance historique ». Ce
recours à l’histoire peut aussi cacher une critique adressée à des gouvernements où la liberté de
pensée n’est pas encore totale. En Chine par exemple, certains articles ou essais traitant de l’histoire
du pays cachent en fait une critique du régime en place.
De plus, alors qu’en Europe coexistent deux systèmes, une histoire sainte et une histoire locale
désacralisée, en Asie l’histoire est sacrée.
2. Chronologie générale
La période qui s’étend de 800 à 400 BC marque un saut en avant dans l’histoire des
civilisations, aussi bien dans l’Europe méditerranéenne qu’en Inde du Nord et en Chine, caractérisé
par la « conscience de la conscience ». Les changements des techniques de production entraînent un
changement de l’organisation des sociétés puis de la spiritualité. De grands ensembles politiques
émergent. En Asie, en 221 BC, l’Empire chinois est unifié sous les Qin1, par élimination des rois
locaux, remplacés par des délégués et des préfets. Cette dynastie instaure des lois si rigoureuses
qu’elle survit peu de temps à la disparition de son fondateur Qin Shi Huangdi. La grande
muraille est érigée en protection contre les peuples d’Asie centrale. Ce grand empire à caractère
universel est fondé sur la capacité à gouverner sur des populations de mœurs différentes. Il marque
la naissance de pensées et d’idéologies nouvelles : on instaure le culte du ciel par le souverain, qui
acquiert un caractère sacré. Le culte du père et des ancêtres, base de l’idéologie d’Etat, est transféré
sur le culte du souverain, roi et grand prêtre. L’extension des relations commerciales qui découle de
cette unification entraîne un mélange de populations et l’importation du bouddhisme, fait capitale
dans l’histoire de la Chine ancienne et la modification de ses manières de penser.
L’Empire des Han fait suite à celui des Qin en 202 BC, et s’effondrera en 220 AD. De 300 à
600, le confucianisme donne naissance à une nouvelle idéologie politique. La Corée, le Japon, le
Vietnam émergent en tant que royaumes indépendants s’émancipant plus ou moins de la culture
chinoise.
De 600 à 900, l’Europe vit selon les règles de la féodalité. Charlemagne échoue dans sa
tentative de rebâtir un Empire à l’image de celui de Rome. En 700, l’Islam rompt l’unité du monde
occidental : une séparation entre le Nord et le Sud s’installe qui marquera les relations et les conflits
pour de nombreux siècles. En Chine, les Tang (618-906) succèdent aux Sui (581-618). C’est la
renaissance d’un empire puissant, qui contrôle la route de la soie et la propagation du bouddhisme.
Une nouvelle organisation administrative, basée sur le système des concours, et une force militaire
puissante, sont mises en place. Le commerce entre l’Orient et l’Occident se fait au profit des pays
d’Asie, ce que certains considèrent comme une perte monétaire dangereuse. L’Islam coupe à cette
époque ces voies commerciales et impose à l’Europe des taxes insupportables.
Les Tang établissent un équilibre entre seigneurs locaux et pouvoir central, qui servira de
modèle pour le Japon ou les populations soumises Viet (code de lois du 11e s.). Leur civilisation et
celle du califat de Bagdad sont alors bien supérieures à celles d’Europe, qui organiseront les
croisades comme un moyen de défense. Le déclin chinois s’amorce quand l’équilibre entre
puissance administrative et production économique est rompue du fait de dirigeants décadents.
La Chine du 10e siècle est divisée entre de petits Etats. Les Song (960-1279) dirigent un
empire bien différent de celui des Tang, plus chinois. C’est l’apogée de la civilisation chinoise
classique, dans les domaines techniques (oléoducs en bambou, artillerie, plans cadastraux) et
spirituels (une synthèse philosophique donne naissance à la conception actuelle du confucianisme).
La floraison des arts renforce le prestige de la Chine, qui ne retrouve cependant pas ses anciennes
frontières.
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Le nom de « Chine » viendrait de cette première dynastie.
Les invasions du Nord annexent la Chine au gigantesque empire mongol, qui à la fin du 13e
siècle s’étend de la Corée à la Pologne, du Vietnam à l’Egypte, en passant par les étendues russes,
perses et du Nord de l’Inde : c’est la dynastie Yuan (1271-1368), qui adopte le néo-confucianisme
et amène les échanges commerciaux à un niveau inégalé. Mais elle est balayée par une révolution
au 14e siècle pour ne pas s’être assez sinisée et intégrée aux mœurs de la population. L’Occident
connaît des rénovations basées sur les Etats nationaux. On assiste à une bifurcation des civilisations.
La Chine effectue une synthèse du bouddhisme, du confucianisme et du taoïsme dans le néoconfucianisme, qui proclame une cosmologie et un ordre général qu’on ne peut perturber. Toute
activité est assujettie à ce système. L’Europe connaît une séparation nette entre le laïc et le
religieux : le développement scientifique se fait hors de la sphère religieuse. Thomas d’Aquin
concilie la raison et la foi en considérant la science comme une vue partielle de la vérité divine.
Le 14e siècle voit la restauration d’un vrai empire chinois, celui des Ming (1368-1644), d’une
superficie toujours inférieure à celui des Tang. L’Asie du 10 e au 17e siècle est agitée de nombreuses
frictions : en Asie Centrale, consécutivement aux différentes périodes d’importation du
bouddhisme, en Asie du Nord, où les guerres avec les Mongols sont périodiques du 15e au 18e
siècle. Du 14e au 18e siècle, le Tibet représente un enjeu entre les Mongols et les Chinois. Ceux-ci
se désintéressent des mers et des côtes orientales, à une époque où les Européens les contournent.
De là naît la fausse idée de l’isolement de la Chine, trop occupée à combattre les pouvoirs rivaux
continentaux. Au 16e siècle émerge une littérature contestataire des institutions en place. Les
royaumes coréen, vietnamien et japonais profitent des difficultés de restauration chinoise.
La dynastie mandchoue Qing (1644-1912) s’installe sur le trône de Chine. Cette caste
dominatrice étrangère, malgré un essai de sinisation (empereurs lettrés), entraîne un blocage
politique et un retard de développement, alors qu’au même moment l’Europe connaît un dynamisme
sans précédent par la confrontation d’Etats mercantiles. Les 17e et 18e siècles voient cependant
l’émergence du mythe du sage chinois, en même temps que celui du bon sauvage d’Amérique.
2. Géographie de l’Asie orientale I,
L’Asie orientale regroupe le Japon, la Corée, la Chine, Taiwan et le Vietnam. L’ensemble de
ces pays présente des facteurs d’unité :
- Tout d’abord, il s’agit d’une aire culturelle, correspondant au rayonnement de la civilisation
chinoise, dans laquelle une même écriture, facteur d’unité important, s’est imposée.
- Ensuite, ces pays sont liés par un fait culturel : il s’agit de l’« aire des baguettes ».
- De plus, il existe une unité physique par le fait d’un phénomène climatique spécifique : la
mousson, qui caractérise l’« Asie des moussons ».
- Enfin, la combinaison du génie extrême-oriental et de ce phénomène de la mousson a
entraîné le développement d’une agriculture fondée sur la riziculture intensive.
Tout ceci ne doit pas faire oublier les faits spécifiques à chaque pays et les phénomènes de
diversité qui les caractérisent.
1. Le dispositif géographique
L’Asie orientale est la terre des extrêmes, des 8.000 mètres de l’Himalaya aux 10.000 mètres
de profondeur des fosses du Japon. Sur une superficie égale à celle de l’Europe (10,6 millions de
km²), sa population est cependant double (2 milliards d’habitants). Il faut y ajouter 5 millions de
km² d’espace maritime d’une importance significative.
Ces caractéristiques s’inscrivent dans une formidable dissymétrie, où le continent chinois
représente 90% de la superficie. C’est aussi un ensemble extrêmement diversifié, où s’articulent
quatre grands domaines morphologiques :
- l’énorme masse continentale Chine-Tibet (9,6 millions de km²), ensemble physique luimême diversifié.
- deux espaces péninsulaires, la Corée (220.000 km²), et le Vietnam (330.000 km²) situé à la
lisière orientale de la péninsule indochinoise : ce sont des projections du continent vers la
mer.
- la guirlande insulaire qui s’étend de l’archipel nippon à Taiwan (400.000 km²). Elle
appartient à la ceinture de feu du Pacifique qui parcourt l’Amérique et se prolonge jusqu’aux
-
Philippines, et qui s’explique par le jeu des plaques sous-marines de l’Océan et des plaques
continentales de Chine. Elle se caractérise par des séismes et des éruptions volcaniques.
les espaces maritimes (5 millions de km²).
a) La masse continentale (9,6 millions de km²)
Il est commode de distinguer la succession de trois macro-paliers de l’est à l’ouest :
le macro-palier occidental, occupé par l’espace tibétain (3 millions de km²), situé entre
3.000 et 8.000 m d’altitude. A l’ère tertiaire, l’île indienne remonte de l’hémisphère Sud en
direction de la plaque tibétaine : à la fin de cette ère, les deux plaques se télescopent par
subduction. Actuellement, le Tibet continue à s’élever et le plateau indien glisse vers la
Chine du Sud, à l’origine de nombreux tremblements de terre.
- le plateau inférieur au nord et à l’est du premier ensemble, qui englobe celui-ci (4 millions
de km²). Sa morphologie très diversifiée et unique au monde en fait une zone très
touristique.
- l’Est est caractérisé par la succession de plaines au nord, de moyennes montagnes et de
collines vers le sud, qui s’élèvent jusqu’à 1.000 m d’altitude (3 millions de km²). Cet
ensemble regroupe la totalité des plaines chinoises, en grande partie dans son nord. Celles-ci
présentent une forte dissymétrie dans leur peuplement.
Les trois paliers sont recoupés par des fleuves immenses, en particulier le Fleuve jaune
(Huang He, 4.845 km) au nord et le Yangzi Jiang (5.980 km) au centre.
-
b) Les péninsules (550.000 km²)
Le Vietnam juxtapose brutalement plusieurs ensembles : une ligne intérieure continue de
reliefs (de 1.000 à 2.000 m) constitués de hauts plateaux, et un liseré de plaines littorales dont les
deux extrémités sont constituées de deltas fluviaux, celui du Fleuve rouge (Sông Hông, 1.200 km)
au nord qui porte Hanoi, et celui du Mékong (4.200 km) au sud qui porte Hô Chi Minh-ville
(anciennement Saigon). On peut comparer la géographie du pays à une palanche2 de riz.
La Corée, de la taille de l’Italie, est excessivement montagneuse. Il existe une nette
dissymétrie entre le Nord-Est montagneux et massif qui plonge directement dans la mer, et le SudOuest qui porte les seules plaines importantes.
c) La guirlande insulaire nippone (400.000 km²)
Elle se compose de milliers d’îles. Les quatre îles fondamentales du Japon sont : au Nord, en
contact avec la Sibérie, Hokkaidô, puis l’île principale de Honshû, et enfin Shikoku et Kyûshû. Il
faut leur ajouter Taiwan (36.000 km²).
L’archipel nippon, sur une superficie aux ⅔ de celle de la France, est riche d’une morphologie
extrêmement varié. C’est un espace aux ¾ montagneux. Les moyennes montagnes de type chinois
sont abondantes (Alpes japonaises). Plus de 30 sommets dépassent les 3.000 m. Mais il existe aussi
de formidables appareils volcaniques tous susceptibles d’entrer en éruption. Le paysage japonais est
caractérisé par sa beauté et la violence de sa nature (séismes, volcans) et de son climat. A côté de
ces reliefs s’insèrent un chapelet de petites plaines ouvertes sur le Pacifique, dont le Kantô, où se
trouve Tôkyô, et qui regroupe sur 15.000 km² la base économique du Japon.
d) Les espaces maritimes (5 millions de km²)
L’Asie orientale compte quatre grandes mers, du nord au sud : la mer du Japon (entre la Corée
et le Japon), la mer Jaune (entre la Chine et la Corée), la mer de Chine orientale (entre Shanghai,
Shikoku et Taiwan), et la mer de Chine méridionale (qui borde la Chine, Taiwan, les Philippines et
l’Indochine). Cette « méditerranée asiatique » a eu une formidable importance historique : elle a été
le lieu d’échanges internationaux, commerciaux et humains, pendant 2.000 ans. Encore récemment,
c’est par elle que s’est faite la diaspora chinoise (40 millions de personnes), ou que se sont enfuis
les boat-people. Mais elle a aussi été le théâtre de nombreux conflits.
La palanche est une tige de bois, droite ou légèrement arquée, utilisée pour porter, sur l’épaule, deux charges
accrochées à chacune des extrémités.
2
La mer est aussi un formidable pourvoyeur de ressources. Le Japon est réellement une
civilisation de la mer sur le plan des ressources alimentaires. Avec Taiwan, il est l’inventeur de
l’aquaculture. Les chantiers navals de l’Asie orientale prennent le relais des chantiers européens.
2. Un mécanisme climatique spécifique : la mousson
a) Les vents de mousson
Le mot mousson vient de l’arabe mausim, « saison ». La navigation arabe a en effet été la
première à découvrir ce phénomène de vents saisonniers alternés favorables pour elle : en hiver, les
courants de mousson entraînaient les bateaux vers l’Extrême-orient, et les ramenaient en Arabie en
été. Les Chinois l’appelle jifeng, les Japonais kisetsu fû, les Vietnamiens gió mua (ces trois termes
signifiant « vents saisonniers »), et les Coréens chang ma (« pluie saisonnière »).
La mousson se caractérise par un renversement saisonnier des pressions atmosphériques et des
vents. En hiver, des vents froids et secs soufflent du continent sibérien vers les espaces océaniques.
En été au contraire, des vents chaud et humide remontent de l’océan inter-tropical vers le continent.
On réserve parfois le terme de « mousson » à la seule mousson d’été, humide, dont l’importance est
primordiale sur la vie humaine, agricole essentiellement. Ce transfert massif des pluies et de la
chaleur inconnu en Europe, entraînant une unification thermique de l’Asie orientale et des pluies
générales, est idéal pour l’agriculture traditionnelle. C’est un facteur essentiel de la généralisation
de la riziculture intensive.
La Chine se trouve sur la latitude des grands déserts mondiaux : désert mexicain, Sahara,
désert afghan… Or, le désert est ici repoussé en Asie centrale grâce à la mousson. Au lieu d’une
coupure entre le nord et le sud de la Chine, cette région est la plus riche du pays et porte près de 400
millions d’habitants.
b) Les typhons
Un autre phénomène caractérise le climat de l’Asie orientale : les typhons. Cette manifestation
de vents dévastateurs porte différents noms de par le monde : « ouragan » aux Caraïbes et en
Floride (de l’arawak huracan, qui a aussi donné le hurricane anglais), « cyclone » dans l’Océan
indien, touchant la Réunion, l’île Maurice, Madagascar (du grec kukloma, de kuklos, cercle ou
mouvement circulaire), « baguio » des Philippines, « typhon » du Pacifique occidental. Les Chinois
l’appellent taifeng (« grand vent »), taifû en japonais. Ce mécanisme normal plus ou moins violent,
qui sévit du début de l’été jusqu’en novembre, consiste en la formation d’un centre de dépression
tropical gigantesque qui aspire l’eau de mer et la vapeur d’eau dans un mouvement de tourbillon. Il
affecte une aire à peu près circulaire de 50 à 200 km de rayon, la vitesse des vents en rotation
pouvant aller jusqu’à 300 km/h. Au centre, « l’œil du cyclone », zone de calme, atteint jusqu’à 40
km de diamètre. Se déplaçant rapidement vers l’ouest ou le nord-ouest, les typhons ravagent les
archipels ou régions côtières du continent. On peut relever quatre ou cinq trajectoires principales, du
nord vers le sud :
- trajectoire septentrionale, touchant le Japon central et méridional.
- trajectoire atteignant la Chine du sud-est (Taiwan et Fujian).
- trajectoire touchant la Chine méridionale (Canton et Hainan).
- trajectoire aboutissant au Vietnam du nord et du centre.
Les typhons ont un double effet dévastateur, qui combine celui du vent et celui des pluies. En
effet, lorsque les vents atteignent les côtes, toute la pluie contenue s’abat d’un seul coup sur des
régions qui sont les principales zones peuplées. La quantité d’eau déversée peut être double des
pluies annuelles à Paris. A cela s’ajoute encore des raz-de-marée déferlants : le sel qu’ils déposent
dans les rizières détruit les récoltes. Récemment, le 23 septembre 2000, un typhon soufflant à 200
km/h a ravagé la ville de Nagoya. Des centaines de milliers de maisons ont été détruites au Japon
depuis l’après-guerre.
Néanmoins, les typhons peuvent être bénéfiques : les plus petits d’entre eux apportent en
automne les ressources en eau nécessaires pour la deuxième récolte de riz, quand la mousson ne
suffit plus à alimenter les rizières.
3. Géographie de l’Asie orientale II,
le volet humain
1. La riziculture intensive
L’Asie orientale est l’univers de la rizière. La riziculture n’est pas uniquement un fait cultural,
mais aussi culturel. C’est un véritable phénomène de civilisation. La mousson d’été répand jusqu’au
nord du Japon les éléments tropicaux : le riz, plante tropicale, est cependant impensable en dehors
du Sud Vietnam sans l’intervention humaine de l’irrigation. C’est en cela que l’on peut parler de
fait de civilisation.
