La Tragédie des Templiers - Librairie Excommuniée Numérique

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Michael Haag
La Tragédie des Templiers
L’ascension et la chute
Couverture : O. Frenot
Photo : Shutterstock
Traduction : Christophe Billon
Un ouvrage réalisé sous la direction de Sophie Descours
Titre original : The Tragedy of the Templars
© 2012 Michael Haag
© 2014 Ixelles Publishing SA pour l’édition française
Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation
réservés pour tous pays.
ISBN 978-2-87515-211-4
ISBN eBook : 978-2-87515-484-2
D/2014/11.948/211
Dépôt légal : 1er trimestre 2014
E-mail : [email protected]
Site Internet : www.ixelles-editions.com
Ixelles Éditions est une division de Ixelles Publishing SA
Prologue
Jérusalem 1187
Le vendredi 2 octobre 1187, après douze jours de siège, et moins d’un siècle
après l’apogée d’une première croisade victorieuse, les habitants de
Jérusalem abandonnent la ville selon les conditions imposées par Saladin.
Ceux qui ont les moyens de payer leur rançon sont libres de marcher vers la
côte, tandis que les autres sont emmenés comme esclaves. Quelques
chevaliers hospitaliers sont autorisés à rester pour faire fonctionner leur
hôpital, destiné aux pèlerins et situé en plein cœur de la ville, puisqu’il est
même adjacent à l’église du Saint-Sépulcre. Les Pauvres Chevaliers du
Christ sont carrément chassés – ils avaient leur quartier général dans la
mosquée al-Aqsa du Mont du Temple. Les Francs sont persuadés que la
mosquée al-Aqsa a été bâtie sur le site même du Templum Solomonis,
comme ils l’appellent en latin, et c’est peu de temps avant que les chevaliers
soient connus sous le nom de Pauvres Chevaliers du Christ et du Temple de
Salomon ou Templiers.
L’exécution de l’ordre de purification de Jérusalem « de l’ordure des
Francs immondes »1, donné par Saladin, selon les mots de son secrétaire
Imad al-Din, démarre à la mosquée al-Aqsa, car les Templiers auraient
accumulé les immondices de sorte que toute négligence dans les opérations
de purification leur est interdite2. Les murs et les sols de la mosquée al-Aqsa
et du dôme du Rocher voisin sont nettoyés à l’eau de rose et à l’encens. Puis,
les soldats de Saladin parcourent la ville, démolissant les églises ou
arrachant leurs décorations, avant de les transformer en mosquées et
madrasas, « pour la [Jérusalem] purifier des salissures de leur race, des
ordures de cette humanité inférieure, pour réduire leur esprit au silence en
rendant muets leurs clochers »3. Seule l’église du Saint-Sépulcre est
épargnée, Saladin soulignant qu’en imposant aux pèlerins un droit d’entrée
exorbitant, cela couvrirait les frais4.
Pour les Francs d’Outremer (nom donné aux résidents des États croisés),
la chute de Jérusalem est vue comme le jugement impitoyable de Dieu. La
capture de la ville par Saladin a conduit certains à penser que le
christianisme est une religion inférieure à l’islam. « Notre peuple a tenu la
ville de Jérusalem pendant quelque quatre-vingt-neuf ans », écrit l’auteur
anonyme de De Expugnatione Terrae Sanctae per Saladinum. « En très peu
de temps, Saladin a conquis presque tout le royaume de Jérusalem. Il a exalté
la grandeur de la loi de Mahomet et montré par là même qu’elle pourrait bien
surpasser celle de la religion chrétienne. »5
La misère franque n’est pas moins intense que la jubilation musulmane.
Pour Imad al-Din, la victoire de l’islam est nette, tout comme la fin des
incrédules, comme si le christianisme était détruit. Pour amplifier l’effet au
maximum, Saladin a attendu le vendredi 27 Rajab du calendrier musulman,
anniversaire du voyage nocturne de Mahomet au paradis depuis Jérusalem,
pour s’emparer de la ville. « Quelle merveilleuse coïncidence ! », s’est
exclamé le biographe et ami de Saladin6. En entrant dans la ville, Saladin
irradie de bonheur face au triomphe du djihad, prend place sur un trône
comme entouré d’un halo lunaire et donne audience pour recevoir les
félicitations. On embrasse son tapis, son visage rayonne, son parfum est
doux, son affection totale, son autorité intimidante. Saladin prend soin de
présenter la capture de Jérusalem comme l’immense victoire du djihad car, à
l’instar de « l’attitude propagandiste »7 qui avait consisté à purifier la
mosquée al-Aqsa et le dôme du Rocher, il délivre le message selon lequel lui
et sa famille, les Ayyubides (de son père Ayyub), sont les véritables
souverains et les protecteurs de l’islam, et non le calife de Bagdad. Pour
insister sur ce point, Saladin ordonne que l’on frappe des pièces d’or à son
effigie le présentant comme « le sultan de l’islam et des musulmans »8.
Cependant, depuis 1174, année qui a vu Saladin devenir sultan d’Égypte
et qui a marqué le début de sa carrière indépendante, s’il est théoriquement
assujetti au calife abbasside de Bagdad, il a fait campagne contre les Francs
pendant à peine plus d’un an. Ses autres campagnes visaient d’autres
musulmans, qu’il diffamait en les traitant d’hérétiques et d’hypocrites et qui
le considéraient en retour comme « un souverain qui s’est servi de l’islam
pour son propre dessein »9. C’est ainsi que jusqu’en 1187, aux yeux des
musulmans, la réputation de Saladin n’est rien d’autre qu’« une suite de
projets et campagnes sans scrupules destinés à agrandir sa famille »10. On
comprend aisément que, lorsque la nouvelle de la capture de Jérusalem par
Saladin parvient à Bagdad, le calife n’est pas du tout ravi car il comptait sur
les Francs pour mettre un frein aux ambitions de Saladin. Il fait donc savoir
par l’intermédiaire de ses conseillers que « cet homme [Saladin] pense qu’il
va renverser la dynastie abbasside »11. Aux yeux du calife, Saladin a
remporté, grâce à sa conquête de Jérusalem, certes sans valeur stratégique, ce
dont il a le plus besoin pour accroître ses ambitions dynastiques, à savoir
l’assentiment des musulmans. Comme l’écrit Al-Qadi al-Fadil, conseiller de
Saladin, il « est devenu mon maître et le maître de tous les musulmans »12.
Saladin se sert de la propagande du djihad pour soumettre ses rivaux
musulmans à son autorité ou carrément les éliminer, mais également comme
prétexte pour imposer l’autorité musulmane aux chrétiens, qui sont, même à
l’époque, encore majoritaires en Syrie, en Palestine et en Égypte13. Le
djihad prend ses origines dans le Coran, qui « annonce un châtiment
douloureux à ceux qui ne croient pas »14 et ordonne aux musulmans :
« Combattez-les. Allah, par vos mains, les châtiera, les couvrira
d’ignominie. »15 Défini comme une « guerre d’institution divine », le djihad
a pour but d’étendre l’islam à la dar al-Harb – la maison de la guerre – terre
des non-croyants, par opposition à la dar al-Islam (la maison de la paix),
dans laquelle prévalent l’islam et la charia. Le djihad ne prend fin que
lorsque les incroyants acceptent l’islam ou un statut protégé au sein de
l’islam16. On se livre également au djihad quand l’islam est en danger. Par
conséquent, lorsque les chrétiens réclament un territoire occupé par les
musulmans, c’est un motif valable pour déclencher le djihad. Ce concept
sied parfaitement aux ambitions de Saladin, offrant là une justification
religieuse à sa guerre impérialiste contre l’Outremer.
Saladin et son armée conquièrent Jérusalem et font la guerre au MoyenOrient en tant que puissance étrangère – étrangère sur le plan religieux face à
la majorité religieuse chrétienne, et étrangère ethniquement et culturellement
par rapport à la population indigène qui parle grec, arménien, syriaque
(c’est-à-dire araméen) et arabe. Saladin est lui-même un Kurde turquifié qui
a débuté sa carrière en servant les Turcs seldjoukides, envahisseurs en
provenance d’Asie centrale et, à Jérusalem, son armée est turque, bien que
comptant quelques Kurdes17. Les Turcs méprisent les Arabes auxquels ils
ont succédé au Moyen-Orient et ces derniers le leur rendent bien. Il n’est pas
prouvé que « les chevaliers arabes ont appris le turc, langue de leurs
seigneurs militaires, ni que les Turcs ont appris l’arabe »18. Être étranger
signifie également être indifférent. Par conséquent, après la capture de la
ville, Saladin admet que les Francs ont « transformé Jérusalem en jardin du
paradis »19. Pourtant, il néglige Jérusalem et cause son déclin20, comme il
détruit tout ce qu’il peut sur le littoral, sans tenir compte du bien-être des
autochtones. Ce n’est pas une guerre de libération, ni de revendication de
territoires perdus, mais la continuité de la précédente agression, de
l’impérialisme islamique porté par les ambitions dynastiques de Saladin.
Le chroniqueur franc Guillaume de Tyr, mort en 1186, soit l’année
précédant la chute de Jérusalem, avait prévu le désastre. Mais, en racontant
comment Saladin avait commencé à resserrer l’étau autour du royaume de
Jérusalem en s’emparant de Damas en 1174, il a analysé les raisons pour
lesquelles les Francs semblaient incapables de se révolter contre la menace
grandissante, se demandant pourquoi leurs prédécesseurs s’opposaient si
courageusement sur le champ de bataille à un ennemi bien plus nombreux,
alors que les hommes de son époque ont souvent été battus par des forces
inférieures en nombre. Guillaume de Tyr donne trois raisons à cela.
Premièrement, tandis que les aïeux étaient croyants et avaient peur de Dieu,
une génération décadente leur a succédé. La deuxième raison est que,
jusqu’à l’avènement de Saladin, les Francs d’Outremer ont joui d’une longue
période de paix avec leurs voisins musulmans, de sorte qu’ils ne sont pas
habitués à l’art de la guerre, aux règles des batailles et ont savouré leur
inactivité. Mais, ce n’est qu’avec la troisième raison que Guillaume de Tyr
met le doigt sur le problème principal. Dans l’ancien temps, chaque ville, ou
presque, avait son propre souverain alors que désormais, tous les royaumes
obéissent à un seul souverain, se plient à la volonté et exécutent les ordres
d’un seul homme. Ils sont prêts, certes à contrecœur, à prendre les armes et à
causer du tort. Parmi eux, aucun ne répond à ses propres envies ou n’est
capable d’observer les ordres de son chef suprême.
Mais, à l’automne 1187, après la chute de Jérusalem, ni la foi ni l’esprit
combattif des Francs ne sont complètement mis à mal. Le royaume de
Jérusalem a essuyé une cuisante défaite dont aucune monarchie féodale
n’aurait pu se relever avec des pouvoirs intacts, mais les ordres militaires
survivent et deviennent même plus importants qu’auparavant. C’est
particulièrement vrai pour les Templiers, dont la politique et l’objectif
empreints d’une solide résolution sont de préserver, défendre et désormais
reprendre Jérusalem et l’Outremer aux forces turques.
Partie 1
Le Moyen-Orient avant les croisades
Lorsque les Turcs sortent des steppes d’Asie centrale et s’emparent de
Bagdad, ils deviennent les maîtres de ce qui était un empire arabe. Ils se
muent également en nouveaux défenseurs de l’islam, religion apportée par
les Arabes lorsqu’ils ont débarqué en force et massivement des déserts
d’Arabie pour envahir et occuper les terres fertiles du Moyen-Orient au
VIIe siècle apr. J.-C., terres ayant fait partie de l’univers gréco-romain
pendant un millénaire et, dans le cas de la Palestine, ayant abrité les juifs
pendant deux fois plus longtemps.
Depuis le second millénaire av. J.-C., le Moyen-Orient avait déjà connu
le règne de divers empires successifs, tels que les Égyptiens, les Hittites, les
Assyriens et les Persans. Au début du Ve siècle av. J.-C., lorsque les Perses
ont également tenté d’étendre leur empire en Europe, ils ont été repoussés
par les Grecs lors des célèbres batailles de Marathon, Salamine et Platées
et, un siècle et demi plus tard, en 333 av. J.-C., quand Alexandre le Grand
transporte la guerre en Asie et bat le roi de Perse Darius III lors de la
bataille d’Issos, près de la frontière actuelle entre la Turquie et la Syrie,
tout le Moyen-Orient se retrouve sous le règne et l’influence culturelle des
Grecs. À la fin du Ier siècle av. J.-C., les Grecs se retrouvent à leur tour
supplantés par les Romains, dont l’Empire englobe toutes les terres situées
autour de la Méditerranée. C’est ce monde qui a donné naissance à la
civilisation chrétienne.
Le monde chrétien
Les Romains dirigent la Palestine pendant le règne d’Hérode Ier le Grand,
roi de Judée. Ce dernier fait construire la vaste plateforme connue sous le
nom de Mont du Temple et érigée sur une colline pour supporter son
gigantesque temple, bâti vers 25-10 av. J.-C., là où trônait le temple original
de Salomon près d’un millénaire plus tôt. C’est au Temple d’Hérode que fait
référence l’Évangile selon saint Marc 13:1-2, quand un disciple dit à Jésus :
« Maître, vois ! Quelles pierres et quelles constructions ! », ce à quoi Jésus
répond : « Tu regardes ces grandes constructions ? Il ne subsistera pas ici
pierre sur pierre qui ne soit démolie. » Et ce fut ce temple qui, accomplissant
la prophétie, fut détruit en 70 apr. J.-C. par l’empereur romain Titus qui
réprimait une rébellion juive. Lors d’une deuxième révolte juive, les rebelles
occupent Jérusalem en 132 apr. J.-C. et ont l’intention de reconstruire le
Temple et même de frapper des pièces le représentant. Mais les Romains
reviennent en force et écrasent la révolte. Jérusalem devient une cité païenne,
du nom de Colonia Aelia Capitolina. Toute trace du Temple est effacée en
132 apr. J.-C. et des statues d’Hadrien le conquérant et de Jupiter sont
érigées sur le site. Un décret romain voit par la suite le jour, interdisant aux
juifs d’entrer dans Jérusalem, même si une autorisation tacite leur est
accordée pour qu’ils puissent se rendre aux environs de l’ancien temple. Il ne
reste rien, seul un paysage de roches désolé. C’est là que les juifs se livrent
de l’huile en libations, prient et déchirent leurs vêtements en signe de
lamentation.
Pendant ce temps, depuis le Moyen-Orient au Ier siècle apr. J.-C., mais
aussi en Afrique du Nord et en Europe, le christianisme s’impose dans tout
l’Empire romain, non par les armes ni en vertu d’encouragements de l’État,
mais malgré une opposition impériale des plus féroces. En dépit des terribles
persécutions dont ils sont victimes en raison de leur foi, les chrétiens
représentent environ un septième de la population au début du IVe siècle et
leur influence s’accroît. La doctrine chrétienne d’égalité de l’âme de tous les
hommes lui confère un attrait universel. Grâce à son organisation, elle attire
certains des plus brillants cerveaux de l’époque, lesquels, en basant la
théologie sur la philosophie grecque, la rendent intellectuellement
acceptable. Avec la promulgation de l’édit de Milan en 313 apr. J.-C., axé
sur la tolérance du christianisme et instaurant son fondement légal,
Constantin gagne le soutien du groupe le plus puissant de l’univers romain.
Il n’est baptisé que sur son lit de mort, en 337, mais il s’est converti en 312,
quand il a eu une vision de la Croix, accompagnée des mots εν τούτῳ νίκα,
généralement traduits par in hoc signo vinces (« par ce signe, tu vaincras »),
avant de triompher de l’empereur Maxence lors de la bataille du pont
Milvius, en périphérie de Rome. Au cours de cette bataille, il fait graver la
croix sur les boucliers de ses soldats et ordonne la fabrication d’un étendard
en forme de croix21. À l’époque de Constantin et au cours des règnes de ses
successeurs, le christianisme est en plein essor sous les auspices impériaux
et, à la fin du IVe siècle, il est présent dans tout l’Empire. En 392, l’empereur
Théodose Ier proclame le christianisme religion officielle de l’Empire
romain. Désormais, le paganisme est interdit. Pendant son règne, tout
l’Empire voit ses temples entièrement ou partiellement détruits et des églises
érigées, à tel point qu’à Damas, par exemple, le grand temple de Jupiter est
reconstruit et baptisé église Saint-Jean-Baptiste. Et, dans toute l’Égypte, des
églises voient le jour à l’intérieur des temples dédiés aux dieux des
pharaons.
Au sein de ce qui est déjà l’Empire romain universel, le christianisme ajoute
une nouvelle dimension unitaire aux cultures locales diverses existantes. Les
idées des images chrétiennes sont partagées de la Tamise à l’Euphrate, en
passant par le Rhin et le Nil. Le terme « catholique » signifie universel et
global et sert à décrire l’Église chrétienne originale. C’est une Église
universelle, dont les fidèles voyagent librement d’un bout à l’autre de la
chrétienté. Des dizaines de milliers de pèlerins se rendent sur les terres des
scènes des Évangiles afin de visiter les lieux saints et d’obtenir la
bénédiction de moines et autres ascètes. Ils viennent non seulement
d’Occident, mais également d’Orient. Le moine syrien du Ve siècle
Théodoret de Cyr précise qu’il s’agit d’Ismaéliens, de Perses, d’Arméniens,
d’Ibères, d’Homérites, mais aussi d’Espagnols, de Bretons, de Gaulois et,
bien sûr, d’Italiens22.
Les pèlerinages se pratiquent dans toutes les religions du monde, mais,
lors de ses trois premiers siècles d’existence, le christianisme est persécuté et
il n’est donc pas sûr ni pratique de se rendre en pèlerinage. Pourtant, même
s’ils mettent leur vie en danger, les chrétiens ne renoncent pas aux
pèlerinages. Au début du IIe siècle, une « grotte de la Nativité » attire les
gens à Bethléem. Ils souhaitent voir les sites associés à la vie et à la mort de
Jésus.
L’essor des pèlerinages remonte à la fin des persécutions, suite à l’édit de
tolérance de Constantin publié en 313. L’impératrice Hélène, la propre mère
de l’empereur, donne le ton en visitant la Terre sainte en 326-328. Le fait
que ce soit une femme est très caractéristique des pèlerinages car, dans les
sociétés païennes, la valeur des femmes dépend presque exclusivement de
leur réussite en tant que génitrices. Mais, une fois légitimé par Constantin, le
christianisme offre aux femmes une forme de libération à plus d’un titre,
entre autres parce qu’elles ont ainsi une excuse pour partir longuement en
voyage. Tandis que sa mère passe de site en site, Constantin ordonne et
finance la construction d’églises pour la célébration des événements
importants de la croyance chrétienne. À Bethléem, Constantin fait bâtir
l’église de la Nativité et, à Jérusalem, l’église du Saint-Sépulcre à l’endroit,
découvert par Hélène, où Jésus a été enterré puis est réapparu le troisième
jour.
Mais qui est exactement ce Jésus ressuscité ? À peine toléré, le christianisme
se retrouve menacé par des schismes. Les divergences ne portent pas sur le
caractère divin de Jésus, lequel est presque universellement admis, mais sur
la nature de cette divinité. Pendant le règne de Constantin apparaît la
première grande hérésie, l’arianisme, qui tient son nom d’un prêtre
d’Alexandrie, Arius.
Arius affirme que, dans la mesure où Jésus est le fils de Dieu, il est donc
assurément plus jeune que Dieu. Ce principe séduisant met en avant la
nature humaine de Jésus. Mais, Athanase, évêque lui aussi d’Alexandrie, voit
un danger dans cette vision des choses. Si Jésus est plus jeune que Dieu, il
s’est donc trouvé une époque où Jésus n’existait pas. Ce principe remet en
cause l’unité de la Trinité (le Père, le Fils et le Saint-Esprit) et incite à
considérer que Jésus n’est pas fait de la même substance que Dieu. Avec le
temps, Jésus risque d’être simplement perçu comme un homme bien, comme
les unitariens et les musulmans le considèrent aujourd’hui, tandis que Dieu
devient moins accessible et plus distant. Athanase avance comme
contre-​argument qu’il est impossible de distinguer le Christ de Dieu
puisqu’ils sont faits de la même substance.
En voyant les chrétiens de son Empire divisés entre les arguments d’Arius
et ceux d’Athanase, Constantin convoque, en 325, le premier concile de
l’Église à Nicée, cité grecque du nord-ouest de l’Asie Mineure située sur le
territoire de l’actuelle Turquie. Deux cent vingt évêques y assistent, venant
d’Égypte et de Syrie à l’est et d’Italie et d’Espagne à l’ouest. Les points de
vue des partisans d’Arius et ceux d’Athanase débattent du caractère divin de
Jésus-Christ. Lorsque les évêques tranchent la question en votant à bulletin
secret, c’est la vision d’Athanase qui l’emporte, par 218 voix contre 2. Ce
credo de Nicée est donc devenu la position officielle de l’Église universelle
et, bien qu’il demeure aujourd’hui le credo des Églises romaine et
orthodoxe, l’arianisme fleurit dans diverses régions de l’Empire romain et
s’installe pour plusieurs siècles. Il conduit de nombreux chrétiens d’Orient à
considérer à tort l’avènement de l’islam comme l’apparition d’une version
différente de leur propre croyance.
L’immensité et la diversité de l’Empire romain posent problème à
Constantin. Les menaces militaires auxquelles il fait face, sur la frontière
Rhin-Danube à l’ouest et l’Euphrate à l’est, le rendent difficile à
administrer. La solution de Constantin est d’établir une nouvelle capitale
impériale dans la ville antique de Byzance, située sur le Bosphore et point de
convergence stratégique entre l’Europe et l’Asie. Après avoir embelli la ville
et agrandi ses remparts, il dédit Nova Roma, comme il surnomme Byzance, à
Jésus-Christ, en 330, même si elle devient vite connue comme la ville de
Constantin, Constantinople.
À la mort de l’empereur Théodose Ier en 395, une mesure plus radicale est
prise et l’Empire romain est officiellement divisé en un empire occidental
dirigé depuis Rome et un empire oriental administré depuis Constantinople.
La culture et la langue grecques se réaffirment de plus en plus au sein de
l’Empire romain oriental, lequel, avec ses fondations chrétiennes, a poussé
les historiens de l’ère moderne à le baptiser Empire byzantin. Mais, bien
après la chute de Rome face à l’invasion germanique en 476, tout au long de
sa lutte contre l’islam au Moyen Âge, et jusqu’à la fin, quand
Constantinople est tombée aux mains des Ottomans en 1453, les empereurs
et leurs sujets de l’Est se considèrent comme des Romains et parlent de
l’Empire romain pour désigner leur empire.
La Palestine fait partie de l’Empire romain. Des juifs habitent en grand
nombre en Galilée inférieure et supérieure, sur le plateau du Golan, ainsi
qu’à Césarée, sur la côte, mais les chrétiens deviennent majoritaires pendant
la période byzantine23. Non seulement la Palestine est principalement
chrétienne, mais, pour tous les gens d’Europe, d’Afrique du Nord et du
Moyen-Orient, c’est un paysage chrétien partagé. « Nous tous, les fidèles,
vénérons la croix du Christ comme son bâton de pèlerin ; sa sainte tombe
comme son trône et sa couche ; la crèche et Bethléem ainsi que les lieux
saints où il a vécu, comme sa maison […] Nous révérons Jérusalem comme
sa cité. Nous embrassons Nazareth comme son pays, nous embrassons le
Jourdain comme son bain divin », écrit Léonce de Byzance, qui se rend en
Palestine au début des années 50024.
Cet attrait pour la Palestine contribue au bien-être social et économique
qui caractérise cette dernière pendant la période byzantine et se reflète dans
l’extraordinaire croissance de la population, dont le nombre et la densité
atteignent des sommets, que l’on ne retrouvera ensuite qu’au XIIe siècle25.
Pièce centrale de l’esprit chrétien, la Palestine bénéficie de toutes les
attentions à Constantinople, ainsi que de la part des peuples de la chrétienté.
Empereurs, ecclésiastiques et fidèles fortunés investissent des sommes
énormes dans le pays afin de satisfaire les besoins spirituels et matériels des
pèlerins, moines et habitants, afin que les villes se développent, l’agriculture
prospère et même le désert du Néguev soit irrigué pour permettre de le
cultiver. La Syrie et le Liban prospèrent également sous le règne byzantin,
comme en atteste la profusion d’édifices laïques et religieux dans les
montagnes du nord, au sud, dans le Hauran, et à Damas. D’une grande
variété et novateurs, ils affichent le style local et le style métropolitain. La
paix et la sécurité contribuent à ce bien-être et à cette croissance. Sous
protection byzantine, la Palestine et ses voisins échappent aux guerres et aux
destructions associées. Aucune armée étrangère ne traverse le pays en
causant des dégâts. Mais, vient ensuite la lutte titanesque contre les Perses,
suivie de l’embrasement des Arabes avec leur foi en l’islam.
Après la chute de Rome face à l’invasion barbare en 476, les Byzantins
parviennent à récupérer une grande partie du territoire romain en Occident,
de sorte qu’au milieu du VIe siècle leur empire englobe presque toute
l’Europe méditerranéenne à l’exception de la France et de l’intérieur de
l’Espagne, presque l’intégralité de l’Afrique du Nord, ainsi que l’Asie
Mineure et le Moyen-Orient. Mais, en 568, le nord de l’Italie est envahi par
une nouvelle tribu germanique, les Lombards. L’Empire ne parvient à
conserver que Ravenne, tandis que Rome n’est préservée que grâce à
l’énergie de son pape, Grégoire Ier, qui instaure le pouvoir temporel de la
papauté. Alors que ses liens occidentaux se délitent, l’Empire byzantin
devient un Empire résolument grec. Au lieu de prendre le titre latin
d’imperator lorsqu’il accède au trône de Constantinople en 610,
Héraclius Ier opte pour le terme grec basileus et c’est lui qui décrète que le
grec, langue de la classe instruite depuis des siècles, doit remplacer le latin
comme langue officielle de l’Empire. De conception romaine, avec une
langue et une culture grecques, une religion chrétienne, l’Empire rassemble
également des peuples d’horizons différents. Héraclius Ier est d’origine
arménienne et son ascension participe de l’influence arménienne
grandissante au sein de la société byzantine, due au fait que sa patrie sert de
champ de bataille au conflit entre l’Empire et la Perse depuis la seconde
partie du VIe siècle.
