L`anthropologie du vivant : objets et méthodes

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Nicole CHAPUIS-LUCCIANI, Anne-Marie GUIHARD-COSTA et Gilles BOETSCH
L’anthropologie du vivant : objets et méthodes
Editeur : CNRS GDR 3267
Paris - 2010
L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
L’anthropologie du vivant : objets et méthodes
Avec le soutien de :
- La Formation Permanente de la Délégation Provence et Corse du CNRS
- Le Réseau Thématique Pluridisciplinaire « Anthropologie biologie des populations actuelles»
- CNRS GDR 3267 « L’homme et sa diversité : dynamiques évolutives des populations actuelles
Paris - 2010
Copyright photos de couverture : Jeanne -Claudie Larroche
Nicole Chapuis-Lucciani, Joëlle Robert-Lamblin
Maquette : MAYER Laurent ([email protected]) : Valor Consultants
L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
SOMMAIRE
Avant-propos
Plaidoyer pour l’anthropologie biologique du vivant
Antonio GUERCI
Introduction
Les champs de l’anthropologie du vivant. Objets et méthodes
Anne-Marie GUIHARD-COSTA
CHAPITRE I. Anthropologie génétique, démographique et épidémiologique
Du local au macro-géographique : quelle(s) « population(s)» en anthropobiologie ?
Morgane GIBERT
Influence du mode de vie sur la diversité génétique en Asie Centrale
Laure SEGUREL, Myriam GEORGES, Renaud VITALIS et Evelyne HEYER
Anthropologie démographique des populations restreintes : du recueil des données à leur analyse. Exemples dans les
populations arctiques
Joëlle ROBERT-LAMBLIN
Étude biodémographique de deux populations alpines de l’Ancien Dauphiné : L’Argentière la Bessée (France) et Chiomonte
(Italie)
Marilena GIROTTI, Emma RABINO-MASSA et Gilles BOETSCH.
Eléments d’épidémiologie bioanthropologique
Alain FROMENT
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CHAPITRE II «Anthropologie de la croissance, normes corporelles et alimentation »
Approche anthropologique des processus de croissance : référentiels, normes et variabilité
Anne-Marie GUIHARD-COSTA
Biométrie et Modélisation de la croissance chez l’Immature
Loïc LALYS
Quantification de la croissance à partir des indices dentaires
Fernando RAMIREZ ROZZI
Variabilité mondiale des normes corporelles de corpulence, entre pluralité biologique et pluralité sociale
Aude BRUS et Gilles BOETSCH
L’image du corps chez les Sénégalais. Application à l’étude de l’obésité dans le contexte de la transition des modes de vie
Emmanuel COHEN, Nicole CHAPUIS-LUCCIANI, Patrick PASQUET, Lamine GUEYE et Gilles BOETSCH
Pratiques alimentaires et croissance du jeune enfant (0-3 ans) en milieu urbain et péri-urbain à Dakar, Sénégal
Emilie BUTTARELLI, Nicole CHAPUIS-LUCCIANI et Lamine GUEYE
Les méthodes de l’anthropologie sociale dans les études sur l’alimentation
Chantal CRENN et Anne-Elène DELAVIGNE
CHAPITRE III « Anthropologie du vieillissement »
L’anthropologie biologique : une approche holistique pour étudier le vieillissement humain
Nicole CHAPUIS-LUCCIANI
Une approche synchronique du vieillissement : exemple d’étude de la population sénégalaise âgée
Nicole CHAPUIS-LUCCIANI, Aissatou SIGNATE, Fatoumata HANE, Enguerran MACIA, Mamadou COUME, Bérengère
SALIBA-SERRE et Lamine GUEYE
L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
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De l’échelle macro à l’échelle micro, les étapes d’un parcours…
Anne-Marie Ferrandez, Bérengère SALIBA-SERRE et Philipe DE SOUTO BARRETO
Activités instrumentales physiques de la vie quotidienne chez les personnes âgées : validation d’une échelle
Philipe DE SOUTO BARRETO et Anne-Marie FERRANDEZ
Dialogue interdisciplinaire ? De l’intérêt de l’anthropologie sociale et culturelle dans l’analyse du vieillissement chez les
Sénégalais à Marseille.
Fatoumata HANE
Femmes marocaines âgées vivant seules en région parisienne et bruxelloise. Exemple d’une enquête qualitative comparant
les processus d’intégration en Belgique et en France
Majda CHERKAOUI et Nicole CHAPUIS-LUCCIANI
CHAPITRE IV Outils et modèles
La Modélisation Statistique en Anthropologie Biologique du Vivant
Bérengère SALIBA-SERRE
« Méthodologie des groupes de discussion focalisés (focus groups) ; intérêt pour l’anthropologie biologique ».
Priscilla DUBOZ et Enguerran MACIA
Mesure de la composition corporelle par ultrasons : innovation et applications
Jean-Claude PINEAU
Tomographie assistée par ordinateur (CT) et imagerie par résonance magnétique (MR) pour mieux comprendre et caractériser
la croissance et le développent du cerveau et du crâne
Fernando VENTRICE
Le modèle Primate en anthropologie biologique. Exemple de la reproduction
Cécile GARCIA
L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
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Plaidoyer pour l’anthropologie biologique du vivant
Antonio GUERCI
“Le devoir de la science normale n’est absolument pas celui de découvrir de nouveaux genres de phénomènes; en effet se sont souvent ceux qui
ne pourraient pas s’adapter à un encadrement qui s’échappent complètement. Généralement les chercheurs ne tentent pas d’inventer de nouvelles
théories : ils se montrent intolérants envers celles qui ont été inventées par d’autres. La recherche au sein de la science normale s’adresse au
contraire à l’articulation de ces phénomènes et de ces théories qui sont déjà fournis par le paradigme“. (Kuhn 1962).
Crise
Dans le panorama scientifique contemporain ce ne sont pas les réponses qui manquent, mais ce sont plutôt les questions qui font défaut. Il s’agit
d’un problème général qui touche la totalité des disciplines et qui met en cause le système de construction du savoir par discipline. La distinction
des objets d’étude et des techniques de recherche garantit que chaque discipline puisse et sache (et enfin doive) opérer indépendamment des
autres disciplines, en construisant ses propres objets selon des critères internes. Ainsi chaque discipline se trouve,
- en interne : à appliquer un ensemble de règles rigides sur un segment toujours plus restreint et contrôlé par le milieu environnant ;
- à l’extérieur : à ne pas pouvoir communiquer, ou à communiquer très faiblement, avec les autres disciplines et méthodes sur de mêmes objets
scientifiques.
L’Anthropologie biologique du vivant n’a pas cette vocation à l’isolement.
Le principal problème « interne » de la science « normale » (Kuhn 1962) est la carence d’interprétation. C’est-à-dire que l’on accepte la donnée
issue du cadre qui l’a produite, indépendamment de son potentiel critique par rapport aux protocoles et au système théorique sur lesquels se sont
basés les essais. En d’autres termes, dans la science normale, les données sont d’autant plus fiables qu’elles correspondent à ce qu’on attend
et à ce qu’on veut trouver ; car de toute façon il n’existe pas (ou très peu) de mauvaises données.
La crise d’identité actuelle de nombreux anthropologues dérive de leur démarche laborieuse pour trouver une juste place dans le « système
recherche » qui manifeste de plus en plus ses limites. Ce ne sont pas les études en anthropologie biologique qui sont en crise, c’est le modèle
de recherche actuel tout entier qui l’est (Guerci 2007).
Parcellisation des savoirs
Considéré dans son sens premier de « discours sur l’homme », la recherche en anthropologie part de quelques considérations fondamentales,
parfois banales :
- qui sommes-nous ?
- d’où venons-nous ?
- où allons-nous ?
Comme tout ce qui engendre quelque chose de profondément infantile (plus précisément, dans le langage technique, « qui présente une
forte néoténie »), ces questions un peu simplettes et un peu trop génériques peuvent dessiner des axes de recherche d’une très grande
importance.
Il ne s’agit pas, précisons-le tout de suite, de chercher des réponses anthropologiques à des problèmes d’ordre uniquement philosophique
mais de savoir maintenir la recherche en vie, en pratiquant « l’art de se poser des questions », ce qui est à l’origine même de la
science.
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Plaidoyer pour l’anthropologie biologique du vivant
Nous contemplons aujourd’hui un alphabet des savoirs devant lequel nous sommes désormais tous analphabètes.
Considérée comme une discipline académique, l’anthropologie souffre d’un mal dont aucun secteur n’est exempt : la fragmentation des savoirs pour
satisfaire les répartitions ministérielles des secteurs « scientico-disciplinaires ».
Il suffit d’inventorier le nombre de facultés et de cours de licences en Italie, où l’enseignement de l’anthropologie est programmé, pour constater
qu’il existe une multitude d’approches où l’anthropologie biologique des populations actuelles est un instrument utile et même un axe portant de la
formation.
Dans le domaine des disciplines scientifiques, l’anthropologie présente une particularité qui, aujourd’hui, a des difficultés à se transformer en une
force et, parfois, cette transformation s’est traduite par un désavantage : c’est sa position irréductiblement à mi-chemin, depuis ses origines, entre
les sciences de la vie et les sciences humaines. Cette collocation a eu, dans le temps, un fort impact tant pour l’histoire de la discipline que pour
l’évolution de la structuration des sciences de l’homme.
Au cours du vingtième siècle, elle s’est trouvée en effet dans une position privilégiée pour réaliser un important revirement : première parmi les
sciences humaines, elle a transféré son propre bagage conceptuel non plus seulement vers des « objets externes » (c’est-à-dire vers les populations
extra-européennes, « exotiques »), mais vers sa propre société de provenance et d’appartenance. On peut lire ce mouvement de réflexion comme
une sorte de théorème de Gödel de nos sciences : les résultats, comme dans le plus célèbre énoncé mathématique, ont été surprenants et ont permit
pendant un certain temps un repensement autoréflexif qui a contaminé même d’autres doctrines.
Sous certains aspects l’anthropologie est, parmi les sciences humaines, ce que la logique mathématique est aux sciences « dures », et la philosophie
aux disciplines humanistes : une sorte de collant universel, une discipline spécifique qui est aussi instrument et présupposé des autres.
Sans vouloir pousser trop loin l’analogie, l’anthropologie pourrait constituer une sorte de centre dynamique, un point d’observation en continuel
mouvement et l’interface entre ce qui se sait déjà et les lignes de recherche possibles qui restent encore à parcourir. Le status hybride de
l’anthropologie pourrait en outre se révéler une excellente piste pour sortir des spécialisations scientifiques excessives.
Trop souvent, cette position d’interface est plutôt perçue comme une faiblesse que comme une force, d’où en dérive une sorte d’imitation avec
les sciences plus fortes (tant d’un point de vue de l’univocité épistémologique que de la position académique).
Il existe dans le monde du vivant au moins une espèce dont le patrimoine naturel ne coïncide pas immédiatement avec le mode de vie, et
où le mode de vie modifie profondément le patrimoine même, sans pour cela avancer quelque prétention d’unicité, Homo sapiens conduit
à l’extrême, en lui faisant faire un très important saut quantitatif, la tendance progressive à la culture qui caractérise déjà les mammifères
supérieurs et les primates.
La dépendance actuelle de toute la recherche aux financements (publics ou privés) nous renvoie à une autre question : existent-ils, ou
existeront-ils à court terme, des domaines de recherche « neutres » consacrés uniquement à faire progresser le front du savoir ?
En étudiant l’espèce Homo sapiens, les données de la génétique, de la sociologie, de la physiologie, de l’histoire, de la médecine, de
la géographie, de l’écologie et de la philosophie s’appliquent à un unique objet/sujet (Guerci 2007). Mais ce n’est pas suffisant : elles
interagissent entre elles, en allant configurer un modèle d’analyse qui, par rapport au canon classique de la scientificité, introduit une
variable très importante : celle de la variabilité historique. Les êtres humains ne constituent pas le résultat déterministe de données
déjà disponibles (gènes, situation écologique, facteurs culturels), mais le résultat, en évolution perpétuelle, d’un long processus
d’humanisation qui, phylogénétiquement et ontogénétiquement, les transforme et les modèle continuellement, tant dans les réponses
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Plaidoyer pour l’anthropologie biologique du vivant
« culturelles » que « biologiques ».Nous nous confrontons donc à un processus d’anthropopoièse.
Le positionnement à mi-chemin entre Sciences de la vie et Sciences de l’homme, combiné à une approche holistique ou systémique, configure
donc d’ores et déjà un terrain de dialogue où les données, les théories, les thèses et les problèmes des différentes disciplines pourront se croiser
et s’hybrider. Il ne s’agit pas, bien entendu, de revendiquer la possession exclusive et centrale de ce terrain de rencontre, mais d’en discerner les
potentialités à une époque où la fragmentation des disciplines devient plus que jamais un problème. Il s’agit, évidemment, d’une politique scientifique
à long terme, qui, comme toutes les entreprises de longue haleine, comporte des risques et des incertitudes. Mais aujourd’hui, on perçoit de toutes
parts l’exigence pour la recherche de retrouver sa vocation primaire : celle de produire la connaissance au-delà de toute emprise productive.
Priorités de la démarche
Une des oppositions conceptuelles les plus pernicieuses de l’histoire de l’Occident pèse encore aujourd’hui dans l’organisation académique de
l’anthropologie, fondée sur des oppositions entre nature et culture, nature e nurture, inné et acquis.
Autour de cette opposition de nombreuses pages ont été écrites mais, et c’est cela qui compte le plus, il ne s’agit absolument pas d’un thème pour
penseurs oisifs : n’importe quelle politique d’intervention sociale, de la plus élémentaire à la plus radicale, assume comme base substantielle un
axiome naturaliste ou même culturaliste, en se fondant sur une vision précise de l’homme, de son être au monde, de ses potentialités et de ses limites,
en agissant en conséquence.
Pour cette raison l’anthropologie n’a jamais pu être neutre (et n’y réussit même pas aujourd’hui) par rapport aux choix politiques : quoi qu’on dise
sur Homo sapiens suppose aussitôt une réserve – pas toujours dans la direction attendue – en termes de choix sociaux et de vision partagée du
monde.
Cette situation est vécue par certains comme une malédiction, par d’autres comme une force, mais dans les deux cas il s’agit d’un choix
incontournable.
Dès que la science occidentale aura définitivement abandonné l’opposition binaire nature/culture, on comprendra alors mieux la façon dont une
grande partie des sous-secteurs de la science devra se confronter avec l’anthropologie.
Ainsi une discussion neutre sera possible et certains axes de recherche apparaissent déjà particulièrement prometteurs (voir les secular trends,
l’anthropologie de la santé, de l’alimentation, du vieillissement...).
Dans un processus de ce genre, des opportunités inespérées s’offriront à l’anthropologie biologique du vivant, ainsi qu’à toute autre discipline
« généraliste ».
Déjà, en 1945, Merleau-Ponty affirmait que l’homme est totalement naturel et totalement culturel, et encore bien avant, Mantegazza (1877)
souhaitait l’unitarieté des sciences anthropologiques et avant lui Villari (1871), fondateur de la première chaire d’anthropologie en Italie en
1869, proclamait que l’histoire naturelle de l’homme doit être « la première page de l’histoire ».
Le dualisme d’opposition entre nature/culture qui caractérise la pensée et l’action occidentales de ces derniers siècles a été, et est encore,
la cause de dégradations scientifique, sociale, environnementale, économique et politique considérables.
Heureusement, récemment, un front toujours plus large d’anthropologues s’est fait porteur d’un mouvement qui veut clore ce chapitre
dépassé de l’histoire scientifique. Parmi ceux-ci rappelons Descola (2005) pour l’intégralité et l’originalité innovatrices de ses pensées.
Les constructions mentales humaines, et occidentales en particulier, sont des édifices dualistes qui fondent leurs racines en dichotomies
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Plaidoyer pour l’anthropologie biologique du vivant
toujours réelles ou sublimées. L’opposition « nature et culture » n’est ni universelle, ni antique : pour de nombreuses populations ce concept est
dépourvu de tout sens.
Donc, ou nous continuons la voie des opposés « l’un contre l’autre armés» et nous transformons l’anthropologie en une « forme vide d’humanisme »
d’une part et en une anthropologie moléculaire d’autre part, ou bien nous affrontons le paradigme d’« une culture de la nature et d’une nature de la
culture » (Singleton 2004).
Récemment j’ai appris, qu’à la suite de l’intervention d’un anthropologue qui exposait ses recherches sur la biologie du vivant, un interlocuteur peu
averti déclara : « Je pensais que cela n’existait plus! ». Cette affirmation, moins prosaïquement et plus correctement, peut être formulée en ces
termes: « Mais existe-t-il encore une discipline qui puisse se poser des questions ? ».
Dessins: Le razze umane – Luigi Figuier, 1874
Photos: Razze Umane Viventi – Società Editrice Libraria Milano, 1926
Références bibliographiques
De la description de la variabilité
humaine à la construction
d’identités “autres”
Corps normalisé
corps stigmatisé
corps racialisé
L’Occident depuis
des siècles a construit les
autres cultures, sans toutefois
se rendre à l’évidence que même
sa propre culture est une construction
normativisée et le « divers » est
normé en fonction de la
normalité présumée
de l’Occident même.
Descriptions et constructions
anthropologiques se confondent:
l’anthropologie devient anthropopoïèse
Antonio Guerci – Chaire d’Anthropologie - DiSA Département de Sciences Anthropologiques et Musée d’Ethnomédecine “A. Scarpa” – Université de Gênes (Italie)
L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
DESCOLA (P.) 2005, Par-delà de la nature et culture, Editions
Gallimard, Bibliothèque des Sciences Humaines, Paris, 623 p.
GUERCI (A.) 2007, Dall’antropologia all’antropopoiesi. Breve
saggio sulle rappresentazioni e costruzioni della variabilità umana,
C. Lucisano Editore, Milano, 200 p.
KUHN (T.S.) 1962, The Structure of Scientific Revolution, The
University of Chicago Press, Chicago, 24 p.
MERLEAU-PONTY (M.) 1945, Phénoménologie de la perception,
Editions Gallimard, Paris, 59.
MANTEGAZZA (P) 1877, L’accentramento della scienza, Lettera al
quotidiano La Nazione, del 16 marzo 1877, XIX, n. 75 : 2.
VILLARI (P) 1871, Introduction au cours universitaire de l’année
académique 1871-1872.
SINGLETON (M.) 2004, Critique de l’ethnocentrisme, Parangon,
Paris, 79 p.
L’auteur
Antonio GUERCI
-Professeur des universités, Titulaire de la Chaire d’Anthropologie, Directeur du
Musée d’Ethnomédecine, Université de Gênes (Gènes, Italie)
- Département de Sciences Anthropologiques, Section d’Anthropologie
courriel : [email protected]
Tél. 0039 010 2095987
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L’anthropologie du vivant : quelles méthodes pour quelle spécificité ?
Anne-Marie GUIHARD-COSTA, UPR 2147
Par nature interdisciplinaire, l’anthropologie biologique a toujours été très liée aux domaines de recherche des disciplines voisines, biomédicales,
sociales ou culturelles. Elle en a souvent adopté les méthodologies et les perspectives, au risque, parfois, de s’y fondre. L’investissement croissant
des anthropologues dans des problématiques nouvelles en sciences biologiques, environnementales, ou sociales va de pair avec une dispersion
thématique qui constitue à la fois la richesse, mais également la faiblesse de l’anthropologie biologique.
Et pourtant, l’anthropologie biologique possède une démarche scientifique spécifique, qui traverse la multiplicité de ses champs d’intervention.
Le point commun à tous les anthropologues est de partager le même paradigme : celui de l’espace/temps, c’est à dire celui de la diversité et de
l’évolution humaine. Dans cette perspective singulière, quel que soit le thème de recherche abordé, l’homme est toujours envisagé en tant qu’être
biologique, en total interaction avec son environnement physique, socio-économique et culturel.
Pour se développer, l’anthropologie biologique doit s’appuyer sur une de ses caractéristiques essentielles : l’interdisciplinarité. Le caractère holistique
de l’anthropologie biologique est en soi une chance pour la connaissance scientifique en général. A une époque où la parcellisation des savoirs
et l’hyperspécialisation de la recherche commencent à atteindre leurs propres limites d’efficacité, le développement d’un champ disciplinaire par
nature ouvert à tous les aspects de la diversité biologique humaine s’avère particulièrement important sur le plan conceptuel, comme sur le plan
méthodologique. L’approche singulière de l’anthropologie biologique procure indéniablement aux disciplines voisines (biologiques, médicales,
sociales et écologiques) un regard spécifique sur des objets d’étude communs.
De plus, la demande sociétale concernant l’anthropologie biologique est forte. Les interrogations sur l’évolution biologique de notre espèce, son
adaptation aux changements rapides de mode de vie et d’alimentation, l’influence des migrations sur l’évolution des flux géniques, les modifications
morphologiques ou physiologiques éventuelles du corps humain dans un futur proche ou lointain, entrent dans le champ de la problématique
anthropologique. Donner à comprendre la complexité des processus biologiques de transformation de notre espèce en fonction d’un milieu
évoluant rapidement, tel est également l’enjeu de notre discipline.
Cependant, en France, notre discipline est en crise, en termes de moyens matériels et humains qui lui sont consacrés. Nous ne sommes plus
en mesure actuellement de répondre efficacement aux enjeux scientifiques énumérés plus haut.
Bien entendu, les moyens à mettre en œuvre relèvent en grande partie des choix de la politique scientifique des institutions et organismes
qui structurent et financent la recherche. Il n’en incombe pas moins aux scientifiques eux-mêmes de formuler clairement les priorités et
de proposer des actions structurantes aux différents acteurs de la recherche, afin de promouvoir et soutenir les initiatives dans ce champ
disciplinaire.
C’est dans le cadre de cette démarche volontariste que s’est tenu à Carry le Rouet, du 1 au 4 octobre 2008, l’atelier de formation CNRS:
«L’anthropologie biologique du vivant : nouveaux objets, nouvelles méthodes1» , tout à la fois atelier de réflexion sur les évolutions
méthodologiques qui traversent notre discipline, et lieu de rencontre pour les acteurs de la recherche. Son but, au-delà de l’état des lieux
concernant les nouvelles problématiques et méthodologies émergeantes, était de susciter des interrogations, croiser les points de vue
sur des problématiques voisines, et par la même développer les échanges au sein de notre communauté. La présence, au cours de
cet atelier, d’une grande partie des doctorants en anthropologie du vivant, invités à présenter leur propre démarche méthodologique,
témoignait de cette volonté de développer la discipline en assurant son avenir.
L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
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L’anthropologie du vivant : quelles méthodes pour quelle spécificité ?
Les textes présentés ici sont le reflet du travail collectif de réflexion effectué au cours de cet atelier. Ils ne prétendent pas apporter une vision
exhaustive des méthodologies employées pour l’étude anthropologique de populations actuelles, mais constituent certainement des pistes de travail
à approfondir. De même, on ne saurait y trouver un catalogue de techniques plus ou moins spécifiques à l’anthropologie biologique : ce qui a été
demandé aux auteurs est de définir des processus méthodologiques, à partir de leur propre expérience de recherche. Ce travail mène évidemment
à une certaine hétérogénéité de l’ensemble, que nous n’avons pas cherché à gommer. Bien au contraire, cette diversité traduit parfaitement la
multiplicité des approches méthodologiques dans notre discipline, qui est la clef de sa richesse conceptuelle.
Le plan général de l’ouvrage est structuré dans une perspective d’utilisation pratique, le lecteur devant pouvoir facilement trouver les informations
répondant à sa problématique personnelle. C’est ainsi que les textes des différents auteurs sont regroupés en quatre grands chapitres. Les trois
premiers chapitres alimentent la réflexion sur les avancées méthodologiques dans les grands domaines de recherche actuels de l’anthropologie
biologique : anthropologie génétique, démographique et épidémiologique, anthropologie de la croissance, normes corporelles et alimentation,
anthropologie du vieillissement. Le quatrième chapitre, plus transversal, propose quelques réflexions sur le recueil et l’analyse des données en
anthropologie biologique. Le format électronique offre l’avantage certain d’une grande possibilité de diffusion, une gratuité qui permet à tous de
pouvoir le consulter. Puisse cet ouvrage électronique, non « figé » dans un support papier, rester temporaire et modifiable, signe d’une recherche
toujours vivante.
L’auteur
Anne-Marie GUIHARD-COSTA
Directeur de Recherche au CNRS
Directeur de l’UPR « Dynamique de l’Evolution Humaine: Individus, Populations, Espèces ».
- UPR 2147, « Dynamique de l’Evolution Humaine: Individus, Populations, Espèces » (Paris, France)
courriel : [email protected]
Organisateurs : N. Chapuis-Lucciani (UMR 6578), A.M.Guihard-Costa (UPR 2147), Gilles Boëtsch (UMR 6578), la Formation Permanente de la Délégation Provence et Corse du CNRS, le
RTP « Anthropologie biologie des populations actuelles ».
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L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
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Du local au macro-géographique : quelle(s) « population(s)» en anthropobiologie ?
Morgane GIBERT
Mots-clés : population, échantillonnage, microévolution
Introduction
Le terme de « population » est largement employé dans en
anthropobiologie, mais que signifie-t-il ? Le présent travail ne vise pas
à définir « le » concept de population. L’objectif est plus de souligner
que la question fondamentale sur les unités de populations reste
largement ouverte et que celles-ci doivent être définies en réponse à la
problématique posée.
Des années 60 à aujourd’hui : un changement d’échelle
Après la seconde guerre, l’abandon de l’approche typologique au profit
d’une perspective adaptationniste (Lainé 2000) replace l’étude de
l’évolution de l’Homme à l’interface de la biologie et de la culture ; de
l’environnement humain, naturel ou anthropisé (Little, Haas 1989).
Des projets tels que ceux soutenus par l’International Biological
Program puis Man and the Biosphere sont représentatifs de ces
recherches où l’évolution des populations humaines est considérée
dans sa complexité. L’approche méthodologique est alors
pluridisciplinaire et les échelles géographiques considérées plutôt
micro-géographiques. Dans ce contexte, les petits groupes («
isolats ») s’imposent à l’intention générale grâce aux progrès de
la génétique des populations.
Avec le développement des techniques de l’ADN et de la
bioinformatique, l’anthropologie biologique se redéfinit (Crawford
2007). On fait place d’avantage à la variation, aux « tendances
» statistiques, aux gradients de fréquences (Laine 2000), aux
corrélations entre génétique et linguistique (Cavalli-Sforza
1997). On observe alors une tendance à l’étude macrogéographique de la variabilité humaine.
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L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
Les contours de la Population :
Quelle stratégie d’échantillonnage ?
La définition de la population et l’échantillonnage représentent la
première étape de toute étude anthropogénétique (Jobling et al.
2004). Si tous les individus de la terre pouvaient être échantillonnés
il n’y aurait pas de problème de représentativité. Pour des raisons
financières comme éthiques, cela est bien entendu impossible, d’où
la nécessité d’une stratégie d’échantillonnage.
Le développement d’une échelle micro-géographique vers une
échelle macro-géographique se traduit par une évolution des
stratégies d’échantillonnage.
Du point de vue historique, le terme d’ « isolat » fût créé en 1928
par Wahlund qui considère alors des populations panmictiques
dont l’effectif demeure restreint au cours des générations et qui
n’échangent entre elles qu’un petit nombre d’individus. En 1929,
Dahlberg redéfinira sur une base plus pragmatique le concept
d’« isolat », comme étant la population à l’intérieur de laquelle
chaque individu a la possibilité de se marier (Sutter, Goux 1961).
En fait, la notion même d’isolat apparaît comme relative. Les termes
de « population fermée » ou « petites populations » semblent plus
appropriés (Jakobi 1984). Dans ce contexte, l’endogamie est le
critère de définition de la population.
L’étude des « populations fermées » a permis la compréhension
de mécanismes de transmission et de microévolution au sein de
populations aisément identifiables dans le temps et dans l’espace.
Toutefois, il apparaît rapidement que ces modèles sont rares et peu
représentatifs de l’ensemble de l’humanité. Les anthropologues se
sont alors intéressés aux populations « ouvertes » tout en restant
fidèles à leur approche démographique ou biodémographique
(Crawford 2004 : 124). En particulier, la méthode généalogique
permet de cerner les limites de la population considérée grâce
à la reconstitution des histoires individuelles, familiales ou
communautaires sur des périodes temporelles plus ou moins longues.
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Du local au macro-géographique : quelle(s) « population(s)» en anthropobiologie ?
La détermination du cercle des mariages et le calcul de la probabilité
d’origine des gènes permettent alors d’évaluer la robustesse des limites
attribuées à la « population » (Boëtsch, Sevin 1990).
Le recueil des données généalogiques reste cependant long, fastidieux et
coûteux pour peu que les terrains soient éloignés. Dès lors, il est tentant
de rechercher des critères plus simples de sélection des échantillons. Les
premières études biodémographiques ont souligné que le plus souvent,
l’individu n’a pas la possibilité de se marier en dehors de certaines
limites géographiques, de certains milieux historiques, économiques,
sociaux ou religieux (Sutter, Gou 1961). Par la suite, on a pu démontrer
une corrélation entre distances génétiques et géographiques puis entre
distances génétiques et linguistiques (Cavalli-Sforza et al. 1994).
Avec le développement de recherches à l’échelle macro-géographique
(Auton et al. 2009), les critères de définition de populations ne s’appuient
plus sur la notion d’endogamie mais sur des critères plus larges tels
que la proximité géographique, la langue, l’ « ethnie », la religion et
la culture (Jobling 2004 : 274). Les individus sélectionnés ne sont
plus les membres d’une communauté clairement identifiée mais au
contraire des individus échantillonnés aléatoirement sur une aire
géographique et/ou au sein d’une population aux contours larges.
Echantillon local, échantillon « poolé » :
quelle stratégie ? pour quelle problématique ?
Selon la stratégie adoptée on peut globalement définir deux types
d’échantillons : des échantillons « locaux » définis sur une base
biodémographique (stratégies de mariage, généalogies..) et des
échantillons « poolés » (ex : prélèvements en milieu hospitalier..)
regroupant des individus dispersés au sein d’un groupe culturel
et/ou d’une aire géographique large.
Selon Ptak et Przeworski (2002), les échantillons « poolés
» sont les plus à même de permettre la détection d’un
maximum de variabilité. Ils sont donc les plus adéquats pour
le développement d’une approche phylogéographique ou la
mise en évidence de nouveaux polymorphismes. De même,
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L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
Städler et al. (2009)
soulignent que les
populations « locales »
tendant à s’écarter des
conditions de panmixie,
sont
bien
moins
indiquées
que
les
populations « poolées
» pour rechercher le
signal d’un évènement
démographique
ancien. Si l’objectif
est
la
description
de l’ensemble de la
variabilité ou la reconstruction de l’histoire ancienne et macrogéographique de notre espèce, les échantillons « poolés » sont alors
porteurs de précieuses informations.
Alors pourquoi rechercher des échantillons locaux, coûteux en temps
et en argent ? Le premier argument est celui de la reproductibilité
des résultats (Hammer et al. 2003 ; Phillips-Krawczak et al. 2006).
Ensuite, les échantillons locaux s’avèrent plus aptes à souligner les
sous-structures des « populations » et la complexité de leur histoire
comme par exemple, les relations qu’elles ont pu entretenir avec des
populations voisines au cours du temps (Gibert et al. 2010).
Des positions intermédiaires :
la recherche d’un compromis
Il existe des positions intermédiaires, qui visent à améliorer
l’échantillonnage sans aller jusqu’à l’étude exhaustive de la
démographie de la population. La démarche consiste alors à rechercher
des traits culturels suffisamment stables et caractéristiques d’une
« population » pour pouvoir être considérés comme des caractères
héritables.
11
Du local au macro-géographique : quelle(s) « population(s)» en anthropobiologie ?
L’un des traits culturels le plus étudié dans les populations européennes
est sans doute le patronyme. Comme le précise Darlu (2004), le nom
renvoie dans bien des situations à une histoire généalogique parfois
ancienne et à une aire géographique d’origine. Le patronyme en tant
qu’élément de la démographie historique s’avère donc un moyen de
pénétrer et comprendre la complexité des sociétés et leur évolution dans
le temps et dans l’espace.
Bowden et al. (2008) montrent bien le potentiel des patronymes pour
éliminer les bruits de fond résultant des migrations récentes, souligner
des sous-structures et améliorer la compréhension de l’histoire des
populations. Toutefois, l’ancienneté des patronymes varie d’une
population à l’autre (King, Jobling 2009). Dans ce cas, on peut rechercher
d’autres traits culturels
susceptibles de traduire
un lien de parenté :
clans et/ou tribus, lieux
de rassemblement des
lignées issues d’un
même ancêtre.
Il
faut
toutefois
considérer
ce
trait
au cas par cas, par
exemple le terme de «
tribu » ne représente
pas en Asie Centrale
(Chaix et al. 2006) la
même entité que chez
les Bédouins du Moyen
Orient. On voit bien la
difficulté à généraliser
sans
connaissances
préalables
des
structures de parenté
et des stratégies de
mariage.
3
L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
Des positions extrêmes :
la classification humaine et ses limites
L’augmentation du nombre de marqueurs utilisables a conduit
certains chercheurs à s’intéresser (ou se ré-intéresser) à la possibilité
d’assigner des individus à de grands groupes et en conséquence
de valider de tels groupes « ethniques » ou « continentaux ». La
confusion entre ethnies et dèmes (Lainé 2000) est alors poussée à
son paroxysme dans certains grands projets internationaux (voir Box
9.2. dans Jobling 2004) où les objectifs biomédicaux surpassent les
objectifs anthropologiques, et où la tentation ethno-raciale s’officialise
(Foucard 2007).
Comme le précisent Fan et al. (2008), la collecte d’échantillons sur
une « grande échelle dans différentes régions géologiques et/ou
différents groupes ethniques vise à extraire des informations des
gènes pour comprendre des phénomènes biologiques de l’être
humain ainsi que le mécanisme de la pathogénèse ». L’objet d’étude
ici n’est plus la « population » mais le génome.
Dans ce contexte, la stratégie d’échantillonnage se base sur le fait que
la variabilité observée à l’échelle des continents pourrait contenir des
informations sur les pressions de sélection exercées sur différentes
parties du génome (Calafell 2003). Dans ce cas, la stratégie ne vise
pas à définir les pourtours d’une population pour décrire la variabilité
qui la compose, mais à « construire » des groupes de telle sorte que
des contours de « population » existent. Le raisonnement est donc
circulaire (Hardwood 2008).
De telles recherches ont fourni de précieuses informations sur le rôle
de la sélection naturelle dans l’évolution de notre espèce, la nature
et les causes de la variation des taux de recombinaison, l’étendue et
la nature de la variation au sein du génome humaine (Auton 2009 ;
Novembre, Di Renzo 2009). Pour autant, s’agissant de l’histoire du
peuplement humain et celle d’une possible classification de l’Homme,
il reste nécessaire de garder un certain recul quant à ces premiers
résultats (Larrouy 2008 ; Long et al. 2009).
12
Du local au macro-géographique : quelle(s) « population(s)» en anthropobiologie ?
Pour reprendre les termes de Jorde et al. (2001), il reste à établir le
pont entre l’histoire évolutive et la génétique médicale. Le choix des
populations est sans doute un élément clé dans cette démarche. La
participation grandissante d’anthropologues à de tels programmes de
recherche apporte et apportera de nouveaux éléments de discussion,
comme le laisse déjà entrevoir l’organisation de colloques sur ces
thématiques en France et ailleurs («DNA Sampling - Strategies &
Design», Paris 2007).
Conclusion
Si l’évolution des techniques (biopuces, séquençage …) permet
d’aborder la complexité à l’échelle du génome, l’interprétation de ces
données nécessite une démarche intégrative considérant les niveaux
supérieurs, ceux de la population et de l’espèce, et la complexité des
processus qui les modulent.
D’une part, l’étude micro-évolutive des populations peut éclairer l’histoire
du peuplement et de la dynamique des populations, notamment pour
des échelles plus récentes. D’autre part, l’analyse des sous-structures
des populations représente à l’ère du « génomique » un nouvel
enjeu de l’anthropologie et de la médecine. En effet, les premières
études épidémiologiques menées selon des approches cas-témoin
à l’échelle génomique, montrent que la sous-structuration des
populations est une des causes majeures de faux positifs (Chen et
al. 2009). Ainsi, la prise en compte des sous-structures est donc un
paramètre essentiel pour la recherche d’association entre gènes
et traits phénotypiques (Tian et al. 2008), ceci incluant les traits
résultant de l’adaptation des populations à leur environnement
(Excoffier 2009).
Remerciements
Je remercie ici G. Boëtsch, G. Larrouy et A. Sevin, qui tant
sur le terrain qu’en laboratoire ont bien voulu partager leurs
connaissances sur la question des « populations ».
Photos MG issues du programme ANR jcjc-0115 «Sibérie».
4
L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
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L’auteur
Morgane GIBERT
Chargée de Recherche au CNRS
FRE 2960 Laboratoire d’Anthropologie Moléculaire et Imagerie de Synthèse (Toulouse, France)
CNRS, Université de Toulouse
couriel : [email protected]
Tél : 05-61-14-59-82
6
L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
15
Influence du mode de vie sur la diversité génétique en Asie Centrale
Laure SEGUREL, Myriam GEORGES, Renaud VITALIS, Evelyne HEYER
Introduction
Histoire démographique
L’homme a évolué au cours de son histoire en étroite relation avec
de nombreuses contraintes de nature aussi bien environnementales
que sociales. La répartition de la diversité génétique à l’intérieur des
populations et entre elles, aussi appelée structure génétique des
populations, est le reflet de tous ces changements. La génétique se
révèle être un outil de choix pour comprendre l’histoire des populations,
avec deux approches possibles et complémentaires. D’un côté, l’étude
de la diversité génétique dans des régions « neutres » du génome
(n’influençant pas la survie / reproduction des individus) nous permet de
comprendre l’histoire démographique des populations : flux migratoires
entre populations, croissance ou goulots d’étranglement, choix de
conjoints... D’un autre côté, l’étude de la diversité génétique dans des
régions du génome sous sélection (influençant la survie / reproduction
des individus) nous parle de l’histoire adaptative des populations :
contraintes environnementales, nutritives ou infectieuses... Dans
cette étude, nous cherchons à comprendre en quoi, dans les
populations humaines, le mode de vie au sens large peut être un
facteur d’évolution en tant que tel. Pour cela, notre objectif est de
déchiffrer la diversité génétique en Asie Centrale où cohabitent
des ethnies au mode de vie contrasté : d’un côté des éleveurs
traditionnellement nomades organisés selon un mode de filiation
patrilinéaire, (les individus se définissent selon leur ascendance
paternelle), les Kirghizes, Kazakhs, Turkmènes et Karakalpaks
et, d’un autre côté, des agriculteurs sédentaires organisés
de façon bilinéaire (les individus se définissent d’après leur
ascendance paternelle et maternelle), les Tadjiks.
