Le problème de la connaissance de la substance dans les Nouveaux essais : Les Nouveaux essais sur l’entendement humain redonnent l’occasion à Leibniz de défendre l’une des notions les plus importantes de sa doctrine, à savoir celle de substance. Toutefois, la discussion qu’il entame avec Locke sur le problème se déploie d’une façon bien particulière : Locke refuse d’incorporer à sa philosophie le concept classique de substance sous prétexte que l’expérience n’en donne aucune connaissance certaine. Il y a bien chez lui place pour l’idée de substance, en tant qu’idée complexe forgée par l’entendement, mais rien n’est avancé dans le but d’en faire une catégorie de l’être, domaine qui dépasse largement les limites du savoir humain. Pour décrire les qualités réelles des corps, Locke propose l’hypothèse corpusculaire qui semble constituer l’explication la plus adéquate et intelligible sans pourtant former une décision arrêtée sur la question (Essay. IV.iii.16). En ce qui a trait à l’idée de substance pensante, la conclusion de Locke se formule de façon similaire : l’idée d’un substrat de mes propres idées, d’une substance spirituelle paraît aussi difficile à concevoir que celle d’une substance corporelle, car l’expérience interne ne donne aucune information certaine sur la constitution réelle de l’esprit (E. II.xxiii. 5). Cette position est claire : sans évacuer le terme de substance de son vocabulaire, Locke ne lui donne pas de portée métaphysique ni d’utilité cognitive autre que référentielle, c’est-à-dire de désigner un objet qui serait le substrat de qualités dont on fait l’expérience sans proprement avoir une connaissance de ce substrat. Dans les NE, les stratégies de Leibniz tentant de prouver l’existence des substances sont évidemment nombreuses; à plusieurs reprises et quant à divers problèmes, Leibniz revient sur le fait que les considérations sur la substance ne sont pas aussi vides et confuses qu’on ne le croît souvent (II.xiii. 6-7, II.xxiii. 2-4, etc.). Le concept de substance ouvre des voies intéressantes en philosophie et permet de résoudre certaines difficultés autant d’ordre métaphysique, épistémologique que moral1. Je n’entends pas ici m’attarder aux raisons que Leibniz présente dans les NE en faveur de cette notion; ce qui retiendra mon attention sont les arguments que Leibniz propose afin de montrer que l’approche lockéenne condamnant la notion abstraite de substance est, à bien des égards, inadéquate et repose sur des malentendus auxquels il veut remédier. Trois aspects de cette polémique seront exploités : 1/ la distinction entre essence nominale et essence réelle que Leibniz juge inappropriée. 2/ le concept d’idée simple qui pose quelques problèmes. 3/ le critère spatio-temporel d’individuation contre lequel Leibniz s’est toujours insurgé. Ces éléments rendront compte de la critique plus globale que Leibniz adresse à Locke contre l’impossibilité d’inférer l’existence des substances et des conséquences épistémologiques de cette thèse. 1/ Essence ou définition réelle : Au Livre III de l’Essay, Locke introduit une distinction importante, soit celle qui sépare les essences réelles des essences nominales; selon la tradition scolastique, le terme d’essence peut se définir de deux manières : l’essence réelle exprimerait la constitution interne des choses et c’est cette signification qu’on utilise lorsqu’on parle de « l’essence de choses particulières » (III.iii.15). L’essence réelle s’interprète dans cette tradition en termes de substances. L’idée de substance représenterait cette essence réelle, la constitution interne des choses, ce sans quoi elles ne pourraient exister comme objet particulier. L’essence nominale se comprend plutôt par l’entremise d’idées de genres et d’espèces; grâce à ces idées, il serait ainsi possible de désigner une classe d’objets qui partagent les mêmes qualités; l’essence nominale exprimerait le genre commun à plusieurs choses, l’essence générale. Or, Locke ne 1 Dans une lettre à Burnett du 20/30 janvier 1699, Leibniz défend déjà cette idée comme quoi la substance demeure toujours un concept d’une grande importance en philosophie : « […] car je considère effectivement la notion de la substance comme une des clefs de la véritable