Levinas et la culture européenne

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Levinas et la culture européenne
Claire Marie Monnet op et Michel Van Aerde op
Prologue
Rescapé des pogroms de l’Europe de l’Est ainsi que de la persécution nazie, philosophe juif
et, comme certains de ses prédécesseurs, tenté par l’assimilation, E. Levinas, sans tergiverser,
met en cause la philosophie européenne. Après les éloges, vient la dénonciation de la
perversion.
« Les formes de la vie européenne ont conquis les israélites dans la mesure où elles reflètent l’excellence
spirituelle de l’universalité, norme du sentir et du penser, source de la science, de l’art et de la technologie
moderne, mais aussi de la réflexion, de la démocratie et fondement des institutions rattachées à l’idéal de
la liberté et des droits de l’homme.
Personne ne saurait, certes, oublier les événements du 20ème siècle : deux guerres mondiales, fascisme et
holocauste. Les doctrines et les institutions de l’Europe en sortent bien compromises. N’empêche que
nous nous référons à elles en nous opposant à leur descendance monstrueuse et distinguons la perversion
advenue de la bonne graine. » 1
Pour Levinas, la nature même de l’ontologie occidentale est violente. Après avoir présenté
avec pédagogie et clarté son argumentation, nous en discuterons.
1
(L’Au-delà du verset. Lectures et discours talmudiques, Paris, Editions de Minuit 1982 p 229-230)
1
Introduction (Michel Van Aerde)
1. L’Union Européenne est difficile dit-on. Mais je ne sais pas quand elle a
pu être facile ! L’Union Européenne est constituée d’anciens ennemis
réconciliés qui ont perçu un intérêt commun. Aujourd’hui, mais peut-être
n’est-ce que le seul fait d’une démographie en implosion, l’Europe se
présente comme en paix et ne menace aucunement les autres continents.
2. Ce n’est pas cette Europe là qu’a connue Levinas. Exilé de Lituanie, il a
dû, en France, protéger sa famille des persécutions nazis.
3. C’est en Europe que s’est développée la civilisation actuellement
dominante, où se trouve posée de façon tragique la question de la violence
au 20ème siècle. Guerres mondiales, Auschwitz, libéralisme, etc.
4. N’y a-t-il pas dans la logique profonde qui anime et sous-tend la
civilisation occidentale, l’explication de cette violence, une ‘ratio’ ? Où
se trouve le germe ? La violence serait-elle au commencement de la
pensée (lucidité) rationnelle, une rationalité qui, par nature serait
violente ? La nature même de l’ontologie occidentale est violente.
Voilà la lecture de Levinas. Il ne s’agit pas d’une erreur contingente, écritil.
5. Dans cette pensée très critique à l’égard de la civilisation européenne,
Levinas n’est pas seul. Notre conférence est centrée sur cet auteur mais
dès ces premiers mots d’introduction, je voudrais signaler qu’il y a là
comme une famille de pensée qui s’origine chez Husserl en particulier
dans son ouvrage
La crise des sciences européennes et la
phénoménologie transcendantale, trad. Granel, éd. Gallimard, 1976, se
retrouve chez Patocka ainsi que chez Michel Henry.
Puisque j’ai parlé de Husserl, je ne peux m’empêcher de vous livrer cette
citation si elle n’a rien à voir avec notre sujet : « Le plus grand danger qui
menace l’Europe est la lassitude » Husserl Krisis appendice III p 382.
Mais quel rapport y a-t-il entre la philosophie et l’Europe ? Il est en fait
essentiel, dit Husserl :
« En fait, c’est la philosophie qui a créé le caractère fondamental de
l’Europe en en faisant une configuration cohérente animée par l’esprit et
par une vie douée d’unité (…) » 2
2
HUSSERL, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, trad. Granel, éd.