La comparaison des marqueurs uni-parentaux, le chromosome
Y et l’ADN mitochondrial, nous permet de retracer l’histoire
démographique des hommes et des femmes, respectivement.
Depuis l’étude pionnière de Seielstad et al. (1998) nous savons
que les marqueurs uni-parentaux ont une répartition de la diversité
génétique différente qui semble refléter des histoires démographiques
contrastées entre hommes et femmes. Ces différences sont de
plus corrélées à l’organisation sociale des populations dont, entre
autres, les pratiques matrimoniales et les règles d’héritage (Oota
et al. 2001 ; Hamilton et al. 2005 ; Chaix et al. 2007). Cependant,
ces marqueurs ne représentent chacun qu’un unique marqueur non
recombinant et leur diversité génétique est affectée par de multiples
facteurs confondants, ce qui constitue une importante limite à ces
études (Cummins 2001 ; Balloux 2009). Il semble donc maintenant
important d’obtenir des données multi-locus (sur les autosomes et
le chromosome X) pour mieux apprécier les différences de structure
génétique entre hommes et femmes, et caractériser l’influence de
l’organisation sociale sur l’histoire démographique sexe-specifique
(Balaresque, Jobling 2007 ; Segurel et al, 2008). Ainsi, dans notre
étude, la comparaison de données multi-locus entre populations
patrilinéaires et bilinéaires nous a permis de mettre en évidence
que, dans les populations patrilinéaires, la création / séparation
de groupes d’individus habitant ensemble (phénomène de fusion
/ fission fréquents chez les populations nomades) favorise le
regroupement d’hommes apparentés. La diversité génétique est
alors fortement réduite au sein des populations pour les hommes,
mais non pour les femmes. De manière importante, ces résultats
n’ont pas été retrouvé dans les populations bilinéaires, soulignant
l’importance de l’organisation sociale comme facteur d’évolution
chez l’Homme.
L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
16
Influence du mode de vie sur la diversité génétique en Asie Centrale
Histoire adaptative
Références bibliographiques
En parallèle, nous cherchons à retracer l’histoire adaptative de ces
populations à travers l’étude de gènes liés à l’alimentation, puisqu’à
priori de tels gènes sont affectés par des processus adaptatifs différents
entre éleveurs et agriculteurs. Notre but est de mieux comprendre
depuis quand, et dans quelle proportion, les populations d’Asie Centrale
se sont spécialisées respectivement dans l’élevage et l’agriculture.
L’idée est donc ici de chercher des mutations qui ont été favorables
dans un mode de vie, mais non dans l’autre, et de dater l’expansion de
ces mutations pour connaître la période à laquelle chaque population
a effectué une transition d’un mode de vie chasseur-cueilleur vers
des modes de production plus spécialisés. Nous avons ainsi étudié la
diversité de gènes liés à la digestion de la viande, du lait, des céréales
ou des sucres, gènes ayant déjà été identifiés comme affectés par le
mode de vie (Caldwell et al. 2004 ; Bersaglieri et al. 2004 ; Perry et al.
2007). Nous avons également récolté des données physiologiques et
anthropométriques accompagnées de questionnaires médicaux, sur
l’alimentation et l’activité physique, chez des Kirghizes (éleveurs) et
des Tadjiks (agriculteurs), en milieu urbain et rural, afin de pouvoir
vérifier nos prédictions génétiques sur des données phénotypiques.
Nos résultats montrent que les agriculteurs et les éleveurs ont
bien subi des pressions de sélection différentes (Segurel, 2010),
et d’autres analyses à venir nous permettront de savoir à quelle
période correspondent ces nouvelles contraintes associées à
une des transitions majeures dans l’histoire de l’Homme, le
Néolithique.
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L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
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Influence du mode de vie sur la diversité génétique en Asie Centrale
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Les auteurs
Laure SEGUREL
Chercheure Post doctorante
- UMR 7206 «Eco-anthropologie et ethnobiologie»(Paris, France)
CNRS - MNHN - Université Denis Diderot Paris 7
courriel : [email protected]
Myriam GEORGES
Assistante-Ingénieure au CNRS
- UMR7206 Eco-anthropologie et Ethnobiologie (Paris, France)
CNRS, MNHN, Université Paris7
courriel : [email protected]
Renaud VITALIS
Chargé de Recherche au Centre National de la Recherche Scientifique
- UMR 1062 «Centre de Biologie pour la Gestion des Populations»(Montpellier, France)
INRA – IRD – CIRAD – Montpellier SupAgro
courriel : [email protected]
Evelyne HEYER
Professeur au Muséum National d’Histoire Naturelle
- UMR 7206 «Eco-anthropologie et ethnobiologie»(Paris, France)
CNRS - MNHN - Université Denis Diderot Paris 7
courriel : [email protected]
L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
18
Anthropologie démographique des populations restreintes, du recueil des données à leur
analyse. Exemples dans les populations arctiques
Joëlle ROBERT-LAMBLIN
Mots-clés : anthropologie démographique ; micro-approche ;
enquête de terrain ; populations arctiques
L’ anthropologie démographique
Les recherches en anthropologie démographique constituent un
moyen d’appréhender l’adaptation d’un groupe humain à son
environnement, par son aptitude à y survivre et à se reproduire. En
étudiant des sociétés de dimension réduite (populations actuelles
ou historiques, bien délimitées, isolées comme les petits groupes de
chasseurs-cueilleurs ou d’autres minorités ethniques), l’anthropologie
au sens large du terme s’efforce de prendre en compte l’ensemble des
paramètres socioculturels et économiques, de même que les facteurs
environnementaux (Boëtsch et al 2007).
L’étude des phénomènes démographiques et de leur évolution
couvre un large champ de l’histoire des individus et de leur société :
naissance, maladie, décès, mariage, reproduction, migration, effectif
de population, structure par âge et par sexe, occupation du territoire,
mode d’habitat, etc. J’accorderai ici un intérêt particulier à la mortalité
et à la fécondité, pour deux raisons essentielles. Les tendances de la
mortalité -générale et infantile- sont de bons indicateurs de l’impact
de l’environnement, comme de la santé physique et psychique
d’une population. L’étude de la natalité et de la fécondité permet de
percevoir les changements de comportements au sein du couple
et de la famille, ainsi que d’observer l’évolution du patrimoine
génétique d’une population. Des exemples seront pris parmi
des populations arctiques que j’ai étudiées : les chasseurs
de mammifères marins inuit du Groenland de l’est, ainsi que
certaines minorités de renniculteurs de Sibérie nord-orientale.
Ces communautés qui vivent dans un milieu très contraignant,
ont été tardivement atteintes par la colonisation ; les processus
de sédentarisation, la médicalisation et la scolarisation, ont
entraîné une acculturation accélérée et des changements
sociaux majeurs.
Au Groenland oriental (Ammassalik et Scoresbysund), mon
L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
observation des transitions a pu se faire au moyen d’un suivi sur
quarante années : 1967-2007 (Robert-Lamblin 1994 et 2008). Mes
enquêtes de terrain ont été complétées en outre par de nombreuses
sources (25 recensements nominatifs, anciens et récents, des
registres paroissiaux et hospitaliers, les généalogies établies par
Robert Gessain, en 1934 et 1966, et une enquête sur la fécondité
réalisée par la sage-femme est-groenlandaise Sofie Jorgensen, en
1972). En Sibérie, des enquêtes plus ponctuelles ont été effectuées
dans différents groupes ethniques.
Description succincte des méthodes
Une fois bien définie la population à étudier (population entière
ou sélection d’un groupe) et son contexte socio-culturel
et
environnemental bien précisé, la spécificité de l’approche
anthropologique dans le domaine démographique réside dans les
méthodes particulières de collecte des données :
- enquêtes et entretiens approfondis, adaptés à la population étudiée,
et effectués auprès d’individus ou de groupes familiaux situés dans
leur propre cadre de vie ;
- recoupement des données de l’enquête avec d’autres informations,
afin de préciser et compléter les éléments recueillis;
- mise en lumière de comportements et opinions, selon les générations
ou les groupes socio-économiques;
- suivi dans le temps de l’évolution démographique de la communauté
(enquêtes sur le long terme);
- constitution de généalogies biologiques et reconstruction historique
à l’échelle locale.
Exemple de l’enquête sur les femmes et la famille
L’enquête réalisée auprès des femmes adultes a été menée au
moyen de questionnaires préétablis, complétés par des entretiens
de type ‘ouverts’. Ces informations recueillies directement auprès
des femmes sont en outre accompagnées d’autres provenant
d’entretiens conduits auprès de sages-femmes, médecin local,
personnel de dispensaires, responsables des affaires sociales…
19
Anthropologie démographique des populations restreintes, du recueil des données à leur analyse.
Exemples dans les populations arctiques
Enfin, lorsqu’elles existent, ce qui n’est pas toujours le cas dans les pays
en voie de développement, des données d’Etat-civil sont collectées :
registres de naissances et de morts, recensements administratifs,
données médicales, registres paroissiaux, qui vont venir compléter nos
informations, les recouper, pallier les imprécisions ou omissions de
l’enquête directe auprès des familles.
Le questionnaire d’enquête
Schématiquement présentées, les différentes catégories de données
recueillies au moyen du questionnaire portent,
- sur les femmes :
. leur âge aux premières règles, première maternité, dernière maternité
et ménopause. L’âge au mariage, au veuvage, ainsi que l’âge à chaque
maternité ;
. ont-elles des pratiques contraceptives ? Si oui, quelle méthode est
utilisée et sur quelle durée ? Quelle est leur conception de la dimension
idéale de la famille ?
. les techniques d’accouchement sont notées en milieu traditionnel ;
. le mode d’alimentation du nourrisson : sein, biberon, ou autres, ainsi
que la durée de l’allaitement ;
. en outre, le niveau d’éducation et la profession de la femme (et celle
du conjoint) constituent des informations importantes.
- sur les enfants, les informations recueillies nous indiquent :
. le nombre, le sexe et l’intervalle entre les naissances ;
. la mortalité fœtale (avortements spontanés ou provoqués), ainsi que
la mortalité des enfants à la naissance ou en bas âge, des données
souvent sous enregistrées dans les documents administratifs ;
. le métissage ;
. les personnes ayant la charge des enfants et les cas
d’adoption.
- concernant les conjoints, nous sommes renseignés sur :
. leur origine ethnique et le mode de choix du conjoint ;
. le degré de parenté entre époux admis socialement ;
. la différence d’âge entre les conjoints ;
. l’âge et la cause du décès, le cas échéant.
- concernant la cellule familiale, nous apprenons,
L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
. si les deux parents vivent ensemble, en tant que célibataires,
mariés, divorcés, remariés ;
. ou bien s’il s’agit d’une famille monoparentale ;
. quel est le rôle (souvent primordial) des grands-parents -maternels
ou paternels- dans la famille.
- les autres informations recueillies lors de cette enquête permettent
encore d’apporter un éclairage utile :
. sur l’histoire des migrations des individus ou des familles ;
. sur les changements de comportements intervenus entre les
différentes générations de femmes, changements souvent en rapport
avec un niveau d’éducation supérieur des filles par rapport à leurs
mères ;
. sur des différences observables entre régions géographiques ou
entre groupes ethniques cohabitant dans la même région.
Le dépouillement des données recueillies
Il comprend le codage des informations contenues dans les réponses
au questionnaire et à l’entretien (assurant ainsi l’anonymat et la
confidentialité des données personnelles), la constitution d’une base
informatisée, puis le suivi du traitement statistique de ces paramètres
démographiques replacés dans leur contexte socio-culturel.
L’exploitation des résultats On peut procéder à une analyse de type longitudinal, en s’intéressant
par exemple à une génération de femmes ayant vécu les mêmes
événements pendant une même période de temps, ou bien de
type transversal, en observant à un moment donné des femmes de
générations différentes. On obtient ainsi une analyse dynamique de
l’évolution de la population (Robert-Lamblin 1988), ou au contraire,
un cliché instantané de la société étudiée (tableau I, extrait de RobertLamblin 2001).
20
Anthropologie démographique des populations restreintes, du recueil des données à leur analyse.
Exemples dans les populations arctiques
Famille
Nb d’enfants
idéale: nb
Groupe d’âge par femme:
d’enfants
des femmes
nb moyen
en moyenne
(min/max)
(min/max)
50 ans et plus
5,7
7,7 1
n = 12
(2/13)
(4/10)
40 à 49 ans
3,9
4,9 2
n = 13
(1/10)
(2/15)
30 à 39 ans
2,5
3,5
n = 16
(1/4)
(2/10)
20 à 29 ans
2,1
3,5
n = 18
(1/4)
(2/10)
Ensemble
femmes
3,3
4,4 3
20 ans et plus
(1/13)
(2/15)
n = 59
* en années et dixièmes d’années
Age aux lères
Contraception:
règles: âge
nb de femmes y
moyen *
ayant eu recours
(min/max)
2
10
7
14
33
Age à la lère
maternité: âge
moyen *
(min/max)
15,7
(13/20)
13,6
(11/18)
13
(11/16)
12,5
(11/16)
22,8
(19/27)
23,4
(19/35)
21,6
(17/26)
19,2
(17/24)
13,5
(11/20)
21,5
(17/35)
1 : 7 réponses - 2 : 11 réponses - 3 : 52 réponses
Résultats et analyses
Le passage de la fécondité naturelle à la fécondité contrôlée ou
maîtrisée, avec un suivi de la transition démographique au cours de
son déroulement (Chesnais 1986) est un sujet d’intérêt.
L’étude de la natalité à Ammassalik, ses trois phases
1/ La période de fécondité naturelle à Ammassalik, sans limitation
des naissances : taux de natalité variant de 30 à 40‰ ; 8 à 9
enfants mis au monde par femme, dont 3-4 survivants ; fécondité
longue et régulière de 20 à 34 ans ; grossesses tardives
fréquentes ; espacement des naissances de 24 à 36 mois, lié
à un long allaitement.
L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
Age à la dernière maternité:
âge moyen *
(min/max)
35
(23/49)
32,6
(24/40)
27,1
2/ Une augmentation de la natalité due à : l’assistance
médicale ; la stabilisation des unions après la
christianisation (et l’interdiction de divorce) ; le début
de libéralisation des moeurs avant le mariage ; la
diminution du temps de l’allaitement (donc de l’intervalle
intergénésique) et le phénomène de jeunesse de la
population influant sur la structure par âge. Entre 1950
et 1959, le taux de natalité varie de 50 à 55‰. En 1965,
doublement de la population en 20 ans (sans immigration
et avec une émigration non négligeable).
3/ L’introduction de la contraception : programme danois
appliqué en 1969 ; diffusion très rapide par les sagesfemmes groenlandaises, auprès de toutes les générations
de femmes et dans toutes les localités (figure 1).
Figure 1 - Passage de la fécondité naturelle à la fécondité
contrôlée : évolution du taux de fécondité par âge des
femmes d’Ammassalik, selon la génération et la période
(497 femmes recensées en 1976 et suivies jusqu’à décembre 1986)
La courbe A correspond à la période précédant la campagne
de limitation des naissances (avant 1969)
la courbe B, à la période malthusienne.
Tableau I - Enquête auprès des femmes des minorités autochtones de Sibérie nord-orientale :
premiers résultats de l’enquête sur les femmes et la famille à Berëzovka (Yakoutie)
(59 femmes interrogées, âgées de 20 à 77 ans, sur un total de 98 femmes ayant 20 ans et plus, en 2000)
21
Anthropologie démographique des populations restreintes, du recueil des données à leur analyse.
Exemples dans les populations arctiques
En deux ans, chute de la natalité de 47‰ à 28‰, puis en 5 ans :
à 17‰ (car autorisation d’I.V.G. en 1973). Même s’il y eut par la
suite une certaine reprise de la natalité, les comportements se sont
modifiés.
Les mentalités féminines ont changé en très peu d’années, démontrant
une prise de conscience rapide et une mise en pratique immédiate
des nouvelles idées, même dans un domaine aussi important et
fondamental que la maternité. Les changements récents dans la
vie reproductive des femmes se caractérisent par une limitation du
nombre d’enfants mis au monde (en moyenne 7,2 enfants dans les
années 1960 ; 2,9 en 2005). L’arrêt de la fécondité pendant plusieurs
années peut être suivi d’une reprise pour une ou plusieurs grossesses
pour des raisons particulières. Les dernières maternités sont moins
tardives et partant l’âge moyen des mères à la naissance de leurs
enfants moins élevé.
Parmi les changements fondamentaux opérés au sein de la famille
groenlandaise, les naissances hors mariage sont devenues la règle,
mariage et reproduction se sont totalement dissociés. Les unions
sont peu stables, séparations et divorces fréquents. Le tableau II
(tableau II ) indiquant par qui sont élevés les enfants de moins de
15 ans à deux périodes successives (Robert-Lamblin 1999), reflète
cette transformation de la famille.
L’évolution de la mortalité
1/ La période des premiers contacts et les problèmes de survie
dans un environnement très sévère, se caractérisent par : des
accouchements sans sage-femme, sans hygiène ; une mortalité
infantile élevée (248 ‰ en 1897-1901) ; un taux de mortalité
générale situé autour de 35 ‰. Les décès à l’âge adulte sont dus
principalement aux famines, accidents de chasse et de transport,
homicides et vendettas chez les hommes, accouchements chez
les femmes.
2/ Contacts et colonisation ont entraîné une réduction de la
mortalité avec la disparition des famines, l’amélioration de
l’hygiène aux accouchements et la baisse de la mortalité
infantile dès la formation de sages-femmes, enfin une
assistance médicale considérable.
L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
Tableau II - Contexte familial dans lequel étaient élevés, en 1976 et 1990,
les enfants d’Ammassalik âgés de 0 à 14 ans
Population est-groenlandaise de
enfants présents en 1976
la commune d’Ammassalik:
enfants âgés de 0 à 14 ans
Nb
%
Enfants habitant avec leurs deux parents :
…mariés
550
57
…non mariés
27
2,8
…Total
577
59,8
Habitant avec leur mère :
…mariée à un autre homme
53
5,5
…veuve
35
3,6
…divorcée ou séparée
31
3,2
…non mariée
91
9,5
…Total
210
21,8
Habitant avec leur père :
…veuf
17
1,8
…divorcé ou séparé
12
1,2
…Total
29
3
Enfants habitant chez leurs grands-parents :
…maternels
48
5
…paternels
10
1
…Total
58
6
Habitant chez leurs oncles ou tantes :
…maternels
27
2,8
…paternels
12
1,2
…Total
39
4
Habitant chez des parents
16
1,7
éloignés
Elevés par d’autres personnes
36
3,7
(placés ou adoptés)
Ensemble des enfants âgés de 0
965*
100%
à 14 ans
*Recensés au 31 décembre 1976
enfants présents en 1990
Nb
%
332
112
444
37,6
12,7
50,2
15
17
30
155
217
1,7
1,9
3,4
17,6
24,6
7
25
32
0,8
2,8
3,6
78
18
96
8,8
2
10,9
24
10
34
2,7
1,1
3,8
22
2,5
39
4,4
884**
100%
* * Recensés au 31 juillet 1990
22
Anthropologie démographique des populations restreintes, du recueil des données à leur analyse.
Exemples dans les populations arctiques
Mais en même temps, de nouvelles causes de mortalité ont fait
leur apparition : épidémies mortelles (en l’absence d’immunité) et
maux sociaux. Au début du XXè siècle, le taux de mortalité reste très
fluctuant, jusqu’au milieu du XXè siècle et l’usage des antibiotiques.
Actuellement, le taux de mortalité générale se trouve proche de celui
des pays européens (10 à 15‰), mais il existe un effet de la structure
par âge de la population qui est jeune.
Le taux de mortalité infantile, très en baisse (tableau III), reste
cependant encore élevé (32‰) malgré la généralisation des
accouchements à l’hôpital. Comme précédemment, cette mortalité
est essentiellement périnatale (de la première semaine).
En raison de l’assistance médicale et sociale prodiguée aux personnes
âgées, l’âge moyen au décès est en progression, mais on constate
une inégalité entre les sexes (tableau IV). Un risque nouveau de
mort accidentelle ou violente, dû à l’alcoolisme, est apparu dans
les années 1960. Dans la période la plus récente, 38% des décès
survenus à Ammassalik, sont des morts violentes (accident, suicide
et homicide).
Tableau III - Evolution de la mortalité infantile dans la population estgroenlandaise d’Ammassalik
Années
1942-1946
1947-1951
1952-1956
1957-1961
1962-1966
1967-1971
1972-1976
1977-1981
1982-1986
1997-2001
2002-2006
Taux pour 1.000
157
181
120
114
146
109
84
60
61
34
32
L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
Tableau IV- Evolution de l’âge moyen au décès, au cours de périodes
sans épidémie mortelle,
(population est-groenlandaise d’Ammassalik)
âge moyen au décès
âge moyen au décès
(mortalité infantile incluse) (mortalité infantile exclue)
Périodes
hommes
femmes
hommes
femmes
(a) 1937-46
18
21
26
33
(b) 1977-86
22
32
32
41
(c) 1987-96
33
38
38
45
(d) 1997-2006
46
54
47
56
En 2007, la population est composée pour un tiers de jeunes de
moins de 15 ans et seulement 7% de celle-ci atteint ou dépasse
60 ans (figure 2), car en dépit de l’assistance médicale et sociale
déployée, un certain nombre de facteurs s’opposent toujours à
l’élévation de la durée de la vie : des facteurs climatiques, mais
aussi économiques et sociaux. On observe le même phénomène
dans l’ensemble du Groenland (figure 3), en Alaska, au Canada et
en Sibérie. Ces nouvelles causes de mortalité sont révélatrices du
malaise psychologique et social que connaissent les populations
arctiques.
23
Anthropologie démographique des populations restreintes, du recueil des données à leur analyse.
Exemples dans les populations arctiques
Figure 2 - Pyramide des âges de la population d’Ammassalik (née au
Groenland), au 1er janvier 2007
Population totale = 2871 individus
Figure 3 - Evolution de l’espérance de vie de la population groenlandaise
d’après les données statistiques démographiques et médicales
E spé rance de v ie à la naissance de la population
né e au G roe nland
90
90
80
80
70
70
70
68
60
60
66
50
50
64
40
40
62
30
Ages
Ages
Sources: Informations de la commune d’Ammassalik
et documentation.’Greenland’s Statistics’
Population groenlandaise d'Ammassalik au 01.01.2007
30
20
20
58
10
10
56
0
0
54
-2 0 0
-1 0 0
0
Hommes- N=1450
100
200
Nb d'individus
Femmes- N=1421
Le déficit de la classe d’âge 30-35 ans (née en 1970-74) sur la pyramide reflète le fort impact de la
campagne en faveur de la contraception lancée en 1969, suivi toutefois par une reprise de la natalité
après 1975.
Intérêt et limites des méthodes
L’approche anthropologique des phénomènes démographiques
rend possible une analyse fine de la fécondité et des
transformations de la famille, ou encore de l’évolution de la
mortalité adulte et infantile, au sein d’une même population,
dans un contexte de changements socioculturels. Les enquêtes
de longue durée, à passages répétés, permettent notamment
d’observer les modalités de la transition démographique au
cours même de son déroulement. Elles servent par ailleurs
à établir des comparaisons avec d’autres populations
partageant des paramètres communs : origine, culture ou
environnement.
L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
H om m es
60
F em m es
52
50
01
958 960 965 970 975 980 985 990 995 000 20
4 - 19 5 9 - 19 6 1 - 19 6 6 - 19 7 1 - 19 7 6 - 19 8 1 - 19 8 6 - 19 9 1 - 19 9 6 - 2
5
9
1
1
1
1
1
1
1
1
1
1
P é rio d e s
Une telle démarche rejoint les recherches de certains démographes
s’étant orientés vers la ‘micro-approche’ du terrain. On se reportera
à la notion d’« observatoires de population », expression désignant
toute étude suivant pendant une longue période (plusieurs années
ou dizaines d’années) une population entière, clairement délimitée
(ville ou ensemble de villages), en recueillant régulièrement des
informations sur les événements y survenant (naissances, décès,
unions ou ruptures d’union, migrations). Des chercheurs de l’INED
ont développé ce concept et ces méthodes, en particulier Gilles
Pison (2005) au Sénégal.
24
Anthropologie démographique des populations restreintes, du recueil des données à leur analyse.
Exemples dans les populations arctiques
Les généticiens de population et épidémiologistes s’intéressent aux
bases de données ainsi constituées pour appuyer leurs propres études.
Enfin, les archéologues ou préhistoriens travaillant sur les populations du
passé recherchent dans ces analyses des modèles de référence (telles
que celles qui concernent les petits groupes de chasseurs-cueilleurs).
Toutefois, les limites de l’approche de type micro-démographique
apparaissent dans les difficultés rencontrées pour mesurer et quantifier
des éléments qualitatifs ou des facteurs explicatifs. De même, la faible
dimension des effectifs étudiés peut limiter la portée de certains résultats
en amplifiant quelques phénomènes ou en les rendant anecdotiques.
Références bibliographiques
BOËTSCH (G.), CAZES (M.−H.), DUBOZ (P.), ROBERT−LAMBLIN
(J.) 2007, Recherches en anthropologie démographique : le cas
des populations restreintes, in A.-M. Guihard Costa, G. Boëtsch,
A. Froment, A. Guerci et J. Robert-Lamblin (éds), L’Homme et sa
diversité. Perspectives et enjeux de l’Anthropologie biologique, CNRS
Editions, Paris, p.83-95.
CHESNAIS, (J.-C.) 1986, La transition démographique. Etapes,
formes, implications économiques. Paris, PUF, 580 p.
PISON (G.) 2005, Population observatories as sources of information
on mortality in developing countries. Demographic Research, 13,
13: 301-334.
ROBERT-LAMBLIN (J.) 1988, La transition démographique
à Ammassalik (Groenland oriental). Bull. et Mém. de la Soc.
d’Anthropologie de Paris, t. 5, s. XIV: 267-288.
ROBERT- LAMBLIN (J.) 1994, Changements démographiques
dans une communauté arctique (Scoresbysund, Groenland
oriental) : une étude longitudinale. Bulletins et Mémoires de la
Société d’Anthropologie de Paris, 3-4 : 163-180.
L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
ROBERT-LAMBLIN (J.) 1999, La famille, le village, la ville : Dynamique
du changement social au Groenland oriental de 1960 à 1990. Etudes
/Inuit/ Studies, 23,1-2: 35-53.
ROBERT- LAMBLIN (J.) 2001, Berëzovka : un « isolat » évène en
Yakoutie nord-orientale. Boréales, Revue du Centre de Recherches
Inter-Nordiques, 82/85: 57-88.
ROBERT-LAMBLIN (J.) 2008, Various aspects of a long-term
anthropological survey in Ammassalik (East Greenland). Changes
in demographical structure and way of life, Historical and cultural
problems of northern countries and regions, Komi, Russian
Federation, 4: 51-75. http://www.hcpncr.com/journ408/journ408roblambstatengl03.html
L’auteur
Joëlle ROBERT-LAMBLIN
Directeur de Recherche honoraire au C.N.R.S.
- UPR 2147, « Dynamique de l’Evolution Humaine: Individus, Populations, Espèces » (Paris,
France) - CNRS
courriel : [email protected]
25
Etude biodémographique de deux populations alpines de l’Ancien Dauphiné :
L’Argentière la Bessée (Département des Hautes Alpes, France)
et Chiomonte (Haute Vallée de Suse, Italie)
Marilena GIROTTI, Emma RABINO MASSA ,Gilles BOETSCH
liées à une susceptibilité différente aux facteurs climatiques (été/
hiver ; froid / chaud ; humide/sec) même si l’influence de facteurs
socio-culturels est présente (Girotti et al 2009 ; Pagezy 2003).
Pour les deux populations, nous avons observé une saisonnalité
marquée pour les naissances avec des valeurs maximales en
hiver et minimales au printemps et des valeurs basses en été.
Pour l’Argentière la Bessée, on observe aussi de faibles valeurs en
automne (cf. Figure 1), ce qui correspond à une forte fréquence des
conceptions au printemps. A l’Argentière la Bessée, les niveaux
de conceptions sont plus faibles en hiver qu’à Chiomonte. Cette
saisonnalité est probablement liée aux facteurs économiques et
culturels, c’est-à-dire aux migrations saisonnières que l’on peut
observer en été et en hiver à l’Argentière la Bessée et en été
à Chiomonte ; cette dernière étant associée au phénomène de
transhumance.
Mots-clés : biodémographie, populations alpines, Ancien Dauphiné
L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
Figure 1: saisonnalité des naissances et des conceptions à Chiomonte
et l’Argentière la Bessée
S a is o n n a lité d e s n a is s a n c e s e t d e s c o n c e p tio n s
1600
1400
1200
1000
800
600
400
200
A rgentière la
B es s ée
nais s anc es
C hiom onte
c onc eptions
A rgentière la
B es s ée
c onc eptions
nv
ie
Fé r
vr
ie
r
M
ar
s
Av
ril
M
ai
Ju
in
Ju
ille
t
Se Ao
ût
pt
em
b
O re
ct
o
No bre
ve
m
Dé br
ce e
m
br
e
0
C hiom onte
nais s anc es
Ja
Les études d’anthropologie démographique concernant les populations
de Chiomonte (Haute Vallée de Suse, Italie) et de l’Argentière la Bessée
(Département des Hautes Alpes, France) s’intègrent dans le projet
“Dauphiné” (Boëtsch, Rabino 1996) ; elles visent à montrer comment
les événements historiques et économiques ont pu influencer les
éléments démographiques (mariages, naissances, décès, migrations)
en particulier leur dynamique reproductive et, partant, leur patrimoine
génétique.
Pour l’Argentière la Bessée, nous avons construit notre corpus de
données à partir d’informations concernant les naissances, mariages
et décès survenus entre 1690 et 1890. Pour Chiomonte, la période
étudiée est un peu plus longue (1670-1935).
De 1690 à 1889, nous avons pu effectuer des analyses statistiques
sur les décès (7.034 actes à l’Argentière la Bessée et 11.034 actes à
Chiomonte) et les naissances (8.382 actes à Argentière la Bessée et
12.055 actes à Chiomonte)
A partir de ces données, nous avons pu constater que le solde
naturel à l’Argentière la Bessée est demeuré positif pendant toute la
période étudiée ; en revanche, à Chiomonte, il est négatif pendant
tout le XVIIIème siècle (du fait d’une grave crise de mortalité qui
a eu lieu entre la fin de l’année 1690 et le début 1691) et positif
durant tout le XIXème siècle.
L’étude des décès en fonction de l’âge montre que ceux survenus
avant l’âge de 14 ans constituent environ 50% de l’ensemble des
décès jusqu’au la première moitié du XIXème siècle dans les
deux populations.
En ce qui concerne la variabilité saisonnière, on a pu constater
des différences importantes en fonction de l’âge: une
augmentation des décès en hiver pour les enfants de moins
d’un an et pour les personnes de plus de 60 ans ; en revanche,
pour les jeunes entre 1-14 ans, une forte augmentation est
observée au cours des mois chauds. Ces différences sont
26
Etude biodémographique de deux populations alpines de l’Ancien Dauphiné :
L’Argentière la Bessée (Département des Hautes Alpes, France) et Chiomonte (Haute Vallée de Suse, Italie)
L’analyse de la structure matrimoniale et la reconstruction de familles
revêt une grande importance pour l’étude des processus micro-évolutifs
d’une population (Pettener 1995). Pour Chiomonte, nous avons analysé
les 749 mariages qui se sont produits entre 1670 et 1729 (cf. Figure 2)
par la reconstruction des structures familiales. Nous avons pu mettre en
évidence un fort niveau de stabilité des ménages. Ceci nous a permis
de connaître l’ensemble de la vie reproductive et la fin de l’union dans
75,7 % des couples et la saisonnalité des événements avec des valeurs
minimales de mariages en été (travaux agricoles et pastoraux) au mois
de mars (période de Carême) et de décembre (période de l’Avent). La
population de Chiomonte, avec un taux de mariages exogames de plus
de 20%, était une population sociologiquement et génétiquement bien
ouverte sur l’extérieur, ce qui était peu fréquent à l’époque.
Figure 2 : Nombre de mariages à Chiomonte (Italie) pendant la
période 1670 -1729
M a ria g e s à C h io m o n te 1 6 7 0 -1 7 2 9
35
30
25
20
15
10
5
16
7
16 0
7
16 3
7
16 6
7
16 9
8
16 2
8
16 5
8
16 8
9
16 1
9
16 4
9
17 7
0
17 0
0
17 3
0
17 6
0
17 9
1
17 2
1
17 5
1
17 8
2
17 1
2
17 4
27
0
La population semble avoir répondu de façon différente aux divers
événements (économiques, politiques…) comme, par exemple, l’absence
de mariages pendant les mois de crise économique qui ont précédé la grave
crise de mortalité du 1690-91, suivie, dans les années 1691-94, par une
augmentation considérable des premiers mariages comme des remariages
visant à rétablir l’équilibre populationnel, en particulier grâce à une fécondité
très active.
Le nombre moyen d’enfants par couple est en relation avec l’âge de la mère
au mariage et la durée du mariage : 1 à 4 enfants si le mariage dure moins
de 20 ans, 5 à 8 enfants si le mariage dure plus de 20 ans et que la mère se
marie avant 30 ans.
L’intervalle intergénésique est lui aussi fortement influencé par la survie de
l’enfant précédent ; la mortalité infantile très élevée (250 - 300‰) va donc
continuellement influencer cet intervalle ; il est de 20 mois environ si l’enfant
précédent meurt dans sa première année de vie et de plus de 30 mois s’il
survie au bout d’un an. A ces époques, où la fécondité n’était pas contrôlée,
on peut supposer que l’intervalle intergénésique
était plus long lorsque la survie dépassait la première
année, car il était lié à l’inhibition de la fécondité
due à l’allaitement.
Enfin, la plupart des familles ont eu une descendance ;
cependant la descendance de la génération suivante
n’a été assurée que par un petit nombre d’enfants
- ceux qui pouvaient atteindre à leur tour l’âge
reproductif (Gomila 1969) - du fait d’une mortalité
élevée durant l’enfance et l’adolescence.
Ces résultats montrent que la natalité, la mortalité
et les mariages sont influencés par les facteurs
environnementaux, socio-économiques et culturels,
mais de façon différente ; en effet la mortalité était,
à cette époque surtout influencée par les facteurs
environnementaux, alors que ce sont davantage les
aspects socio-économiques et culturels qui régulent
le comportement matrimoniale et la natalité.
L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
27
Etude biodémographique de deux populations alpines de l’Ancien Dauphiné :
L’Argentière la Bessée (Département des Hautes Alpes, France) et Chiomonte (Haute Vallée de Suse, Italie)
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(éds), Bruxelles, p. 549-556
L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
Les auteurs
Marilena GIROTTI
Doctorante à l’Université de la Méditerranée (France)
- Laboratorio di Antropologia- Dipartimento di Biologia Animale e dell’Uomo- Università
degli Studi di Torino TORINO (Italie) et
- UMR 6578, Unité d’Anthropologie bioculturelle , (Marseille, France)
courriel : [email protected]
Tél: + 39 011 6704551 - +39 338 666 5663
Emma RABINO-MASSA
Professor
Laboratorio di Antropologia- Dipartimento di Biologia Animale e dell’Uomo- Università degli
Studi di Torino (Turin, Italie)
courriel : [email protected]
Tél: + 39 011 6704550
Gilles BOETSCH
Directeur de recherche au CNRS
Directeur de l’UMI «Environnement, Santé, Sociétés»
UMI 3189 «Environnement, Santé, Sociétés»
CNRS (France) - Université Cheikh Anta Diop (Dakar, Sénégal) - CNRST (Ouagadougou,
Burkina-Faso) - Université de Bamako (Mali)
courriel : [email protected]
28
Eléments d’épidémiologie bioanthropologique
Alain FROMENT
Les anthropologies épidémiologiques
Mots-clés : médecine darwinienne, anthropologie biomédicale, épidémiologie
Problématique
Si l’anthropologie biologique a indiscutablement une dette envers la
médecine, puisque depuis ses origines, que ce soit en France ou à
l’étranger, elle a été créée et animée par des médecins, la réciproque
n’est, curieusement, pas vraie : la bioanthropologie n’a en effet, pendant
le siècle et demi qui a suivi sa fondation, guère contribué à la médecine.
C’est seulement depuis les années 1990 que, sous le nom de médecine
darwinienne, s’esquisse une synthèse avec les acquis de l’évolution
humaine (Williams, Nesse 1996 ; Stearns, Koella 2008, McKenna
et al. 2008; O’Higgins, Elton 2008). A la différence de la médecine
classique, la médecine darwinienne s’intéresse au « pourquoi » et
non au « comment » de la maladie et raisonne au niveau de l’espèce
davantage qu’à celui de l’individu. Car si la maladie procède avant tout
du « colloque singulier », d’un problème individuel, la médecine n’a
pas érigé en système cette réflexion sur la nature de la maladie en la
portant au niveau de l’espèce humaine toute entière, en tant qu’entité
zoologique, ni en terme de populations. Il faut pour cela s’éloigner
de la recherche d’une causalité immédiate, pour se placer dans une
perspective évolutive, notamment en termes d’adaptations (et de
mal-adaptations) et de compromis (trade-offs).