philosophie. ».GP. III, p. 245. remet pas en question cette différenciation entre essence réelle et essence nominale; il tente pourtant d’établir que l’essence réelle des choses demeure inconnaissable et que la seule manière d’appréhender un individu, un substance particulière, passe par la connaissance des essences nominales. L’argument majeur pour soutenir cette thèse repose sur la différence qui existe dans l’entendement entre l’expérience des existences réelles et individuelles par idées simples et la connaissance de l’essence de ces individus. D’abord, l’expérience donne à l’entendement des idées simples, concept sur lequel je reviendrai un plus loin dans ce texte. Les différentes données de l’expérience, les idées simples, permettent à l’esprit de constater des ressemblances entres les choses particulières et de former des idées complexes et générales désignant des classes d’objets partageant plusieurs qualités (II.xi.9). C’est là qu’on peut comprendre l’impossibilité pour Locke, que Leibniz remet en question, d’une connaissance des essences réelles, soit des substances. La connaissance se manifeste surtout par idées générales exprimant l’essence nominale des choses. Par exemple, ayant perçu une similitude entre différents objets rouges, l’entendement forge l’idée générale de rougeur rendant possible une connaissance de l' essence de ce concept. Les idées abstraites formées par l’entendement sont les essences des genres et des espèces (III.iii.12); c’est à partir de ces idées qu’une connaissance trouve alors sa possibilité. C’est pourquoi Locke affirme que rien n’est essentiel aux individus, sauf leurs appartenances à divers genres ou espèces, leurs conceptions par idées générales : « […] take but away the abstract ideas by which we sort individuals, and rank them under common names, and then the thought of anything essential to any of them instantly vanish. » (III.vi.4). Par l’expérience, on observe des ressemblances entre choses singulières, mais une connaissance de l’essence des individus repose nécessairement sur des idées générales et donc seule leur appréhension par essences nominales peut se réaliser; comme ces essences nominales sont forgées par l’entendement, elles ne se traduisent pas en des représentations entières les essence réelles. L’idée de substance et de tout autre qualité qui renvoient aux individus se saisissent grâce à des idées construites par l’esprit; la connaissance d’une essence réelle passe en somme par l’entremise des essences nominales qui ne pourront jamais donner la constitution interne d’un individu. C’est d’abord par la formulation leibnizienne de la distinction entre essence réelle et essence nominale qu’on peut aborder le problème tel que repris dans les NE. Pour Leibniz, le terme d’essence nominale semble incorrect; on peut très bien parler de l’essence réelle d’une chose, mais il est évident qu’une chose n’a pas plusieurs essences. Selon la perspective lockéenne, une chose pourrait participer ou être comprise grâce à plusieurs essences, car elle partagerait avec d’autres choses une certaine quantité de propriétés ou qualités, qu’il nomme essences nominales. Autant il n’y a qu’une seule essence du triangle, il ne peut y avoir qu’une seule essence de la substance. Le terme d’essence nominale est inadéquat parce qu’il présuppose que l’essence dépend d’une conception de l’entendement, d’une idée générale, ce qui paraît à Leibniz absurde (NE. III.iii.15). Chaque chose, qu’elle soit abstraite comme le triangle en général ou concrète comme une substance individuelle n’a qu’une seule essence qui la détermine. Comprendre l’essence réelle à partir des essences nominales, c’est mal expliquer le problème, bien que l’expérience fournit d’abord une appréhension nominale de la nature. Pour éviter ces confusions, Leibniz propose de remplacer cette distinction : au lieu de parler d’essences réelles et nominales, la distinction entre définitions réelles et définitions nominales permet de mieux saisir les enjeux par rapport aux essences et de se référer directement au texte aristotélicien qui traite pour la première de cette distinction (Seconds analytiques. II, 8-10). Il y a des propriétés essentielles aux individus, mais celles-ci peuvent