Gallimard, 1976, p. 13 (Husserl parle aussi d’une tension vers un pôle infini, comparable à une tour
babylonienne voir La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, trad Ricoeur, éd
bilingue, Aubier Montaigne, 1977, PP46-47)
2
« Les combats spirituels authentiques de l’humanité européenne en tant que tels
se déroulent comme des combats entre philosophies, savoir : entre les
philosophies sceptiques – ou plutôt les non philosophies, qui ont conservé le
terme mais non la tâche – et les philosophies réelles, encore vivantes. » P20,
p. 13
« La question est de savoir si le Télos qui naquit pour l’humanité européenne
avec la naissance de la philosophie grecque : vouloir être une humanité issue de
la raison philosophique, et ne pouvoir être qu’ainsi, dans le mouvement infini où
la raison passe du latent au patent et la tendance infinie à l’auto-normation par
cette vérité et authenticité humaine qui est sienne, n’aura été qu’un simple délire
de fait historiquement repérable, l’héritage contingent d’une humanité
contingente, perdu au milieu d’humanités et d’historicités tout autres ; ou bien
si, au contraire, ce qui a percé pour la première fois dans l’humanité grecque
n’est pas plutôt cela même qui, comme entéléchie, est inclus par essence dans
l’humanité comme telle. »
Cette perception sera particulièrement développée par Patocka quand il montre
que la philosophie est en quelque sorte la tâche, le devoir, l’exigence qui définit
l’homme européen
« () par là seulement serait décidé si l’humanité européenne porte en soi une idée
absolue au lieu d’être un simple type anthropologique comme la Chine ou les
Indes ; et décidé du même coup si le spectacle de l’europésation de toutes les
humanités étrangère annonce en soi la vaillance d’un sens absolu, relevant du
sens du Monde et non d’un historique non-sens de ce même Monde. » Crisis P
21
Or cette philosophie européenne, Levinas la met très sérieusement en question
en particulier quand il la considère sous l’angle de son rapport à la violence.
QUI EST LEVINAS ? Les grandes étapes de sa vie et de sa pensée
(Claire Marie Monnet)
A l’occasion du 100e anniversaire de la naissance de Levinas des colloques, des
rencontres, sont organisés dans le monde entier pour célébrer sa mémoire
comme à Jérusalem, Cluny et Paris. S’il n’a pas toujours été vraiment reconnu
3
comme un grand philosophe quand il était vivant, il est maintenant de plus en
plus considéré comme un philosophe qui renouvelle profondément la pensée.
1. La Lituanie
Levinas est né le 12 décembre 1906 en Lituanie, à Kovno, dans une famille juive
pratiquante. Son père est libraire et dans sa famille il pourra s’initier à l’hébreu
comme au russe.
En 1914, à la déclaration de guerre, la famille fuit l'avancée des armées
allemandes. Elle s'installe en Russie, à Karkhov, jusqu'en 1920. Elle revient
alors en Lituanie car, après la révolution bolchévique, commencent des
manifestations contre les juifs. A Karkhov, malgré le numerus clausus qui limite
à 5 les juifs qui sont admis, Emmanuel Levinas entre au lycée. « L'entrée au
lycée [fut] célébrée à la maison comme une véritable fête de famille et une
promotion ! Comme un doctorat ! » FP-EL, p. 67
Il y fait toutes ses études secondaires. Il s’ouvre aux questions métaphysiques en
lisant les grands écrivains russes — Pouchkine, Lermontov, Tolstoï,
Tourgueniev et surtout Dostoïevski. « Livres traversés par l'inquiétude, par
l'essentiel, l'inquiétude religieuse, mais lisible comme quête du sens de la vie ».
EL
2. Strasbourg
E. Levinas poursuit ses études à Strasbourg, « C'est le sol de cette langue qui est
pour moi le sol français ». Avec ses camarades, il est témoin de l’affaire Dreyfus
et surtout de la réhabilitation.
« Ils gardèrent moins le souvenir du fait qu'en pleine civilisation une injustice ait
été possible que du triomphe remporté par la justice… De leur face émanait
comme un rayonnement. » EL, Difficile liberté.
Il fréquente de bons professeurs de philosophie : Maurice Pradines, Charles
Blondel, Maurice Halbwachs, Henri Carteron. Et il découvre la philosophie de
Bergson.
“Toutes les nouveautés de la philosophie du temps moderne et post-moderne, et
en particulier la vénérable nouveauté de Heidegger, ne seraient pas possible sans
Bergson..”