C’est en parasitologie et en infectiologie que le recours au
darwinisme a d’abord abouti à la notion de coévolution entre
hôte et pathogènes (Ewald 1996). Et l’épidémiologie, qui ne se
limite évidemment pas à l’étude des maladies transmissibles, a
de grands bénéfices à tirer de cette perspective évolutionniste,
en intégrant les problématiques de l’anthropobiologie, comme la
notion de diversité génétique, et les outils de l’éco-anthropologie,
basée sur l’approche holistique, les réseaux, la causalité nonlinéaire, pour interpréter les interactions entre l’environnement
pathogène et le corps, tant biologique que social (Benoist
1968).
L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
Dans l’Antiquité, les microbes étaient inconnus mais le rôle pathogène
de l’environnement était bien connu, comme en témoigne certaines
étymologies (« malaria » mauvais air, « paludisme » maladie du
marécage). L’école pastorienne, récusant la notion de génération
spontanée, a posé l’équation « un germe une maladie », et mis en
évidence l’importance du « terrain », c’est-à-dire des idiosyncrasies
individuelles. Avec la période moderne, cette notion est arrimée à la
découverte du polymorphisme génétique, mais aussi des « traits de
vie » personnels.
Au début du XXe siècle, l’anthropologie médicale, ou pathologique,
est considérée comme une branche de l’anthropologie physiologique,
et donc de la biologie pure. Cette anthropologie physiologique, après
l’ouvrage de synthèse de Damon (1975) a évolué vers des champs
spécialisés, comme l’adaptation à l’altitude ou, sujet plus négligé,
l’endocrinologie comparative. Dans un effort récent, l’anthropologie
biomédicale tente d’intégrer l’interaction entre facteurs biologiques
et sociaux. Autrefois réunies, les deux Anthropologies, biologique et
culturelle, forment à présent deux entités. Pourtant, dans l’espèce
humaine, toute maladie, qu’elle soit infectieuse ou non, a son
«histoire naturelle», c’est-à-dire un agent, une écologie, un terrain, et
un cursus, mais aussi son «histoire sociale», c’est-à-dire le contexte
sociologique et économique de son apparition, de sa transmission
et de son devenir. Il s’agit donc d’un processus bioculturel toujours
complexe et systémique (Froment et al. 2007).
C’est en ce sens que, selon l’angle choisi, on peut parler de deux
anthropologies médicales, l’une relevant de l’emboîtement de champs
appartenant surtout à l’Anthropologie culturelle : Ethnosciences >
Ethnobiologie > Ethnomédecine + Ethnopharmacologie (Guerci,
Conigliere 2003). Dans ce domaine, les anthropologues de la
santé peuvent expliciter leur démarche sans faire appel à la
biologie (Fainzang 2001). L’autre acception de l’Anthropologie
épidémiologique est du domaine de l’Anthropologie biologique :
Ecologie humaine > Ecomédecine > Anthropo-épidémiologie.
L’épidémiologie bioanthropologique a pour mission d’intégrer ces
deux démarches.
29
Eléments d’épidémiologie bioanthropologique
Concepts de l’épidémiologie
L’épidémiologie, tant descriptive qu’analytique, a besoin d’indicateurs,
tels que la prévalence (nombre de cas au sein de la population) et
l’incidence (nombre de cas/habitants/ unité de temps, un élément qui
traduit mieux l’évolution d’un processus pathologique). En épidémiologie
anthropologique on incorpore à ces indicateurs les caractères
anthropologiques biologiques (démiques) et culturels (ethniques) afin
d’aboutir à des modélisations plus réalistes qu’avec l’épidémiologie
médicale classique.
Dans une perspective historique et anthropologique, c’est toute
l’épidémiologie de l’hominisation) qui est passée en revue, les
transitions démographique, culturelle, alimentaire, épidémiologique,
déclinant un véritable phénomène d’auto-domestication. Un des enjeux
est de tester la résilience des sociétés au changement. Depuis Charles
Nicolle (1932) on sait que les maladies infectieuses apparaissent et
disparaissent spontanément.
Sous le terme d’éco-anthropologie, nous entendons un processus
selon lequel l’enquête médicale est englobée dans une démarche
intégrative combinant l’anthropologie biologique (la diversité et la
microévolution dans l’espèce humaine), qui sert de socle, mais
aussi l’anthropologie culturelle, et la pensée écologique de type
systémique.
* La composante culturelle : dans les travaux épidémiologiques
traditionnels, les relations entre l’homme et le milieu ne sont
souvent analysées qu’en termes d’interactions physiques (Gillett
1985). Ainsi, l’exposition à la malnutrition, aux eaux contaminées
ou aux piqûres d’insectes, est bien sûr fonction des ressources
alimentaires ou des exigences écologiques des pathogènes,
mais elle dépend aussi d’un facteur de vulnérabilité lié à
l’occupation de l’espace, au type d’activité, au sexe, à l’âge, etc.
Or la connaissance de ces facteurs de comportements, dans
leur temporalité et dans leur spatialité, est indispensable, non
seulement pour comprendre la répartition des pathologies,
mais surtout pour asseoir les stratégies de lutte sur des
L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
bases culturelles appropriées. Il faut en particulier admettre que les
attitudes et comportements sont gouvernés par une part d’arbitraire
qui échappe à la rationalité (Garine 1990).
* L’introduction de la pensée écologique dans la réflexion médicale,
spécialement dans le domaine de la santé publique (McElroy,
Townsend 1985) : l’approche écologique est systémique et
entreprend de décrire, analyser et comparer les interactions existant
dans les différents milieux, compte- tenu des contraintes spécifiques
de chaque milieu. Elle est modélisable et se fait aussi bien au
niveau macro que micro-écologique. La pertinence des concepts de
pathocénose (Grmek, 1983 : ensemble des maladies s’influençant
réciproquement, dans un milieu et une population donnés), de son
corollaire la parasitocénose, et de méta-population (Grenfell,Harwood
1997), doit être mise à l’épreuve des faits. Cette démarche implique
une étude épidémiologique fine des différents groupes humains, en
fonction de leurs activités, de leur rapport à l’environnement, et des
réseaux d’échanges économiques dans lesquels ils sont insérés.
Conclusion
L’anthropologie biologique et la médecine ont un passé et un futur
communs. Le poids des diverses maladies qui affectent l’organisme,
qu’elles soient issues de l’environnement ou des pratiques socioculturelles, constitue une force de sélection majeure dans la genèse
de la diversité humaine. Depuis quelques années la médecine
darwinienne d’une part, l’anthropologie biomédicale de l’autre,
bâtissent un outil interdisciplinaire pour expliquer le pourquoi et le
comment de la maladie.Au sein de ce cadre conceptuel, l’épidémiologie
anthropologique développe deux notions prometteuses, celle de
pathocénose et celle de transition épidémiologique.
Ce que l’on pourrait nommer l’écomédecine procède d’une approche
globale, qui considère non plus «la» maladie, mais l’Homme, dans son
environnement, avec toutes «ses» maladies, considérées comme un
ensemble, et bien sûr, sa culture. L’interrogation spécifique portera sur
30
Eléments d’épidémiologie bioanthropologique
les conséquences sanitaires des changements récents dans les rapports
Homme-milieu, sous l’influence de ce que l’on appelle globalement la
«modernisation», c’est-à-dire les transitions que vivent la plupart des
sociétés rurales (Wirsing, 1985 ; Swedlund, Armelagos 1990).
Au total, l’évolution des systèmes de production, la transformation des
paysages, et leurs conséquences sanitaires seront traitées dans la
perspective de l’écologie humaine, c’est-à-dire de l’analyse des processus
bio-culturels de la relation homme-milieu (Hens et al. 1998). C’est
la double notion de plasticité et d’adaptitude (aptitude à l’adaptation),
par rapport à l’environnement, et de variabilité (dans le temps et dans
l’espace, intra et inter-populationnelle), qui trace le cadre de la diversité
humaine, laquelle servira de base à une analyse comparative.
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L’auteur
Alain FROMENT
Directeur de recherche à l’IRD
- UMR 208 «patrimoines locaux (Paris, France)
IRD et MNHN
courriel : [email protected]
31
Approche anthropologique des processus de croissance : référentiels, normes et variabilité
Anne-Marie GUIHARD-COSTA
Mots-clés : croissance, modélisation, variabilité, norme
La croissance : des processus universels, une chronologie
individuelle
Les courbes de croissance biométrique peuvent être décomposées
en une série d’étapes correspondant à des phases de développement
endocrino-physiologiques. Ainsi dans la période postnatale il est
habituel de décomposer la courbe moyenne de croissance staturale
en plusieurs phases distinctes (fig. 1) correspondant à des profils de
productions hormonales différents. La puberté constitue l’événement
physiologique majeur conditionnant la cinétique de croissance au cours
de la deuxième partie de l’enfance.
Figure 1 – Courbe staturale de la naissance à l’âge adulte chez le garçon, avec indication
des principales hormones impliquées dans la régulation de la croissance
Ces phases de croissance sont communes à tous les individus
immatures, et correspondent aux processus maturatifs nécessaires
à la formation de l’individu adulte. Cependant, si les étapes de la
croissance sont universelles, leur chronologie est individuelle. Même
chez des individus parfaitement sains, la cinétique de croissance
varie fortement d’un individu à l’autre.
Un exemple peut en être donné en ce qui concerne la croissance
fœtale. Une étude prospective longitudinale (Guihard-Costa et al,
2000), portant sur 24 fœtus nés à terme et en bonne santé, a montré
que la cinétique de croissance, au troisième trimestre gestationnel
était très variable d’un enfant à l’autre (fig. 2), sans que cette
variabilité n’aboutisse à une quelconque pathologie à la naissance.
Figure 2 – Variabilité des cinétiques de croissance chez le fœtus au troisième trimestre
gestationnel.
Cette variabilité de croissance, observable non seulement entre
populations géographiquement éloignées, mais également au
sein d’un échantillon restreint (voir exemple ci-dessus) complique
singulièrement l’appréciation qualitative et quantitative des
L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
32
Approche anthropologique des processus de croissance : référentiels, normes et variabilité
processus de croissance. La clef de cette évaluation, et le sujet majeur
de débat entre auxologues concerne les critères de choix des référentiels
applicables. Comment choisir les standards de croissance les plus fiables
possibles ? Comment utiliser ces standards pour l’appréciation de la
croissance d’un sujet donné ?
construire les courbes. Ceci conduit à relativiser l’importance de la
modélisation au profit d’une plus grande attention portée à la qualité
des mesures.
• Le mode de construction mathématique des courbes standards
(calcul des paramètres statistiques de la variation, mode de lissage
des courbes) est souvent effectué différemment d’une étude à
l’autre. Même à qualité de mesure équivalente, ces variations
méthodologiques peuvent avoir des conséquences importantes sur
le tracé des courbes de croissance (fig 3).
Multiplicité des standards de croissance.
L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
Figure 3 – Influence du mode de lissage des données brutes sur la fiabilité des standards de croissance.
B
A
curves of percentiles
without smoothing
4500
curves of percentiles
without smoothing
4500
2nd order polynomial fit
3rd order polynomial fit
90th perc.
90th perc.
50th perc.
3500
n = 12286
10th perc.
2500
1500
50th perc.
Birth weight (g)
Birth weight (g)
Dans la littérature, quel que soit le paramètre biométrique
étudié, il existe un grand nombre de courbes de croissance de
référence, ces courbes standards pouvant différer beaucoup
les unes des autres. Cette hétérogénéité des standards de
croissance mondiaux a deux causes : la diversité des méthodes
utilisées pour leur élaboration, et les différences de structure
des populations étudiées.
>La diversité des modes de construction des standards de
croissance
Elle concerne tous les stades méthodologiques, du choix de
la taille de l’échantillon au choix du modèle mathématique de
lissage des courbes :
• Certaines courbes standards sont construites à partir
de quelques centaines de sujets, d’autres en réunissent
plusieurs centaines de milliers. Un effectif important,
constitué d’une « méta-population » provenant de
plusieurs centres de recueils de données, peut sembler
préférable, mais cette solution, en accroissant la diversité
populationnelle, peut diminuer la sensibilité de détection
des cas pathologiques dans un contexte particulier.
• Le mode de recueil des données peut également être
très différent d’un standard à l’autre, avec des variations
importantes dans les techniques et la précision des
mesures. Une étude récente (Pineau et al 2008),
montre qu’en ce qui concerne les standards prénataux,
la variabilité de mesure entre observateurs est plus
déterminante dans la construction du standard que
le choix du modèle mathématique utilisé pour
3500
n = 12286
10th perc.
2500
1500
Weeks
Weeks
500
500
26
28
30
32
34
36
38
40
42
26
28
30
32
34
36
38
40
42
A : lissage des percentiles bruts (en bleu) par une modèle polynomial d’ordre 2 (en orange) : la proportion des enfants hypotrophiques
est sous estimée après 36 semaines (partie coloriée en jaune)
B : lissage des percentiles par une modèle polynomial d’ordre 3 : la sensibilité des courbes de percentiles est améliorée (les
percentiles lissés (en orange) modélisent bien les percentiles bruts (en bleu)
Données (1980-1990) provenant de la Maternité de Clamart (92) (Pr E. Papiernik)
33
2
Approche anthropologique des processus de croissance : référentiels, normes et variabilité
La détermination des «seuils» de normalité peut s’en trouver affectée.
Pour remédier à ces inconsistances méthodologiques, de nombreux
protocoles de construction de standards ont été proposés (Borghi et al
2006, Preece, Baynes 1978, Ward et al 2001). Il n’en reste pas moins
que l’uniformisation des procédés de construction des standards est loin
d’être acquise, comme en témoignent, par exemple, les innombrables
formules d’estimation du poids fœtal (Dudley 2005).
>La diversité des populations utilisées pour la construction des standards
Si les problèmes de «construction» des référentiels sont importants, et
pas toujours explicités dans la littérature, ils restent négligeables par
rapport à la question centrale de leur représentativité. Les disparités
génétiques, sociologiques et médicales, créent une mosaïque de sous
unités populationnelles distinctes. La question se pose alors de savoir
s’il convient d’utiliser des «normes» de croissance pour chacun de ces
sous-groupes, ou un nombre restreint de normes à valeur universelle.
Les choix ne sont pas neutres sur le plan conceptuel, et peuvent être
lourds de conséquence. Par exemple, dans le domaine de la santé
publique, la décision d’appliquer les normes de croissance des pays
développés aux pays en voie de développement peut conduire à une
surestimation des retards de croissance. Mais, à l’inverse, n’utiliser
que des normes locales élaborées à partir de populations à forte
morbidité revient à sous estimer le nombre d’enfants «en défaut de
croissance». Par ailleurs, on ne peut nier l’existence de différences
de «potentialités» génétiques entre groupes humains, comme
l’attestent les corrélations de taille parents-enfants. Comment alors
rendre compte de la complexité de la variabilité de croissance
normale au sein d’une population par définition hétérogène ?
Doit-on établir des normes en fonction de la taille des parents ?
Doit-on, au contraire, choisir une population de référence la plus
large possible, à l’échelle d’un pays au risque d’augmenter la
variabilité, et donc de diminuer la sensibilité des standards? Le
problème de l’efficacité de standards universaux a été et est
encore âprement débattu (Onis et al 2007, Wang et al 2006).
Les standards de croissance pourraient être idéalement
L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
établis à partir d’une population de référence locale. Cette solution
est certainement la plus fiable, moyennant quelques précautions
méthodologiques, mais elle nécessite un investissement pratique
parfois difficile à réaliser, et la nécessité d’un renouvellement fréquent
en fonction des changements populationnels. L’autre solution
consiste à choisir un standard de croissance parmi ceux de la
littérature. Ce choix ne peut s’opérer uniquement sur des critères de
fiabilité méthodologique, mais doit pondérer les avantages respectifs
des différents standards disponibles en matière de spécificité et de
sensibilité.
Utilisation pratique des standards de croissance
Quelle que soit la rigueur avec lequel un standard a été établi, son
utilisation pratique - c’est à dire son utilisation pour l’estimation
individuelle de l’âge ou de la qualité de la croissance d’un individu
- se heurte à deux difficultés :
- Quel seuil doit-on prendre en compte pour délimiter la croissance
pathologique de la croissance normale ? 5ème percentile ? 10ème
percentile ? – 2 écart-types ? Les usages sont très variables d’une
discipline médicale à l’autre, d’une variable biométrique à l’autre, et
selon les centres d’études. Ceci montre la part d’arbitraire qui entoure
la notion de « normalité » de croissance, l’évaluation biométrique
n’étant qu’un des éléments d’appréciation du développement
individuel.
- Comment évaluer correctement la croissance d’un individu à partir
de standards de croissance moyens ? La comparaison, à un âge
donné, des dimensions d’un sujet avec des valeurs de référence
suffit-elle à détecter toute anomalie de la croissance ?
L‘utilisation des courbes standards pour la surveillance individuelle
de la croissance sous-tend un préjugé implicite : tous les enfants
eutrophiques possèdent les mêmes types de courbe de croissance,
la variabilité inter-individuelle restant faible. En réalité, la diversité
des cinétiques de croissance chez l’enfant sain rend impossible
l’appréciation de la qualité de la croissance à partir de mesures
34
Approche anthropologique des processus de croissance : référentiels, normes et variabilité
isolées, à des instants donnés. L’estimation de la croissance ne peut
qu’être dynamique.
Au delà de cette représentation statique de la variabilité intrapopulationnelle de croissance, le rôle de l’anthropologie biologique
est d’évaluer l’importance des variations individuelles de croissance
chez l’enfant normal, et leur signification en termes d’adaptabilité aux
contraintes environnementales et biologiques.
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L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
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L’auteur
Anne-Marie GUIHARD-COSTA
Directeur de Recherche au CNRS
Directeur de l’UPR « Dynamique de l’Evolution Humaine: Individus, Populations, Espèces ».
- UPR 2147, « Dynamique de l’Evolution Humaine: Individus, Populations, Espèces » (Paris,
France)
courriel : [email protected]
35
Biométrie et modélisation de la croissance chez l’individu immature.
Loïc LALYS
Mots-clés : Croissance humaine, Biométrie, Ontogénèse, Immature.
L’éventail des problématiques, des concepts et des connaissances
répondant du domaine de l’Anthropologie est vaste, s’étendant autant
sur des notions culturelles que biologiques, où l’évolution, l’adaptabilité
et la diversité de l’Homme actuel vont pouvoir être appréhendées. En
tant que science holistique, l’Anthropologie va étudier l’Homme dans sa
globalité, en le considérant comme une entité unique et indivisible dont
les multiples facettes créent et consolident son unité. L’Anthropologie
va donc devoir comprendre l’Homme dans son ensemble, dans
l’espace et dans le temps, avec le caractère multidisciplinaire, voire
transdisciplinaire, qui définit la discipline.
L’anthropologie de la croissance intègre tous les concepts précédemment
évoqués. C’est ainsi que le temps, l’espace et l’environnement peuvent
avoir une influence qui doit être maîtrisée en anthropologie de la
croissance. L’environnement est ici un élément majeur, l’ensemble
des éléments liés aux conditions environnementales pouvant être
des sources potentielles de modification de l’objet d’étude (Rona
2000). Les environnements socio-culturel et socio-économique
sont autant de paramètres qui, au même titre que la nutrition et les
pathologies, vont avoir une influence notable sur la croissance. Les
problématiques concernant l’enfant seront souvent différentes de
celles concernant l’Homme adulte, et des thématiques propres à
l’enfant se posent indiscutablement.
La croissance humaine résulte de la combinaison des processus
de maturation et de modification de la taille. Pour modéliser
les phénomènes de croissance, l’outil de référence est la
biométrie. En prenant en compte des éléments biologiques,
comportementaux ou physiologiques uniques et propres à
chaque individu, les études biométriques sont une source
d’informations indispensable à la constitution de bases de
données sur la croissance. Elles connaissent d’ailleurs de
nos jours un véritable renouveau et un engouement sans
L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
précédent, notamment dans le domaine de l’identification et de
l’authentification des individus. En ce qui concerne l’anthropologie
biologique, la biométrie se présente comme un instrument de
définition de la croissance humaine et de sa variabilité d’ordre spatiale
et temporelle, qui résulte de facteurs génétiques, environnementaux
et sociaux. Elle est donc indispensable pour réaliser la modélisation
des phénomènes de croissance dans les populations actuelles.
Constitution de bases de données biométriques
Nos travaux s’inscrivent donc dans cette démarche de modélisation
des phénomènes de croissance chez l’immature, grâce aux
méthodes biométriques. La croissance garde la biométrie comme
premier outil et intègre toujours une composante sociale et
environnementale (Guihard-Costa et al. 2007). Notre approche
sur l’étude des phénomènes de croissance a donc été développée
dans cet esprit complémentaire entre les données biologiques et
environnementales et s’articule selon les deux axes principaux : la
biométrie radiologique, d’une part, et la somatométrie, d’autre part.
La première partie de cette banque de données est constituée
de données de biométrie radiologique obtenues à partir des
radiographies des os de la main et des os longs du corps humain.
Pour cela, un recueil de radiographies a été effectué au sein des
hôpitaux marseillais de l’Assistance Publique (A.P.-H.M.). Ces
radiographies, réalisées sur des individus de moins de 20 ans dans
un contexte de traumatologie, répondent à des critères d’inclusion
particuliers et à un protocole strict de prise du cliché, notamment
avec une distance foyer-objet fixe. Ces clichés radiographiques ont
été numérisés en favorisant la qualité de l’image ; ce qui nous a
permis de réaliser différentes mesures avec, comme principe initial,
de simuler numériquement les mesures anthropologiques prises
sur une planche ostéométrique et ce, en inscrivant l’os à mesurer
dans le plus petit rectangle possible (cf figure 1). Au total, près de
5000 images numérisées ont été analysées selon une méthodologie
novatrice, validée statistiquement (Lalys et al. 2007). L’ensemble
36
Biométrie et modélisation de la croissance chez l’individu immature.
de ces données a permis d’obtenir de précieuses informations sur la
croissance osseuse des différents os étudiés : os de la main, de l’avantbras et de la jambe.
Figure 1 : Biométrie radiologique et relevé des mesures sur le 2e métacarpe d’un
individu immature.
Marseille (A.P.-H.M.) et de différents d’établissements scolaires.
Près de 2000 enfants de la région marseillaise, tous âgés de 3
à 15 ans, ont ainsi été mesurés (cf. figure 2) au cours de notre
campagne. Le protocole de mesures comprenait 39 paramètres à
relever directement, répondant tous aux besoins spécifiques de nos
travaux, avec notamment des mesures prises en position assise et
debout. Cette campagne de mesure a permis l’obtention d’un corpus
de près de 80 000 données somatométriques.
Figure 2 : Relevé de mesures au cours de la campagne d’acquisition de données
somatométriques
La seconde partie de cette banque de données est constituée
d’informations somatométriques sur la croissance des différents
segments corporels. L’acquisition de ces données a été faite
au cours d’une campagne de mesures réalisée au sein des
services pédiatriques de post urgences des Hôpitaux de
L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
37
Biométrie et modélisation de la croissance chez l’individu immature.
Modélisation de la croissance et ses applications
La modélisation de la croissance obtenue par l’intermédiaire de ces
données présente de nombreuses applications dans différents champs
d’étude de l’Anthropologie biologique. L’exploitation des données
recueillies sur la biométrie radiologique des os de la main et de l’avantbras a notamment permis d’établir différents modèles de régression
afin de déterminer l’âge des individus immatures. En effet, l’estimation
de l’âge est très souvent requise dans un contexte médico-légal, pour
rechercher l’âge d’un individu vivant, soumis à une procédure judiciaire,
et dont l’identité est inconnue. En effet, le système judiciaire demande
très souvent une estimation pour ces individus dont l’âge est inconnu, afin
d’engager les procédures judiciaires adaptées. En anthropologie médicolégale, la détermination de l’âge peut également trouver des applications
dans des procédures d’identification d’un squelette ou d’un cadavre
classé sous X. Enfin, en anthropologie des populations du passé, les
techniques de détermination revêtent un intérêt tout particulier pour
la réalisation de profils paléodémographiques, véritables sources
d’informations des populations historiques étudiées (Signoli et al.
2004).
Comme nous l’expliquions précédemment, la variabilité de la
croissance s’inscrit dans une dimension spatiale et temporelle et, à
ce titre, il est nécessaire d’actualiser les référentiels de croissance
en tenant compte de leur adaptation aux populations concernées.
La banque de données biométriques que nous avons réalisée
et qui est encore aujourd’hui en cours d’exploitation, apporte
des informations actuelles sur une population française, dont
les derniers référentiels complets datent de plus de 30 ans
(Sempé 1971 ; Sempé et al 1979). L’ensemble des paramètres
biométriques relevés pourra faire l’objet de courbes de
croissance spécifiques, à partir des analyses statistiques de
nos données (cf. figure 3).
L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
Figure 3 : Représentation graphique des 5e, 25e, 50e, 75e et 95e percentiles de la
stature chez les individus masculins de notre échantillon d’enfants mesurés au cours
de notre campagne d’acquisition de données somatométriques
Comme nous l’avons déjà précisé, les études biométriques que nous
avons menées sont indispensables pour étudier les changements
morphologiques et morphométriques externes liés à la croissance. En
modélisant la croissance, elles permettent également de modéliser
géométriquement le corps de l’enfant. Ce type de recherche présente
de nombreuses applications pratiques comme l’amélioration de
la protection de l’être humain au cours des accidents de la route,
développées en collaboration avec le Laboratoire de Biomécanique
Appliquée (UMR T24-INRETS/Université de la Méditerranée).
De nombreux outils informatiques permettant la simulation du
comportement du corps humain au cours d’un choc sont ainsi de
plus en plus développés. Ils sont utilisés pour mieux comprendre à la
fois les sollicitations dynamiques sur le conducteur ou les passagers
au cours d’un accident, mais surtout l’ensemble des mécanismes
38
Biométrie et modélisation de la croissance chez l’individu immature.
lésionnels qui en découle. La simulation numérique du comportement de
l’homme soumis à un impact demande d’avoir développé au préalable
des modèles mathématiques du corps humain, ou de segments corporels,
suffisamment bio-fidèles afin de permettre des études des traumatismes
grâce à des simulations en 3D. La mise en œuvre de tels modèles
est particulièrement complexe car elle nécessite une connaissance
précise des caractéristiques géométriques des éléments à modéliser
mais également des propriétés mécaniques des matériaux biologiques
impliqués. La tâche est rendue encore plus ardue lorsqu’elle concerne
l’enfant, puisque d’importantes difficultés se posent comme l’acquisition
de données géométriques.
Les applications et les projets dans ce domaine sont nombreux et font
appel à de multiples collaborations, tant dans le domaine scientifique
que médical, au niveau national et international. Cette modélisation du
corps de l’enfant est réalisée sur la base des travaux du projet européen
HUMOS (HUman MOdel for Safety) avec la perspective d’être complétée
à terme avec l’étude des traumatismes des enfants en situation de
choc automobile. Cela permettra de déterminer de manière exhaustive
l’ensemble des traumatismes les plus fréquemment rencontrés et, par
voie de conséquence, l’ensemble des zones lésionnelles potentielles
chez les enfants, en fonction des différentes classes d’âge. Ces
résultats constituent une solide base de travail pour connaître plus
précisément les mécanismes lésionnels et définir ensuite des
situations d’accidents et de traumatismes caractéristiques (Serre et
al. 2006). Les résultats attendus permettront d’une part d’évaluer
les défauts de certains systèmes de sécurité et, d’autre part, de
poser les bases des configurations lésionnelles pour lesquelles il
est impératif d’améliorer les systèmes de sécurité existants. De
plus, il sera possible d’évaluer l’adaptabilité des systèmes de
sécurité (ceinture de sécurité, airbag, rehausseur, sièges auto,
etc.) et de confort au regard de la morphologie des enfants.
Les risques lésionnels induits en cas de choix d’équipement
inappropriés pourront être ainsi déterminés.
L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
Perspectives
En définitive, les perspectives de nos travaux de recherche
s’inscrivent dans trois axes différents qui font appel à la biométrie
humaine.
Le premier axe concerne l’ensemble des perspectives possibles
dans le domaine de l’estimation de l’âge des individus immatures
en anthropologie du vivant, mais également en anthropologie des
populations du passé et médico-légale. Une validation devra être
réalisée par l’application de l’ensemble des formules retenues sur
une population d’individus immatures d’âge et de sexe connus. Afin
de prendre en considération la variabilité inter-populationnelle des
phénomènes de croissance, cette validation pourra se faire sur
différentes populations actuelles, notamment par la mise en place
de collaborations tant nationales qu’internationales. De plus, cette
validation pourra également se faire sur une population immature
du passé, d’âge et de sexe connus (Hunt, Albanese 2005). Cela
nous permettra en outre de juger de la pertinence de nos résultats
par comparaison avec les méthodes classiquement utilisées en
anthropologie, basées sur l’étude des longueurs diaphysaires
(Sundick 1978 ; Stloukal, Hanakova 1978)
Le deuxième axe porte sur une problématique d’évaluation de la
variabilité synchronique de la croissance. Pour cela, des projets
internationaux devront être menés, en établissant un protocole
d’acquisition de données somatométriques ainsi qu’une étude
radiologique sur la maturation osseuse et dentaire. Ces travaux
permettront de mettre en évidence une éventuelle différence
dans le rythme des processus de croissance entre les différentes
populations.
Enfin le dernier axe concerne l’évaluation de la variabilité diachronique
de la croissance à travers la comparaison de nos résultats avec
ceux de travaux particulièrement important dans le domaine, comme
l’étude longitudinale des enfants de Châteauponsac (Brus et al.
2005) ou de Paris (Deheeger, Rolland-Cachera 2004) Les résultats
39
Biométrie et modélisation de la croissance chez l’individu immature.
obtenus permettront d’apprécier l’évolution de la croissance au cours
du temps en confirmant la thèse de nombreux auteurs (Hauspie et al.
1996, 1997 ; Papai et al. 2006) ainsi que l’inadéquation des référentiels
de croissance classiquement utilisés aux populations actuelles.
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L’auteur
Loïc LALYS
Chargé de Recherche au CNRS
- UPR 2147, « Dynamique de l’Evolution Humaine: Individus, Populations, Espèces. » (Paris,
France)
courriel : [email protected]
40
Quantification de la croissance à partir des indices dentaires
Fernando RAMIREZ ROZZI
Mots-clés : émail, lignes de croissance, durée de formation, hypoplasie
La croissance chez l’homme moderne dure deux fois plus de temps que
chez le chimpanzé. Par rapport à sa taille et au poids de son cerveau,
l’homme est le mammifère qui présente la croissance la plus longue,
caractérisée par une étape juvénile prolongée. Pourquoi, quand et de
quelle manière cette croissance prolongée s’est-elle mise en place
au cours de l’évolution des hominidés ? Ces questions sont centrales
dans les nouvelles disciplines de l’anthropologie comme « evo-devo »
(evolutionary development).
Les études de la croissance chez les espèces fossiles se sont heurtées
pendant des années à un obstacle qui semblait insurmontable, à
savoir l’attribution d’un âge précis à un évènement donné de la vie de
l’individu. Des travaux réalisés au cours des vingt dernières années
ont démontré que l’éruption dentaire est complètement intégrée à la
croissance générale de l’individu et que le développement dentaire
est un moyen exceptionnel pour calibrer la croissance des individus
(tableau 1) (Smith 1989 a et b ; 1992 ; Smith et al. 1994 ; voir Robson,
Wood 2008).
Tableau 1 : Rapport entre les variables de croissance et l’âge d’éruption de la
première molaire chez les primates
Variables de croissance
Longueur cycle
Femelle maturité sex.
Age de sevrage
Longueur gestation
Intervalle e/ naissances
Age femelle 1° naissance
Mâle maturité sex.
N
12
13
14
18
16
8
9
N : nombre d’éspèces
L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
r
0,28
0,86
0,93
0,85
0,82
0,93
0,93
D’après Smith 1992
pente
0,09
1,06
1,07
0,24
0,66
0,76
0,76
De plus, l’existence de lignes de croissance à l’intérieur de l’émail
permet d’attribuer des durées précises aux étapes de la formation
dentaire (figure 1) (Ramirez Rozzi 1998).
Figure 1 : Coupe schématique d’une molaire montrant la disposition des lignes de
croissance dans l’émail et les deux parties de la couronne.
De cette manière, les analyses de la microanatomie de l’émail
dentaire ont permis de caractériser la croissance des espèces
d’hominidés fossiles, de commencer à comprendre les processus
sous-jacents et d’avancer des hypothèses sur le rôle adaptatif de
différents types de croissance.
Lignes de croissance dans l’émail dentaire
Succinctement, rappelons que l’émail se forme selon deux
directions, une verticale résultant de la formation des prismes par
la sécrétion des améloblastes (cellules productrices de la matrice
de l’émail) depuis l’union de l’émail avec la dentine jusqu’à la
surface dentaire, l’autre, horizontale par l’inclusion de nouveaux
améloblastes actifs au front de formation de la matrice de l’émail
(matrice qui, par la suite, se minéralise et devient l’émail tel qu’il
apparaît dans une dent en éruption). L’émail dentaire présente
deux types de lignes de croissance qui sont intimement liées aux
41
Quantification de la croissance à partir des indices dentaires
processus de formation. Les striations-transversales correspondent à
des lignes plus ou moins transversales à l’axe des prismes qui résultent
d’un changement dans la composition minérale des prismes dû à l’activité
circadienne des améloblastes. Elles présentent donc une périodicité
journalière et la distance entre elles correspond à la quantité d’émail
formé par un améloblaste en une journée (taux de sécrétion d’émail).
Les stries de Retzius sont des lignes qui apparaissent, dans la coupe
longitudinale d’une dent, comme délimitant des couches successives de
l’émail aux alentours des cuspides et des couches en imbrication sur les
faces latérales de la couronne. Elles représentent les pas successifs du
front de formation de la matrice de l’émail. Leur périodicité est donnée
par le nombre de striations-transversales qui les séparent et est comprise
entre 6 à 11 chez l’homme moderne. On pense que la périodicité des
stries est la même pour toutes les dents d’un même individu.
Selon la disposition des stries, la couronne dentaire se divise en une partie
cuspale dans laquelle les stries ne sont pas en contact avec la surface
de l’émail et en une partie latérale dans laquelle les stries rejoignent
la surface de l’émail et forment de faibles dépressions nommées
périkymaties (figure 1). La durée de formation des couronnes peut
être obtenue avec plusieurs méthodes, mais on utilise principalement
une méthode pour la partie cuspale et un autre pour la partie latérale.
Dans la première, le cours des prismes est suivi depuis la dentine
jusqu’à la surface de l’émail et on compte le nombre de striations
transversales ; si ceci n’est pas possible, la longueur du prisme est
divisée par la distance moyenne entre les striations-transversales
et on obtient la durée de formation en jours (figure 2).
Pour la partie latérale, le nombre de stries est multiplié par leur
périodicité. L’addition de la durée des deux parties permet de
connaître la durée de formation de la couronne. Il est important
de signaler que la formation de l’émail ne commence, ni ne
finit, simultanément dans toutes les cuspides. Il est donc très
important de signaler l’endroit où le décompte des lignes de
croissance est effectué et de tenir compte du décalage de
formation entre les cuspides.
L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
Figure 2 : Email cuspale. L’orientation générale des prismes est indiquée par les
lignes en pointillé et les striations transversales par les flèches noires. Les flèches
blanches signalent des bandes à l’intérieur de l’émail, qui correspondent parfois aux
stries de Retzius.
Hominidés du Plio-Pléistocène
La croissance prolongée chez l’humain et la croissance raccourcie
chez les grands singes ont été les références de comparaison pour les
hominidés fossiles à qui l’on a assigné une formation dentaire de type
humain ou de type chimpanzé selon l’écart, long pour le premier et
court pour le second, entre l’éruption de la première incisive et celle de
la première molaire (Bromage, Dean 1985). Nous savons aujourd’hui
que si l’écart entre l’éruption de ces deux types dentaires rappelle
plutôt celui des chimpanzés, la formation dentaire des hominidés
fossiles est particulière et que, s’il existe des similitudes entres
les espèces fossiles, on découvre que chaque espèce d’hominidé
présente une formation dentaire caractéristique. Il semblerait que
la durée de formation des molaires n’est pas inférieure à deux ans
42
Quantification de la croissance à partir des indices dentaires
et ne dépasse guère trois ans chez les hominidés et les grands singes ;
les différences dans la morphologie et surtout dans la taille entre les
espèces résultent du concours des relations particulières pour chaque
espèce entre le taux de sécrétion de l’émail, le nombre d’améloblastes
actifs à chaque étape et la durée de vie active des améloblastes (figures
3 et 4) (Lacruz et al. 2008).
Figure 4 : Rapport entre le taux de sécrétion de la partie cuspale et la mégadontie
chez les hominidés. La mégadontie est le rapport entre la taille des molaires et la taille
du corps ; les valeurs élevées indiquent que les dents sont de taille considérable. Il
existe une forte corrélation (P<0,01) entre le taux de sécrétion et la mégadontie, ce
qui révèle que la quantité d’émail sécrété par jour joue un rôle très important dans
la taille des couronnes dentaires, peut-être plus important que la durée de formation.
D’après Lacruz et al. 2008.
Figure 3 : Variation du taux de sécrétion de l’émail selon les espèces d’hominidés.
IC : intervalle de confiance. D’après Lacruz et al. 2008.
L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
43
Quantification de la croissance à partir des indices dentaires
Néandertaliens et hommes modernes
L’observation des lignes de croissance dans l’émail requiert que les
dents soient naturellement cassées ou sectionnées, ce qui constitue
une limitation importante à ce type d’étude. Le développement du
synchrotron et son utilisation pour l’étude de la croissance dentaire chez
les hominidés fossiles permet ce type d’analyse sans avoir à sectionner
les dents (Smith, Tafforeau 2008). Cependant, l’accès au synchrotron
est très limité et n’est donc réservé qu’à des cas ponctuels (Smith et al.
2007, 2007).