La riziculture extrême-orientale est fille de la mousson, du labeur des femmes et du génie des
hommes. Un hectare de riz fournit autant de calories que cinq hectares d’élevage. C’est une culture
peuplante, accompagnée de fortes densités de populations. Le riz nourrit beaucoup mais nécessite
une main-d’œuvre importante. La riziculture, fruit de plusieurs millénaires d’inventions techniques,
est le système de production pré-industriel le plus développé au monde.
Au 3e siècle av. J.-C. est inventé le repiquage, généralisé au 5e siècle apr. J.-C., qui évite de
semer directement. Il entraîne une économie de semence et une débauche de main-d’œuvre. On
sème tout d’abord dans une pépinière grain par grain selon une forte densité. Le repiquage de plants
solides de 40 cm intervient un mois après dans une surface de rizières cinq fois plus grande.
Pendant ce premier mois (mai-juin), les rizières libres permettent de terminer une culture précédente
(culture d’hiver de blé semé en automne).
On assiste au 7e siècle à une augmentation considérable du stock alimentaire, qui
s’accompagne de la domestication de nouvelles variétés de riz sauvage : en Chine du Sud, le riz
hâtif, mûr en 100 jours au lieu de 180, permet plusieurs cultures de riz successives : un riz hâtif plus
un riz de saison. Enfin, en 1960, la révolution verte voit la mise au point d’un riz de haut rendement
et de forte résistance.
La construction de réservoirs d’eau va permettre la mise au point d’un calendrier d’irrigation
(qui utilise des roues à godets) extrêmement rigoureux. Cette construction s’accompagne de
l’édification de réseaux de canaux hiérarchisés, qui vont commander à l’organisation du village
(spécialement au Nord Vietnam), du district, de la province et de l’Etat. Un historien a pu ainsi
qualifier la Chine de société hydraulique, mais ceci est plus vrai du Nord Vietnam.
La riziculture reste encore un facteur d’identité profond de l’Asie orientale, malgré le
développement du fait urbain.
2. Populations et peuplements
a) La géographie du peuplement : les grands foyers
L’Asie orientale compte plus d’un milliard et demi d’habitants, c.-à-d. le quart de l’Humanité,
dont plus des ⅔ vivent en République Populaire de Chine. Un caractère commun et fondamental de
ces peuplements est l’énorme accumulation dans les seules plaines, souvent réduites (en moyenne
de 1.000 à 2.000 habitants ruraux au km²). La raison en est la localisation exclusive de la riziculture.
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Le Vietnam comprend deux plaines fondamentales qui regroupe plus des ⅔ de la population :
le delta du Mékong au sud : grande riziculture commerciale (pas de repiquage).
le delta du Fleuve rouge au nord : riziculture intensive typique. Cette région revendique les
principales inventions de la riziculture.
La Chine présente un phénomène comparable sur des échelles multipliées :
au nord, la plaine du Fleuve jaune compte 300 millions d’habitants. Cette accumulation de
populations n’est pas liée à la riziculture, mais correspond au foyer de développement de la
civilisation chinoise des Han.
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au centre, les pays du Yangzi jiang (ou Chang jiang, « long fleuve ») marquent les débuts de
l’univers de la riziculture chinoise, auquel s’ajoute un héritage historique : 450 millions de
personnes y vivent.
au sud, les plaines sont réduites au profit des collines et des moyennes montagnes. On y
trouve la riziculture la plus intensive, à double récolte. Les poches de peuplement sont à très
haute densité (delta de la rivière des perles : Canton, Macao, Hong Kong, d’une superficie
de 25 à 30.000 km² équivalente à la Normandie, alors que les autres deltas mesurent environ
300.000 km²).
A Taiwan, une étroite plaine occidentale regroupe 80% de la population, pour une des plus
fortes densités du monde, plus forte que celle du continent.
Au moins les ⅔ des habitants de la Corée s’entassent sur trois plaines excessivement réduites :
- au nord, la population de la plaine de Pyongyang est historique, on y trouve peu de riz.
- au centre, la plaine de Séoul et de Wonsan est la principale plaine.
- au sud se trouve la plaine de Kunsan. Ces deux dernières concentrent la riziculture du pays.
Au Japon, 60% du peuplement est installé aussi sur trois plaines, mais la dissymétrie est
moins forte à cause de la répartition du tissu urbain :
- la plus grande plaine se trouve au nord. Il s’agit du Kantô, où se trouve la capitale Tôkyô.
- vers le sud s’étendent les plaines littorales du Tôkai.
- au sud enfin, se trouvent la plaine du Kansai et Kyôto.
La riziculture intensive a été importée de Chine au 10e siècle.
On note en Asie orientale une formidable capacité à l’entassement, qui s’appuie sur des règles
confucéennes de comportement social, etc.
b) Une profonde dichotomie de peuplement
Ces caractères s’accompagnent d’une désertification démographique des autres formes de
reliefs. Alors que dans d’autres régions du monde, les montagnes furent un refuge par rapport à des
bas-pays malsains (complémentarité des plaines et des montagnes en Europe), l’Asie est marquée
par des civilisations de plaines ignorant ou méprisant les zones montagneuses. Les montagnes de
Chine furent dévastées, celle du Japon conservées mais désertées.
Le peuplement des montagnes est le fait de minorités indigènes. En Chine et au Vietnam, ces
peuples furent absorbés ou surtout refoulés plus loin dans les hautes terres. La carte du relief se
présente comme un négatif de celle du peuplement.
c) Composition du peuplement
On relève deux grands cas de figures :
le fait coréen et japonais : il se caractérise par une population importante pratiquement
homogène. Il n’existe plus de minorité indigène et il n’y a pratiquement pas d’immigrés. La
Corée est habitée à 99% par des Coréens. Le reste se compose majoritairement de Chinois
restaurateurs ou boutiquiers. De même, la population aïnou du Japon a pratiquement
disparu. Il y a quelques travailleurs immigrés coréens et chinois. Dans les deux pays, les
arrivages clandestins sont organisés par les mafias.
- le fait chinois et vietnamien : il se caractérise par d’importantes minorités autochtones. Elles
représentent 10% de la population chinoise, soit tout de même 130 millions de personnes, et
plus de 12% de la population vietnamienne. En Chine, ces peuples, regroupant 55 minorités
reconnues relevant de six grandes familles ethnolinguistiques, présentent une formidable
expansion numérique, des 20 millions de Thaïs aux 20.000 Tadjiks, iraniens musulmans du
groupe indo-européen, chinois du fait d’un héritage historique du découpage des frontières.
A Taiwan, les aborigènes représentent 2% de la population (400.000 individus), refoulés
dans les montagnes. Le Vietnam présente une géographie verticale du peuplement :
-
peuples tibéto-birmans
1800 – 2000 m
Méos (chin. Miaos)
minorités (13%)
("montagnards") Thaïs
[pavot (opium)]
1500 m
1000 m
peuples proto-indochinois
500 m
Vietnamiens (85%), Chinois (2%)
|||||||||||||||||||||||||||||||||
[plaines rizicoles]
La richesse humaine des minorités pose cependant un vrai problème politique.
3. Le fait urbain
Globalement, on recense environ 70% de ruraux qui recouvrent des réalités très différentes :
Vietnam 80%, Chine 70%, Corée – de 40% (Corée du Sud 20%), Japon 20%. On note quatre grands
types d’urbanisation :
- la mégalopolis japonaise : elle forme un continuum urbain de Tôkyô à Fukuoka au sud sur
un axe de 1.000 km, et s’apparente à certaines formations urbaines des Etats-Unis. 70 à 80
millions d’habitants y vivent, principalement dans les deux pôles géants que sont TôkyôYokohama (30 millions), et Ôsaka-Kyôto-Kôbe (20 millions).
- un urbanisme vertical et acrobatique : Hong Kong regroupe 6 millions de personnes
entassées sur des rochers. La moitié sont des réfugiés venus de Chine Populaire. La ville
inspire le développement actuel de Shanghai dont les principaux promoteurs sont
hongkongais.
- une polarité ou bi-polarité urbaine : le premier type caractérise la Corée du Sud (la ville de
Séoul et ses 12 millions d’habitants, plus du ⅓ de la population urbaine), le second le
Vietnam pour des raisons historiques (au nord, la capitale politique Hanoi – 3 millions, et au
sud, la capitale économique de fait Hô Chi Minh-ville – 5 millions)
Cette bi-polarité dépeignait jusqu’à peu la Chine urbaine, avec au nord la capitale politique
Beijing (~10 millions) et la capitale économique ressuscitée Shanghai (15 millions), mais
elle est de plus en plus atténuée. La Chine a hérité d’un réseau urbain étouffé par Mao
Zedong, qui ressuscite pour le meilleur comme pour le pire (Canton, Hong Kong).
4. Chronologie générale de l’Asie orientale II
(période pré-moderne),
Les Européens et bientôt les Américains cherchent des solutions extérieures à divers
problèmes, plutôt économiques en Grande Bretagne, politiques en France et en Russie. La grande
crise militaire de la Révolution et de l’Empire français (1815) libère des forces qui coïncident avec
le réveil de l’esprit de supériorité, fondé notamment sur l’expérience du progrès technique, mais
aussi sur l’exaltation nationaliste et sur le renouveau chrétien. Ce mouvement succède à l’esprit du
18e siècle qui avait été plus universel et qui avait admiré le « bon sauvage » d’Amérique et surtout
le « sage » d’Asie orientale. Or cette conscience de supériorité ne fait qu’augmenter avec l’essor du
rationalisme et du libéralisme au 19e siècle. Des économistes pensent qu’en imposant partout le
libéralisme, l’humanité connaîtrait un nouvel âge d’or par le développement du commerce, donc de
la production et des progrès techniques. Les besoins croissants de matières premières et de
clientèles, stimulés par la concurrence et les problèmes sociaux, provoquent l’adoption de politiques
agressives d’ouverture forcée des marchés, puis de domination impérialiste après la crise
économique des années 1870. L’augmentation rapide des populations entraîne la colonisation de
l’Amérique et de l’Australie. On voit dans les masses populaires asiatiques un marché de
consommation qui ne serait jamais saturé : on y force donc les Etats à supprimer ou abaisser leurs
protections douanières, et à concéder des bases si possible à l’embouchure de grandes voies de
pénétration, pour stocker des marchandises et entretenir les bateaux de guerre nécessaire à
l’application de « traités inégaux ».
1. Affaiblissement des Etats asiatiques au début du 19e siècle
a) Un pouvoir politique fort en principe
L’autorité paternelle d’un souverain sacralisé est un fait ancien dans la culture chinoise, et
s’appuie sur le confucianisme. L’antique culte du père et des ancêtres, base de l’idéologie d’Etat, a
été transféré sur le culte du souverain, roi et grand prêtre. La dynastie Han tâchera ainsi de mêler le
système religieux et le respect de la loi. Ce pouvoir fort se base sur un devoir d’éducation et une
centralisation administrative, bureaucratique, effective aux 7e et 8e siècles (choix de fonctionnaires
parmi des listes).
Pour éviter les rivalités de pouvoir, on cherche à limiter la formation de grands centres
économiques, en luttant contre le capitalisme et les grands propriétaires fonciers. Cette politique
implique une limitation du commerce extérieur qui a aidé à forger l’image d’une certaine fermeture
de la Chine. En fait, la lutte contre le capitalisme est tant une conséquence pratique de l’exercice du
pouvoir qu’un fait idéologique.
b) Les limites au pouvoir
La notion de mandat du ciel est constatable dans l’harmonie des forces de la nature. Le
souverain est à l’écoute des lettrés, même si ceux-ci sont dépourvus de droit. En effet, toute
catastrophe naturelle tend à prouver que l’Empereur en place n’est pas le maître de la nature, mais
un perturbateur de celle-ci. Les lettrés et le peuple sont pratiquement soumis à un « devoir de
révolution » nécessaire pour renverser l’élément perturbateur. D’autre part, le rôle des préfets est de
négocier autant que de représenter l’autorité auprès des notables. On a un double système de
notables élus et supervisés par une administration locale.
La dynastie mandchoue Qing (1644-1912) rencontre des difficultés pour régner. Cette caste
dominatrice étrangère, malgré un essai de sinisation (empereurs lettrés), entraîne un blocage
politique et un retard de développement, alors qu’au même moment l’Europe connaît un dynamisme
sans précédent par la confrontation d’Etats mercantiles. La situation commence à se détériorer au
début du 19e siècle. L’accroissement de la population, l’augmentation des impôts et la prévarication
des fonctionnaires créent les conditions favorables à la grande explosion sociale qui caractérise la
seconde moitié du siècle. Ces difficultés se combinent avec l’intrusion des grandes puissances
occidentales que l’Empire ne peut contenir. Toutes les tentatives de solution (reprise en main,
réformes) se soldent par des échecs.
Au Japon, l’unité nationale a été retrouvée au 16e siècle. Le shôgun a supplanté le Tennô qui
ne conserve qu’une autorité religieuse. Il doit cependant fermer le pays devant l’importation
d’armes étrangères par les daimyôs, alors que la société est prête à la révolte. Le généralissime est
de plus en plus difficilement supporté par la grande noblesse depuis le 17e siècle.
Les grands empires d’Asie ont donc développé une théorie du pouvoir fort mais de
nombreuses limites théoriques et pratiques s’y opposent. Au 18e siècle, les Européens sont
admiratifs de l’administration orientale (cadastres, réglementations, etc.), mais celle-ci est devenue
un système trop compliqué.
Le pouvoir central est victime de l’incompréhension des changements profonds que les
nouvelles techniques peuvent apporter, et des modes de pensée et fonctionnements des pays
européens. Le prestige militaire est essentiel, mais l’espace géographique est mal contrôlé : il
n’existe pas de flotte réelle. La Chine est tournée vers l’intérieur, le Vietnam vers les montagnes.
Les côtes japonaises sont munies de défenses passives et peu efficaces. Certains problèmes
paraissent alors plus graves que les agressions périphériques des occidentaux, tels ceux
d’unification inachevée à cause des distances et des ethnies minoritaires (Chine, Vietnam), ou
résultant de la fragilité de la paix intérieure à cause des déséquilibres économiques et sociaux, ou
liés à l’utilisation abusive de l’idéologie dite « confucéenne » au service des pouvoirs publics, en
discordance avec les opinions publiques… Tous ces pays sont en stagnation économique, le progrès
technique est bien en retard par rapport à la progression démographique. Ces déséquilibres profonds
suscitent de vives réactions populaires : sociétés secrètes de Chine, révoltes en Corée (1812), au
Japon (1836), au Vietnam (1833-35). Les dynasties au pouvoir (shôgun Tokugawa au Japon,
empereurs Qing mandchous en Chine, rois Yi en Corée et Nguyên au Vietnam) manquent pour
diverses raisons de l’autorité morale et de l’audace nécessaires à l’encouragement de profondes
réformes.
2. L’expansion occidentale (à partir de 1842)
a) La politique impérialiste des pays européens
Les pouvoirs en place sont fragilisés et méfiants face à une pression occidentale très forte. Les
puissances européennes implantent des colonies en de nombreux points d’Asie, à l’image de ce qui
se passe dans le reste du monde : Espagnols aux Philippines au 16e s., Hollandais à Java au 17e s.,
Anglais en Inde au 18e s. (Compagnie des Indes orientales), à Singapour… Les cotonnades
anglaises permettent la conquête de marchés et l’implantation du machinisme. Le Japon tolère
devant Nagasaki la présence de commerçants hollandais. Les Européens exploitent le trafic
d’opium, et le commerce inégalitaire qui existait depuis des siècles se renverse à leur profit. Ce
trafic débouche sur la guerre de l’opium3. C’est le début des affrontements militaires qui amènent
bien des déboires à la Chine. Elle est contrainte, à la fin de chaque épisode, de signer des traités
inégaux (1842, 1844, 1858, 1860).
Les succès des occidentaux sont impressionnants. En 1840, ils ne disposent que du vieux
comptoir portugais de Macao (1553) et du droit de venir à Canton négocier avec un syndicat
(Gonghang = Co hong) de marchands chinois dans la dépendance de l’administration mandarinale,
et sans pouvoir y résider longtemps. En 1894, les Anglais tiennent Hong Kong depuis 1842, les
Russes ont obtenu de vastes territoires et y ont fondé Vladivostok, l’empire chinois a abandonné sa
souveraineté douanière et permis la circulation des étrangers pour les affaires et l’évangélisation ;
les étrangers ne peuvent être jugés que par leurs consuls et disposent de 14 concessions urbaines
avec leurs gardes militaires, où l’empire a renoncé provisoirement à sa souveraineté (Tianjin,
Shanghai, Canton, mais aussi Hankou, Chongqing, loin dans l’intérieur). Le Japon a dû céder aux
exigences des Etats-Unis en 1854, puis des autres puissances depuis 1858. La Corée a fini par
signer aussi des traités avantageux pour les occidentaux depuis 1882, mais elle avait déjà été
soumise à de très fortes influences japonaise, chinoise et russe. Le Vietnam est complètement
conquis par les Français, sauf quelques réduits défensifs sans espoir de victoire militaire prochaine.
En 1914, les puissances coloniales et leurs colonies couvrent 68% de la superficie mondiale,
auxquels s’ajoutent les 11% des Etats semi-coloniaux (Chine, Empire Ottoman).
La tendance occidentale à l’intervention s’accroît (missions catholiques, investissement de
capitaux, etc.). Elle reflète cependant une certaine « bonne foi » : le partage des richesses est
inéquitable, mais on considère que, comme il y aura de plus en plus à partager, le monde sera plus
heureux dans l’adoption du mode de civilisation défini par l’occident. La modernisation de l’Asie
orientale est dominée par les occidentaux et orientée à leur profit.