La religion d’État des Perses est le zoroastrisme et son expansion s’est
toujours caractérisée par une persécution du christianisme. En 611, les
Perses partent à la conquête de la Syrie. Antioche tombe cette année-là.
C’est le tour de Damas en 613, dont la population se trouve décimée suite à
des assassinats ou à des incarcérations. Les Perses s’emparent de Jérusalem
en 614 et débarquent en Égypte, prenant Alexandrie en 619. À Jérusalem,
après un siège de trois semaines, les Perses entrent en force dans la ville
« comme des bêtes sauvages en furie » et massacrent toute la population
chrétienne, comme l’écrit Antiochus Strategos, moine du monastère
orthodoxe Mar Saba, en périphérie de Jérusalem, qui assiste aux événements.
Lorsque des brèches sont ouvertes dans les remparts :
« [les défenseurs] se cachent dans des cavernes, des fossés et des
citernes pour rester en vie. Les gens se réfugient massivement dans
des églises et autels. Là, [les Perses] les exterminent. […] Comme
des chiens enragés, ils arrachent des lambeaux de chair des fidèles
avec leurs dents et ne respectent absolument personne, hommes,
femmes, jeunes, vieux, enfants, bébés, prêtres, moines, vierges,
veuves. »
Au beau milieu de cet horrible massacre, les Perses mettent le feu à
l’église du Saint-Sépulcre et pillent la ville de tous ses trésors, dont la Vraie
Croix découverte par l’impératrice Hélène qui constitue la relique la plus
sacrée de la chrétienté. 66 509 chrétiens périssent, chiffre donné par
Antiochus sur la foi d’un autre moine, qui a réalisé ce comptage en
recherchant des cadavres pour procéder à leur enterrement. Longue litanie
qui n’est qu’un aperçu :
« En l’église de Saint-Côme et Saint-Damien, nous avons trouvé
2 212 personnes. […] Sur le chemin de Saint-Kiriakos, nous avons
trouvé 1 449 personnes. […] Et nous avons trouvé à la source de
Siloé 2 818 personnes. […] Dans le monastère de Saint-Jean, nous
avons trouvé 4 219 personnes. […] Dans les grottes, fossés,
citernes, jardins 6 917 personnes. À la tour de David, nous en
avons trouvé 2 210. […] Là où l’ennemi a ouvert une brèche dans
les remparts de la ville, nous avons trouvé 9 809 personnes. »
Et ainsi de suite26. Selon l’historien arménien contemporain Sébéos, les
Perses ont fait en sorte que les morts soient comptés et il fournit le chiffre
non moins effroyable de 57 00027. Les archéologues ont découvert des
charniers confirmant qu’un énorme massacre a bien eu lieu à cet endroit28.
À partir de 622, Héraclius Ier lance une série de contre-attaques contre les
Perses qui « prit la forme d’une croisade »29. Lors de ses remarquables
expéditions, Constantinople n’est plus protégée que par sa géographie, ses
remparts et la providence divine, et Héraclius Ier est clairvoyant. En 626,
pendant qu’il tente de déborder les Perses par le Caucase, ces derniers
avancent à travers l’Asie Mineure jusqu’à Chalcédoine, sur le Bosphore,
alors qu’au même moment les Avars et les Slaves lancent un assaut maritime
et terrestre sur Constantinople par le nord et l’ouest. Mais la ferveur pour les
croisades qu’Héraclius Ier a instillée chez les habitants de la ville lui garantit
leur loyauté en son absence et ils résistent avec vaillance. Les Slaves ont
beau ouvrir une brèche dans le mur théodosien, ils se trouvent repoussés
grâce, pense-t-on, à l’intervention miraculeuse de la Sainte Vierge, alors que
les navires slaves sont détruits au niveau de la Corne d’Or et que les Perses
s’avèrent incapables de traverser le Bosphore.
L’année suivante, alors qu’Héraclius Ier s’enfonce profondément en Perse,
le roi de Perse est renversé par une révolution et son successeur sollicite la
paix. La Syrie, la Palestine et l’Égypte réintègrent l’Empire byzantin et
Héraclius Ier, accompagné de sa femme Martina, se rend à Jérusalem, où la
Vraie Croix retrouve son ancien emplacement, provoquant des scènes de joie
immense, décrites par Sébéos :
Il y eut beaucoup d’allégresse ce jour-là à leur entrée à Jérusalem :
bruit des pleurs et des soupirs, larmes abondantes, une immense
flamme dans les cœurs, un déchirement des entrailles du roi, des
princes, de tous les soldats et des habitants de la ville ; et personne
ne pouvait chanter les hymnes du seigneur à cause du grand et
poignant attendrissement du roi et de toute la multitude.30
Les conquêtes arabes
Les Byzantins sont épuisés par leur victoire, tout comme les Perses par leur
défaite, lorsque la guerre fait son retour, en 633. Cette fois-ci se présente une
armée arabe regroupant les adeptes d’une nouvelle religion, l’islam, dont le
prophète, Mahomet, est décédé l’année précédente. Les Byzantins ne se
sentent guère menacés et ne se rendent donc pas compte qu’une force
militaire conséquente constituée de Bédouins approche. Cette conquête,
l’une des plus rapides et conséquentes de l’Histoire, débute en Arabie en
622, lorsque Mahomet entame l’unification des tribus arabes, en prêchant
l’existence d’un seul dieu, pour en faire une puissante force armée.
Bien que largement aride et inhabitée, l’Arabie occupe à l’époque une
position stratégique importante entre l’Égypte, l’Abyssinie, la Perse, la
Syrie, la Palestine et la Mésopotamie. Le commerce entre ces différents pays
est considérablement dépendant des caravanes arabes qui transportent les
denrées et produits à travers ces étendues inhospitalières et dangereuses.
La Mecque se situe à un carrefour essentiel au milieu de ce désert et a en
quelque sorte pris l’ascendant sur l’autorité des cheiks des tribus arabes
nomades, par l’intermédiaire d’une forme d’oligarchie des familles
commerçantes dont les croyances et pratiques religieuses transcendent les
étroites allégeances tribales. Les habitants de La Mecque ont veillé à ce que
la Kaaba, lieu sacré en forme de cube, renferme plusieurs idoles tribales,
chacune symbolisant un dieu local, de façon à ce que les membres des tribus
venant au marché puissent vénérer leur divinité préférée pendant leur séjour
en ville. Les Mecquois vénèrent Manat, Uzza et Allat, déesses de la
fécondité et du destin, elles-mêmes subordonnées à un dieu supérieur, Allah.
Nous tenons ces informations sur les premiers jours de l’islam du Coran
et des hadiths, traditions orales liées aux actes et paroles de Mahomet
racontés par ses compagnons. Né aux environs de 570, Mahomet est le fils
d’un pauvre commerçant de La Mecque, qui appartenait malgré tout à la
puissante tribu Quraych, gardiens héréditaires de la Kaaba. En tant que
commerçant, il est non seulement exposé à l’afflux de biens étrangers mais
également aux courants des concepts juifs et chrétiens. En conversant avec
les juifs et les chrétiens rencontrés à La Mecque et ailleurs en Arabie,
Mahomet a appris les histoires de l’Ancien et du Nouveau Testament et
découvert les principaux éléments des coutumes et croyances populaires
juives et chrétiennes, et surtout la notion de monothéisme. Ayant adopté une
vie religieuse contemplative, il commence, aux alentours de 610, à avoir, par
l’intermédiaire de l’ange Gabriel, des révélations sur l’univers d’Allah, qui
s’est présenté à lui comme Dieu, le seul et l’unique. Selon la révélation, les
autres dieux ne sont que pure invention et leurs idoles, situées à l’intérieur
de la Kaaba, doivent être détruites.
Ce message déclenche un antagonisme marqué chez les Mecquois, mais
Mahomet se met lentement à convertir quelques pèlerins de Yathrib,
communauté agricole située à environ 400 kilomètres au nord qui comprend
une population cosmopolite composée d’Arabes, de juifs et d’Arabes
judaïsés. Cette communauté connaît donc déjà le monothéisme et d’autres
caractéristiques de son enseignement. En 622, l’hostilité des Mecquois
païens envers Mahomet est tellement forte qu’avec son petit groupe
d’adeptes il accepte d’aller s’installer à Yathrib quand il en reçoit
l’invitation. Cette migration, ou hijra, marque le début de l’ère musulmane.
Yathrib est ensuite rebaptisée Madinat al-Nabi, « ville du prophète », c’està-dire Médine.
La compréhension qu’a Mahomet des préceptes juifs et chrétiens le
pousse à croire qu’ils sont identiques par rapport aux révélations, connues
sous le nom de Coran, qu’il a eues. Il s’attend donc à ce que juifs et
chrétiens soient d’accord avec son enseignement et le reconnaissent comme
prophète au même titre qu’Abraham, Moïse, David, Salomon ou Jésus. Mais
si des vestiges de l’arianisme, hérésie chrétienne dévalorisant le caractère
divin de Jésus, incitent Mahomet à croire que le christianisme peut se passer
de la divinité de Jésus, les juifs demeurent pour leur part intraitables. Ils lui
disent que ses révélations sont une déformation et une méprise de leurs
traditions et attirent son attention sur les nombreuses contradictions qu’elles
contiennent à propos des thèmes de l’Ancien Testament.
Mahomet réagit à ces critiques en se retournant contre les juifs, affirmant
qu’ils ont délibérément falsifié leurs traditions. Lui se présente comme le
restaurateur de la religion d’Abraham, qu’il considère comme le fondateur de
la Kaaba et de son culte. Il abandonne le jeûne musulman correspondant au
jour du Pardon juif, Yom Kippour, jour de l’année où le grand prêtre de
Jérusalem est entré dans le saint des saints pour pardonner à tous les juifs du
monde. À la place d’un jour de jeûne, Mahomet institue un jeûne d’un mois,
le ramadan. Au même moment, selon la tradition, il ordonne aux musulmans
de prier en direction de la Kaaba de La Mecque. Jusque-là, les musulmans
priaient en se tournant vers Jérusalem.
Toutefois, pendant ses premières années à Médine, l’un des actes les plus
importants de Mahomet est de propager la révélation qu’il a eue, autorisant
ses adeptes à partir faire la guerre contre les individus identifiés comme
ennemis. « Autorisation est donnée à ceux qui sont attaqués [de se défendre]
– parce que vraiment ils sont lésés ; et Allah est certes Capable de les
secourir : ceux qui ont été expulsés de leurs demeures – contre toute
injustice, simplement parce qu’ils disaient : “Allah est notre Seigneur”. »31
Selon les savants musulmans, cette notion de djihad (guerre sainte) peut être
légitimement appliquée en cas d’injustice et d’oppression ou contre ceux qui
refusent la vérité, à savoir la vérité de l’islam, une fois ces conditions
visiblement réunies. Là, ce sont les Mecquois qui en font les frais. Après
plusieurs heurts avec ces derniers, dont des attaques de leurs caravanes qui
ont permis aux musulmans d’empocher un butin considérable, Mahomet
s’empare de La Mecque en 629. En étendant sa guerre contre les tribus de
Bédouins, Mahomet prend le contrôle de toute l’Arabie l’année suivante.
Mais nombre de tribus qui se sont alliées à Mahomet le considèrent comme
un chef de guerre et non comme un prophète religieux. À sa mort en 632,
elles pensent que leur alliance est devenue caduque. Quand Abou Bakr
devient calife – à savoir, successeur de Mahomet (Khalifat Rasul Allah,
successeur du messager de Dieu) –, il entre en guerre contre ces « apostats »,
car il comprend que l’islam ne survivra que si la dynamique guerrière est
maintenue. C’est ainsi qu’éclatent les guerres de Ridda, contre l’apostasie
dans les tribus, qui se transforment très vite en une guerre de pillages et de
conquêtes au-delà de la péninsule Arabique, chaque triomphe
s’accompagnant de l’arrivée de nouveaux adeptes et confirmant la nouvelle
religion.
Les ressources naturelles limitées de l’Arabie menacent constamment
d’appauvrir et d’affamer ses habitants. C’est un facteur essentiel expliquant
que les Arabes « se libèrent de la prison étouffante du désert »32. Mais les
besoins matériels ne peuvent être le seul moteur des conquêtes qui
s’ensuivent. La ferveur religieuse et la promesse de rejoindre le paradis à
ceux qui meurent en faisant l’effort suprême de se tourner vers Allah, qui est
la signification du djihad, font des Arabes une force unie et courageuse qui
n’a pas peur de la mort. En outre, l’islam leur offre une idéologie
impérialiste qui exige la soumission de leurs ennemis et justifie le statut de
classe dirigeante des musulmans. Les premières incursions, sous le calife
Abou Bakr (632-634), traversent le désert de Syrie pour atteindre l’Euphrate
en Mésopotamie (l’Irak moderne). Les attaquants arabes sont attirés par les
butins, les rançons et les abondants pâturages. Pendant ce temps, d’autres
pénètrent en Palestine. Sous le règne de son successeur, le calife Omar (634644), les armées arabes envahissent tout le Moyen-Orient byzantin, dont la
Syrie, la Palestine et l’Égypte, et remportent une première victoire
importante contre les Perses, laissant la destruction finale de l’Empire
sassanide de Perse à Othman (644-656), le troisième calife. Lorsque le roi de
Perse Yazdegerd III demande « Pourquoi votre nation a pris les armes contre
nous ? », l’émissaire arabe répond : « C’est Allah qui nous l’a ordonné, par
la voix de son prophète, pour accroître la domination de l’islam sur toutes
les nations. »33
L’invasion arabe débute en février 634, Thomas le Presbytérien mentionnant
« une bataille entre les Romains et les Arabes de Mohammad en Palestine à
une vingtaine de kilomètres à l’est de Gaza. Les Romains s’enfuirent,
laissant derrière eux le patricien Bryrdn, que les Arabes tuèrent. 4 000
pauvres villageois de Palestine périrent, des chrétiens, des juifs et des
Samaritains. Les Arabes ravagèrent toute la région ».34 Puis, en juillet de
cette même année, une armée arabe forte de 20 000 hommes écrase une
troupe byzantine moitié moins nombreuse lors de la bataille d’Ajnadayn, à
25 kilomètres à l’ouest de Jérusalem, laissant la Palestine et la Syrie
vulnérables à de futures avancées.
Damas est la première grande ville byzantine à subir une attaque arabe. En
mars 635, une armée musulmane arrive devant les remparts de la ville,
s’agenouille pour prier, puis assiège la population. Après des mois d’un
désespoir grandissant à l’intérieur de la ville, le commandant de sa garnison,
Thomas, gendre de l’empereur Héraclius Ier, lance une contre-attaque. Alors
qu’il mène ses hommes à la bataille, Thomas place sa main sur la Bible et en
appelle à Dieu : « Si notre foi est sincère, aide-nous, et ne nous laisse pas
aux mains de ses ennemis. » Les chroniqueurs musulmans à qui l’on doit ce
récit sont témoins d’immenses actes d’héroïsme dans les deux camps.
Nombre de commandants musulmans sont tués, mais Thomas se fait
transpercer un œil par une flèche, les chrétiens sont repoussés dans
l’enceinte de la ville et Damas tombe quelques jours plus tard (en 635 ou
636, la durée du siège variant de six mois à un an, selon les sources). Les
chrétiens qui veulent quitter la ville ont trois jours pour partir en toute
sécurité. Parmi eux figurent Thomas et sa femme, la fille de l’empereur. Les
réfugiés se dirigent vers les montagnes du Liban, mais, après le troisième
jour, ils sont pourchassés et massacrés dans les prés. Thomas est précipité à
terre et sa tête tranchée, puis placée au bout de la croix d’un étendard
byzantin confisqué. Un seul chrétien parvient à en réchapper et part à
Constantinople répandre la nouvelle du désastre, tandis que l’épouse de
Thomas, après avoir été offerte à l’un de ses ravisseurs, est libérée et remise à
une délégation envoyée par son père35.
Ces événements sont suivis avec anxiété à Jérusalem, ville qui, à l’été 636,
se trouve elle aussi assiégée. Les Arabes commencent par lancer un
ultimatum. Santé et bonheur sont garantis à quiconque emprunte la bonne
voie. Il suffit de dire qu’il n’y a qu’un seul Dieu et que Mahomet est son
prophète. En cas de refus, il faut payer un tribut et s’exposer à l’envoi
d’hommes redoutables. C’est risquer la mort et orienter ses enfants vers la
condition d’esclaves36. Mais l’ultimatum est repoussé.
La défense de Jérusalem est assurée par une garnison byzantine soutenue
par des unités d’habitants armés et commandée par Sophronius, le patriarche
orthodoxe grec de la ville, âgé de 86 ans.
Après avoir mis à l’abri la Vraie Croix à Constantinople, Sophronius fait
son possible pour éviter que Jérusalem ne subisse le même sort que Damas,
sa ville natale. Mais les espoirs de répit sont anéantis quand les Arabes, en
grande partie grâce à l’agilité de leur cavalerie très véloce, remportent une
victoire décisive sur les Byzantins en août 636 lors de la bataille du
Yarmouk, affluent du Jourdain à l’est du lac de Tibériade. Jérusalem se
trouve dès lors complètement coupée du monde extérieur, tandis que les
Arabes « pillent les villes, dévastent les champs, brûlent les villages, mettent
le feu aux saintes églises, renversent les monastères sacrés », comme
Sophronius le dit à sa congrégation37. Bien que l’on dise parfois que le
siège arabe s’est déroulé « sans effusion de sang », il a quand même
provoqué une grande souffrance chez les habitants de Jérusalem, certains
mourant de faim et d’autres étant tués en défendant les remparts ou au cours
de sorties pour attaquer l’ennemi qui cernait la ville. Enfin, au printemps
638, après un siège de près de deux ans, Sophronius est contraint de
capituler.
Il existe plusieurs récits de la chute de Jérusalem, œuvres d’écrivains
musulmans, mais ils ne sont guère riches en détails et apparaissent
contradictoires. En outre, ils ont tous été rédigés au moins un siècle après
l’événement. Mais, généralement, ils disent que Jérusalem a refusé de
capituler à toute personne autre que le calife. Par conséquent, Omar se rend à
cheval à Jérusalem depuis Médine et reçoit la capitulation de la ville selon
les termes de l’accord conclu avec Sophronius. Moyennant le versement de
la jizyah, impôt dont doivent s’acquitter les non-musulmans, ils ont la
possibilité de rester dans la ville et d’avoir la vie sauve et la sécurité de leurs
propriétés et églises est garantie. Ensuite, Omar entre en ville, non pas à dos
de cheval, mais plus humblement sur un chameau ou, selon une autre version
de l’histoire, il descend de son chameau et fait son entrée à pied.
Omar demande à Sophronius de le conduire au Mont du Temple, site du
Temple de Salomon associé aux prophètes juifs, dont le Coran dit que ce
sont les précurseurs de l’islam38. Depuis la destruction du Temple d’Hérode
par les Romains, le Mont du Temple a été laissé à l’abandon et, selon
certaines sources, il est devenu une véritable décharge. Cet endroit ne
signifie pas grand-chose pour les chrétiens et la construction d’une mosquée
sur le site éviterait à Omar d’interférer avec les lieux de culte chrétiens.
Après avoir sommé ses hommes de déblayer l’endroit, Omar entreprend la
construction d’une mosquée, décrite ensuite par le pèlerin gaulois Arculf en
visite à Jérusalem vers 670 : « En ce lieu célèbre où, autrefois, a été
magnifiquement érigé le Temple […] les Sarrasins fréquentent maintenant
une maison de prière à quatre côtés, qu’ils ont grossièrement bâtie en
montant des planches et de grosses poutres sur des vestiges »39 –
probablement les ruines de la stoa royale d’Hérode, le long du mur de
soutènement sud du Mont du Temple. On a dit à Arculf que la mosquée était
suffisamment grande pour accueillir trois mille personnes.
Quand il fait construire sa mosquée, le plus grand souci d’Omar est la
direction de la prière. Il se souvient que Mahomet a d’abord prié en se
tournant vers Jérusalem, avant d’avoir une révélation lui ordonnant de
tourner le dos à la ville pour s’orienter vers La Mecque. Ce changement de
qibla, direction à prendre pour la prière, est mentionné dans le Coran : après
avoir dit que les faibles d’esprit vont railler les croyants pour leur soudaine
volte-face, l’ordre est donné : « Tourne donc ton visage vers la Mosquée
sacrée. Où que vous soyez, tournez-y vos visages », la mosquée sacrée étant
la mosquée bâtie autour de la Kaaba à La Mecque40. Omar respecte cet
avertissement sur le Mont du Temple, où il se montre catégorique sur la
position de sa mosquée, disant qu’elle ne doit pas être orientée vers le
rocher, faisant référence à l’affleurement censé correspondre à
l’emplacement du saint des saints du temple juif, mais vers la Kaaba, le site
le plus sacré de l’islam à La Mecque41. Au lieu de disposer sa mosquée sur
la zone nord du Mont du Temple, où la qibla serait orientée à la fois vers le
Rocher et la Kaaba, il l’implante à l’extrémité sud du Mont, de sorte qu’elle
tourne le dos à la ville et au site du Temple de Salomon, mais qu’elle
dispose, pour la prière, d’un horizon entièrement dégagé vers La Mecque.
Malgré tout le respect que témoigne Omar à Jérusalem et ses prophètes, rien
dans ses actes n’indique que la ville, le Mont du Temple ou son affleurement
rocheux présentent un caractère saint pour les musulmans.
Les musulmans commencent cependant à changer d’état d’esprit quand
une nouvelle dynastie de califes, les Umayyades, redessinent le Mont du
Temple, construisent le dôme du Rocher et remplacent la mosquée sans nom
d’Omar par celle qui existe encore aujourd’hui et qui s’appelle la mosquée
al-Aqsa, qui signifie « la plus lointaine », nom qui associe le Mont du
Temple au voyage nocturne du prophète Mahomet et finira par transformer
Jérusalem en lieu saint musulman.
Pendant ce temps, la Palestine est organisée en districts militaires, jund,
qui correspondent plus ou moins aux provinces byzantines Palestina Prima
et Palestina Secunda. Jund Filastine (Palestine) va de la Méditerranée à la
mer Morte. Au départ, la capitale est Ludd (Lod), puis Ramla, toutes deux
des villes à l’intérieur des terres par rapport à la capitale byzantine de
Césarée, située quant à elle sur la côte, mais sur la route commerciale
terrestre reliant l’Égypte à Damas. Jund Urdunn (Jordanie), centrée sur la
région de Galilée, s’étend vers l’est, au-delà du Jourdain, et a pour capitale
Tibériade.
La Palestine sous les Umayyades et les tribus arabes
Bien que l’islam soit censé dépasser les antiques fidélités claniques des
Arabes, les tribus n’ont pas disparu, ni les jalousies et querelles tribales. En
outre, la rivalité entre les tribus et leurs clans et familles s’étend jusqu’au
cœur même du califat. En 656, des troupes arabes insurgées ont tué Uthman,
troisième calife membre de la puissante famille umayyade de La Mecque. Ali
se revendique l’héritier naturel du califat parce qu’il a épousé Fatima, la fille
de Mahomet, mais aussi en raison de ses grandes connaissances religieuses.
Cependant, Aïcha (épouse favorite de Mahomet et fille d’Abou Bakr, le
premier calife) et les nombreux compagnons de Mahomet, ceux-là même qui
ont orchestré la rébellion meurtrière contre Uthman, s’opposent à Ali. Ce
dernier prend les armes et remporte sa première bataille, mais l’opposition se
renforce quand il renvoie nombre d’hommes nommés par Uthman. Parmi
ceux-ci figure Muawiya Ier, neveu d’Uthman et gouverneur de Syrie, qui a
réclamé vengeance suite à l’assassinat de son oncle. En 657, Ali et
Muawiya Ier s’affrontent à la bataille de Siffin, près de Raqqa, sur
l’Euphrate, qui se termine par des négociations affaiblissant la position d’Ali
et conduisant à son assassinat par un adepte mécontent en 661. Le frère de
Muawiya Ier a été à la tête des tribus arabes qui partent à la conquête d’une
grande partie de la Palestine et de la Syrie. Ils expriment donc par la suite
leur fidélité à Muawiya Ier, le gouverneur de Syrie, dont ils reçoivent de
nombreuses récompenses. Ils constituent son socle de pouvoir au moment où
Muawiya Ier est proclamé calife de Jérusalem, fait de Damas sa capitale et
installe la dynastie umayyade à la tête d’un empire arabe en plein essor.
Après avoir consolidé son autorité, Muawiya Ier s’oriente vers de
nouvelles guerres d’expansion territoriale qui s’accompagnent de leur lot de
pillages, expropriations et taxations et qui présentent en outre l’avantage de
transformer les frictions tribales en luttes pour la religion. Les attaques
contre l’Empire byzantin reprennent. Les armées arabes ravagent l’Asie
Mineure presque chaque été, Chypre et les îles de la mer Égée sont dévastées
et, en 670, une flotte umayyade débarque à Cyzique, sur la mer de Marmara,
d’où les Arabes lancent chaque été pendant sept ans un siège de
Constantinople. Forte de la résistance énergique de l’empereur
Constantin IV, la ville repousse leurs attaques. La plus redoutables des
armes byzantines est le feu grégeois, arme incendiaire inventée par un réfugié
syrien chrétien, à la composition secrète, mélange de soufre, naphte et chaux
vive qui s’enflamme au contact des vaisseaux ennemis et brûle même sous
l’eau. Les Byzantins finissent par bouter l’armée arabe hors d’Asie Mineure
et forcent Muawiya Ier à payer un tribut en échange d’une paix négociée. Ce
n’est pas la dernière fois qu’une victoire byzantine épargne non seulement
aux Byzantins, mais également à l’Europe entière, une domination
musulmane.