A la différence des dents des hominidés du Plio-pléistocène, les dents
des hommes fossiles du Pléistocène moyen et final sont rarement
cassées. L’étude de la croissance dentaire doit donc être effectuée
à partir des périkymaties. La partie latérale (où les périkymaties sont
présentes) comprenant un pourcentage élevé de la couronne des
Figure 5 : Distribution des périkymaties dans les dents antérieures. La hauteur de
la couronne a été divisée en déciles pour éviter l’effet de taille. Le nombre moyen
de périkymaties est donné pour chaque décile (N° Pk). Le nombre de périkymaties
augmente vers le collet dans toutes les espèces, mais l’augmentation est beaucoup plus
marquée chez H. sapiens du Paléolithique supérieur. Chez les néandertaliens, près du
collet, le nombre de périkymaties est plus bas que chez H. heidelbergensis, leur ancêtre,
ce qui suggère que la formation dentaire chez les néandertaliens s’est spécialisée en
sens opposé à celle de H. sapiens.
L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
incisives et des canines, l’étude du nombre et de la disposition
des périkymaties a été réalisée sur ces types dentaires (figure
5) (Ramirez Rozzi, Bermudez de Castro 2004). Le faible nombre
de périkymaties chez les néandertaliens indique que la durée de
formation des dents antérieures était courte. Comme le rapport
entre les étapes de formation de tous les types dentaires chez les
néandertaliens ressemble à celui chez l’homme moderne (Tompkins
1996), une durée de formation raccourcie dans les dents antérieures
doit forcement être accompagnée par une durée de formation
courte dans les autres types dentaires. Les travaux effectués
au synchrotron ont aussi suggéré que les hommes modernes du
Paléolithique Supérieur présentaient une formation dentaire et donc
une croissance prolongée tandis que les néandertaliens avaient une
croissance plus rapide (Smith et al. 2007 ; 2007).
Cependant, il est important de signaler que certaines populations
actuelles d’hommes modernes (figure 6) présentent un nombre faible
Figure 6 : Distribution des périkymaties dans l’incisive latérale inférieure chez
l’homme moderne. Tandis que les européens actuels et du moyen âge montrent un
nombre semblable de périkymaties, les pygmées de l’Afrique de l’ouest présente un
nombre moins élevé de périkymaties près du collet.
44
Quantification de la croissance à partir des indices dentaires
de lignes de croissance suggérant probablement une croissance plus
courte que celle des hommes modernes du Paléolithique Supérieure
et que ce sont les populations européennes ou africaines, avec un
mode de vie occidental, qui ont servi pour établir les standards actuels
de croissances. La question reste ouverte pour des populations qui
gardent encore un mode de vie traditionnel, pour lesquelles les registres
des naissances sont peu fiables ce qui rend les études de croissance
difficilement abordables.
Hypoplasies
Les études des lignes de croissance dans l’émail ont bouleversé l’étude
des hypoplasies, marqueurs de stress à la surface des couronnes. En
effet, classiquement, l’emplacement de l’hypoplasie dans la hauteur de
la couronne était obtenu afin d’estimer l’âge auquel le moment de stress
avait eu lieu chez l’individu. Par exemple, si l’hypoplasie se situait à mihauteur d’une première incisive supérieure dont la durée de formation
de la couronne est de 4,3 ans, le stress était arrivé à l’âge de 2,5 ans
(2,15 ans de formation de la couronne plus 0,35 ans pour la période
entre la naissance et la première sécrétion d’émail sur ce type de
dent). Or nous savons que la durée de formation des couronnes
comprend une zone que la hauteur de la dent ne prend pas en
compte et qu’elle ne s’effectue pas de façon régulière. La méthode
classique conduit à des résultats erronés (figure 7).
Les hypoplasies linéaires qui résultent d’un arrêt précoce de
l’activité des améloblastes se présentent comme une bande plus
ou moins horizontale autour de la couronne en suivant le parcours
des périkymaties. Les hypoplasies comprennent une ou plusieurs
périkymaties bien délimitées. De ce fait, le moment du stress peut
être parfaitement obtenu en effectuant le décompte des lignes
de croissance dans l’émail (Cunha et al. 2004). Des figures
indiquant l’âge individuel pour chaque décile de la hauteur des
dents antérieures ont été publiées par Reid et Dean (2006) et
sont très utiles pour dater approximativement le stress quand
le décompte des lignes de croissance ne peut être effectué
directement sur la dent analysée. Notons cependant que ces
figures ont été établies pour une population particulière et
L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
que leur utilisation pour d’autres populations comporte probablement
un certain biais.
Figure 7 : Dans un schéma de la première incisive supérieure, la hauteur de la
couronne a été divisée en déciles et l’âge correspondant à chaque décile a été indiqué
(d’après Reid, Dean 2006). Une hypoplasie produite vers l’âge de 2,5 ans se placerait
à la limite inférieure du 6° décile, donc elle a lieu quand 60% de la hauteur de la
couronne a été formé. La durée de formation de la première incisive supérieure est
de 4,33 ans en moyenne. Si la méthode classique est employée pour estimer l’âge
auquel cette hypoplasie s’est produite, le 60% de la hauteur indiquerait qu’elle a
eu lieu au moment où la dent était formée à 60%, c’est-à-dire 2,6 ans. Si l’on ajoute
l’intervalle qui sépare la naissance du début de formation de la dent (0,44 ans) on
estimera que l’hypoplasie a été produite à l’âge de 3 ans, ce qui est faux. Étant donné
que l’hypoplasie a été formée à 2,5 ans, le résultat obtenu avec la méthode classique
s’écarte d’un 20%, ce qui est considérable.
Conclusion
L’évolution de la croissance mais aussi la variation de la croissance
entre les populations actuelles sont des champs d’étude largement
ouverts. Le paramètre de formation dentaire qui donne le plus
d’information sur la croissance d’un individu n’est pas connu avec
certitude, mais pourrait être l’éruption dentaire (Robson, Wood 2008).
45
Quantification de la croissance à partir des indices dentaires
La diversité des processus observés chez les hominidés fossiles appelle
à une plus large compréhension de différents types de croissance et de
leur probable rôle adaptatif. L’étude des populations actuelles, en plus de
sa valeur intrinsèque, pourra largement éclaircir ces aspects.
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L’auteur
Fernando RAMIREZ ROZZI
Directeur de Recherche au CNRS
- UPR 2147, « Dynamique de l’Evolution Humaine: Individus, Populations, Espèces » (Paris,
France) - CNRS
courriel : [email protected]
tél : 33 1 43 13 56 09
46
Surpoids et obésité : une norme bio médicale unique en question
Aude BRUS, Gilles BOETSCH
Mots-clés : surpoids, obésité, variabilité inter populationnelle,
norme bio-médicale
Définition du statut nutritionnel d’un individu
Ces dernières décennies, les pays industrialisés ont connu une
alarmante augmentation des prévalences du surpoids et de l’obésité,
tant chez les enfants que chez les adultes. Ce problème n’est
cependant pas exclusivement occidental, les statistiques devenant
également inquiétantes dans de nombreux pays dits « émergents »,
où il a par exemple été constaté que les prévalences du surpoids chez
les jeunes femmes étaient supérieures à celles de la sous nutrition
(Mendez et al. 2005). Ce phénomène est d’ailleurs observé autant
dans les régions rurales que dans les zones urbaines. L’Organisation
Mondiale de la Santé (1998) classifie désormais l’obésité parmi les
maladies épidémiques. Cette maladie chronique est devenue un
enjeu majeur en santé publique car elle est associée à des risques de
morbidité et de mortalité élevés avec d’importants enjeux en termes
de financements sanitaires.
Afin de facilement repérer les individus à risques et mesurer
l’étendue de l’épidémie, l’OMS a proposé en 1995 une classification
établie à partir de l’Indice de Masse Corporelle (IMC). Des
valeurs-seuils permettent de répartir les sujets en trois grands
groupes: les individus en insuffisance pondérale (IMC inférieur
à 18,5 kg/m²), ceux qui sont dans la « norme » (IMC entre 18,5
et 24,9 kg/m²), et ceux qui présentent une surcharge pondérale
(surpoids si IMC entre 25 et 29,9 kg/m² et obésité au-delà de
30 kg/m²). Ces recommandations sont applicables sur tous les
individus adultes quels que soient le genre, l’âge et l’origine
géographique.
L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
Construction d’une norme clinique quantitative
en question
Nous pouvons nous interroger sur la pertinence de la norme
appliquée, et notamment sur la méthodologie de sa construction
scientifique.
L’obésité est médicalement définie comme une accumulation
excessive et anormale de réserves adipeuses, dépassant 25% du
poids chez les hommes et 30% chez les femmes. Cet excédent de
graisses est associé à une augmentation des facteurs de risques
sanitaires (Basdevant 2004). Diverses méthodes permettent
d’évaluer le pourcentage de masse grasse corporelle d’un individu
: l’absorption biphotonique à rayons X (ou DEXA), des techniques
d’imagerie médicale (tomodensitométrie ou imagerie par résonnance
magnétique), impédancemétrie,… Cependant, toutes sont assez
coûteuses et entraînent une logistique lourde et sont donc difficilement
applicables sur le terrain sur de grands échantillons.
Le consensus s’est alors accordé sur l’utilisation de l’IMC. Cet
indice, conçu initialement par Quêtelet en Belgique en 1835
(Quêtelet 1835), a été retenu car c’est un rapport défini à partir de
mesures simples, fiables et reproductibles, de plus, bien corrélé à
l’adiposité (Garrow, Webster 1985). Il est cependant reconnu que
cet outil présente plusieurs limites. Il ne permet pas, par exemple,
de connaître la répartition des graisses, notamment le pourcentage
de graisse abdominale, pourtant significativement impliqué dans les
risques de maladies chroniques ultérieures (OMS 1995).
La détermination des limites définissant surpoids et obésité est
par ailleurs issue d’études épidémiologiques qui s’intéressaient
aux associations observables entre l’IMC et l’augmentation de la
prévalence de maladies chroniques telles que des cardiopathies
ou le diabète. Ces études, menées uniquement auprès de cohortes
47
Surpoids et obésité : une norme bio médicale unique en question
d’individus dits « caucasiens » (i.e. « européens »), ont montré qu’endessous de 19 kg/m² et au-dessus de 31 kg/m², les risques de mortalité
étaient élevés. La communauté scientifique s’est ensuite rapidement
accordée sur les valeurs-seuils que nous connaissons désormais et
l’OMS a publié ses directives, « universellement » applicables, en 1995.
Face à l’expansion rapide des problèmes de surcharges pondérales et à
la nécessité de cerner efficacement l’état de santé des populations, cette
classification, certes rigide mais pratique, a facilement été adoptée. Lors
de l’établissement de cette nouvelle norme, les intérêts scientifiques se
sont donc centrés sur les risques sanitaires associés à un excès pondéral,
délaissant la problématique de la représentativité des échantillons d’étude
et de l’applicabilité de telles références à toutes les populations.
des « caucasiens ». A contrario, les populations chinoises, thaïs,
indonésiennes et enfin éthiopiennes avaient des IMC inférieurs à
celui du groupe de référence. L’application d’une même valeur-seuil
clinique sur estime donc les risques associés à un excès de masse
grasse dans le premier groupe populationnel, et au contraire les sous
estime dans le second.
Figure 1 : Variation de l’IMC à genre, âge et composition corporelle identiques dans
différentes populations, d’après Deurenberg et al. (1998).
Cependant, les relations entre l’IMC et le pourcentage de masse grasse
dans le corps, et donc avec les risques sanitaires associés, présente une
grande variabilité inter populationnelle. L’application d’une norme unique,
applicable à toutes les populations du globe, est donc débattue.
Une variabilité inter populationnelle
Pour comparer les relations entre l’IMC et le pourcentage de masse
grasse dans différentes populations, deux types d’approches
existent : soit, à partir d’un pourcentage de masse grasse fixe, les
auteurs définissent les IMC correspondants, soit à l’inverse, à partir
d’un IMC donné, ils déterminent le pourcentage de masse grasse
correspondant dans divers groupes.
Deurenberg et al. (1998), s’appuyant sur 32 études publiées,
ont comparé les variations de l’IMC dans sept populations, à
genre, âge et pourcentage de masse grasse identiques (fig. 1).
L’échantillon des « caucasiens », regroupant des américains,
des australiens et des européens, a servi de groupe de référence
pour les analyses. Il est apparu que, pour une proportion de
masse grasse égale, les polynésiens et les noirs américains
présentaient des IMC significativement supérieurs à celui
L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
48
Surpoids et obésité : une norme bio médicale unique en question
D’autres études corroborent ces observations. Ainsi Wang et al. (1994)
ont comparé la composition corporelle de deux groupes de new-yorkais :
les uns « caucasiens » et les autres d’origine asiatique (chinois, japonais,
coréens et philippins). Ils ont constaté que, à genre et âge identiques, les
individus asiatiques présentaient un IMC plus bas mais une proportion
de graisses dans le corps plus élevée que les caucasiens. De nombreux
pays asiatiques présentent ainsi une faible prévalence d’obésité mais des
taux élevés de maladies liées à un excès pondéral significatif (risques
cardio vasculaires, hypertension ou diabète de type 2 par exemple) (Cho
2002 ; Kim et al. 2004). Ces tendances ont également été observées
en Chine (He et al. 2001 ; Lear et al. 2007), à Singapour (Deurenberg
et al.., 2000), au Japon (Gallagher et al. 2000 ; Kagawa et al. 2006), en
Indonésie (Gurrici et al. 1998), ou encore à Taiwan (Chang et al. 2003).
Mis à part les travaux de Deurenberg et al. (1995 ; 1998), les études
concernant les populations africaines sont peu nombreuses. Rush
et al. (2007) ont comparé deux groupes de femmes sud-africaines :
les unes noires et les autres d’origine européenne. Ils ont constaté,
à l’instar de Deurenberg et al. (1998), qu’à pourcentage de masse
grasse identique, les femmes noires présentaient un IMC inférieur
aux femmes d’origine européenne. Luke et al. (1997) ont, quant à
eux, comparé deux populations américaines possédant un héritage
génétique africain (Etats-Unis et Jamaïque) et une population du
Nigéria et ont démontré que, pour un IMC égal à 25 kg/ m², les
Nigérians présentaient un pourcentage de masse grasse plus
faible que les américains (respectivement 16,4% et 25,8%).
Les travaux de Rush et al. (2007) corroborent également les
résultats de Deurenberg et al.. (2008) concernant la population
polynésienne. Ils ont en effet comparé la variabilité de la
relation entre l’IMC et la composition corporelle en NouvelleZélande, séparant les femmes d’origine européenne,
maori, pacifique et indo-asiatique. Ils ont ainsi montré
que, à composition corporelle identique, les femmes
L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
polynésiennes présentaient des IMC significativement supérieurs à
celui des femmes d’origine européenne. Craig et al.. (2001) ont suivi
la même démarche en rapprochant un échantillon de polynésiens
des îles du Tonga avec des Australiens d’origine européenne. Tant
chez les femmes que chez les hommes, les IMC correspondants à
une même composition corporelle sont plus élevés dans le groupe
du Tonga.
Ainsi, la relation entre l’IMC et la composition corporelle présente
une grande variabilité inter populationnelle. Les prévalences définies
à partir de la classification de l’OMS peuvent donner une image
biaisée des risques sanitaires réels. En effet, une sur-estimation ou
au contraire une sous-estimation des prévalences modifiera le degré
d’alarme et se répercutera directement sur les modalités des plans
d’action en santé publique. Des modulations des limites ont donc été
proposées selon les populations considérées : un abaissement dans
l’ensemble des populations asiatiques : 23 kg/m² pour le surpoids et
27,5 kg/m² pour l’obésité (OMS 2004) ; et au contraire une élévation
dans les populations polynésiennes : 28-29 kg/m² pour le surpoids et
au-delà de 35 kg/m² pour l’obésité (Craig et al. 2001)
Respecter de la variabilité humaine
Nous pouvons nous interroger sur la pertinence des différences « inter
ethnies » fréquemment signalées dans la littérature. Dans différentes
études, deux critères ont été utilisées pour différencier les diverses
populations : la localisation géographique sur le globe, chaque
population étant alors déterminée par un territoire (Deurenberg et al.
1998 ; Craig et al. 2001), ou un critère généalogique, les origines des
aïeuls déterminant la population d’appartenance (Wang et al. 1994 ;
Rush et al. 2007). La définition d’une population se limite donc soit
à un facteur écologique très généraliste soit à un facteur génétique
qualifié par l’ascendance « ethnique ».
49
Surpoids et obésité : une norme bio médicale unique en question
Cette « typologie » des individus se révèle insatisfaisante car elle
paraît rigide et fixiste, ignorant toutes les dimensions culturelles et
comportementales induites par la notion de population. La variable «
population géographique » n’est pas en effet informative car elle englobe
un pool de facteurs éco-sociaux très différents d’une région à l’autre : les
environnements physiques (climat ou niveau d’urbanisation) diffèrent,
les comportements alimentaires varient (en termes d’apports caloriques
journaliers, d’aliments de base ou de mode de préparation par exemple),
le niveau d’activité physique et les dépenses énergétiques sont différents,
les contextes socio-économiques, politiques et religieux sont divers.
Une approche davantage holistique de la variabilité inter populationnelle
paraît nécessaire car cette dernière résulte de l’interaction entre des
caractères intrinsèques et un large éventail de facteurs extrinsèques.
L’individu ne peut pas être résumé à un assemblage de liaisons simples,
il est le résultat d’un « processus » caractérisé par un grand nombre de
variables aléatoires (Guerci et al. 2007).
Enfin, le choix entre une norme identique pour tous ou un standard
spécifique à chaque population est une problématique commune
à tous les champs de recherche qui s’appuient sur la mesure du
corps. Cette question est par exemple particulièrement aigüe dans
le domaine de la croissance. Référentiels locaux et internationaux
coexistent et finalement se complètent au quotidien : les référentiels
internationaux de l’OMS permettent de standardiser les études et
de comparer les modalités de croissance entre populations, les
standards locaux semblent quant à eux plus appropriés pour
suivre la croissance et évaluer l’état de santé d’un individu
dans un contexte clinique quotidien.
Il reste dans tous les cas nécessaire de rester attentif lors de
la sélection du modèle normatif auquel nous nous référons
car ce choix influencera à terme les politiques de santé et
de prévention, ainsi que les moyens financiers engagés.
L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
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Les auteurs
Aude BRUS
Chercheure Post-Doctorante
UMI 3189 «Environnement, Santé, Sociétés»
CNRS (France) - Université Cheikh Anta Diop (Dakar, Sénégal) - CNRST (Ouagadougou,
Burkina-Faso) - Université de Bamako (Mali)
courriel : [email protected]
Port. Sénégal : (00221) 77 742 87 85/ Port. France : (0033) 06 62 47 54 86
Gilles BOETSCH
Directeur de recherche au CNRS
Directeur de l’UMI «Environnement, Santé, Sociétés»
UMI 3189 «Environnement, Santé, Sociétés»
CNRS (France) - Université Cheikh Anta Diop (Dakar, Sénégal) - CNRST (Ouagadougou,
Burkina-Faso) - Université de Bamako (Mali)
courriel : [email protected]
51
L’image du corps chez les Sénégalais :
Application à l’étude de l’obésité dans le contexte de la transition des modes de vie
Emmanuel COHEN, Nicole CHAPUIS-LUCCIANI, Patrick PASQUET, Lamine GUEYE, Gilles BOETSCH
Mots-clés : Corps, obésité, représentations, transition
Contexte de l’étude
Depuis plusieurs années, les pays du Sud constituent le siège d’une
urbanisation croissante, rendue possible par des exodes ruraux massifs
similaires à ceux observés dans les pays occidentaux au 19ème
siècle (Veron 2007). Ils constituent l’étape achevée d’une transition
démographique, épidémiologique et nutritionnelle mondiale (Pison
2008 ; Omran 1971 ; Popkin 1999). Dans ces pays, une espérance
de vie croissante et un environnement urbain édifié nouveau avec
ses propres composantes : pauvreté, pollution, restauration rapide,
surdensité démographique, etc… (Maire, Delpeuch 2004 ; McMickael
2000), génère un contexte dans lequel les maladies infectieuses
coexistent avec des maladies chroniques non transmissibles de plus
en plus fréquentes (Maire et al 2002), à l’instar des pays occidentaux
durant le siècle dernier (Knapp 2000).
La surcharge pondérale, plus particulièrement l’obésité, constitue l’un
des indicateurs les plus marquants de ce changement (Delpeuch,
Maire 1997). Depuis plusieurs années, l’Organisation Mondiale
de la Santé (OMS) considère l’obésité comme une pandémie qui
touche aussi bien les pays industrialisés que les pays du Sud
(WHO 2003). Le développement technique et industriel favorise
l’expansion de milieux urbains où la sédentarité y est plus
prononcée qu’en zone rurale et les ressources alimentaires
disponibles pour les populations y sont plus caloriques. Ces
caractéristiques environnementales faciliteraient l’émergence
et la propagation de l’obésité au sein de toutes les populations
humaines (Popkin, Gordon-Larsen 2004).
L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
Paradoxalement, alors que la culture occidentale s’adonne à un
culte très prononcé pour la minceur (Fischler, 1999), le mode de vie
actuel de la population occidentale entraîne une augmentation de la
prévalence du surpoids et de l’obésité jamais observée à une telle
échelle jusqu’à présent (Eaton 2000 ; Popkin, Doak 1998). Cette
exigence accrue vis-à-vis de l’apparence physique, particulièrement
la minceur, génère des troubles de l’image corporelle (Cash 1996)
qui ont des conséquences considérables sur la santé mentale des
populations occidentales, notamment chez les jeunes (Cash et al
2004). A fortiori, les individus en surcharge pondérale semblent
largement affectés par ces troubles psychologiques ; en effet, ils
développent bien souvent, en plus de pathologies cardiovasculaires
et métaboliques, des syndromes psychiques nécessitant une prise
en charge médicale (Wadden, Stunkard 1985).
Pourtant, malgré cette mondialisation de la culture occidentale
(Latouche 1992), et des normes corporelles comme la minceur qui
lui sont associées, des disparités culturelles et des antagonismes
demeurent au sein du globe (Diouf 2004). Les pays du Sud, en
particulier les pays africains (Metcalf et al 2000 ; Craig et al 1999 ;
Holdsworth et al 2004 ; Siervo et al 2006) valorisent l’embonpoint,
comme les populations européennes jusqu’au début du siècle
dernier (Nahoum 1979). Selon le genre, il représente la réussite
sociale, le pouvoir ainsi que la santé et la fertilité (de Garine, Pollock
1995 ; Sylla 1985). Contrairement à ce qu’on observe dans les pays
occidentaux, les troubles de l’image corporelle associés au rejet de
l’adiposité sont rares en Afrique (Miller, Pumariega 2001 ; Szabo
1999) ; plus encore, cette valorisation traditionnelle de l’embonpoint
est considérée par certains auteurs comme un facteur facilitant le
développement de l’obésité et de ses pathologies associées (Flynn,
Fitzgibbon 1998 ; Duda et al, 2006), au même titre que les facteurs
environnementaux précédemment cités.
Néanmoins, en zone urbaine africaine, une « occidentalisation »
récente du mode de vie est en cours. Elle agit aussi bien sur
l’environnement physique des individus : augmentation de la masse
52
L’image du corps chez les Sénégalais :
Application à l’étude de l’obésité dans le contexte de la transition des modes de vie
pondérale liée à une composition nutritive des aliments plus calorique
et des dépenses énergétiques quotidiennes plus faibles (Mufunda,
Chatora 2006 ; Pasquet et al 2003), que sur leur univers social :
perceptions et gestion du corps tournées vers la minceur (Diagne 1992),
modèles vestimentaires en mutation (Bambara 2004), représentations
traditionnelles de la santé et de l’esthétisme en renégociation perpétuelle
(Fassin 1992 ; Amouzou 2009 ; Ndiaye 2009 ). Un certain nombre de
mécanismes relatifs aux zones urbaines : système médical, scolaire et
médiatique (Figures 1 et 2),
Figure 1. Modèle de mannequinat Figure 2. Campagne de sensibilisation sur la surcharge
actuel dominant en Afrique
pondérale à Yaoundé (Cameroun, mars 2007).
(AMINA, n°423, 2005).
auraient tendance à infléchir ces représentations positives de
l’embonpoint (Toriola et al 1996 ; Kishwar 1995 ; Szabo, Allwood
2006) et générer un espace social ambivalent ou coexistent
en un même lieu représentations traditionnelles et modernes
du corps. De même, les populations d’origine africaine vivant
dans les pays du « Nord » comme les Etats-Unis ou la GrandeBretagne, tout en conservant une spécificité culturelle (Becker
et al 1999 ; Viner et al 2006), semblent fortement influencées
par le système de représentations occidentales (Snooks, Hall
2002).
L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
Problématique
En considérant l’image corporelle comme à la fois porte d’entrée
du système de valeurs et de représentations d’une société donnée
et indicateur de cette transition mondiale des modes de vie, nous
tenterons d’évaluer l’impact de l’acculturation occidentale via le
système médiatique, scolaire et médical, sur le système de valeur
africain. Nous prendrons le cas de la population sénégalaise,
largement influencée par la culture occidentale (Fougeyrollas 1963 ;
Diop 2002), en confrontant trois milieux contrastés, les zones rurale
et urbaine sénégalaises (Dakar), et une zone urbaine française
(Paris). Derrière l’analyse des perceptions et pratiques corporelles, il
s’agira de mettre en évidence le contenu symbolique des catégories
mobilisées par les individus pour appréhender le corps, cellesci se résumant souvent à la santé et à l’esthétisme, et d’évaluer
leur schéma de renégociation dans ce contexte de recomposition
culturelle.
Au-delà de l’acculturation symbolique et sociale, prégnante au
Sénégal (Ndiaye 2007), nous nous penchons sur les aspects
physiques et environnementaux de cette acculturation occidentale.
La prévalence croissante de l’obésité en milieu urbain africain et
sénégalais (Maire et al 1992) constitue l’un des indicateurs les plus
flagrants de cette transition structurelle des modes de vie. Dans ce
contexte social dynamique, les perceptions sociales de la santé et
de l’esthétisme que nous cherchons à décrire, se projettent sur un
corps physiquement en mutation. Il s’agit alors d’évaluer l’impact
de cette transition des représentations, mais aussi de l’évolution de
l’écologie humaine associée à cette transition épidémiologique et
nutritionnelle, sur le contenu des catégories émiques définissant le
corps chez les Sénégalais.
53
L’image du corps chez les Sénégalais :
Application à l’étude de l’obésité dans le contexte de la transition des modes de vie
Méthodologie
> Etude qualitative
Enquête ethnologique. Nous menons une enquête qualitative
ethnologique, dans les trois milieux d’étude : rural/urbain sénégalais et
français (région parisienne), en respectant la méthodologie classique
préconisée en anthropologie sociale (Copans 2005), pour rendre compte
des représentations et pratiques qui tournent autour du corps et des
dimensions que nous lui jugeons associées, tels l’esthétisme et la santé.
Nous travaillons de manière approfondie sur les conceptions populaires,
les discours et les termes vernaculaires associés à ces notions, ainsi
que l’impact sur ces dernières de l’acculturation occidentale émergente
en zone urbaine. Nous décryptons les notions élémentaires : pouvoir,
fertilité, maladie etc…, qui implicitement bâtissent le socle du système
de représentations et de valeurs des Sénégalais en matière de corps,
et évaluons les mécanismes sociaux issus de l’environnement urbain
pouvant agir sur celui-ci. Nous orientons aussi notre démarche sur le
rapport psychosocial du corps des Sénégalais en anticipant un impact
probable de ce contexte dynamique de représentations sociales, entre
valorisation et rejet de l’embonpoint, sur les processus de négociation
psychoaffectifs du corps.
mettrons en évidence les normes sénégalaises vis-à-vis du corps,
les tendances dynamiques et évolutives de ces schémas corporels
dans ce contexte transitionnel, et les approches psychosociales
potentiellement ambivalentes vis-à-vis de certains morphotypes :
maigreur, minceur, grosseur, obésité, etc.... Nous avons construit
notre questionnaire en nous appuyant sur un protocole de validation
reconnu scientifiquement (Vallerand 1989 ; Jaeschye, Guyatt 1990),
et nous l’associons à un système de planches de photographies
(Harris et al 2008 ; Cohen, Pasquet 2010) qui permettront d’évaluer
avec précision les perceptions corporelles des enquêtés (Figure 3).
A terme, nous croiserons les caractéristiques biomédicales de notre
échantillon représentatif, évaluées par le bilan bio-anthropologique,
aux normes émiques sénégalaises relatives aux perceptions du
corps, décrite par nos enquêtes socio-anthropologiques, pour rendre
compte de la réalité bio-culturelle sénégalaise.
Figure 3. Exemple de planche photographique (Cohen, Pasquet 2010).
> Etude quantitative
Anthropobiologie. Dans une étude quantitative, nous effectuons
un ensemble de mesures anthropométriques et biologiques sur
un échantillon représentatif d’adultes dans nos trois milieux, qui
nous permettront d’entrevoir le statut des Sénégalais vis-à-vis de
l’obésité et de ses pathologies principales associées (diabète de
type 2 et hypertension artérielle).
Enquête socio-anthropologique et ethno-psychologique.
Nous menons une enquête socio-anthropologique et ethnopsychologique quantitative pour évaluer, à grande échelle, les
schémas généraux d’appréhension du corps des Sénégalais
sur un plan socioculturel et psychosocial. Comme pour
l’enquête précédente, mais d’une manière quantitative, nous
L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
54
L’image du corps chez les Sénégalais :
Application à l’étude de l’obésité dans le contexte de la transition des modes de vie
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Les auteurs
Emmanuel COHEN
Doctorant à l’Université de la Méditerranée (Marseille, France)
UMI 3189 «Environnement, Santé, Sociétés»
CNRS (France) - Université Cheikh Anta Diop (Dakar, Sénégal) - CNRST (Ouagadougou,
Burkina-Faso) - Université de Bamako (Mali)
courriel : [email protected]
Nicole CHAPUIS-LUCCIANI
Directeur de Recherche au CNRS
Directeur - adjoint de l’UMI «Environnement, Santé, Sociétés»
UMI 3189 «Environnement, Santé, Sociétés»
CNRS (France) - Université Cheikh Anta Diop (Dakar, Sénégal) - CNRST (Ouagadougou,
Burkina-Faso) - Université de Bamako (Mali)
courriel : [email protected]
Patrick PASQUET
Directeur de recherche au CNRS
- UMR7206 Eco-anthropologie et Ethnobiologie (Paris, France)
CNRS, MNHN, Université Paris7
courriel : [email protected]
Lamine GUEYE
Professeur des Universités Praticien Hospitalier
Responsable de l’Unité de Neurophysiologie clinique, Service de Neurologie CHU Fann Dakar
Directeur par intérim de l’UFR Sciences de la Santé UGB Saint-Louis (Sénégal)
Directeur-Adjoint de l’UMI «Environnement, Santé, Sociétés»
- UMI 3189 «Environnement, Santé, Sociétés»
CNRS (France) - Université Cheikh Anta Diop (Dakar, Sénégal) - CNRST (Ouagadougou,
Burkina-Faso) - Université de Bamako (Mali)
- Laboratoire de Physiologie et d’Exploration Fonctionnelle, Faculté de Médecine, Université
Cheikh Anta Diop (Dakar, Sénégal)
courriel : [email protected]
Gilles BOETSCH
Directeur de recherche au CNRS
Directeur de l’UMI «Environnement, Santé, Sociétés»
UMI 3189 «Environnement, Santé, Sociétés»
CNRS (France) - Université Cheikh Anta Diop (Dakar, Sénégal) - CNRST (Ouagadougou,
Burkina-Faso) - Université de Bamako (Mali)
courriel : [email protected]
L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
57
ETUDE DES PRATIQUES ALIMENTAIRES ET DE LA CROISSANCE DU JEUNE ENFANT (0-3 ANS),
EN MILIEU URBAIN ET PÉRIURBAIN À DAKAR, SÉNÉGAL
Emilie BUTTARELLI, Nicole CHAPUIS-LUCCIANI, Lamine GUEYE
Mots-clés : alimentation, croissance, jeune enfant, Sénégal
FIGURE 1. Mère et enfant, en salle des urgences de l’Hôpital Aristide Le Dantec,
Dakar, Sénégal, mai 2009. (Photo Emilie Buttarelli)
Problématique
> Le contexte sénégalais
En Afrique sub-saharienne, la malnutrition constitue un problème
persistant qui affecte les jeunes enfants.
C’est à partir de trois indicateurs anthropométriques que
l’Organisation Mondiale de la Santé a élaboré de nouvelles
normes de croissance (MGRS/WHO 2006 ; 2007). Il s’agit
du poids-pour-âge (mesure de la norme pondérale), de la
taille-pour-âge (mesure spécifique du retard de croissance)
et du poids-pour-taille (mesure spécifique de la maigreur ou
L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
émaciation). Pour ces indicateurs anthropométriques, une valeur
inférieure à moins 2 écarts-type sur les courbes de l’OMS, révèle un
état de malnutrition chez l’enfant.
Dans certains pays africains (Kenya, Ethiopie, Burkina Faso)
des études concernant les pratiques alimentaires ont montré
que l’utilisation d’un indice de diversité alimentaire permettait
de corréler significativement pratiques alimentaires et mesures
anthropométriques - poids, taille, périmètre brachial - (Onyango et
al, 1998 ; Arimond, Ruel 2002 ; Sawadogo et al, 2006).
Une vaste étude nationale réalisée au Sénégal, l’Enquête
Démographique et de Santé 2005 (EDS IV 2005), (Ndiaye, Ayad
2006) a dressé un portrait nutritionnel des enfants sénégalais
en définissant la malnutrition en termes anthropométriques et la
question de l’alimentation en termes de consommation de groupes
d’aliments. Cette étude n’établit cependant pas de lien direct entre
malnutrition et pratiques alimentaires et par conséquent ne permet
pas de déterminer précisément l’impact de l’alimentation sur la
croissance de l’enfant.
Par ailleurs, certaines études réalisées au Sénégal détaillent la
consommation d’aliments particuliers tels que les produits céréaliers
ou le lait caillé (Dillon, 1989). D’autres mettent en évidence l’existence
de carences en vitamines dans l’alimentation de l’enfant (Diouf et al,
2002).
Cependant, aucune étude systématique sur l’alimentation du jeune
enfant dakarois, permettant d’apprécier simultanément qualité du
régime et mesures anthropométriques correspondantes, n’a été
entreprise. Or la possibilité d’établir des corrélations directes entre
croissance (mesures anthropométriques) et alimentation (pratiques
et diversité alimentaire) est un outil important dans l’évaluation
et la compréhension globale de la persistance de déséquilibres
alimentaires.
Nécessité d’une étude pluridisciplinaire en milieu urbain
La persistance de déséquilibres nutritionnels, en dépit d’une
amélioration des conditions de vie en milieu urbain au Sénégal (EDS
58
ETUDE DES PRATIQUES ALIMENTAIRES ET DE LA CROISSANCE DU JEUNE ENFANT (0-3 ANS),
EN MILIEU URBAIN ET PÉRIURBAIN À DAKAR, SÉNÉGAL
IV 2005), doit inciter à étudier l’influence effective des facteurs socioculturels. Etablir un bilan systématique et actualisé de l’alimentation du
jeune enfant à Dakar constitue une étape préliminaire indispensable.
La ville de Dakar présente aujourd’hui un milieu urbain hétérogène,
caractérisé par des écarts socio-économiques entre habitants du centre
ville et néo-urbains des banlieues en pleine expansion (Kennedy, Nantel
2006).
Réaliser une étude comparative sur l’alimentation et la croissance
du jeune enfant dans ce milieu urbain, haut lieu de disparités socioéconomiques, doit permettre de cerner l’importance persistante du
facteur socio-économique, mais également de déterminer des invariants
culturels. L’analyse des comportements et la mesure quantitative de la
diversité alimentaire forment en effet un prisme d’entrée multiple pour
la compréhension de la persistance des déséquilibres alimentaires.
La principale question auquel doit répondre l’étude est la suivante :
existe-t-il aujourd’hui des pratiques alimentaires différentielles urbain/
périurbain ou un « menu » similaire pour tous, en dépit de contrastes
économiques ?
Cette recherche doit permettre également d’élaborer un référentiel de
croissance actualisé, sur la base d’un échantillon de 2200 enfants
sains sénégalais, de la naissance à l’âge de 36 mois. Il s’agit d’une
étude transversale réalisée selon le protocole de l’OMS (MGRS/
WHO 2006 ; 2007) dont les résultats donneront un aperçu pertinent
de la croissance réelle des enfants dakarois.
des revenus et un accès élargi à la consommation) et d’une
connaissance certaine du message bio-médical actuel.
D’autre part, le fait socio-économique est peut-être à l’origine de la
persistance du fait culturel : les « interdits » alimentaires reposent
souvent sur des denrées rares ou chères (viande, œufs…). Nous
supposons qu’une redéfinition précise et très détaillée du statut
socio-économique d’une famille sénégalaise permettrait de mieux
saisir l’impact direct du facteur socio-économique. Un interdit (ou
une restriction) alimentaire n’est-elle pas le fait d’une adaptation
culturelle à une contrainte environnementale et socio-économique ?
FIGURE 2. Plat traditionnel sénégalais : ceebu jën (bu xonq) ou riz (rouge) au poisson
frais. Dakar, Sénégal, décembre 2008. (Photo Emilie Buttarelli)
Problématique
Concernant les comportements et pratiques alimentaires
Les représentations relatives à l’alimentation et aux aliments
(proscriptions/prescriptions alimentaires, croyances, traditions
culinaires) ont toujours un impact important sur les pratiques
alimentaires et par conséquent sur la persistance de
déséquilibres.