La guerre de l’opium (1839-1842) naît de l’inquiétude de l’accroissement de la consommation d’opium, favorisé par
la contrebande protégée par les Anglais. Après bien des hésitations, l’empereur en interdit l’importation. Les Anglais
occupent aussitôt Shanghai et obtiennent par le traité de Nankin en 1842, la cessation de Hongkong et l’ouverture au
commerce européen de certains ports chinois.
3
b) Réactions des pays d’Asie
L’Asie orientale a connu très tôt de profondes réactions à l’expansion occidentale.
En Corée, un mouvement de lettrés d’intérêt pour la pensée occidentale, le Silhak, s’attaque au
bouddhisme. La Corée est le seul pays à avoir introduit le christianisme de lui-même. Cependant, ici
comme au Vietnam, les mouvements pour la modernisation, favorables aux influences étrangères,
sont gênés par les problèmes sociaux et par la composante missionnaire chrétienne qui rejette de
nombreux lettrés dans le conservatisme ; les réformes n’ont pas le temps d’aboutir à des résultats
efficaces avant les invasions étrangères.
Au 19e siècle en Chine s’amplifie un vaste mouvement similaire de curiosité pour les
techniques occidentales (Yangwu), qui débouche sur les mouvements Ziqiang et Fuqiang (voir
infra). Mais de nombreuses réticences demeurent, renforcées par la résistance japonaise,
vietnamienne, coréenne. Les Mandchous doivent faire face à de grands mouvements populaires,
notamment l’insurrection des Taiping4, qui, encouragée par la défaite chinoise de 1842, s’oppose
aux étrangers, et les rébellions musulmanes.
Le pouvoir temporel est remis en cause. Au Japon, les daimyôs s’associent au Tennô pour
éliminer le pouvoir shogunal. En Corée, l’Ecole de l’Est proclame que le destin d’une dynastie n’est
pas définitif, mais dépend du mandat céleste.
c) Effets limités de l’offensive occidentale
Malgré les succès européens, l’Asie orientale n’a pas été facilement ni complètement soumise.
Le traité de Nankin ne signifie pas une ouverture de l’Asie orientale. La défaite militaire chinoise
est très périphérique : il s’agit d’un échec localisé. La propagande chinoise prétend même que les
étrangers ont été repoussés. Les Anglais ne gagnent pas l’accès espéré au marché chinois, juste le
droit d’importer du thé et de faire entrer l’opium en Chine. Par souci d’équilibre des influences, les
mêmes avantages sont de plus accordés aux Etats-Unis (achat de livres), à la France (droits des
Chinois à devenir chrétiens et protection de ceux-ci). On parle d’une certaine renaissance impériale
dans les années 1870-80. Les résultats sont très inégaux. En 1856, un nouveau traité entre le
Royaume-Uni et la Chine donne lieu à l’envoi d’une délégation diplomatique, arrêtée militairement
à Pékin. Ce fait débouche sur la deuxième guerre de l’opium (1860), le sac et l’incendie du Palais
d’été et le traité de Pékin. De nouveaux ports sont ouverts et les commerçants européens peuvent
circuler en Chine. Les occidentaux aident à vaincre les Taiping. Ils cherchent à rétablir l’ordre, donc
le commerce. Le prestige militaire de la dynastie en sort très affaibli. Cependant, l’empire chinois,
qui a atteint son extension maxima au milieu du 18e siècle, n’a perdu que des territoires lointains
dans le nord, encore à peine intégrés au monde chinois. En 1885, la France n’a pas pu conquérir
Taiwan ; et si la Chine lui a abandonné sa suzeraineté sur le Vietnam, elle y a aussi obtenu des
avantages en même temps qu’elle réussit à échapper à l’indemnité de guerre d’abord réclamée.
En 1847, les Français débarquent en Corée. Les Américains sont à Pyongyang. Mais c’est un
échec. Le pays repousse les invasions étrangères jusqu’en 1895. La flotte vietnamienne est détruite.
Ce sont autant de tests contre la Chine, qui peut se sentir affermie par les agissements en toute
impunité des petits pays satellites.
Déterminés par la persécution des chrétiens, les Français entament la conquête du Vietnam en
1858, mais échouent devant Saigon. Les Vietnamiens crient à la victoire. La ville est prise en 1860,
puis reperdue quand les Français se rendent à Pékin appuyer les Anglais (cf. supra). La France met
un demi-siècle à conquérir le Vietnam (Cochinchine, Annam et Tonkin) et le Laos, et reconnaît dès
1886 qu’elle ne peut les garder qu’en obtenant la collaboration des notables.
4
La révolution Taiping (« Grande Paix ») est un mouvement politique et religieux qui agite la Chine de 1851 à 1864.
Son fondateur Hong Xiuquan prétend sauver le pays de sa décadence. Il soulève les mécontents et reçoit l’appui de
sociétés secrètes opposées à la dynastie mandchoue. En 1851, il annonce la fondation de l’Empire Céleste de la Grande
Paix (Taiping tian guo) et se donne le titre d’Empereur. Il conquiert la basse vallée du Yangzi jiang (fin 1852- début
1853) et installe sa capitale à Nankin. Le mouvement rencontre l’hostilité des missionnaires catholiques, puis des
commerçants français et anglais. En 1862 commence l’offensive générale contre les Taiping, qui menacent Shanghai.
Nankin tombe le 19 juillet 1864.
La xénophobie est excitée par des attaques insuffisantes, qui contribuent à la fermeture de
l’Asie. Les victoires occidentales sont partielles et périphériques. L’apogée de l’expansion n’a été
permise que par la participation du Japon au partage impérialiste. Celui-ci demande d’ailleurs dès
1872, et obtient en 1894 l’abrogation des traités en ce qu’ils avaient limité son indépendance. On
assiste à une accentuation généralisée des réactions de xénophobie devant les coups portés par les
Européens. En Chine, la répartition du pays en zones d’influence et la victoire militaire japonaise de
1895 exacerbe le nationalisme et un mouvement animé par les Boxeurs5 se développe.
3. Affaiblissement maximal des Etats d’Asie orientale à la fin du 19e siècle, cachant les débuts
d’une grande transformation contemporaine
a) Le réveil japonais
En 1868, le Japon est secoué par la révolution. Les grands seigneurs qui craignent la
domination du shôgun Tokugawa le renversent en s’associant au jeune empereur Mutsuhito. Celuici s’installe à Edo, l’ancienne capitale shogunale rebaptisée Tôkyô. Le Japon reconnaît que son
indépendance est menacée s’il ne s’adapte pas à l’Europe.
Commence alors le « gouvernement éclairé » de Meiji. Mutsuhito donne son programme de
réforme dans la charte des Cinq Articles. Celle-ci annonce d’une part la suppression du régime
féodal : les castes son supprimées, les fiefs sont remplacés par de nouveaux districts et les daimyôs
deviennent de grands libéraux ; la révolte des samurai de 1877, incitée par la suppression des
pensions et du droit de porter le sabre est écrasée, et leur caste est dissoute. D’autre part, la charte
montre la volonté de s’inspirer des méthodes occidentales (modernisation de l’équipement –
télégraphe, voies ferrées, usines). L’Etat favorise les études à l’étranger, et recourt à des techniciens
et instructeurs européens. En 1872, l’armée est réorganisée sur les modèles prussiens et français ; le
service militaire est obligatoire. Les réformes touchent l’enseignement (obligatoire), la police, la
presse, le droit, les postes, les chemins de fer, l’hygiène publique et les finances (instauration du yen
suivant le système monétaire américain, fondation de la Banque du Japon). L’ouverture aux
techniques et aux idées occidentales se fait dans une continuité voulue de l’ancienne civilisation
(sauvegarde et renforcement). Le shintô devient religion d’Etat. En 1889, la liberté religieuse
marque la modernisation, les pratiques shintô comme rites d’Etat l’exaltation des traditions.
Sur le plan politique, en 1885 un premier ministère est désigné par l’empereur, suivi en 1888
par la réunion du premier Conseil d’Etat. Mutsuhito promulgue en 1889 l’acte constitutionnel qui
transforme le pays en une monarchie de type constitutionnel basée sur le royaume de Prusse
(unification législative). Le Sénat formé en 1875 est mis en place par élection mais celle-ci reste
censitaire, et l’institution est au service d’un régime aristocratique.
Le Japon a besoin d’une aide technique et commerciale (capitaux), mais l’occident tente de
maintenir le pays. Cependant, il obtient en 1894 l’abrogation des traités qui limitaient son
indépendance. L’extraterritorialité est abolie, le Japon est intégré dans le groupe des grandes
puissances, où il est traité d’égal à égal. Le Japon participe ainsi à l’économie mondiale plus vite
que prévu grâce à une croissance démographique rapide (1867 : 26 millions d’hab. ; 1913 : 52
millions) qui fournit une main-d’œuvre abondante, et surtout grâce au désir d’instruction, aux
facultés d’adaptation, à la discipline et à la frugalité du peuple. Les samurai sont intégrés à
l’administration, l’armée, l’économie. Des trusts familiaux (Mitsui, Yasuda, Sumitomo) contrôlent
ainsi l’industrie, le commerce, les banques. Les clans de l’armée et de la marine (Satsuma)
poursuivent des buts impérialistes. En 1895 est construite une flotte de guerre (4 cuirassés, 8 navires
de ligne). Les Japonais prennent part très tôt à l’œuvre de colonisation. En 1900, ils participent à la
mission internationale pour délivrer les missionnaires retenus à Pékin, et occupent Singapour en
Les Boxeurs (ou Boxers) est le nom donné par les occidentaux aux membres d’une société secrète qui, à partir de
1895, anima un mouvement xénophobe qui culmina en 1900, avec une véritable émeute, dite « guerre des Boxers ».
Celle-ci menaça les légations étrangères, mais une expédition internationale en eut finalement raison.
5
1914 pour le compte des Anglais. Sous le règne de Mutsuhito ont lieu la guerre sino-japonaise
(1895), la guerre russo-japonaise (1905) et l’annexion de la Corée (1910).
Tout n’est pas que succès : les paysans sont libres, mais soumis à une lourde fiscalité, qui
entraîne un fort appauvrissement, la vente des terres qui se concentrent alors dans les mains de
grands propriétaires, et un exode rural. Le développement de l’industrie est problématique à cause
du manque de ressources naturelles. Les achats augmentent, ainsi que l’endettement.
b) L’impossibilité des réformes chinoises
En Chine, les Taiping se réfugient au Vietnam, l’ordre politique est restauré, mais le pouvoir
rencontre des difficultés dans la mise au point de réformes indispensables. La science et la
civilisation européennes remettent en question la structure traditionnelle de la société chinoise. Le
mouvement Yangwu ne peut plus être ignoré, et conduit à un mouvement réformiste de
« renforcement » (Ziqiang) visant à utiliser la présence étrangère pour moderniser le pays et garantir
l’indépendance. On cherche à moderniser le potentiel militaire (arsenaux de Fuzhou, Shanghai,
Tianjin) pour refouler les occidentaux. Mais ce plan est mal maîtrisé (pertes de bateaux, embauche
d’ingénieurs étrangers). En 1885, l’arsenal chinois est détruit par les Français. C’est l’échec du
Ziqiang. Un mouvement d’ « enrichissement et de renforcement » (Fuqiang) le continue dans les
années 1870-80, tentant d’allier la gestion dynamique du capitalisme privé national, et la direction
coordinatrice de l’administration impériale (guandu shangban, « l’administration dirige, le
commerçant gère »). La constitution de réseaux commerciaux, destinés à concurrencer les
occidentaux, se fait difficilement face à la réticence du gouvernement chinois à stimuler une
renaissance chinoise. Les résultats sont peu rapides et peu probants, loin de réaliser les espoirs. La
crainte de monter des entreprises capitalistes sous tutelle d’un gouvernement mandchoue entraîne
l’inertie du grand empire. Mais c’est un des facteurs de la transformation de la Chine, avec l’essor
d’une puissante bourgeoisie nationaliste, principalement dans les villes ouvertes aux activités
étrangères, surtout Canton et Shanghai. Des réactions populaires massives se manifestent, par
exemple en 1891 dans la vallée du Yangzi jiang. Des intellectuels se montrent capables de
moderniser la culture traditionnelle, et de l’enrichir par des éléments de celle des occidentaux. En
1895, la guerre sino-japonaise se conclut par le traité de Shimonoseki. Cette victoire du Japon, qui
révèle la conséquence expansionniste de la modernisation rapide des techniques industrielles du
pays, installe un protectorat japonais sur la Corée, concède Shanghai au Japon et permet
l’installation d’entreprises en Chine (ouverture chinoise). En 1905, le vieux système d’examens est
abandonné, l’armée est réorganisée.
c) Le Vietnam et la Corée
Le Vietnam s’effondre devant l’incompréhension de la politique française. Le dynamisme
(fonctionnaires modernisateurs dans les domaines de l’hygiène ou de l’éducation), passe inaperçu à
cause de la perte de la guerre.
En Corée et au Vietnam, les mouvements pour la modernisation, favorables aux influences
étrangères, sont gênés par les problèmes sociaux et par la composante missionnaire chrétienne qui
rejette de nombreux lettrés dans le conservatisme ; les réformes n’ont pas le temps d’aboutir à des
résultats efficaces avant les invasions étrangères.
En Corée, les années 1860-70 sont marquées par des tentatives de résistance contre les
Français, les Allemands, les Japonais, les Américains. Malgré la détermination des autorités de ne
pas ouvrir le pays aux étrangers, le gouvernement doit signer des traités avec le Japon (1868, aide à
la modernisation) et avec les principaux Etats européens (1882-1886). La cour est divisée entre
partis pro-chinois et partis pro-coréens. La monarchie ne peut imposer sa volonté. Les notables de
villages font échouer les réformes proposées. Le problème de l’autorité de l’Etat se fait sentir de
manière chronique. Les étudiants s’exilent au Japon ou en Chine. En 1878 est signé un nouveau
traité avec le Japon, et des traités d’équilibre avec la Chine, troublés par les Russes et les
prétentions japonaises exagérées. En 1894, c’est la révolte. Le pays fait appel à l’armée chinoise, et
les Japonais débarquent en invoquant le traité signé. L’affrontement aboutit à la proclamation de
l’indépendance de la Corée. Dans les faits, elle passe de la Chine au Japon. Le Japon sort vainqueur
de la guerre russo-japonaise (attaque de Port-Arthur et anéantissement de la flotte russe d’ExtrêmeOrient, 1905) et peut alors librement dominer la Corée, qu’il annexe à son empire en 1910.
4. Conclusion
La sclérose des pouvoirs en Asie orientale ne l’avait pas préparée aux bouleversements du 20 e
siècle. Ces pays étaient en état de modernisation, mais l’intervention occidentale a cassé ces
dynamismes trop lents6. Les gouvernements d’Asie ont rencontré des difficultés pour rapprocher et
accorder des conceptions très différentes : incompréhension par les lettrés du principe de majorité et
de la conception occidentale de la démocratie, philosophie du bonheur contraire aux principes de la
philosophie orientale qui prône la maîtrise de soi face à l’excitation des plaisirs et la consommation.
En occident dès le milieu du 19e siècle, à côté de l’apogée de la mystique impérialiste renaît
l’admiration pour les civilisations d’Asie orientale, par le développement d’études approfondies, par
l’encouragement donné par l’art japonais à la révolution esthétique contemporaine, ou encore par
une certaine influence du bouddhisme dans l’essor de l’esprit laïque en France.
II.
Pensée. Religions
1. Une introduction au taoïsme,
1. Les sources du taoïsme
Si l’on sait fort peu de choses du fondateur du taoïsme, on est au moins certain que ses
conceptions reposent sur des principes fort anciens de la pensée chinoise. D’ailleurs, les pères du
taoïsme se considèrent souvent comme les héritiers des confréries d’alchimistes dont sortait le
souverain légendaire Huangdi.
La notion fondamentale est évidemment celle de tao7 道 ; si elle prend chez certains
philosophes l’allure d’une divinité personnelle, son sens premier est plutôt celui de « chemin »,
« voie », mais aussi de « tracer un chemin », donc « mettre en communication », et enfin de « dire
ou enseigner la voie », donc de « doctrine ». A l’origine, le tao désigne l’ensemble des pratiques
religieuses qui permettent de mettre en relation le Ciel et la Terre, rôle essentiellement imparti à
l’homme, et surtout à l’empereur. Le mode de déploiement du tao se fait selon un rythme cyclique,
tendu entre deux pôles : yáng et yīn8. Chacune de ses deux réalités compose l’univers en quantités
variables : une saison, un mets, un sentiment sera plus yin ou plus yang. L’évolution et le caractère
passager de toutes choses trouvent leur explication dans les alternances des deux principes, car
lorsque l’un atteint son apogée, l’autre cesse de décroître. Ce modèle, très naturaliste, semble aussi
ancien que la Chine elle-même, et met en scène une intuition très forte dans ce pays : l’intime
participation et soumission de l’être humain à l’Ordre universel est le Souverain Bien. Le taoïste est
« un sage à l’intérieur et un roi à l’extérieur » (nèi shèng wú wáng 内聖外王)
2. Lăozĭ 老子 (ou Lao-Tseu)
Il est fort difficile d’affirmer l’historicité de Laozi ; son biographe Sima Qian9 écrit au 2e s. av.
J.-C., pour relater une vie antérieure de quatre siècles, et avoue ses hésitations. Cependant, les
C’est un cas général pour les chocs des cultures, qui souvent masquent des états de pré-développement.