Cependant, les Umayyades remportent plus de succès ailleurs. En Afrique
du Nord, le dernier avant-poste byzantin dans la région de Carthage est
détruit par les Arabes en 667. Face à la résistance des Berbères, qui sont
chrétiens, contre les armées arabes, ces dernières répondent par de terribles
attaques entraînant de grandes dévastations. Ceux qui finissent par se
soumettre à l’islam sont engloutis par l’expansion des armées musulmanes
vers l’Atlantique, tandis que la population plus latinisée d’Afrique du Nord,
héritière d’une civilisation chrétienne et classique ayant engendré des
personnages tels que le théologien Augustin d’Hippone, auteur des ouvrages
Les Confessions et La Cité de Dieu et lui-même berbère42, émigre vers
l’Italie et la Gaule.
La vague d’expansion musulmane est contrariée par l’éclatement d’une
longue guerre particulièrement féroce entre les tribus arabes. En 684, Ibn alZubayr, neveu d’Aïcha et petit-fils par sa mère du premier calife Abou Bakr,
rejette la revendication umayyade du califat et s’auto​proclame calife à
La Mecque, obtenant le soutien des tribus d’Arabie et de celles occupant
l’Égypte et la Mésopotamie, et même, détail des plus inquiétants, de
certaines de Palestine et de Syrie. La bataille de Marj Rahit, à l’est de
Damas, garantit aux Umayyades de s’emparer de la Syrie cette même année,
mais la lutte d’envergure échoit à Abd al-Malik, qui prend la tête du califat
umayyade en 685 et n’assied son règne qu’en 692 avec la défaite d’al-Zubayr
à La Mecque.
Abd al-Malik enraye ces troubles non seulement sur les champs de bataille,
mais également par le biais de diverses mesures administratives destinées à
renforcer l’unité de l’Empire, l’autorité de son califat et la suprématie de
l’islam. Dans les années suivant leurs conquêtes, les Arabes ne peuvent
administrer la Syrie, la Palestine, la Mésopotamie ou l’Égypte, ni, surtout,
collecter les impôts sans le concours d’intendants expérimentés issus des
populations locales. Cela revient donc à laisser les hommes d’État chrétiens
en poste, tout comme les zoroastriens restent en place en Perse. En Syrie et
en Palestine, la langue employée dans l’administration est le grec, tandis que
la langue usuelle est le syriaque, dialecte d’araméen, la langue véhiculaire du
Moyen-Orient pendant plus d’un millénaire. L’administration de l’Égypte
est assurée en grec par les autochtones chrétiens, les coptes (d’Aegyptos,
« Égypte » en grec), dont le démotique, à savoir le copte, provient de
l’égyptien antique. Ils continuent également de gérer le système d’irrigation,
vital pour le pays. Mais Abd al-Malik fait de l’arabe la langue administrative
obligatoire dans tout son empire. De même, la monnaie, qui avait continué
d’arborer les symboles chrétiens et zoroastriens, est remplacée et des pièces
sont redessinées, portant la profession de foi inscrite en Arabe : « Il n’y a
d’autre Dieu qu’Allah et Mahomet est son prophète. » Le message de la
domination musulmane convient parfaitement au système, car l’économie est
principalement monétaire et repose sur les contributions des individus
soumis qui paient leurs impôts en pièces. Très peu d’Arabes sont des colons
fermiers productifs, activité qu’ils méprisent. Quelques-uns sont de grands
propriétaires terriens ayant recours à des métayers pour cultiver leurs terres.
Mais, généralement, il s’agit de membres de tribus nomades, de soldats ou de
fonctionnaires, tous vivant de l’impôt sur la personne (jizyah) et de l’impôt
foncier (kharaj), dont doivent s’acquitter les peuples conquis pour bénéficier
d’une protection des personnes et des propriétés et avoir le droit de pratiquer
leur propre religion. Dans la mesure où la jizyah et le kharaj ne peuvent
concerner que les non-musulmans, la conversion à l’islam présente peu
d’intérêt pour les Arabes, et la Syrie, la Palestine et l’Égypte resteront donc
en très grande majorité chrétiennes pendant plusieurs siècles.
Quand Abd al-Malik arabise et islamise son administration, il entreprend
également d’asseoir une domination religieuse dans Jérusalem avec la
construction, à partir de 688, du dôme du Rocher sur le Mont du Temple. De
récentes fouilles archéologiques laissent penser que le dôme du Rocher était
le joyau d’un plan ambitieux destiné à redévelopper la partie est de
Jérusalem. L’extérieur du dôme du Rocher présente une forme octogonale,
chacun de ses quatre portails étant orienté face à un point cardinal et
donnant accès à un déambulatoire intérieur circulaire entourant
l’affleurement rocheux comme un lieu saint. Les archéologues estiment que
le dôme du Rocher constituait un tétrapylon, structure monumentale à quatre
portes courante dans les villes romaines et byzantines. En l’espèce, il marque
le carrefour d’une nouvelle ville musulmane centrée sur le Mont du Temple,
tandis qu’une nouvelle mosquée, remplaçant la structure en bois érigée par
Omar à l’extrémité sud du Mont du Temple, fait partie de ce plan43.
Concernant la signification religieuse des travaux en cours sur le Mont du
Temple, les premiers écrivains musulmans fournissent plusieurs versions.
Selon Ahmad al-Yaqubi, chroniqueur et géographe musulman ayant écrit son
récit deux cents ans après ces événements, c’est la rébellion d’al-Zubayr qui
a poussé Abd al-Malik à bâtir un lieu de pèlerinage de remplacement à
Jérusalem. Le dôme du Rocher, avec ses déambulatoires intérieur et
extérieur, était certainement destiné à rivaliser avec la Kaaba de La Mecque,
où tourner autour de ce lieu saint fait partie du rituel. Les Umayyades
veulent donc glorifier leur pouvoir en Syrie et en Palestine au détriment de
La Mecque et de l’Arabie, redoublant d’efforts, également sur le plan
financier, pour glorifier Damas, et encore plus pour porter aux nues
Jérusalem. Mais, aux yeux de Mohammed ibn Ahmed Muqaddasi, géographe
arabe du Xe siècle né à Jérusalem, le dôme du Rocher a vu le jour afin de
faire de l’ombre à l’église du Saint-Sépulcre : « Abd al-Malik, remarquant la
taille et la splendeur du dôme du Kumamah, fut perturbé par la crainte que
les esprits des musulmans ne soient aveuglés, et érigea donc au-dessus du
Rocher le dôme que l’on peut voir maintenant. »44 Au début, l’islam est
hanté par la peur que ses adeptes abandonnent leur religion par intérêt pour
le christianisme. Il faut donc dévaloriser l’église du Saint-Sépulcre ou
Anastasis, « résurrection » en grec. Les musulmans détournent donc le terme
arabe signifiant résurrection, Kayamah (al-qiyamah) et surnomment l’église
du Saint-Sépulcre Kumamah (al-qumamah), « le tas de fumier »45, comme
le dit Muqaddasi dans sa description.
Mais les califes ont grandement besoin d’impressionner leurs sujets
chrétiens. Critiqué pour cette imitation honteuse des empereurs byzantins, le
premier calife umayyade Muawiya Ier réplique que « Damas est pleine de
Grecs et que personne ne croira à son pouvoir s’il n’a pas l’apparence et le
comportement d’un empereur »46. Sans surprise, Abd al-Malik s’efforce de
bâtir le dôme du Rocher en adoptant des formes chrétiennes, ses emprunts
étant tels qu’on parle d’« une œuvre purement byzantine »47. Un modèle
évident du dôme du Rocher est le « tas de fumier » proprement dit,
Anastasis, la rotonde surmontée d’un dôme de l’église du Saint-Sépulcre.
Les dimensions du cercle intérieur constitué de piliers et de colonnes
disposés en alternance sont précisément reproduites dans le dôme du
Rocher. D’autres églises byzantines présentent cet aspect circulaire, parmi
lesquelles l’église Saint-Siméon-le-Stylite dans le nord de la Syrie, l’église
San Vitale de Ravenne et, élément intéressant, l’église de l’Ascension du
Mont des Oliviers surplombant Jérusalem, bâtie à l’endroit où, selon la
tradition, Jésus est monté au ciel en laissant l’empreinte de son pied dans le
sol, que l’on voit encore aujourd’hui – tout comme la tradition musulmane a
par la suite affirmé que le Rocher sous le dôme porte l’empreinte de pied de
Mahomet lorsque ce dernier a été emporté voir le paradis par l’ange Gabriel
lors de son voyage nocturne.
La tradition du voyage nocturne parle de l’isra, le voyage proprement dit,
et du miraj, « l’ascension ». Selon le récit, quand Mahomet était encore à
La Mecque, et avant l’hijra vers Médine, il a été miraculeusement transporté
par l’ange Gabriel sur le site de la mosquée la plus lointaine (al-masjid alaqsa) de Jérusalem, où il a rencontré divers prophètes avant de réaliser son
ascension depuis le Mont du Temple, parvenant successivement à divers
paradis avant d’être finalement en présence de Dieu. Mais, dans le Coran,
rien ne relie directement la mosquée « la plus lointaine » al-Aqsa au Mont du
Temple. Il n’est pas non plus fait mention de Jérusalem : « Gloire et Pureté à
Celui qui, de nuit, fit voyager Son serviteur de la mosquée Al-Haram à la
mosquée Al-Aqsa dont Nous avons béni l’alentour, afin de lui faire voir
certaines de nos merveilles. »48 La mosquée Al-Haram est la Kaaba de
La Mecque, mais rien dans le Coran n’indique la position de la mosquée « la
plus lointaine » – certains alléguant que la mosquée « la plus lointaine »
correspond très certainement, non pas à Jérusalem, mais à la mosquée qui
était à l’époque la plus éloignée de La Mecque, à savoir la mosquée de
Médine. En outre, le verset du Coran parle du voyage mais pas d’une
ascension, laquelle, selon la tradition, s’est effectuée depuis le toit de la
maison de Mahomet à La Mecque, et non à Jérusalem49.
La source la plus ancienne de l’histoire du voyage nocturne est le
biographe de Mahomet, Mohammed Ibn Ishaq, décédé vers 767, même si ses
écrits originaux ont été perdus et n’existent qu’à travers des versions
publiées postérieurement, notamment celle d’Abdul-Malik Ibn Hisham, mort
vers 833. De plus, Ibn Ishaq n’a peut-être jamais couché sur le papier sa
biographie. Lui et les autres n’ont donc peut-être obtenu qu’une version
orale. Autrement dit, il s’est écoulé entre un et deux siècles après la mort de
Mahomet avant que n’apparaisse la première histoire du voyage nocturne. Si
la tradition du voyage de Mahomet à Jérusalem et son ascension au paradis
avait déjà été ancrée lorsque Abd al-Malik a construit le dôme du Rocher, on
pourrait supposer qu’elle aurait figuré parmi les nombreuses inscriptions
figurant sur ce lieu saint. Pourtant, il n’y est absolument pas fait référence.
Tout laisse plutôt penser que la tradition du voyage nocturne et son lien avec
Jérusalem sont apparus quelque temps après la construction du dôme du
Rocher et que la tradition reliant l’isra et le miraj au dôme du Rocher est
encore plus récente, n’étant « peut-être bien établie qu’à l’époque des
Mamelouks »50 – à savoir après Saladin et la fin de sa dynastie. En fait,
plutôt que de commémorer le voyage nocturne, le dôme du Rocher semble en
avoir été à l’origine.
Abd al-Malik a annoncé lui-même son projet de construction d’un
sanctuaire sur le Mont du Temple, ce qui ne laisse aucun doute sur sa
signification ou la date correspondante. Dans ce qui reste comme le plus
ancien texte islamique écrit, la dédicace de son fondateur y figure sur des
mosaïques à fond d’or, le long de l’arcade située à l’intérieur du dôme du
Rocher. « Ce dôme a été construit par le serviteur de Dieu, Abd al-Malik Ibn
Marwan, Prince des croyants, en l’année 72 [qui correspond à l’année après
l’Hégire, et donc à 691 ou 692 apr. J.-C.]. Que Dieu soit content de lui.
Amen. » Puis, inspirée du Coran, l’inscription se poursuit avec un
avertissement empathique à l’intention des chrétiens et de leur croyance dans
le Christ et la Trinité :
« Ô gens du Livre [Chrétiens], n’exagérez pas dans votre religion,
et ne dites d’Allah que la vérité. Le Messie Jésus, fils de Marie,
n’est qu’un Messager d’Allah, Sa parole qu’Il envoya à Marie, et
un souffle [de vie] venant de Lui. Croyez donc en Allah et en Ses
messagers. Et ne dites pas “Trois”. Cessez ! Ce sera meilleur pour
vous. Allah n’est qu’un Dieu unique. Il est trop glorieux pour
avoir un enfant. C’est à Lui qu’appartient tout ce qui est dans les
cieux et sur la terre et Allah suffit comme protecteur. »51
Muqaddasi écrira fièrement au Xe siècle : « À l’aube, lorsque la lumière
du soleil frappe le dôme et que le tambour capte les rayons, cet édifice offre
une merveilleuse vue qui ne s’oublie pas et dont je n’ai vu aucun équivalent
dans tout l’islam. Je n’ai pas non plus entendu parler d’un quelconque
édifice érigé à l’époque païenne dont la grâce est susceptible de rivaliser
avec ce dôme du Rocher. »52 De par son emplacement sur le Mont du
Temple, le dôme du Rocher annonce qu’au judaïsme a succédé le prophète
de l’islam, tout comme son inscription annonce le triomphe et la domination
de l’islam sur l’Orient chrétien. Comme l’a voulu Abd al-Malik, l’édifice
s’est comporté comme un aimant, attirant les visiteurs d’un univers
musulman en pleine expansion et conférant au Mont du Temple une
atmosphère de vénération islamique. Les chroniqueurs et commentateurs du
Coran y sont allés de leur contribution en élaborant, autour du dôme du
Rocher et de la mosquée al-Aqsa, l’histoire du voyage nocturne, ce dernier
édifice, achevé en 715, n’ayant pris son nom, « la plus lointaine », que bien
plus tard, ce qui l’a reliée au verset du Coran53.
C’est ainsi que débute le processus de sanctification qui, au fil des
siècles, fera de Jérusalem le troisième lieu saint de l’islam, après La Mecque
et Médine.
Lorsque Abd al-Malik meurt en 705, il est parvenu à remettre de l’ordre
parmi les tribus arabes et a accru les pouvoirs du califat. Pendant le règne de
son fils Walid, les guerres d’agression au nom de l’islam reprennent, plaçant
les Umayyades à l’apogée de leur influence. À l’est, les Arabes dépassent
l’Oxus en Asie centrale, s’emparant de Boukhara et de Samarkand en 715 et
rencontrant pour la première fois les Turcs. Une autre armée traverse l’Indus
et envahit Sind, entamant ainsi le long processus d’islamisation de l’Inde. En
Afrique du Nord, les Arabes atteignent l’Atlantique et passent en Espagne en
711 en traversant le détroit de Gibraltar. En l’espace d’une décennie, ils se
retrouvent au pied des Pyrénées et occupent le Languedoc.
Le djihad contre le grand ennemi chrétien, l’Empire byzantin, reprend par
des incursions saisonnières en Asie Mineure. Sous le règne du successeur de
Walid, Soliman, une immense force navale et terrestre assiège
Constantinople en 717-718. Mais la ville ne tombe pas, ni l’Asie Mineure,
cet indispensable réservoir d’hommes et de ressources, grâce à Héraclius Ier
qui, un siècle plus tôt, a créé un système de défense qui préservera le cœur
de l’Empire pendant quatre siècles supplémentaires. Il a organisé l’Asie
Mineure en « thèmes » – à savoir des régions au sein desquelles le
patrimoine foncier est échangé contre un service militaire héréditaire –
système qui a porté ses fruits : à l’exception des régions frontalières au sud
des monts Taurus, autour de Tarse et à l’est autour d’Édesse (aujourd’hui
Şanlıurfa), les attaques arabes ne débouchent presque jamais sur une
occupation. Défendue par ses fermiers-soldats, l’Asie Mineure byzantine
assure la continuité de ses traditions gréco-romaines et protège l’Europe
suffisamment longtemps pour que celle-ci se réorganise après les invasions
barbares et l’effondrement de l’Empire romain en Occident.
Le responsable de l’un de ces projets en Asie Mineure est Léon III
l’Isaurien, né dans le nord de la Syrie. En 716, il se lance dans un combat
d’arrière-garde des monts Taurus à la mer de Marmara contre l’envahisseur
arabe, arrivant à temps à Constantinople pour s’imposer comme empereur,
faire des réserves de céréales et constituer un arsenal en prévision du siège à
venir. Avant l’invention de la poudre à canon, Constantinople était
imprenable tant qu’elle pouvait être approvisionnée par voie maritime. En
osant des sorties maritimes et terrestres, Léon III use l’armée arabe et lance
des feux grégeois vers la flotte arabe – ou plutôt une flotte construite et
dirigée par les Syriens et des Égyptiens, dans la mesure où les Arabes ne
connaissent pas grand-chose à la marine54 – et il inflige une telle déroute
aux assiégeants que, sur les 2 560 galères et 200 000 hommes lancés contre
Constantinople, seuls 5 galères et 30 000 hommes reviennent en Syrie. Cet
événement a été assimilé à l’échec de l’invasion perse de la Grèce antique et
Léon III comparé à Miltiade le Jeune, vainqueur de la bataille de Marathon.
En Europe occidentale, l’écho de la victoire byzantine se fait entendre
quatorze ans plus tard, en 732, au cours du califat d’Hisham, lorsque les
armées arabes, après s’être enfoncées profondément en France depuis
l’Espagne, sont battues à plate couture par Charles Martel entre Poitiers et
Tours. Charles Martel chasse ensuite les musulmans du sud de la France,
installant au passage la domination franque en Europe occidentale. Son
petit-fils Charlemagne pose les fondations du Saint-Empire romain et
devient le premier responsable européen à rejoindre en Espagne les rangs de
la Reconquista contre les musulmans.
Ces défaites entraînent l’apparition de problèmes internes critiques chez
les Umayyades. Le coût des expéditions s’est avéré énorme et n’a pas été
couvert par les tributs et taxes imposés aux peuples nouvellement conquis. À
Constantinople, la destruction totale de la flotte et de l’armée umayyades
prive le califat de l’assise militaire de son pouvoir et nuit à l’image d’élite
dirigeante légitime des Arabes.
Pendant ce premier siècle d’existence de l’islam, les termes « musulman »
et « arabe » sont tout sauf synonymes. Être Arabe, c’est parler l’arabe,
appartenir à une tribu qui réside dans le désert, être nomade ou avoir des
ancêtres nomades, signification de « Bédouin », dont la vie est centrée sur le
chameau. Certains Arabes sont devenus des citadins impliqués dans le
commerce, à l’image du commerçant Mahomet, mais les relations tribales
perdurent. Ces Arabes sont désormais des conquérants, membres de la classe
dirigeante et bénéficiaires des privilèges associés, lesquels comprennent des
pensions régulières, ainsi qu’une part du butin amassé dans les territoires
récemment conquis. Ni colons ni fermiers, ils appartiennent à une
aristocratie militaire vivant délibérément en marge des autochtones et dont la
seule obligation est de combattre pour leur religion, la foi en cours
d’organisation justifiant leur prédominance et les faisant maîtres d’un
empire.
Mais, à la grande surprise des dirigeants umayyades, l’islam commence à
susciter des conversions, dont le but est surtout d’échapper aux restrictions
pesantes imposées aux non-musulmans. Cependant, les candidats à la
conversion doivent être adoptés, à mi-chemin entre musulman et arabe,
comme les clients d’une tribu arabe, tout en renonçant à leurs précédents
liens sociaux, économiques et nationaux. Même dans ce cas, les Arabes
considèrent ces convertis, mawali, comme des individus socialement et
économiquement inférieurs. Pour une femme arabe, épouser un converti
revient à couvrir de honte sa famille. Les convertis ne peuvent servir
militairement que dans l’infanterie et sont moins bien payés que les Arabes.
Et les mawalis qui s’installent aux alentours de l’ansari, les villes de
garnison arabes, où ils sont artisans ou exercent des métiers assimilés, sont
périodiquement chassés. En outre, ils sont encore assujettis à l’impôt prévu
pour les non-musulmans. Mais les mawalis prennent de plus en plus
conscience de l’accroissement de leurs effectifs, de leur importance politique
et militaire, de leur supériorité culturelle. Ils exigent désormais une égalité
sociale et économique avec les Arabes.
Suite au désastre de Constantinople, le calife Omar II essaie d’apaiser le
climat de mécontentement naissant en décrétant que les convertis sont
exempts de la jizyah et doivent recevoir la même solde que les autres. Mais
ces mesures ont pour effet de diminuer les rentrées d’argent dans les caisses
de l’État et le manque à gagner est compensé en traitant la population non
musulmane, les dhimmis, avec encore plus de sévérité. On attribue
généralement à Omar II la paternité de décrets régissant la position juridique
et sociale des dhimmis. À la base, ces derniers sont les gens du Livre – à
savoir les chrétiens et les juifs, dont les prophètes véhiculent un message
repris en substance par le Coran. Ces gens se voient donc témoigner une
certaine tolérance et bénéficient d’une protection, le Coran leur promettant
que les musulmans ne les combattront pas, à condition qu’ils s’acquittent de
la jizyah, forme de tribut. Chrétiens et juifs demeurent en marge de la
communauté, avec l’interdiction de porter des armes, de témoigner contre des
musulmans devant les tribunaux et d’épouser des femmes musulmanes. Un
dhimmi qui tente de convertir un musulman est condamné à mort, sanction à
laquelle s’expose également tout musulman qui apostasie. Mais un
musulman qui tue un chrétien ou un juif n’écope pas de la peine de mort. Il
est condamné au pire à payer une amende. Les dhimmis doivent être soumis,
se considérer inférieurs aux musulmans et agir et se vêtir en conséquence. Ils
ont également pour obligation de se distinguer des musulmans sur le plan
vestimentaire et de la coiffure. Chrétiens et juifs sont libres de pratiquer leur
religion, mais en se contenant, de façon à ne pas perturber les musulmans.
Les célébrations et expressions publiques de leur foi sont réduites. Ils ne
sont pas autorisés à bâtir des églises ou synagogues, ni même à les entretenir.
Si un lieu de culte est endommagé ou détruit, pour quelque raison que ce
soit – séisme, incendie ou intervention collective – il ne peut être reconstruit.
Au bout de quelque temps, les zoroastriens de Perse et les Berbères païens
d’Afrique du Nord sont également considérés comme des gens du Livre.
Mais ceux qui ne font pas partie des gens du Livre ne bénéficient d’aucune
tolérance. Ils ont le choix entre l’islam et l’épée.
Malgré ces règles pénibles et humiliantes, nombre de chrétiens voient
certains avantages à leur condition. Si le triomphe de l’islam a été rendu
possible par le conflit long et épuisant entre l’Empire byzantin et la Perse,
les violentes disputes théologiques ayant déchiré pendant des siècles
l’univers chrétien y sont également pour quelque chose. Il est donc logique,
sinon ironique, que les conquêtes musulmanes aient eu notamment pour effet
de protéger et préserver un large éventail d’hérésies chrétiennes. Pour les
musulmans, ces controverses sont accessoires. L’islam est une foi parfaite
issue de révélations. Quant aux chrétiens et aux juifs, tant qu’ils obéissent à
l’autorité musulmane et paient leurs impôts, ils ont le droit de mener leurs
affaires en accord avec leurs propres lois, coutumes et croyances.
L’hérésie chrétienne est en plein essor au Moyen-Orient sous l’autorité
musulmane, ou plutôt ce que les autorités de Constantinople et les papes de
Rome considèrent comme une hérésie. Mais, au Moyen-Orient, toutes les
sectes chrétiennes sont traitées de la même façon. Ainsi, les chrétiens
hétérodoxes et hérétiques ne sont désormais plus persécutés par des
chrétiens rivaux ou par l’État. Par exemple, au concile de Chalcédoine de
451, une majorité décide que Jésus avait deux natures, humaine et divine,
ajoutant qu’elles sont séparées et immuables, tout en étant indiscernables.
C’est à ce jour le point de vue de presque toutes les Églises chrétiennes.
Mais, Nestorius, archevêque de Constantinople du Ve siècle né en Syrie et
formé à Antioche, soutient que les natures humaine et divine du Christ sont
entièrement séparées, ce qui explique pourquoi on dit de lui que c’est un
dyophysite (du grec signifiant « deux natures ») et un hérétique. Cependant,
ses adeptes, qui donnent naissance à l’Église nestorienne et sont des
missionnaires actifs, sont particulièrement suivis en Orient, surtout en Perse,
où ils luttent contre le zoroastrisme. En réaction au nestorianisme et
également pour s’opposer à l’orthodoxie mise en avant par le concile de
Chalcédoine, des membres de l’Église syrienne (les jacobites) et de l’Église
égyptienne (les coptes), s’ils ne rejettent pas les deux natures, mettent
l’accent sur l’unité de l’incarnation. Voilà pourquoi les Syriens et les
Égyptiens ont été qualifiés de monophysites (du grec signifiant « une seule
nature ») et accusés de croyance hérétique en estimant que la nature humaine
de Jésus a été entièrement absorbée par sa dimension divine.