s’exprimer grâce à plusieurs définitions : « [...] il faut considérer qu’il n’y a qu’une essence de la chose, mais qu’il y a plusieurs définitions qui expriment une même essence. » (III.iii.15). La différence principale entre la définition réelle et la définition nominale repose sur ce qu’elles expriment : la définition réelle fait voir la possibilité du défini, tandis que la nominale ne le fait pas (III.iii.18). La définition nominale, comme Leibniz le souligne dans ses Méditationes de cognitione, veritate et ideis, ne comporte qu’une série de propriétés ou marques suffisantes à l’identification d’un objet sans nécessairement exprimer entièrement son essence, à savoir sa possibilité; le recours à l’expérience devient primordial dans l’élaboration d’une définition nominale (GP. IV, p.423). L’or décrit comme « un métal jaune et précieux « se présente comme une définition nominale sans que son essence soit comprise complètement de manière a priori. Au contraire, une définition réelle porte sur la possibilité d’une chose et ne comporte aucune connaissance a posteriori. La définition réelle expose la : « cause ou la génération possible de la chose définie. » (III.iii.15). La substance peut faire l’objet d’une définition réelle pour Leibniz en tant qu’elle donnerait les raisons a priori de sa possibilité. Contre la conception lockéenne du problème, Leibniz fait remarquer qu’à la fois les définitions réelles et nominales ne proviennent que de pures conceptions de l’esprit. En supposant qu’il n’y a rien d’essentiel aux individus, Locke renvoie le domaine de l’essence au discernement par idées générales en évacuant tout discours achevé portant sur leur correspondance avec la réalité. Pourtant, bien qu’une définition nominale soit incomplète, c’est-à-dire qu’elle ne puisse être entièrement analysée de manière a priori, il n’en reste pas moins qu’elle fait référence à quelque chose de réel. Une chose possède une essence réelle indépendamment du fait qu’elle fasse l’objet d’une connaissance par l’entendement (III.vi. 27). Cela Locke semble le reconnaître, mais Leibniz ajoute ceci : ces définitions décrivent toujours en partie, si elles sont vraies, l’essence des choses, abstraites ou concrètes. Par exemple, les définitions des corps sont souvent plus nominales que réelles; les modes du jaune ou de l’amer peuvent être définis par des définitions nominales sans que ces connaissances ne relèvent du seul domaine de la cognition (III.iii.18). Ainsi, le fait que les définitions réelles ou nominales expliquent toujours l’essence complète ou partielle de la réalité élimine l’option lockéenne d’une réduction de la connaissance des substances à des notions générales de classes à partir desquelles les individus se conçoivent sans que rien ne leur soit essentiel. Les définitions expliquent toujours, comme propositions vraies, des essences réelles, quoique certaines d’une façon complète et a priori et d’autres seulement par l’expérience. 2/ Difficultés avec l’idée simple : Ces considérations exposées dans les NE paraissent toutefois insuffisantes afin de remettre en question le rejet lockéenne du concept de substance. Locke pourrait très bien objecter qu’une définition réelle aussi bien que nominale demeurent des descriptions strictement épistémologiques ne faisant avancer en rien une position favorable à une métaphysique de la substance. Qu’est-ce qui nous assure de la correspondance d’une définition réelle ou nominale avec la nature, dans le cas présent, avec les substances? Voilà la question que Locke objecterait peut-être à Leibniz. Or, ce dernier ne se contente pas de cette critique pour appuyer sa thèse concernant la connaissance des individus; elle s’accompagne d’autres remarques peut-être encore plus intéressantes. Le texte lockéen, pour effectuer cette distinction entre essence nominale et essence réelle, met l’accent sur un aspect de l’expérience : les idées simples donnent à l’entendement des contenus cognitifs devant être combinés ou généralisés par la réflexion; l’idée de substance, en tant qu’idée complexe, fait également l’objet d’un travail réflexif. C’est par la construction d’idées complexes que l’esprit exerce un pouvoir actif : « For, it being once furnished with