Le tào, ou dào, « la voie », existait déjà dans l’ancienne philosophie chinoise. Il est le principe d’ordre qui fait l’unité
de l’univers.
8
Le yáng (le versant ensoleillé d’une montagne, l’adret) représente le soleil, le jour, la chaleur sèche, la force vive, le
masculin, le lumineux ; le yīn (le versant humide, l’ubac) représente la lune, la nuit, le froid humide, l’inertie, le
féminin, le sombre.
9
Sima Qian (ou Se-Ma Ts’ien) critique les Annales anciennes, et met en place un modèle dynastique. Ses Mémoires
Historiques (Shĭjì 史記) sont divisées en cinq sections : des annales principales, des tableaux chronologiques, les huit
traités, les maisons héréditaires, des monographies (histoires exemplaires et moralisantes). Cet ouvrage est le modèle de
l’historiographie chinoise.
6
7
érudits s’accordent à reconnaître aux évènements recensés une assez grande vraisemblance, et
respectent ainsi une tradition bien établie.
Le nom même de Laozi ressemble à un jeu de mots : c’est le « vieux maître », ou le « vieil
enfant », comme si la sagesse offrait une paradoxale jeunesse spirituelle. Il serait né en 604, dans le
Hunan (Chine du Sud), de parents pauvres, mais capables tout de même de lui donner l’instruction
suffisante pour occuper un poste d’archiviste impérial, tandis que son fils serait devenu haut
fonctionnaire sous les Zhou. On sait seulement que, à la suite d’un subit retournement de
conscience, il quitte la vie active et familiale pour se perdre dans une retraite profonde. Il serait
mort en 517. « Laozi fut un homme noble, qui vécut caché », dit sobrement Sima Qian, et ainsi
apparaît explicitement l’idéal du sage retiré dans sa souveraine passivité. On attribue cependant à
Laozi une activité d’enseignement qui jette les fondements du taoïsme philosophique ; et on lui
donne, sans égard pour l’histoire, la paternité du Dàodéjing 道徳經 (Tao-tö king), « le Livre du Tao
et du Tö », « le Livre de la Voie et de la Vertu », « de l’Etre et de l’Existence », « de l’Absolu et de
la Manifestation », qui n’a pu être composé qu’entre le 5e et le 2e siècle av. J.-C.
3. Evolution et doctrine
A la suite de Laozi, des maîtres importants ont enseigné et écrit. Parmi eux, Zhuangzi,
originaire du centre de la Chine, aristocrate décadent, a donné au mouvement sa dimension
philosophique : peut-être ministre du prince de Wei, dans le courant du 4e siècle av. J.-C., il se retire
sur une montagne pour méditer ; ses ouvrages démontrent son génie de poète-philosophe (le plus
important porte son nom, le Zhuangzi10), son détachement souverain : « Le ciel et la terre sont mon
cercueil, le soleil et la lune brillent pour moi comme la lampe des morts, les étoiles sont mes perles
et mes gemmes, et la création tout entière me fait un cortège funèbre », dit-il au moment de sa mort,
dédaignant ainsi les rites extérieurs.
a) Le non-agir
Le thème central du taoïsme est la réintégration dans le tao, le suprême et indicible ordre
universel, dont l’homme se sépare par son individualisme et son agitation : « Ce retour à la source
est appelé quiétude ; c’est l’accomplissement de la destinée », proclame Laozi. L’union avec le tao
est vécue sur un mode extatique : « Je suivais le vent vers l’est et vers l’ouest, comme une feuille
d’arbre ou de la paille sèche et, réellement, je ne sais pas si c’est le vent qui me poussait ou moi le
vent » (extrait du Liezi, ouvrage taoïste du 4e siècle). Comment « obtenir le tao », entrer en extase ?
Avant tout, par l’abandon de toute volonté propre, par le non-agir personnel, le wuwei, qui exige de
s’effacer devant les manifestations du tao : ce quiétisme s’oppose totalement au positivisme social
de Confucius. L’idéal du maître est donc celui d’un ermite effacé qui influence le cours des choses
par son dé (tö), sa puissance d’éveil, et non par son activité pratique. En même temps se développe
une recherche de fusion (transsubstantiation) du corps et de l’âme, l’adepte réalisant dans cette vie
l’union avec le tao, et atteignant ainsi l’immortalité. Comme dans le yoga indien, certains secrets
concernent l’économie du souffle, la domestication des énergies du corps et la méditation. Ils se
développent sur un fond typiquement chinois, celui de l’alchimie ; mais, à partir des Han, le taoïsme
tombe au rang de religion populaire axée sur la magie et les drogues d’immortalité. Ce « taoïsme
populaire », par ses superstitions et ses pratiques occultes, vise à conférer le bonheur ou engendrer
des calamités.
Le maître taoïste est passif et attend les questions de ces disciples. Il agit moins qu’il ne réagit,
dans un mouvement spontané par rapport au monde. Dans le Zhuangzi, cette quête est présentée
comme un dialogue entre deux êtres mythiques, l’esprit de la Mer du nord et celui du Fleuve jaune.
Ce-dernier est impressionné par la taille de la Mer du nord, qui lui répond qu’elle est petite dans
l’univers. Le Fleuve demande alors si on peut considérer l’univers comme grand et la pointe d’un
cheveu comme petite. Réponse : la capacité des choses varie à l’infini, le sort de l’homme est
incertain. L’erreur des hommes est d’essayer d’utiliser le fini pour évaluer l’infini. Ce dialogue
Le Zhuangzi tel qu’il existe a été remanié de façon radicale vers 300 AD (version de 52 pian réduite à 33 pian par
Guo Xiang).
10
souligne l’absence de critère absolu. Conscient de cette vérité, le sage ne s’enorgueillit pas d’une
victoire, ne s’afflige pas d’une défaite. Il n’est pas heureux d’être en vie, et ne craint pas la mort.
Constatant qu’une même action peut être une infamie ou une gloire selon les époques, le taoïste met
de côté les jugements de valeur et reste détaché. Il regarde toute chose comme équivalente, en
s’imprégnant d’une nature toujours changeante. Il est en effet dans la nature des choses d’être en
perpétuel état de transformation.
Qu’y a-t-il de plus précieux dans la voie ? L’homme de la voie, par sa compréhension de
l’univers, apprend à peser les circonstances pour ne pas blesser ce qui l’entoure : il reste calme
devant la catastrophe comme devant le bonheur. Ce qui est précieux dans la voie, c’est l’immunité
qu’elle confère ; le dépassement de la sécurité physique permet l’accession à la sécurité
métaphysique.
b) L’ordre naturel
Le sage doit se rendre disponible à la nature, lui laisser place. Il ne doit pas écouter avec les
oreilles (耳 , ĕr) ou l’esprit (心 , xīn, le « cœur », siège des pensées et de l’émotion), mais avec le qì
(気). Le qì est le constituant de l’univers et de toute chose. Il est de consistance variable et
dynamique : ses éléments légers composent le ciel (天 , tiān) et le cœur de l’homme ; ses éléments
lourds le sol (土 , tŭ) et le corps de l’homme. La beauté n’existe que dans l’œil de l’observateur, la
sagesse n’existe que dans l’esprit du sage.
c) La question de la transmission de la sagesse
Derrière toutes les philosophies chinoises se dresse l’image du sage, qui essaie de
communiquer sa sagesse, en premier lieu à ses disciples. Mais cela est-ce possible ? Le taoïsme ne
professe-t-il pas que « ceux qui parlent ne savent pas ; ceux qui savent ne parlent pas ». Les livres
sont justes des mots qu’on ne peut estimer. On doit estimer leur sens qu’ils sont inaptes à
transmettre. La sagesse n’est pas le savoir, mais une vraie compréhension de la vie et du monde.
Cela se rapproche du confucianisme qui proclame l’insuffisance de l’intelligence et de la
connaissance. Les disciples ne peuvent que suivre l’exemple du maître. Le terme chinois xué 学
signifie tout à la fois « apprendre » et « imiter ».
d) Taoïsme et confucianisme
Le taoïsme partage avec le confucianisme de nombreuses idées provenant d’une source
commune, mais il s’en distingue par ses pratiques cultuelles, ses attitudes métaphysiques et
personnelles envers la nature. Le concept du tao, la voie à suivre, code de conduite et doctrine,
enseigne une complète solidarité entre l’homme et la nature.
Le taoïsme n’est pas à la base une école philosophique ; les taoïstes ne fondent école qu’au
début de l’ère chrétienne. Il s’appuie sur une voie naturelle, la voie du ciel, en partie en réaction aux
confucéens qui s’appuient sur la voie des empereurs exemplaires. Dans le Dàodé jing, on trouve la
phrase : tiān dì bù rén 天地不仁 , que l’on peut traduire littéralement : « Le ciel et la terre ne sont
pas humains ». Cependant, rén 仁 est la grande vertu confucéenne, vertu suprême de moralité,
d’altruisme, basée sur la nature. La phrase précédente prendrait tout son sens en proclamant que le
rén ne se trouve ni dans le ciel ni sur terre, donc qu’il n’existe pas dans la nature. Cela démontre-t-il
l’antériorité du confucianisme ? Considération importante en Chine, où ce qui est plus ancien est
traditionnellement considéré comme supérieur. Toute réflexion ou pratique philosophique vise en
effet à retrouver un bonheur primitif peu à peu disparu. Les anciens rois incarnent les vertus
recherchées, et justifient le culte des ancêtres. Les taoïstes cependant ont toujours prétendu être plus
anciens. Dans le Shĭjì, Sima Qian raconte comment Confucius rend visite à Laozi pour lui demander
conseil. Mais lui-même étant issu d’une famille taoïste, on peut remettre en cause son impartialité.
De plus, le Daode jing est un ouvrage collectif dont la forme définitive et la plus ancienne version
connue n’est pas antérieur au 3e s. av. J.-C. Il peut tout à fait contenir des éléments bien postérieurs
à Laozi. Dans les « Entretiens de Confucius », une anecdote, présente aussi dans le Zhuangzi,
concerne la rencontre de Confucius avec un fou qui chante que la vertu est décadente. Mais est-ce
réellement un taoïste pour autant ?
4. Développements
Le légisme11 et le confucianisme forment l’idéologie d’Etat de l’empire chinois sous les Qin
(221-206) et les Han (206 BC-220 AD). Le Huainanzi (2e s. av. J.-C.) unifie les images du saint
taoïste et de l’homme politique, développant un mélange des idéaux taoïste et confucéen. Une
même veine syncrétique caractérise l’école de Huang-Lao, qui unifie les cultes de l’empereur
Huangdi et de Laozi. A la fin de l’empire des Han, des sectes révolutionnaires et messianiques
émergent. En 215, Zhang Lu change le nom de l’école de son oncle Zhang Daoling en « Maîtres
célestes » (Tianshi), et en fait la première « église » taoïste hiérarchiquement organisée, préoccupée
par la limitation des cultes populaires et l’établissement d’idéaux sociaux à travers des préceptes
moraux et des cérémonies liturgiques publiques. L’école devient la plus haute autorité sur
l’orthodoxie rituelle. En tant que système religieux, un corps de prêtres et une très riche liturgie
s’établissent.
Bientôt se développe l’idée de l’immortalité comme une transformation physique naturelle,
obtenue par le contrôle du souffle et l’emploi de drogues d’immortalité (cf. supra).
Le taoïsme connaît ainsi de nombreux changements. Son grand rival est le bouddhisme ; leurs
luttes donnent lieu à des destructions et à des changements mutuels. L’école fondée par Ge Chaofu
en 402, fortement influencée par le bouddhisme du grand véhicule, incorpore la doctrine de la
renaissance et développe l’idéal de la libération universel en contraste à l’immortalité individuelle.
Les empereurs Tang (618-907) encouragent en général le taoïsme, mais la tendance de cette
période est au syncrétisme. L’école du Double mystère (Chongxuan) intègre des spéculations
indiennes (Madhyamika) à l’interprétation du Daode jing.
A l’époque moderne, le taoïsme a beaucoup souffert de la révolution communiste et de la
Révolution culturelle. Il est aujourd’hui florissant à Taiwan.
2. Une introduction au confucianisme,
1. Confucius
Kŏngzĭ ou Kongfuzi, « Maître Kong », a été connu en occident à partir du 17e siècle sous le
nom latinisé de Confucius, inventé par les jésuites missionnaires. L’histoire de sa vie est mieux
attestée que celle de Laozi ; Sima Qian la raconte dans tous ses détails, mais auparavant une autre
source d’informations est fournie par une œuvre intitulée Lúnyŭ (Discours et Conversations),
composée par la deuxième génération de ses disciples.
Confucius est né en 551 av. J.-C. dans la principauté de Lu, dans l’actuelle Shandong, d’une
famille noble déclassée, à une période où les empereurs de la dynastie des Zhou ont perdu leur
autorité sur l’ensemble du pays : s’il n’est pas, comme les sages indiens, l’incarnation d’un dieu, au
moins passe-t-il pour descendre de la glorieuse dynastie des Shang (18e-10e s. av. J.-C.).
Son éducation cultivée le porte à l’étude des anciens textes, mœurs et rites ; son hérédité le
dirige vers la politique – sort des intellectuels de l’époque, où fleurissent « cent écoles »
philosophiques. Marié, sans fortune, il remplit une fonction subalterne d’intendance pour le prince
de Lu ; il donne des conseils de sagesse, mais sa liberté d’esprit ne lui acquiert pas les sympathies ni
les charges importantes. Faute de pouvoir imposer la mise en œuvre de ses principes, il renonce
pour le moment à sa carrière administrative. En 530, il fonde une petite académie où des fils de
familles cultivées viennent apprendre l’art de se bien conduire dans la vie publique. Confucius erre
ensuite dans divers petits Etats rivaux, toujours à la recherche du souverain qui lui offrira la chance
de mettre en pratique sans compromission son idéal social. A-t-il rencontré Laozi à cette époque ?
L’anecdote est vraisemblable, et devint vite extrêmement populaire.
Théorie datant du premier empire des Qin et professée par les philosophes de l’école des lois. Elle déclare que le pays
ne doit pas être gouverné par des rapports personnels entre la cour et les grands nobles, mais de manière unitaire sur
tout le pays par la loi incarnée par le souverain. Elle exclue toute pensée morale. Les Han tempéreront le légisme par
des conceptions morales : on cherchera à éduquer et protéger le peuple avec bienveillance.
11
En 501, le prince de Lu le rappelle et lui offre la charge de préfet de Zhongdu, puis de ministre
de la Justice. Confucius y applique des réformes inspirées des mœurs antiques avec une honnêteté
scrupuleuse et un moralisme rigoureux. Puis c’est de nouveau l’exil : princes renversés et
usurpateurs se succèdent, tandis qu’il prêche dans les cours de Wei, de Chen, et de Cai.
En 483, il rentre à Lu pour une vieillesse consacrée à l’achèvement de sa grande œuvre : la
compilation quasi intégrale de l’immémoriale sagesse chinoise, rassemblée dans les Cinq
Classiques (wujing) : Shujing, « Livre des Documents » (les considérations historiques et politiques
qui y sont consignées ont influencé considérablement la pensée chinoise) ; Yijing, « Livre des
Mutations » (manuel de divination fondé sur l’étude des hexagrammes12) ; Lijing, « Mémorial des
Rites » ; Chunqiu, « Annales des Printemps et Automnes » (époque de l’histoire chinoise (722-481)
marquée par une étonnante effervescence intellectuelle) ; Shijing, « Livre des Vers ». Il serait mort
en 479, enterré dans son pays natal, à Qufu, petite cité du Shandong, redevenue à l’heure actuelle un
haut lieu de pèlerinage.
2. Le confucianisme
Sans Confucius, et son obsession restauratrice, il est probable qu’une grande partie de la
religion et de l’humanisme chinois nous serait inconnue. A travers les Cinq Classiques, c’est tout un
peuple qui reconnaît ses origines et son identité : ainsi s’explique que les classiques confucéens
étaient au programme de tout examen d’Etat jusqu’en 1912.
Le confucianisme tente, comme beaucoup d’autres écoles de pensée de cette période troublée,
d’établir des règles de comportement susceptibles de restaurer l’ordre dans le monde chinois où les
principautés s’entre-déchirent. L’enseignement personnel du maître, recueilli et transcrit par ses
disciples, fit l’objet de la tradition propre des lettrés. Il est axé sur l’idée qu’en cultivant sa propre
personne, le sage diffuse autour de lui un principe d’ordre, qui se répand alors, de proche en proche,
de l’individu à l’univers tout entier. Aucune préoccupation métaphysique ne marque cette sagesse ;
il s’agit de préceptes moraux pour la vie dans le monde d’ici-bas.