Ces disputes sont d’une importance suprême, littéralement une question
de vie ou de mort, car la nature de Jésus est directement liée au salut de
l’homme. Le pape Léon Ier, « le Grand », expose la position orthodoxe
prévalant au concile de Chalcédoine : « Quand Dieu est censé être à la fois
tout-puissant et Père, le Fils est clairement prouvé être co-éternel avec lui, ne
diffère en rien du Père, depuis qu’il est né Dieu de Dieu, tout-puissant du
Tout-Puissant, co-éternel de l’Éternel, pas plus tard dans le temps, pas moins
de puissance, un peu comme dans la gloire, ne se distingue pas dans l’être. »
Ayant affirmé la nature divine et intemporelle de Jésus, il affirme qu’il est né
de la Vierge Marie, « sa naissance dans le temps n’enlève ni n’ajoute rien à
cette naissance divine et éternelle mais son seul but est de restaurer
l’humanité ». L’homme est le bénéficiaire de Jésus le divin puisant
également dans la nature de l’homme. Triompher de l’auteur du péché et de
la mort est au-delà des forces de l’homme, à moins que Jésus ait fait sienne
la nature humaine.
Les propos des protagonistes de ces conflits à propos de la nature de
Jésus-Christ sont déformés par des nuances linguistiques et culturelles, ainsi
que par des principes fondamentaux. Bien que les divers conciles de l’Église
martèlent les positions théologiques devenues par la suite l’orthodoxie de
Rome et Constantinople, les chrétiens de Syrie, de Palestine, d’Égypte et
d’ailleurs maintiennent souvent leurs points de vue et se trouvent en conflit
avec l’Église universelle, se sentant à l’occasion opprimés. Parfois, cela se
produit plutôt à une échelle locale avec la population rurale, disons de
Palestine, suivant les croyances monophysites, tandis que le clergé en place à
Jérusalem est profondément orthodoxe. Les conflits peuvent être violents et
sources de divisions au sein de l’Empire byzantin, ouvrant la voie à
l’avènement de l’islam. Un membre de l’Église jacobite dit ainsi à propos de
la conquête musulmane : « Le dieu de la vengeance nous a délivrés des mains
des Romains par le biais des Arabes. Cela nous a ainsi sauvés de la cruauté
et de la haine profonde que nous manifestent les Romains. »55
Mais, très vite, les chrétiens regrettent l’accueil qu’ils ont réservé aux
envahisseurs arabes. Omar perçoit le danger à abuser les dhimmis, source du
revenu des Arabes, qu’il compare à des animaux domestiques, comme
lorsqu’il avertit l’un de ses gouverneurs :
« Ne détruisez pas une synagogue, une église, ni une maison de
zoroastriens dont l’existence est garantie par le traité de paix.
Mais aucune synagogue [ni église] ni maison de zoroastriens ne
doit être bâtie. Les moutons ne doivent pas être conduits au
massacre et l’on ne doit pas affûter le couteau sur la tête du bétail
à massacrer. »56
Des troubles apparaissent néanmoins en 725-726, lorsque la population
autochtone d’Égypte, encore très majoritairement chrétienne, se révolte
contre la discrimination et l’énorme poids des impôts sous le règne
musulman. C’est ainsi qu’après un recensement des monastères égyptiens,
les moines sont taxés pour la première fois. Mais ça ne suffit pas, comme
l’écrit l’historien du Moyen Âge égyptien Al-Maqrizi :
« Oussama ibn Zaid al-Tanukhi, commissaire aux recettes,
opprimait encore plus les chrétiens, leur tombait dessus, leur volait
leurs biens et marquait au fer rouge le nom de chaque moine sur la
main de ce dernier, ainsi que son numéro. Quiconque trouvé sans
cette marque se voyait amputé de la main […]. Il s’est ensuite
attaqué aux couvents, où il a trouvé un certain nombre de religieux
ne portant pas cette marque sur leur main et ordonné qu’on en
décapite certains et fouette d’autres jusqu’à ce que mort s’ensuive.
Il a ensuite fait démolir les églises, briser les croix, fait frotter les
représentations pour qu’elles disparaissent et mettre en morceaux
les images. »57
Parfois, les tribus arabes prennent les affaires en main pour compenser la
chute de leurs revenus et pensions. Protestant contre l’extorsion des nonmusulmans par des tribus, le calife Yazid III leur dit en 744 : « Je ne tolérerai
pas votre comportement qui pousse des individus payant l’impôt sur la
personne à partir de leur pays et à se retrouver sans aucun avenir. »58 Les
tribus répondent alors en accusant le calife d’être un hérétique sous
l’influence du christianisme. Son successeur, Marwan II, pointe de nouveau
du doigt les tribus de Palestine : « Vous voulez uniquement voler les biens
de tous les dhimmis que vous rencontrez. »59
Vers la fin 744, la désaffection au sein des tribus arabes se transforme en
véritable rébellion qui va jusqu’en Palestine et en Syrie. Damas devient une
ville dangereuse et Marwan II installe sa capitale à Harran, dans le nord du
pays. Édesse, Homs, Héliopolis (aujourd’hui Baalbek, au Liban) et Damas se
soulèvent toutes et ferment leurs portes au calife. Pendant l’hiver et l’été
745, ce dernier envoie ses armées dans ces villes et réprime la rébellion dans
de véritables bains de sang. Marwan II dirige lui-même le violent siège
d’Homs, d’une durée de quatre mois. Ensuite, aux dires du chroniqueur
byzantin Théophane, « il détruisit les murailles d’Héliopolis, de Damas et de
Jérusalem, tuant nombre de personnages importants et mutilant les gens qui
restaient dans ces villes »60.
Les problèmes rencontrés par les califes umayyades avec les tribus, les
mawalis et les dhimmis sont particulièrement graves en Perse et en
Mésopotamie, où d’autres ressentiments couvent depuis longtemps. En 680,
Hussein, fils d’Ali (le quatrième calife assassiné), a mené une insurrection
contre Damas, mais lui et ses partisans sont massacrés par les forces
umayyades à Karbala (située dans l’Irak actuel). Ses partisans considèrent sa
mort comme une blessure infligée à l’islam car Hussein est le fils qu’Ali a eu
avec Fatima, fille de Mahomet. C’est donc le sang du prophète qui a coulé à
Karbala. Pour les chiites, acquis à la cause d’Ali, Hussein est un martyr et sa
mort une tache au sunnisme, donc aux musulmans orthodoxes qui sont le
courant islamique majoritaire. Dès lors, les chiites refusent d’accepter
comme calife tout homme n’étant pas un descendant d’Ali. Pour leur part,
les sunnites interdisent pour toujours aux descendants du prophète l’accès
au califat. Bien que ce problème ait été au départ un conflit théologique et
tribal entre Arabes, il attire très vite des mawalis mécontents, surtout les
Perses, peuple fier et cultivé indigné d’être considéré comme inférieur.
Leur grief, ainsi que celui lié au chiisme, est attisé par la famille arabe
Abbas, qui revendique de descendre d’un oncle du prophète Mahomet. En
746, une rébellion éclate dans l’est de la Perse. En 749, la Mésopotamie
connaît la guerre civile. Et en 750, le calife Marwan II est battu par le chef
abbasside Abu al-Abbas al-Saffah lors de la bataille du Zab, affluent du
Tigre dans le nord de l’Irak, avant d’être poursuivi sans relâche en Syrie, en
Palestine et en Égypte, où il est capturé puis décapité. D’autres membres de
la dynastie umayyade sont chassés et assassinés. Seul un descendant de la
famille, Abd al-Rahman, échappe à la destruction de sa dynastie en
parvenant à s’enfuir en Espagne, où il met en place l’Émirat de Cordoue.
Les Abbassides et l’éclipse arabe
Avec le renversement des Umayyades, la Palestine et la Syrie ne seront plus
jamais le cœur du monde musulman. Les Abbassides s’installent en
Mésopotamie et établissent, en 762, leur capitale sur le site d’un petit village
chrétien nommé Bagdad61, qui occupe une position stratégique sur le Tigre,
relié à l’Euphrate voisin grâce à un canal navigable. L’endroit est un
carrefour naturel pour les caravanes traversant le désert en provenance de
Syrie et d’Égypte, pour les produits byzantins transportés sur le Tigre et
pour les cargaisons d’Inde et de Chine remontant le fleuve en provenance du
golfe Persique. Le calife Mansour, fondateur de la ville, parle d’une île,
véritable marché du monde, entre le Tigre à l’est et l’Euphrate à l’ouest62.
En l’espace d’une génération, le siège du califat abbasside devient la capitale
marchande et culturelle de l’islam en Orient. En revanche, « les Abbassides
écrasent Damas »63. Ses remparts sont démolis, sa population chute et la
ville disparaît carrément des archives pendant un siècle. La Palestine et la
Syrie connaissent le déclin et leur population diminue fortement.
Musulmans et dhimmis se retrouvent « opprimés par leurs nouveaux
souverains et se révolteront à plusieurs reprises contre eux »64. Pendant
l’époque du califat umayyade, un ordre relatif a régné en Palestine et en
Syrie, comparé à ce qui s’annonce, « avec un processus affaiblissant de
coups d’État militaires et de révoltes internes répétés, associés à une
instabilité politique source d’une anarchie chronique et d’un certain déclin
culturel »65.
En abandonnant Damas au profit de Bagdad, les Abbassides mettent
l’empire musulman en orbite autour de la sphère d’influence perse. Les
califes umayyades ont régné dans le style patriarcal des chefs arabes,
caressant les chefs de tribus dans le sens du poil et leur imposant parfois
leurs volontés. Mais ils restaient accessibles pour leurs pairs et les
consultaient sur les sujets importants. En revanche, les califes abbassides
adoptent de plus en plus souvent les manières et méthodes des rois
sassanides perses que les Arabes ont renversés un siècle plus tôt. Si les
califes umayyades se désignaient comme les Successeurs du prophète de
Dieu, les califes abbassides portent le titre plus impressionnant d’Ombre de
Dieu sur Terre. Leur autorité vient directement d’Allah et ils règnent en
autocrates absolus. Se passant de la milice tribale arabe et supprimant leurs
pensions, les Abbassides tiennent le pouvoir grâce à une armée régulière
d’esclaves turcs appelés Mamelouks. Ils créent également un service de
fonctionnaires salariés constitué majoritairement de convertis perses.
Au moment de la conquête arabe, la plupart des Perses étaient
zoroastriens, individus envers lesquels les musulmans avaient une attitude
ambivalente. Le prophète Mahomet considérait les prophètes juifs et
chrétiens comme ses précurseurs, mais estimait que les textes sacrés des
zoroastriens ne provenaient pas d’une révélation66. Le Coran dit
explicitement que les juifs et les chrétiens sont des gens du Livre et donc
libres de suivre leurs propres croyances67, mais la position des zoroastriens
repose sur l’interprétation d’un passage du Coran dans lequel les Mages,
comme les musulmans appelaient les zoroastriens, sont mentionnés aux côtés
des juifs et chrétiens, mais aussi des païens68.
Bien que l’on ait fini par octroyer aux zoroastriens le statut de dhimmis
protégés, à l’époque umayyade, ils subissaient de la part des musulmans un
traitement « méprisant et intolérable »69 et, sous les Abbassides, c’est pire
encore. Ces derniers se révèlent de redoutables ennemis du zoroastrisme, se
livrant à de violentes persécutions d’un côté et apportant un soutien aux
convertis de l’autre. Le processus débute dans les villes où sont installées les
garnisons arabes et où les temples du feu zoroastriens sont transformés en
mosquées et la population forcée à se convertir ou à fuir. L’entreprise de
conversion collective gagne la campagne pendant le VIIIe siècle et s’achève,
sauf dans quelques poches de résistance, un siècle plus tard70.
Mais, pour les Perses qui se convertissent à l’islam, la récompense est à la
hauteur. S’étant adjugé le califat en s’appuyant largement sur les Perses déjà
convertis à l’islam, les Abbassides continuent de favoriser ceux-ci. En
ouvrant grand les portes de l’avancement aux convertis perses, les
inconvénients de demeurer zoroastrien deviennent pour le coup
particulièrement évidents. Une nouvelle classe de marchands, propriétaires
terriens et fonctionnaires perses – des gens dont les activités sont
essentielles à la qualité de vie – évince la vieille aristocratie tribale arabe.
Les califes abbassides ont beau revendiquer une descendance arabe pure
(ignorant le phénomène de dilution au niveau des lignées féminines), avec
des prétentions de supériorité raciale naturelle, les Perses sont présents dans
tous les rouages de l’Empire, à tel point qu’un calife aurait dit : « Les Perses
ont régné pendant un millénaire et n’ont pas eu besoin de nous, ne serait-ce
que pendant un jour ; nous régnons depuis un ou deux siècles et nous ne
pouvons nous passer d’eux ne serait-ce que pendant une heure. »71
Les Arabes ont toujours constitué une petite minorité imposée aux
peuples conquis, mais, avec le déplacement à Bagdad, ils cessent d’incarner
l’élite dirigeante et deviennent un élément parmi beaucoup d’autres, l’acteur
perse conservant sa domination. L’effet n’est pas seulement politique. Tant
d’un point de vue religieux que culturel, l’Empire abbasside se
« persianise ». L’islam n’est plus « seulement lié à la langue et aux normes
comportementales arabes »72. Aujourd’hui, l’âge d’or des Abbassides,
particulièrement le règne du calife Harun al-Rashid, est ancré dans
l’imaginaire collectif grâce aux fabuleuses histoires des Mille et Une Nuits,
qui, tirées de vieux contes indiens et perses, commencent à prendre forme
dans le Bagdad abbasside. Harun al-Rashid apparaît certes sous forme de
légende dans plusieurs de ces contes, mais il est significatif que les
principaux protagonistes – le roi Shahryar et la conteuse, la fille du vizir
Schéhérazade – ont des noms perses. Et même lorsque les contes des Mille et
Une Nuits sont traduits en arabe, la langue du Coran et de la culture à la
cour, le persan, s’exporte bien au-delà des frontières du vieux royaume
sassanide grâce aux armées de l’islam et devient la langue véhiculaire de
l’Orient musulman73.
Sous les Abbassides, les gouverneurs de Palestine et de Syrie ainsi que
d’autres personnages d’État importants sont au départ des membres de la
famille du calife. Les Umayyades sont considérés comme des hérétiques et
ceux ayant servi sous leurs ordres comme des collaborateurs et haïs. Avec le
temps, ces provinces occidentales sont placées sous le contrôle de
l’administration centrale de Bagdad, majoritairement constituée de
bureaucrates perses soumis à la volonté du calife. Les tribus arabes de
Palestine et de Syrie, progressivement privées de leurs privilèges et de leur
rôle dans les affaires politiques, ne sont entendues que lorsqu’elles se
révoltent. Le premier soulèvement intervient en 754, violemment réprimé par
une armée placée sous les ordres de l’oncle du calife, qui rentre ensuite dans
ses quartiers en Égypte en emportant ses trophées, quelque trois mille têtes
décapitées. C’est le début d’une longue période d’insécurité et de déclin
causés par la guerre entre musulmans qui se soldera par la destruction de
l’agriculture et la dépopulation des villages de Palestine. En 788, une guerre
civile entre tribus arabes éclate en Palestine, ravageant Gaza et Ascalon, ainsi
que des villes en Judée et en Galilée. Pendant ce temps, à l’extérieur de
Jérusalem, le monastère orthodoxe grec Mar Saba est attaqué. Une guerre
tribale éclate encore en 792, particulièrement dans la vallée du Jourdain et
aux alentours de Jérusalem, puis de nouveau en 796, provoquant le pillage
de plusieurs villes de l’ouest de la Palestine. Lorsque les combats se
transforment en soulèvement contre les Abbassides, Harun al-Rashid, calife
à l’époque, déploie une armée impériale emmenée par le fils de son vizir
perse, qui « mate les rebelles d’une main de fer et fait couler beaucoup de
sang »74.
Mais les principales victimes de ce grabuge sont les autochtones, les
citadins et les fermiers, très majoritairement chrétiens75. Les dhimmis sont
également persécutés par le régime abbasside malgré l’obligation qu’ont les
musulmans, en échange de la soumission et du paiement de la jizyah, de
garantir leur protection physique, de préserver leurs biens, leurs lieux saints
et leur droit de pratiquer leur propre religion. Dans les années 750, les
chrétiens reçoivent l’ordre d’ôter la croix ornant le sommet de leurs églises,
ont l’interdiction d’enseigner les textes sacrés et d’organiser des messes de
minuit. En 772, quand le calife Mansour se rend à Jérusalem, il ordonne que
les chrétiens et les juifs soient marqués à la main, mesure qui fait alors fuir
de nombreux chrétiens vers le territoire byzantin. Harun al-Rashid, calife
entre 786 à 809, décrète la démolition de toutes les églises et synagogues
construites après la conquête. Il interdit également les tenues vestimentaires
chrétiennes et juives, forçant ces deux communautés à porter des vêtements
jaunes, interdisant la soie pour les femmes et obligeant les dhimmis allant
aux bains à se faire marquer le corps76.
Quand Harun al-Rashid meurt en 809, une guerre éclate entre deux de ses
fils, entraînant l’anarchie et la disparition du climat de sécurité, de sorte que
« la Palestine était le théâtre de violences, de viols et d’assassinats »77. Les
chrétiens abandonnent nombre de leurs monastères et églises dans et autour
de Jérusalem. Et lorsque la situation empire, ils s’enfuient à Chypre et
Constantinople. Lorsque Mamun, le fils qu’Harun al-Rashid a eu avec une
Perse, s’autoproclame calife en 813, c’est le retour d’une certaine stabilité,
même si c’est au prix d’une répression féroce. En 831, il lance une
expédition « meurtrière »78 pour réprimer une révolte d’envergure en
Égypte, la douzième depuis la conquête musulmane, brisant la résistance
chrétienne à coups de massacres et de déportations, tuant tous les hommes,
pillant leurs biens et vendant leurs femmes et enfants comme esclaves –
réponse standard à l’insurrection selon la charia79. Mamun se rend ensuite à
Jérusalem où, par haine envers les Umayyades, il s’attribue le mérite de la
construction du dôme du Rocher en faisant remplacer grossièrement, à coups
d’épée, le nom d’Abd al-Malik par le sien dans la dédicace du fondateur.
Les décrets oppressifs d’Harun al-Rashid contre les dhimmis font leur
retour en 850, publiés par son petit-fils, le calife Mutawakkil, qui leur
impose non seulement de se démarquer en portant du jaune – « antécédant
désagréable de la législation antijuive de l’Allemagne nazie »80 – mais
ajoute de nouvelles mesures en 854, parmi lesquelles la démolition ou la
transformation en mosquée de tout lieu de culte chrétien ou juif rénové,
l’abaissement des pierres tombales juives et chrétiennes afin qu’elles ne
soient pas plus hautes que celles des musulmans, l’interdiction de monter
autre chose que des ânes, l’interdiction de témoigner devant les tribunaux et
la confiscation d’une maison sur dix. Ces abus ont pour but de proclamer la
supériorité de l’islam et d’humilier et démoraliser les chrétiens et les juifs,
même si l’intention est parfois plus sinistre encore, comme lorsque
Mutawakkil exige que l’on accroche des images en bois du diable sur la
porte de leurs maisons81. Ces nouveaux décrets provoquent une insurrection
à Homs, ville majoritairement chrétienne du centre de la Syrie, férocement
dévastée en 855, toutes ses églises se retrouvant démolies, à l’exception de
l’église Saint-Jean, laquelle est ajoutée à la grande mosquée, ses dirigeants
décapités ou flagellés à mort, puis crucifiés à l’entrée de la ville, et tous les
habitants chrétiens chassés de leurs maisons.
Ces mêmes chrétiens persécutés sont à l’origine de la naissance de l’âge d’or
de l’islam. La civilisation a prospéré sur le littoral méditerranéen bien avant
l’avènement d’Alexandre le Grand. Les origines de la philosophie, de la
science, des mathématiques, de l’astronomie, de la géographie et de la
médecine remontent au VIIIe siècle av. J.-C. dans les îles grecques de la mer
Égée et dans les villes grecques d’Ionie, en Asie Mineure, le long du littoral
de la mer Égée. Les empires d’Alexandre le Grand, l’Empire romain et
l’Empire byzantin, se sont étoffés et ont perpétué cette culture dans tout le
Moyen-Orient. Pendant plusieurs siècles, Alexandrie en Égypte, fondée par
Alexandre le Grand, fut la capitale de la civilisation occidentale, sa
bibliothèque représentant un immense trésor de connaissances.
Les chrétiens de Syrie, de Palestine et d’Égypte étaient les héritiers de
cette culture grecque. Jusqu’au règne du calife umayyade Abd al-Malik, à la
fin du VIe siècle, le grec était la langue d’administration et d’apprentissage
dans tout le Moyen-Orient. Puis les Abbassides se montrent ensuite férus de
ces travaux d’apprentissage du grec qu’ils jugent utiles de traduire en arabe.
Pas de la poésie, du théâtre ou de l’histoire, qu’ils ignorent, mais des
mathématiques, de l’astronomie et de la médecine, ainsi que les aspects
pratiques de la philosophie, notamment la logique.
La connaissance du grec est recherchée par une minorité, essentiellement
l’élite entourant la cour abbasside de Bagdad, chez qui le parrainage de
traducteurs chrétiens devient une activité culturelle à la mode, stimulée par la
passion du calife Mamun pour les traductions en arabe. Les familles
fortunées rivalisent entre elles pour financer les traductions dans des
domaines particuliers. Il arrive que nous connaissions leurs noms, comme les
frères Banu Musa, des Perses dont le père a été un bandit de grand chemin et
qui ont sans doute fait fortune grâce à la collecte abusive d’impôts et dont le
patronage leur a permis d’effectuer un blanchiment d’argent82. Ils sont
spécialisés dans les textes scientifiques et médicaux et paient des sommes
énormes pour attirer les meilleurs traducteurs. La traduction n’est pas une
activité en berne. Les traducteurs chrétiens, imprégnés de culture grecque,
recherchent des écrits de valeur à transcrire en arabe, certains parcourant
l’Empire byzantin en quête de manuscrits pour leurs clients. Cependant,
cette période de curiosité et d’effervescence intellectuelles ne dure pas,
supplantée au XIe siècle par les madrasas, ces écoles coraniques dont l’intérêt
principal est le dogme religieux. Mais les textes survivent et se retrouvent
dans le sud de l’Italie et de l’Espagne, où l’arabe est traduit en latin, et
l’héritage grec est transmis à une Europe médiévale en train d’en finir avec
les troubles générés par les invasions barbares.
Le jour de Noël 800, à Rome, Charlemagne est couronné empereur des
Romains par le pape Léon III. C’est le petit-fils de Charles Martel, celui qui
a vaincu les musulmans lors de la bataille de Poitiers. Grâce à ce
couronnement, le royaume franc de Charlemagne succède à l’Empire romain
en Occident et donnera ensuite naissance au Saint-Empire romain au
XIe siècle. Deux moines de Jérusalem assistent au couronnement de
Charlemagne, l’un du monastère de Mar Saba et l’autre d’un monastère du
Mont des Oliviers. Ils ont apporté la bénédiction du patriarche et les clés de
l’église du Saint-Sépulcre. Cela fait suite à plusieurs échanges de
délégations entre Charlemagne et Harun al-Rashid, souverains prééminents
respectifs d’Occident et d’Orient, qui ont peut-être le sentiment d’avoir les
mêmes rivaux au sein de l’Empire byzantin et chez les Umayyades
d’Espagne. Selon Éginhard, le biographe de Charlemagne qui écrit quelque
vingt ans après la survenue de ces événements, Harun al-Rashid approuve le
cadeau des clés de Jérusalem, concédant aux émissaires de Charlemagne que
ce lieu sacré, le Saint-Sépulcre, doit être affecté à la juridiction du futur
empereur d’Occident83. Ce don d’Harun serait une réponse aux
protestations émises par les envoyés de Charlemagne à Bagdad contre les
récents troubles et persécutions survenus en Palestine et en Syrie. Mais, bien
qu’il soit probablement erroné d’interpréter le geste d’Harun comme
l’attribution à Charlemagne d’un protectorat des lieux saints de Jérusalem,
ces clés indiquent bien l’octroi d’un vrai pouvoir, certes limité, sur le SaintSépulcre84. Mais, derrière tout cela, et à l’origine de ces échanges, se trouve
le patriarche de Jérusalem qui, au nom des autochtones chrétiens de
Palestine, cherche activement la protection de l’Occident.
L’Occident est maintenant impliqué dans les événements d’Orient. Les
chrétiens, dans le besoin, en appellent de plus en plus à son influence et à
ses ressources. En Palestine et en Syrie, ils restent insoumis face aux
persécutions que leur infligent les musulmans. Théoriquement, ils forment
un « peuple protégé » et ont l’autorisation de pratiquer leur religion, mais,
dans les faits, la destruction de leurs églises et les restrictions concernant
l’entretien et la reconstruction des bâtiments démolis ou l’édification de
nouveaux sont destinés à anéantir leur culture et leur religion. Face à cette
situation, les chrétiens fournissent des efforts incessants et admirables pour
préserver et reconstruire leurs lieux de culte, levant des fonds dans leurs
communautés et recherchant une assistance financière à l’étranger. En une
occasion, après les dégâts infligés au dôme de l’église du Saint-Sépulcre lors
des troubles ayant suivi la mort d’Harun al-Rashid, les chrétiens de
Jérusalem ont pu restaurer l’édifice grâce à l’argent donné par un riche
chrétien égyptien. Les travaux s’achèvent en 820 mais, sept ans plus tard, les
musulmans se plaignent que le dôme a été agrandi, sa hauteur dépassant celle
du dôme du Rocher, et exigent qu’il soit abattu. Le patriarche Thomas est
jeté en prison, encourant la flagellation, mais il parvient à s’en sortir et à
épargner son église en payant un pot-de-vin considérable. Le coût de
réparation exorbitant des églises, englobant l’obtention d’autorisations et le
versement de dessous-de-table, impose des contraintes importantes à une
communauté déjà opprimée. Les chrétiens d’Orient sont donc obligés de se
tourner vers l’étranger pour obtenir une aide financière, de sorte qu’à partir
du IXe siècle ils bénéficient non seulement du soutien de Constantinople,
mais également de Rome, et notamment d’évêques, de princes et de la
noblesse d’Occident. Ils reçoivent même des dons considérables
d’Angleterre. En outre, les Abbassides encouragent l’Église latine de Rome,
l’utilisant pour diminuer l’influence de l’Église grecque des Byzantins, ces
derniers représentant une menace réelle proche, alors que les Latins et les
Francs semblent très lointains.