D’une part, fait culturel et tradition continuent d’exercer une
influence déterminante sur la consommation, en dépit d’une
urbanisation croissante (caractérisée par une augmentation
L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
59
ETUDE DES PRATIQUES ALIMENTAIRES ET DE LA CROISSANCE DU JEUNE ENFANT (0-3 ANS),
EN MILIEU URBAIN ET PÉRIURBAIN À DAKAR, SÉNÉGAL
> Concernant le lien entre alimentation et croissance de l’enfant
Un indice synthétique des pratiques alimentaires (indice de diversité et
de variété alimentaire) est un moyen simple de mesurer la qualité globale
du régime de l’enfant.
On peut supposer l’existence d’une corrélation positive de cet
indice avec le statut nutritionnel de l’enfant, exprimé en indicateurs
anthropométriques.
Méthodes
Dans le cadre de cette recherche sur la croissance et l’alimentation du
jeune enfant de la naissance à 3 ans, nous avons opté pour la combinaison
de trois méthodes : quantitative, semi-quantitative et qualitative.
Une première étape est constituée par la prise de mesures
anthropométriques chez la mère (poids et taille) et chez l’enfant (poids,
taille, périmètre brachial et périmètre crânien). L’évaluation du statut
nutritionnel de l’enfant s’effectue par les indices Taille-Âge (TA), PoidsTaille (PT) et Poids-Âge (P-A) exprimés en z-scores.
Des données socio-démographiques, socio-économiques et familiales
(conditions de vie et type d’habitat, niveau d’éducation des parents et
suivi sanitaire) sont recueillies par questionnaire en face à face.
Ce questionnaire comporte également un volet alimentaire : pratiques
d’allaitement et de sevrage, fréquence de consommation de groupes
d’aliments, perceptions et représentations autour de l’alimentation
de l’enfant.
Nous avons également choisi d’élaborer un indice des pratiques
alimentaires du jeune enfant sénégalais intégrant des variables
sur les pratiques de nutrition de l’enfant (pratiques d’allaitement,
utilisation d’un biberon…) ainsi que des scores de variété
alimentaire (SVA) et de diversité alimentaire (SDA).
Cette approche des pratiques alimentaires en terme de
scoring est complétée par une phase qualitative d’observation
participante au sein de familles d’enfants sélectionnés en
fonction de leur statut nutritionnel et/ou socio-économique
afin d’observer en temps réel l’alimentation effective du jeune
enfant sur une journée.
L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
Zones d’intervention et population d’étude
L’enquête se déroule dans la ville de Dakar, sur deux sites, d’une
part en centre urbain « ancien » au sein du Centre de Protection
Maternelle et Infantile de Médina (commune de Dakar) et d’autre
part, au Centre de Santé Dominique, en milieu périurbain (commune
de Pikine-Guédiawaye).
L’échantillon d’étude est constitué de 2 200 individus : 1100 filles et
1100 garçons répartis en 22 classes d’âge comprenant 50 individus
par classe d’âge (25 filles/25 garçons).
FIGURE 3. Grand, petit, rond : les enfants de Dakar (Photo Nicole Chapuis-Lucciani)
Résultats attendus
Cette étude permettra d’établir un bilan systématique et actualisé
des pratiques alimentaires du jeune enfant à Dakar.
Elle permettra de déterminer l’impact relatif des facteurs culturels,
60
ETUDE DES PRATIQUES ALIMENTAIRES ET DE LA CROISSANCE DU JEUNE ENFANT (0-3 ANS),
EN MILIEU URBAIN ET PÉRIURBAIN À DAKAR, SÉNÉGAL
religieux, socio-démographiques et environnementaux sur les pratiques
alimentaires.
Nous validerons l’indice synthétique des pratiques alimentaires du jeune
enfant estimant la qualité globale du régime alimentaire, indice déjà
utilisé dans d’autres pays d’Afrique comme par exemple au Burkina Faso
(Sawadogo et al, 2006). Une corrélation positive de cet indice au statut
nutritionnel de l’enfant (mesuré anthropométriquement) est attendue.
Une base de données pluridisciplinaires sur l’alimentation et la croissance
du jeune enfant, de la naissance à l’âge de 3 ans, sera mise en place.
Cette étude donnera également la situation actuelle de la croissance
d’un vaste échantillon d’enfants dakarois en bonne santé.
FIGURE 4. Réunions d’enfants au village de Dougar (Photo Nicole Chapuis-Lucciani)
L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
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61
ETUDE DES PRATIQUES ALIMENTAIRES ET DE LA CROISSANCE DU JEUNE ENFANT (0-3 ANS),
EN MILIEU URBAIN ET PÉRIURBAIN À DAKAR, SÉNÉGAL
WHO Multicentre Growth Reference Study Group. WHO Child
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WHO Multicentre Growth Reference Study Group. WHO Child Growth
Standards: Head circumference-for-age, arm circumference-for-age,
triceps skinfold-for-age and subscapular skinfold-for-age: Methods and
development. Geneva: World Health Organization, 2007.
Note : cette étude est soutenue par la Fondation Nestlé (bourse de
recherche 2010-2011 obtenue par Emilie Buttarelli)
Les auteurs
Emilie BUTTARELLI
Doctorante à l’Université de la Méditerranée (Marseille, France)
UMI 3189 «Environnement, Santé, Sociétés»
CNRS (France) - Université Cheikh Anta Diop (Dakar, Sénégal) - CNRST (Ouagadougou,
Burkina-Faso) - Université de Bamako (Mali)
courriel : [email protected]
Nicole CHAPUIS-LUCCIANI
Directeur de Recherche au CNRS
Directeur - adjoint de l’UMI «Environnement, Santé, Sociétés»
UMI 3189 «Environnement, Santé, Sociétés»
CNRS (France) - Université Cheikh Anta Diop (Dakar, Sénégal) - CNRST (Ouagadougou,
Burkina-Faso) - Université de Bamako (Mali)
courriel : [email protected]
Lamine GUEYE
Professeur des Universités Praticien Hospitalier
Responsable de l’Unité de Neurophysiologie clinique, Service de Neurologie CHU Fann Dakar
Directeur par intérim de l’UFR Sciences de la Santé UGB Saint-Louis (Sénégal)
Directeur-Adjoint de l’UMI «Environnement, Santé, Sociétés»
- UMI 3189 «Environnement, Santé, Sociétés»
CNRS (France) - Université Cheikh Anta Diop (Dakar, Sénégal) - CNRST (Ouagadougou,
Burkina-Faso) - Université de Bamako (Mali)
- Laboratoire de Physiologie et d’Exploration Fonctionnelle, Faculté de Médecine, Université
Cheikh Anta Diop (Dakar, Sénégal)
courriel : [email protected]
L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
62
Les méthodes de l’anthropologie sociale dans les études sur l’alimentation
Chantal CRENN, Anne-Elène DELAVIGNE
Mots-clés : alimentation, système alimentaire, anthropologie, méthodologie
Introduction
L’anthropologie de l’alimentation s’est constituée tardivement et
lentement en spécialité (Hubert, Crenn 2006). Le contexte social actuel
a joué dans son développement et son succès : interrogations vis-à-vis
des problèmes de santé liés à l’alimentation, dans le cadre occidental
(obésité, cancer) comme dans le cadre des pays du sud (développement
des maladies chroniques), interrogations sur le modèle occidental
d’alimentation face aux crises sanitaires et sociales (épizooties comme
celle de la « vache folle ») ou en lien avec la notion de « développement
durable » ou encore sous l’influence de l’idée de mondialisation.
Anthropologues, psychologues, historiens, sociologues, géographes
se sont maintenant saisis de ce domaine, engageant un dialogue
dépassant ces disciplines. Le lien entre biologie et alimentation
(Mennel et al 1992) mérite également d’être interrogé car c’est par
lui que, pendant longtemps, la question alimentaire a été traitée.
Ceux qui se sont penchés sur ce phénomène ont eu tendance
à considérer les aliments uniquement comme permettant de
faire fonctionner « la machine-corps ». Or, c’est l’aspect non
nutritionnel qui constitue l’objet de recherche de l’anthropologie
de l’alimentation. Elle consiste en la mise en place d’un dispositif
d’observation scientifique de phénomènes d’ordre symbolique,
émotionnel mais aussi culturel, économique et social et qui,
paradoxalement, occupent une place centrale dans l’état
nutritionnel et ce, de manière universelle.
dans le champ de l’alimentation sans nous appuyer sur cette notion
qui a été schématisée par plusieurs auteurs (J. Goody, J. Barrau,
I. de Garine, A. Hubert, J.-P. Poulain …). Nous retiendrons, pour
cet article, le schéma d’Annie Hubert qui nous semble posséder
une valeur heuristique et pédagogique certaine (Hubert 1991). Il
place au centre de son système l’individu, ce qui nous semble en
anthropologie sociale être au cœur de notre investigation même si,
comme le montre Annie Hubert (cf. figure 1), il est à resituer dans
différents niveaux interdépendants.
Figure 1 : Schéma d’un système alimentaire centré sur l’individu proposé par
A. Hubert (1991)
La notion de système alimentaire
A la suite de Marcel Mauss, les anthropologues considèrent
l’alimentation comme un « fait social total » et évoquent
en filigrane la notion de « système alimentaire » sur
laquelle nous allons insister. En effet, il nous a semblé
impossible d’envisager la méthodologie de la recherche
L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
63
Les méthodes de l’anthropologie sociale dans les études sur l’alimentation
Intérêt de l’utilisation des méthodes d’anthropologie sociale
L’alimentation nécessite une anthropologie du privé, une
anthropologie de l’intime et de la longue durée
L’alimentation et la cuisine relèvent de la sphère domestique et de
l’intime et c’est une caractéristique majeure influençant fortement les
conditions des enquêtes. Les méthodes développées par l’anthropologie
sociale sont particulièrement bien adaptées pour gagner la confiance
d’une famille, d’un individu, d’un groupe, d’un réseau (constituant l’unité
d’observation abordable pour un chercheur et au centre de laquelle il
se situe). Pour ce faire, l’anthropologue de l’alimentation adopte donc
une méthode spécifique d’observation : « le terrain ». L’observation dite
« participante », la proximité recherchée avec les enquêté(e)s, l’intérêt
à faire émerger le point de vue propre à ses interlocuteurs(trices) et à
lui donner du sens, la durée longue d’investigation et l’implication de
l’enquêteur(trice) en sont autant d’aspects. C’est lorsqu’on atteint un
certain seuil de familiarité (grâce à l’immersion et la longue durée) avec
un lieu d’observation que l’on peut cesser d’interroger les personnes
que l’on étudie. Les entretiens semi-directifs (relation de « face à face
») se révèlent utiles dans un premier temps car ils permettent d’éviter
les contre-sens, de dépasser la simple description, et d’interroger
le lien entre discursif et pratiques. Car l’anthropologue ne cherche
pas à constituer des données chiffrées ni à émettre des statistiques
mais à rendre compte de la complexité des habitudes alimentaires
prises entre leurs dimensions symboliques et socio-économiques
articulant besoins nutritionnels, habitudes régionales, nationales,
ethniques, familiales, âge de la vie, statut social, genre, etc...
Le sociologue Jean-Pierre Poulain rappelle combien l’étude
des prises alimentaires par les grandes enquêtes utilisant des
données déclaratives se heurte à la difficulté méthodologique
« de l’objectivation des pratiques » (Poulain 2001 : 103-104).
Seule une collecte de données à partir de la méthodologie de
l’observation et sollicitant les représentations des personnes
(par les entretiens) permet de produire des données fiables.
L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
L’articulation des données « micro » et « macro »
L’anthropologie sociale doit ainsi savoir sortir de sa pratique
méthodologique principale pour donner accès aux forces structurelles
(les dimensions économiques, politiques) et à la dimension
diachronique. En effet, la dimension économique de l’alimentation ne
doit pas être négligée. C’est ce que montrent, dans un autre champ,
M. Selim et L. Bazin (2001). Ils restituent au social et au culturel leur
importance, mais en montrant en quelque sorte comment l’économique
les modifie, voire les transforme. Dans le champ de l’alimentation, le
cas des restaurants ou des commerces dits « ethniques » (dans le
cadre d’une économie globalisée), par exemple, montre comment
ces restaurants travaillent autant l’imaginaire des autochtones que
des allochtones (Raulin 2000 ; Régnier 2004). Il est donc nécessaire
de replacer les individus et groupe étudiés dans les systèmes de
production, de distribution, d’approvisionnement, d’auto-production
dans lesquels ils se situent.
De la même manière, alors que les anthropologues sont très
fréquemment sollicités pour répondre à des « questions de société »,
il est fondamental de resituer les individus et le groupe étudié dans
les campagnes de prévention ou les programmes de santé et ainsi
d’aborder le contexte idéologique de la demande institutionnelle
(Fassin, Memmi 2004).
Description succincte de la méthode
Les données ethnographiques
Après avoir défini un thème de départ (Beaud, Weber 2003)
qui va servir de cadre de réflexion pour démarrer la pré-enquête
puis l’enquête, il s’agit, concrètement, d’effectuer la transcription
complète des conversations et entretiens enregistrés mais aussi
de tenir un journal de terrain où toutes les informations observées
et vécues par le(la) chercheur(e) peuvent être recueillies. Son
utilisation nécessite de la rigueur pour constater la régularité des
faits et des pratiques alimentaires observées (il faut dater, noter
64
Les méthodes de l’anthropologie sociale dans les études sur l’alimentation
l’heure) et décrire l’environnement dans lequel les observations sont
effectuées (descriptions des lieux, déplacement des personnes). Le
journal de terrain permet également de noter les mots, les expressions
significatives employées au cours d’un repas, d’un achat ou d’une
préparation culinaire… Décrire les modes de consommation (Raulin
1999), c’est aussi relever les propos qui sont au cœur des interactions
alimentaires. Ne pas noter les paroles, c’est manquer le sens des
actions qu’on observe. Enfin, il est fondamental de rédiger dans ce
journal de terrain les réflexions personnelles et les effets induits par la
présence des anthropologues sur le déroulement de l’observation. Nous
pensons par exemple à l’offre invariable du plat national au moment
de nos observations au Sénégal ou l’exhibition au contraire de plats
exotiques face à l’ethnologue française au Danemark, perçue en vis-àvis de la renommée de la gastronomie française et de la dévalorisation
du modèle culinaire propre (Delavigne 2002), informations nécessaires
aussi pour interroger l’ethnocentrisme du/de la chercheur(e). Que ce
soit à partir des observations ou des entretiens, nous procédons à un
découpage par thème. Ensuite nous analysons le contenu recueilli en
fonction du thème de départ et du cadre conceptuel dans lequel nous
nous inscrivons (la lecture d’ouvrages théoriques et de terrain est
nécessaire). Si possible nous effectuons des enquêtes comparatives
qui sont constitutives de la méthode anthropologique et peuvent être
considérées comme un équivalent de l’expérimentation. Dans le cas
de l’alimentation on peut comparer les « systèmes alimentaires »
entre eux par exemple : environnement physique et social et types
d’agricultures, techniques de récoltes et stockages, cuissons,
politiques alimentaires etc … En anthropologie, la comparaison
a une vertu heuristique ; comparer est intimement lié à la
généralisation (« conférer du sens à la diversité » selon Françoise
Héritier-Augé (1988) mais aussi au fait de dégager des structures
pertinentes tout en restant vigilants quant aux spécificités des
populations étudiées. Comme le souligne Pierre Bouvier (2000)
« l’approche comparative dégage les processus contradictoires
d’unifications et de diversification ». En anthropologie de
l’alimentation nous accordons de l’importance à cet aspect
L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
contradictoire qui est, à notre avis, l’élément créateur de la démarche
comparative.
L’analyse des faits
A partir de tous les éléments pris en compte conjointement (histoire,
économie, rapports hiérarchiques, rapports Nord/Sud, par exemple)
et à partir des données ethnographiques recueillies sur le terrain,
nous parviendrons à la définition d’un « système alimentaire ». Une
fois le système alimentaire, au sein duquel se trouvent les personnes
concernées par l’enquête, observé, décrit, et replacé dans 1’ensemble
de la société, il faudra tenter d’analyser la signification de toutes
les actions et éléments qui s’y imbriquent : production et acquisition
des aliments, techniques de stockage et de transformation, repas,
habitudes alimentaires du groupe et des catégories d’individus,
transmission et apprentissage, rôle des aliments dans la vie sociale,
religieuse, économique et politique. Nous tenterons alors de mettre
en évidence la manière dont, à travers ce système, un groupe exprime
ses valeurs, sa structure sociale et ses croyances. Dans cette
approche, nous considérons la nourriture comme 1’instrument d’une
expression sociale. C’est concevoir 1’aliment comme un symbole pris
dans des rapports sociaux. L’anthropologie de l’alimentation, avec
sa démarche scientifique de terrain, permet de mettre en évidence
comment les comportements alimentaires ont une logique interne,
souvent non biologique, et compréhensible à 1’analyse.
Conclusion : les recherches en anthropologie de
l’alimentation ; au carrefour de l’interdisciplinarité
On l’aura bien compris, les enquêtes sont qualitatives et se basent
sur la recherche de régularité mais aussi de singularités. Les
données recueillies sont fines et fiables du fait de l’implication du
chercheur sur la longue durée mais aussi à cause du phénomène
de saturation pris en compte (Berthaux 2005). L’avantage de ce type
d’enquête tient à l’accès à des données inaccessibles lors d’enquête
quantitatives menées à grande échelle… L’inconvénient est le temps
65
Les méthodes de l’anthropologie sociale dans les études sur l’alimentation
(et de ce fait le coût) nécessaire pour recueillir ces données de l’intime.
Cette méthode de recherche en anthropologie sociale par l’alimentation
s’accommode fort utilement de l’interdisciplinarité car elle permet, on l’a vu,
une interprétation fine grâce à des enquêtes qualitatives basées sur des
pratiques réelles et non construites par les enquêteurs mais elle permet
également d’affiner des résultats quantitatifs comme l’ont démontré Guy
de Thé et Annie Hubert (1988) dans le cas de la recherche effectuée sur
le cancer du rhino pharynx.
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66
Les méthodes de l’anthropologie sociale dans les études sur l’alimentation
Les auteurs
Chantal CRENN
Maitre de Conférence en Anthropologie sociale Université de Bordeaux III
UMI 3189 «Environnement, Santé, Sociétés»
CNRS (France) - Université Cheikh Anta Diop (Dakar, Sénégal) - CNRST (Ouagadougou,
Burkina-Faso) - Université de Bamako (Mali)
courriel : [email protected]
Anne-Elène DELAVIGNE
Chercheure Post-Doctorante
UMR 7206 « Eco-anthropologie et Ethnobiologie » (Paris, France)
CNRS/MNHN
courriel : [email protected]
L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
67
L’anthropologie biologique :
une approche holistique pour étudier le vieillissement humain.
Nicole CHAPUIS-LUCCIANI
Vieillissement de la population, vieillissement individuel
Mots-clés : vieillissement, longévité, adaptabilité, transition démographique
L’augmentation généralisée de la durée de vie humaine et son
corollaire, le vieillissement, sont des phénomènes récents dans
l’histoire de l’humanité. Cette situation rend l’étude du vieillissement et
de la longévité particulièrement pertinente pour l’anthropologue car elle
modifie un certain nombre de paramètres au niveau de l’espèce. En
effet, la durée pendant laquelle le corps vieillit s’allonge et de nouvelles
pathologies liées à la dégénérescence se développent en particulier
dans des populations jusqu’alors confrontées à des problèmes de
surnatalité et de pathologies infectieuses.
Le vieillissement est un processus biologique évolutif, complexe et multifactoriel, continuellement en interaction avec l’environnement physique,
social et culturel dans lequel vivent les populations. Le phénomène de
vieillissement transforme aussi l’organisation sociale institutionnelle et
familiale. L’anthropologie aborde l’étude des rythmes de vieillissement
par une approche synchronique (comparaison de populations vivant
dans des milieux différents) ou diachronique par l’étude des transitions
biologiques et socio-culturelles telles que celles accompagnant la
ménopause ou la retraite.
Cet état de fait interroge l’anthropologue qui étudie l’adaptabilité et
la variabilité humaine dans ses dimensions temporelle et spatiale.
- Comment l’humain s’adapte à une durée de vie plus longue sur les plans biologique et socio-culturel?
- Quels facteurs environnementaux influencent sa durée de vie?
- Comment les populations « gèrent » ce phénomène sur le plan
de la santé, et sur les plans social et économique?
La complexité des processus de vieillissement et la démarche
holiste propre à l’anthropologie biologique impliquent l’apport
de disciplines connexes : les sciences biologiques, médicales,
humaines et sociales.
L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
Le phénomène de vieillissement populationnel est lié à l’augmentation
de l’espérance de vie, à la baisse de la natalité. Le vieillissement
comporte des différences marquées selon les grandes régions écogéographiques en fonction des particularités et des contraintes du
milieu physique et socio-économique. En effet, ces paramètres
démographiques varient en fonction de facteurs tels que :
- le niveau de vie et de revenus (PIB par habitant),
- le niveau d’accès aux soins et à l’éducation de la population,
- les politiques de santé et de régulation des naissances menées
par les gouvernements,
- le degré d’urbanisation et les mouvements de populations
(migrations de/vers l’étranger),
- l’organisation de la famille, etc…
Les figures 1 et 2, réalisées d’après des données recueillies pour le
« Rapport Mondial sur le Développement Humain » (Walkins 2005),
illustrent bien ces interactions.
Figure 1 : Espérance de vie en fonction du PIB pour 163 pays (Extrait de ChapuisLucciani, Drusini 2007).
68
L’anthropologie biologique :
une approche holistique pour étudier le vieillissement humain.
Figure 2 : Indice synthétique de fécondité en fonction du pourcentage de population
urbaine pour 163 pays (Extrait de Chapuis-Lucciani, Drusini 2007).
Il y a donc continuellement interactions, imbrications, entre les
processus biologiques et l’environnement et l’on ne peut pas analyser
le rythme biologique du vieillissement sans prendre en compte le
contexte de vie si l’on veut comprendre et interpréter les processus
adaptatifs.
Etudier un processus complexe et évolutif
Au niveau de l’individu, le vieillissement est un processus bio-culturel. En
effet, pour l’anthropologue qui étudie les populations vivantes, l’Homme
est un être biologique vivant dans un environnement physique et socioéconomique particulier dans lequel il grandit et vieillit, se nourrit et se
reproduit. Cet être est aussi doté de capacités cognitives et d’affects
qu’il développe au sein d’un système social organisé.
Le vieillissement biologique commence dès la naissance et se termine
à la mort de l’individu. L’OMS le définit comme un « processus graduel
et irréversible de modification des structures et des fonctions de
l’organisme résultant du passage du temps ». Tout au long de sa
vie, les processus biologiques qui gouvernent la croissance et le
vieillissement de l’individu sont dépendants de son mode de vie et
en particulier de ses conduites alimentaires, de son suivi médical
et de ses activités professionnelles, sociales et personnelles. Ces
processus sont liés à l’environnement physique dans lequel il vit
et à son niveau économique et son niveau d’éducation. Ils sont
aussi influencés par la perception que l’individu a de son corps
et par ses représentations sociales et culturelles. Et quand le
corps n’est plus à l’optimum de ses capacités fonctionnelles,
les perceptions psychologiques et les représentations sociales
sont des facteurs encore plus importants pour la survie de
l’individu.
L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
Les organes et les structures biologiques « vieillissent » à des rythmes
différents. Il n’y a pas de norme liée à l’âge chronologique qui pourrait
servir de référentiel pour mesurer le vieillissement comme c’est le
cas lorsque l’on étudie la croissance. En effet, si l’on considère par
exemple les signes apparents de vieillissement que sont les cheveux
blancs, ou les rides, on voit bien que leur apparition est très variable
dans le temps selon les individus ou les populations, des facteurs
tant génétiques qu’environnementaux induisant une variabilité très
importante.
Le vieillissement biologique « normal », c’est-à-dire « non
pathologique », s’accompagne d’un certain nombre de pertes, de
dégénérescences anatomiques et fonctionnelles entraînant des
déficits et pouvant conduire à des incapacités voire des handicaps.
De plus, avec l’avancée en âge, la prévalence de pathologies
chroniques augmente : diabète, hypertension, maladies cardiovasculaires, ostéoporose, cancers…. Ces pathologies, plus ou
moins invalidantes, sont généralement évolutives et nécessitent la
mise en place de processus d’adaptation de la part des personnes
concernées mais aussi de leur entourage, c’est-à-dire de la famille
et des institutions.
La difficulté de l’étude du vieillissement vient donc de la complexité
des processus biologiques qui l’accompagnent. L’anthropologue doit
alors choisir de recueillir un certain nombre d’indicateurs significatifs
de l’état de santé, et de sa dégradation, en rapport avec l’aspect
fonctionnel de l’organisme (par exemple, la force musculaire, la vision …)
ainsi que des indicateurs de facteurs de risque et de morbidité
(surcharge pondérale ou dénutrition, présence de pathologies
69
L’anthropologie biologique :
une approche holistique pour étudier le vieillissement humain.
chroniques évolutives). Ces indicateurs sont associés à des facteurs
psychologiques informant de la perception, du vécu du vieillissement.
La définition de la « qualité de vie » par l’OMS (OMS 2004)
correspond bien aux facteurs à prendre en compte dans la mesure du
vieillissement. La qualité de vie est considérée comme « la perception
qu’a une personne de sa place dans l’existence, dans le contexte de
la culture et du système de valeurs du lieu où elle vit, par rapport à
ses objectifs, attentes, normes et préoccupations. Il s’agit d’un large
champ conceptuel, englobant de manière complexe la santé physique
de la personne, son état psychologique, son niveau d’indépendance,
ses relations sociales, ses croyances personnelles et sa relation avec
les spécificités de son environnement » (OMS, 2004). Cette définition,
certes très large, donc nécessairement consensuelle, prend bien en
compte l’ensemble des facteurs de bien-être et permet de déterminer
des indicateurs sur différents plans.
La qualité de la vie des personnes âgées est largement déterminée
par leur capacité à conserver autonomie et indépendance. Ces deux
derniers concepts dépendent tout autant de l’état de santé physique
de la personne (présence ou non de pathologies handicapantes) que
de sa place dans la société (la dépendance est un concept social qui
varie selon les pays et les cultures) (Henrard, 1996 ; Caradec, 2001 ;
Tubiana, 2003 ; Davis et Friedrich, 2004 ; Macia et al. 2007).
Les modes d’approche
Afin d’appréhender le processus de vieillissement dans sa
complexité, les approches s’opèrent à différents niveaux :
- Par une approche synchronique : au niveau des populations,
sont comparés les modes de vie des populations de différents
pays et, au sein d’une même population, ceux des ruraux, des
urbains et des personnes qui ont émigré dans un autre pays.
- Par une approche diachronique : en analysant les transitions
(et les ruptures) biologiques et/ou socio-économiques
(par exemple handicap, veuvage …) et les transmissions
intergénérationnelles de savoirs et de pratiques.
L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
L’approche synchronique
Cette approche peut être intra-populationnelle. Elle permet d’analyser
l’évolution des processus de vieillissement au sein d’une population
en fonction du lieu de vie, urbain ou rural, qui implique des modes
de vie différents ou/et un niveau socio-économique et un accès aux
soins contrastés (Drusini, 2000 ; Fortunato, Drusini 2005 ; ChapuisLucciani et al. 2009). Cette approche est particulièrement appropriée
pour étudier les populations impliquées dans le processus de transition
démographique ou pour mesurer l’influence de l’urbanisation sur
les besoins socio-sanitaires des personnes âgées (cf. par exemple
Coumé 2000, au Sénégal). Les processus de migration à l’intérieur
d’un pays (exode rurale) et vers d’autres pays, qui engendrent des
modifications rapides des modes de vie, susceptibles d’influencer
les différentes dimensions du vieillissement, fournissent aussi des
sujets pertinents pour étudier l’impact de l’environnement et du mode
de vie sur une population, sans biais liés aux facteurs génétiques
(Schulz et al, 2006 ; El Bcheraoui, Chapuis-Lucciani 2008).
L’approche comparative peut aussi être inter-populationnelle.
Ses objectifs sont d’étudier le rythme du processus biologique de
vieillissement dans différents pays en fonction des modes de vie, des
différences socio-culturelles, économiques et politiques, mais aussi
de confronter les conceptions du vieillissement et de la vie au grand
âge très différentes dans les pays occidentaux et les pays africains
et asiatiques où les « vieux » sont considérés comme des sages
(Bâ, 1972 ; Thomas, 1983 ; Launer, Harris 1996 ; Puijalon, Trincaz
2000 ; Willcox et al., 2002). En effet, les relations entre l’état de santé
des personnes âgées et les facteurs psycho-sociaux et culturels :
valorisation sociale ou au contraire stigmatisation, estime de soi, force
du réseau familial ou relationnel vs institutionnel, sont appropriées à
étudier dans le cadre de l’anthropologie biologique (Hausdorff et al.
1999 ; Davis et Friedrich, 2004 ; Macia et al. 2009).
70
L’anthropologie biologique :
une approche holistique pour étudier le vieillissement humain.
L’approche diachronique
Conclusion
Il s’agit d’étudier les transitions et les ruptures qui surviennent au
cours de la vie, les phénomènes biologiques comme la ménopause
(et l’andropause) et l’apparition de pathologies chroniques (maladies
cardio-vasculaires et endocriniennes, handicaps moteurs ou perceptifs,
etc …) qui entraînent des changements de mode de vie (conduites
alimentaires et observance des médications en particulier).
Il en va de même en ce qui concerne l’analyse des transformations
et des adaptations du mode de vie dues à des changements socioéconomiques tels que le passage à la retraite, le veuvage ou le
changement de domicile (par exemple, l’entrée dans une institution
pour personnes âgées). (Sundquist, Johansson 1998 ; Macia et al.
2008)
Un autre thème d’étude concerne les personnes âgées immigrées, qui,
au moment de la retraite, n’ont plus le choix de « rentrer au pays »
essentiellement pour des raisons de santé, mais aussi pour des raisons
socio-économiques et culturelles, et cumulent les complications
de la vieillesse : vulnérabilité due à la pénibilité de leur activité
professionnelle, mauvaises conditions de logement, isolement familial
et culturel (Muñoz, 1999 ; Attias-Donfut, 2006). Intéressantes aussi
sont les études portant sur les migrants qui effectuent des allers
et retours entre le pays d’origine et le pays d’immigration ; elles
permettent d’appréhender les « bricolages culturels » caractérisant
leurs modes de vie et leurs pratiques sanitaires.
Une autre approche consiste à étudier l’évolution des modes
de vie au cours des générations afin de mettre en exergue les
transmissions de savoir, de savoir-faire et de savoir-être entre les
générations. L’étude des conduites alimentaires, en particulier en
relation avec certaines maladies chroniques telles que le diabète
ou l’hypertension, et des pratiques de santé (suivi médical,
observance, hygiène bucco-dentaire) sont des objets d’études
particulièrement pertinents (par exemple, Crenn 2003).
Pour bien comprendre le caractère évolutif et la diversité du processus
de vieillissement, l’anthropobiologiste doit donc interroger le corps.
Il mesure sa taille, son poids, sa capacité respiratoire, son acuité
visuelle et auditive, son état bucco-dentaire, sa force musculaire, il
inventorie ses pathologies … Ces indicateurs donnent une « image
» de son état de santé physique qu’il met en perspective avec
des indicateurs environnementaux et socio-économiques et des
indicateurs d’identité sociale et psychologique, reflets de son bienêtre et de sa qualité de vie.
Les approches, synchronique ou diachronique, sont réalisées par
des méthodes qualitatives et quantitatives dont nous verrons des
illustrations dans d’autres articles de cet ouvrage.
Enfin, l’interdisciplinarité est une nécessité pour aborder d’étude du
vieillissement dans sa complexité. Son étude ne peut en effet se faire
que dans une démarche holiste impliquant l’apport de disciplines
connexes tant au sein de l’anthropologie biologique que des autres
domaines scientifiques. Différentes sous-disciplines anthropologiques
sont impliquées dans le thème du vieillissement : l’anthropologie
démographique, l’anthropologie de la santé, l’alimentation et la
nutrition, la morphologie et l’anthropologie des représentations du
corps.
Enfin, d’autres domaines scientifiques entrent en interaction étroite
avec le champ de l’anthropologie du vieillissement : la biologie et
la médecine (gériatrie, rhumatologie, dermatologie, endocrinologie,
stomatologie, ophtalmologie…), l’épidémiologie et la santé publique,
la démographie, la sociologie et la psychologie sociale.
L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
71
L’anthropologie biologique :
une approche holistique pour étudier le vieillissement humain.
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L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
L’auteur
Nicole CHAPUIS-LUCCIANI
Directeur de Recherche au CNRS
Directeur - adjoint de l’UMI «Environnement, Santé, Sociétés»
UMI 3189 «Environnement, Santé, Sociétés»
CNRS (France) - Université Cheikh Anta Diop (Dakar, Sénégal) - CNRST (Ouagadougou,
Burkina-Faso) - Université de Bamako (Mali)
courriel : [email protected]
73
Une approche synchronique du vieillissement :
exemple d’étude de la population sénégalaise âgée.
Nicole CHAPUIS-LUCCIANI, Fatoumata HANE, Aissatou SIGNATE, Enguerran MACIA, Mamadou COUME,
Bérengère SALIBA-SERRE, Lamine GUEYE
Mots-clés : vieillissement, population sénégalaise, transition démographique,
migrations
Contexte de l’étude
Le vieillissement est un processus multifactoriel et évolutif tant au
plan biologique que socio-économique et culturel. L’intérêt d’étudier
la population sénégalaise par une approche anthropobiologique tient
au fait qu’elle est confrontée à trois phénomènes démographiques
concomitants impulsant des modes de vie et des états sanitaires
nouveaux.
En effet le pays est dans une dynamique de transition démographique
entrainant une augmentation de la population âgée. Le deuxième
phénomène est l’urbanisation massive en particulier vers la capitale.
Enfin, le pays est confronté à une émigration importante essentiellement
vers les pays occidentaux.
Le vieillissement de la population entraîne l’apparition de pathologies
chroniques évolutives liées à l’âge (cardio-vasculaires, bronchopulmonaires, ostéo-articulaires, métaboliques, oncologiques, neuropsychiatriques …) pouvant évoluer vers des incapacités fonctionnelles.
Ce phénomène sanitaire est accentué par l’urbanisation qui provoque
changements alimentaires et sédentarisation et favorise ainsi
l’émergence des pathologies cardio-vasculaires et métaboliques.
Comme d’autres pays d’Afrique de l’Ouest, le Sénégal subit en
effet la transition nutritionnelle (Maire, Delpeuch 2004). Avec
l’amélioration des revenus et l’urbanisation croissante, les
régimes riches en sucres complexes et en fibres font place
progressivement à des régimes énergétiques denses, riches en
lipides et sucres simples. Si la ville propose une plus grande
diversité dans l’offre alimentaire, cette diversité implique
l’apport d’aliments industriels plus caloriques. De plus, comme
le montre une étude réalisée au Cameroun les urbains
L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
dépensent moins d’énergie que les ruraux ; le bilan énergétique
des ruraux reste à peu près équilibré, alors qu’il est en moyenne en
excès chez les urbains, compte tenu de leur fort taux de sédentarité
(Pasquet et al. 2003).
Enfin, ces trois phénomènes démographiques transforment non
seulement les modes de vie et les pathologies mais aussi la structure
et l’organisation de la famille.
En Afrique sub-saharienne, c’est le principe d’aînesse qui régit une
organisation hiérarchique de la famille et les enfants ont la charge de
leurs parents âgés. Au Sénégal, les personnes âgées sont perçues
positivement, respectés, l’avancée en âge apportant expérience
et sagesse alors que dans les pays occidentaux le vieillissement
est socialement dévalorisé (Trincaz 1998 ; Puijalon, Trincaz 2000 ;
Macia et al. 2007). Si les représentations liées aux valeurs sociales
« traditionnelles » perdurent, cette conception sociale pourrait être
battue en brèche par les changements démographiques actuels :
migrations des jeunes vers les villes et l’occident, augmentation de
la proportion d’âgés, baisse de la natalité. Les vieux seront alors
moins entourés et que dire de ceux qui vieillissent en occident sans
famille proche.
Problématique
Les phénomènes de vieillissement de la population et l’urbanisation
sont des processus récents au Sénégal. De plus, la forte migration
des ruraux vers les villes sénégalaises, en particulier vers la capitale
Dakar et vers l’étranger, donne l’opportunité de comparer une
population vivant dans des environnements de vie contrastés (rural,
urbain, France) et de mettre en évidence une possible influence de
l’environnement (et du mode de vie associé) sur la santé, comme
cela a été montré chez les Pima du Mexique (Schulz et al. 2006).
Par ailleurs, les pathologies cardio-vasculaires et métaboliques sont
74
Une approche synchronique du vieillissement :
exemple d’étude de la population sénégalaise âgée.
actuellement reconnues comme un problème de santé publique au
Sénégal. Cependant peu d’études récentes portent sur ces pathologies
et leurs facteurs de risque (Kane et al. 1995 ; Holdsworth et al. 2004 ;
Fezeu et al. 2006 ; Duboz et al. 2010 ; Macia et al. 2010), d’où la
nécessité de faire un état des lieux de l’état de santé des âgés le plus
souvent atteint de pluri-pathologies.
La prise en charge médicale et sociale des âgés est différente selon
le lieu de vie. Le milieu rural sénégalais quoique très bien structuré
sur le plan sanitaire (des centres de santé sont répartis sur tout le
territoire) souffre d’un déficit chronique de médecins ; les soins sont
très fréquemment donnés par des infirmiers. En France, les migrants
bénéficient de l’assurance maladie ; mais sont-ils pour autant bien suivis
médicalement quand ils sont atteints de pathologies chroniques ?
Enfin, sur le plan familial et social, tant institutionnel qu’informel, quelles
conséquences va avoir le passage de la famille élargie à la famille
restreinte en particulier en ville et dans les pays d’immigration quand
les âgés seront atteints d’handicaps nécessitant une prise en charge
particulière ?
Objectifs
Le premier objectif de cette étude est de mesurer l’impact de
l’urbanisation et de la migration sur une population génétiquement
homogène au sens anthropologique du terme (dans ce cas, 4
grands-parents sénégalais) en comparant des populations vivant
dans des environnements de vie différenciés : au Sénégal (milieu
rural / milieu urbain) et en France.