Confucius professe aussi des devoirs envers la famille et la société que l’homme se doit de
respecter : xìao, piété filiale13, zhong, fidélité aux chefs, déférence vis-à-vis des supérieurs, yì,
justice morale, sociale, rén, vertu suprême d’altruisme, de bienfaisance. Les princes qui gouvernent
les peuples doivent mettre en pratique ces valeurs pour atteindre l’idéal d’homme supérieur (jūnzĭ
君子), cultivé, vertueux et sage.
a) Les quatre livres
Le confucianisme s’appuie sur les Quatre Livres (sìshū). Du Lúnyŭ 論語 , « Entretiens », sont
tirées les maximes fondamentales : « Je transmets et n’innove pas » (VII,1) ; « Que le prince agisse
en prince, le sujet en sujet, le père en père, le fils en fils » (XII,11). Le Zhōngyōng 中庸 ,
« Invariable Milieu », fait le portrait du sage chinois capable de gouverner, car il a réalisé
l’équilibre entre ses passions contraires et sait agir en fonction exacte de chaque situation, ainsi
qu’en harmonie avec l’ordre naturel. Le Dàxúe 大学 , la « Grande Etude », décrit l’influence du
maître engagé sur le milieu social et politique. Ces deux derniers sont deux chapitres du Livre des
Rites (Lĭjì 礼記) séparés au 11e siècle. A ces textes, il faut ajouter l’œuvre de Mèngzĭ 孟子 , connu
en occident sous le nom de Mencius (v. 372-289), qui fait, dans le livre portant son nom, l’exposé
systématique de la doctrine, avec une inclination au libéralisme et à l’optimisme : l’homme a une
droiture innée, l’ordre, ou le « ciel », prends un sens moral. Les nombreuses qualités humaines
innées, bonté et équité en particulier, sont développées ou inhibées par l’éducation. Au contraire,
Xunzi (v. 300-v. 235), sur les mêmes bases, prêche pour un régime aristocratique autoritaire, qui
12
Les hexagrammes, au nombre de soixante-quatre, sont des figures formées de six lignes pleines ou interrompues,
permettant d’interpréter la structure de l’univers et ses mutations.
13
Le xìao 孝 , « piété filiale », est en fait une marque de respect ou de déférence due à toute personne « supérieure » :
l’enfant envers ses parents, ou envers toute personne âgée, l’épouse envers son époux, le cadet envers l’aîné, l’élève
envers le maître, le sujet envers le souverain.
endigue des tendances naturelles mauvaises. Au cours des siècles, la référence à Confucius a justifié
ainsi des doctrines opposées.
Quelques idées-forces demeurent cependant malgré les nombreuses vicissitudes et les
influences venues du taoïsme ou du bouddhisme : le confucianisme est une philosophie matérialiste,
sans dieu ni providence, sans survie après la mort ; la soumission à la nature cyclique des
phénomènes, la morale patriarcale ou clanique enracinée dans le culte des ancêtres, la pratique
d’une morale de modération éloignée de tous les excès sont les vertus de l’ « être noble », de la
caste des lettrés.
b) La transmission du savoir
Les moralistes confucéens et les amoralistes taoïstes partagent la même méfiance à l’égard de
la parole et des mots, en particulier à l’égard de la transcription écrite des dialogues échangés. Les
disciples de Wang Yangming auront beaucoup de mal à le persuader de coucher par écrit ses
commentaires de la « Grande étude ». Les confucéens ont la conviction que le langage et les mots
sont un moyen imparfait de transmettre la vérité. Toute définition risque de limiter ou de déformer
la vérité. La relation de maître à disciple se fait dans un contexte et pour des raisons spécifiques,
selon les besoins et la personnalité du disciple ; vouloir en tirer des conclusions d’ordre général est
une erreur. Cela marque un désir d’éviter tout réductionnisme.
c) La sagesse
Comme les taoïstes, la sagesse visée est absolue. Elle unit connaissance théorique et
réalisation pratique (savoir de la vérité et pratique de la morale). L’ « Invariable milieu » professe
que « l’homme de bien honore sa propre nature morale et parcourt le chemin de l’apprentissage et
de la curiosité d’esprit » (jūn zĭ zūn dé xìng ér dào wèn xúe 君子尊徳性而道問学).
En chinois classique, le terme pour sage est shèng 聖 , mais la sagesse est plutôt désignée par
« grand savoir », dàzhì 大智 . Le terme actuel pour philosophie est zhéxúe 哲学 , « science de la
sagesse », emprunt récent du japonais tetsugaku. De nombreux termes ordinaires modernes viennent
du japonais, dans les domaines de la politique, du gouvernement ou de la société. Dans la Chine
antique, il n’existe pas de science de la sagesse séparée des autres sciences. Les philosophes (zĭ 子 ,
« maître ») s’intéressent à un savoir qui englobe toutes les sciences humaines. Pour les confucéens,
la nature humaine, reflet de la structure du ciel, est morale. Cette structure morale universelle est
contestée par les taoïstes.
Méfiant à l’égard de la transmission de la sagesse (cf. supra), Confucius discute peu de la
destiné ou du rén 仁14, la vertu parfaite. Il est réticent à définir ce qui est à ses yeux la principale
qualité de l’homme de bien. Ses élèves tentent de fournir des bonnes actions qui pourrait l’incarner,
mais Confucius ne leur donne pas de réponse. Les « Entretiens » ne contiennent pas de définition de
la sagesse. Quelques passages en font allusion : « Ceux qui possèdent une sagesse innée sont des
hommes tout à fait supérieurs. Au deuxième rang viennent ceux qui acquièrent cette sagesse par
l’étude. Au troisième ceux qui dépourvu d’intelligence cherchent à l’acquérir. En dernier, ceux qui
n’ont ni intelligence ni volonté. » (XVI,9). Confucius semble se classer lui-même dans la deuxième
catégorie.
d) Mencius (v. 372-289)
Il marque un bond en avant du confucianisme, en proposant une définition plus systématique
de la doctrine morale, et par des apports nouveaux. Il développe les concepts de cœur-esprit (il n’y a
pas de différence en chinois entre les deux, où activités intellectuelles et sentiments sont liés) et de
nature humaine. Ce sont les fondements de la philosophie morale chez les néo-confucéens du 11e
siècle à nos jours. Tout le monde a la capacité de devenir sage ; tout le monde possède une nature
L’origine même de ce caractère est obscure. S’agit-il de イ + 二 , « homme » + « deux », ce qui en ferait la qualité de
l’homme en société, ou de イ + 上 , « homme » + « haut », c.-à-d. la qualité de l’homme supérieur ?
14
humaine bonne, dans la mesure où elle possède quatre vertus en germe : rén 仁 , la vertu suprême,
yì 義 , le sens de la justice, lĭ 礼 , le sens du rituel, zhì 知 (ou 智), la sagesse.
Le confucéen doit développer sa nature morale en exerçant son esprit naturellement bon.
Cependant, Mengzi considère que rares sont ceux qui y arrivent : il apparaît environ un sage tous les
500 ans, et Mengzi place ceci dans un contexte où il semble se considérer comme candidat… Le
mouvement néo-confucéen à partir du 11e siècle fera circuler l’idée que tout le monde peut devenir
un sage et qu’il s’agit d’une vraie possibilité. Le bouddhisme a fortement influencé le néoconfucianisme : tout le monde peut en effet réaliser l’état de bouddha. Les lettrés sont confucéens à
la cour, bouddhique ou taoïste en privé. La systématisation des examens de fonctionnaires a aussi
eu une influence ; ils permettent, par les transformations qu’ils entraînent, d’accéder à un autre
niveau de sagesse, à une vie plus sage.
La sagesse est au centre de l’enseignement. Ainsi, ceux qui voudront devenir disciples de
Wang Yangming devront faire le vœu de devenir des sages. La vertu de la sagesse repose sur la
capacité à distinguer le bien et le mal. Mengzi précise la distinction entre la sagesse (perception
morale) et le savoir (connaissance acquise par les sens). Les organes des yeux et des oreilles ne
pensent pas et peuvent se tromper. Ils vont à l’aveuglette dans leur rapport avec les choses.
L’organe du cœur pense et peut saisir les choses. S’il ne pense pas, il n’arrive à rien. Le líang zhì 良
知 est la conscience morale, une sagesse intuitive. C’est ce que l’homme sait d’ordre moral sans
l’avoir appris. Elle s’appuie sur l’observation de la première réaction face à une personne en danger,
une réaction de peur et de compassion. Il s’agit d’une sagesse innée à développer. Ce terme devient
avec les quatre concepts innés une des caractéristiques clef du néo-confucianisme. Au 11e siècle, les
penseurs opposent la sagesse, une faculté innée de la morale, et la connaissance, acquise par la
perception sensorielle. Cette dernière se développe au contact des choses. La connaissance morale
au contraire ne dépend pas de la perception sensorielle, qui ne suffit pas à saisir les choses
pleinement, mais qui est nécessaire pour les vérifier.
3. Propagation de la doctrine
L’implantation du confucianisme dans la société chinoise n’a pas été immédiate : la pensée du
Maître est restée, de son vivant, confinée à un cercle restreint de fidèles. Sous la première dynastie
impériale, les Qin (221-206), les lettrés confucéens ont même été persécutés. Ce n’est qu’à partir du
1e s. av. J.-C., que le confucianisme est devenu une véritable religion d’Etat, après avoir emprunté
des éléments du culte populaire et du culte étatique. Après une relative éclipse au cours des six
dynasties, due à la concurrence du bouddhisme, le confucianisme a connu sous les Tang (618-907)
et sous les Song (960-1279) une véritable renaissance ; en effet, le système de recrutement des
fonctionnaires par examen, qui s’établit au cours de ces siècles, a contribué à lui assurer une place
définitive dans la société. Toutefois, sous l’influence du bouddhisme et du taoïsme, des
préoccupations d’ordre métaphysiques se sont manifestées, à tel point que l’éthique mise en place
dès la fin des Song et appliqué avec rigidité sous les Ming (1368-1644) et surtout sous les Qing
(1644-1911), porte le nom de néo-confucianisme.
4. Le néo-confucianisme15
Au 12e siècle, l’école confucéenne se divise en une tendance plus intellectuelle, conservatrice,
dure et raisonnable, et une tendance plus idéaliste, spontanée, libérale et souple.
Pour Chéng Yí 程頤 , un des précurseurs du néo-confucianisme qui a vécu au 11e siècle,
l’honneur est même plus important que tout : il interdira aux veuves de se remarier, les condamnant
par la même à mourir de faim.
Terme adopté en Chine sous la pression des sinologues occidentaux. Le terme néo- s’oppose en effet à la conception
de supériorité des faits et philosophies anciens.
15
Zhū Xī 朱熹 (v. 1130-1200), né dans le Fujian, sinon le créateur, réalise une synthèse du néoconfucianisme qui s’impose comme orthodoxie au début du 14e siècle. Ses commentaires des
classiques deviennent les seules interprétations acceptées pour les examens d’Etat (décision prise en
1313, appliquée aux candidats de 1315). Ils deviennent le soutient d’un régime autoritaire et
conservateur. Cette politique se poursuit sous les Ming (1368-1644), même si Zhu Xi n’a plus la
côte parmi les intellectuels des 16e et 17e siècles. Wáng Yángmíng 王陽明 (1472-1528) apparaît
trop libéral, souple, égalitaire. Né dans le Zhejiang, dit aussi Wang Shouren, il est surtout connu
pour s’être opposé aux enseignements de Zhu Xi. Il pense que l’ordre du monde (li) n’est pas une
réalité extérieure à la conscience. Il privilégie l’intuition, le « sens spontané ». Il s’adresse à toutes
les couches sociales, ce qui apparaît inadmissible et un affaiblissement de la morale aux yeux des
lettrés plus conservateurs. Les empereurs de la dynastie mandchoue Qing (1644-1911) appuient leur
régime sur Zhu Xi. Encore au 20e siècle, en 1980, le gouvernement de Singapour, à la recherche
d’une idéologie d’Etat, proposera le néo-confucianisme version Zhu Xi, mais sera désavoué par les
milieux universitaires.
Zhu Xi insiste sur la perception de la sagesse individuelle et universelle : l’essence humaine
est du même principe que la structure de l’ensemble de l’univers (lĭ 理). Réaliser sa propre nature et
parvenir à la perception de la structure de l’univers sont deux aspects d’une même réalité. Il
réinterprète les écrits de Mengzi. La perception intuitive de la structure universelle est rattachée à la
perception sensorielle, y compris dans la recherche intellectuelle.
Il existe une polarité entre la sagesse (l’instinct moral) et le savoir (l’apprentissage et l’étude).
Pour Mengzi et Wang Yangming, cet instinct moral englobe toutes les perceptions sensorielles :
face à un problème, il faut laisser agir sa morale innée, pour accéder à une illumination subite,
capacité elle aussi innée, même pour quelqu’un peu instruit. Zhu Xi représente une tendance
intellectuelle : l’étude des principes du monde amène une illumination graduelle (cette capacité doit
s’acquérir), qui permet la perception intuitive de la réalité objective. Cet idéalisme n’est pas sans
rapport avec l’objectif propre au bouddhisme.
Dans ces commentaires sur la « Grande étude », il cherche à procéder à une investigation de
toutes les choses avec lesquelles nous entrons en contact. Il veut découvrir le principe existant
derrière chaque chose et en atteindre les limites, pour accéder à une compréhension pénétrante et
illuminée. Mais il ne s’agit pas d’une attitude scientifique : les principes sont d’ordre moral et
correspondent à une relecture des classiques.
Cependant, ses disciples finissent bientôt par perdre de vue le but final de l’illumination
morale par l’accumulation de la connaissance : la recherche instaurée par Zhu Xi dégénère en des
études interminables sans rapport avec la réalité.
5. Conclusion
Avec la diffusion de la civilisation chinoise, le confucianisme a atteint et marqué
profondément les autres pays de l’Asie orientale dont la Corée et le Japon ; respect des aînés, amour
du travail bien fait, rigorisme sont des traits toujours vivants de toutes les sociétés d’ExtrêmeOrient.
3. Une introduction au bouddhisme,
Le bouddhisme s’étend sur un nombre de pays plus important que le taoïsme et le
confucianisme. On peut le considérer selon trois approches : historique (I & II.1.), ethnologique
(II.2.-3.-4.) ou sociologique (adaptation à la modernité et perception occidentale) (II.5.).
I. Introduction : le ou les bouddhismes ? Le bouddhisme en ses divers lieux et écoles
Les statistiques concernant le bouddhisme sont mouvantes et difficiles à évaluer 16. Voici les
statistiques pour 1995, donnant une idée d’ensemble du poids relatif des différentes religions :
Christianismes
Islam
Hindouisme
Religions chinoises
Bouddhismes
1.870.000.000
1.500.000.000
750.000.000
360.000.000
341.000.000
On peut faire plusieurs remarques :
- le total est supérieur à l’ensemble des populations concernées, du fait de la particularité de
certains peuples caractérisés par des appartenances multiples : syncrétismes shintobouddhisme, des religions chinoises…
- les appartenances sont de divers ordres pour des raisons culturelles, sociologiques : croyance
sans appartenance (Angleterre), appartenance sans croyance (Japon), etc.
- Les monothéismes concernent 50% de la population mondiale, le bouddhisme uniquement
6% mais il est présent partout en Asie.
Le bouddhisme reste mal connu en Occident à cause d’une mauvaise perception, liée aux
contacts avec l’Asie. Le premier émerveillement pour l’Asie, l’étude ou l’écoute de la Chine
confucéenne, a entraîné un sur-orientalisme à la fin du 19e siècle : le bouddhisme a été perçu
comme un contrepoint au christianisme (dépouillement des rites, mythes), comme la religion de la
raison permettant l’épanouissement individuel, la religion de la modernité, capable d’associer
spiritualité et science. Le bouddhisme fut associé à la sagesse, à une thérapeutique, une voie du
bonheur personnel, en oubliant son syncrétisme, son encrage territoriale, sa pratique cultuelle.
Les pluralités du bouddhisme sont perceptibles dans la diversité des écoles (diversité sectaire).
L’abondance des écoles de pensée est liée aux traditions du bouddhisme et à son influence sur les
cultes locaux où il s’est implanté. On évoque souvent l’image de l’arbre dont les racines sont
ancrées dans le sol indien (500 BC), dont les branches nombreuses s’étendent dans toutes les
directions, greffées sur des religions locales (confucianisme et taoïsme, shintô, Asie du Sud-Est),
implantées récemment en Occident (Europe, Etats-Unis).
Depuis le Nord de l’Inde, le bouddhisme s’est installé au Sri Lanka, puis dans l’ensemble du
sud-est asiatique (dates incertaines, jusqu’au 15e siècle), dans des pays qui sont encore
majoritairement bouddhistes. Du Nord-Ouest, il s’est ensuite implanté au Gandhara (Pakistan,
Afghanistan), d’où il a conquis l’Asie centrale, le Tibet, la Chine (1e s.), la Corée (4e s.), et enfin le
Japon (6e s.).
On note l’importance des pèlerinages. A partir du 4e jusqu’au 9e siècle, les moines chinois se
rendent en Inde (peu de laïcs). Puis, du 9e au 12e siècle, ce sont les moines japonais qui vont en
Chine. Le premier accès des occidentaux aux textes sanscrits au 19e siècle se fera par des moines
Si les bouddhismes du petit véhicule et du véhicule tantrique règnent d’une manière à peu près absolue dans les pays
où ils se sont implantés, le bouddhisme du grand véhicule s’est superposé à d’autres religions sans qu’il ait jamais réussi
à les éliminer. C’est en particulier le cas de la Chine où le confucianisme, le taoïsme et le bouddhisme existent
simultanément, de sorte qu’on se trouve en face d’une masse flottante de plusieurs centaines de millions d’hommes plus
ou moins bouddhistes. Il n’est donc pas étonnant de constater que les évaluations varient jusqu’à 500 millions.
16
japonais venant en France ou au Royaume-Uni, ce qui entraînera un choc lors de la confrontation
avec les textes et pratiques indiennes.
Le bouddhisme se subdivise en plusieurs grands ensembles, les trois Véhicules :
- le grand Véhicule (Mahâyâna17) : c’est le plus éclaté. Il couvre l’aire sinisée.