Bernard le Moine, qui arrive comme pèlerin à Jérusalem en 870, est un
témoin des attentions accordées à la ville par Charlemagne et a livré un récit
de ce qu’il a vu. Mais, à l’instar des autres pèlerins du IXe siècle, il met sa vie
en péril, ne serait-ce que pour atteindre Jérusalem85. Son périple lui fait
traverser l’Europe du Mont-Saint-Michel à Bari, située dans la botte de
l’Italie et devenue depuis 847 un émirat musulman après avoir été prise aux
Byzantins par les Aghlabides, dynastie arabe régnant à l’origine en Afrique
du Nord pour le compte du califat abbasside de Bagdad. Outre certaines
régions du sud de l’Italie, les Aghlabides ont également commencé à
conquérir la Sicile, l’île depuis laquelle une flotte arabe de 73 navires
appareille en 846 pour se lancer à l’attaque de Rome. À Ostie, débarque une
force de 10 000 fantassins et 500 cavaliers, qui remontent le Tibre, pillent le
Vatican et la basilique Saint-Pierre et profanent les principaux lieux saints.
C’est la première fois que Rome est attaquée depuis les invasions des
Barbares du Ve siècle, lesquels « avaient au moins respecté les lieux saints et
les églises ». Toute l’Europe est consternée par ce qui est considéré comme
« une démonstration calculée du mépris musulman pour le christianisme »86.
Les défenses de la ville sont renforcées et, trois ans plus tard, lorsque les
Arabes attaquent de nouveau, ils sont chassés et Rome ne sera plus jamais
menacée par les musulmans. Mais il en va autrement au sud de Naples.
À Bari, Bernard le Moine obtient des papiers de l’émir l’autorisant à
voyager en Orient, puis poursuit sa route vers Tarente, elle aussi occupée à
l’époque par les musulmans. La principale activité commerciale de Bari et de
Tarente consiste à arpenter les côtes et la campagne italiennes à la recherche
d’esclaves chrétiens. Au port de Tarente, Bernard le Moine voit
9 000 prisonniers originaires de la principauté de Bénévent, près de Naples,
embarquer à bord de navires à destination de Tripoli et d’Égypte. Ils font
partie de ces millions d’hommes, de femmes et d’enfants capturés à travers
les siècles par les corsaires musulmans le long des côtes de la Méditerranée
et de l’Atlan​tique, et même de la Manche, et dont le sombre avenir est d’être
transportés en Afrique du Nord et au Moyen-Orient, laissant derrière eux des
patries dépeuplées et dévastées87. Bernard le Moine embarque à bord d’un
bateau rempli d’esclaves envoyés en Égypte. Au bout de trente jours, il arrive
à Alexandrie. Mais, en Égypte, personne n’est impressionné par ses
documents de voyage citant Bari comme point de départ. Le capitaine ne
l’autorise à débarquer qu’après avoir reçu un pot-de-vin. De même, le
gouverneur d’Alexandrie exige de l’argent pour qu’il poursuive sa route vers
Fostat, capitale fondée par les Arabes près du futur site du Caire. Là aussi,
Bernard le Moine montre ses documents de voyage, ceux depuis Bari et ceux
depuis Alexandrie, mais il est immédiatement jeté en prison et y reste
jusqu’à ce qu’il paye 13 dinars supplémentaires. Il s’agit apparemment de la
jizyah, car il poursuit en disant que 13 dinars est la somme minimale qu’un
chrétien doit payer « pour avoir le droit de vivre libre et en sécurité. […] Et
quiconque étant dans l’impossibilité de payer les 13 dinars, qu’il soit un
autochtone chrétien ou un étranger, est emprisonné jusqu’à ce que Dieu ait
la bonté d’envoyer un ange pour le libérer ou qu’un bon chrétien règle la
dette de sa liberté »88. Même après avoir payé, à chaque fois que le Moine
entre dans une autre ville lors de son périple le faisant traverser l’Égypte et la
Palestine, il doit payer un ou deux dinars de plus pour pouvoir en repartir.
De Fostat, Bernard le Moine parcourt le delta du Nil le long d’un bras du
fleuve à l’est. Il arrive à Tanis, « où les chrétiens se montrent très
consciencieux et accueillants. Dans le district de cette ville, il ne manque pas
une église ». Après Tanis, Bernard le Moine se rend à Péluse à l’extrémité
est du delta : « à l’endroit même où l’ange a dit à Joseph de fuir avec son fils
et la mère de l’enfant, se trouve une église honorant la Sainte Vierge. » Le
Moine loue un chameau à Péluse puis traverse le désert pendant six jours
jusqu’en Palestine et donc « la ville sainte de Jérusalem, où nous sommes
restés dans l’hospice de Charles le Grand [Charlemagne]. Reçoivent
l’hospitalité en ces lieux tous ceux qui viennent à Jérusalem pour prier ».
Bernard le Moine mentionne également l’église de Sainte-Marie et sa
« splendide bibliothèque », bâtie avec le concours de Charlemagne, tout
comme la fondation pieuse de l’église renfermant douze maisons
d’habitation avec des champs, des vignobles et un bosquet dans la vallée de
Josaphat (vallée du Cédron) entre la ville et le Mont des Oliviers. Ces
produits de la générosité de Charlemagne, ainsi que les nombreux
monastères qu’il a fondés dans toute la Palestine et les énormes sommes
envoyées aux chrétiens vivant là, sont très largement mentionnés et ancrés
dans les mémoires, non seulement en Orient, mais également dans les
mondes latin et byzantin89.
Vu les difficultés, dangers et frais associés aux voyages en Orient, c’est
incroyable que Bernard le Moine et d’autres hommes comme lui soient partis
en pèlerinage. Mais, au début du Xe siècle, les Byzantins et le Saint-Empire
romain ont déjà chassé les musulmans du sud de l’Italie et vont bientôt être
débarrassés de leurs repaires de pirates dans le sud de la France, tandis qu’au
milieu du siècle, les Byzantins vont récupérer la Crète et leurs patrouilles
maritimes vont garantir la sécurité des voyageurs et des échanges
commerciaux dans l’est de la Méditerranée. Mais, bien que les périples
maritimes soient plus faciles et agréables, les voyages terrestres demeurent
meilleur marché. La plupart des pèlerins occidentaux vont d’abord à
Constantinople, visitent les grandes églises et célèbres reliques, puis
poursuivent leur chemin vers l’Asie Mineure sur d’excellentes routes
byzantines. Cependant, les pèlerins occidentaux demeurent une minorité,
modeste flot comparé à l’afflux massif de voyageurs de l’Empire byzantin,
d’Égypte, de toute la Palestine, de Syrie et d’au-delà90. Bien qu’une grande
partie de l’Orient soit sous domination musulmane, une majorité des
millions de personnes à y vivre sont des chrétiens habitant un monde
chrétien.
Les croisades byzantines
Les Aghlabides, qui conquièrent l’Afrique du Nord en 800 et dominent la
Méditerranée pendant les tribulations de Bernard le Moine, sont le
symptôme d’un affaiblissement de l’autorité abbasside dans les régions
occidentales de leur empire, lequel est en partie une conséquence du
déplacement du califat vers l’est, de Damas à Bagdad. L’Espagne est déjà
devenue indépendante des Abbassides en 756, juste après la chute des
Umayyades. Au moment où Bernard le Moine traverse le pays, Ibn Tulun,
Turc envoyé comme gouverneur en Égypte depuis Bagdad, est occupé à la
fondation d’une puissante armée d’esclaves noirs et turcs dans le but de
s’affranchir du califat, même s’il maintient une allégeance symbolique.
Tirant parti d’une autorité abbasside déclinante en Palestine et en Syrie, les
tribus arabes se révoltent de nouveau dans les années 860, rébellion
uniquement réprimée en 878 lorsque Ibn Tulun prend le contrôle de la
région. À partir de là, à l’exception de quelques interruptions
occasionnelles, la Palestine et la Syrie cessent d’être gouvernées depuis
Bagdad et tombent dans l’orbite du souverain, quel qu’il soit, à la tête de
l’Égypte.
Les ambitions perses subissent un effet de fragmentation similaire dans les
régions orientales du califat, où de nombreuses dynasties locales voient le
jour au IXe siècle. Très vite, l’autorité des califes ne dépasse guère l’Irak.
Voyant leurs revenus baisser, ils recourent à la collecte massive d’impôts,
tâche qu’ils confient à des gouverneurs locaux qui remettent une somme
convenue au gouvernement central et gardent le reste. Le vrai pouvoir de
l’Empire abbasside est de plus en plus entre les mains de ces gouverneurs,
perses pour la plupart, et des chefs militaires, généralement des Mamelouks
turcs, qui appliquent leurs décisions. Ces mêmes Mamelouks forment la
garde du palais censée protéger le calife. Mais, en 861, lorsque le calife
Mutawakkil essaie de contrer le pouvoir grandissant des Mamelouks en
recrutant des troupes d’Arménie et d’Afrique du Nord, il est assassiné suite à
un complot ourdi au sein du palais. Par la suite, il est évident que tout calife
ne répondant pas favorablement aux exigences des Mamelouks ne fera pas
long feu. Les califes deviennent les représentants symboliques de l’islam et
de l’État. Souvent, ce ne sont que des marionnettes dans les mains de l’un ou
l’autre de ces seigneurs de guerre qui vont n’avoir de cesse que de
s’entredéchirer au cours des siècles à venir. Résultat, les bastions abbassides
de Perse et de Mésopotamie, anciens fleurons du monde islamique, ne sont
plus que ruines.
Cependant, les crises internes n’empêchent pas le régime de Bagdad de
lancer ses attaques pratiquement annuelles contre les Byzantins le long des
frontières orientales d’Asie Mineure. En fait, Muntasir, qui prend les rênes
suite à l’assassinat de Mutawakkil, cerne bien que l’appel au djihad peut
servir de diversion face aux difficultés internes. C’est ainsi qu’il déclare la
guerre sainte aux Byzantins en 862. Dans une lettre diffusée dans les
mosquées lors des prières du vendredi, il proclame l’excellence de l’islam à
partir d’extraits du Coran qui justifient le djihad et promettent les joies du
paradis à tous ceux qui se rassembleront à la frontière pour faire la guerre
aux Byzantins. Selon lui, le chef des croyants souhaite se rapprocher de
Dieu en livrant une guerre sainte contre son ennemi, en respectant ses
obligations religieuses. Il se confie à lui et cherche à s’en rapprocher en
renforçant ses amitiés et en permettant de combattre ceux qui s’écartent de la
religion de Dieu, renient ses messagers et lui désobéissent, et de s’en
venger91.
Mais la réponse à l’agression musulmane continue se matérialise au
Xe
siècle quand les Byzantins, après trois siècles de résistance, commencent
à avancer et à triompher sous l’empereur Romain Ier Lécapène et Jean
Kourkouas, le soldat le plus brillant produit par l’Empire depuis des
générations, qui insuffle un nouvel esprit au sein des armées impériales et
leur permet de s’enfoncer victorieusement dans le pays des infidèles92. En
933, Kourkouas remporte une victoire importante en s’emparant de Mélitène
(aujourd’hui Malatya, en Turquie), au pied de l’Anti-Taurus. La chute de
Mélitène est un choc immense pour les musulmans. Prise lors des conquêtes
arabes initiales de 638, la ville est demeurée une base pour les attaques
umayyades et abbassides en territoire byzantin. Mais sa reprise est un
premier fait d’armes qui ouvrira la voie à d’autres reconquêtes encore plus
spectaculaires plus tard au cours de ce même siècle.
Mais, en 923, avant même le début des campagnes orientales de
Kourkouas, une vague de persécutions contre les chrétiens orchestrées
pendant une année par les musulmans touche tout le Moyen-Orient. Des
atrocités sont commises en Égypte, en Syrie et en Palestine. Des églises sont
détruites à Ascalon, Césarée et Jérusalem. La chute de Mélitène, suivie
d’autres victoires byzantines, exacerbe encore plus la violence des
musulmans. À Jérusalem, le dimanche des Rameaux 937, une foule attaque
l’église du Saint-Sépulcre, vole ses trésors et met le feu, causant
l’effondrement de pans entiers de l’édifice, dont la rotonde (ou Anastasis)
renfermant la tombe de Jésus.
En 966, vers la fin du mois de mai, de graves émeutes antichrétiennes se
déroulent à Jérusalem. Les Byzantins ont reconquis la Crète en 961, libérant
l’île de cent trente-cinq années d’occupation musulmane et la débarrassant
des pirates, dont les attaques ont terrorisé les côtes et les îles de la mer Égée.
Une autre expédition chasse les musulmans de Chypre en 965. Mais ces
événements n’ont rien à voir avec les troubles de Jérusalem, causés par
Mohammed al-Sinaji, gouverneur de la ville, qui se venge de chrétiens ayant
refusé d’accéder à ses demandes de pots-de-vin en plus du niveau normal
d’imposition. Lorsque le patriarche Jean VII ose se plaindre en Égypte aux
supérieurs du gouverneur – la dynastie Ikhshidide (à la durée de vie
particulièrement brève), dictature militaire turque à l’instar des anciens
Tulunides –, al-Sinaji pousse la foule à s’en prendre au patriarche, lequel
trouve refuge dans l’église du Saint-Sépulcre. Elle met à sac et incendie
l’église, ce qui entraîne l’effondrement du dôme. Le patriarche, qui s’est
caché dans un bac rempli d’huile est attaché à un pilier et brûlé vif. Les
musulmans apposent leur griffe sur ces actes en s’emparant d’une partie de
l’entrée de l’église du Saint-Sépulcre, où ils construisent la mosquée
d’Omar. Mais les Ikhshidides d’Égypte tentent également de calmer
l’empereur byzantin en lui disant qu’ils vont reconstruire l’église du SaintSépulcre de façon à la rendre plus belle qu’avant. Nicéphore Phocas livre sa
réponse : « Non, je la bâtirai à coups d’épée. »93
Suite à ces événements, Nicéphore Phocas, le vainqueur de Crète et de
Chypre couronné par l’empereur byzantin en 963, se donne pour mission de
libérer Jérusalem après plus de trois cents ans d’occupation musulmane et
lance « une sorte de croisade du Xe siècle »94. En 968, il ouvre une brèche
dans les défenses abbassides, le long des monts Taurus, et s’empare de
Tarse, puis de l’ensemble de la Cilicie. Il entre en Syrie en 969 et récupère
l’ancienne ville grecque d’Antioche, berceau du christianisme. Peu de temps
après, ses armées s’emparent d’Alep et de Lattaquié, ainsi que d’une grande
bande littorale allant de la Syrie jusqu’à Tripoli dans le nord du Liban. La
Cilicie et Antioche, ainsi qu’une grande partie du nord de la Syrie, sont
rendues à l’Empire byzantin. Alep est laissée sous contrôle musulman mais
devient un état vassal byzantin, les termes du traité permettant aux habitants
musulmans de ne pas être inquiétés. Toutefois, ils doivent désormais payer
des impôts, dont les chrétiens sont exemptés, les recettes engrangées servant
à reconstruire les églises détruites, tandis qu’il est désormais possible pour
les musulmans de se convertir au christianisme (conversion auparavant punie
de la peine de mort) ou pour les chrétiens de se convertir à l’islam.
Nicéphore Phocas est assassiné l’année où il s’empare d’Antioche, mais
son successeur, l’empereur Jean Ier Tzimiskès, poursuit la campagne
byzantine, « une véritable croisade »95, pour arracher Jérusalem à la
domination musulmane. Marchant vers le sud depuis Antioche, Jean Ier
Tzimiskès s’empare de Damas, la première ville byzantine à avoir été
conquise par les Arabes, qui ouvre grand la route vers Bagdad. Mais la
capitale abbasside n’a pas grande valeur. Les troubles militaires et les crises
financières ont fait des ravages en Mésopotamie et en Perse. Les luttes
incessantes entre seigneurs de guerre ont ravagé ce qui était encore
récemment le cœur du monde musulman. L’agriculture a été dévastée, les
canaux d’irrigation sont irréparables et une grande partie de Bagdad a été
pillée et abandonnée. L’insécurité règne dans tout le califat et les adeptes
bédouins de la secte Qaramita (les Qarmates) ont même volé la pierre noire
sacrée de la Kaaba à La Mecque96. Jean Ier Tzimiskès préfère donc entrer en
Palestine, où les portes de Nazareth et de Césarée s’ouvrent à lui. Les
autorités musulmanes de Jérusalem posent certaines conditions, mais
l’empereur se dirige d’abord vers la Méditerranée pour chasser l’ennemi des
châteaux du littoral. Il meurt subitement en 976, avant d’avoir pu revenir vers
Jérusalem. Les Byzantins gardent le contrôle du nord de la Syrie, mais leurs
tentatives de libération de Jérusalem sont contrariées par un nouveau régime
égyptien, les Fatimides.
Les guerres musulmanes et la destruction de la
Palestine
La dynastie des Fatimides est originaire de Syrie et affirme descendre du
troisième calife, Ali, et de sa femme Fatima – d’où leur nom. Après être
partis d’Afrique du Nord, ils installent leur propre califat en Tunisie, en 909.
Soixante ans plus tard, ils repartent vers l’est et envahissent l’Égypte, où ils
fondent « la Victorieuse », al-Qâhira en arabe, à savoir Le Caire, au nord de
Fostat. Ils bâtissent immédiatement la grande mosquée et l’école théologique
d’al-Azhar afin de propager leur version de l’islam chez les musulmans
sunnites d’Égypte. Les Fatimides sont des ismaéliens, ramification de l’islam
chiite croyant au dualisme, à savoir que l’univers contient à la fois le bien et
le mal, car Dieu lui-même est fait de bien et de mal, de lumière et
d’obscurité. Cela les place à part de l’islam orthodoxe (et donc également du
christianisme orthodoxe), qui croit que Dieu est bon et que le mal réside
ailleurs. Le dualisme est une ancienne croyance qui remonte au manichéisme
en Perse et au gnosticisme hellénique et qui, sans modifier ses
caractéristiques fondamentales, recèle en elle de futures religions comme
l’islam et le christianisme afin de survivre et de se propager.
Les Fatimides puisent peut-être leur dualisme dans les influences perses
lorsqu’ils sont encore en Syrie, ou des Berbères d’Afrique du Nord, dont
bon nombre ont été des gnostiques chrétiens et constituent maintenant le
gros de l’armée. Les califes des Fatimides sont aussi les imams des
Fatimides, lesquels, selon la doctrine ismaélienne, sont l’essence infaillible
du divin sur terre. En établissant un califat, les Fatimides aspirent à une
domination politique et spirituelle universelle et la conquête de l’Égypte est
la première étape de leur ambition : renverser le califat sunnite abbasside de
Bagdad et s’imposer, ainsi que leurs croyances, à tout l’univers islamique.
Les Templiers croiseront par la suite la route de dualistes ismaéliens, les
Assassins, qui descendent de leur repaire montagneux syrien pour terroriser
tout le monde.
La victoire fatimide sur les Ikhshidides d’Égypte est favorisée par une
terrible famine due à la baisse du niveau du Nil en 967. Les terres ne
donnent encore rien et sont infectées par la peste, 600 000 personnes
seraient ainsi mortes rien que dans la région de Fostat et des milliers d’autres
abandonnent leurs maisons afin de trouver refuge ailleurs97. Moins d’un an
plus tard, au printemps 970, alors que l’Égypte est toujours frappée par la
famine et les maladies, les Fatimides reprennent leur campagne contre le
califat abbasside et marchent en direction du nord pour entrer en Palestine.
Mais cette conquête n’a rien de facile. Leur arrivée marque le début d’une
série de guerres contre une succession d’ennemis, dont des tribus arabes, des
seigneurs de guerre turcs et une secte terroriste, appelée les Qarmates, qui, à
l’instar des Fatimides, sont ismaéliens mais refusent de considérer leurs
imams comme des chefs suprêmes spirituels. « Régnait un État au bord de
l’anarchie. La progression des envahisseurs s’accompagnait de pillages,
incendies et massacres », tandis que des villes telles que Jérusalem et Damas
« passaient comme une balle d’une main étrangère à l’autre »98,
généralement à coups de massacres. Tout au long de l’ère umayyade, les
musulmans de Syrie et de Palestine ont suivi la ligne sunnite orthodoxe,
mais leur haine grandissante contre le régime abbasside distant ouvre la voie
à l’adoption, de la part de bon nombre d’entre eux, des visions
apocalyptiques et communisantes des Qarmates. Les divisions sectaires entre
les diverses forces musulmanes rendent la lutte d’autant plus vicieuse. « Ils
commettent des atrocités, d’un genre inconnu sur les terres de l’islam. »99
Ceux qui souffrent le plus appartiennent à la majorité de la population de
Palestine, à savoir les chrétiens et les juifs, mais qui ne jouent aucun rôle
dans cette litanie de violences, cette « guerre pratiquement incessante qui a
détruit la Palestine »100.
Les Fatimides font leur possible pour imposer leurs croyances chiites en
Égypte, mais qu’importe, chiisme ou sunnisme, les coptes, ces autochtones
chrétiens, dépassent en nombre les musulmans d’Égypte101. Pour renforcer
leur position face aux sunnites récalcitrants, les Fatimides s’appliquent tout
particulièrement à entretenir de bonnes relations avec les chrétiens et les
juifs d’Égypte. Désireux de préserver l’expertise découlant de la continuité,
les Fatimides affichent une préférence pour les coptes en matière
d’administration, surtout au sein du service de l’irrigation, où les techniques
remontant à l’Antiquité et la précision du savoir sont essentielles, mais aussi
concernant le trésor public, étroitement lié, au sein duquel les coptes ont
conçu un système de comptabilité indispensable. Pour les questions
financières et le commerce international, les Fatimides s’appuient sur les
juifs et leurs connaissances approfondies du négoce méditerranéen. Sous les
précédents régimes musulmans, le commerce extérieur égyptien était
négligeable, mais sous l’Égypte des Fatimides, c’est le centre d’un réseau en
pleine expansion de relations marchandes allant de l’Inde à l’Espagne. Le
port d’Alexandrie est animé, avec des bateaux appareillant pour Amalfi, Pise
et Venise. Grâce à leur sens de l’initiative, leur expérience et leur volonté de
s’adapter à la culture arabe, les juifs sont fidèles et d’une grande utilité aux
Fatimides.
Le troisième calife fatimide à accéder au trône du Caire, et le premier natif
d’Égypte, porte le nom ronflant d’al-Hakim bi-Amr Allah, qui signifie
« souverain sur l’ordre d’Allah ». Nous sommes en 996, et al-Hakim n’a que
11 ans. Le jeune al-Hakim semble prêt à poursuivre la politique fatimide
consistant à entretenir de bonnes relations avec les dhimmis. Sa belle-mère
est une chrétienne orthodoxe grecque, tout comme les deux frères de cette
dernière, dont l’un est le patriarche d’Alexandrie et l’autre celui de
Jérusalem. Il semble en outre être curieux et doté d’un esprit ouvert. Il
montre un réel intérêt pour les mathématiques et les sciences et dote
Le Caire d’un observatoire d’astronomie et d’une grande bibliothèque
scientifique qui attirent des personnages tels que l’esprit universel Ibn alHaytham, célèbre pour ses contributions dans les domaines de l’optique, de
l’ophtalmologie, de l’astronomie et de la physique, et ses commentaires sur
Aristote, Euclide et Ptolémée. Mais la réelle fascination d’al-Hakim semble
porter sur l’astrologie et le mysticisme. Il passe des heures dans les collines
d’al-Muqattam dominant Le Caire à observer le ciel en quête de présages
provenant des étoiles.
Le côté sombre d’al-Hakim apparaît quand il commence à persécuter les
chrétiens et les juifs en 1003. Il affirme que l’église de Fostat a été construite
sans autorisation et ordonne sa destruction et la construction d’une mosquée
à la place, dont la taille est calculée de façon à recouvrir les cimetières juif et
chrétien du quartier. S’ensuit une série d’oppressions. Quelques années plus
tard, il fait jeter des scientifiques en prison, puis feint la folie afin
d’échapper à un destin qu’il croit être son exécution. En 1016, al-Hakim dit
être Dieu lors des prières du vendredi du Caire, revendication sur laquelle il
est contraint de revenir face aux protestations de ses sujets sunnites. Certains
ont dit qu’il était fou, d’autres qu’il était simplement excentrique, mais son
grand-père, le calife al-Muizz, s’était également pris pour Dieu, quoique plus
discrètement. En tant qu’imams ismaéliens, les califes fatimides sont des
monarques absolus et infaillibles régnant de génération en génération mais
aussi conformément à la volonté divine. En outre, les imams possèdent la clé
du salut cosmique et al-Hakim aurait été vu et se serait vu comme le madhi
(sauveur), qui apparaît sur terre avant le Jour du jugement et débarrasse le
monde du mal.