Le deuxième objectif est de faire un état des lieux de la santé des
personnes âgées sénégalaises, de leur suivi médical, de leur
mode de vie et de leur environnement familial et social.
Enfin, le troisième objectif porte sur les perceptions du
vieillissement et de la vieillesse : nous faisons l’hypothèse que
le lieu de vie peut influer sur cette perception, les Sénégalais
vivant en France peuvent subir l’influence de la société
occidentale dans laquelle ils vivent. Les urbains vivants dans
leur pays peuvent aussi sentir l’influence de la « modernité »
L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
à l’occidentale (influence de l’individualisation des modes de vie,
mais aussi des médias sur les jeunes générations). Au Maroc, par
exemple, une perception négative de la vieillesse commence à
apparaître en milieu urbain (Macia et al. 2009).
Méthodes
Pour répondre à ces objectifs nous avons utilisé une méthode
comparative : des échantillons de population prélevés dans des
milieux différenciés (rural, urbain, étranger).
Nous avons associé des mesures anthropométriques, permettant
de mesurer l’état physique, à un questionnaire au cours duquel
nous avons recueilli des indicateurs socio-démographiques, socioéconomiques, sanitaires et alimentaires ainsi que des informations
concernant la perception de la santé, du corps, du vieillissement et
de la vieillesse.
Cette méthode est utilisée, au sein de notre équipe, pour étudier
les populations âgées de plusieurs pays (El Bcheraoui, ChapuisLucciani 2008 ; Chapuis-Lucciani et al. 2009a ; 2009b ; ChapuisLucciani 2010).
La population d’étude est répartie en plusieurs lieux d’enquête :
Dakar et banlieue, trois villages sénégalais (Dougar, Rao et Toubab
Dialaw) et Marseille.
Toutes les personnes enquêtées sont soumises à un entretien en face
à face fondé sur un questionnaire composé de questions fermées et
de questions ouvertes.
Les informations recueillies au cours du questionnaire portent sur :
- des indicateurs socio-économiques (niveau d’études, professions
exercées au cours de la vie active, activité, chômage, préretraite ou
retraite, revenus, origine et composition de la famille, pratique d’une
religion…)
- des indicateurs d’insertion sociale (vie en famille nucléaire ou
élargie, réseau familial et amical, intégration dans le quartier …)
- des indicateurs psycho-sociaux (test d’estime de soi, autoperception de la santé, auto-perception du vieillissement).
75
Une approche synchronique du vieillissement :
exemple d’étude de la population sénégalaise âgée.
- des indicateurs d’activité : participation à des activités sociales,
sportives, intellectuelles ou artistiques.
- un état des pathologies chroniques connues (diabète, maladies cardiovasculaires, obésité…) et accidents anciens et récents (opérations,
fractures …)
- un état du suivi médical : fréquence des visites médicales généralistes
et spécialistes, soins bucco-dentaires (entretien de la denture,
appareillage, prothèses), soins de la vision (fréquence des contrôles de
la vue, port de lunettes adaptées, chirurgie de la cataracte…), soins de
l’audition (fréquence des contrôles auditifs, appareillage), fréquentation
des tradi-praticiens.
- un état de l’usage et de l’accès aux médicaments, des types de
médicaments utilisés (médicaments industriels, phytothérapie….)
L’entretien est suivi de la prise de mesures anthropométriques (taille,
poids, tour de taille, tour de hanche, périmètre brachial, force de
préhension, état dentaire, pression artérielle, vision de prés et de loin,
état dentaire).
Intérêt et limites de la méthode
L’approche que nous avons adoptée est synchronique. Nous
avons comparé des échantillons d’une population vivant dans des
environnements différents. L’intérêt de la méthode comparative est
qu’elle ne nécessite pas des échantillons aussi importants que les
études épidémiologiques pour obtenir des données statistiques
valides.
Les enquêtes sont réalisées par des médecins et des socioanthropologues sénégalais dans la langue la plus couramment
parlée par les enquêtés (Wolof ou Français). Elles sont effectuées
en face à face et sont suivies de prises de mesures. Cela
permet d’avoir des données plus fiables que les enquêtes par
téléphones ou par écrit (prises de mesures pas possibles dans
ce cas). Les questions fermées impliquant un commentaire
sont systématiquement suivies de questions ouvertes (par
exemple, la question «A votre avis, les gens perçoivent les
L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
personnes âgées de façon : plutôt positive / plutôt négative / neutre»
est suivie de la question « pourquoi »). Cette méthode permet d’obtenir
des données quantitatives associées à des données qualitatives
visant à interpréter les réponses codées (Macia et al. 2007, 2009).
Enfin, il n’y a très rarement des données manquantes (contrairement
à ce qui est souvent observé dans les enquêtes de masse).
Cependant, les limites de cette démarche sont que nous sommes
confrontés, comme pour tout type d’enquête, aux limites du déclaratif
concernant les pathologies déclarées ; il serait utile de pouvoir pratiquer
des examens biologiques et des explorations fonctionnelles dans la
mesure où beaucoup d’enquêtés ne bénéficient pas régulièrement
d’un suivi médical correct. Seules les prises de pression artérielle
ont été effectuées dans le cadre de cette étude pour des raisons
financières.
Remerciements
Cette étude a été réalisée dans le cadre d’un contrat de l’Institut
National de Prévention et d’Education pour la Santé (INPES)
et d’un programme du CNRS (ACI “Constructions, normes et
écarts” No. 045398)
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Les auteurs
Nicole CHAPUIS-LUCCIANI
Directeur de Recherche au CNRS
Directeur - adjoint de l’UMI «Environnement, Santé, Sociétés»
UMI 3189 «Environnement, Santé, Sociétés»
CNRS (France) - Université Cheikh Anta Diop (Dakar, Sénégal) - CNRST (Ouagadougou,
Burkina-Faso) - Université de Bamako (Mali)
courriel : [email protected]
77
Une approche synchronique du vieillissement :
exemple d’étude de la population sénégalaise âgée.
Fatoumata HANE
Enseignante Chercheure
- UMR 912 SE4S «Sciences économiques et sociales, Sociétés et Santé» (Marseille, Dakar)
IRD/ ANRS
- UMI 3189 «Environnement, Santé, Sociétés» ; CNRS (France) - Université Cheikh Anta
Diop (Dakar, Sénégal) - CNRST (Ouagadougou, Burkina-Faso) - Université de Bamako
(Mali)
Assistante à l’Université de Ziguinchor (Sénégal)
courriel : [email protected]
Aissatou SIGNATE
Docteur en médecine
- Laboratoire de Physiologie et d’Exploration Fonctionnelle, Faculté de Médecine, Université
Cheikh Anta Diop (Dakar, Sénégal)
- UMI 3189 «Environnement, Santé, Sociétés» ; CNRS (France) - Université Cheikh Anta
Diop (Dakar, Sénégal) - CNRST (Ouagadougou, Burkina-Faso) - Université de Bamako
(Mali)
courriel : [email protected]
Bérengère SALIBA-SERRE
Ingénieur d’Étude en Statistique au CNRS
- UMR 6578 Anthropologie Bioculturelle ; CNRS, Université de la Méditerranée, EFS (Marseille, France)
courriel : [email protected]
Lamine GUEYE
Professeur des Universités Praticien Hospitalier
Responsable de l’Unité de Neurophysiologie clinique, Service de Neurologie CHU Fann Dakar
Directeur par intérim de l’UFR Sciences de la Santé UGB Saint-Louis (Sénégal)
Directeur-Adjoint de l’UMI «Environnement, Santé, Sociétés»
- UMI 3189 «Environnement, Santé, Sociétés»
CNRS (France) - Université Cheikh Anta Diop (Dakar, Sénégal) - CNRST (Ouagadougou,
Burkina-Faso) - Université de Bamako (Mali)
- Laboratoire de Physiologie et d’Exploration Fonctionnelle, Faculté de Médecine, Université
Cheikh Anta Diop (Dakar, Sénégal)
courriel : [email protected]
Enguerran MACIA
Chargé de Recherche au CNRS
- UMI 3189 «Environnement, Santé, Sociétés» ; CNRS (France) - Université Cheikh Anta
Diop (Dakar, Sénégal) - CNRST (Ouagadougou, Burkina-Faso) - Université de Bamako
(Mali)
courriel : [email protected]
Tél : 06 79 65 27 45
Mamadou COUME
Gériatre
Médecin Chef du Centre de Gériatrie Gérontologie de l’Institution de Prévoyance
Retraite du Sénégal
Chef de Clinique Assistant Université Cheikh Anta Diop (Dakar, Sénégal)
Laboratoire de Physiologie et d’Exploration Fonctionnelle, Faculté de Médecine,
Université Cheikh Anta Diop (Dakar, Sénégal)
et UMI 3189 «Environnement, Santé, Sociétés» ; CNRS (France) - Université
Cheikh Anta Diop (Dakar, Sénégal) - CNRST (Ouagadougou, Burkina-Faso)
- Université de Bamako (Mali)
courriel : [email protected]
L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
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De l’échelle macro à l’échelle micro, les étapes d’un parcours…
Anne-Marie FERRANDEZ, Bérengère SALIBA-SERRE, Philipe BARRETO
Mots-clés : vieillissement, activité physique, limitations fonctionnelles,
sondage aléatoire stratifié à allocation proportionnelle
Cet article se propose de décrire l’enchainement méthodologique utilisé
pour étudier une problématique anthropologique donnée. L’exemple
choisi concernera la question suivante : « Quels sont les effets de
l’exercice physique sur l’amélioration de la santé et du bien-être, et
sur la réduction des limitations fonctionnelles, chez les personnes
âgées ?».
Présentation du domaine scientifique dont relève la
méthodologie utilisée
La problématique concerne l’anthropologie biologique et culturelle, et
plus particulièrement l’anthropologie du vieillissement. Elle s’inscrit
dans un contexte où l’individu est compris dans sa dimension à la fois
physiologique, psychologique et sociale. L’aspect pluridisciplinaire
de la question posée laisse présager de la multiplicité des
méthodes qui pourront être mises en œuvre pour répondre à cette
problématique.
Choix et Intérêts de la méthode
Plusieurs types d’observables sont impliqués, aussi bien quantitatifs
que qualitatifs. Nous utiliserons donc plusieurs méthodes. De
plus la question est complexe : elle interroge clairement sur les «
effets de … ». Il faudra donc mettre en évidence une relation de
cause à effet. On commencera par tester des associations.
L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
Description succincte de la méthode
La suite méthodologique peut être résumée de la façon suivante :
* Choix d’une population et échantillonnage
* Enquête au moyen d’un questionnaire
– Recherches d’associations et
– Constitution d’un vivier
* Construction de trois groupes
– Homogènes sur des variables choisies
* Recherche d’intervention
– Effet de groupe
– Effets avant-après (court terme, long terme)
Observons plus en détail chacune de ces étapes.
> Choix d’une population et échantillonnage
La réalisation de l’enquête implique de travailler à partir d’un
échantillon de la population d’intérêt et donc de réfléchir à l’élaboration
d’un plan de sondage. La population, pour cette étude, est celle
des adhérentes et adhérents à la Mutuelle Générale de l’Education
Nationale des Bouches-Du-Rhône (MGEN-13) en 2007, âgés de 60
ans ou plus et résidant à Marseille, hors institutions spécialisées. La
base de sondage a été obtenue directement auprès de la MGEN-13,
à partir de la liste de tous ses adhérents. La taille de la population
d’intérêt définie ci-dessus s’élevait alors à 8533 individus.
En fonction du problème posé et des éléments disponibles au moment
de l’enquête, notamment de l’information disponible dans la base
de sondage, nous avons alors été amenés à choisir une méthode
de sondage nous permettant de construire un échantillon aléatoire
d’individus. Cet échantillon devait correspondre aux caractéristiques
que nous avons choisies. Ainsi, nous avons sélectionné un échantillon
de 1000 personnes par la méthode du sondage aléatoire stratifié à
allocation proportionnelle. Cette méthode de sondage consiste en
un tirage aléatoire multiple.
79
De l’échelle macro à l’échelle micro, les étapes d’un parcours…
Son principe est le suivant:
- On stratifie l’échantillon selon les variables choisies. Dans notre cas,
la population d’intérêt est partitionnée en 10 sous-ensembles appelés
strates. Elle a en effet été préalablement stratifiée sur le sexe (2 classes),
et l’âge (5 classes : 60-64 ans, 65-69 ans, 70-74 ans, 75-79 ans, 80 ans
et plus).
- On applique un taux de sondage identique dans chacune des 10
strates.
- On effectue au sein de chacune des 10 strates, la méthode du tri
aléatoire.
- Ainsi l’échantillon représente la population strate par strate et
constitue un modèle réduit de la population d’intérêt.
> Enquête au moyen d’un questionnaire
Les données nécessaires à l’étude ont été recueillies grâce à des
auto-questionnaires envoyés à domicile par courrier postal auprès de
l’échantillon de 1000 personnes. Cet auto-questionnaire comporte
plusieurs volets :
– Les caractéristiques socio-démographiques
– La santé perçue et la santé générale
– La satisfaction corporelle : apparence et forme physique
– La limitation fonctionnelle
– L’activité physique : intensité, fréquence et durée sur les 7 jours
précédents
Au total, 1000 adhérents de la MGEN-13 ont été sollicités par
courrier pour aboutir à un échantillon de 535 répondants. Le
taux de participation (rapport entre le nombre d’individus ayant
renvoyé leur auto-questionnaire et le nombre d’individus à qui
un questionnaire a été envoyé) s’élève donc à 53,5%. Les
caractéristiques (sexe et âge) des répondants ont été comparées
à celles de la population d’intérêt. La répartition similaire par
classes d’âge et sexe et le taux de sondage identique dans
chaque strate laisse penser que les non-répondants et les
répondants ne différaient pas suivant le sexe et l’âge (cf
tableau I).
L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
La constitution d’un tel vivier représente une étape essentielle
pour mettre en place la recherche d’intervention. Ainsi, à la fin du
questionnaire, on demandait à l’enquêté s’il était d’accord ou non pour
participer à une recherche ultérieure : la recherche d’intervention.
La formulation était la suivante : « Un petit nombre de personnes
interrogées dans cette enquête seront invitées à participer à une
recherche ultérieure, où l’on tentera d’établir de façon précise l’effet
d’un exercice physique ou intellectuel, pratiqué au club des retraités
de la MGEN-13, sur la santé et le bien-être ».
Tableau I. Comparaison entre la répartition par strate des répondants et de la
population mère
Sexe
hommes
femmes
Population (N=8533)
Age
n
%
60-64
765
9
65-69
709
8,3
70-74
562
6,6
75-79
364
4,3
80 et plus
421
4,9
60-64
1519
17,8
65-69
1370
16,1
70-74
1026
12
75-79
683
8
80 et plus
1114
13,1
Répondants (n=535)
n
%
44
8,2
46
8,6
37
6,9
30
5,6
30
5,6
101
18,9
84
15,7
62
11,6
36
6,7
64
12
> Construction des trois groupes
Le but est de constituer des groupes appariés sur la base du sexe, de
l’âge, de la CSP et de toute autre variable apparue comme pertinente
lors de la première phase de l’étude, au sein desquels on réalisera
des tirages aléatoires.
80
De l’échelle macro à l’échelle micro, les étapes d’un parcours…
> Recherche d’intervention
Parmi les 535 répondants, un peu moins de la moitié (250), a accepté
de participer à cette recherche et 60 individus participeront effectivement
à la recherche d’intervention dont le but est, rappelons-le, de tester les
effets de l’exercice physique sur la santé, le bien-être, et les capacités
fonctionnelles.
Nous mettons en place une recherche d’intervention où l’on explore à
l’échelon individuel, dans un suivi longitudinal, les progrès en six mois
d’un groupe « expérimental » par rapport à un groupe « témoin » ou «
contrôle ». Il s’agit de tester, sur des variables choisies, les effets « AvantAprès » chez des personnes qui pratiquent, au sein du club des retraités
MGEN-13, un exercice soit physique soit intellectuel, soit ne font aucun
exercice en collectif. Les effectifs envisagés pour les trois groupes ainsi
définis seront respectivement de 24, 24 et 12.
Il faudra toutefois éviter certains biais possibles comme le biais de
«préférence» qui consisterait à attribuer chaque individu dans le groupe
qu’il aurait choisi.
> Analyses statistiques
En ce qui concerne le traitement statistique des informations
collectées, nous envisageons de commencer par une approche
exploratoire multidimensionnelle dont le but est d’observer et décrire
les données. Les méthodes statistiques que nous utilisons alors
pour traiter les données sont principalement exploratoires comme
l’analyse en Composantes Principales (ACP) qui nécessite des
variables continues, l’Analyse des Correspondances Multiples
(ACM) qui nécessite des variables qualitatives ou l’Analyse
Factorielle Multiple (AFM) qui est une synthèse de l’ACP et de
l’ACM et qui nécessite des groupes de variables. La démarche
statistique sera ensuite explicative. Des analyses de régressions
seront mises en œuvre, tout cela en fonction de la nature et de
la structure des données. Les principales analyses envisagées
seront :
* Des régressions linéaires
- Une variable quantitative expliquée par une ou plusieurs
L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
variables quantitatives ou qualitatives
* Des régressions logistiques (binaires ou polytomiques)
- Une variable qualitative expliquée par une ou plusieurs variables
(quantitatives ou qualitatives)
* Des régressions PLS
- Technique permettant de contourner certains obstacles de la
régression linéaire
Avantages et limites de la méthode
Le parcours que nous décrivons montre concrètement la démarche
pas à pas, suivie par le chercheur successivement confronté aux
limites de chaque méthode, et à l’éventuelle nécessité d’en choisir
une plus appropriée.
Références bibliographiques
Publications récentes des auteurs sur le sujet
FERRANDEZ (A.M.), BARRETO (P.S.), VENTELOU (B.), SALIBASERRE (B.), DAVIN (B.), THIEBAUT (S.) 2008, Âge et sédentarité : la
pratique de l’activité physique comme source de disparités de santé
face au vieillissement. Revue d’Epidémiologie et de Santé Publique
56S: S356–S375.
BARRETO (P.S.), FERRANDEZ (A.M.) 2007, Le processus
incapacitant au cours du vieillissement : rôle de l’exercice/activité
physique. Bulletins et Mémoire de la Société d’Anthropologie de
Paris 19(3-4): 221-232
BARRETO (P.S.), MACIA (E.), CHAPUIS-LUCCIANI (N.),
FERRANDEZ (A.M.) 2009, Exercise and aging: relationships between
functional fitness, body mass index and psychosocial variables,
Bulletins et Mémoire de la Société d’Anthropologie de Paris 21(1-2):
79-91.
81
De l’échelle macro à l’échelle micro, les étapes d’un parcours…
> On pourra consulter :
Pour les techniques statistiques
SAPORTA (G.) 2006, Probabilités, analyses des données et statistiques,
Editions Technip, Paris, 656 p.
En ce qui concerne les ACP, ACM
ESCOFFIER (B.), PAGES (J.) 2008, Analyses factorielles simples et
multiples : Objectifs, méthodes et interprétation, Dunod, Paris, 318 p.
En ce qui concerne les régressions logistiques
HOSMER (D. W.), LEMESHOW (S.) 2000, Applied logistic regression,
John Wiley and sons, New York, 397 p.
BOUYER (J.), HEMON (D.), CORDIER (S.), DERRIENNIC (F.), STÜCKER
(I.), STENGEL (B.), CLAVEL (J.) 1995, Epidémiologie. Principes et
méthodes quantitatives, Editions INSERM, Paris, 498 p.
En ce qui concerne le sondage aléatoire stratifié à allocation
proportionnelle
ARDILLY (P.) 2006, Les techniques de sondage, Editions Technip,
Paris, 311 p.
Les auteurs
Anne-Marie FERRANDEZ
Chargée de recherche CNRS
- UMR 6578 Anthropologie Bioculturelle (Marseille, France)
CNRS, Université de la Méditerranée, EFS
courriel : [email protected]
Bérengère SALIBA-SERRE
Ingénieur d’Étude en Statistique au CNRS
- UMR 6578 Anthropologie Bioculturelle ; CNRS, Université de la Méditerranée, EFS (Marseille, France)
courriel : [email protected]
Philipe DE SOUTO BARRETO
Master scientifique en «Activité physique et santé»; Master scientifique en «Anthropologie
Biologique»; Doctorant l’Université de la Méditerranée
UMR 6578 Anthropologie Bioculturelle (Marseille, France)
CNRS, Université de la Méditerranée, EFS
courriel : [email protected]
En ce qui concerne les régressions linéaires
MOTULSKY (H.) 2002, Biostatique : une approche intuitive, De
Boeck & Larcier, Bruxelles, 484 p.
L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
82
Activités instrumentales physiques de la vie quotidienne chez les personnes âgées :
validation d’une échelle
Philipe DE SOUTO BARRETO, Anne-Marie FERRANDEZ
Mots-clés : aînés, limitation physique, validité, santé
Problématique
Pour qu’un individu puisse vivre de façon indépendante, il doit pouvoir
réaliser quotidiennement certaines activités. Selon Graf (2008)
celles-ci peuvent faire appel aux capacités physiques (e.g., marcher
quelques centaines de mètres) comme aux capacités cognitives (e.g.,
utiliser le téléphone, gérer l’argent). Les activités instrumentales de la
vie quotidienne (AIVQ) font partie de ces activités (Hayakawa et al.,
2010). Il existe plusieurs échelles d’AIVQ qui ont été élaborées afin
d’évaluer les limitations fonctionnelles, c’est-à-dire les limitations dans
la réalisation de ces activités. L’échelle la plus connue, et souvent
utilisée dans des études avec des personnes âgées (≥ 60 ans) est
l’échelle de Lawton, qui évalue les capacités pour utiliser le téléphone,
faire les courses, faire la cuisine, faire le ménage, laver le linge, utiliser
des transports publics, prendre les médicaments, et gérer l’argent
(Louis, 2010). Comme l’échelle de Lawton, les échelles d’AIVQ (Han
et al., 2009 ; Oliveira et al., 2009 par exemple) évaluent généralement
aussi bien des activités plutôt physiques (e.g., marcher dans la rue,
activités ménagères) que d’autres activités plutôt cognitives (e.g.,
gérer l’argent).
Néanmoins, à notre connaissance, aucune échelle d’AIVQ n’évalue
la capacité cardiorespiratoire, l’aptitude musculaire, et la souplesse,
ces trois capacités physiques étant les principales à subir un déclin
au cours du vieillissement (Barreto et Ferrandez, 2007).
Malgré l’enjeu important que représente la mesure des limitations
physiques fonctionnelles d’une population, peu d’échelles AIVQ
ont été scientifiquement validées (Han et al., 2009). Pour
qu’un outil soit considéré comme valide, plusieurs procédures
doivent être réalisées. La validité de critère est l’une des
procédures les plus importantes, et consiste à référer l’outil
qu’on souhaite valider à l’outil «gold standard», c’est-à-dire
L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
l’outil de mesure considéré comme le plus approprié à ce que
l’on souhaite mesurer. Dans le domaine des limitations physiques
fonctionnelles, il peut s’agir de mesures objectives comme par
exemple la force de préhension de la main, mesurée à l’aide
d’un dynamomètre, la souplesse articulaire mesurée à l’aide d’un
goniomètre, ou la capacité cardiorespiratoire, évaluée au moyen
de l’ergo-spiromètre. La validité concurrente consiste à comparer
l’outil que l’on souhaite valider à un autre outil similaire déjà validé
dans la littérature, qui mesure les mêmes variables. La validité de
construit, ou discriminante, consiste à vérifier si l’outil de mesure est
capable de discriminer des groupes. Ainsi, par exemple, un outil de
mesure des limitations physiques fonctionnelles doit, à priori, être
capable de discriminer des individus selon le sexe, et selon des
tranches d’âge (par exemple, 60-70 ans, 70-80 ans, et > 80 ans)
car il est connu que les femmes sont fonctionnellement plus limitées
que les hommes (Park et al. 2010), et que les limitations physiques
fonctionnelles augmentent au cours du vieillissement (Stuck et al.,
1999). La validité de contenu s’appuie sur le jugement d’experts qui
considèrent que les items de l’outil qu’on souhaite valider mesurent
bien les aspects qu’il prétend mesurer. Dans le cas des validations
d’échelles, un test de cohérence interne est utilisé afin de vérifier que
tous les items de l’échelle sont significativement corrélés entre eux.
La répétabilité test-retest d’un outil permet de vérifier sa stabilité dans
le temps. Enfin, on peut obtenir des informations supplémentaires
sur la validité d’un outil, en analysant l’association entre mesures
obtenues au moyen de cet outil, et d’autres variables, reconnues
dans la littérature comme étant liées à ce que mesure cet outil qu’on
souhaite valider ; c’est la validité convergente.
L’objectif de cette étude est de proposer une échelle d’Activités
Instrumentales Physiques de la Vie Quotidienne (AIPVQ) qui évalue
les principales capacités physiques qui subissent des déclins avec
le vieillissement, et de présenter quelques éléments de validation de
cette échelle sur une population de personnes âgées en France.
83
Activités instrumentales physiques de la vie quotidienne chez les personnes âgées : validation d’une échelle
Problématique
>Participants
Un échantillon composé de 54 personnes âgées de 61 à 87 ans (moyenne
= 69,9 ans ± 6,8), dont 13 hommes et 41 femmes, ont participé à cette
étude. Ces personnes faisaient partie d’un club de seniors à Marseille.
Chaque participant a signé un formulaire de consentement éclairé.
>Procédures
Chaque participant a rempli un questionnaire complet, comprenant
l’échelle AIPVQ, des échelles de satisfaction corporelle et d’estime
de soi, le nombre de maladies chroniques, le poids, la stature, et des
questions sur les activités physiques. Parmi les 54 participants, 38
d’entre eux ont à nouveau rempli l’AIPVQ à une semaine d’intervalle.
>Variables
- L’échelle d’AIPVQ
Les limitations fonctionnelles ont été évaluées par l’AIPVQ (voir
Annexe 1). Cette échelle est composée de huit activités (e.g., faire
l’entretien ménager, monter un étage d’escalier), pour lesquelles la
personne doit indiquer si elle est capable de la réaliser, et avec quelle
difficulté. Le degré de difficulté est noté de 0 à 3, ce qui donne un
score AIPVQ qui peut varier de 0 à 24, les scores les plus élevés
correspondant aux limitations physiques fonctionnelles les plus
importantes.
- Les autres variables
Les participants ont rapporté la durée, la fréquence, et l’intensité des
activités physiques réalisées dans les 7 derniers jours. Le produit
de ces trois mesures constitue le volume d’activité physique ;
c’est une variable continue. Les participants ont aussi rempli
une échelle de «satisfaction avec la fonction physique» (ESF)
comprenant 5 items (e.g., « dans les 4 dernières semaines,
quel était votre degré de satisfaction concernant votre forme
physique générale ? »), et dont le score total varie de 5 à 25 (le
score le plus élevé correspondant à une meilleure satisfaction),
et une échelle d’estime de soi comprenant 19 items (e.g.,
« en général, j’ai confiance en moi »), et dont le score total
L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
peut varier de 19 à 95 (le score le plus élevé correspondant à une
meilleure estime de soi). Les participants ont rapporté le nombre
de maladies chroniques diagnostiquées par un médecin. L’Indice de
Masse Corporelle (IMC) a été calculé en divisant le poids (kg) par la
taille (mètres) au carré (kg/m2).
>Analyses Statistiques
La cohérence interne a été analysée à l’aide du test d’Alpha de
Cronbach, et à l’aide de corrélations item-échelle. La répétabilité testretest a été évaluée en utilisant le test de corrélation de Spearman.
Pour la validité de construit, nous avons examiné, à l’aide du test
de Wilcoxon pour échantillons indépendants, si le score AIPVQ était
différent entre hommes et femmes, et, à l’aide du test de KruskalWallis, si les scores étaient différents entre les 3 tranches d’âge (6069, 70-79, ≥ 80 ans). Des corrélations de Spearman (one-tailed) ont
été utilisées pour tester les associations entre le score AIPVQ, d’une
part, et l’âge, le volume d’activité physique, l’IMC, le score à l’ESF, et
l’estime de soi, d’autre part.
Résultat
L’échelle AIPVQ a présenté une bonne cohérence interne (α = 0,86).
Chacun des items de l’AIPVQ a été bien corrélé à l’échelle, avec des
coefficients qui variaient de 0,53 à 0,81. La répétabilité test-retest
de cette échelle a été acceptable (r = 0,58, p < 0,001). En ce qui
concerne la validité de construit, l’AIPVQ a été capable de discriminer
les individus selon leur tranche d’âge (p=0,001) : les individus de 6069 ans avaient une médiane de 0,25, ceux de 70-79 ans une médiane
de 0,71, et enfin ceux de 80 ans ou plus une médiane de 5,7. De
plus, le score à l’AIPVQ a été positivement corrélé à l’âge (r = 0,54,
p < 0,001), et négativement corrélé au volume d’activité physique
(r = -0,46, p < 0,001). Il n’y a pas eu de différence liée au sexe dans
le score AIPVQ (p = 0,87). Aucune corrélation significative n’a été
trouvée entre d’une part l’AIPVQ, et d’autre part l’IMC (p=0,14), le
score à l’ESF (p=0,13), et l’estime de soi (p=0,23).
84
Activités instrumentales physiques de la vie quotidienne chez les personnes âgées : validation d’une échelle
Discussion
Références bibliographiques
Cette étude a proposé une nouvelle échelle de mesure des activités
instrumentales physiques de la vie quotidienne, et a testé sa validation
sur plusieurs points. La validité de construit, la cohérence interne,
la répétabilité test-retest, ainsi que la validité convergente ont été
vérifiées. Le fait que l’échelle n’ait pas pu discriminer les hommes des
femmes, alors qu’il est connu que ces dernières présentent plus de
limitations fonctionnelles (Park et al. 2010) peut être lié au fait que les
participantes à cette étude étaient probablement plus en forme et plus
actives physiquement que des femmes du même âge non impliquées
dans un club de seniors. Un autre point important concerne la validité
de contenu, c’est-à-dire le fait que les items mesurent bien ce que l’on
souhaite mesurer. Il est à noter que les activités qui composent cette
échelle ont été sélectionnées sur la base des échelles utilisées dans
d’autres études (Baumgartner et al., 2004 ; Gill et al., 2004 ; Hoyemans
et al., 1996 ; Lawton, 1988 ; Shigematsu et Tanaka., 2000). De plus,
même si l’avis d’experts dans le domaine des limitations physiques au
cours du vieillissement n’a pas été demandé pour construire l’AIPVQ,
un des auteurs (PSB) a de l’expérience dans l’évaluation de la condition
physique fonctionnelle des personnes âgées.
En conclusion, l’échelle que nous proposons présente l’intérêt
d’aborder des activités qui demandent des efforts au niveau des
diverses capacités physiques concernées par le vieillissement,
à savoir, la souplesse (hémicorps supérieur et inférieur), la force
musculaire (membres supérieurs et inférieurs), et l’endurance
cardiorespiratoire (Barreto et Ferrandez, 2007). Cette échelle
AIPVQ présente de bonnes qualités métrologiques. Cependant
certaines confirmations sont nécessaires pour la validation
complète de cette échelle, principalement en ce qui concerne la
validité de critère et la validité concurrente.
BARRETO (P.S,), FERRANDEZ (A.-M.), 2007, Le processus
incapacitant au cours du vieillissement : rôle de l’exercice/activité
physique. Bulletins et Mémoires de la Société d’Anthropologie de
Paris 19 (3-4) : 221-232
BAUMGARTNER (R.N.), WAYNE (S.J.), WATERS (D.L.) et al., 2004,
Sarcopenic Obesity Predicts Instrumental Activities of Daily Living
Disability in the Elderly, Obesity Research, 12(12) : 1995-2004.
GILL (T.M.), BAKER (D.I.), GOTTSCHALK (M.), et al., 2004, A
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GRAF (C. ), 2008, The Lawton instrumental activities of daily living
scale, Am J Nurs. Apr, 108(4): 52-62.
HAN (C.W.), LEE (E.J.), KOHZUKI (M.), 2009, Validity and reliability
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South Korea, Tohoku J Exp Med., 217(3):163-8
HAYAKAWA (T.), OKAMURA (T.), OKAYAMA (A.), KANDA (H.),
WATANABE (M.), KITA (Y.), MIURA (K.), UESHIMA (H.), 2010,
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Sci. 42(1) : 99-111.
SHIGEMATSU (Y.), TANAKA (K.), 2000, Age scale for assessing functional
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STUCK (A.E.), WALTHERT (J.M.), NIKOLAUS (T.), BULA (C.J.),
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decline in community-living elderly people: a systematic literature review,
Social Science and Medicine , 48 : 445-469.
L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
Les auteurs
Philipe DE SOUTO BARRETO
Master scientifique en «Activité physique et santé»; Master scientifique en «Anthropologie
Biologique»; Doctorant l’Université de la Méditerranée
UMR 6578 Anthropologie Bioculturelle (Marseille, France)
CNRS, Université de la Méditerranée, EFS
courriel : [email protected]
Anne-Marie FERRANDEZ
Chargée de recherche CNRS
- UMR 6578 Anthropologie Bioculturelle (Marseille, France)
CNRS, Université de la Méditerranée, EFS
courriel : [email protected]
86
Activités instrumentales physiques de la vie quotidienne chez les personnes âgées : validation d’une échelle
Annexe 1. Echelle d’Activités Instrumentales Physiques de la Vie Quotidienne (AIPVQ)
Les questions suivantes cherchent à mesurer votre aptitude à réaliser quelques activités du quotidien. Indiquez dans quelle mesure vous êtes
physiquement capable de réaliser ces activités, même si vous ne les faites pas souvent.
Pour chacune des activités, dites-moi si vous êtes physiquement capable de la réaliser : seul, sans aucune difficulté ; seul, avec
quelque difficulté ; seul, avec beaucoup de difficulté ; avec l’aide de quelqu’un ou pas capable de l’exécuter.
seul, sans
aucune
difficulté
1. Porter les paquets de courses d’environ 5 kilos
2. Faire l’entretien ménager (ménage, rangement)
3. Etendre le bras au-dessus du niveau de l’épaule
4. Se pencher, s’agenouiller ou s’accroupir
5. Marcher environ 500 mètres sans s’arrêter
6. Marcher environ 1 km sans s’arrêter
7. Monter un étage d’escalier
8. Monter plusieurs étages d’escalier
87
L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
seul, avec
quelque
difficulté
seul, avec
avec l’aide de
beaucoup
quelqu’un ou
de difficulté pas capable
Dialogue interdisciplinaire ? De l’intérêt de l’anthropologie sociale et culturelle
dans l’analyse du vieillissement chez les Sénégalais à Marseille.
Fatoumata HANE
Conditions de vie et perception du vieillissement
Mots-clés : Anthropologie, sénégalais, vieillissement, migration
Introduction
Traiter des modes de vie des sénégalais âgés de plus de 55 ans à
Marseille oblige à aborder à la fois la problématique du vieillissement
et de celle de la migration ou plus simplement de la question du
vieillissement en situation de migration. Ces deux champs de réflexion
ont commencé à émerger en sciences sociales depuis près d’une
décennie. Pourtant, le vieillissement tout comme la migration constituent
des objets pluridisciplinaires par excellence parce que mettant en
jeu différentes logiques, sociales, économiques, etc. Ainsi, articuler
une démarche qualitative, classique en anthropologie sociale à des
mesures biologiques s’inscrivait dans une dynamique interdisciplinaire
permettant d’analyser en profondeur et de documenter finement les
effets du vieillissement sur les trajectoires ou les parcours migratoires
des Sénégalais.
L’objectif de ce propos est donc de montrer, à travers les modes de vie
et la perception du vieillissement des Sénégalais à Marseille, l’intérêt
de croiser différentes démarches dans l’analyse de thématiques
transversales comme le vieillissement et la migration.
Méthodes
Nous avons utilisé une démarche classique en anthropologie
sociale à savoir des entretiens semi directifs et des observations
dans les milieux de vie [domiciles et foyers SONACOTRA]. Les
entretiens ont été traités manuellement par analyse de contenu
tandis que les questionnaires ont été analysés par régression
linéaire. A ces outils, s’ajoutait un questionnaire plutôt quantitatif
avec des mesures anthropométriques administré par un
médecin.
L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
Chez les populations sénégalaises âgées vivant à Marseille, la
migration apparaît comme un processus évolutif que le vieillissement
vient fortement influencer. Les personnes rencontrées passent d’une
migration de travail à une migration sociale [ici entendue en termes
de bénéfices et d’avantages sociaux résultant de leur condition
de personne âgée] et sanitaire. La migration initialement pensée
comme temporaire, finit par être définitive mais ponctuée souvent
par des allers-retours entre la France et le Sénégal.
L’importance des politiques de prise en charge sociale et sanitaire,
notamment avec les logements sociaux et la gratuité des soins,
justifie le choix de rester en France où tout au moins la nécessité de
faire des allers-retours entre leur pays d’origine et Marseille. A cela
s’ajoute une prise en charge économique prenant la forme de diverses
aides ou de pensions de retraites. En effet ces mécanismes sociaux,
de même que les systèmes de soins, sont jugés plus performants
en France qu’au Sénégal où les institutions d’assistance publique
n’existent pas. Tout le monde ne peut pas prétendre à la pension de
retraite ; la gratuité des soins aux personnes âgées de plus de 60
ans n’est décidée que depuis près d’un an et peine à être appliquée
pour des raisons économiques.
Cependant, il est nécessaire de préciser que la disponibilité de
l’offre de soins n’est pas gage de bonne santé chez les migrants
âgés sénégalais. Les données quantitatives confirment d’ailleurs
cette situation. Près de 60% des personnes enquêtées souffraient
d’hypertension artérielle méconnue ou mal suivie (ChapuisLucciani et al. 2008). Ces personnes n’hésitaient pas à demander
au médecin enquêteur des prescriptions médicamenteuses ou des
médicaments. Le choix des recours thérapeutiques est souvent guidé
par l’accessibilité supposée ou réelle (langue, connaissance des
pathologies tropicales….) du médecin (le généraliste, le médecin de
quartier) mais aussi sur recommandation d’un membre du groupe
d’appartenance sociale. Le recours aux spécialistes reste très limité,
comme le montrait d’ailleurs C. Attias Donfut (2006).