Il lie une amitié profonde avec Maurice Blanchot qui l’initie à Proust et Valéry.
4
3. L’Allemagne
E. Levinas découvre E. Husserl et lit Recherches logiques ». Il est profondément
marqué par cette découverte de la phénoménologie, il a l’impression “d'avoir
accédé à de nouvelles possibilités de pensée.” En 1928, il décide d’aller écouter
directement Husserl à Fribourg. Il y séjourne de mars à juillet 1928 et d’octobre
à février 1928-1929. Husserl suit ensuite les cours de Martin Heidegger après
avoir lui Sein und Zeit. Il participe alors aux rencontres de Davos. Il y est alors
« un défenseur de Husserl et Heidegger, un Lituanien qui va publier un article
sur Husserl dans la Revue Philosophique. » (J. Cavaillès - lettre à sa sœur - in
MAL-EL). C’est alors qu’il écrit un petit ouvrage critique Sur les Idées de M.
Husserl paru dans la Revue Philosophique de la France et de l'Etranger.
Dans le prolongement de ces rencontres, il soutient sa thèse de doctorat à
Strasbourg : “Théorie de l'intuition dans la phénoménologie de Husserl.” Elle
est publiée chez Vrin
4. Paris
E. Levinas s’emploie à l’administration scolaire de l’Alliance Israélite
universelle. Il se marie en 1932 avec une personne qu’il a connue à Kovno.
Il suit les cours de Léon Brunschvig, “le pape de la philosophie en France”
(MAL-EL). A la Société Française de Philosophie, il rencontre Jean Wahl, il
participe aux soirées “avant-gardistes” de Gabriel Marcel. Il peut y entendre un
exposé de JP Sartre.
Il traduit alors les Méditations cartésiennes de E. Husserl.
5. Le Nazisme
E. Levinas publie alors surtout dans les revues juives, des analyses sur la
situation et sur le fait juif.
« L'hitlérisme est la plus grande épreuve — l'épreuve incomparable — que le
judaïsme ait eue à traverser…. Ce qui donne à l'antisémitisme hitlérien un accent
unique et en constitue, en quelque manière, l'originalité, c'est la situation sans
précédent où il a mis la conscience juive… Le sort pathétique d'être juif devient
une fatalité… Le juif est inéluctablement rivé à son judaïsme »
EL in Paix et droit, 1935
5
Il publie alors De l'évasion dans « Recherches Philosophiques » en 1935, il écrit
des articles dans des revues juives, des articles d'analyse sur le fait juif et la
situation créée par l'hitlérisme.
Naturalisé français, il est mobilisé et envoyé en captivité en Allemagne. Sa
femme et sa fille ont pu se réfugier chez les sœurs de Saint Vincent de Paul, près
d'Orléans mais toute sa famille, restée en Lituanie est massacrée.
6. Après la guerre
Il publie : De l'existence à l'existant (1947)
Le temps et l'autre (1947)
En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger (1949)
Il rédige une thèse d’état qu’il publie en 1961 : Totalité et Infini
puis Difficile liberté (1963); Quatre lectures talmudiques (1968); L'humanisme
de l'autre homme (1972) ; Autrement qu'être ou au-delà de l'essence (1974) ;
Noms propres (1976)
; Sur M. Blanchot (1976) ; Du sacré au saint, Cinq nouvelles lectures
talmudiques (1977); L'au-delà du verset, Lectures et discours talmudiques
(1982); A l'heure des nations (1988); Nouvelles lectures talmudiques (janvier
96).
1. Levinas et la violence du monde occidental (Michel Van Aerde )
a. Un germe de violence est à la source de la philosophie
occidentale
La mondialisation nous amène aujourd’hui à poser les questions au plan de la
planète en risquant quelques comparaisons culturelles. En quoi la civilisation
européenne serait-elle particulièrement violente ?
