Influence du mode de vie sur la diversité génétique en Asie Centrale Laure SEGUREL, Myriam GEORGES, Renaud VITALIS, Evelyne HEYER Introduction Histoire démographique L’homme a évolué au cours de son histoire en étroite relation avec de nombreuses contraintes de nature aussi bien environnementales que sociales. La répartition de la diversité génétique à l’intérieur des populations et entre elles, aussi appelée structure génétique des populations, est le reflet de tous ces changements. La génétique se révèle être un outil de choix pour comprendre l’histoire des populations, avec deux approches possibles et complémentaires. D’un côté, l’étude de la diversité génétique dans des régions « neutres » du génome (n’influençant pas la survie / reproduction des individus) nous permet de comprendre l’histoire démographique des populations : flux migratoires entre populations, croissance ou goulots d’étranglement, choix de conjoints... D’un autre côté, l’étude de la diversité génétique dans des régions du génome sous sélection (influençant la survie / reproduction des individus) nous parle de l’histoire adaptative des populations : contraintes environnementales, nutritives ou infectieuses... Dans cette étude, nous cherchons à comprendre en quoi, dans les populations humaines, le mode de vie au sens large peut être un facteur d’évolution en tant que tel. Pour cela, notre objectif est de déchiffrer la diversité génétique en Asie Centrale où cohabitent des ethnies au mode de vie contrasté : d’un côté des éleveurs traditionnellement nomades organisés selon un mode de filiation patrilinéaire, (les individus se définissent selon leur ascendance paternelle), les Kirghizes, Kazakhs, Turkmènes et Karakalpaks et, d’un autre côté, des agriculteurs sédentaires organisés de façon bilinéaire (les individus se définissent d’après leur ascendance paternelle et maternelle), les Tadjiks. La comparaison des marqueurs uni-parentaux, le chromosome Y et l’ADN mitochondrial, nous permet de retracer l’histoire démographique des hommes et des femmes, respectivement. Depuis l’étude pionnière de Seielstad et al. (1998) nous savons que les marqueurs uni-parentaux ont une répartition de la diversité génétique différente qui semble refléter des histoires démographiques contrastées entre hommes et femmes. Ces différences sont de plus corrélées à l’organisation sociale des populations dont, entre autres, les pratiques matrimoniales et les règles d’héritage (Oota et al. 2001 ; Hamilton et al. 2005 ; Chaix et al. 2007). Cependant, ces marqueurs ne représentent chacun qu’un unique marqueur non recombinant et leur diversité génétique est affectée par de multiples facteurs confondants, ce qui constitue une importante limite à ces études (Cummins 2001 ; Balloux 2009). Il semble donc maintenant important d’obtenir des données multi-locus (sur les autosomes et le chromosome X) pour mieux apprécier les différences de structure génétique entre hommes et femmes, et caractériser l’influence de l’organisation sociale sur l’histoire démographique sexe-specifique (Balaresque, Jobling 2007 ; Segurel et al, 2008). Ainsi, dans notre étude, la comparaison de données multi-locus entre populations patrilinéaires et bilinéaires nous a permis de mettre en évidence que, dans les populations patrilinéaires, la création / séparation de groupes d’individus habitant ensemble (phénomène de fusion / fission fréquents chez les populations nomades) favorise le regroupement d’hommes apparentés. La diversité génétique est alors fortement réduite au sein des populations pour les hommes, mais non pour les femmes. De manière importante, ces résultats n’ont pas été retrouvé dans les populations bilinéaires, soulignant l’importance de l’organisation sociale comme facteur d’évolution chez l’Homme. L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 16 Influence du mode de vie sur la diversité génétique en Asie Centrale Histoire adaptative Références bibliographiques En parallèle, nous cherchons à retracer l’histoire adaptative de ces populations à travers l’étude de gènes liés à l’alimentation, puisqu’à priori de tels gènes sont affectés par des processus adaptatifs différents entre éleveurs et agriculteurs. Notre but est de mieux comprendre depuis quand, et dans quelle proportion, les populations d’Asie Centrale se sont spécialisées respectivement dans l’élevage et l’agriculture. L’idée est donc ici de chercher des