88
Dialogue interdisciplinaire ? De l’intérêt de l’anthropologie sociale et culturelle
dans l’analyse du vieillissement chez les Sénégalais à Marseille.
Ceci nous conduit à formuler l’hypothèse selon laquelle les Sénégalais
âgés vivant à Marseille sont dans une forme de déconnexion institutionnelle
qui se traduit par un accès limité aux structures de santé. Il semble en
effet que, parmi les Sénégalais qui font le choix de rester en France,
certains d’entre eux vivent dans des conditions acceptables (dans une
maison et sont régulièrement visités par leur famille), tandis que d’autres
se retrouvent en situation d’exclusion sociale ou d’isolement. Ainsi, aux
problèmes liés aux mauvaises conditions de logement (hôtels meublés,
foyers) et au faible niveau de revenus, se superposent d’autres contraintes
exacerbées par le vieillissement à savoir une mauvaise santé et un
isolement dû au détachement du monde du travail. Ainsi que l’écrivait
E. Temine, commentant l’oeuvre d’A. Sayad parlant de la mystification
de la condition d’émigré : « On y échappe [à la mystification] tout
naturellement lorsque l’on s’établit durablement, lorsque se rompent,
les uns après les autres, les liens qui rattachent à la condition d’origine,
lorsque les liens familiaux se distendent, tout cela est bien connu…
on y échappe aussi plus simplement quand on perd cette condition
de travailleur » (Temine 1999 :272). En effet, au fil du temps, surtout
au moment de la retraite, les réseaux de solidarité et de sociabilité
s’effritent parce que basés sur la condition de travailleur et un certain
pouvoir économique.
Pour faire face à l’exclusion et à l’isolement, la plupart des Sénégalais
s’investissent dans les associations culturelles et religieuses où
des formes de sociabilités primaires (prise de repas en groupe,
organisation de groupes de prières, etc.) sont encore maintenues.
Cependant, bien que certains soient dans des conditions de vie
difficiles en foyer, la plupart des Sénégalais refusent l’idée de
vivre en maison de retraite. En effet, ces dernières sont perçues
comme déshumanisantes et très éloignées de la réalité culturelle
sénégalaise car renforçant l’image négative et l’inutilité du vieux
à écarter de la vie sociale. Cette image négative de la personne
âgée est très éloignée de la perception d’un vieux valorisé,
vivant en famille et bénéficiant d’un statut social privilégié du
fait de son âge. Ce statut social privilégié est renforcé dans le
pays d’origine par le pouvoir économique réel ou supposé du
migrant.
L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
En définitive, les modes de vie des Sénégalais âgés à Marseille sont
marqués par une forme de migration alternative du fait des allers
retours réguliers entre leur pays d’origine et leur société d’accueil.
Ils se situent ainsi dans un double registre de références identitaires
et culturelles : ils sont doublement valorisés au Sénégal par la
migration, signe de réussite sociale et par leur pouvoir économique
mais déclassés et souvent isolés en France.
Références bibliographiques
ATTIAS-DONFUT (C.) 2006, L’enracinement. Enquête sur le
vieillissement des immigrés en France. Armand Colin, Paris, 357 p.
CHAPUIS-LUCCIANI (N.), CRENN (C.), SIGNATÉ (A.), HANE (F.),
MACIA (E.), COUMÉ (M.), SALIBA-SERRE (B.), BOETSCH (G.),
GUEYE (L.) 2008, État de santé et mode de vie des Sénégalais âgés
Comparaison selon leur lieu de vie, rural et urbain au Sénégal, et urbain
en France. Actes du Congrès national des Observatoires régionaux
de la Santé 2008. « Les inégalités de santé. Nouveaux savoirs,
nouveaux enjeux politiques ». www.congresors-inegalitesdesante.fr
TEMINE (E.) 1999, Comprendre l’immigration. Quelques notes en
mémoire d’Abdelmaleek Sayad, un sociologue hors du commun.
Revue du Monde Musulman et de la méditerranée, N°85-87 : 265273.
L’auteur
Fatoumata HANE
Enseignante Chercheure
- UMR 912 SE4S «Sciences économiques et sociales, Sociétés et Santé» (Marseille, Dakar)
IRD/ ANRS
- UMI 3189 «Environnement, Santé, Sociétés» ; CNRS (France) - Université Cheikh Anta
Diop (Dakar, Sénégal) - CNRST (Ouagadougou, Burkina-Faso) - Université de Bamako
(Mali)
Assistante à l’Université de Ziguinchor (Sénégal)
courriel : [email protected]
89
Femmes marocaines âgées vivant seules en région parisienne et bruxelloise. Intérêt d’une
enquête qualitative comparant les processus d’intégration en Belgique et en France
Majda CHERKAOUI, Nicole CHAPUIS-LUCCIANI
problèmes auxquels sont confrontées les personnes âgées qui sont
Mots-clés : vieillissement, immigration, femmes marocaines,
enquête qualitative
Les migrations ont de tout temps constitué un sujet de préoccupation,
tant pour les pays d’origine que pour les pays d’accueil. Le débat
au sein de la Seconde Conférence de Démographie qui a eu lieu à
Bruxelles en novembre 2008 s’est focalisé sur le rôle que pouvait jouer
l’immigration afin d’atténuer les effets du vieillissement démographique
en Europe (Spidla 2008). En effet, agir sur la variable immigration,
plutôt que sur le taux de fécondité, afin de contrecarrer les évolutions
démographiques, présente l’avantage d’avoir un effet immédiat. L’idée
d’un recours à l’immigration afin de combattre les effets du vieillissement
démographique a souvent été avancée.
Cependant, les premières vagues d’immigration, celles qui ont participé
à la reconstruction et au développement des pays d’Europe depuis la
fin de la seconde guerre mondiale, ont maintenant vieilli.
Le vieillissement des immigrés (Gallou 2007) pose une question
sociale qui suscite de vifs débats car elle implique des enjeux
politiques et sociaux importants. Cette évolution démographique va
poser bon nombre de problématiques liées à la prise en charge de
cette catégorie de personnes, en particulier celui de l’accès à la
retraite, puisqu’elles se sont « enracinées » (Attias-Donfut et al.
2006 ).
Se centrer sur les problèmes que rencontrent les personnes
âgées immigrées implique que ceux-ci soient abordés à plusieurs
niveaux, celui de l’individu sur le plan social, économique,
psychologique et de la santé, mais aussi au niveau de l’histoire
de la migration et des politiques gouvernementales mises en
œuvre. Les différences observées entre les deux pays, France
et Belgique, sont importantes et riches d’enseignement mais
elles possèdent également des similarités en terme de besoins,
de façons d’aborder cette problématique et en termes de
L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
trop souvent dans des situations de paupérisation et ignorées.
Certes, la question du vieillissement de la population immigrée
en France n’est pas récente. Elle prend cependant une acuité
particulière depuis les années quatre-vingt, en lien avec la prise de
conscience du vieillissement général de la population. On rappellera
que 12 millions de personnes ont aujourd’hui plus de 60 ans en
France, représentant 21% de la population. Elles seront 17 millions
en 2020, soit plus de 27%. En 2015, 40% de la population sera
âgée de plus de 50 ans (source : Ministère des Affaires Sociales,
Secrétariat d’Etat aux Personnes Agées, mars 2003).
Dès lors que l’on aborde le vieillissement et le devenir des femmes
âgées, ces femmes qui ont accompagné les vagues migratoires,
les travaux sont inexistants. Ce que l’on sait, c’est que leur
vieillissement fait apparaître un ensemble de difficultés auxquelles
elles se trouvent confrontées. A ce jour, nous ne disposons pas de
statistiques précises quant à leur nombre, leur situation sociale, leur
état de santé, leurs projets propres et leurs conditions de vie et nous
n’avons aucune donnée qualitative sur les femmes» mentionne le
Rapport du Haut Conseil de l’Intégration en 2005.
Dans le meilleur des cas certaines de ces femmes vont accéder
à la retraite, mais la plupart d’entre elles n’auront pas de droits
parce qu’elles ont travaillé de façon épisodique et pas toujours
officiellement.
A notre connaissance, une seule étude est consacrée à la vieillesse
des femmes marocaines en France (Lmadani 2001). Cette étude
met en évidence les difficultés de vie auquel ces femmes âgées
confrontées. Même si d’autres recherches sur la sphère familiale
et sur l’école font référence indirectement aux femmes, le champ
des recherches est encore vierge comme si la présence de ces
femmes était passée sous silence ; ce sont des actrices invisibles et
invisibilisées de la sphère publique. En effet, l’immigration est d’abord
considérée principalement comme une immigration du conjoint où
les femmes sont d’abord objet d’invisibilisation. Ces femmes ont
accompagné les vagues migratoires mais n’ont eu d’existence, dans
90
Femmes marocaines âgées vivant seules en région parisienne et bruxelloise. Intérêt d’une enquête qualitative comparant les
processus d’intégration en Belgique et en France
la majorité des cas, qu’à travers leurs époux et n’avaient de statut juridique
que celui du conjoint. Les droits dont elles étaient bénéficiaires sont des
droits dérivés qui ne leur accordaient aucune réelle autonomie.
La plupart des recherches se sont focalisées sur l’immigration des hommes
et n’ont fait que rarement référence aux femmes parce qu’on imaginait la
présence des immigrés comme temporaire, essentiellement masculine
et liée à la période de la vie active des individus, qui repartiraient, au plus
tard, à l’âge de la retraite vivre dans leur pays. Si bien que l’immigration a
souvent été traitée sous l’angle du retour ou non au pays de la personne,
une fois l’âge de la retraite atteint » (Attias-Donfut et al. 2006).
Par ailleurs, le renversement actuel de la conjoncture économique a fait
émerger progressivement une « nouvelle question sociale » qui souligne
l’extension quasi structurelle de la précarité et de la vulnérabilité sociale
des femmes, amplifiée chez les femmes immigrées.
Des chercheurs historiens et sociologues ont réalisé, à la demande
du Fond d’Action Social (FAS) des travaux sur le vieillissement des
immigrés résidant dans les institutions, notamment les foyers de
travailleurs, dont les plus connues sont ceux de Noiriel (1992) et de
Samaoli (2003). Or, nombreux sont ceux qui vivent hors institution, en
particulier les femmes.
La vieillesse des femmes nous interpelle ; la manière d’être
accompagné dans leur identité sociale et culturelle, la volonté
manifeste de demeurer fidèle à leur communauté d’origine et d’être
soutenue dans ce qu’elles estiment être le plus important à ce
moment crucial de leur vie, pose problème parce que nul ne les
a anticipés. Aujourd’hui, veuves ou abandonnées, elles vivent
souvent déchirées, acculturées, dans une réelle pauvreté qu’elles
n’arrivent pas à exprimer.
Les migrants marocains ont fait le choix de rester et ont abandonné
l’illusion du retour définitif dans leur pays origine (Schaeffer
2001). La plupart ont fait le choix d’être inhumées dans leur pays
d’origine et ont contracté une assurance pour le rapatriement du
corps en cas de décès par le biais de l’ouverture d’un compte
bancaire au Maroc.
L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
Parce que la vision des politiques publiques a maintenu vivace l’idée
d’un caractère temporaire de la présence immigrée, les questions
relatives au traitement même du vieillissement de ces populations :
santé, accès aux droits et à la retraite, adaptation des logements au
handicap … ont été, de ce fait, ignorés.
En effet, aux difficultés économiques et sociales liées à leur histoire de
vie, vont s’ajouter les problèmes de santé inhérents au vieillissement
physique. Comment utilisent-elles l’offre de soin ; comment se
soignent-elles ; quelle perception ont-elles de la maladie et de la
vieillesse ?
Une enquête qualitative portant sur le mode de vie, la santé, la
perception de bien-être et la projection dans l’avenir de femmes
vivant seules en France et en Belgique devrait permettre de mieux
cerner le vécu et les perspectives d’une fraction particulièrement
vulnérable de cette population issue de l’immigration que sont les
femmes âgées veuves, divorcées ou abandonnées. Elle permettra
aussi de comparer les modes d’intégration dans ces deux pays
d’Europe.
Objectifs
Au cours de cette enquête, nous cherchons à mesurer et à évaluer
les perspectives de vie de ces femmes isolées, les mécanismes
de défenses adaptatifs qu’elles mobilisent pour faire face à
un environnement souvent perçu hostile à leur égard. Quelle
représentation ont-elles de leur vieillesse dans le pays de l’exil ?
Qu’est ce qui les motive à rester en France ? Quelles sont leurs
réalisations, leurs souhaits et leurs aspirations ? Comment se
projettent-elles dans le futur aussi bien immédiat que lointain ?
Comment font-elles face à leur solitude ? S’inscrivent-elles dans
un réseau ? Qui les prend en charge ? Quelles sont les réponses
institutionnelles apportées par les pays d’accueil en l’occurrence la
France et la Belgique ?
91
Femmes marocaines âgées vivant seules en région parisienne et bruxelloise. Intérêt d’une enquête qualitative comparant les
processus d’intégration en Belgique et en France
Nous analysons de manière qualitative les marqueurs des processus
d’intégration à travers les trajectoires de vie des femmes. Pour ce faire,
nous interrogeons leur situation familiale, leur parcours professionnel,
résidentiel, leur état de santé, leurs comportements alimentaires, leur
pratique religieuse, les relations entretenues avec leur pays d’origine et
le choix de leur lieu d’enterrement.
Méthode
Cinquante femmes ont été sollicitées pour cette étude, mais beaucoup
ont refusé de participer à l’étude par inquiétude d’éventuelles
conséquences institutionnelles mais aussi par pudeur et honte.
L’échantillon retenu est composé de vingt et une femmes âgées entre
50 et 62 ans, issues de la communauté marocaine, vivant seules à leur
domicile, dans deux grandes villes européennes, onze à Paris et dix à
Bruxelles.
La méthodologie choisie est celle du récit de vie et de l’entretien
semi-directif, outils et moyens d’investigation les mieux appropriés,
car permettant la mise en confiance de la personne enquêtée.
Tous les entretiens ont été réalisés en arabe, langue maitrisée par
l’enquêtrice. Pour l’échantillon parisien, nous avons effectué des
entretiens individuels à domicile afin d’éviter de heurter la sensibilité
et la pudeur de ces femmes qui ont beaucoup de mal à parler
de leur mal-être, de leurs déchirements et de leurs souffrances.
A Bruxelles, les enquêtes ont eu lieu au sein d’associations de
femmes marocaines ; nous avons employé la méthode du focus
group pour huit femmes (un groupe de trois et un groupe de
cinq) ; deux femmes ont préféré les entretiens individuels.
Références bibliographiques
ATTIAS-DONFUT (C.), DAVEAU (P.), GALLOU (R.),
ROZENKIER (A.), WOLFF (F.-C.) 2006, L’enracinement,
Armand Colin, Paris, 350 p.
GALLOU (R.) 2007, La vieillesse des immigrés isolés ou
inactifs en France, La documentation française, coll. Etudes
et recherches, Paris, 171 p.
L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
LMADANI (F. A. B.) 2001, Les femmes marocaines et le vieillissement
en terre d’immigration. Confluences Méditerranée, 39, http://
confluences.ifrance.com/textes/39lmadani.htm
NOIRIEL (G) 1992, Le vieillissement des immigrés en Région
Parisienne, Etude réalisée avec la coordination de GUICHARD (E)
et LECHIEN (A-M) pour le Fond d’Action Sociale, 601 p.
Rapport du Haut Conseil de l’Intégration 2005, La condition sociale
des travailleurs immigrés âgés 52 pages
SAMAOLI (O.) 2007, Retraite et vieillesse des immigrés en France,
L’Harmattan, Paris, 252 p.
SCHAEFFER (F.) 2001, Mythe du retour et réalité de l’entre-deux. La
retraite en France, ou au Maroc, Revue Européenne des Migrations
Internationales, 17 (1) : 165-176.
SPIDLA (V.) 2008, Opening speech. “Second European Demography
Forum. Better societies for families and older people”. Bruxelles, 2425 Novembre, 2008
Les auteurs
Majda CHERKAOUI
Doctorante à l’Université de la Méditerranée (Marseille, France)
UMR 6578 Anthropologie Bioculturelle ; CNRS, Université de la Méditerranée, EFS
courriel : [email protected]
Nicole CHAPUIS-LUCCIANI
Directeur de Recherche au CNRS
Directeur - adjoint de l’UMI «Environnement, Santé, Sociétés»
UMI 3189 «Environnement, Santé, Sociétés»
CNRS (France) - Université Cheikh Anta Diop (Dakar, Sénégal) - CNRST (Ouagadougou,
Burkina-Faso) - Université de Bamako (Mali)
courriel : [email protected]
92
La Modélisation Statistique en Anthropologie Biologique du Vivant
Bérengère SALIBA-SERRE
Mots-clés : modèle statistique, régression linéaire, régression logistique
Présentation du domaine scientifique dans lequel la
méthode que vous présentez est utilisée
La modélisation statistique est un outil fondamental en Anthropologie
du Vivant : elle permet de répondre à de nombreuses problématiques
inhérentes à la discipline, et ce, aussi bien d’un point de vue explicatif
que d’un point de vue prédictif.
Dans ce document, les objectifs sont les suivants :
* Introduire le concept de modèle
* Faire découvrir les méthodes statistiques classiques appliquées à
l’anthropologie biologique du vivant
* Insister sur l’importance de la nature et de la structure des données
dans le choix de l’outil statistique
* Savoir lire et interpréter les résultats issus d’un modèle de régression
de régression logistique
Dans ce document, il s’agit principalement de familiariser le lecteur au
concept de modèle statistique. Ainsi la formalisation mathématique
sera abordée de façon succincte.
Intérêts de l’utilisation de la méthode
En statistique, l’approche exploratoire est fondamentale mais n’est
pas suffisante. Elle est très souvent complétée par la mise en
œuvre de modélisations statistiques. Par exemple, on recherche
les facteurs associés à une pathologie particulière, ou bien on
souhaite prédire l’appartenance à l’un des deux sexes à partir
de mesures anthropométriques. Dans ces deux cas, la mise en
œuvre d’un modèle statistique est incontournable.
L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
Description succincte de la méthode, avantages
et limites de la méthode
Un préalable indispensable à toute modélisation consiste à réaliser
des tâches d’exploration, de contrôle et de préparation des données.
Ces tâches sont fondamentales car la qualité des résultats obtenus
en dépend fortement.
Chaque individu d’une population est décrit par un ensemble de
caractéristiques appelées variables ou caractères. Il en existe
différents types :
Les variables quantitatives (numériques) sont des variables dont les
valeurs peuvent s’additionner, se moyenner. Leurs modalités sont
des nombres réels. Une variable quantitative peut être :
- continue : elle prend alors des valeurs quelconques dans un
intervalle (ex: le poids, la taille…) ou
- discrète : ses valeurs isolées (ex : le nombre d’enfants…).
Les variables qualitatives sont des variables dont on ne peut pas
additionner, moyenner les valeurs. On parle de variable binaire
lorsque la variable présente 2 modalités (ou catégories) et de
variable polytomique lorsqu’elle comprend plus de 2 modalités. Une
variable qualitative polytomique est dite ordinale s’il existe un ordre
naturel entre les différentes catégories de la variable (ex: le niveau
de satisfaction, les classes d’âge) et nominale lorsqu’il n’existe pas
d’ordre naturel entre les différentes catégories de la variable (ex:
catégorie socio-professionnelle,...).
Une fois les tâches d’exploration, de contrôle et de préparation
des données effectuées, il est maintenant question de procéder
à la modélisation. Etablir un modèle c’est formaliser de façon
mathématique un phénomène, un comportement, dans le but d’en
reproduire le fonctionnement pour permettre de comprendre (on parle
alors de démarche explicative) ou de prédire, agir (on parle alors
de démarche prédictive, décisionnelle). La modélisation consiste à
décrire sous la forme d’équations mathématiques des phénomènes
de la vie courante. Elle consiste à expliquer une variable par une ou
93
La Modélisation Statistique en Anthropologie Biologique du Vivant
plusieurs autres variables et permet également d’établir des prédictions.
Dans ce qui suit, on décrira le modèle classique de régression linéaire et
on présentera ensuite de façon détaillée un modèle couramment utilisé
en anthropologie du vivant : le modèle de régression logistique. On
illustrera cette méthode à travers un exemple concret : la recherche des
facteurs socio-économiques associés à la dépression chez la femme, ou
autrement dit, la probabilité de se déclarer dépressive.
Dans toute modélisation statistique, la variable dépendante est la variable
que l’on cherche à expliquer ou à prédire à l’aide d’une ou plusieurs
variables indépendantes. Suivant la démarche envisagée (prédictive ou
explicative), le champ d’application ou le logiciel utilisé, la terminologie
associée à ces deux types de variables peut être diverse.
Tableau I. le charabia du statisticien
variable à expliquer
variable dépendante
variable expliquée
variable à prédire
variable d’intérêt
variable réponse
variable cible
outcome
target
Y
…
variable(s) explicative(s)
variable indépendante
variable de contrôle
régresseur
prédicteur
covariable
input
Xi
…
* Estimation des paramètres du modèle
* Analyse de l’adéquation du modèle aux données
*Validation
Il est utile de rappeler qu’un « bon » modèle est un modèle qui
fournit une description raisonnable. Il doit être parcimonieux et
interprétable.
Présentons maintenant le modèle classique de régression linéaire.
Une régression est dite simple si elle comporte une seule variable
explicative. Elle est dite multiple si elle en comporte au moins deux.
Le modèle de régression linéaire
Quelques exemples de régression linéaire
* En anthropologie génétique
• Expression de la relation entre la co-sanguinité moyenne et la
probabilité de mariage isonyme
* En anthropologie du vieillissement
• Expression de la relation entre la durée de l’activité physique et le
score de limitation fonctionnelle chez les personnes âgées.
La régression linéaire simple consiste à expliquer la variation d’une
variable quantitative Y par une autre variable X.
Soit la droite d’équation Y= β0+ β1X. La régression linéaire simple
consiste à déterminer une estimation des valeurs α et β. Elle consiste
à rechercher la « droite des moindres carrés » qui passe « le plus près
possible » de toutes les observations. Illustrons par un exemple :
Le but est d’étudier comment le poids varie en fonction de la taille
et, si une relation linéaire a un sens. Il s’agit d’une relation linéaire
simple car une seule variable explicative (la taille) est utilisée.
La stratégie de modélisation peut être résumée de la façon
suivante :
* Choix de la variable dépendante
* Choix du modèle : la nature de la variable dépendante
conditionne ce choix
* Sélection et détermination des variables explicatives
(théorie, littérature)
L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
94
La Modélisation Statistique en Anthropologie Biologique du Vivant
Figure 1. Régression linéaire du poids sur la taille chez les filles (n=111)
D’après les données de Lewis T. and Taylor L.R. (1967). Introduction to Experimental Ecology,
New York: Academic Press, Inc..
Tableau II- Résultats de la régression linéaire du poids sur la taille chez les filles (n=111)
Paramètre
Valeur
Ecart-type
t de Student
Pr > t
Borne inférieure 95%
Borne
supérieure
95%
Constante
-153,13
21,248
-7,207
< 0,0001
-195,242
-111,016
Taille
4,164
0,351
11,878
< 0,0001
3,469
4,858
D’après les données de Lewis T. and Taylor L.R. (1967). Introduction to Experimental Ecology,
New York: Academic Press, Inc..
L’équation du modèle s’écrit alors:
poids = -153.129+4.164 x taille
En conclusion, la taille permet d’expliquer 56% de la variabilité du
poids (cf. coefficient R²). Pour expliquer la variabilité restante,
d’autres sources de variabilité, comme l’âge, devront donc
être prises en compte dans le modèle. Ce qui nous amène
au modèle de Régression Linéaire Multiple (RLM).
L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
La régression linéaire multiple permet de rechercher si un groupe
de variables (quantitatives ou qualitatives) permet d’expliquer la
variation d’une variable continue. Elle permet en outre d’évaluer le
rôle de chacune des variables explicatives.
Elle peut être appliquée dans différents buts :
* Pour explorer la relation entre plusieurs variables afin de trouver,
parmi les variables X, celles qui influencent Y
* Pour ajuster des données. On est principalement intéressé par
l’effet d’une variable particulière mais on veut ajuster les données
pour les différences en fonction d’autres variables
* Pour établir une équation permettant de prédire Y à partir de
plusieurs variables X
On a mesuré sur n individus p variables. Soit Y la variable à expliquer
et les Xj (j=1,…,p) les variables explicatives. On cherche à reconstruire
Y à partir des Xj par une formule linéaire du type :
Yi=β0+β1Xi1+β2Xi2+...+β0Xip+ei
i=1,.....,n
où les ei désignent des résidus aléatoires indépendants et
identiquement distribués (loi normale de moyenne nulle et de
variance σ²).
Remarque importante : en présence de variables explicatives
qualitatives, il faudra veiller à raisonner en termes d’indicatrices.
Conditions de validité des régressions linéaires
* En RLM, le nombre d’observations doit être impérativement
supérieur au nombre de variables explicatives (n>p)
* Homogénéité des variances (homoscédasticité)
* Absence d’auto-corrélation (résidus)
* Normalité des distributions
* Normalité des résidus
* Absence de colinéarité entre les variables explicatives
Mais il existe une technique permettant de contourner certains
obstacles de la régression linéaire…
… La régression PLS (Partial Least Squares)
Cette méthode peut être envisagée dans les situations suivantes :
* Lorsque les variables explicatives sont plus nombreuses que les
observations
95
La Modélisation Statistique en Anthropologie Biologique du Vivant
* Lorsque les variables explicatives sont corrélées entre elles, même
fortement corrélées
* En présence de nombreuses données manquantes
Cette méthode consiste à réaliser un compromis entre deux objectifs :
maximiser la variance expliquée des prédicteurs Xi (principe de l’Analyse
en Composantes Principales) et maximiser la corrélation entre les Xi et
la variable à expliquer Y (principe de la régression linéaire). Elle repose
sur un algorithme rapide qui consiste à une succession de régressions
linéaires simples. Elle remplace l’espace initial des (nombreuses)
variables explicatives par un espace de faible dimensionnalité, c’est à
dire par un petit nombre de facteurs qui sont construits l’un après l’autre
de façon itérative.
Le modèle de régression logistique binaire
Quelques exemples de régression logistique binaire
* En anthropologie du vieillissement
• recherche des facteurs socio-démographiques associés à une
Perception du Soi Vieillissant négative
* En anthropologie épidémiologique
• recherche des facteurs associés à l’obésité
Il s’agit d’un modèle permettant d’exprimer la relation entre une
variable qualitative à deux classes (d’où le terme binaire) et une ou
plusieurs variables qui peuvent être quantitatives ou qualitatives.
Quelques notions utiles
• La fonction de lien, fonction qui relie la moyenne à la combinaison
linéaire des variables explicatives est le logit. Son expression est
la suivante :
p
logit p = ln
1-p
où p est défini sur ]0 ; 1[
•
L’Odds Ratio (OR), ou rapport des côtes est une mesure
d’association. Il est égal à l’exponentielle du coefficient soit
OR=eβ.
• OR=1 : il n’y a pas d’association
• L’association n’est pas significative si le 1 est dans l’intervalle
de confiance
• OR ≠ 1 : il y a une association
L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
• OR >1 : l’association est positive
• OR <1 : l’association est négative
Illustration du modèle de régression logistique multiple
Tableau III- Facteurs associés à la dépression chez la femme (n=12488)
Coefficient
OR
IC à 95%
p
Age
0,143
Age au carré
-0,001
1,154
[1,110;1,200]
<0,001
0,999
[0,998; 0,999]
<0,001
- 1
0,271
1,311
[0,994; 1,730]
0,056
Revenu par Unité de Consommation
supérieur au seuil de pauvreté
en dessous du seuil de pauvreté
Catégorie socio-professionnelle
cadre
-
1
ouvrier
0,566
1,761
[1,196; 2,594]
0,004
employé
0,63
1,878
[1,331; 2,650]
<0,001
artisan ou commerçant
0,375
1,36
[0,873; 2,119]
0,174
professions intermédiaires
0,288
1,133
[0,912; 1,950]
0,138
-
1
chômeur
0,563
1,756
[1,270; 2,430]
<0,001
retraité
0,406
1,501
[1,105; 2,038]
0,009
autre inactif
0,624
1,867
[1,459; 2,389]
<0,001
[1,684; 3,295]
<0,001
Occupation actuelle
actif occupé
Composition du ménage
- 1
personne seule
0,857
2,356
couple sans enfant
0,109
1,115
[0,809; 1,537]
0,056
couple avec 1 enfant
0,22
1,246
[0,898; 1,728]
0,188
-0,346
0,708
[0,449; 1,116]
0,137
famille monoparentale
0,445
1,56
[1,082; 2,250]
0,017
autre
-0,186
0,83
[0,465; 1,482]
0,529
non
- 1
oui
0,699
2,013
[1,558 ; 2,600]
<0,001
[1,008;1,634]
0,043
couple avec 2 enfants
couple avec 3 enfants ou plus
Comorbidité physique
Lieu de résidence
France hors région PACA
région PACA
-
1
0,25
1,284
D’après SALIBA B., VENTELOU B., VERGER P., «La santé des ménages pauvres en
Provence-Alpes-Côte d.Azur», SUD INSEE l’essentiel n°97, octobre 2006.
96
La Modélisation Statistique en Anthropologie Biologique du Vivant
Le modèle présenté dans le tableau III permet de préciser l’impact des
différents facteurs associés à la dépression : sexe, âge, revenu, catégorie
socioprofessionnelle, statut, composition du ménage, lieu de résidence,
comorbidité physique.
A âge identique, la situation de référence (en italique dans le Tableau III),
correspond à une femme ayant des revenus supérieurs au seuil de
pauvreté, active occupée, cadre, sans comorbidité physique, vivant en
couple avec deux enfants, hors région Provence-Alpes-Côte d’Azur.
Lecture du tableau : chez les femmes, toutes choses égales par ailleurs,
relativement à une active occupée, une femme au chômage a une
probabilité de déclarer être dépressive majorée de 76 % (un coefficient
multiplicatif, dit Odds Ratio, de 1,76).
Les éléments ci-après (liste non exhaustive) permettent de juger de la
qualité de l’ajustement et de valider le modèle de régression logistique :
* Test d’adéquation du modèle (Hosmer et Lemeshow)
* Aire sous la courbe ROC (Receiver Operating Characteristic)
* Matrice de confusion (appelée aussi table de classification)
* Validation (échantillon test, échantillon d’apprentissage)
La courbe ROC est un tracé de la sensibilité (capacité à prédire un
événement correctement) en fonction de la spécificité (capacité à
prédire un non-événement correctement). Elle permet de visualiser
le pouvoir discriminant d’un modèle. Puis l’aire sous la courbe est
proche de 1, meilleur est le modèle.
Si la variable à expliquer comporte plus de 2 modalités, il faudra
alors avoir recours à une régression logistique polytomique. Celleci peut être ordinale si les modalités de la variable à expliquer
sont ordonnées ou nominale si elles ne le sont pas.
L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
Références bibliographiques
AGRESTI (A.) 1990, Categorical Data Analysis, New York: John
Wiley & Sons, Inc.
HOSMER (D.W.), LEMESHOW (S.) 1989, Applied Logistic
Regression, John Wiley & Sons, Inc., New York
TUFFERY (S.) 2007, Data Mining et statistique décisionnelle. Ed.
Technip,
MOTULSKY (H.J.) 2002, Biostatistique, une approche intuitive. De
Boeck Université, Paris, 484 p.
TENENHAUS (M.) 1998. La régression PLS, théorie et pratique. Ed.
Technip, Paris. 254p.
L’auteur
Bérengère SALIBA-SERRE
Ingénieur d’Étude en Statistique au CNRS
- UMR 6578 Anthropologie Bioculturelle ; CNRS, Université de la Méditerranée,
EFS (Marseille, France)
courriel : [email protected]
97
Méthodologie et intérêts des groupes de discussion focalisés pour l’anthropologie biologique
Priscilla DUBOZ, Enguerran MACIA
Mots-clés : focus groups, anthropologie biologique, qualité de vie, Afrique
Dans les études anthropobiologiques, la mesure est bien souvent la
règle. Crânes, os longs, plis cutanés, force de préhension, mais aussi
activité physique, auto-évaluation de la santé, bien-être subjectif…
Tout peut, et surtout doit, être mesuré, calculé et catégorisé afin de
fournir la vision la plus objective possible de l’homme. L’anthropologie
biologique n’est pas seule à s’inscrire dans cette tendance positiviste
puisque l’ensemble des sciences biomédicales, la psychologie sociale
et certains courants de la sociologie sont également dominés par cette
« raison calculante » (Boëtsch et Chevé, 2006).
Ainsi en anthropologie biologique, les thèmes de recherche sont
généralement traités en soumettant les hypothèses à l’épreuve des
chiffres et des analyses statistiques. Réalisées sur des échantillons
représentatifs des populations, ces études ont souvent recours à
l’utilisation de mesures anthropométriques, biologiques et d’échelles
« validées », qu’elles soient psychosociales ou de santé.
Au moment de la rédaction du questionnaire se posent alors deux
principales questions d’ordre méthodologique : quelles échelles
et quelles mesures utiliser ? Sont-elles adaptées à la population
d’étude ? Ces questions sont d’autant plus importantes pour
l’anthropologue travaillant en contexte non occidental que la quasitotalité de ces échelles et mesures ont été développées en Europe
ou en Amérique du Nord. Ainsi, lors d’études nouvelles réalisées
en Afrique de l’Ouest par exemple, il est indispensable d’avoir une
bonne compréhension des notions étudiées avant de procéder à
leur mesure. C’est alors qu’une démarche qualitative s’impose, à
la fois comme préalable nécessaire à la mesure adéquate des
notions étudiées, mais aussi comme alternative épistémologique
indispensable à la compréhension de ces notions en milieu
Ouest Africain.
Parmi les méthodes qualitatives les plus utilisées, les
groupes de discussion focalisés ou focus groups paraissent
particulièrement adaptés à la démarche anthropobiologique.
L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
Nous détaillerons ici cette méthode et illustrerons ses intérêts à
travers une étude réalisée sur la qualité de vie à Dakar, capitale du
Sénégal (Macia et al. 2010).
Définition, avantages et inconvénients des focus groups
Le groupe de discussion focalisé peut être défini comme « une
technique d’entrevue qui réunit de six à douze participants et un
animateur, dans le cadre d’une discussion structurée, sur un
sujet particulier » (Geoffrion 2003). Cette technique repose sur la
dynamique de groupe, sans chercher à faire valoir un point de vue. Il
ne s’agit pas d’imposer un questionnaire précis aux individus réunis,
mais de leur donner l’occasion d’exprimer leurs représentations de
la réalité sociale. Ces entrevues de groupes sont principalement
employées pour (1) identifier les dimensions d’une notion peu
étudiée dans un contexte social et environnemental particulier (par
exemple, les dimensions de la qualité de vie subjective à Dakar),
(2) construire et/ou valider des questionnaires (en réunissant, par
exemple, un comité d’experts), (3) identifier les principales questions
de recherche à approfondir, (4) confirmer des hypothèses (Morgan
1988).
Dans le champ de la qualité de vie, les deux méthodes qualitatives
les plus répandues sont les entretiens semi-directifs (e.g. Rubin,
Rubin 1995) et les groupes de discussion focalisés (e.g. Morgan,
Krueger 1993). Cette dernière méthode a été retenue dans nos
travaux de recherche sur la qualité de vie au Sénégal pour plusieurs
raisons (Macia et al. 2010).
Tout d’abord, l’avantage principal des focus groups est que cette
méthode est la seule à permettre les interactions entre participants,
favorisant ainsi la confrontation de leurs opinions et de leurs
expériences personnelles. Selon Poupart (1997), ces entrevues de
groupe créent des situations propices à l’émergence de discours
spontanés. Elles permettent au chercheur d’accéder à une grande
richesse narrative en un temps relativement restreint (e.g. Lehoux
et al. 2006), tout en lui laissant la possibilité de garder une position
de recul nécessaire à tout effort d’objectivation. Enfin, les groupes
98
Méthodologie et intérêts des groupes de discussion focalisés pour l’anthropologie biologique
de discussion focalisés constituent une méthode tout à fait appropriée
à l’exploration de thématiques peu étudiées (Bender, Ewbank 1994),
telle que la qualité de vie subjective à Dakar.
Cependant, comme toute méthodologie, les groupes de discussion
focalisés présentent également des inconvénients. Ainsi, la dynamique
de groupe peut parfois ne pas être favorable à la pertinence des
échanges. Certains participants peuvent, par exemple, être réticents à
s’exprimer ; d’autres peuvent avoir tendance à imposer leur point de vue ;
d’autres enfin peuvent constamment se rallier à la majorité (Geoffrion
2003). En outre, selon l’expérience et l’habileté de l’animateur, ce dernier
peut influencer la dynamique de groupe par sa manière de formuler les
questions de relance ou en introduisant ses opinions personnelles. Afin
de limiter ces biais, il convient d’attacher une importance particulière
au recrutement des participants, au déroulement des entrevues (prise
de parole par chaque participant) et à la neutralité de l’animateur en
utilisant des techniques non-directives et de reformulation.
Méthodologie des focus groups
>La constitution des groupes
La préparation d’un groupe de discussion focalisé doit tenir compte
de trois facteurs déterminants : la durée de l’entrevue, le nombre de
groupes et de participants et les relations (ou absence de relation)
préalables entre les participants. Notons dès à présent qu’un
groupe de discussion focalisé n’est jamais suffisant puisque la
dynamique d’un seul groupe ne peut répondre aux objectifs de
l’ensemble d’une recherche.