- le petit Véhicule (Hinayâna) : il s’agit d’un terme péjoratif donné par les adhérents du grand
Véhicule. Il se rencontre en Asie du Sud-Est et a conservé la forme primitive du
bouddhisme. Ses adeptes l’appellent Theravâda, « bouddhisme des anciens ». Il s’organise
en une communauté monacale très structurée qui entretient des liens avec le pouvoir dans
une observance stricte de la vie monastique (le temple du village est un lieu d’instruction).
- le Véhicule tantrique (Vajrayâna, « Véhicule du diamant ») : il s’agit d’une variante du
grand véhicule pratiquée au Tibet.
La présence du bouddhisme est plus ou moins forte. Il existe un phénomène important de
syncrétisme. Les traductions chinoises et japonaises des textes bouddhiques ont aussi entraîné des
traditions locales.
II. Les réalités du bouddhisme
1. Doctrines et morales bouddhiques
La doctrine met l’accent sur l’importance des Trois Joyaux : le Bouddha, le dharma (la loi
bouddhique) et la sangha (la communauté monastique).
Il existe un bouddha historique et un bouddha métaphysique. La quête de la délivrance se fait
à travers la loi karmique (relation de cause à effet, des actes et de leurs conséquences).
L’enseignement du bouddha est connu à travers les écrits des disciples, d’où provient la pluralité
d’interprétations.
Le dharma est l’ordre qui soutient le monde et l’enseignement du bouddha. Celui-ci se base
sur les quatre vérités : toute existence est douleur et souffrance, l’origine de la douleur est le désir,
la suppression de la douleur se fait par l’extinction du désir (possibilité de rompre le cycle de la
naissance et de la mort, et d’accéder au nirvana), et quelle est la voie de la suppression de la douleur
(doctrine de salut permettant d’acquérir les moyens de délivrance). On peut établir un parallèle avec
la médecine : constat de la maladie, cause, guérison, voie de guérison.
La sangha sert de cadre au bouddhisme. Elle est à la fois un lieu d’étude (conservation et
propagation de textes) et de pratique (méditation). Le mode de vie monastique s’appuie sur la Triple
Corbeille : les sûtra (textes), les vinaya (ensemble de règles disciplinaires propre à chaque école), et
l’abhidharma (l’analyse de la loi par des commentaires sur la doctrine). Les discussions portent sur
les vinayas, pas sur la doctrine elle-même. Chaque école s’appuie sur tel ou tel sûtra pour les
développer.
2. L’interpénétration du bouddhisme et des cultes locaux
Tous les adeptes ne sont pas prêts à renoncer à la vie profane. Selon le statut de chaque pays,
chacun des adeptes essaie d’améliorer son sort, notamment à travers la prière adressée aux divinités.
Cela a favorisé l’implantation du bouddhisme dans les pays polythéistes (adaptation facile), même
si certains considèrent le bouddhisme comme un athéisme.
Le syncrétisme n’est ni une fusion, ni une hétérogénéité, mais une sorte de métissage
religieux. Il se caractérise par la coexistence de plusieurs croyances et des emprunts revitalisants.
Mais il n’a pas de signification dépréciative : il ne marque pas un déclin, mais parfois un renouveau
de vigueur. La spécificité du bouddhisme est son pouvoir d’adaptation aux cultures locales. Il existe
17
Yâna signifie véhicule ; grâce au yâna, le bouddhiste traverse le fleuve des réincarnations et arrive sur la rive du
Nirvâna. Il représente un transport vers la délivrance.
deux pensées syncrétiques : un syncrétisme savant, de moines prônant la supériorité du bouddhisme
sur les cultes nationaux (introduction par le haut d’une religion protectrice des souverains) ; un
syncrétisme populaire, qui est le ciment du bouddhisme dans la plupart des pays.
L’importance des lieux sacrés joue aussi un rôle intégrateur par l’accrochage territorial qu’il
entraîne. Le bouddhisme prend en charge la gestion de la mort (le processus d’ancestralisation). Le
défunt se fonde dans un cosmos sacré : il n’est plus lié à une famille mais à un lieu (divinité
protectrice). L’utilisation du bouddhisme comme religion protectrice du pays se comprend mieux si
l’on considère ce que les autorités en attendaient, c.-à-d. un accroissement du pouvoir terrestre.
3. Le bouddhisme et l’Etat
Quand le bouddhisme est devenu religion officielle, la loi bouddhique s’est souvent confondue
avec la loi royale (empereur Asôka en Inde, Han postérieurs en Chine, Dalaï-lama au Tibet, prince
Shôtoku-taishi au Japon). En Corée, quand les Li (1392-1910) interdisent le bouddhisme, celui-ci
connaît une extinction progressive.
4. Le bouddhisme et les rituels : textes, méditations et cultes
Les textes bouddhiques ont donné lieu à une exégèse qui a différencié un bouddhisme savant
d’un bouddhisme populaire. Les cultes sont variés : longues récitations ou non… Le bouddhisme
populaire s’appuie sur des textes simples d’accès facile. La récitation répétée de certaines formules
est censée permettre la renaissance dans un des paradis.
Les pratiques méditatives ont donné naissance au bouddhisme appelé chan en Chine, et zen au
Japon. Elles sont de deux types : pratiques assises (bouddhisme zazen), qui, à force de dialogues,
amènent à l’illumination progressive (le satori) ; pratiques qui mènent la pensée dans un cul-de-sac
pour provoquer l’illumination.
Les pèlerinages, marches sur les traces des patriarches vénérés de l’école, sont cycliques et
non linéaires. L’avance sur la voie spirituelle n’est pas exclusive, mais s’accorde avec une attente
toute matérielle (obtention de bienfaits dans ce monde). Ce rôle est déchu à des divinités
bienfaitrices, que l’attente soit curative ou pécuniaire. L’ensemble des divinités est d’origine
souvent bigarrée. Les cultes et les rites ont une certaine vitalité par leur emprise sur la vie sociale.
Les rites à caractères sociaux prédominent (culte des ancêtres, religion de la maison et de la
famille). Ils s’appuient sur des monastères d’exorcisme (culte à une divinité précise), des
monastères ancestraux (rites à la mémoire des ancêtres). Ces différents types de monastères
illustrent la multi-fonctionnalité du bouddhisme. On cherche à rattacher le mort à la lignée pour en
faire un ancêtre bienveillant. Au Japon, le bouddhisme est la religion des funérailles, de la gestion
de la mort et de l’entretien de la mémoire des défunts.
La religiosité populaire a mis en avant différentes divinités, les bodhisattva (bouddha en
devenir), auxquels divers rôles sont impartis : guide des âmes tombées en enfer (protection des
enfants morts), bouddha de l’avenir (sectes d’obédience millénariste ou messianique), bouddha de
la famille. Il existe des rites agricoles (début de l’année), et des fêtes spécifiques : fêtes liées à un
lieu spécifique, fête de naissance de la divinité…
La complexité et la richesse de la pratique bouddhique ne se limitent pas à la lecture de textes,
mais incluent un ensemble de rites.
5. Le bouddhisme dans le monde actuel
Le bouddhisme actuel se caractérise par une certaine sécularisation et privatisation.
Ses évolutions présentes (maintien, renouveau, déclin) sont liées aux transformations
socioculturelles ou politiques et au type de bouddhisme. Elles dépendent aussi de la situation de
chaque pays : renouveau récent et populaire en Chine et au Vietnam, où on assiste à une renaissance
des monastères et des pèlerinages. Ce renouveau est lié au tourisme et aux aides étrangères (ex. du
Japon pour la Chine). On note un renouveau du Theravâda dans certaines communautés
monastiques.
Dans les pays industrialisés, le bouddhisme se confine à la sphère privée (effet dissolvant de la
modernité sur les systèmes traditionnels qui demandent des affiliations longues et profondes). Au
Japon, il survit par le culte des ancêtres et la richesse des monastères, mais il ne contrôle plus
politiquement et idéologiquement la population. Les monastères répondent aujourd’hui à trois
besoins : un enseignement doctrinal peu important, une prise en charge des rites funéraires, et des
demandes privées.
III. Conclusion : une religion plurielle et multiforme
On assiste à la naissance de nouveaux mouvements religieux. Le Japon et la Corée, après
avoir absorbé le bouddhisme, commencent à le diffuser (exportation en Occident). La France a
connu une vogue du bouddhisme zen dès les années 70 (livres de Suzuki, Deshimaru), bientôt
supplanté par le bouddhisme tibétain à travers la figure emblématique du Dalaï-lama.
Cependant, les pays occidentaux doivent encore se défaire de deux préjugés :
- croire que le bouddhisme n’est formé que d’une seule école et d’une seule pensée. En
France, on considère souvent que le zen est le bouddhisme du Japon, alors qu’on y trouve
plus de 150 écoles, et que le zen lui-même recouvre des réalités très diverses.
- se désintéresser de son ancrage territorial. Le bouddhisme doit être replacé dans son
contexte local. Les pratiques locales sont très variées. Le bouddhisme occidental n’est pas le
même que le bouddhisme oriental parce qu’il répond à des demandes différentes.
Après cinquante ans de prosélytisme, le zen peut apparaître comme une réponse à un désir
d’orientalisation. Il représente un panaché de la culture japonaise et est souvent associé à l’art. Le
bouddhisme au Japon est plus une religion du rite que du dogme.
Le succès du bouddhisme s’explique par son emphase sur la sagesse et le rejet des formes
religieuses traditionnelles. On cherche à se fabriquer sa propre religion, pour se libérer de l’emprise
des structures religieuses. Le bouddhisme est certes une philosophie, un mode de pensée, mais on
ne doit pas oublier qu’il est indissociable d’un ensemble rituel très complexe et très riche.
III.
Histoire contemporaine (1980-2000)
1. Chine contemporaine,
Le communisme, de 1949 à 1979, a donné la priorité à la révolution (ère des révolutions),
l’objectif de modernisation étant ajourné continuellement. En 1979, Deng Xiaoping, faisant fi de la
politique de transformation autoritaire du pays et des mentalités qui visait à l’avènement d’un Etat
socialiste, a mis l’accent sur l’amélioration des conditions matérielles de la population. L’ouverture
et les réformes étaient perçues comme un moyen de recrédibiliser la Chine.
1. La modernisation économique
Le slogan du parti communiste en 1979 est « ouverture et réformes » (kaifang gaige). Durant
l’après-guerre jusqu’aux années 60, la Chine a entretenu une forte amitié avec l’URSS. Puis elle
s’est retrouvée isolée jusqu’au rapprochement avec l’occident impulsé par Mao Zedong dans les
années 70. Ses objectifs étaient conjoncturels, face à la menace de l’URSS et de son allié
vietnamien. Cette politique est achevée par Deng Xiaoping. Après sept ans de négociations, en 1979
a lieu la première réelle ouverture diplomatique avec la visite de Deng Xiaoping aux Etats-Unis.
Dans les années 80, les objectifs sont économiques. La Chine fait le choix progressif d’entrer
dans l’économie de marché, alors qu’initialement l’économie devait être planifiée. Elle a dû se
résoudre devant l’épuisement du modèle d’après-guerre, qui ne pouvait fournir qu’une croissance
économique inférieure à la croissance démographique.
a) Les réformes agricoles
Les réformes commencent en novembre 1978 par la base de l’économie, la production
agricole, qui est aussi le seul domaine à faire le consensus des dirigeants chinois. Les campagnes
sont décollectivisées progressivement de 1978 à 1983 : on passe des communes populaires à un
type familial. On évolue en un sens vers la privatisation : la terre est louée par l’Etat au foyer
paysan pour des périodes de plus en plus longues. On accorde aussi un droit de vente de l’usage de
la terre (fermage généralisé). Ces mesures s’accompagnent d’une libéralisation du commerce des
produits agricoles, les monopoles d’Etat deviennent des marchés privés. Il s’agit d’une mutation
fondamentale de l’agriculture.
b) Les réformes industrielles
En 1984 sont appliquées les premières réformes dans l’industrie, de manière très progressive.
On ouvre un volet à l’économie de marché, sensé fournir le supplément de production nécessaire.
Ce projet doit mettre en place un système à double voie des entreprises : les mêmes entreprises
participent au plan et pour une légère part à l’économie de marché. Cela doit entraîner une réforme
générale de toute l’entreprise, la petite partie devant profiter à l’ensemble. Dans les faits, on assiste
à un gel de la part de l’économie planifiée et à une explosion de celle de l’économie de marché.
Y
surplus de
production de
l’économie de marché
production prévue
production effective
production de
l’économie planifiée
décision initiale
t
Bientôt, le gouvernement délivre des autorisations de création d’entreprises uniquement
tournées vers l’économie de marché. De nouveaux acteurs économiques font leur apparition : des
entreprises individuelles, des entreprises étrangères et des entreprises collectives non incluses dans
le plan. On passe progressivement à une vraie économie de marché.
c) La fin de l’autarcie
L’économie de la Chine s’insère dans l’économie mondiale. Celle-ci applique les méthodes du
Japon ou de la Corée : produire pour exporter. Elle représente aujourd’hui 5% du commerce
mondial, et est devenu un partenaire clef des pays industrialisés. Pour se moderniser, le pays a dû
emprunter de la technologie étrangère, et pour se faire a dû choisir entre s’endetter sur le marché
international ou attirer les entreprises étrangères sur son territoire. C’est la deuxième solution qui a
été retenue pour moderniser le système de production chinois. Les résultats sont spectaculaires, la
croissance est passée de 3% à 8-9% pendant les années 80 et 90, mais les variations restent énormes
entre les provinces et les secteurs.
Ces réformes ont aussi entraîné de profondes transformations structurelles : on est passé d’une
société agraire rurale à une société urbaine industrialisée. La part des services a augmenté pour
atteindre 20% de la population active. On assiste à l’émergence d’un secteur non étatique, les
entreprises d’Etat qui représentaient 80% du total ont diminué de moitié. Cela s’accompagne de
transformations radicales des villes chinoises (construction de buildings) et des conditions de vie de
ses habitants (plus de viande, variété de produits…).
d) Les limites de la réussite
L’économie demeure à deux vitesses : d’un côté, des secteurs modernisés, peu demandeurs
d’emplois, qui reçoivent la plupart des investissements ; de l’autre, des secteurs traditionnels très
consommateurs de main-d’œuvre, où les conditions de travail demeurent déplorables.
Aujourd’hui encore, il existe une surpopulation rurale, malgré un certain exode. Les
déséquilibres sociaux (développements des inégalités, chômage) et régionaux (régions côtières
intégrées à l’économie mondiale au détriment des provinces intérieures arriérées) restent
préoccupants.
2. La transformation de la société : une société en mouvements
Ce point soulève les contradictions du projet révolutionnaire, dont les ambitions de réformes
autoritaires dans le but de construire une société socialiste égalitaire ont échoué. La population
rurale a été fixée dans les campagnes, et ce fait s’est accompagné d’une fixation des modes de
pensée (statut des femmes).
En 1979, les initiatives par le bas (naissance d’entreprises individuelles) ont démontré que la
société chinoise a été davantage transformée par la pragmatique de Deng Xiaoping que par
l’autoritarisme de Mao Zedong. Cette société est plus ouverte, plus fluide, mais a aussi donné
naissance à une nouvelle hiérarchisation : sous Mao, les clivages s’organisaient selon sa proximité
ou non avec le pouvoir politique ; ils s’articulent désormais autour de la différence de revenus, ce
qui constitue en somme une normalisation avec les autres sociétés. Seule une fraction de la
population est économiquement favorisée (200 millions) : cadres d’entreprises, ingénieurs,
entrepreneurs privés, commerçants, qui se sont lancés avec avidité dans la société de consommation
(en particulier biens occidentaux, voyages à l’étranger). Parallèlement se développe une population
au grand niveau de pauvreté. Les licenciements ont été massifs, y compris d’abord dans les
entreprises publiques : le taux de chômage officiel est à moins de 4%, mais en réalité il doit
approcher les 20%, à cause de la multiplicité des statuts. Tous ces phénomènes caractérisent une
dualisation de la société. La privatisation de l’éducation concerne la frange riche de la population.
Même l’école publique n’est pas gratuite (marchandisation des anciens secteurs publics).
Le chômage coexiste avec une sur-population active (dizaines de millions de travailleurs en
surplus dans les entreprises publiques, 100 millions dans les campagnes). De nouvelles formes de
protestation secouent villes et campagnes. Dans les années 80, les réformes étaient favorables à la
population rurale, dans les années 90 à la population urbaine. Les troubles contre l’administration se
sont multipliés dans les campagnes, parfois violemment : protestations contre les taxes imposées par
l’administration locale (autonomie concédée par la décentralisation). Cela marque une dégradation
incontestable de l’autorité de l’Etat. Les villes aussi sont très agitées, en particulier celles dont
l’économie dépend majoritairement d’entreprises d’Etat en difficulté (non-versement des salaires,
mauvais fonctionnement de l’entreprise). La crise sociale est généralisée.
3. Le retard politique
La mise en place des réformes et l’ouverture sur l’étranger ont induit une évolution
économique et sociale en contradiction avec les fondements mêmes des structures politiques encore
très autoritaires. Le système étatique n’a pas évolué face aux changements de la société. Pourtant, la
politique de Deng Xiaoping s’est inscrit dans une volonté de rupture avec le gouvernement de Mao
Zedong, caractérisé par l’instabilité dans le fonctionnement des institutions : règles non respectées,
ou au bon vouloir des dirigeants. Ainsi, à la mort de Liu Shaoqi en 1971, le poste de Président
disparaît avec la personne. Il est rétabli en 1983, et une nouvelle constitution est adoptée en 1982.