simple ideas, it can put them together in several compositions, and so make variety of complex ideas, without examining whether they exist so together in nature. And hence I think it is that these ideas are called notions. » (II.xxii.2). Ces notions représentent le matériau sur lequel une connaissance des essences s’effectue. Ce que Leibniz conteste, c’est cette manière de comprendre comment d’idées simples, l’entendement procède ensuite par notions en formant des composantes attributives portant sur la réalité; cet écart entre une expérience passive par idées simples et une connaissance active par notions complexes pose problème pour Leibniz et empêche Locke, selon lui, de voir la façon dont un concept de substance pourrait se concevoir de manière adéquate. C’est surtout la notion d’idée simple qui semble difficile à insérer au sein d’une théorie de la connaissance, d’une perspective leibnizienne. À plusieurs moments dans le texte, Leibniz revient sur l’ambiguïté du sens que Locke confère au terme d’idée simple. L’idée simple est censée représenter un contenu d’expérience que l’entendement conçoit de manière claire et distincte et qui forme la source de toute la connaissance humaine (E. II.ii.1). En outre, cette saisie des choses par idées simples se manifeste de façon passive; l’esprit ne peut les forger ou les annihiler (II.ii.2). L’expérience, par perception interne ou externe, impose à l’entendement ces idées sur lesquelles un savoir se construira par combinaisons et abstractions grâce à sa faculté réflexive. Seulement, Leibniz ne voit pas très bien comment de tels contenus de pensée sont possibles. Ce que Locke entend par idée simple ne serait simple qu’en apparence, car étant confuse; l’idée simple ne donnerait pas le moyen de distinguer ce qu’elle contient (NE. II.ii.1). Pour s’en tenir ici à la perception externe transmettant de l’information sur les substances individuelles hors de l’esprit, les idées d’une certaine teinte de vert ou de l’odeur d’une fleur perçues par les sens ne forment pas pour Leibniz des composantes simples, mais plutôt confuses; l’analyse de ces notions peut être poussée beaucoup plus loin que ne le croit Locke. Les idées simples sont considérées comme claires, car on peut les distinguer l’une de l’autre, mais elles demeurent confuses : « […] parce qu’on ne discerne pas ce qu’elles renferment. » (II.xxix.4). C’est pourquoi, faire reposer l’ensemble des connaissances, et a fortiori une connaissance des substances, sur ces supposées idées simples pose problème. Comme elles sont confuses et non distinctes, les idées simples se trouvent dans l’impossibilité de jouer le rôle que Locke leur accorde. Leibniz met en lumière un autre aspect problématique en relation à la notion d’idée simple : les idées simples permettent à l’entendement de constater des similitudes et des différences entre les diverses choses dont il fait l’expérience, c’est-à-dire qu’elles le renseignent sur l’ordre des existences de manière passive. Cependant, comment de telles idées considérés passives et dont les termes ne peuvent faire l’objet d’une définition (E. III.iv.4) exprimeraient-elles le lieu de l’expérience première des choses singulières? Pour Leibniz, ce statut conféré aux idées simples comporte certaines difficultés. Cette distinction entre une expérience passive et antéprédicative par idées simples et une conception par idées complexes proprement attributives instaure un écart insurmontable pour toute théorie de la connaissance, c’est-à-dire entre la conception des existences et celle des essences.. Une idée ou un concept peut certes se présenter à l’esprit de façon plus ou moins claire ou distincte, mais elle constituera toujours une entité active au sein de l’entendement décrivant une certaine essence. Leibniz pose évidemment des concepts auxquels l’analyse aboutit, soit des concepts primitifs; mais ces concepts s’obtiennent à partir d’autres concepts de même nature. Poser d’une part des idées simples donnant des contenus de pensée provenant d’impressions des choses réelles et des idées complexes comme construction de l’esprit permettant une connaissance des essences explique difficilement la notion d’expérience pour Leibniz. Il n’y a pas de passage du