mutations qui ont été favorables dans un mode de vie, mais non dans l’autre, et de dater l’expansion de ces mutations pour connaître la période à laquelle chaque population a effectué une transition d’un mode de vie chasseur-cueilleur vers des modes de production plus spécialisés. Nous avons ainsi étudié la diversité de gènes liés à la digestion de la viande, du lait, des céréales ou des sucres, gènes ayant déjà été identifiés comme affectés par le mode de vie (Caldwell et al. 2004 ; Bersaglieri et al. 2004 ; Perry et al. 2007). Nous avons également récolté des données physiologiques et anthropométriques accompagnées de questionnaires médicaux, sur l’alimentation et l’activité physique, chez des Kirghizes (éleveurs) et des Tadjiks (agriculteurs), en milieu urbain et rural, afin de pouvoir vérifier nos prédictions génétiques sur des données phénotypiques. Nos résultats montrent que les agriculteurs et les éleveurs ont bien subi des pressions de sélection différentes (Segurel, 2010), et d’autres analyses à venir nous permettront de savoir à quelle période correspondent ces nouvelles contraintes associées à une des transitions majeures dans l’histoire de l’Homme, le Néolithique. BALARESQUE (P.), JOBLING (M.A.) 2007, Human populations: houses for spouses, Curr Biol 17: R14-6. BALLOUX (F.) 2010, The worm in the fruit of the mitochondrial DNA tree, Heredity 104(5):419-20 BERSAGLIERI (T.), SABETI (P.C.), PATTERSON (N.), VANDERPLOEG (T.), SCHAFFNER (S.F.), DRAKE (J.A.), RHODES (M.), REICH (D.E.), HIRSCHHORN (J.N.) 2004, Genetic signatures of strong recent positive selection at the lactase gene, Am J Hum Genet 74: 1111-20. CALDWELL (E.F.), MAYOR (L.R.), THOMAS (M.G.), DANPURE (C.J.) 2004, Diet and the frequency of the alanine:glyoxylate aminotransferase Pro11Leu polymorphism in different human populations, Hum Genet 115: 504-509. CHAIX (R.), QUINTANA-MURCI (L.), HEGAY (T.), HAMMER (M.F.), MOBASHER (Z.), AUSTERLITZ (F.), HEYER (E.) 2007, From social to genetic structures in central Asia, Curr Biol 17: 43-8. CUMMINS( J.) 2001, Mitochondrial DNA and the Y chromosome: parallels and paradoxes, Reprod Fertil Dev 13: 533-42. HAMILTON (G.), STONEKING (M.), EXCOFFIER (L.) 2005, Molecular analysis reveals tighter social regulation of immigration in patrilocal populations than in matrilocal populations, PNAS U S A 102: 747680. OOTA (H.), SETTHEETHAM-ISHIDA (W.), TIWAWECH (D.), ISHIDA (T.), STONEKING (M.) 2001, Human mtDNA and Y-chromosome variation is correlated with matrilocal versus patrilocal residence, Nat Genet 29: 20-1. PERRY (G.H.), DOMINY (N.J.), CLAW (K.G.), LEE (A.S.), FIEGLER (H.), REDON (R.), WERNER (J.), VILLANEA (F.A.), MOUNTAIN (J.L.), MISRA (R.), CARTER (N.P.), LEE (C.), STONE (A.C.) 2007, Diet and the evolution of human amylase gene copy number variation, Nat Genet 39: 1256-60. L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 17 Influence du mode de vie sur la diversité génétique en Asie Centrale SEGUREL (L.), MARTINEZ-CRUZ (B.), QUINTANA-MURCI (L.), BALARESQUE (P.), GEORGES (M.), HEGAY (T.), ALDASHEV (A.), NASYROVA (F.), JOBLING (M.A.), HEYER (E.), VITALIS (R.) 2008, Sexspecific genetic structure and social organization in Central Asia: insights from a multi-locus study, PLoS Genet 4(9):e 1000200 SEGUREL (L.) 2010, Mode de vie et diversité génétique dans les populations humaines d’Asie Centrale. These de doctorat, Université Pierre et Marie Curie - Paris VI SEIELSTAD (M.T.), MINCH (E.), CAVALLI-SFORZA (L.L.) 1998, Genetic evidence for a higher female migration rate in humans, Nat Genet 20: 278-80. Les auteurs Laure SEGUREL Chercheure Post doctorante - UMR 7206 «Eco-anthropologie et ethnobiologie»(Paris, France) CNRS - MNHN - Université Denis Diderot Paris 7 courriel : [email protected] Myriam GEORGES Assistante-Ingénieure au CNRS - UMR7206 Eco-anthropologie et Ethnobiologie (Paris, France) CNRS, MNHN, Université Paris7 courriel : [email protected] Renaud VITALIS Chargé de Recherche au Centre National de la Recherche Scientifique - UMR 1062 «Centre de Biologie pour la Gestion des Populations»(Montpellier, France) INRA – IRD – CIRAD – Montpellier SupAgro courriel : [email protected] Evelyne HEYER Professeur au Muséum National d’Histoire Naturelle - UMR 7206 «Eco-anthropologie et ethnobiologie»(Paris, France) CNRS - MNHN - Université Denis Diderot Paris 7 courriel : [email protected] L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 18