Deng Xiaoping déclare que le Parti communiste doit mener ses activités dans le cadre de la
Constitution et des lois. L’effort de stabilisation fait une place au droit. L’alignement du droit
chinois sur le droit international est en effet une des conditions de réussite de l’ouverture. Pour la
première fois, les droits et devoirs du citoyen sont définis, un code civil et un code pénal sont
introduits. Les années 90 voient l’émergence d’un droit administratif : le citoyen peut poursuivre
l’Etat (limitation au pouvoir de l’Etat). L’arbitraire de l’Etat recule dans ses rapports avec la société
modernisée. La justice acquiert une indépendance par rapport aux pressions politiques, mais ce
processus n’est pas encore achevé.
La libéralisation réelle de la société, caractérisée par un enrichissement libre qui entraîne des
excès outrageants (mêmes distorsions et abus que dans l’Europe du 19e siècle), s’accompagne
néanmoins du maintien du monopole des questions politiques. La répression est toujours utilisée
comme moyen de contrôle de la population (massacres de Tiananmen, 1989). Le système politique
en transition combine les caractères de l’ancien régime autoritaire et d’un système nouveau de
droits en construction. Une large incertitude demeure sur les prochaines évolutions. Il est certain
qu’il n’existe pas de force d’opposition : les réformes doivent venir de l’intérieur du parti. Plus
personne ne croit cependant aux grandes idéologies communistes. Le seul argument qui rassemble
et mobilise encore la population est le nationalisme à outrage exercé contre les ennemis de la Chine
(affaire de Taiwan et implication des Etats-Unis).
4. conclusion
De grandes incertitudes demeurent sur l’avenir :
l’économie sera-t-elle capable de maintenir une croissance très vive, autour de 8 à 10% ? Un
tel niveau est toujours nécessaire pour absorber la main-d’œuvre excédentaire. 25% du PNB
est tiré de l’exportation : celle-ci a-t-elle atteint un niveau de saturation ? L’incertitude
concerne la poursuite du modèle de croissance des vingt dernières années.
- quelles solutions le gouvernement trouvera-t-il à la situation sociale explosive ? Jusqu’à
maintenant, la crise sociale ne s’est pas traduite en crise politique, les manifestations n’ont
-
pas donné lieu à l’organisation de forces politiques. Les travailleurs insatisfaits demandent
au contraire plus de communisme, synonyme pour eux d’un retour à un état de salaires
assurés.
- l’entrée de la Chine à l’OMC implique la concurrence des industries étrangères. Dans ces
conditions, quel est l’avenir des entreprises chinoises ? En l’absence de solutions, le
chômage risque d’augmenter encore largement. Comment créer de nouveaux emplois ?
On peut dire que la réforme introduite progressivement et avec précaution a beaucoup plus
transformée la Chine que la révolution maoïste. Le régime communiste est déconsidéré, les idéaux
égalitaires décrédibilisés. Le nouveau slogan communiste de « socialisme à caractère chinois »
masque en fait le passage à l’économie de marché d’une société en proie aux mêmes problèmes que
les sociétés capitalistes.
2. Corée contemporaine,
3. Japon contemporain18,
I. Les années d’après-guerre
1. Les réformes
Contrairement aux autres pays d’Asie orientale, le Japon n’a pas connu de colonisation ou de
protectorat déguisé. Sa modernisation, mise en œuvre par l’ère Meiji, fut précoce. Le Japon entre
dans la seconde guerre mondiale dès 1937, par un conflit général avec la Chine. En 1941, l’attaque
de Pearl Harbor marque l’entrée en guerre des Etats-Unis. 2.000.000 de soldats et 700.000 civils
japonais trouvent la mort ; les villes sont rasées, sauf Kyôto, préservée par son patrimoine
historique, le pays est exsangue. La capitulation de 1945 entraîne un large programme de réformes
sous égide américaine, caractérisées par un souci de démilitarisation et de démocratisation.
L’occupation américaine se prolonge sept ans, jusqu’en 1952.
La nouvelle Constitution de 1946 est mise en vigueur l’année suivante. Elle s’appuie sur un
régime impérial, mais la figure de l’empereur est désacralisée et celui-ci, privé de tout pouvoir,
n’est que le symbole de l’unité du pays. Il y a séparation entre le shintô et l’Etat. Le régime est à
caractère parlementaire : le pouvoir législatif revient à une Diète composée d’une Chambre basse
(députés) et d’une Chambre haute (sénateurs). Le pouvoir judiciaire est tenu par une Cour Suprême
au sommet de la hiérarchie des différentes institutions.
L’article 9 de la Constitution prive le Japon de toute force armée, de tout droit de belligérance.
Le procès de Tôkyô (1946-48) entraîne quelques condamnations à mort. La purge touche 200.000
personnes, mais les peines sont rapidement annulées. Elles permettent cependant une cure de
rajeunissement des élites politiques et économiques. Les réformes touchent l’éducation (suppression
des cours de morale et d’idéologie militaire, alignement sur le modèle américain), le code civil
(égalité entre hommes et femmes qui obtiennent le droit de vote, suppression du droit d’aînesse).
Malgré diverses tentatives, le pays reste très centralisé autour de Tôkyô. Les zaibatsu (trusts)
sont démantelés, la concurrence entre des entreprises indépendantes est rétablie. Des réformes
agraires sont mises en place.
Au total, le Japon s’achemine, dans un climat de pénurie, vers un rapprochement des pays
occidentaux grâce à l’établissement de tous les moyens nécessaires à son redressement. Ainsi, en
1952, il réintègre la communauté internationale et l’ONU, et 1955 marque le début de la grande
période de croissance.
2. Le paysage politique
Les deux partis conservateurs fusionnent en un Parti libéral démocrate, au pouvoir jusqu’en
1993. L’opposition (30% des pouvoirs) est constituée par un Parti socialiste. Il existe une certaine
18
Ouvrage à consulter : Jean-Marie BOUISSOU, Le Japon depuis 1945, éd. Cursus-Armand Colin.
similarité avec l’Italie, où un grand parti d’opposition communiste est en désaccord constant avec la
politique des élites au pouvoir (Démocratie chrétienne italienne, assez semblable au PLD), ce qui
débouche aux scandales de la fin des années 1980 (cf. infra). La structure du pouvoir, surnommée
« triangle d’airain », composée du PLD, du patronat et de l’Administration – c.-à-d. politiciens,
hommes d’affaires et bureaucratie –, se caractérise par un consensus très fort sur des valeurs
économiques et de développement.
Le Japon est très proche géographiquement du bloc de l’Est. Le pays sert de véritable « porteavions » pour les Etats-Unis : les bases militaires américaines d’Okinawa servent de relais dans les
guerres de Corée et du Vietnam. En 1960, la question du renouvellement du traité d’alliance est
sujette à d’importantes luttes politiques.
II. Le redressement et le leadership (1955-1990)
1. Le miracle économique
De 1955 à 1973, le produit intérieur est multiplié par cinq. La croissance est de 10% par an.
croissance (%)
10
5
1960
1970 1973
1980
1990
2000
t
L’épargne d’investissement ne vient pas de l’extérieur (pas d’endettement), mais est canalisée
par l’épargne fort des foyers (18 à 20%), aux taux d’intérêt peu élevés. Un circuit clos économique
se met en place (contrôle des changes par le Ministère des Finances). Le Japon devient un géant
ignoré. Après la crise de 1973, quand on s’aperçoit que sa croissance se poursuit à un rythme
soutenu (5%), il devient un modèle économique, un modèle d’initiative technologique (cela se
poursuit jusqu’aux années 90, quand les Etats-Unis prennent les commandes de la révolution
Internet). On s’interroge sur les raisons du succès nippon. On met en avant la culture de l’entreprise
comme seconde famille : emploi à vie (de 22 à 55 ans), salaire et avancement à l’ancienneté
(rémunération multipliée par quatre), etc. En fait, la gestion de la main-d’œuvre n’est pas aussi
rigide : elle concerne seulement un tiers des employés (les PME ne disposent pas de ces garanties),
les « licenciements discrets » (affectations à des travaux ingrats et décourageants) sont nombreux, le
climat de concurrence au sein des entreprises est très fort. D’un autre côté, en conclure à une dualité
de travailleurs (aristocratie d’employés) est exagérée, les conditions de travail progressant vers le
haut de manière généralisée.
Les revers à la politique économique concernent l’absence d’aide à la consommation des
ménages, ou l’inexistence d’efforts au niveau de l’environnement (procès de pollution au mercure,
etc.) Les mouvements de citoyens sont nombreux (manifestations estudiantines dans les années 60 à
propos du traité de sécurité ou de la guerre du Vietnam).
2. L’organisation des partis politiques
Le PLD reste le parti dominant. Ecrasant, il est deux fois plus puissant que le parti socialiste.
Il n’existe pas d’union de la gauche probante. Le PLD recrute parmi les agriculteurs (agriculture
protégée et hyper-subventionnée, prix garantis), les entrepreneurs et les cadres, les personnes âgées
(à 70-80%).
Le Parti socialiste, figé à gauche, rigide doctrinalement, est le principal parti d’opposition
(salariés de la fonction publique). Mais ces années voit l’émergence du Parti communiste qui sort de
la clandestinité : de 2-3% des voix en 1960 à 10% en 1970 (électorat protestataire des grandes
villes).
Enfin, le Kômeito, l’émanation politique de la secte bouddhique Sôkagakkai, qui compte trois
millions et demi de fidèles dans les années 60, est marqué par ses pratiques communautaires
(regroupements massifs, propre à la culture japonaise, qui lui ont valu des regards suspicieux de la
part des occidentaux).
Sur le plan diplomatique, les relations avec l’URSS sont rétablies en 1955, mais restent très
froides. Suite à la visite de Nixon en 1972, le Japon reconnaît la République populaire de Chine.
3. L’évolution économique après 1973
Le pays connaît une secousse monétaire en 1971, la monnaie est réévaluée. L’année 1973
marque la fin de la période de haute croissance. La crise du pétrole affecte le Japon qui est
énergiquement totalement dépendant : le quadruplement du prix du pétrole entraîne une inflation
importante qui atteint 25% en 1974. En 1975, la croissance est négative. Rapidement, les mesures
de croissance prises par le gouvernement la ramènent à 5% : relance budgétaire par la compression
des coûts, baisse fiscale, travaux publics. Une politique identique dans les années 90 (cf. infra) sera
un échec total et amènera à la dette actuelle du Japon (300 à 400% du PIB). La fin des années 70 et
les années 80, pendant lesquelles les grandes entreprises nippones sont constamment louées, sont
marquées par la conquête du marché américain. Les Japonais sont animés d’une confiance très forte
en leur économie. On s’imagine que le Japon va devenir dans les années 90 la première puissance et
le centre de l’économie mondiale. En 1990, le PNB est égal à ceux de la France, l’Angleterre et
l’Allemagne de l’Ouest réunis. Il représente les ⅔ de celui des USA, pour une population moindre
de moitié. L’indice de la Bourse de Tôkyô dépasse celui de Wall Street. Le PIB/hab. s’élève à
23.000 $, mais les prix de consommation courante sont très élevés : le pouvoir d’achat est en fait
proche de celui des Européens.
Les excédents commerciaux ne cessent de croître. Les conflits très aigus des années 80 voient
les pays occidentaux reprocher au Japon de s’implanter chez eux (le quart du marché automobile
américain) en gardant son propre marché totalement fermé. Les Etats-Unis forcent en 1985 la
réévaluation du yen. Les exportations restent cependant aussi élevées et le Japon accumule des
sommes importantes, ce qui en fait le financier du monde (prêts aux Etats-Unis). Une bulle
spéculative se forme, les valeurs des actions montent fortement. L’indice Nikkei passe de 12.000¥
en 1985 à 39.000¥ en 1989, les proportions sont identiques pour les indices immobiliers (on passe
d’un indice 150 à 380 ; la somme des prix des terrains autour du palais impérial de Tôkyô vaut la
valeur immobilière de la Californie). Les effets pervers sont multiples : fermeture aux entreprises
étrangères et aux salariés japonais (locataires à vie), profit des ventes et reventes aux yakuza qui
alimentent ainsi leur système de corruption… La richesse accumulée est malsaine, le gonflement
des prix purement nominal. Les entreprises enrichies n’ont plus recours au crédit bancaire. Les
banques se replient sur l’immobilier. A la fin des années 80, 44.000 milliards de yen (11% du PNB)
sont investis dans le crédit immobilier. Ces prêts à tout-va concernent des opérations d’actifs
surévalués, dans une économie de casino. L’éclatement de la bulle spéculative et le renversement de
la conjecture interviennent au début des années 90. En 1990, le Nikkei perd 50% de sa valeur.
Il faut ajouter à cela le problème du vieillissement de la population. Les plus de 65 ans
représentent 12% de la population (les prévisions sont de 16% en 2000, 18% en 2005, 23,5% en
2020, ce qui en fait la population la plus âgée de la planète). Le taux de fécondité est tombé à 1,5
enfant par femme, l’espérance de vie est de 76 ans pour les hommes et de 82 ans pour les femmes.
Ces phénomènes inspirent une remise en cause globale de tous les équilibres et du triangle
d’airain : le gouvernement japonais est sur la défensive. Le PLD perd sa légitimité à la suite de
scandales de corruption.
III. Les années 1990 : la fin du « modèle japonais »
Entre 1992 et 1996, l’éclatement de la « bulle spéculative » se transforme en la plus longue
récession que le pays ait connue depuis la guerre. Elle remet en cause le modèle sur lequel la
prospérité et la stabilité sociale reposaient depuis les années 1960. Le triangle d’airain du pouvoir a
perdu sa légitimité et sa cohésion dans une succession de scandales financiers. La crise de légitimité
culmine d’ailleurs en 1995, année marquée par le séisme de Kôbe (4000 à 4500 morts, structures
soi-disant anti-sismiques détruites ; mauvaise organisation des secours, certaines zones ont été
isolées plus de 24 heures) et l’attentat au gaz sarin du métro de Tôkyô (mort d’une douzaine de
personnes) perpétré par la secte Aum, dont les membres comptaient les élites de la jeunesse
scientifique. Ces faits entraînent une perte de confiance majeure dans les actions du gouvernement
et le système éducatif.
Le système politique est ébranlé. En 1993, le PLD perd le pouvoir après une quarantaine
d’années de domination. En 1994, il revient au pouvoir, au prix d’une étrange alliance avec les
socialistes, en pleine décadence. En 1996-97, il semble reconquérir son hégémonie. Mais le système
des partis est bouleversé et l’explosion du système politique mine leur légitimité.
Sur le plan international, la position du Japon est de moins en moins confortable. Le
développement accéléré de l’Asie, Chine en tête, offre de nombreuses opportunités économiques,
mais implique aussi un rééquilibrage majeur de la puissance. Avec la fin de la guerre froide, la
région est grosse de conflits potentiels, y compris entre Tôkyô et ses voisins immédiats.
1. Le Japon face à la mondialisation : le remise en cause du modèle économique et social
a) De l’éclatement de la bulle spéculative à la récession
Les dégâts causés au système financier sont énormes. L’indice Nikkei s’effondre de 39.985
yens fin 1989 à 14.903 yens en août 1992. L’immobilier perd jusqu’aux deux tiers de sa valeur. Les
banques et les organismes de crédit qui ont prêté à tout-va se retrouvent avec une montagne de
créances irrécouvrables. La crise provoque une marée de scandales. Beaucoup de prêts ont été
consentis à des sociétés liées aux yakuza. Ce climat prive les élites de la légitimité indispensable
pour faire payer les faillites par le contribuable. Quand la liquidation des sociétés de crédit
immobilier est financée sur le budget 1996-97, les heurts sont violents à la Diète. Le PLD manque
la majorité absolue aux élections d’octobre. Il devient donc difficile de renouveler l’opération.
b) La récession complexe « fukugô fukyô »
La crise gagne le secteur industriel. La production commence à reculer en 1992 et chute à 88
en 1994, pour un indice 100 en 1990. Beaucoup d’entreprises ont spéculé. Les pertes enregistrées
les obligent à réduire les investissements. Pendant quatre ans, tous les indicateurs sont au rouge :
- le taux de croissance tombe de 5,1% en 1991 à 1,5% en 1992. Il est négatif en 1993 (-0,3%),
stagne en 1994 (0.6%) et 1995 (1%). Il repart en 1996 (3,6%) pour retomber par la suite.
- le chômage progresse de 2% en 1992 à 3,3% en 1995 et s’établit à 4,6% en 1999. Il atteint
des taux comparables aux autres pays, voir supérieurs aux Etats-Unis et certains pays
européens. Les licenciements sont massifs (10.000 sur 53.000 pour Nissan après son rachat).
- le commerce extérieur semble toujours brillant : 125 milliards de dollars d’excédents en
1999.
-
les profits chutent chaque année de 10% en moyenne à partir de 1990. Presque toutes les
entreprises affichent des pertes entre 1993 et 1995. La consommation intérieure s’affaisse.
Le Japon, auparavant le pays technologique le plus avancé, s’est vu ravir cette place par les
Etats-Unis qui dirigent la net-économie.