simple, par l’expérience des existences, au complexe, par connaissance des essences, chez Leibniz, mais au contraire une donnée simple, nommée concept primitif, s’acquiert à partir de la complexité de notre expérience par l’entremise de l’analyse (NE. II.xxix.2). Plus l’analyse sera claire, distincte et même intuitive, plus nos définitions des essences s’approcheront de la réalité, soit dans le cas des entités concrètes, des substances individuelles. Vis-à-vis de la notion de substance, on remarque donc que ce n’est pas seulement deux conceptions de la connaissance qui s’affrontent, mais bien deux visions de l’analyse qui débouchent vers des constats différents : Locke pose d’abord des idées simples inanalysables qui représentent notre appréhension la plus immédiate des existences réelles et forment les contenus sur lesquels toute la connaissance des essences se base. Leibniz, en rejetant l’idée simple telle que conçue par Locke, affirme plutôt que l’analyse par définitions réelles doit aboutir à des concepts primitifs et simples, dont celui de substance comme essence définissant la possibilité des individus; ces concepts premiers ne sont pas donnés par l’expérience, mais de façon a priori, par l’analyse. Ce que Leibniz rejette dans le schéma lockéen, c’est cette capacité de partir de l’expérience des existences réelles pour ensuite concevoir les essences nominales et tenter de connaître par la suite, grâce à ces dernières, les essences réelles. L’expérience consiste en une conception des choses par définitions nominales, par contenus prédicatifs bien que souvent confus; cependant, atteindre par le biais de l’analyse une connaissance par définitions réelles, dont celle de la substance, conduit à une explication beaucoup plus juste et entière des essences réelles. 3/ L’individuation des êtres : Il est maintenant possible de confronter ces deux conceptions de la substance et voir vers quoi mène le commentaire leibnizien. Un des buts de Leibniz consiste à montrer que l’idée de substance comme substrat de certains modes ne tire pas son utilité du fait qu’elle désigne un individu sans qu’on puisse connaître son essence réelle. Pour Locke, l’idée de substance n’est pas vide, mais demeure une simple manière de désigner des objets dont on ne peut connaître l’essence que nominalement. Une collection d’idées simples forme une idée complexe de substance rendant possible la référence à des choses singulières sans prétendre connaître leur constitution interne (E. II.xxii.14). Par exemple, les idées simples individualisant une table donnent une idée de substance qui permet de désigner cette chose. Pourtant, cet objet ne sera jamais connu en tant qu’essence par ces seules combinaisons d’idées; la construction d’idées générales devient inévitable pour porter toute assertion sur les essences réelles (II.xxiii.37). D’un côté, l’idée complexe de substance désigne par l’assemblage d’idées simples un individu, mais ne constitue pas un savoir proprement prédicatif sur cette chose, elle l’identifie comme existence réelle sans plus; de l’autre, les essences nominales qui individualisent un objet, composant la notion d’essence réelle, ne pourra jamais avancer quoi que ce soit sur la constitution interne de celui-ci. En somme, pour Locke, soit l’idée de substance se comprend comme terme désignant hic et nunc un individu, soit la connaissance des essences réelles dépend entièrement d’un savoir préalable des essences nominales, de conceptions générales de l’esprit qui n’arrivent pas à saisir un individu de manière complète. Il est possible de désigner, mais non de connaître entièrement les entités individuelles. Cette façon de concevoir la substance repose finalement sur un principe d’individuation, assez classique, ne dépassant pas sa seule fonction référentielle qu’on lui attribue pour distinguer les individus entre eux. Selon Locke, un individu garde une certaine identité et se différencie des autres parce qu’il occupe un temps et un lieu spécifiques, informations qui se transmettent à l’entendement à la fois par les idées simples et par le fait qu’un individu partage une série d’essences nominales (II.xxvii.3). La position de Leibniz face à un tel principe a toujours été claire : un principe