Selon la plupart des auteurs, la durée optimale d’un focus group
se situe entre une et deux heures (e.g. Morgan 1988 ; Geoffrion
2003), cette durée permettant aux participants de trouver leurs
marques les uns par rapport aux autres sans que la lassitude
ne se fasse sentir. Par ailleurs, il est admis que l’effectif idéal
d’un groupe de discussion focalisé se situe entre six et huit
participants, ceci permettant à chaque individu de participer
L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
activement à la discussion et à cette dernière de rester construite et
organisée (Morgan 1998). Cependant, concernant des recherches
portant sur des populations peu étudiées, certains auteurs suggèrent
de constituer des groupes d’une dizaine de personnes environ
(Bender, Ewbank 1994) alors que d’autres préfèrent constituer des
groupes plus restreints (e.g. Amiga et al. 1992). Ainsi, pour notre
étude chaque groupe de discussion focalisé comprenait entre 5
et 6 participants. Enfin, bien que certaines thématiques puissent
conduire les chercheurs à constituer des groupes de discussion
dans lesquels les individus se connaissent, le plus souvent, l’inverse
est recommandé (Geoffrion 2003).
La question de l’hétérogénéité ou de l’homogénéité des groupes de
discussion focalisés reste encore débattue dans la littérature (Morgan,
1998). Ce choix dépend à la fois de la thématique de recherche et
du contexte social dans lequel se situe l’enquête. Au Sénégal par
exemple et pour notre thématique, compte tenu du fonctionnement
de la société – domination des hommes sur les femmes, des aînés
sur les cadets (Balandier 1974 ; Ndiaye, Ayad 2006) – les groupes
de discussion focalisés doivent être constitués de manière à être
homogènes en genre et en âge. Par ailleurs, afin de stimuler des
discussions entre individus partageant des conditions matérielles
similaires, nous avons également préféré distinguer les catégories
socioprofessionnelles (élevée/faible). Ainsi, dans les enquêtes
menées à Dakar, huit groupes de discussion homogènes en âge,
genre et CSP ont été constitués afin d’étudier les dimensions émiques
des concepts de qualité de vie dans cette population.
>Le déroulement des entretiens
Lors des entretiens, une attention particulière doit être portée à la
création d’un climat de confiance avec les participants. Il est par
exemple nécessaire de leur signifier, avant le début de la discussion,
qu’ils sont les pourvoyeurs de savoir, qu’il n’y a ni de bonnes ni de
mauvaises réponses et qu’ils peuvent donc s’exprimer en totale
liberté.
Par ailleurs, durant les groupes de discussion, le rôle de l’animateur est
primordial. C’est en effet à lui que revient la responsabilité d’orienter
99
Méthodologie et intérêts des groupes de discussion focalisés pour l’anthropologie biologique
et de relancer la discussion. Pour cela, certains auteurs suggèrent de
préparer préalablement un guide d’entretien (e.g. Bender et Ewbank,
1994). L’animateur est le plus souvent secondé par un observateur,
notant les comportements non verbaux et vérifiant le bon fonctionnement
des enregistrements. Chaque groupe de discussion focalisé doit être
enregistré et retranscrit dans son intégralité.
Pour terminer notons que, théoriquement et dans le milieu de la recherche,
les participants contribuent gratuitement à ces entrevues de groupe.
Dans notre étude nous avons uniquement dédommagé les participants
pour leurs frais de transport.
>Méthodes d’analyse des données
Diverses méthodes permettent d’analyser les discours recueillis par
focus groups, notamment l’interactionnisme symbolique (Mead 1934),
la grounded theory (Glaser, Strauss 1967) ou encore la méthode
d’analyse qualitative thématique développée par Mason (1996). Nous
ne détaillerons ici que cette dernière méthode, particulièrement adaptée
à l’identification des dimensions d’une notion ou d’un concept que l’on
souhaite par la suite mesurer.
Cette méthode analytique est constituée de deux phases. La première
phase concerne l’identification des thèmes; la seconde est interprétative
et conceptuelle.
-Analyse thématique
Cette phase de l’analyse comprend plusieurs étapes. Tout d’abord,
à partir des verbatim obtenus, les thèmes – ici, les dimensions
émiques de la qualité de vie – doivent être identifiés par lecture
et relecture des entretiens. Deux chercheurs travaillent alors
indépendamment, identifiant et nommant les dimensions dans les
discours. Ce processus est dénommé indexation. Les chercheurs
proposent alors une liste de thèmes. Après discussion, ils trouvent
un accord quant à ces dimensions. Les citations les illustrant le
mieux sont sélectionnées durant ce processus.
- Analyse conceptuelle
L’analyse conceptuelle est décrite comme plus subjective que
l’analyse thématique (Nicolson, Anderson 2003) et consiste
en une interprétation des discours, une lecture « entre les
L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
lignes », influencée par la subjectivité et le parcours des chercheurs
eux-mêmes.
Par exemple, dans notre étude, l’impact des tensions entre
individualisme et holisme – féconde thématique anthropologique
– sur le bien-être des individus a émergé des lectures et relectures
des entretiens. Ceci a donc constitué le cœur de cette partie de
l’analyse.
Exemple de résultats : la qualité de vie subjective à
Dakar (Sénégal)
Malgré l’absence de consensus concernant la définition du
concept1de qualité de vie, deux points semblent aujourd’hui émerger
de la foisonnante littérature sur cette thématique : (1) la qualité
de vie d’un individu ne peut être évaluée que par lui-même (e.g.
Bowling et al. 2002 ; Cella 1998 ; Haas 1999 ; O’Boyle et al. 1992),
(2) la qualité de vie est un concept multidimensionnel (Brock 1999 ;
Camfield, Ruta 2007 ; Narayan et al. 2000 ; WHOQOL Group 1998a,
1998b). Cependant, aucun consensus ne semble pouvoir être trouvé
quant à la nature même de ses dimensions. A vrai dire, ces dernières
diffèrent certainement selon les cultures, comme l’indique clairement
la définition de l’OMS (WHOQOL 1998b) : « [la qualité de vie étant]
la perception qu’a un individu de sa place dans l’existence, dans
le contexte de la culture et du système de valeurs dans lequel il
vit, en relation avec ses objectifs, ses attentes, ses normes et ses
inquiétudes ».
Au Sénégal, la qualité de vie subjective des individus n’avait, avant
notre enquête, jamais été étudiée. Ainsi, l’objectif principal de notre
étude qualitative était de était définir la signification de ce concept
à Dakar (cf. Macia et al. 2010 pour plus de détails). Dans ce but,
huit focus groups, homogènes en âge (30-35 et 50-55 ans), genre,
et catégorie socio-professionnelle (élevée/basse) ont été réalisés
1 Notre approche de la qualité de vie nous conduit à la définir davantage comme une notion que comme
un concept. Cependant, la grande majorité des auteurs ne font pas cette distinction et emploient le
terme de concept.
100
Méthodologie et intérêts des groupes de discussion focalisés pour l’anthropologie biologique
afin de répondre à cet objectif. La qualité de vie est apparue comme
multidimensionnelle dans l’ensemble des discussions, mais tous les
groupes n’insistaient pas sur les mêmes dimensions, indiquant que les
préoccupations principales des individus différaient selon leur âge, genre
et catégorie socioprofessionnelle. Pour chaque groupe, les définitions
les plus représentatives de la qualité de vie sont présentées dans le
Tableau 1.
Figure 1 : Variation de l’IMC à genre, âge et composition corporelle identiques
dans différentes populations, d’après Deurenberg et al. (1998).
Groupe
Caractéristiques des participants
Définition de la qualité de vie
Groupe 1
Femmes, 50-55 ans, CSP* élevées
Pour moi, c’est la santé avec beaucoup de paix. Et il
ne faut pas se faire trop de soucis.
Groupe 2
Femmes, 50-55 ans, CSP faibles
Pour avoir une bonne qualité de vie, il faut avoir une
bonne santé et que tes proches soient aussi en bonne
santé. Que tu aies à manger, que tu aies à boire.
Groupe 3
Hommes, 50-55 ans, CSP élevées
Donc, pour avoir une bonne qualité de vie, il faut
que les trois choses soient présentes : avoir de l’argent, avoir une maison et tout ce qui va avec ; être
en bonne santé, quand tu es malade, que tu puisses
te soigner, quand un de tes proches est malade, que
tu puisses le soigner ; avoir la paix. C’est les trois
choses que je vois.
Groupe 4
Hommes, 50-55 ans, CSP faibles
En premier, il faut avoir la santé, bien se porter. Et
puis il faut avoir les moyens.
Groupe 5
Femmes, 30-35 ans, CSP élevées
Avoir un boulot déjà, avoir un bon mari [rires]. Y’a
aussi la santé.
Groupe 6
Femmes, 30-35 ans, CSP faibles
C’est être en paix, avoir une bonne situation, se
contenter de ce que l’on a.
Groupe 7
Hommes, 30-35 ans, CSP élevées
Je trouve que tout ça tourne autour d’un aspect
économique, parce que quand tu n’as pas assez
d’argent, tu ne peux pas aspirer à une hygiène de vie
assez élevée.
Groupe 8
Hommes, 30-35 ans, CSP faibles
Etre en bonne santé, avoir un bon travail, pouvoir
satisfaire ses envies.
* CSP = catégorie socioprofessionnelle
L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
>Analyse thématique
L’analyse thématique des discours recueillis a permis d’identifier
quatre dimensions de la qualité de vie. Il s’agit de la santé physique, des
conditions matérielles, des relations sociales et des caractéristiques
psychologiques individuelles.
Dans tous les groupes, sans exception, la santé physique est
apparue comme une dimension fondamentale de la qualité de vie.
Par ailleurs, entretenir de bonnes relations avec les membres de sa
famille et avoir une famille unie constituait également une condition
nécessaire au maintien d’une bonne qualité de vie. Bien entendu, les
conditions matérielles d’existence constituaient aussi une dimension
de la qualité de vie pour l’ensemble des individus rencontrés. Enfin,
si les problèmes de santé physique, les mauvaises relations sociales
et le manque de moyens financiers ont été décrits comme étant à
l’origine d’une mauvaise qualité de vie, les individus rencontrés
ont toujours précisé que l’impact de ces manques sur le bien-être
dépendait de caractéristiques psychologiques individuelles. Ainsi, en
dehors des facteurs déclencheurs décrits précédemment, certaines
personnes seraient plus anxieuses et se feraient plus de soucis que
d’autres, ce qui affecterait leur qualité de vie.
>Analyse conceptuelle
L’analyse conceptuelle fut consacrée à l’impact des tensions entre
holisme et individualisme sur la qualité de vie des Dakarois. Sans
entrer dans les détails signalons simplement que cette analyse était
directement en lien avec les questions d’âge et de rapports entre les
générations à Dakar. En effet, l’aînesse constituant un des piliers de
l’organisation sociale et familiale (Balandier, 1974), les aînés sont
indéniablement au Sénégal les détenteurs des valeurs traditionnelles
et les garants du maintien des habitus communautaires. C’est bien
entendu principalement sur les jeunes que ce pouvoir et contrôle
des aînés s’exercent, des jeunes qui aspirent à davantage de
liberté d’action et d’expression, en accord avec les processus de
modernisation et d’individualisation en cours à Dakar. Ce pouvoir
– et devoir – de contrôle des aînés est précisément apparu à l’origine
101
Méthodologie et intérêts des groupes de discussion focalisés pour l’anthropologie biologique
d’un sentiment de frustration pour de nombreux jeunes qui souhaiteraient
pouvoir exprimer leur individualité avec plus de latitude que ce que les
générations précédentes leur permettent. C’est ainsi que leur qualité
de vie semblait affectée par les mécanismes répressifs du processus
d’individualisation dont la pérennité est assurée par les générations plus
âgées.
Intérêt des focus groups pour les enquêtes quantitatives
Pour terminer cette illustration de l’intérêt des focus groups en
anthropologie biologique, il semble nécessaire d’indiquer comment cette
enquête qualitative a permis de modeler la phase quantitative qui l’a
suivi. C’est en effet grâce à cette phase qualitative que nous avons pu
élaborer le questionnaire permettant de mesurer la qualité de vie – ou
plus précisément ses quatre dimensions – dans la capitale sénégalaise.
Ainsi, le questionnaire SF-12 (Gandek et al. 1998) a été adapté et
validé sur la population Dakaroise afin de mesurer la « qualité de vie
liée à la santé ». Le bien-être matériel a été évalué à l’aide d’une
question simple tirée d’études déjà réalisées en Afrique de l’Ouest
(Razafindrakoto, Roubaud 2006). Le bien-être social, quant à lui,
a été évalué par cinq questions ouvertes permettant de coder a
posteriori la qualité des relations avec la famille au sein du foyer,
la famille en dehors du foyer, les amis, les voisins et les collègues.
Enfin, la dimension psychologique de la qualité de vie a été évaluée
par l’échelle de satisfaction de vie (Diener et al. 1985), adaptée et
validée sur la population sénégalaise par un comité d’experts.
Conclusion
Lorsqu’un concept ou une notion peu étudiée doit être mesurée,
il est essentiel de comprendre a priori ce que signifie ce
concept ou cette notion. Dans cette optique, les groupes de
discussions focalisés constituent une méthode d’investigation
qualitative rapide, fournissant une grande richesse narrative
par les interactions qu’elle permet entre les participants.
L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
Dans l’étude réalisée au Sénégal par les auteurs, ces focus groups
ont tout d’abord permis d’identifier les dimensions de la qualité de vie
dans la population sénégalaise. Ils ont également permis de tester la
pertinence de l’utilisation, au Sénégal, d’échelles mesurant la qualité
de vie dans les populations validées en contexte occidental. Ils ont
enfin permis d’adapter ces échelles aux réalités de la population
sénégalaise. Cette méthode est donc fort intéressante pour les
anthropobiologistes, qui peuvent l’utiliser dans le but d’analyser les
dimensions de notions peu étudiées et de valider les échelles par
lesquelles ils entendent mesurer ces notions. Les focus groups sont
aussi particulièrement adaptés à la confirmation d’hypothèses issues
d’enquête quantitatives.
Références bibliographiques
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103
Méthodologie et intérêts des groupes de discussion focalisés pour l’anthropologie biologique
Les auteurs
Priscilla DUBOZ
Chercheure Post-Doctorante
- UMI 3189 «Environnement, Santé, Sociétés»
CNRS (France) - Université Cheikh Anta Diop (Dakar, Sénégal) - CNRST (Ouagadougou,
Burkina-Faso) - Université de Bamako (Mali)
- UMR 6578 Anthropologie Bioculturelle (Marseille, France)
courriel : [email protected]
Tél : 06 79 65 27 45
Enguerran MACIA
Chargé de Recherche au CNRS
- UMI 3189 «Environnement, Santé, Sociétés» ; CNRS (France) - Université Cheikh Anta
Diop (Dakar, Sénégal) - CNRST (Ouagadougou, Burkina-Faso) - Université de Bamako
(Mali)
courriel : [email protected]
Tél : 06 79 65 27 45
L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
104
Mesure de la composition corporelle par ultrasons : innovation et applications
Jean-Claude PINEAU
Mots-clés : Composition corporelle, ultrasons, obésité, sport
Dans le cadre d’un projet européen Bodylife, (2001-2003), un nouvel
appareillage portable de mesure de la composition corporelle de
l’Homme, basé sur un ensemble de mesures électriques, magnétiques
et acoustiques a été réalisé en collaboration avec l’Ecole Nationale
Supérieure d’Arts et Métiers (Pineau et al. 2007).
Ce projet a permis de développer simultanément une recherche
fondamentale et appliquée en anthropologie biologique. Sur le plan
épidémiologique, il était nécessaire de mesurer la composition corporelle
d’une façon non invasive puisque la connaissance de la simple valeur
du poids, exprimé en kilogrammes, reste insuffisante. La mesure de
la composition corporelle à travers les compartiments corporels - eau
corporelle totale, masse maigre et masse grasse segmentaire et totale
- permet une meilleure gestion du poids. La connaissance précise des
différents compartiments corporels peut avoir une incidence sur le mode
de vie des personnes saines. Elle permet d’envisager un suivi plus
rationnel des individus dans le cadre de régimes diététiques pouvant
générer à terme une réduction des coûts de santé publique (Ziegler,
Debry, 1998 ; Andreyeva et al. 2004). Cette mesure offre en effet
une aide à la prévention du risque de certaines pathologies comme
les maladies cardio-vasculaires. Dans les différents secteurs de
santé potentiellement intéressés par ce type d’appareillage, il est
essentiel de connaître une estimation du rapport entre la graisse
péri-viscérale et la graisse périphérique en particulier pour un
dépistage du risque cardio-vasculaire (Von-Ebeyn et al. 2003;
Goran 1999 ; Roemmich et al. 1999). La mesure de la masse
grasse, de la masse maigre et du contenu hydrique, associée
à une connaissance du profil clinique et psychologique des
individus, peut contribuer à l’amélioration de la santé et aussi
de la qualité de vie (WHO 1998). Par exemple, l’estimation
de la composition corporelle, à travers la connaissance des
différents compartiments corporels et de leurs variations intra
individuelles au cours du temps, est utile, sur des périodes
L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
courtes (par exemple 4 à 5 semaines), pour le suivi des sportifs ou
le suivi des femmes enceintes (environ 9 mois) ou sur des périodes
plus longues comme pour les sujets obèses (de 6 mois à 2 ans) et
au cours du vieillissement.
1- Mesure de la composition corporelle par ultrasons
chez les athlètes de haut niveau
Dans le cadre de la préparation physique des sportifs de haut
niveau, il est recommandé d’évaluer les possibilités individuelles
de fluctuations de poids et leurs conséquences sur la composition
corporelle afin d’optimiser les performances lors des compétitions
(Hendler et al. 1995 ; Mourier et al. 1997; Nindl et al. 1996). Dans les
disciplines sportives à catégories de poids, les instances fédérales
internationales ont établi et fixé des catégories de poids chez les
athlètes selon leur discipline. Vis à vis de ces catégories, les athlètes
peuvent être défavorisés au regard de leur poids corporel sachant
que, pour augmenter leur chance de réussite en compétition, les
athlètes doivent se situer à la limite supérieure du poids de leur
catégorie (Horswill et al. 1990 ; Park et al. 1990). Signalons que
la plupart du temps, quelques semaines avant la compétition, les
athlètes sont au-dessus et parfois très au-dessus des limites de
poids supérieures imposées par le règlement fédéral. Dans cette
perspective une étude a été réalisée en collaboration avec l’Institut
National des Sports et de l’Education Physique de Paris (INSEP)
en vue de comparer la précision du pourcentage de graisse (MG%)
entre la technique ultrasonore que nous avons utilisée avec notre
appareillage portable et la technique de référence : l’absorptiométrie
DEXA. Les pourcentages de graisse estimés par ultrasons restent
très fortement corrélés avec ceux obtenus par DEXA (R>0.96)
pour les athlètes de sexe masculin et féminin. Dans notre étude,
l’erreur totale (TE) comprise entre 0.89 et 1.03 prouve le haut degré
de précision de la technique ultrasonore (Lohman, 1996). Les
méthodes décrites par Bland et Altman (1986) ont été utilisées pour
examiner la précision des erreurs individuelles d’estimation de la
105
Mesure de la composition corporelle par ultrasons : innovation et applications
masse grasse entre la technique ultrasonore et la technique DEXA.
La faible amplitude [-2,5 MG% ; +2,5 MG%] observée des écarts
résiduels individuels du pourcentage de graisse entre la technique
ultrasonore et l’absorptiométrie DEXA met en évidence un haut niveau
de précision de notre technique ultrasonore. Nous observons de plus
une très bonne symétrie des dispersions autour de la moyenne des
écarts du pourcentage de graisse d’autant plus que ces dispersions
des écarts individuels du pourcentage de graisse ne présentent pas de
biais. (Pineau et al. 2009). La méthode ultrasonore est une technique
non invasive plus accessible en routine et moins onéreuse que les
examens d’absorptiométrie à rayons X.
2- Technique ultrasonore appliquée à la mesure de la
masse grasse chez les adolescents obèses
La mesure de la masse grasse corporelle a été déterminée par une
technique ultrasonore sur une population de 94 adolescents obèses
(57 filles et 37 garçons), âgés de 12 à 19 ans, et pour lesquels l’I.M.C
est supérieur à 30 kg.m-2. Parmi ces adolescents, 39% sont atteints
d’obésité de classe I, 28% de classe II et 33% de classe III. Pour
chaque adolescent recruté à la consultation de médecine interne, nous
avons procédé à un examen d’absorptiométrie à rayons X (DEXA),
qui constitue notre mesure de référence (Plank et al. 2005). De façon
simultanée, nous avons déterminé la masse grasse totale (MG) à
partir d’une technique ultrasonore qui nécessite, pour calculer cette
masse grasse, le recueil de données anthropométriques : poids,
stature et périmètres au niveau ombilical et à mi-cuisse. Nous avons
obtenu de très fortes liaisons entre la MG mesurée par ultrasons
versus DEXA, chez les filles (r=0.907) comme chez les garçons
(r=0.975), l’erreur standard d’estimation SEE est respectivement
de 3.6 kg et de 2.5 kg. Nous avons pu également vérifier, que,
sur un sous-effectif de 24 adolescents obèses, la technique
ultrasonore est beaucoup plus précise que la technique des plis
cutanés pour estimer la MG car l’erreur standard d’estimation
(SEE) est de 2.7 kg avec la technique ultrasonore alors qu’elle
atteint 12.7 kg avec la méthode des plis cutanés.
L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
Dans le cadre d’un programme multidisciplinaire (Dao et al. 2004)
nous avons établi, sur 13 adolescents, qu’une diminution de la MG
mesurée par DEXA accompagnée d’une réduction sensible du poids
est étroitement liée (r=0.97) à une diminution de la MG mesurée par
ultrasons.
3- Relation entre la prise de poids et la prise de masse
grasse chez la femme enceinte pendant la durée de
gestation
Le contrôle de la prise de poids maternel est nécessaire pour éviter
les déséquilibres nutritionnels ainsi que les risques de survenue
d’une complication vasculaire pouvant avoir une incidence sur le
développement du fœtus (Abrams et al. 1995 ; Cogswell et al. 1995).
La prise de poids excessive au cours de la grossesse a des effets
délétères sur le déroulement de la grossesse et de l’accouchement
(Kielgman, Gross 1985 ; Scholl et al. 1990).
La présente étude, réalisée en collaboration avec la Clinique
Montplaisir à Lyon sur une période de 18 mois, a pour but de mettre
notre appareillage ultrasonore portable à la disposition des médecins
radiologues et obstétriciens afin de quantifier la prise de masse
grasse associée à la prise de poids chez la femme enceinte pendant
toute la durée de gestation.
Les mesures des épaisseurs de graisse sous-cutanée à mi-cuisse et
au niveau ombilical dorsal seront recueillies par la même infirmière
à 5 reprises : au début de la gestation, au cours des trois examens
échographiques standards et après l’accouchement. D’une façon
simultanée, une série de mesures anthropométriques ainsi que les
caractéristiques socio-culturelles seront relevées systématiquement
sur l’échantillon total.
106
Mesure de la composition corporelle par ultrasons : innovation et applications
Perspectives
Notre appareillage portable peut être utilisé chez les sportifs de haut niveau
dans différentes situations. A court terme, juste après un entraînement
ou dans la même journée, une perte de poids correspond à une perte
d’eau. A moyen ou à long terme, une perte de poids sans modification
de la masse grasse totale se traduit par une baisse du volume hydrique
contenu dans la masse maigre. A l’inverse toute augmentation du poids
sans modification de la masse grasse correspond à une augmentation de
la masse musculaire, le volume hydrique au repos restant assez stable
chez un même individu. Dans cette perspective, la grande précision de
l’estimation de la masse grasse à partir de notre appareillage portable
constitue une aide précieuse pour l’entraîneur et le médecin. Cette
technique représente un outil indispensable pour optimiser la préparation
physique des athlètes à travers un suivi longitudinal.
Cette technique portable ultrasonore peut également être utilisée avec
succès en épidémiologie. En effet, elle présente de nombreux avantages
tant sur le plan de la fiabilité,
de la reproductibilité, de la
précision pour effectuer
Exemple d’un relevé de mesure
le dépistage et le suivi
d’adolescents obèses
puisqu’en France ce
sont 11.3% d’adultes
qui
sont
obèses
soit 5.3 millions de
personnes.
Une
application
particulièrement
originale
est
envisagée avec
cette technique
ultrasonore dans
le domaine de
l’obstétrique.
L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
L’objectif principal de cette étude consiste à analyser l’évolution de
la masse grasse en fonction de l’évolution du poids corporel et des
caractéristiques socio-culturelles de la mère sans aucun risque pour
les patientes ni pour les fœtus.
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L’auteur
Jean-Claude PINEAU
Directeur de recherche au CNRS
- UPR 2147, « Dynamique de l’Evolution Humaine: Individus, Populations, Espèces. » (Paris,
France)
courriel : [email protected]
Tel: 01 43 13 56 83
108
Computed tomography (CT) and magnetic resonance (MR) imaging to better understand
and characterize brain and cranium growth and development.
Fernando VENTRICE
The human brain is a very complex organ that presents several
unsolved enigmas, its evolution being perhaps the most intriguing
one. This topic is deeply related to the evolution of our own species,
and that is the reason why several paleoanthropologists are trying at
present to understand the process that gave origin to human brain.
Unfortunately, this organ is formed by soft tissue which is not sensitive
to the fossilization process. Therefore, we must deal with indirect
evidences to infer brain evolution from the fossil record: (1) the well
known cranial capacity; the impressiones gyrorum of the different
brain gyri and sulci (i.e. lunate sulcus, perisylvian asymmetries); the
petalia patterns; and the anatomical compared studies on brains of
extant primates (Holloway 1996; Semendeferi et al. 1997; Falk 2006;
Schoenemann 2006). Consequently, the fossil record provides only
endocranial information. To better understand the clues provided by
this information on our brain evolution, it is essential to determine the
existing relationship between the brain and the endocranium, and
how this relationship develops throughout the maturation process in
our species.
Nowadays we have new methodologies to address this question.
In this short manuscript two scanning techniques, which may help
to better understand and characterize growth and development of
human brain and cranium, will be detailed. These two techniques
are computed tomography (CT) and magnetic resonance (MR)
imaging (Guy, Ffytche 2005). Their physics principles will be
formulated, with special attention being paid on the advantages
and disadvantages of each technique and their corresponding
differences. At the same time, a brief explanation on how their
results can be quantified to answer research hypothesis will be
given.
L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
The basic physics principle of CT scanning is the reconstruction
of an object internal structure from different projections, which are
based on X-rays emitted towards the object from different angles.
The object presents a variety of absorption rates depending on
its constituent tissues. For this reason, when all projections are
integrated, CT images are much sharper than X-rays, showing a
higher definition not only in bone structures but also in soft tissues
(Hsieh 2009).
The MR physics principles are based on the resonance capacity of
certain atoms, particularly the protons. When an object is exposed
to a strong magnetic field, the small magnetic fields produced by
the protons get positioned in a particular direction. After a radiofrequency pulse application, an exciting and relaxing response of
the protons is obtained. This response is called resonance, and can
be measured and quantified to determine the type of tissue that
is being analyzed (Brown, Semelka 2003). In the human body, the
molecule responsible for most of this kind of resonance is water
(H2O), since it contains two protons and is present in the tissues in
a high percentage.
To highlight the differences between these two scanning techniques
is useful to compare the image stacks obtained through each of them.
On the one hand, a typical axial head CT image set contains 275
axial images of 512 x 512 pixels, which are obtained in a scanning
session lasting 15 seconds and have a voxel resolution equal to 0.5
x 0.5 x 0.5 mm. This volumetric CT stack occupies 144 Megabytes.
On the other hand, a sagittal head MR image set would contain 120
sagittal images of 256 x 256 pixels, with a voxel size equal to 1.5 x 1
x 1 mm, in a scanning session that lasts 10 to 15 minutes. This kind
of MR stack occupies 16 Megabytes. With this information in mind
it is evident that CT images are scanned faster and have a much
higher resolution than MR images. So, what is the advantage of MR
over CT?
Since these imaging techniques extract different information from
109
Computed tomography (CT) and magnetic resonance (MR) imaging to better understand and characterize brain and cranium
growth and development.
the same structure, the choice of the most suitable one will depend on the
nature of the study that is being performed. For example, in a head CT
image, the bones appears white and very clear because they absorb large
quantities of X-rays; grease and other soft tissues absorb less quantities
of X-rays and appear in a gray scale; and finally, the air absorbs very little
radiation, with hollow structures appearing black (Figure 1).
Figure 1: Coronal (upper left), horizontal (upper right) and sagittal (lower left) cranium CT images. Three dimensional (3D) reconstruction of cranium (lower right)
L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
On the other hand, in a head MR image, the bone structures are
shown black because of their lack of water, but the soft tissues of
the brain can be clearly recognized with high detail: gray matter,
white matter and cerebrospinal fluid (Figure 2).
Figure 2: Coronal (upper left), horizontal (upper right) and sagittal (lower
left) head MR. 3D reconstruction of cortical brain tissue (lower right)
generated using an automatic algorithm for brain extraction.
110
Computed tomography (CT) and magnetic resonance (MR) imaging to better understand and characterize brain and cranium
growth and development.
Hence, if the objective of the research is to detect a bone fracture or to
describe cranium growth, a CT scan should be made. But if the objective
is to characterize the brain development, find a certain gyri or discriminate
between gray and white matter, a MR scan should be performed.
Other important differences arise when it is taken into account the nature
of the object to be studied. For example, as it was mentioned above, MR
scan can only be done with objects containing water; also, ferromagnetic
objects cannot be studied with this technique because of the presence of
a strong magnetic field. On the other hand, the CT scan of living humans
makes necessary the design of protocols that minimize their exposition
time to ionizing radiations. The main differences between these two
techniques are presented in Table I.
Table I: Main differences between CT and MR scans.
L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
As it was shown, CT and MR scanning techniques offer valuable
and complementary information on the different structures that
constitute the studied object. However, as they are solely imaging
procedures, they do not provide quantified data; to obtain this, it is
necessary to apply complementary techniques. The most simple
and straightforward of these is the volume measure of different
structures by segmentation procedures: (i) semiautomatic thresholding segmentation to measure endocranial volume from CT head
images (Jiang et al.2007), or (ii) segmentation based on algorithms
that can extract, for example, gray matter, white matter, and cerebrospinal fluid from MR brain images (Smith, 2002). Another group
of techniques that allows the obtaining of size and shape information from images includes geometric morphometric analysis (Bookstein, 1991; Rohlf, Marcus 1993; Zelditch et al. 2004), and voxelbased morphometric analysis (Ashburner, Friston 2000). The latter
enables the estimate of differences between scanned images (e.g.:
to compare what brain region grows faster).
In conclusion, the imaging techniques are important tools that can
be used to answer a variety of hypothesis and address different aspects of the human brain and its evolution. Particularly, the interest
of my research lies in using these two techniques, as well as their
complementary ones, to characterize the growth and development
of the human brain and endocranium, with special emphasis on the
ontogenetic evolution of the relationship between these two structures. This body of knowledge may shed some light on our interpretations of the indirect evidences we have about the human brain
evolution.
111
Computed tomography (CT) and magnetic resonance (MR) imaging to better understand and characterize brain and cranium
growth and development.
Références bibliographiques
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L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
L’auteur
Fernando VENTRICE
Doctorant
- Anthropological Institute, University of Zürich (UZH) (Zurich, Suisse)
- UPR 2147, « Dynamique de l’Evolution Humaine: Individus, Populations, Espèces » (Paris,
France)
courriel : [email protected]
112
Le modèle Primate en anthropologie biologique : Exemple de la reproduction
Cécile GARCIA
Les domaines de la santé humaine dans lesquels
Mots-clés : approche comparative, reproduction, babouins, macaques
Les primates humains et non-humains partagent une longue histoire
évolutive depuis plus de 6 millions d’années (–cf. Figure 1)
Figure 1 : Phylogénie des primates (estimation à partir des restes fossiles)
Modifié d’après Page et al. 2001
Photos : N. Rowe, The pictorial guide to the living primates 1996
Cette histoire commune permet de répondre à des questions
concernant l’homme en étudiant les pressions de sélection et les
adaptations des primates non-humains actuels. Cette approche
comparative inclut des comparaisons entre différentes espèces
de primates et entre différentes populations de la même
espèce. La primatologie permet, en considérant des aspects
comportementaux, physiologiques et anatomiques, de mieux
comprendre l’évolution des Hominidés et leur adaptation à
des conditions environnementales changeant au cours du
temps. Par ailleurs, les études menées sur l’adaptation des
grandes fonctions chez l’homme se heurtent inévitablement
à des limitations éthiques mais peuvent être affinées grâce
à des travaux comparatifs chez les primates non-humains.
L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
les primates
non-humains sont utilisés en tant que modèles biologiques
sont très variés. Nous citerons à titre d’exemple les thèmes
suivants : la génomique fonctionnelle, la locomotion, les maladies
infectieuses, l’endocrinologie de la reproduction et la ménopause,
le vieillissement, les maladies coronariennes, et l’obésité (Shively,
Clarkson 2009). L’étude des primates non-humains et de leurs
adaptations physiologiques et comportementales aux contraintes
environnementales, par une démarche intégrative et comparative,
est une approche assez novatrice en France mais qui s’intègre
pleinement dans le champ disciplinaire de l’anthropologie
biologique.
Plusieurs espèces de primates, telles que les babouins, les
macaques ou les chimpanzés constituent des modèles biologiques
appropriés car ils sont assez proches physiologiquement et
phylogénétiquement de l’espèce humaine pour que les conclusions
puissent être transposables. De plus, les études réalisées chez ces
espèces permettent de répondre beaucoup plus rapidement que
dans l’espèce humaine à des questions relatives à l’acclimatation
et à l’adaptabilité de différentes fonctions biologiques. Les primates
non-humains, et spécifiquement les primates de l’Ancien monde
(macaques, babouins…), sont notamment largement utilisés pour
les recherches sur la fonction de reproduction car le cycle menstruel
chez ces espèces est similaire à celui observé chez la femme en
termes de durée, de variabilité, et de profil de sécrétion des hormones
sexuelles (Stevens 1997 ; Wasser et al. 1998 ; Martin 2007).
Dans l’espèce humaine, comme chez les autres mammifères et en
particulier les primates de l’Ancien monde, la fonction de reproduction
est limitée par des facteurs biologiques influencés à divers degrés par
des facteurs environnementaux, auxquels s’ajoute potentiellement
l’interaction non négligeable des facteurs sociaux et culturels.
C’est dans ce contexte que nous avons développé une recherche
ayant pour objectifs de déterminer l’impact de différents facteurs
environnementaux (disponibilité alimentaire, stress psychosocial…)
sur la régulation de la fonction de reproduction, la flexibilité des
113
Le modèle Primate en anthropologie biologique : Exemple de la reproduction
aptitudes reproductives et le vieillissement reproductif des primates.
Afin d’envisager la fonction de reproduction dans une perspective
pluridisciplinaire, nous avons développé plusieurs types de méthodologies
issues des sciences biologiques et comportementales pour les appliquer
à des questions relevant du champ de l’anthropologie biologique. Nous
avons notamment utilisé des méthodes d’observations comportementales,
des techniques anthropométriques (Garcia et al. 2006, 2009a), des
analyses isotopiques (Garcia et al. 2004) et des analyses hormonales
(Garcia et al. 2009b) chez des populations de babouins et de macaques.
Ces différentes méthodologies nous ont permis de dégager plusieurs
résultats importants :
- Les stratégies adaptatives qu’utilisent les femelles babouins de notre
échantillon pour couvrir les coûts énergétiques de la lactation sont similaires
à celles utilisées par l’homme. En effet, il semble qu’une augmentation
modérée des apports énergétiques couplée à une réduction de l’activité
physique constituent les principales adaptations comportementales
utilisées pour faire face aux contraintes énergétiques imposées par
la lactation. Ces données confirment que l’hyperphagie lactationnelle
des primates humains ou non-humains est modérée comparée à celle
d’autres espèces de mammifères. Nos données confirment également
que, chez les primates, le stress énergétique de la lactation par unité
de temps est faible comparé à celui de la plupart des mammifères
de taille similaire (Dufour, Sauther 2002).
- Le rang de dominance au sein de la hiérarchie du groupe social
explique une grande partie des différences de fertilité observées
chez les femelles babouins. Les femelles de bas rang social
mettent plus de temps à retrouver une cyclicité ovarienne (cf.
Figure 2) et ont des intervalles entre naissances plus longs que
les femelles de haut rang social. Les mécanismes nutritionnels
et les comportements alimentaires ne semblent pas jouer un
rôle prépondérant dans la relation entre la dominance et la
reproduction et nos résultats indiquent plutôt que, dans ce
contexte, le stress social pourrait être le mécanisme principal
interférant avec la régulation de la fonction de reproduction
(Garcia et al. 2006, 2008).
L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
Figure 2 : Comparaison des courbes de survie pour la durée d’aménorrhée du post-partum
(APP) chez des femelles babouin de haut rang et de bas rang social.
- Les paramètres anthropométriques liés au bébé, tels que son
poids ou sa croissance, influencent fortement le déroulement des
événements reproducteurs. En effet, les femelles babouins avec des
bébés plus lourds mettent moins de temps à reprendre des cycles
(Garcia et al. 2006). De plus, nous avons montré que les bébés
devaient atteindre un poids seuil situé aux alentours de 2 kg avant
que la mère ne puisse reprendre un cycle menstruel (cf. Figure 3)
ce qui indique que le profil de croissance post-natale est un facteur
déterminant du succès reproducteur maternel (Garcia et al. 2009a).
114
Le modèle Primate en anthropologie biologique : Exemple de la reproduction
Figure 3 : Masse du bébé babouin à la fin de l’aménorrhée du post-partum. Le poids seuil
de 2kg (range 1.5 – 2.5 kg) est indiqué par l’aire en pointillés. (Modifié d’après Garcia et
al. 2009a)
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Reproduction Update 4(4): 430-438.
L’auteur
Cécile GARCIA
Chargée de Recherche au CNRS
- UPR 2147, « Dynamique de l’Evolution Humaine: Individus, Populations, Espèces » (Paris,
France)
courriel : [email protected]
Tél : +33 (0)1.43.13.56.34
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