La violence a régné sur tous les continents. La civilisation aztèque pratiquait
massivement les sacrifices humains mais, comme l’écrit Todorov, les
conquistadores ont provoqué infiniment plus de morts en substituant la
civilisation du massacre à celle du sacrifice. On peut ainsi se demander si la
civilisation ‘européenne’ – requalifiée d’occidentale depuis la découverte de
l’Amérique – n’est pas finalement la plus violente de toutes. Dans le mouvement
même de ses conquêtes techniques et sociales, n’y a-t-il pas en cette civilisation,
maintenant mondiale, le développement d’une forme de ‘virus’ ? N’y a-t-il pas
quelque chose qui affecte les relations : la relation des hommes entre eux et la
6
relation des hommes avec la nature ? Quelque chose qui a perverti, dans la
racine, les relations de l’esprit humain avec chacun des objets qu’il cherche à
comprendre ?
b. Sous le masque de l’antisémitisme…
Si l’on en croit le proverbe selon lequel « la dernière chose dont prend
conscience le poisson, dit un proverbe, c’est de l’eau de son bocal », comment
les philosophes européens pourraient-ils bénéficier du recul nécessaire pour
analyser le fonctionnement violent de leur propre univers de pensée ?
Il faut occuper la place de la victime pour percevoir la violence qui s’exerce,
dans toute son ampleur. Peut-être est-ce l’une des raisons de la perspicacité
d’Emmanuel Levinas. Rescapé des pogroms de l’Europe de l’Est, ainsi que de la
persécution nazie, philosophe juif et, comme certains de ses prédécesseurs, tenté
par l’assimilation, E. Levinas, sans tergiverser, met en cause la philosophie
européenne. Après les éloges, vient la dénonciation de la perversion. Le mot
« perversion », comme les réalités qu’il désigne, est terrible mais il est prononcé.
« Les formes de la vie européenne ont conquis les israélites dans la mesure
où elles reflètent l’excellence spirituelle de l’universalité, norme du sentir
et du penser, source de la science, de l’art et de la technologie moderne,
mais aussi de la réflexion, de la démocratie et fondement des institutions
rattachées à l’idéal de la liberté et des droits de l’homme.
Personne ne saurait, certes, oublier les événements du 20ème siècle : deux
guerres mondiales, fascisme et holocauste. Les doctrines et les institutions
de l’Europe en sortent bien compromises. N’empêche que nous nous
référons à elles en nous opposant à leur descendance monstrueuse et
distinguons la perversion advenue de la bonne graine. » 3
Cette analyse n’est pas isolée dans l’œuvre de Levinas. L’antisémitisme le
contraint à cette réflexion :
« Crise de l’humanisme qui a commencé par les inhumains événements de
l’histoire récente… Faut-il rappeler ces inhumanités ? Guerre de 14,
révolution russe se reniant dans le stalinisme, fascisme, hitlérisme, guerre
de 39-45, bombardements atomiques, génocides et guerres désormais
ininterrompus. Sur un autre plan, une science qui veut embrasser le monde
et qui le menace de désintégration…
Une politique et une administration libérales qui ne suppriment ni
exploitation, ni guerre… Que de renversements, que d’inversions, que de
perversions de l’homme dans son humanisme. Est-ce la fragilité de
3
(L’Au-delà du verset. Lectures et discours talmudiques, Paris, Editions de Minuit 1982 p 229-230)
7
l’humanisme dans le libéralisme occidental ? Est-ce une incapacité foncière
d’assumer les principes dont l’humanisme s’est cru dépositaire ? Nous,
juifs, nous l’avons ressenti les premiers. Pour nous, la crise de l’idéal
humain, fût-il d’origine grecque ou romaine, pour nous, cette crise
s’annonce dans l’antisémitisme qui est en son essence la haine de l’homme
autre, c'est-à-dire la haine de l’autre homme. » « antihumanisme et
éducation »4
c. Le rapport à la vérité est perverti
L’antisémitisme contraint Levinas à scruter, dans la philosophie occidentale
même, l’origine de la perversion qu’il ressent. D’emblée sa réflexion porte audelà de l’antisémitisme ou plutôt il perçoit que l’antisémitisme n’est que le
révélateur d’une violence partout répandue.