Parmi les actes salvateurs d’al-Hakim, qu’il considérait comme tels, figure
l’ordre donné aux chrétiens de porter autour du cou une croix en bois de
45 cm de long et pesant 2,250 kg102, tandis que les juifs doivent porter un
cadre en bois de même poids orné de cloches. Par la suite, il exige des
chrétiens et des juifs qu’ils se convertissent à l’islam, demande à laquelle
beaucoup accèdent pour avoir la vie sauve, même si certains chrétiens
parviennent à s’enfuir en territoire byzantin. Mais, dans ces circonstances, la
conversion n’a qu’une signification limitée, car bon nombre ont recours à ce
que l’on appelle « la ruse de la conversion d’une seule génération »103,
grâce à laquelle un homme se protège, ainsi que sa famille, de la persécution
et de la discrimination en se convertissant à l’islam tout en veillant à ce que
sa femme et ses enfants demeurent chrétiens ou juifs. En répétant cette ruse
de génération en génération, cela donne l’impression d’une famille convertie
à l’islam, alors qu’elle demeure profondément attachée à sa religion
d’origine. Il y a également ceux qui, après la mort d’al-Hakim, reprennent
discrètement leur ancienne religion. On ne dénombre en l’occurrence aucune
conversion massive à l’islam chez les chrétiens et les juifs104. Les
ordonnances suivantes d’al-Hakim exigent que l’on confisque les biens
chrétiens, brûle les croix et construise de petites mosquées sur les toits des
églises. Au départ, ces mesures ne sont appliquées qu’en Égypte, puis
gagnent très vite tout l’Empire fatimide, y compris la Palestine.
L’acte le plus tristement célèbre d’al-Hakim se produit en 1009, quand il
ordonne la destruction de l’église du Saint-Sépulcre de Jérusalem, « afin de
détruire, saper et faire disparaître toutes traces de la sainte église de la
Résurrection ». La basse œuvre est consciencieusement exécutée par Abu
Dhahir, gouverneur de Ramla, qui, selon le chroniqueur chrétien Yahya Ibn
Said, « a fait tout ce qu’il a pu pour déraciner le sépulcre et en faire
disparaître toute trace. Pour ce faire, il en a déterré la majeure partie et l’a
brisé »105. L’église est rasée jusqu’aux fondations, ses tombes déterrées, les
biens de l’église confisqués, le mobilier et les trésors saisis et la tombe de
Jésus, taillée en pièces à coups de pioche et de marteau, se retrouvant
complètement détruite. Rien ne reste à part quelques morceaux de la rotonde
qui, selon Ibn Said, « s’est avérée trop difficile à démolir » et a été
incorporée à l’église existant aujourd’hui106. Des sources musulmanes
considèrent cette destruction comme la réaction à la splendeur de l’église et
au fait qu’elle attirait des pèlerins du monde entier, dont bon nombre de
chrétiens d’Égypte. Le christianisme et ses symboles devaient être détruits,
tout comme ses églises. Au cours des quelques années suivantes,
30 000 églises d’Égypte, de Palestine et de Syrie sont pillées, démolies ou
converties en mosquées107.
Ce ne sont pas des actes de folie, comme le prouve le fait que ces
dévastations se poursuivent lors des premières années de règne d’al-Zahir,
fils et successeur d’al-Hakim108. En fait, la destruction de l’église du SaintSépulcre est « l’un des actes les plus populaires de l’administration alHakim » chez les musulmans de Palestine et de Syrie109. Cela semble
également faire partie d’une politique fatimide délibérée destinée à accroître
le caractère islamique sacré de Jérusalem, ville envers laquelle les
musulmans ont des opinions ambivalentes, certains pensant qu’elle est salie
par des associations chrétiennes et juives et que les seuls lieux saints
islamiques devraient être La Mecque et Médine. Raser le Saint-Sépulcre
revient en quelque sorte à mettre fin à la contamination chrétienne de
Jérusalem. En revanche, c’est bien accroître le caractère islamique sacré qu’a
en tête al-Zahir quand il rebâtit la mosquée à l’extrémité sud du Mont du
Temple et qu’il ajoute une mosaïque contenant une inscription, la première
de Jérusalem à commencer par le vers 17:1 du Coran sur le voyage nocturne,
que les musulmans ont interprété comme le voyage de Mahomet vers
Jérusalem et son ascension au paradis : « Gloire et Pureté à Celui qui, de
nuit, fit voyager Son serviteur [Muhammad], de la mosquée Al-Haram à la
mosquée Al-Aqsa dont Nous avons béni l’alentour. »110 C’est à partir de là
que la mosquée devient connue sous le nom d’al-Aqsa, « la plus lointaine »,
contribuant à l’histoire qui servira le djihad de Saladin.
Des récits de pèlerins de retour concernant les sacrilèges perpétrés par des
musulmans contre l’église du Saint-Sépulcre et la cruelle persécution dont
sont victimes les chrétiens en Orient se répandent comme des traînées de
poudre dans l’Empire byzantin, en Méditerranée et en Europe occidentale,
causant stupeur et douleur. Outre ces récits, il court également des rumeurs
selon lesquelles des juifs d’Europe occidentale et des musulmans d’Espagne
ont envoyé à al-Hakim des lettres secrètes l’incitant à détruire le SaintSépulcre111. Mais il n’existe aucune preuve. Bien que ne faisant pas
mention dans son histoire de l’implication des juifs dans les violences
perpétrées par al-Hakim en 1009, Yahya Ibn Said, chroniqueur chrétien basé
à Antioche, a bien écrit que des juifs faisaient partie de la foule ayant attaqué
l’église du Saint-Sépulcre plus de quarante ans plus tôt, soit en 966 : « Les
juifs ont dépassé les musulmans en matière d’actes de destruction. »112 Il
existe certainement des tensions communautaires entre juifs et chrétiens à
l’époque. Avec l’effondrement du Bagdad abbasside, les juifs d’Irak font
route vers l’ouest, bon nombre se rendant en Palestine, où ils se trouvent en
infériorité par rapport à une communauté chrétienne bien intégrée. Mais si
des juifs se trouvent dans les rassemblements antichrétiens de 966, il
n’existe aucun récit, à part ceux écrits en Europe occidentale, de juifs
impliqués dans la destruction du Saint-Sépulcre orchestrée par al-Hakim en
1009. Comme en Europe de l’Ouest, les juifs ont prospéré là jusque bien
après le début du XIe siècle, sans être victimes de discriminations113. Mais,
les exactions d’al-Hakim changent la donne. La plupart des Européens
occidentaux ne savent guère faire la différence entre les musulmans et les
juifs114, de sorte que les actes des uns sont volontiers attribués aux autres.
Mais si les musulmans sont loin, des juifs vivent tout près, dispersés dans
toute l’Europe chrétienne, où les premiers graves incidents antisémites
éclatent désormais.
La destruction du Saint-Sépulcre renforce la croyance selon laquelle
l’Occident doit venir en aide à l’Orient. De nouvelles versions de l’histoire
de Charlemagne voient maintenant le jour, indiquant notamment que
l’empereur a séjourné en personne à Jérusalem après avoir reçu une lettre du
patriarche de la ville lui disant que les musulmans ont même profané le
tombeau du Christ. Mais aucune armée n’est constituée, et ne le sera pas
avant de nombreuses décennies et avant que l’Europe soit confrontée à la
menace terrifiante et bien réelle d’une invasion musulmane par l’est, celle
des Turcs seldjoukides.
Partie 2
L’invasion turque et la première croisade
« Comme la plupart d’entre vous le savent déjà… » : c’est ainsi que le pape
Urbain II présente le sujet de la menace turque à une immense foule
rassemblée à Clermont en 1095. À l’époque, on ne parle que des Turcs. Il
raconte à son auditoire que les Turcs avancent au cœur des terres
chrétiennes, tuant et maltraitant la population et détruisant les églises. Il
ajoute que l’empereur de Byzance a demandé de l’aide et qu’il incombe à
l’Occident de répondre à cet appel115. Urbain II soulève la foule pour une
grande cause, la libération des terres, églises et peuples d’Orient, que nous
appelons aujourd’hui la première croisade.
L’Occident ne sait pas grand-chose sur les Turcs jusqu’en 1071, année
où commencent à parvenir en Europe des récits d’une extraordinaire
victoire militaire. En effet, les Turcs ont battu l’armée de l’Empire byzantin
à Manzikert, ouvrant ainsi à la conquête l’intégralité de l’Asie Mineure et
menaçant même Constantinople. Cette année-là, les Turcs mettent
également le cap au sud, prenant le nord de la Syrie aux Byzantins et
Jérusalem aux Fatimides d’Égypte.
Les Byzantins connaissent les Turcs depuis longtemps, ayant combattu
des tribus turques faisant partie des armées abbassides et en ayant même
employé comme mercenaires. Mais il s’agit là d’un nouveau peuple turc, les
Seldjoukides, que les Byzantins n’ont découvert qu’au XIe siècle, lorsqu’ils
arrivent à la frontière orientale de l’Empire avec l’invasion de l’Arménie et
la destruction d’Ani.
L’invasion turque
Ani, à l’extrême est de la Turquie actuelle, n’est pas une ville très visitée ni
même connue. Pourtant, cette cité autrefois célèbre, « aux mille et une
églises », était la capitale du royaume médiéval arménien, comparable à
Constantinople par la splendeur de son architecture et l’importance de sa
population. Située sur un promontoire, la ville est dans un angle entre deux
gorges de rivières qui se rejoignent, avec plus de 3 kilomètres de remparts
fermant le triangle – configuration ressemblant à celle de Constantinople.
Aujourd’hui, en approchant depuis Kars par un environnement désolé
comprenant une poignée de villages dégradés aux maisons de pierre, vous
voyez uniquement les ruines imposantes de ces remparts. La route ne mène
nulle part depuis, plus depuis la Première Guerre mondiale, époque où les
Turcs ont tué un million et demi d’Arméniens116, premier génocide des
temps modernes, ou l’établissement de la République socialiste soviétique
d’Arménie, aujourd’hui la République d’Arménie, juste de l’autre côté du
fleuve. Mais ce qui est depuis longtemps un no man’s land fut une route
majeure du commerce est-ouest quand Ani prospérait grâce au flot de
caravanes.
En 1045, le royaume arménien est annexé par l’Empire byzantin et Ani
devient un poste avancé contre le nouvel ennemi surgi depuis le centre de sa
patrie d’Asie centrale. Les Seldjoukides sont un clan de nomades turcs
oghouzes qui, au début du XIe siècle, habitent les steppes au nord du lac
Balkhach au sein du Kazakhstan actuel. Vers 985, s’opère une scission entre
Seldjoukides et Oghouzes, les premiers émigrant vers le sud dans une région
reculée de l’Empire abbasside. Sur les rives du fleuve Iaxarte (aujourd’hui
appelé Syr-Daria), à l’est de la mer d’Aral, ils se convertissent à l’islam.
Archers à cheval agiles et rapides, les Seldjoukides forment une force de
frappe dévastatrice emmenée par leur chef, Tuğrul Bey. Ils progressent en
combattant vers l’ouest, traversent la Perse et entrent en Mésopotamie, où
Tuğrul Bey s’empare de Bagdad en 1055, fait du calife sa marionnette,
s’auto​proclame sultan et remplace l’aristocratie au pouvoir par des Turcs
seldjoukides. La cour du sultan adopte en partie la langue perse et les signes
de la culture perse, mais le noyau de la nation turque, et surtout les tribus de
bergers, respirent encore l’ardeur du désert117.
Rien n’arrête la progression des Seldjoukides. Sous l’égide du neveu et
successeur de Tuğrul Bey, Alp Arslan, ils envahissent la majeure partie de
l’Arménie et, en 1064, moins d’un siècle après avoir quitté leur patrie à
quelque 4 800 kilomètres de là, se tiennent devant les remparts d’Ani.
L’historien arabe Sibt ibn al-Jawzi cite un témoin ayant assisté à la
capitulation d’Ani face aux Turcs après un siège de vingt-cinq jours :
« L’armée entra dans la ville, massacra ses habitants, la pilla et
l’incendia, ne laissant que des ruines et faisant prisonniers tous les
survivants. Les cadavres étaient si nombreux qu’ils obstruaient
toutes les rues. On ne pouvait aller nulle part sans en enjamber. Et
le nombre de prisonniers s’élevait à pas moins de cinquante mille.
J’étais déterminé à entrer dans la ville et voir les destructions de
mes propres yeux. J’essayai de trouver une rue dans laquelle je
pourrais progresser sans devoir marcher sur des cadavres, mais
c’était impossible. »118
Après que les Seldjoukides ont mis la ville à sac, les tremblements de terre
et les Mongols se chargeront du reste. Franchir la double porte d’entrée
d’Ani aujourd’hui, c’est comme pénétrer dans un port dévasté par une
tempête où les églises se sont échouées. L’église du Rédempteur circulaire
demeure là parmi les fleurs et les prairies vallonnées, bien droite comme une
coque, à moitié dévastée, comme si une tornade l’avait flanquée par terre.
Parmi les rares monuments intacts figurent la cathédrale, dont les travaux ont
commencé en 988, pour s’achever douze ans plus tard, dessinée par
l’architecte Tiridate qui a également restauré le dôme de Sainte-Sophie, à
Constantinople, après son effondrement partiel en 989. En pillant Ani, l’un
des Seldjoukides se hisse au sommet du toit conique de la grande église et
arrache sa croix. La cathédrale devient alors la Fethiye Cami, la mosquée de
la victoire.
Alp Arslan est décrit dans des sources musulmanes comme un fervent
djihadiste. Son ministre Nizam al-Mulk le qualifie de « fervent et fanatique
dans ses croyances »119. Mais, pour l’heure, sa politique envers l’Empire
byzantin est plutôt défensive, car il est soucieux de sécuriser sa frontière
nord-ouest tout en portant son attention vers le sud et l’Égypte. Bras armé du
califat abbasside de Bagdad et défenseur de l’islam sunnite, le grand ennemi
d’Alp Arslan est le régime chiite du Caire. Son but immédiat est de
combattre le califat fatimide. Mais, en 1071, alors qu’il fait mouvement pour
s’emparer du territoire fatimide de Syrie, il apprend qu’au nord-est, à
800 kilomètres de là, une grande armée dirigée par l’empereur byzantin
Romain IV Diogène s’enfonce en Asie Mineure avec l’intention de
reconquérir l’Arménie.
À 160 kilomètres environ au sud d’Ani et au nord du lac de Van, l’armée
byzantine entre dans une large plaine ressemblant à des ​steppes, mais dont la
ligne d’horizon est déchirée par des affleurements volcaniques et reliée sur la
droite aux grands contreforts du massif du Suphan Daği, qui scintille grâce à
ses cimes enneigées, même en été, et sur la gauche à une ligne brun foncé de
montagnes moins hautes. De nos jours, un monument ressemblant à une
immense paire de montants de but de rugby s’élève haut dans le ciel à
l’extrémité ouest de la plaine, dressé dans une vallée fluviale riche en
vergers. Un village se trouve à proximité, bâti autour d’une ancienne
forteresse arménienne, une tour noire et trapue. Il s’agit de Malazgirt –
autrefois Manzikert – où le monument érigé par le gouvernement turc en
1990 commémore ce que les Byzantins ont appelé le « jour affreux », quand
l’Asie Mineure, chrétienne et culturellement grecque, entame un long et
violent processus de reconstruction en Orient. Ici, à Manzikert, le vendredi
26 août 1071, Romain IV Diogène est surpris par les forces très rapides
d’Alp Arslan. Son armée est détruite et l’empereur est lui-même fait
prisonnier, puis immédiatement libéré contre la promesse du versement d’un
tribut. À son retour à Constantinople, Romain IV Diogène est renversé,
rendu aveugle et exilé. Il meurt un an plus tard, l’année même où Alp Arslan
est tué par un rebelle turc.
La catastrophe est plus sérieuse encore que la défaite de l’armée impériale.
L’Asie Mineure est doublement laissée sans défense, car le vieux système
mis en place par Héraclius Ier tombe. La sécurité des frontières faisait du
foncier un bon investissement et avait conduit à l’émergence d’une
aristocratie de propriétaires fonciers qui achetait la part des petits
agriculteurs, ces soldats-fermiers indépendants dont dépendait la défense de
l’Asie Mineure. Après Manzikert, l’Empire s’offre aux bandes de tribus
turques qui pillent, assassinent et détruisent au gré de leurs avancées vers
l’ouest, au point de se retrouver en 1073 sur le Bosphore, en face de
Constantinople. Comme le dit un chroniqueur byzantin, « le monde entier,
terrestre et maritime, fut pour ainsi dire occupé, détruit et dépeuplé par les
barbares infidèles : tous les chrétiens furent tués par eux, toutes les maisons
et tous les villages d’Orient, avec leurs églises, furent dévastés, réduits en
miettes et anéantis par eux. »120 En fait, les Turcs ne sont jusque-là que peu
éparpillés dans le territoire nouvellement envahi et ne remplacent absolument
pas la population existante. Mais la dislocation de la société établie est
dévastatrice, notamment à cause de l’avidité et des dissensions entre tribus.
La tragédie ayant frappé l’Arménie touche maintenant l’Asie Mineure et un
réfugié arménien écrivant à Constantinople a rédigé une note qui ne présage
rien de bon :
« Les voix et les sermons des prêtres sont désormais réduits au
silence. Les chandeliers sont maintenant éteints et les éclairages
faibles, la douce senteur de l’encens a disparu, l’autel de Notre
Seigneur est couvert de poussière et de cendres. […] Dites au
paradis et à tout ce qui se trouve en son sein, dites aux montagnes
et aux collines, aux arbres des bois denses, qu’eux aussi peuvent
pleurer notre destruction. »121
La guerre qui a gagné la Palestine après l’invasion fatimide de 970 a duré
pendant plusieurs générations et le pays a continué de souffrir des
déprédations commises par les Bédouins pendant tout le XIe siècle. Ramla,
fondée sur la plaine par les Arabes comme la capitale du Jund Filastine
(district de Palestine), est pratiquement abandonnée à cause d’un séisme et
des attaques incessantes des Bédouins. À partir des années 1160, Jérusalem,
située sur les hauts plateaux de Judée, devient le centre du règne fatimide en
Palestine et ses remparts sont renforcés.
Même pendant ces temps périlleux, les pèlerins se rendent à Jérusalem, où
ils contribuent considérablement à la prospérité de la ville. Leur but premier
est l’église du Saint-Sépulcre, où le successeur d’al-Hakim a autorisé
l’empereur byzantin à reconstruire la rotonde à ses propres frais. Mais les
pèlerinages sont imprévisibles et requièrent du courage et une foi
inébranlable. En 1065, un grand pèlerinage de 7 000 à 12 000 Allemands,
avec à sa tête Gunther, évêque de Bamberg, traverse l’Asie Mineure et arrive
à Lattaquié, dans le nord de la Syrie, ville appartenant encore à l’époque à
l’Empire byzantin. Mais, selon un chroniqueur :
« Ils commencent à croiser chaque jour de nombreuses personnes
de retour de Jérusalem. Ces groupes parlent de la mort d’un
nombre incalculable de leurs compagnons. Ils s’emportent et
montrent leurs blessures récentes encore sanguinolentes. Ils
témoignent publiquement de l’impossibilité d’emprunter cet
itinéraire en raison de l’occupation de toute la terre par une tribu
d’Arabes des plus féroces assoiffée de sang humain. »
Les pèlerins se rassemblent pour discuter des mesures à prendre et
décident rapidement « de s’en remettre au Seigneur. Ils savent que, vivants
ou morts, ils appartiennent au Seigneur. Ainsi, mobilisant toute leur
vigilance et intelligence, ils se mettent en marche à travers le territoire païen,
direction la ville sainte ». Le Vendredi saint, à un jour de marche de
Jérusalem, les pèlerins sont attaqués par des Bédouins, « qui leur bondissent
dessus comme des loups affamés attendant leurs proies depuis longtemps. Ils
massacrent lamentablement les premiers pèlerins, les taillant en pièces ».
Trouvant refuge dans un village, les pèlerins se défendent du mieux qu’ils
peuvent jusqu’au lundi de Pâques, jour où ils sont sauvés par le gouverneur
fatimide à la tête d’un gros contingent d’hommes qui chassent les Bédouins.
Le gouverneur, « qui avait entendu parler de ce que faisaient les Arabes,
comme de véritables païens, avait calculé que si les pèlerins trouvaient une
mort si misérable, plus personne ne traverserait ce territoire à des fins
religieuses et lui et son peuple en souffriraient énormément »122. Après
treize jours de visite des lieux saints de Jérusalem, les pèlerins partent pour
la côte, où ils sont de nouveau attaqués par des Bédouins, avant d’embarquer
à bord des navires à destination du territoire byzantin. Seuls 2 000 pèlerins
survivent à l’expédition et parviennent à retourner chez eux123.
L’expérience vécue par les pèlerins allemands est loin d’être
exceptionnelle. Des pirates musulmans s’en prennent aussi aux pèlerins sur
les eaux, soit en les attaquant directement, soit en exigeant de l’argent, leurs
possessions et leurs offrandes. Les pèlerins sont contraints de payer pour
être protégés (khafara) quand ils sont sur les routes. Il faut aussi garder à
l’esprit les sensibilités et les préjugés des musulmans : les pèlerins ne
peuvent entrer dans les mosquées, ni dans les villes, sauf à pied, certains
vêtements leur sont interdits, ils n’ont pas le droit de regarder les femmes
musulmanes, ni de se divertir, ni de rire, car les musulmans se sentent visés
par leur comportement. Les oppressions supportées par les dhimmis sont
également infligées aux pèlerins.
Les pèlerinages sont tributaires de l’ordre que font régner les autorités
musulmanes. Les voyageurs chrétiens sans défense doivent pouvoir se
déplacer et pratiquer leur religion en toute sécurité, mais le Moyen-Orient,
mal administré, est en proie aux divisions, à l’exploitation, au fanatisme et à
la violence, ce qui rend les pèlerins vulnérables. Et après Manzikert, l’arrivée
des Turcs en Palestine ne fait qu’aggraver la situation.
Bien que les tribus turques envahissent l’Asie Mineure, d’autres forces
turques, dirigées par Atsiz bin Uwaq, seigneur de guerre pirate, fourmillent
en Syrie et en Palestine, ne faisant que renforcer le climat chaotique régnant
déjà dans ces contrées. Ils s’emparent de Ramla et assiègent Jérusalem en
1071, laissant les Fatimides s’accrocher sur la côte à Saint-Jean-d’Acre.
Jérusalem tombe en 1073 et, quand Saint-Jean-d’Acre est prise l’année
suivante, les Fatimides ne contrôlent plus que Damas, qu’Atsiz bin Uwaq
conquiert en 1075. Quand ce dernier exporte la guerre en Égypte, il est battu
au Caire et, se repliant en Palestine, il se heurte à des soulèvements
musulmans à Gaza, Ramla et Jérusalem, le forçant à battre en retraite à
Damas.
La révolte contre les Turcs est un soulèvement contre des étrangers
perturbateurs qui se sont imposés au Moyen-Orient. Les Fatimides sont
également étrangers, leurs armées étant majoritairement constituées de
Berbères et de Soudanais, mais ils parlent au moins arabe et emploient, dans
leur administration, des arabophones, dont des juifs et des chrétiens de
Palestine. Mais les Turcs, dans la mesure où ils sont civilisés, se sentent
proches de la culture perse et méprisent les Arabes. Quand ils parlent une
autre langue que le turc, c’est plus souvent le persan que l’arabe. L’arrivée
des Turcs en Syrie et en Palestine marque la fin de la domination arabe dans
ces régions. Leurs chefs privent les propriétaires terriens arabes de leurs
domaines, et leurs nomades empiètent sur les pâturages et terrains de chasse
des Bédouins. L’administration et les guerres turques anéantissent le
commerce. Et tout le monde se plaint des impôts très lourds qu’ils imposent
à l’ensemble de la population.
En 1077, Atsiz entame sa campagne de reconquête de la Palestine en
attaquant Jérusalem, détruisant les vignobles et vergers qui entourent la ville
lors du siège qu’il instaure pour la seconde fois. Face à la promesse de
bénéficier d’une protection s’ils se rendent, les habitants ouvrent les portes
de la ville. Mais Atsiz revient alors sur sa promesse et ordonne à ses soldats
de tout saccager dans la ville. Cela se traduit par le massacre de
3 000 musulmans, dont ceux qui ont trouvé refuge dans la mosquée al-Aqsa
sur le Mont du Temple124. Les chrétiens, à l’abri dans leur quartier cerné de
remparts, ne sont pas touchés. Par contre, le destin des juifs de Jérusalem est
plus incertain. Cependant, un grand nombre de juifs et de chrétiens
abandonnent Jérusalem sans oser y revenir. Avec des musulmans en fuite, ils
s’installent dans des villes côtières telles que Tyr.
Partout en Palestine, Atsiz punit les rébellions en faisant régner la terreur,
brûlant les récoltes, rasant les plantations, profanant les cimetières, violant
les femmes et les hommes, tuant et mutilant des gens – ils « coupent les
oreilles et les nez », rapporte un témoin125. Il anéantit Ramla puis fonce
vers Gaza, où il assassine l’intégralité de la population. Damas n’est pas
mieux lotie. Sa population chute à 3 000 habitants en raison de la pénurie et
de la famine qui suit le passage d’Atsiz. À partir d’al-Arish, sur la frontière
égyptienne, à Antioche, dans le nord de la Syrie, les Turcs poursuivent les
massacres, emprisonnent les gens, pillent les habitations puis y mettent le
feu, détruisent des monastères et des églises, ravageant des villes et des
villages entiers. Dans ce chaos, les tribus nomades arabes sont les alliées des
Turcs et procèdent à des enlèvements et se livrent à des pillages. Les
Fatimides lancent deux campagnes contre Atsiz afin de reconquérir la
Palestine et la Syrie, mais son sort est scellé par la hiérarchie seldjoukide,
qui l’invite en 1078 à Damas pour une audience avec le frère du sultan
seldjoukide. Il est alors arrêté et condamné à mort.