spatio-temporel d’individuation n’est pas suffisant pour distinguer les choses, d’où la nécessité de recourir au concept de substance : « Il faut toujours qu’outre la différence du temps et du lieu, il y ait un principe interne de distinction, et quoiqu’il y ait plusieurs choses de même espèce, il est pourtant vrai qu’il y en a jamais de parfaitement semblables. » (NE. II.xxvii.1). Sans vouloir faire le tour de cette question, j’aimerais plutôt terminer cet exposé en défendant l’idée suivante : l’individuation se réalise pour Leibniz lorsqu’une connaissance des essences réelles se fait conjointement. Si Leibniz rejette la position de Locke et surtout son principe d’individuation, c’est parce que ce dernier nie la possibilité d’analyser et de connaître les substances. Dans les NE, le principe leibnizien d’individuation se présente à mon avis surtout comme un principe épistémologique plutôt que métaphysique, comme c’est le cas dans bien d’autres textes. Leibniz tente tout au long du texte de convaincre son interlocuteur qu’une connaissance des substances individuelles est possible de manière générale, bien que son analyse quant à chaque substance particulière soit infinie (III.iii.6). Pour reprendre les éléments expliqués précédemment, il est important de voir que l’argumentation de Leibniz tourne principalement autour de cette possibilité d’analyser l’idée de substance. D’abord, la distinction entre les définitions réelles et nominales s’organise grâce à cette compréhension de la notion de substance comme entité analysable. Ce à quoi Leibniz s’oppose chez Locke, c’est cette façon de réduire la connaissance des choses aux essences nominales. Si un savoir nominal peut se réaliser, c’est qu’une analyse des essences réelles doit aussi s’effectuer, sans quoi la notion même de définition nominale ne ferait pas sens. Il y a bien quelque chose d’essentiel à la substance, sinon tout savoir nominal ne serait pas fondé : « Je crois qu’il y a quelque chose d’essentiel aux individus et plus qu’on ne pense. Il est essentiel aux substances d’agir, aux substances créées de pâtir, aux esprits de penser, aux corps d’avoir de l’étendue et du mouvement. C’est-à-dire il y a des sortes ou espèces dont un individu ne saurait cesser d’être [...] » (III.vi.1) Ainsi, le fait que les substances aient des propriétés essentielles données par les définitions réelles permet une connaissance a posteriori des phénomènes. Les conditions d’un savoir empirique reposent en somme sur la possibilité d’une connaissance des essences réelles, soit des substances individuelles. La perspective lockéenne manquait à sa tâche selon Leibniz, puisqu’elle ne tenait pas compte de l’importance d’une définition réelle de la substance, de manière générale et non concrète, dans l’élaboration de descriptions nominales de la réalité. Ce qui est essentiel aux individus détermine donc de manière épistémologique toute connaissance de la nature. La critique leibnizienne de la notion d’idée simple va également dans cette direction : une idée doit nécessairement constituer un concept actif au sein de l’esprit. L’entendement n’abstrait pas des connaissances à partir de similitudes entres les choses qu’il a constatées par expérience passive, mais juge de ces ressemblances de manière active, se situe d’ores et déjà dans le domaine de la description des essences. Autant les définitions réelles que nominales forment des savoirs prédicatifs qui relèvent toujours d’une certaine généralité conceptuelle ne laissant pas place à une expérience soi-disant première et passive des existences réelles. « Car la généralité consiste dans la ressemblance des choses singulières entre elle, et cette ressemblance est une réalité. » (III.iii.11). Pour Leibniz, le concept d’individu s’obtient à partir de l’analyse conceptuelle et ne représente pas, comme chez Locke, l’origine cognitive par expérience passive, laquelle serait impossible de décrire par essences réelles. La seule appréhension de l’individuel pour ce dernier s’effectue par idées simples; seulement, dès qu’un travail de la réflexion se produit, il n’est plus envisageable de concevoir les substances autrement que par les essences nominales. Au contraire, Leibniz définit l’expérience comme