En post-scriptum aux Quelques réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme,
Levinas écrit ceci :
« L’article procède d’une conviction que la source de la barbarie
sanglante du national-socialisme n’est pas dans une quelconque anomalie
contingente du raisonnement humain, ni dans quelque malentendu
idéologique accidentel. Il y a dans cet article la conviction que cette source
tient à une possibilité essentielle du Mal élémental où bonne logique peut
mener et contre laquelle la philosophie occidentale ne s’était pas assez
assurée. Possibilité qui s’inscrit dans l’ontologie de l’Etre, soucieux d’être
– de l’Etre « pour lequel en son être il y va de son être même », selon
l’expression Heideggérienne. Possibilité qui menace encore le sujet
corrélatif de l’ « Etre-à-rassembler » et « à dominer », ce fameux sujet de
l’idéalisme transcendantal qui, avant tout, se veut et se croit libre. »5
d. Les mots les plus beaux ont justifié le pire
Levinas dénonce les illusions et la perversion du meilleur. Les mots « vérité »,
« liberté » fonctionnent à faux, de même que le mot « paix ». L’homme se croit
libre, de même qu’il se croit en paix ! Levinas ironise : « merveille des
merveilles ! » écrit-il. L’erreur est profonde, elle se trouve au cœur puisqu’elle
repose sur une fausse perception de la vérité ! Selon lui, l’enquête est à mener au
sein de la philosophie :
4 Difficile liberté, Essais sur le judaïsme, Albin Michel, Paris, 1963, 1976 p. 385. Le Livre de Poche, Biblio-Essais, 1988, N° 4019 (1963).
5 Autrement qu’être ou Au-delà de l’essence, Nijhoff, La Haye, 1978 p 25-26. Le Livre de Poche, Bibliothèque Essais, 1990 n°4121.
8
« Paix à partir de la Vérité – à partir de la vérité d’un savoir où le divers,
au lieu de s’opposer, s’accorde et s’unit ; où l’étranger s’assimile ; où
l’autre se réconcilie avec l’identité de l’identique de chacun… Paix à partir
de la vérité qui – merveille des merveilles – commande les hommes sans
les forcer ni les combattre, qui les gouverne ou les assemble sans les
asservir, qui peut convaincre par le discours, au lieu de vaincre, et qui
maîtrise les éléments hostiles de la nature, par le calcul et le savoir-faire de
la technique. Paix à partir de l’Etat qui serait rassemblement des hommes
participant aux mêmes vérités idéales. Paix qui est goûtée comme
tranquillité qu’assure la solidarité – mesure exacte de la réciprocité dans les
services rendus entre semblables : unité d’un Tout où chacun trouve son
repos, sa place, son assise. Paix comme tranquillité et repos.6
Levinas dénonce ici une fausse paix, une paix totalitaire en laquelle l’homme ne
serait qu’un objet uniforme et transparent, unidimensionnel. Il dénonce
l’illusion qui porte sur les mots les plus nobles (vérité, liberté, paix, solidarité),
qui porte sur le ‘savoir’ et, finalement, sur la ‘lumière’ elle-même :
« Cette histoire d’une paix, d’une liberté et d’un bien-être promis à partir
d’une lumière qu’un savoir universel projetait sur le monde et sur la société
humaine et jusque sur les messages religieux qui se cherchaient
justification dans les vérités du savoir – cette histoire ne se reconnaît pas
dans ses millénaires de luttes fratricides, politiques et sanglantes,
d’impérialisme, de mépris humain et d’exploitation, jusque dans notre
siècle de guerres mondiales, des génocides de l’holocauste et du
terrorisme ; du chômage et de la misère continue du Tiers-monde, des
impitoyables cruautés du fascisme et du national-socialisme et jusque dans
le suprême paradoxe où la défense de l’homme et de ses droits s’invertit en
stalinisme. »7
e. Comment sortir du cercle vicieux de la violence faite à la
violence ?