Les Byzantins sont pratiquement impuissants contre les Seldjoukides. Après
Manzikert, ils perdent les territoires qu’ils ont reconquis en Syrie, et,
surtout, la main-d’œuvre et les ressources d’Asie Mineure, la région la plus
riche de l’Empire. Plus grave, le nouvel empereur est l’incompétent
Michel VII Doukas, qui dépense sans compter en produits de luxe tout en
étranglant financièrement l’armée alors même que l’Empire s’effondre autour
de lui. Mais finalement, en 1074, avec les Turcs stationnés de l’autre côté du
Bosphore à portée de Constantinople, l’empereur sollicite l’aide de
l’Occident. Pour ce faire, les Byzantins doivent ravaler leur fierté et en
particulier passer sur le schisme de 1054, rupture spectaculaire entre les
parties orientale et occidentale de l’Église universelle. Une brouille
grandissante, accentuée par l’utilisation du latin en Occident et du grec en
Orient, s’est développée entre les Églises. Quand le patriarche grec froisse la
partie adverse sur des questions de coutumes, rites et théologie au cours de
délicates négociations menées à Constantinople, le légat pontifical publie,
sous le coup de la colère, une bulle d’excommunication contre le patriarche
dans la grande église de Sainte-Sophie, puis est excommunié à son tour.
Néanmoins, aucun dogme fondamental ne sépare les deux Églises et ce
conflit demeure largement inconnu des chrétiens d’Orient et d’Occident.
Mais la hiérarchie grecque de Constantinople, aux yeux de laquelle le
schisme est une immense victoire car il évite au patriarcat d’admettre la
suprématie traditionnelle de la papauté de Rome, doit maintenant endurer le
principe d’un Michel VII Doukas faisant appel au pape Grégoire VII pour la
survie même de leur Empire.
Grégoire VII a hérité du nom, de la charge et du caractère du pape
Grégoire Ier, ancien évêque de Rome, lequel, après l’effondrement de
l’Empire romain en Occident, a organisé la résistance contre les envahisseurs
barbares et, ce faisant, installé la papauté comme une puissance militaire
temporaire. Lorsque l’appel de Michel VII Doukas parvient à Rome, il ne
surprend personne, car non seulement Grégoire est désireux de régler le
désaccord entre les Églises, mais il veut également que la papauté joue un
rôle dans la lutte contre les invasions barbares en Orient. Grégoire VII envoie
une lettre à d’éminents personnages dans tout l’Occident, expliquant qu’il
vient de recevoir la visite d’un émissaire qui « a répété ce qu’il a entendu de
la bouche de nombreuses personnes, à savoir qu’une race païenne a vaincu
les chrétiens et tout dévasté avec une horrible cruauté presque jusqu’aux
remparts de Constantinople. Elle gouverne maintenant les terres conquises
avec une violence tyrannique et a tué plusieurs milliers de chrétiens comme
s’il s’agissait de moutons ». Grégoire VII poursuit en disant qu’il ne suffit
pas de pleurer les malheurs de l’Empire grec et des chrétiens d’Orient, mais
que « nous devons risquer nos vies pour les libérer »126.
L’inquiétude de Grégoire VII face à l’oppression de ses condisciples
chrétiens est très liée à ses espoirs de réunification de l’Église, lesquels, à
l’instar de son appel à l’aide pour l’Empire byzantin vacillant, sont à la fois
pragmatiques et stratégiques. Car les enjeux dépassent l’Orient. L’Europe
s’est lentement reconstruite suite aux troubles causés par les invasions
barbares en Occident et des siècles de dévastation musulmane dans le bassin
méditerranéen. Si Byzance devait se retrouver submergée par les Turcs,
l’Europe se retrouverait à nouveau plongée dans les ténèbres. Grégoire VII
cherche à recruter des chevaliers pour étoffer une force de combat de
50 000 hommes, la Militia Sancti Petri (armée de Saint Pierre), dont il
prendra la tête pour venir au secours de l’Orient.
Mais le moment n’est pas idéal pour prier les forces laïques d’Europe de
partir en croisade à l’est car, moins d’un an plus tard, il est impliqué dans la
querelle de l’investiture avec nombre de ces autorités laïques. Il s’agit de
savoir s’il revient à ces dernières ou à l’Église de nommer les représentants
influents de l’Église et donc d’avoir la mainmise sur des richesses et des
pouvoirs conséquents. Les empereurs du Saint-Empire romain, désormais
représentés par Henri IV, invoquent le droit divin pour régner, ce qui leur
permet de justifier leur autorité pour les nominations et les sacrements au
sein de l’Église, dont les pénitences et les pardons. Les réformateurs,
emmenés par Grégoire VII, rejettent toute ingérence dans les affaires de
l’Église, disant que cela pourrait déboucher sur de graves abus tels que la
simonie, l’achat et la vente de ces charges et sacrements, qu’ils considèrent
comme une hérésie. Mais Grégoire VII va plus loin. Non seulement l’Église
a le droit de nommer les évêques, mais l’autorité spirituelle est supérieure à
l’autorité temporelle, et l’Église est donc au-dessus des rois. Mais, ce n’est
qu’une partie d’une plus grande révolution. Les dévots, hommes et femmes,
se sentant poussés à s’immerger dans la vie religieuse, se sont retirés du
monde et sont devenus moines et nonnes au sein d’un ordre bénédictin en
plein essor. Mais, depuis un siècle, les Bénédictins sont balayés par une
grande réforme qui oriente leur énergie spirituelle vers le monde extérieur,
transformant leur intérêt monastique pour la liturgie et la prière en aide aux
plus démunis, création artistique et sacralisation de la vie quotidienne. La
société devenant de plus en plus pieuse, tous les fidèles chrétiens sont un
microcosme. Comme le fait remarquer le cardinal Pierre Damien, ancien
moine bénédictin : « Chaque fidèle semble être une église à lui tout
seul. »127 Bien que la querelle de l’investiture détourne Grégoire VII d’une
campagne militaire en Orient, sa revendication d’un monde unifié et
spiritualisé sous l’autorité de la papauté dominera l’Europe médiévale
pendant deux siècles et constituera le point de départ des croisades.
L’anxiété ressentie envers l’islam est installée depuis longtemps dans la
littérature prophétique chrétienne, laquelle, après la Bible et les travaux des
Pères de l’Église, est le corpus le plus influent à circuler en Europe pendant
le Moyen Âge. Non conformes aux canons de l’Église, hétérodoxes et
infiniment malléables aux préoccupations du moment, ces mélanges suivent
un thème commun issu de l’Apocalypse du Nouveau Testament, à savoir le
guerrier divin qui va venir sauver le monde. L’un des premiers candidats à ce
rôle est l’empereur Constantin, qui a légalisé le christianisme et dont on
attend qu’il soit à l’origine du Second Avènement du Christ. Charlemagne
est un autre candidat. Tout le monde pense, dans la seconde moitié du
XIe siècle, qu'il a a mené une croisade à Jérusalem et contribué à la
réinstallation des chrétiens chassés par les musulmans. Prophétie après
prophétie, ce rôle est passé d’un empereur, roi ou prince à l’autre, tandis que
l’histoire prenait une dimension fantastique à travers l’évocation du triomphe
final du christianisme.
L’Apocalypse du pseudo-Méthode est un exemple célèbre qui va traverser
le Moyen Âge. Il a été écrit au VIIe siècle, mais de façon à faire croire qu’il
date du IVe siècle pour prédire l’invasion musulmane du Moyen-Orient par
l’évêque Méthode de Patara, martyrisé en 311 à Tyr, au Liban, pendant les
persécutions romaines. Son objectif est de consoler les chrétiens de
Palestine et de Syrie des souffrances provoquées par la domination
musulmane. Mais il est très vite traduit du syriaque en grec et en latin et
devient ainsi célèbre dans tout l’univers chrétien. Il raconte comment les
Ismaélites, à savoir les Arabes, surgissent du désert et ravagent les terres du
Nil à l’Euphrate. Les chrétiens sont punis de leurs péchés en étant assujettis
pendant une période aux Ismaélites, lesquels tuent les prêtres chrétiens,
profanent les lieux saints, s’emparent des terres des chrétiens et séduisent ou
forcent nombre de ces derniers à abandonner leur religion.
Mais c’est au moment où la cause semble entendue qu’un puissant
empereur, censé être mort depuis longtemps, se soulève et bat les Ismaélites,
dévaste et brûle leurs terres et se montre furieux contre les chrétiens ayant
renié leur Seigneur Jésus. Sous ce grand empereur débute alors un âge d’or,
période de paix et de joie pendant laquelle le monde prospère comme jamais
auparavant. Mais des peuplades redoutables, les Gog et Magog,
qu’Alexandre le Grand a emprisonnées à l’extrême nord, s’évadent, sèment
la terreur et détruisent tout, jusqu’à ce que Dieu dépêche un capitaine céleste
qui les détruit en un éclair. L’empereur se rend à Jérusalem, où il livre la
chrétienté aux soins de Dieu en se rendant sur le Golgotha et en plaçant sa
couronne sur la croix qui s’élance vers le ciel. Mais l’empereur meurt et
l’Antéchrist apparaît, s’installant dans le temple de Jérusalem, où il instaure
un règne de tribulations, trompant les gens avec ses miracles et persécutant
ceux qu’il ne parvient pas à duper. Cependant, très vite, la croix réapparaît
dans le ciel et Jésus-Christ revient en personne tuer l’Antéchrist avec le
souffle de sa bouche et amener le Jugement dernier.
En l’occurrence, l’histoire est renforcée par la réalité. Les persécutions
d’al-Hakim et les atrocités commises par les Turcs seldjoukides sont bien
trop réelles et confèrent une intensité et un sentiment d’immédiateté au
drame incommensurable vécu. La prophétie des Derniers Jours ne constitue
pas le fantasme d’un avenir vague et éloigné, elle est infaillible et peut se
réaliser à tout moment. Le chaos absolu vécu par les chrétiens en Orient et la
menace d’une attaque turque contre les chrétiens en Occident peuvent être
considérés comme le prélude au salut universel du Second Avènement.
Après l’exécution d’Atsiz en 1078, la Palestine se retrouve dirigée par les
Seldjoukides, mais les conditions de vie ne s’améliorent guère. Un climat de
« Derniers Jours » s’installe au milieu des destructions et des ravages causés
par les guerres interminables entre les Seldjoukides et les Fatimides. Il court
une rumeur de fin du monde en 1092 ou 1093. Jérusalem souffre de
dépeuplement car des chrétiens, musulmans et juifs continuent de quitter la
ville. Détail qui traduit bien la situation, la mosquée al-Aqsa, endommagée
par un séisme en 1033, est restaurée mais sa taille se trouve diminuée de
moitié. Elle passe de quatorze à sept allées, illustrant une chute de la
population musulmane jamais compensée. En 1086, le Mont du Temple
endosse une nouvelle fonction puisque les Seldjoukides y installent leur
garnison.
Tout au long de ces soubresauts, les pèlerinages ne cessent jamais
réellement, même si le périple est désormais encore plus difficile
qu’auparavant. L’Asie Mineure, où on pouvait voyager de façon sûre
autrefois quand elle faisait partie de l’Empire byzantin, ne peut plus être
traversée sans escorte armée à cause de vauriens membres de tribus turques.
Même bien accompagné, l’aventure n’est pas sans danger. En Syrie et en
Palestine rôdent des brigands sur les routes. Dans la moindre ville du
parcours, le petit chef du coin essaie d’extorquer de l’argent aux personnes
de passage. Puis, même une fois arrivé à la ville sainte, les souffrances ne
s’arrêtent pas pour autant.
Les pèlerins parvenus aux portes de Jérusalem après avoir affronté
de multiples dangers, sont victimes de rapines ou d’oppression
publique et succombent souvent à la pression de la famine et de la
maladie avant d’avoir été autorisés à se recueillir devant le SaintSépulcre. Un climat de barbarie locale ou de zèle nouveau incite
les Turcs à insulter le clergé de toutes les sectes : le patriarche est
traîné par les cheveux à même le sol et enfermé dans un donjon
afin d’extorquer une rançon à ses ouailles. La vénération divine
dans l’église de la résurrection est souvent perturbée par la
grossièreté sauvage de ses maîtres128.
Les pèlerins parvenant à surmonter tous ces dangers et harcèlements
repartent vers l’Occident appauvris et épuisés, avec des histoires sur les
conditions épouvantables régnant en Orient. Les conséquences de ces
témoignages sont présentées par le chroniqueur syrien musulman Ibn alAzimi, qui relate le tout dernier pèlerinage connu avant les croisades. En
1093, écrit Al-Azimi, les pèlerins chrétiens, aussi bien byzantins que « alFranj », comme il les appelle – à savoir des Francs, terme englobant
quiconque vivant en Europe occidentale –, sont empêchés par ceux qui
vivent sur la côte de se rendre à Jérusalem. « Ceux qui survivent » – ce qui
signifie qu’il y a eu un massacre – rapportent dans leur pays le déroulement
des événements. Cela explique pourquoi, écrit al-Azimi, seul chroniqueur
musulman à établir un tel lien, les chrétiens ont entamé les préparatifs de ce
qui allait devenir la première croisade129.
Le dernier aperçu de la Palestine avant les croisades nous est fourni par
Ibn al-Arabi, jeune spécialiste de l’islam de Séville, à peine âgé de 20 ans,
qui est contraint de quitter l’Andalousie avec son père quand presque toute
l’Espagne musulmane est renversée par les Almoravides, berbères
fondamentalistes et puritains dont le but est « un retour aux doctrines de
l’islam primitif »130. De 1093 à 1096, al-Arabi reste à Jérusalem,
principalement aux alentours du Mont du Temple, où il remarque
l’animation des madrasas et échange avec des hommes de religion,
musulmans, juifs et chrétiens. L’imposition des croyances et enseignements
chiites sous les Fatimides correspond à une période de sécheresse spirituelle
pour les musulmans sunnites et les autres, qui se retrouvent marginalisés.
Mais, depuis la réoccupation de la ville par les Seldjoukides en 1073, il
règne une sorte d’effervescence. Jérusalem est idyllique pour al-Arabi.
« Nous entrions en Terre sainte et atteignions la mosquée al-Aqsa. C’était la
pleine lune en matière de connaissance et elle m’a éclairée pendant plus de
trois ans. » Pourtant, al-Arabi ne peut ignorer que, même quatre siècles et
demi après la conquête musulmane, Jérusalem restait une ville à dominance
chrétienne et que cela valait également pour la Palestine131 : « C’est leur
pays, observe-t-il à propos des chrétiens, car ce sont eux qui cultivent la
terre, nourrissent ses monastères et entretiennent ses églises. »132
L’appel
Alexis Ier Comnène, qui devient l’empereur byzantin en 1081, entame une
contre-offensive contre les Seldjoukides en réclamant des territoires en
bordure de mer Noire et autour des côtes de la mer de Marmara. Mais un
nouveau danger fait son apparition en 1090-1091, quand Zachas, pirate turc
basé sur la côte de la mer Égée, lance sa flotte contre Constantinople. Il a
l’intention de s’associer aux Seldjoukides à Nicée et avec un autre peuple
turc, les Petchénègues, qui se sont installés sur les rives septentrionales de la
mer Noire et sont maintenant devant les remparts de Constantinople, à
l’ouest. Pendant ces jours épouvantables où l’Empire byzantin est
« submergé par l’invasion turque », Alexis Ier Comnène appelle l’Occident à
la rescousse. Un historien écrit ainsi : « En 1091 se fait entendre, depuis les
rives du Bosphore jusqu’en Europe occidentale, un véritable cri de
désespoir, l’appel d’un homme qui se noie. »133 Alexis Ier Comnène adresse
cet appel à son ami le comte Robert Ier de Flandre et, selon Anne Comnène,
sa fille, qui a écrit l’histoire du règne de son père, ce dernier attend
également des troupes « de Rome ». Cela signifie qu’il est en contact avec le
nouveau pape, Urbain II, qui a accédé au trône de Saint-Pierre de Rome en
1088134. Le comte Robert Ier de Flandre apporte bien cette aide, mais avant
qu’Urbain II parvienne à constituer une force, Alexis Ier Comnène réussit à
dresser ses ennemis les uns contre les autres puis, grâce à des frappes bien
senties, à neutraliser la marine des Petchénègues et de Zachas.
En mars 1095, suite à l’accentuation de la pression des Turcs, Alexis Ier
Comnène sollicite de nouveau l’aide de l’Occident, cette fois-ci en envoyant
des émissaires au concile de Plaisance, dans le nord de l’Italie, où Urbain II a
convoqué un synode afin de voter des décrets contre la simonie, le mariage
des ecclésiastiques et le schisme au sein de l’Église. Des milliers
d’ecclésiastiques, dont 200 évêques, ainsi que 30 000 laïcs, auraient assisté
au concile135, congrégation d’une envergure telle qu’elle doit se tenir en
plein air, en dehors de la ville, ces chiffres illustrant le renforcement de
l’autorité de l’Église suite au triomphe de Grégoire VII dans la querelle de
l’investiture. Le synode est également une cour suprême qui reçoit les
doléances de la royauté. Le chroniqueur Bernold de Constance rappelle que
les émissaires du roi Philippe Ier de France, excommunié pour divorce illégal
et remariage adultère, sont venus demander un délai supplémentaire pour
régler la question. Et l’impératrice Praxède, ancienne épouse de 24 ans
d’Henri IV du Saint-Empire, « se plaignit au pape et au saint synode à
propos de son mari et de la sale fornication dont elle souffrit sous son
emprise », péché pour lequel elle fut absoute dans la mesure où « elle n’était
pas à l’origine de cette saleté et l’avait subie à contrecœur ».
Bernold de Constance poursuit en décrivant la légation de l’empereur
byzantin « qui implora humblement sa sainteté et tous les fidèles de lui venir
en aide face aux païens pour la défense de la Sainte Église qu’ils ont
pratiquement anéantie en ces lieux, occupant ces régions jusqu’aux remparts
de la ville de Constantinople ». Les Byzantins font forte impression sur
l’auditoire et Urbain II « persuada nombre d’hommes d’apporter leur
contribution, de sorte qu’ils firent le serment d’effectuer le voyage avec
l’aide de Dieu et de faire de leur mieux pour apporter leur concours à
l’empereur »136. Mais il ne s’agit guère d’une mission militaire de grande
ampleur et Bernold de Constance, qui est la seule source de l’appel byzantin
à Plaisance, n’indique pas jusqu’où doit s’enfoncer l’expédition en Asie
Mineure ni si l’intention est d’entrer en Syrie et en Palestine. Ce sont des
sujets qu’Urbain II ressasse dans sa tête avant de franchir les Alpes pour
rencontrer, en France, divers seigneurs et évêques et de convoquer un autre
concile, celui de Clermont.
Un autre chroniqueur, Albert d’Aix, fournit une version différente sur la
façon dont Urbain II est incité à soutenir l’action militaire contre les Turcs. Il
parle d’un moine itinérant français, connu sous le nom de Pierre l’Ermite,
qui se rend en pèlerinage à Jérusalem, où il est choqué par le comportement
des Turcs à l’église du Saint-Sépulcre. Pierre l’Ermite va trouver le
patriarche et lui demande pourquoi il a autorisé ces « hommes mauvais à
profaner les lieux saints et à emporter les offrandes des fidèles et les a
laissés transformer les églises en écuries, battre les chrétiens, voler les
pèlerins en leur faisant payer des sommes excessives et les plonger dans la
détresse à cause de nombreuses violences perpétrées par les infidèles ». Le
patriarche répond ceci :
« Pourquoi me reprochez-vous ces choses et compliquez-vous la
tâche de notre attention paternelle, quand notre force et notre
pouvoir peuvent être considérés comme ceux d’une pauvre fourmi
face à la tyrannie d’un si grand nombre ? Le fait est que, soit nous
allons devoir racheter notre vie en effectuant constamment des
paiements, soit elle sera abrégée par des exécutions fatales. Nous
nous attendons à ce que les dangers augmentent de jour en jour à
moins que les chrétiens nous apportent leur aide, ce que nous
requérons auprès de vous en votre qualité d’émissaire. »
Pierre l’Ermite promet au patriarche : « Je vais rentrer et m’adresser en
premier lieu au pape, puis à tous les chefs des peuples chrétiens, rois, ducs,
comtes et tous ceux à la tête des principaux endroits du royaume. Je leur
révélerai toute la détresse associée à votre servitude et le caractère intolérable
de vos difficultés. »137
L’Ermite « a de nouveau traversé la mer, animé d’une anxiété
considérable », poursuit Albert d’Aix, « et une fois sur la terre ferme, il prit
la route de Rome sans tarder ». Il rencontre le pape et lui parle « des
violences perpétrées dans les lieux saints et contre les pèlerins ». Urbain II
est « donc incité à passer à l’action » et franchit les Alpes pour entrer en
France, où il convoque un concile, à Clermont138. Comme nous allons le
voir, Pierre l’Ermite rassemble une foule d’adeptes pour effectuer une
croisade, mais il demeure un doute sur l’identité du « premier
instigateur »139. S’agit-il de lui ou du pape ? Jonathan Riley-Smith admet
que « Pierre doit avoir prêché pour une sorte d’expédition religieuse vers
Jérusalem avant la tenue du concile de Clermont », même si cela s’inscrit
dans le contexte des « vagues de rumeurs » ayant précédé l’annonce du
pape140. Mais il ne serait pas surprenant que, vu les violences turques en
Palestine et la menace qu’elles faisaient peser sur Byzance, l’appel à l’action
ait émané de plusieurs sources. Le récit d’Albert d’Aix présente en fait la
croisade comme une réponse à l’appel d’un empereur byzantin et d’un pape
romain, mais également à celui du patriarche de Jérusalem et de ses
compatriotes chrétiens de Palestine. Selon un historien moderne, « loin
d’être les spectateurs passifs des événements de 1095-1099, les autochtones
chrétiens ont assurément perçu la première croisade comme une réponse
énergique à la crise perçue du christianisme sous le règne seldjoukide »141.
Entre le concile de Plaisance en mars et le concile de Clermont en novembre,
le pape Urbain II exprime son opinion sur la situation menaçante en Orient,
mais se place dans le contexte plus général de l’attaque orchestrée par
l’islam depuis plusieurs siècles contre une civilisation chrétienne qui régnait
autrefois sur toute la Méditerranée. Le tournant semble avoir été les victoires
byzantines, au Xe siècle, en Syrie et dans l’est de la Méditerranée, et
l’avancée lente mais régulière de la Reconquista en Espagne, avec comme
point d’orgue la reconquête de Tolède en 1085. Au XIe siècle, Pise, Gênes et
la Catalogne mènent des campagnes dans l’ouest de la Méditerranée afin de
libérer la Sardaigne et Majorque de l’autorité arabe, tandis que la Sicile
tombe aux mains des Normands en 1090. Mais ces avancées sont maintenant
menacées voire inversées par la soudaine résurgence de l’islam militant. Les
Seldjoukides ont envahi le Moyen-Orient et l’Asie Mineure, menaçant
l’existence même de l’Empire byzantin, rempart de l’Occident, pendant que
les Almoravides fondamentalistes répliquent après Tolède avec une victoire à
Zalaca en 1086 qui coûte aux chrétiens de grands pans de territoire dans
l’est de l’Espagne, dont Valence et Saragosse. Cela place également les
armées musulmanes à distance de frappe de la France. Confronté à une
agression sur deux fronts, Urbain II orchestre sa réponse, qui n’est pas
motivée par la religion, mais par une volonté de mettre la religion au service
d’une cause : la survie de la civilisation commune à l’Orient et à l’Occident.
Quand Urbain II arrive en France, il n’a pas encore convoqué le concile de
Clermont. Il dit que son voyage est principalement destiné à honorer
l’abbaye bénédictine de Cluny, en Bourgogne, où il a été moine et où il vient
consacrer un autel dans la nouvelle église, la plus grande d’Europe, bâtie
grâce aux fonds alloués par Ferdinand Ier de León. Les réformes qui ont
balayé l’ordre monastique des Bénédictins ont commencé à Cluny, élément
moteur et bénéficiaire de la piété grandissante de la société. L’abbaye est au
premier plan de l’avènement de l’architecture, de l’art et de la musique
liturgique symbolisant la culture sacralisée du Moyen Âge. Cluny,
uniquement assujetti au pape, est le monastère le mieux doté de toute la
chrétienté. À travers ses prieurés, qui sont près d’un millier en France et
dans le nord de l’Espagne, il exerce une immense influence. C’est également
le premier soutien de Grégoire VII dans la querelle de l’investiture et le
principal partisan de la consolidation de l’autorité papale sous Urbain II. Un
autre de ses fils, le pape Alexandre II, a donné sa bénédiction à la
Reconquista et accordé, en 1064, la rémission des péchés aux personnes
tuées sur le champ de bataille.
Après Cluny, dont l’abbé l’accompagne, Urbain II se rend dans de
nombreux prieurés clunisiens sur l’itinéraire des pèlerins qui traverse le sud
de la France jusqu’à sa destination finale, Saint-Jacques-de-Compostelle,
située dans un coin du nord-ouest de l’Espagne jamais envahi par les Arabes.
On dit que Charlemagne aurait lui-même découvert à Compostelle les
ossements du cousin de Jésus, l’apôtre saint Jacques, peu de temps après que
la grande mosquée de Cordoue eut annoncé qu’elle possédait un ossement
appartenant au prophète Mahomet. Très vite, saint Jacques est associé à la
Reconquista et certains le voient en train de combattre aux côtés des
chrétiens à l’occasion de nombreuses batailles contre l’occupant arabe. Le
pèlerinage pour voir les reliques du saint à Compostelle saisit vite
l’imagination de l’Europe chrétienne. À l’apogée de sa popularité, aux XIe et
XIIe
siècles, la ville accueille plus d’un demi-million de pèlerins par an.
Après Jérusalem et Rome, Compostelle est considérée comme le troisième
lieu saint de la chrétienté et un pèlerinage pour voir les reliques permet
d’obtenir la rémission de la moitié de la durée de son passage au Purgatoire.
L’Ordre de Cluny est très favorable aux pèlerinages en Orient et ses prieurés
de France encouragent et soutiennent les pèlerins en route pour Compostelle
ainsi que les jeunes chevaliers français traversant la frontière espagnole et
participant à la Reconquista.