Le gouvernement réagit par des mesures de relance massive. Au total, six plans injectent plus
de 50.000 milliards de yen (3.000 milliards de francs) dans l’économie entre 1993 et 1996. Cela n’a
eu pour effet immédiat que de faire exploser les déficits publics. L’échec de la relance oblige à
penser la crise comme un phénomène structurel qui appelle d’autres mesures. Le futur est incertain,
la cure prendra encore au moins 5 à 10 ans. Les années de laisser-faire de 1985 à 1990 nécessitent
en effet de 15 à 20 ans pour être récupérées.
c) La société japonaise
Entre-temps, l’évolution de la société est significative. Les grands thèmes de préoccupation
occidentaux sont aussi présents au Japon : manifestations contre les bases américaines d’Okinawa et
le militarisme, procès pour la reconnaissance des crimes de guerre, scandale du sang contaminé,
luttes contre la discrimination (le Japon compte 1.600.000 étrangers, certaines villes ont mis en
place des Conseils des résidents étrangers) et le harcèlement sexuel…
2. Le positionnement international
La montée en puissance de la Chine a modifié les équilibres géostratégiques en Asie. Les
dirigeants de Pékin manifestent des velléités de rétablir leur hégémonie historique sur la région
(occupation d’archipels en mer de Chine du sud, tension militaire avec Taiwan en 1995-96, retour
de Hong Kong en 1997 et de Macao en 1999). Toute la région est le théâtre d’une course aux
armements. En 1997, plus du tiers des armes achetées dans le monde l’ont été par l’Asie.
Le Japon possède une forte capacité d’influence régionale. Il est un modèle de réussite et de
stabilité. Sa force économique et l’aide au développement qu’il distribue (environ 8 milliards pour
l’Asie) lui confèrent inévitablement un poids politique. Sa culture populaire – mangas, karaoké,
sushi et autres boys bands – se répand à l’égal de celle d’Hollywood, et en fait un modèle pour la
jeunesse asiatique. La multiplication des organisations régionales (APEC, ASEAN) lui est favorable
a priori, car Pékin est gêné dans des enceintes où ses principes politiques ne sont pas ouvertement
défendables, et préfère le jeu des rapports de forces bilatéraux. Le Japon, de puissance économique
d’après-guerre, s’est assagi en mûrissant.
Mais Tôkyô souffre aussi de nombreux handicaps pour prétendre au leadership, ou au coleadership, en Asie. La stratégie amorcée pour élever la stature internationale de l’archipel a porté
peu de fruits. Les demandes réitérées de Tôkyô pour un siège permanent au Conseil de Sécurité
n’aboutissent pas. Des casques bleus ont été envoyés au Cambodge en 1992, au Mozambique, au
Rwanda et sur le Golan, mais les opérations de maintien de la paix n’y sont pas probantes. Le Japon
tente d’accentuer son rôle au sein des organisations internationales, comme la Croix Rouge ;
cependant, Yasushi Akashi, émissaire de l’ONU dans le conflit yougoslave, a été très critiqué. Les
discours écologiques n’ont pas été suivis d’effets : le Japon refuse les normes contraignantes pour
limiter les rejets dans l’atmosphère et poursuit un programme nucléaire controversé.
Enfin et surtout, le Japon souffre toujours des trois handicaps majeurs hérités de sa défaite : la
limitation de ses forces armées, les divisions de son opinion et de ses élites, et des contentieux
territoriaux avec tous ses voisins qui tendent à se rallumer (îles Kouriles avec la Russie, île
Takeshima avec la Corée, archipel Senkaku avec la Chine).
4. Vietnam contemporain,
1. Les illusions dans l’optimisme triomphant (1975-1980)
a) Une grande victoire historique
La victoire de 1975 marque un revers éclatant des défaites de 1883-85. Le peuple vietnamien
retire une grande fierté d’avoir battu la première puissance mondiale. C’est aussi le triomphe du
parti communiste qui bénéficie de sa participation à la victoire et à la réunification. Il est lié de
façon intime à l’épopée nationale. Cependant, la même équipe le dirige depuis sa fondation en
1930. Ce sont des personnes plutôt âgées, qui ont rencontré de nombreuses difficultés pendant
quarante ans et suivent une doctrine marxiste-léniniste stricte ; tous ces éléments contribuent à une
incapacité à faire des compromis. Dans ces conditions, on peut se demander si le parti va pouvoir
garder son autorité morale.
b) Une situation problématique
Le parti profite des bouleversements que la guerre a provoqués parmi des populations prêtes à
n’importe quel changement. Mais la guerre, en plus d’avoir été très dévastatrice (défoliants), a aussi
entraîné une sur-évolution démographique problématique. Plus qu’un conflit contre les Etats-Unis,
il s’agissait d’une guerre entre Vietnamiens. Cette déchirure nationale entraîne une forte émigration,
et des difficultés pour mettre en place des institutions dans le Sud.
L’indépendance est limitée : les aides soviétiques sont importantes, mais restent le seul moyen
pour contrebalancer l’aide chinoise encombrante. Les négociations avec les Etats-Unis demeurent
difficiles pendant vingt ans, en particulier à cause du problème des prisonniers américains disparus.
c) Des volontés fortes malgré tout
En 1973, les accords de Paris reconnaissent l’autonomie du Sud, et prévoient des élections
pour la constitution d’un gouvernement central. Ils ne sont en réalité pas appliqués, et en avril 1976
des élections générales mettent en place une Assemblée nationale du Vietnam réunifié qui proclame
la République Socialiste du Vietnam et la dictature du prolétariat. Le 4e congrès du parti en 1976
définit la nouvelle ligne de politique.
Le IIe plan quinquennal (1976-1980) veut relancer l’économie et rapprocher la planification
socialiste du Nord et le capitalisme du Sud. Les réformes administratives visent dans ce cadre à une
unification accélérée. Le nombre des régions est diminuée, l’autonomie des minorités restreintes.
L’administration est basée sur les districts (huyên). Les élus locaux sont subordonnés à l’acceptation
du parti.
Un rééquilibrage de la population est décidée : en cinq ans, de 4 à 5 millions de personnes
doivent aller du Nord au Sud (colonisation des « nouvelles zones économiques »). En 1980, on
constatera que cette mesure a été accomplie dans une proportion de 20%.
La politique du gouvernement s’appuie sur la gestion de la campagne. La ligne d’action
économique et sociale de 1975-76 vise au renforcement de la politique socialiste. Le Vietnam ne
disposant pas de moyens de transformation rapide, les efforts doivent porter sur la gestion des
hommes. On accroît la collectivisation (les coopératives regroupent des propriétés privées de
gestion collective), mais le projet, trop ambitieux, restera bien inférieur à tout ce qu’il y a eu en
Chine. La planification définit des zones de culture spécialisées, qui échoueront à cause du manque
de moyens de transport. Les propriétés capitalistes du Sud sont transformées en fermes d’Etat. En
1979, alors que la Chine abandonne le collectivisme, le Vietnam à l’opposé cherche à accélérer ce
mouvement pour rattraper son retard.
Le Vietnam réussi plus ou moins à s’intégrer dans le paysage mondial. Il devient membre de
l’ONU en 1977. En janvier de la même année, le président Carter amorce le rapprochement
diplomatique. Le pays reçoit une aide soviétique. Ses rapports demeurent tendus avec le Japon, et
ambigus en même temps que difficiles avec la Chine (contentieux historiques, mais aides pour la
construction d’usines, de ponts, échanges de délégations).
d) Une crise générale et profonde
Le Vietnam pensait rattraper rapidement son retard. Malheureusement, le gouvernement a
négligé les aléas de la nature : typhon dévastateur en 1977, crue catastrophique du delta du Mékong
l’année suivante. Le passage au socialisme est un échec, l’administration est en butte à la
population. Dans le Nord, la production diminue, les paysans signent des pétitions pour sortir des
coopératives, la collectivisation étant théoriquement volontaire. Dans le Sud s’exerce une pression
réformatrice difficile. La volonté de détruire les vestiges de la « culture néo-colonialiste » exacerbe
les mécontentements : la politique de rééducation se traduit par la détention préjudiciable de
fonctionnaires, en particulier d’instituteurs. La suppression du commerce privé a entraîné la misère
de tous les petits revendeurs et des commerçants d’origine chinoise. L’aggravation de la politique
de redressement entraîne entre la mi 1978 et la fin 1979 le départ de plus de 500.000 Vietnamiens
(boat people). Dans le Nord, 100.000 Chinois, tracassés par le gouvernement, rentrent en Chine. La
situation économique et sociale est catastrophique, avec des millions de chômeurs, de soldats
démobilisés, de réfugiés ou d’infirmes. Le manque de moyens techniques, l’inertie d’une partie de
la population et les calamités naturelles rendent la situation alarmante.
Les difficultés aux frontières sont nombreuses. En décembre 1977, le Cambodge et le Vietnam
sont en état de guerre, ce qui conduit à la fermeture des consulats et la cessation des relations
commerciales avec la Chine. Devant l’aggravation de la situation, le gouvernement décide en 1978
l’adhésion au Comecon19 et signe un traité d’alliance militaire offensif et défensif avec l’URSS,
visiblement contre la Chine. La même année, l’armée entre au Cambodge. Trois ans après la
victoire sur les Etats-Unis, le pays est au bord d’une nouvelle guerre, sous la menace d’une
intervention chinoise, et avec l’appui léger de l’URSS. Cette intervention de la Chine se produit en
février 1979 et marque une catastrophe pour le Vietnam tout entier.
e) La nécessité d’expériences nouvelles
Pékin retire ses troupes, mais cette confrontation provoque des dissensions parmi les
dirigeants. Le Vietnam a libéré les Cambodgiens de la terreur des Khmers rouges, mais s’est trouvé
accusé d’impérialisme. Ce fait installe une brouille durable avec les pays du sud-est asiatique et
l’opinion internationale. Les pays occidentaux décident un embargo commercial.
On met en œuvre des expériences nouvelles pour stimuler la production, voir des méthodes
précédemment interdites : rétablissement dès 1979 d’une certaine responsabilité des familles au sein
des coopératives, tentatives de réorientation de la production vers les échanges extérieurs. Cette
politique est réaffirmée en 1981, année où s’installe le tronc fondamental des réformes libérales, en
même temps que le rôle dirigeant du parti communiste dans tous les domaines est confirmé
(nouvelle Constitution de 1980).
2. La pénible définition d’un néo-communisme : l’organisation des campagnes
En 1986 est proclamée la politique de nouvelle gestion dôi moi, « changer et renouveler » [à
l’intérieur du système socialiste], qui n’est que la formulation des réformes entreprises depuis 1981.
a) Réalisme et tolérance dans le domaine économique
La doctrine communiste ne peut éviter les compromis. Les responsabilités familiales au sein
des coopératives sont accrues, ou plutôt restaurées, car les jardins privés ont toujours fourni le
revenu principal des paysans. La préparation des terres (engraissement, semailles, repiquage) est
sigle de Council for Mutual Economic Assistance (Conseil d’assistance économique mutuelle, C.A.E.M.), organisme
de coopération économique créé à Moscou en janvier 1949.
19
dirigée par le conseil d’administration de la coopérative ; l’entretien des terres (contrôle du niveau
d’eau, construction de digues, traite des insectes, récoltes) est confié aux familles responsables
d’une surface fixée, devant livrer à la coopérative un poids de riz fixé par contrat. La récolte est
rapportée à la maison : le surplus est acquis et ajouté aux récoltes du jardin et aux revenus des
travaux artisanaux. Il y a coexistence d’une économie complémentaire privée, et motivation pour
travailler plus, voir trop (absentéisme scolaire). Cette nouveauté apaise le pays, les moyens
familiaux sont renforcés. Il s’agit cependant d’une expérience troublante pour les administrateurs
locaux dont les revenus, peu élevés, restent stables et font naître différenciation sociale, baisse de
l’autorité morale et hausse de la corruption. Les coopératives rencontrent des difficultés à remplir
leur part du contrat (fournitures). Elles sont menacées de dissolution devant la remise en cause de
leur rentabilité.
Une nouvelle loi sur la terre en 1988 marque l’acceptation du compromis et du réalisme. Des
contrats complets sont signés avec les familles qui le veulent : concession longue, jusqu’à 30 ans,
associée à un droit d’hériter, de vendre, d’avoir de la main-d’œuvre. Une part des récoltes est à
fournir à l’Etat, le surplus est destiné à la vente ou à l’exportation (déconcentration de la gestion
d’Etat). On ne peut néanmoins pas dire que l’économie est libérale. La terre est nationalisée en
1988, les familles en ont l’usufruit. Les coopératives sont des organes de ramassage et de fourniture
sous contrat. La nouvelle loi agraire de 1993 confirme la concession à vie et marque un bond en
avant de la production. Le Vietnam redevient en 1989 exportateur de riz, et se hisse parmi les
premiers exportateurs mondiaux. La production augmente bien plus rapidement que la surface
cultivée (+60% contre +20% – progression trois fois plus rapide du rendement).
Dans l’industrie, la rémunération aux pièces remplace celle au temps. Dans une même
entreprise coexistent trois régimes :
- une gestion socialiste (l’administration fournit les moyens, l’entreprise remplit des quotas).
- une négociation du prix du surplus avec l’administration.
- un accès libre pour les travailleurs à l’équipement de l’entreprise (les revenus auxiliaires
dégagés marque un regain de tonus de la population ouvrière).
A la campagne comme à la ville, tout le monde cherche un travail complémentaire. En 1986,
les entreprises familiales sont autorisées à employer des salariés, au maximum dix. Une loi de 1988
reconnaît la nécessité de l’entreprise de capital privé et favorise les investissements étrangers. Le
conseil d’administration peut être en majorité étranger, les revenus rapatriés sous certaines
conditions. L’économie vit sous aide étrangère certes, mais les progrès énormes favorisent l’essor
du Vietnam socialiste.
L’ensemble de ces mesures de réalisme et de tolérance s’inscrivent dans un changement de la
conjoncture internationale. En 1986, Gorbatchev déclare à Vladivostok l’établissement dans cinq
ans d’un commerce d’égal à égal (commerce sans complaisance). En 1991, l’URSS et les aides
qu’elle fournissait disparaissent. Le Vietnam doit repenser sa politique économique : en 1985, 75%
du commerce se fait avec les pays du Comecon ; de nos jours, ce chiffre est tombé à 2,5%. Ce
désengagement a pu être compensé par le renforcement des liens avec les pays asiatiques. La
politique d’ouverture économique a permis de passer sans trop de difficulté de partenaires de la
zone rouble à ceux des autres zones, et a vu arriver de nombreux investisseurs.
La transformation de la gestion fermée conduit en 1985 à une formidable inflation. La
poursuite d’une politique monétariste la ramène en 1989 à un niveau tolérable. A l’intérieur, le prix
du riz diminue et les exportations reprennent. En juin 1991, le PC adopte l’orientation vers
l’économie de marché.
b) Les efforts pour l’unité et l’harmonie nationale
Le transfert de population n’atteint pas le niveau espéré, mais dans les années 80 la production
peut augmenter par la hausse des rendements. Le problème démographique se détend par une lente
baisse du taux d’accroissement naturel (1,8% en 1999). Alors que les prévisions concluaient à une
population de 80 millions en l’an 2000, ce chiffre ne sera atteint qu’à la mi 2001. L’unité morale
connaît des progrès lents par la vague démographique : en 1990 en effet plus de la moitié de la
population est âgée de moins de 18 ans et n’a pas connu la guerre. En l’an 2000, les dernières traces
tendent à s’effacer. Le Parti communiste apparaît comme un organe de maintien de l’unité, et une
assurance économique.
c) La réintégration des relations internationales
L’évacuation du Laos et du Cambodge en 1989 permet d’entrer à l’ASEAN (Association des
Pays de l’Asie du Sud-Est) en 1995. Le Vietnam se réconcilie progressivement avec la Chine : en
2000 est fixée la frontière du golfe du Tonkin. L’année 1994 voit la levée de l’embargo américain,
suivie l’année suivante du rétablissement des relations diplomatiques.
d) Les signes de libéralisation intellectuelle
Dans l’idéologie communiste, le peuple est maître, l’Etat gère les affaires, le Parti est la force
unique qui le dirige. Les syndicats sont des écoles du communisme. Il s’agit d’une structure rigide
qui n’empêche pas les innovations. Le 6e congrès fait une autocritique en reconnaissant avoir perdu
le sens de la démocratie. L’introduction du réflexe critique ne marque pas un assouplissement
complet : militer contre le parti équivaut à la prison, et la nécessité du marxisme-léninisme est
réaffirmée, bien que l’on puisse s’interroger sur son emprise sur la pensée des populations
vietnamiennes.
Le 8e congrès en 1996 affirme la volonté de clarifier les imprécisions et vides juridiques
actuels. La vie intellectuelle connaît plus de tolérance, mais la naissance d’une littérature
contestataire reste limitée (instituteurs surveillés). L’information, l’enseignement et la culture reste
dominés par l’Etat, non sans une certaine tolérance à cause de sa faiblesse financière. La censure ne
peut empêcher une authentique renaissance littéraire moderne. Le pays connaît une formidable
résurgence du bouddhisme et de l’importance des pèlerinages. La pression de l’Eglise bouddhiste
unifiée conduit le Parti à reconnaître dans la nouvelle Constitution de 1992 n’être que la force
principale qui dirige l’Etat.
3. Conclusion
La poursuite de l’ouverture aux investissements étrangers est freinée par une administration
aux pratiques incertaines et un pouvoir politique où partisans du marché et du centralisme se font
face. Le niveau de vie reste bas, tout en s’améliorant sous l’effet de la forte croissance économique.
Celle-ci génère une inégalité, qui va croissant, entre villes et campagnes.
La période qui s’étend de 1975 à 1991 marque une introduction à l’histoire moderne du
Vietnam, une transition entre les grands conflits et un certain démarrage. On peut cependant
s’interroger sur la nature de cette ouverture, ce sur quoi elle va déboucher.
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