Comment peut-on s’opposer à la violence sans être soi-même violent ? Peut-il y
avoir une guerre « juste » contre la guerre ? La question de la non-violence est
posée, en termes renouvelés :
« Ecrites par le vainqueur, méditées sur les victoires, notre histoire
occidentale et notre philosophie de l’histoire annoncent la réalisation d’un
idéal humaniste tout en ignorant les vaincus, les victimes et les
6 Altérité et transcendance Montpellier, Fata Morgana 1995 p138- 139
7 Altérité et transcendance p 139
9
persécutés, comme s’ils n’avaient aucune signification. Elles dénoncent la
violence par laquelle cette histoire s’est cependant accomplie sans être
gênée par cette contradiction. Humanisme des superbes ! La dénonciation
de la violence risque de tourner en instauration d’une violence et d’une
superbe : d’une aliénation, d’un stalinisme. La guerre contre la guerre
perpétue la guerre en lui ôtant la mauvaise conscience.
Notre temps n’a certes plus besoin d’être convaincu de la valeur de la nonviolence. Mais il lui manque peut-être une nouvelle réflexion sur la
passivité, sur une certaine faiblesse qui n’est pas lâcheté, sur une
certaine patience qu’il ne faut pas prêcher aux autres, où le Moi doit se
tenir et qui ne peut pas être traitée en termes négatifs comme un simple
envers de la finitude… Mais qui osera le crier ? L’humanisme du
serviteur souffrant – l’histoire d’Israël – invite à une nouvelle
anthropologie, à une nouvelle historiographie et, peut-être, par la fin du
« triomphalisme » occidental, à une nouvelle histoire »8.
Levinas se réfère à l’expérience et à la sagesse historique de son peuple. Il est
juif, croyant ; loin de nous l’idée de rejeter ce que cette tradition et cette foi lui
communiquent ! Elles lui permettent en effet d’établir, en termes philosophiques
et donc universels, le point où la violence naît selon lui :
« L’intéressement de l’être se dramatise dans les égoïsmes en lutte les uns
avec les autres, tous contre tous, dans la multiplicité d’égoïsmes
allergiques qui sont tous en guerre les uns avec les autres et, ainsi,
ensemble. La guerre est la geste ou le drame de l’intéressement de
l’essence. Aucun étant ne peut attendre son heure. Tous s’affrontent malgré
la différence des régions auxquelles peuvent appartenir les termes en
conflit. L’essence est, ainsi, l’extrême synchronisme de la guerre. »9
2. La réponse d’Emmanuel Levinas : une éthique de l’altérité
(Claire Marie Monnet)
Quelle est la cause de la violence ? La réponse de Levinas ne porte pas sur des
points de détails. Elle remet en cause tout le système de pensée de l’Occident.
Dans ses termes, ce système constitue une totalité. Ainsi, l’analyse de Levinas
s’attaque aux racines même de notre civilisation et il en dénonce l’organisation
perverse, c’est-à-dire fondamentalement violente. C’est cette perversion de la
pensée (qui nie l’autre) qu’il faut apprendre à décrypter si l’on veut retrouver la
relation à l’autre et un accès sain à la vérité. Ce faisant, c’est découvrir le
chemin de la non-violence, en matière éthique certes, mais également politique.
8 Difficile liberté. Essais sur le judaïsme, Paris, Albin Michel 1963. Le Livre de Poche, Biblio-Essais, 1988, n° 4019 (1963) p 239-240
9 Autrement qu’être ou au-delà de l’essence Livre de Poche n° 4121 Paris 1990 p 15
10
a. Sortir de la violence, c’est sortir du « savoir ».
1. Sortir de la question de l’être…
A la source, la question est celle de l’être. « Etre ou ne pas être », est-ce là la
question ? s’interroge Levinas. Pour lui, la question n’est pas d’accéder à l’être
mais « comment l’être se justifie »….
Son éthique propose un renversement complet et se veut philosophie première10.
Les termes ne sont pas anodins. Ils sont porteurs d’une histoire qu’il convient de
déchiffrer. Nous proposons deux points de repère en notre étude qui ne peut
qu’être allusive. Ce sont là des pistes de recherche, quelques éléments de
réflexion puisés chez Levinas.
Une première approche consiste à remonter à la source de la pensée occidentale.
Pour Levinas, il s’agit d’Aristote et de sa métaphysique.