quelque chose qu’on peut analyser; le terme de l’analyse demeure de l’ordre de la conception active, ce qui fait que les notions primitives ordonnent notre connaissance de la réalité; la substance formant une de ces notions primitives, il est par conséquent facile de comprendre toute la place que Leibniz lui accorde. Sans elle, toute la question concernant la relation de notre connaissance au réel semble difficile à résoudre. C’est pourquoi un principe spatio-temporel d’individuation ne suffit pas : faire de l’idée de substance un simple outil de référence à des choses dont on ne tire aucune connaissance de l’essence ne convient pas. La conception de la substance suppose qu’on puisse l’expliquer et cette explication rend possible un principe d’individuation plus juste. En définitive, la connaissance des substances fait en sorte qu’il soit possible de les distinguer les unes des autres : « Le principe d’individuation revient dans les individus au principe de distinction dont je viens de parler. Si deux individus étaient parfaitement semblables et égaux et (en un mot) indistinguables par eux-mêmes, il n’y aurait point de principe d’individuation. » (II.xxvii.3). Distinguer les substances, nous dit Leibniz, consiste à les connaître par concepts désignant précisément leur essence. Évidemment, Leibniz soulève à maintes reprises qu’une connaissance ou analyse d’un individu enveloppe l’infini et nous est ainsi inconcevable de manière complète (III.iii.6). Il n’empêche que cette possibilité d’une connaissance des substances garantie la validité du savoir en général; c’est elle qui fonde les définitions tant réelles que nominales portant sur la nature. En résumé, Locke et Leibniz s’accordent quant au fait qu’une connaissance des individus doit nécessairement s’effectuer par l’entremise de leur essences. Toutefois, Locke rejette toute prétention à porter un regard sur la constitution interne des choses puisqu’il ne se produirait que par l’entremise d’un travail de la réflexion qui détermine déjà la description des choses. Leibniz pose au contraire que ce travail de la réflexion est toujours actif et que l’entendement peut également connaître les substances individuelles, car il n’y a pas cette séparation entre l’existence et l’essence réelle : ce qui est essentiel aux individus détermine leur existence et cela représente la façon dont une connaissance des substances s’explique. D’où l’importance d’un principe d’individuation en conformité avec cette thèse. Distinguer les individus se fait grâce à une appréhension de ce qui constitue l’essence de la substance; le concept d’un individu qui exprime son essence forme alors le cœur d’une principe permettant de différencier les êtres. Conclusion : L’intérêt que suscite la question de la connaissance des individus semble articuler en partie les discussions engagées par Leibniz contre la doctrine lockéenne de la substance. Appauvrir la notion de substance comme Locke le fait montre la faiblesse de ses thèses épistémologiques. C’est bien sûr le lien que doit entretenir l’idée et la réalité qui organise abondamment la polémique entre les deux philosophes. Il semble que la critique lockéenne de la substance omet certains éléments importants permettant d’expliquer comment une définition décrit bel et bien un état de chose dans la réalité. Avec un concept plus positif de substance et surtout en admettant qu’il soit possible de la connaître, Leibniz tente de sortir de cette impasse. L’idée de substance n’est pas aussi vide et confuse qu’on ne l’entend, elle sert également à résoudre plusieurs problèmes philosophiques, soit; mais la substance demeure aussi une entité primordiale pour comprendre la manière dont la connaissance humaine doit se régler sur la réalité. Sans un concept adéquat de substance, une série de problèmes surgissent aux yeux de Leibniz. Ce dernier se devait de défendre sa conception de la substance non pas seulement pour favoriser le point de vue du métaphysicien, mais également du philosophe de la connaissance contre la définition qu’en donne Locke. Essence et existence forment un tout en accord avec un principe d’individuation proprement épistémologique, tel que Leibniz essaie de le prouver dans les Nouveaux essais.