« La vie intellectuelle- et même la vie spirituelle- de l’Occident, dans la
priorité qu’elle accorde à la connaissance, identifiée avec l’Esprit, atteste
sa fidélité à la philosophie première d’Aristote. »11
2… et de la « connaissance de l’être »
Ainsi, ajoute Levinas, Aristote serait le premier à rendre compte de la
« corrélation connaissance-être », encore appelée « la thématique de la
contemplation ». Cette thématique de la contemplation n’est pas sans incidence
dans l’histoire de la pensée. Au contraire, elle est la source :
« Elle- la corrélation être-pensée- constitue, à travers toute l’histoire de la
philosophie occidentale, le souffle même de l’esprit. Le savoir, c’est le
psychisme ou le pneumatisme de la pensée, même dans le sentir ou dans
le vouloir. Il se retrouve dans le concept de conscience à l’aube des temps
modernes. » 12
10 Philosophie première. L’expression est d’Aristote et désigne habituellement la métaphysique. Comme l’expression l’indique, il s’agit des fondements, des principes de la
philosophie.
11
Ethique comme philosophie première, Payot, Rivages poche, Paris, 1998 (seconde édition)
p. 67.
12 Ethique comme philosophie première, p. 74.
11
Il y a ici un fil rouge à suivre, d’Aristote à la pensée moderne, et une mosaïque
d’expressions à mettre en relief. Levinas semble identifier la philosophie
première d’Aristote avec la thématique de la contemplation, la corrélation entre
l’être et la pensée, le savoir, la théorie. De ces expressions découlent d’autres
harmoniques : l’idéal de la rationalité et du sens, la représentation,
l’objectivation jusqu’au concept de conscience des temps modernes.
3. Connaître, c’est réduire l’Autre au Même
Il s’agit de bien voir le point de rupture qu’opère Levinas. Ce point de rupture
consiste à substituer un point de départ pratique, à travers la question d’Autrui,
au point de départ traditionnellement spéculatif de la philosophie. Pour Levinas,
la démarche d’Aristote est caractérisée par la recherche des principes et des
causes premières. Ce qui meut son questionnement, c’est d’accéder à ce qui est
le plus profond dans l’être. Or, pour Emmanuel Levinas, l’ontologie
aristotélicienne est « la réduction de l’Autre au Même». Cette réduction vient du
savoir. Connaître, savoir, pour Levinas, c’est assimiler, faire sien, réduire à soi,
par là, c’est réduire l’Autre au Même. C’est « un saisir », une « appropriation »,
par le biais de la connaissance, par le processus même de la connaissance.
Levinas définit le théorétique- autre nom de la contemplation- comme l’
« intelligence, logos de l’être, c’est-à-dire une façon telle d’aborder l’être connu
que son altérité par rapport à l’être connaissant s’évanouit ».
b. Sortir de la question de l’Etre,
c’est entrer dans la question de l’Autre !
Quel est donc l’enjeu ? Le défi relevé par Emmanuel Levinas est celui du
respect de l’altérité. Au centre de la démarche métaphysique, il place la question
de l’Autre. Comment atteindre l’autre et comment le respecter jusqu’au bout ?
Levinas dénonce dans l’ontologie – dont il remonte à la source en revenant à
Aristote – la mainmise sur l’Autre, sa réduction, son absorption. Il est essentiel
de noter, dès lors, le lieu où se joue cette réduction : dans la corrélation entre la
pensée et l’être. En d’autres termes, ce qui est mis en cause est l’accès à l’être, la
manière dont nous touchons l’être. La question de l’Autre est la question de
l’accès à l’être. Nous sommes au cœur de la métaphysique. Nous pouvons déjà
entrevoir, eu égard à ce questionnement, le projet de Levinas quant à une
éthique qui se veut philosophie première et comprendre l’importance d’un retour
à Aristote. Tout semble en germes dans cette question :
« Etre ou ne pas être, est-ce là la question ? Est-ce la première et la dernière
question ? L’être humain consiste-t-il à s’efforcer d’être et la
12
compréhension du sens de l’être est-elle la première philosophie s’imposant
à une conscience qui d’abord et d’emblée serait savoir et représentation
… ? »13.
c. De la totalité à l’Infini : de la connaissance à la reconnaissance.
Parler de l’Infini, c’est introduire dans la sphère philosophique un élément qui
lui échappe, c’est-à-dire la place de l’autre comme irréductible. C’est passer de
la connaissance à la reconnaissance. C’est chercher à concevoir une pensée,
ouverte à plus que la pensée, ouverte à la présence d’un autre, sans faire appel à
des éléments de l’ordre d’une croyance, d’une foi révélée.
1. Guerre et paix ne s’opposent pas.
Le cheminement éthique d’Emmanuel Levinas se dessine, non pas entre guerre
et paix, non pas entre deux contraires parfois conciliables, l’un étant simplement
l’envers de l’autre, mais entre guerre, ou encore déchirure et eschatologie.
« Sans substituer l’eschatologie à la philosophie, sans démontrer
philosophiquement les “vérités” eschatologiques, on peut remonter à
partir de l’expérience de la totalité à une situation où la totalité se brise,
alors que cette situation conditionne la totalité elle-même »14
Levinas dénonce le cercle vicieux d’une pensée dialectique.
C’est le prolongement de l’accusation portée à l’encontre d’une philosophie de
l’Etre. Si chacun cherche à s’auto-affirmer, nous sommes au cœur de la pensée
de l’Etre.
Et c’est la guerre en permanence. Levinas propose de rompre le cercle vicieux :
ce n’est ni l’auto-affirmation de soi et contre l’autre, ni la considération de
l’opposition des deux termes en présence (la dialectique), mais la
reconnaissance des deux termes l’un par l’autre, dès l’origine de la relation.
Cette reconnaissance remonte même en deçà de l’origine, car, pour Levinas,
l’autre me précède. Autrement dit, l’éthique est première. Elle est avant toutes
choses. Mais l’éthique est aussi dernière.
2. La non-violence comme eschatologie
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De Dieu qui vient à l’idée, Vrin, Paris, 1998 (édition augmentée). p. 265.
14 Totalité et Infini, Livre de poche biblio-essaisn° 4120 (2001) p. 9.
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La non-violence est la mise en œuvre dès maintenant d’une éthique à la fois
première et finale. L’autre me précède. Il est l’Alpha. L’autre est au terme, en sa
transcendance. Il est l’Oméga. La non-violence est l’attitude par laquelle,
concrètement, est mise à mal toute dialectique.
La pensée dialectique ne considère pas l’altérité mais deux phases, deux
positions différenciées, au sein d’une réalité unique, que ce soit dans la sphère
abstraite de la pensée ou dans son application à la réalité sociale. L’autre
n’existe pas. L’éthique de Levinas peut s’identifier à une philosophie de la nonviolence, au sens où cette philosophie fonde l’exigence de la non-violence. Elle
est la seule à montrer que l’autre est un absolu. Il est avant et il est après moi.
Conclusion : Michel Van Aerde
Si tu veux avoir la paix, prépare la guerre (si vis pacem, para bellum)… L’adage
dit clairement que la guerre cherche la paix, mais comment le fait-elle, sinon par
la suppression de l’autre en visant la « paix des cimetières »?
Une éthique qui prend pour point de départ l’autre et l’exigence de le respecter,
ne peut avoir pour objectif ce type de paix. Car il faut comprendre qu’il y a une
fausse paix qui n’est pas autre chose que la réduction de l’autre, des autres, au
Même. Et cette fausse paix est autant criminelle qu’une guerre explicite.
Il y a aussi une vraie guerre mais elle est d’une toute autre nature : le
dépassement du conflit n’est pas l’abolition du conflit mais l’établissement de
règles nouvelles pour vivre autrement la confrontation à l’autre, sans jamais
pour autant s’y dérober : telle est la non-violence.
Epilogue : Claire Marie Monnet
Levinas nous invite donc à une lecture critique de la pensée occidentale pour y
déceler les germes de la violence. Il serait cependant nécessaire, en toute justice,
de vérifier si la lecture scolaire de certains philosophes, à commencer par celle
d’Aristote, n’a pas déformé la pensée de cet auteur.
Où se trouve la perversion ? Dans la pensée des grands philosophes ou dans leur
réduction à un système, une « école », une scolastique qui, comme toute
scolastique, a horreur de l’impensable, de l’infini, de la question, de tout ce qui
peut rappeler l’altérité, justement !
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