La visite d’Urbain II à Cluny et dans ses prieurés sur le chemin de
Compostelle l’amène chez des fidèles qui comprennent parfaitement que la
reconquête de l’Orient est un second front dans la lutte pour redonner à la
Méditerranée ses racines chrétiennes et l’unité dont elle jouissait avant les
conquêtes musulmanes. Depuis Plaisance, Urbain II a affiné son projet de
campagne pour la défense et la reconquête de l’Orient chrétien. Sa visite à
Cluny et dans ses prieurés a pour but d’obtenir un soutien, de rallier chaque
église et monastère à sa grande cause et de diffuser son message dans chaque
chaire, de façon à ce que son appel résonne dans toute la chrétienté
occidentale. Toute l’influence du christianisme est exploitée, mais ni le
christianisme ni l’Occident ne sont le motif premier des croisades. Comme
l’écrit l’historien médiéval Paul Chevedden :
« Les experts se sont demandé : “Quel climat pieux ou quelle
innovation religieuse a donné naissance aux croisades ?”, alors
qu’ils auraient dû se poser la question : “Quel conflit en cours a
pris de l’ampleur au point de bénéficier de la plus grande et de la
plus coûteuse des justifications religieuses ?” […] Le point central
est la longue lutte entre l’islam et le christianisme en Méditerranée
et non la religion de l’Occident latin, et elle doit être le principal
axe sur lequel enquêter. »142
Le concile de Clermont est convoqué par le pape Urbain II lors de la
deuxième quinzaine de novembre 1095. Il traite largement de thèmes
ecclésiastiques similaires à ceux abordés à Plaisance. Même l’adultère
persistant du roi Philippe Ier de France est à l’ordre du jour. Mais Urbain II
fait savoir qu’en réponse à l’appel à l’aide de la chrétienté orientale, il va
prononcer un discours l’avant-dernier jour du concile, soit le mardi
27 novembre. Trois cents ecclésiastiques ont assisté au concile au sein de la
cathédrale de Clermont, mais la foule de religieux et de laïcs rassemblée en
ce mardi est énorme. Le trône papal est donc installé sur une plateforme dans
un champ, devant la porte orientale de la ville. Une fois la foule amassée,
Urbain II se lève pour s’adresser à elle. Les comptes rendus de quatre
chroniqueurs présents sur les lieux existent encore, mais, ayant été écrits
plusieurs années après, ils sont faussés par des événements postérieurs et
divergent considérablement de l’un à l’autre. Nous ne pouvons donc avoir
qu’une idée très approximative de ce qu’Urbain II a vraiment dit.
Selon l’un de ces chroniqueurs, Foucher de Chartres, Urbain II commence
par parler de la Trêve de Dieu, dispositif par l’intermédiaire duquel l’Église
a essayé, pendant un demi-siècle, de limiter des guerres féodales ayant un
effet dévastateur sur la terre. « Vous avez vu pendant une longue période le
grand désordre dans le monde causé par ces crimes. On m’a dit qu’il était si
mauvais dans certaines de vos provinces et vous êtes si faible dans
l’administration de la justice, que l’on ne peut guère aller par la route de jour
ou de nuit sans être attaqué par des voleurs. Et à la maison ou à l’étranger,
on court le danger d’être dépouillé par la force ou la fraude. » Des trêves ont
été imposées de temps en temps dans certaines régions, mais Urbain II utilise
tout le poids de son Église universelle aux pleins pouvoirs récents au profit
de la Trêve de Dieu. « J’exhorte et j’exige que chacun de vous essaie de
conserver la trêve dans votre diocèse. Et si quelqu’un, par cupidité ou
arrogance, rompt cette trêve, par l’autorité de Dieu et la sanction de ce
concile, il doit être frappé d’anathème. »
Mais, quelle que soit l’importance de ces désordres en Occident, poursuit
le pape, les chrétiens d’Orient souffrent bien plus :
« Comme l’ont appris la plupart d’entre vous, les Turcs et les
Arabes les ont attaqués et ont conquis le territoire de la Roumanie
[l’Empire byzantin] à l’ouest jusqu’à la rive de la Méditerranée et
de l’Hellespont, qui est appelé le bras de Saint-Georges. Ils ont
occupé de plus en plus de terres de ces chrétiens et les ont vaincus
en sept batailles. Ils ont tué et capturé de nombreuses personnes,
détruit les églises et dévasté l’Empire. »
Dans le récit de Foucher de Chartres, Urbain II ne précise à aucun moment
que le but de l’expédition est Jérusalem. Comme l’explique le pape, « vos
frères qui vivent en Orient ont impérieusement besoin de votre aide » – la
cause est la défense des chrétiens d’Orient et de leur Église. Cette cause est
également la défense de l’Occident, car « si vous les [les Turcs] laissez
continuer ainsi en toute impunité, les fidèles de Dieu subiront leurs attaques
dans une plus grande mesure encore ».
C’est alors qu’Urbain II lance son grand appel, pour que l’Occident vole
au secours de l’Orient. La noblesse doit cesser ses luttes intestines pour
mener une guerre justifiée. Les morts sur le champ de bataille bénéficieront
d’une rémission des péchés :
« Que ceux qui ont été habitués à mener une guerre privée injuste
contre les fidèles livrent maintenant bataille contre les infidèles et
emportent la victoire dans cette guerre qui aurait dû commencer il
y a longtemps. Que ceux qui ont été voleurs pendant longtemps
soient désormais chevaliers. Que ceux qui ont lutté contre leurs
frères et parents se battent de manière adéquate contre les
barbares. Que ceux qui ont servi comme mercenaires pour une
modeste paye obtiennent maintenant la récompense éternelle. Que
ceux qui se sont épuisés à la fois de corps et d’esprit œuvrent
maintenant pour un double honneur. »143
Le discours d’Urbain II à Clermont, comme rapporté par Foucher de
Chartres, est en droite ligne avec les réalités de l’oppression musulmane en
Orient, la menace turque grandissante et les dangers encourus pour l’univers
chrétien dans ces régions de Méditerranée et d’Europe qui n’ont pas subi
l’agression musulmane ou ont été récemment libérées du joug étranger. Si
Urbain II a parlé de Jérusalem, Foucher de Chartres n’en dit rien. Le pape
parle de sauver les chrétiens d’Orient et leur Église, ce qui signifie se joindre
aux Byzantins pour récupérer leurs terres – certainement l’Asie Mineure
envahie vingt-cinq ans plus tôt et peut-être la Syrie et la Palestine, occupées
à l’époque par les Turcs.
Le premier des quatre récits de ce qui s’est déroulé à Clermont est celui de
Foucher de Chartres. On estime qu’il avait reçu une formation de prêtre,
probablement à Chartres, et que pendant la croisade il était le chapelain
personnel de Baudouin de Boulogne, qui a fondé un État croisé centré sur la
ville arménienne d’Édesse (aujourd’hui Şanlıurfa, en Turquie), et devint
ensuite le premier roi franc de Jérusalem. Il a été le seul chroniqueur à avoir
effectivement pris part à la croisade et il a écrit tout de suite après, en 11001101, même si, pour avoir suivi Baudouin de Boulogne à Édesse, il n’était
pas présent au siège de Jérusalem, ni à Antioche ou Ma’arrat, lieux au sujet
desquels son récit est de seconde main. Mais il se trouvait à Clermont, où il
présente le pape comme un stratège pragmatique avec une vision globale de
la situation de Byzance et de l’Occident.
Les trois autres chroniqueurs – Baudry de Dol, Robert le Moine et
Guibert de Nogent, tous moines bénédictins – offrent des événements de
Clermont des récits différents à tout point de vue de celui de Foucher de
Chartres. Baudry de Dol a rédigé son compte rendu peu de temps après la
première croisade, mais il n’était cependant pas présent à Clermont, tout en
en donnant l’impression. Sa version est une réécriture théologique du
discours d’Urbain II. Les références à l’Ancien et au Nouveau Testament
soulignent l’appel du pape à une guerre sainte de libération, Jérusalem
incarnant le paradis.
« Laissez-nous pleurer la dévastation la plus monstrueuse de la
Terre sainte ! Cette terre que nous avons justement appelée sainte
dans laquelle il n’y a même pas un pas que le corps ou l’esprit du
Sauveur n’a pas rendu glorieux et béni, qui a accueilli la sainte
présence de la mère de Dieu, et les réunions des apôtres, et qui a
bu le sang des martyrs versé là-bas. Heureuses sont les pierres qui
vous couronnaient, vous Étienne, le premier martyr ! Quel
bonheur, ô, Jean-Baptiste, les eaux du Jourdain, qui vous ont servi
à baptiser le Sauveur ! Les enfants d’Israël, qui ont été conduits
hors d’Égypte, ils ont chassé les Jébuséens et les autres habitants
et ont eux-mêmes habité Jérusalem terrestre, l’image de la
Jérusalem céleste. Vous devez frémir, mes frères, vous devriez
frémir à lever la main violente contre les chrétiens, il est moins
méchant de brandir votre épée contre les Sarrasins. »144
Selon Baudry de Dol, la foule écoutant Urbain II ce jour-là fut submergée
d’émotion, bon nombre fondant en larmes et d’autres se mettant à convulser.
Robert le Moine n’était pas de la première croisade et, bien qu’il soit le
seul chroniqueur à annoncer explicitement sa présence à Clermont, cela
demeure contestable. Il a indubitablement mis beaucoup de temps à produire
son récit, ne l’achevant qu’en 1106, soit onze ans après le discours du pape
Urbain II, qu’il présente avec moult détails choquants. Si Urbain II a parlé de
la persécution des chrétiens en Orient, les atrocités que Robert attribue aux
Turcs n’apparaissent pas dans les autres versions du discours.
« Ils circoncisent les chrétiens, et font couler le sang des circoncis
ou sur les autels, ou dans les vases baptismaux ; ceux qu’ils
veulent faire périr d’une mort honteuse, ils leur percent le nombril,
en font sortir l’extrémité des intestins, la lient à un pieu ; puis, à
coups de fouet, les obligent de courir autour jusqu’à ce que, leurs
entrailles sortant de leur corps, ils tombent à terre, privés de vie.
D’autres, attachés à un poteau, sont percés de flèches ; à quelques
autres, ils font tendre le cou, et, se jetant sur eux, le glaive à la
main, s’exercent à le trancher d’un seul coup. Que dirai-je de
l’abominable pollution des femmes ? Il serait plus fâcheux d’en
parler que de s’en taire. »145
Selon le récit de Robert le Moine, lorsqu’Urbain II prononce ces mots et
demande qu’une grande armée parte combattre les Turcs, des « Deus le
volt ! » (« Dieu le veut ! ») se font entendre.
Guibert de Nogent, qui n’était pas à Clermont et n’a pas non plus
participé à la première croisade, a terminé en 1108 son récit au ton
apocalyptique. Il y dépeint un pape Urbain II jouant la carte du drame
médiéval classique de l’Antéchrist et des Derniers Jours :
« Avec la fin du monde déjà proche, il faut d’abord, en fonction de
leur prophétie, que l’Empire chrétien d’être renouvelé dans ces
régions, soit par vous, ou d’autres, dont il plaira à Dieu d’envoyer
avant la venue de l’Antéchrist, de sorte que la tête de tous les
maux, qui est à y occuper le trône du royaume, doit trouver un
certain appui de la foi pour lutter contre lui. »146
Mais il est très improbable que le pape Urbain II ait parlé du sujet en
termes apocalyptiques et se soit abaissé à l’incitation à la violence en des
termes crus. La meilleure preuve de ce qu’Urbain II a dit en ce jour de fin
novembre dans un champ en périphérie de Clermont tient peut-être dans
cette lettre de consignes d’une grande sobriété écrite par le pape lui-même un
mois plus tard, à Noël 1095, à l’attention des chevaliers qui se réunissent en
Flandre :
« Votre confrérie, nous le pensons, est depuis longtemps au fait
des nombreux récits de la furie barbare ayant déplorablement
touché et dévasté les églises de Dieu dans les régions de l’Orient.
Pire et blasphématoire, les églises et la Terre sainte du Christ,
glorifiée par sa passion et sa résurrection, sont aujourd’hui en
proie à une servitude intolérable. Pieusement éplorés par cette
calamité, nous avons visité les régions de France et nous nous
sommes dévoués à prier instamment les princes de la terre et leurs
sujets de venir libérer les églises de l’Orient. Lors du concile de
Clermont, nous les avons solennellement invités à s’engager dans
une telle entreprise en leur promettant la rémission de tous leurs
péchés. »
Là, Urbain II répète les nouvelles qu’il a reçues des destructions et
violences commises par les Seldjoukides en Orient. Cette fois-ci, il prend
comme exemple Jérusalem, mais le but des expéditions reste inchangé :
« libérer les églises d’Orient ».
Cette opinion est confirmée par l’historien Peter Frankopan :
« Lorsqu’Urbain II prononce son discours à Clermont, les Turcs
ont démoli l’administration provinciale et militaire d’Anatolie
restée intacte pendant des siècles et se sont emparés de certaines
des villes les plus importantes du christianisme original : Éphèse,
ville de saint Jean l’Évangéliste, Nicée, où s’est déroulé le fameux
premier concile de l’Église, et Antioche, l’évêché de saint Pierre
en personne. Ces villes sont toutes passées aux mains des Turcs
dans les années précédant la croisade. Pas étonnant, donc, que le
pape plaide pour le salut de l’Église en Orient dans son discours et
ses lettres écrites au milieu des années 1090. […] Les chevaliers
qui se mettent en route pleins d’espérances en 1096 réagissent à
une crise en plein développement de l’autre côté de la
Méditerranée. L’effondrement militaire, la guerre civile et des
tentatives de coups d’État ont conduit l’Empire byzantin au bord
du gouffre. Alexis Ier Comnène est contraint de se tourner vers
l’Occident et son appel au pape Urbain II devient alors le
catalyseur de ce qui va suivre. »147
La première croisade
Le christianisme repose sur un idéal pacifiste et des voix continuent de
s’élever avec vigueur au sein de l’Église contre l’usage de la violence en
toutes circonstances. Mais l’emploi de la force contre un ennemi dangereux
et au service du Christ a déjà été justifié au Ve siècle par un personnage, et
non des moindres, saint Augustin, qui, dans La Cité de Dieu, décrit la
nécessité de repousser l’invasion barbare païenne d’Italie : « C’est l’injustice
de l’ennemi qui arme le sage pour la défense de la justice. »148 De même,
les chrétiens perçoivent l’appel d’Urbain II pour sauver les chrétiens
d’Orient de la violence et de l’oppression turques comme une guerre tout à
fait juste.
Quand Urbain II termine son discours à Clermont, Adhémar de Monteil,
évêque du Puy, s’agenouille immédiatement devant le trône papal et
demande la permission de se joindre à l’expédition. Ce geste, en apparence
spontané, a été probablement prémédité, car Urbain II a séjourné au Puy au
mois d’août. Urbain II ordonne à tous les participants d’obéir à Monteil, son
représentant et chef spirituel de l’expédition. Urbain II leur dit également
d’arborer une croix rouge cousue sur leur vêtement au niveau des épaules,
symbole de la décision de suivre le Christ, qui a dit : « Si quelqu’un veut
venir après moi, qu’il se renonce soi-même, et qu’il prenne sa croix, et me
suive. »149
La prise de la croix est une innovation d’Urbain II. Jamais auparavant des
laïcs n’ont adopté un emblème vestimentaire distinctif et ce symbolisme fait
forte impression. Avec ces croix, Urbain II met en scène la cause car,
lorsqu’une personne coud la croix sur ses habits, les autres la voient et l’idée
est lancée. Cet effet est décrit dans la Gesta Francorum, écrit en 1100-1101
par un soldat anonyme au service de Bohémond, l’un des chefs de la
croisade. Petit à petit, dans toutes les régions de Gaule, les Francs, en
entendant les comptes rendus, se font coudre la croix sur leur épaule droite,
disant qu’ils emboîtent le pas du Christ150.
Mais ce n’est que bien plus tard que ce morceau de tissu rouge en forme de
croix donnera son nom à cette grande aventure en Orient. Le terme
« croisade » n’apparaît qu’au XIIIe siècle, une fois la Terre sainte perdue et
les croisades terminées. Les personnes que nous appelons aujourd’hui
croisés portaient à l’époque divers noms, tels que chevaliers du Christ, et se
considéraient comme des pèlerins, sauf qu’en principe les pèlerins n’étaient
normalement pas autorisés à porter des armes. À l’origine, le terme
« pèlerin » signifie « étranger » ou « voyageur ». Pour les chrétiens, il
s’agissait d’un pèlerinage vers le paradis dans un univers perturbé situé loin
de leur patrie. Cette « prise de la croix » finit par donner le terme de
croisade en français (crociata en italien, Kreuzzug en allemand et cruzada
en espagnol et en portugais). Si le terme de « croisade » ne sera employé
qu’une fois qu’elles seront achevées, la croix portée comme symbole produit
un effet étonnant. « La croix était le premier insigne militaire commun à
toute une armée et offrait un signe extérieur d’unité ; ce fut le premier pas
vers l’uniforme. »151
Le premier grand noble laïque à se joindre à l’expédition est le comte
Raymond de Toulouse, à la tête des chevaliers de Provence. Très vite,
d’autres lui emboîtent le pas. Robert, duc de Normandie et fils de Guillaume
le Conquérant, est à la tête des chevaliers du nord de la France. Bohémond,
prince de Tarente, dirige les chevaliers ​italo-normands du sud de l’Italie,
parmi lesquels son neveu Tancrède de Hauteville. Et Godefroy de Bouillon
mène les chevaliers de Lorraine. Théoriquement sous les ordres d’Adhémar
de Monteil, représentant du pape, ces barons sont devenus les meneurs
laïques de la campagne. En impliquant leurs partisans, proches et amis, ils
enrichissent l’expédition de nombre des combattants les plus courageux,
expérimentés et redoutables d’Europe.
La route est longue, mais pas autant que pour les Turcs lorsqu’ils ont
migré d’Asie centrale vers le Moyen-Orient. Non seulement la France et le
reste de l’Europe sont plus proches de la Palestine, mais l’Europe partage
des antécédents culturels et religieux avec les habitants du Moyen-Orient,
majoritairement chrétiens, sans compter qu’un flot continu de pèlerins
occidentaux maintient le lien depuis des siècles. Les Turcs sont des
étrangers, mais pas les croisés152.
Bien que le pape Urbain II ait demandé à ses évêques de prêcher la croisade
vers la Terre sainte, ce sont les modestes évangélistes qui parviennent le
mieux à enflammer les pauvres de France et de Germanie avec leur version
du message papal. Une vague d’enthousiasme populiste pour cette démarche
de sauvetage de l’Orient s’est formée de manière indépendante, nourrie par
les récits de pèlerins de retour d’Orient et des prêcheurs itinérants. En fait, la
volonté d’Urbain II de soulever l’Église afin de partir en croisade répond en
partie au désir de canaliser de manière constructive l’énergie populaire.
Parmi ces prêcheurs populistes se trouve Pierre l’Ermite. Il vit pieds nus et
en haillons, mais sait persuader les hommes. Comme l’a dit Guibert de
Nogent, qui le connaît personnellement : « Quoi qu’il fît ou dît, cela
semblait quelque chose d’à moitié divin. »153
Pendant qu’Adhémar de Monteil et les armées princières de chevaliers se
préparent à l’expédition, les prêches de Pierre l’Ermite ont permis de
rassembler 15 000 Français et Françaises qui ont quitté leur maison pour le
suivre en Germanie, où les effectifs continuent d’enfler. Croyant que
l’apocalypse est imminente, des milliers de paysans, artisans et autres gens
ordinaires, souvent très pauvres, prennent la croix. Le climat est dramatisé
par une peur avérée de l’agression turque, alimentée par des histoires de
pèlerins de retour et de réfugiés terrifiés dont les terres et les villes ont été
dévastées, avec des gens tués ou vendus comme esclaves. Les juifs européens
ont déjà vécu cette peur à l’époque des violences d’al-Hakim, puis, plus de
cinquante ans plus tard, en 1063, le pape Alexandre II a jugé nécessaire de
condamner l’identification des juifs aux musulmans, déclarant qu’était
permise la guerre contre ces derniers, qui attaquaient les chrétiens de toutes
parts, mais que les juifs étaient des sujets fidèles à protéger154. Cependant,
les chrétiens attaquent de nouveau les juifs.
La pire violence s’exerce quand la croisade de Pierre parvient à hauteur du
Rhin, l’une des plus grandes routes commerciales d’Europe, là où des juifs
vivent depuis des siècles en grand nombre, dont l’utilité économique a
toujours été reconnue par les évêques des villes épiscopales qui les ont
encouragés et protégés. En mai et juin 1096, des quartiers juifs sont
attaqués, des synagogues mises à sac, des maisons pillées et des
communautés entières massacrées. Les évêques et les citoyens font leur
possible pour les protéger, mais sont souvent débordés. À Worms, par
exemple, l’évêque abrite les juifs dans son château, mais il ne peut résister à
la force combinée des gens de Pierre l’Ermite et de ses propres citadins, qui
exigent qu’ils soient tués ou convertis. Et lorsque l’évêque propose de
baptiser les juifs pour leur sauver la vie, toute la communauté juive opte pour
le suicide. Pendant ces mois de mai et juin, 8 000 juifs sont massacrés ou
décident d’en finir pendant que les croisés traversent la Germanie.
Bien loin de l’esprit et des intentions du concile de Clermont, les acteurs
de cette croisade populaire traversent l’Europe en parcourant la France, la
Germanie et la Hongrie, et seul le flux chaotique de Pierre l’Ermite, connu
dans l’histoire sous le nom de croisade populaire, parvient en Asie Mineure,
où il est annihilé en octobre 1096 par les Seldjoukides, même si Pierre
l’Ermite, qui est resté en arrière à Constantinople, a pu prêcher pendant une
journée supplémentaire.
L’armée officielle de la croisade, à la tête de laquelle se trouvent Adhémar de
Monteil et les grands nobles laïques, ne joue aucun rôle dans ces massacres.
Se rassemblant en Occident, surtout en France, ils effectuent leurs
préparatifs. Une fois la moisson estivale terminée, ils se mettent en route par
groupes et les grands seigneurs arrivent à Constantinople entre octobre 1096
et avril 1097. Mais, sur les 40 000 croisés parvenant à approcher la ville,
seuls 4 500 sont des nobles ou des chevaliers. Dans leur sillage se trouve une
autre foule de pauvres et humbles, artisans et paysans, pas si différente de la
populace qui a causé tant de morts et de dégâts l’année précédente le long du
Rhin. Cette horde non entraînée et indisciplinée, qui comprend des femmes,
d’autres non-combattants, ainsi qu’un grand nombre de fanatiques religieux,
rend très anxieux les responsables de la croisade comme Alexis Ier
Comnène, l’empereur byzantin, car elle est imprévisible et il faut la nourrir.
Mais, dans la mesure où la croisade est également un pèlerinage, il est
pratiquement impossible de les empêcher de se joindre à la marche. Et ils
sont rejoints par des Grecs et des Arméniens, réfugiés dont les terres sont
occupées par les musulmans.
Alexis Ier Comnène fait traverser le Bosphore aux croisés et, en mai, ils
assiègent Nicée, la capitale seldjoukide. Ayant exprimé clairement son
objectif en Asie Mineure, l’empereur a fait promettre aux chefs de la
croisade de remettre à la personne nommée par l’empereur toute ville, pays
ou fort assujetti155. Et, quand Nicée tombe en juin 1097, il veille
particulièrement à ce que ce soit les forces impériales et non les croisés qui
reçoivent la reddition.
De Nicée, la première croisade fait route vers le sud et Dorylée
(aujourd’hui Eskişehir). Les croisés ont pris la précaution de séparer leurs
forces en deux, Bohémond et plusieurs autres nobles à la tête du premier
groupe, tandis que Godefroy de Bouillon et Raymond de Toulouse suivent
un jour derrière avec le second groupe. Cette tactique fait ses preuves quand
les Seldjoukides, sous le commandement de Kilij Arslan, sultan de Roum,
attaquent le premier groupe, pensant qu’il s’agit de l’armée dans son
intégralité. Bohémond parvient à tenir jusqu’à ce que Raymond de Toulouse
et Godefroy de Bouillon arrivent, prenant les Turcs au dépourvu. Confrontés
à l’armée croisée au complet et paniqués, les Turcs fuient le champ de
bataille. Les croisés ont remporté une grande victoire, puis descendent
jusqu’à Philomélion (Akşehir), puis Iconium (Konya), avec l’impression que
c’est toute l’Asie Mineure qui s’ouvre à eux.
Mais ce n’est pas une promenade de santé car Kilij Arslan répond aux
croisés par une campagne de destruction impitoyable qui ne tient absolument
pas compte des vies ou du bien-être des autochtones chrétiens. Il détruit les
cultures et empoisonne les puits afin de priver de ressources l’armée adverse.
Foucher de Chartres décrit les terribles conditions auxquelles sont
confrontés les croisés lors de leur progression vers l’est, sous une canicule
estivale exténuante :
« Nous avons ensuite continué paisiblement notre voyage,
souffrant un jour d’une soif extrême, à tel point que de nombreux
hommes et femmes périrent de ce supplice. […] Dans ces régions,
nous avions très souvent besoin de pain et d’autre nourriture. Nous
avons certes découvert la Roumanie [Asie Mineure], terre fertile et
très riche en toutes sortes de produits, mais elle a été dévastée et
ravie par les Turcs. Malgré tout, nous voyions souvent cette
multitude de gens revigorés par la modeste végétation que nous
trouvions par intervalles dans ces régions arides. »
Foucher de Chartres poursuit par une description de la remarquable
diversité de l’armée croisée, composée d’hommes des contrées les plus
reculées d’Europe, de Méditerranée et de l’Orient assiégé, marchant tous à
l’unisson contre l’oppresseur étranger.
« Mais qui a déjà entendu un tel mélange de langues au sein d’une
même armée ? Il y avait des Francs, des Flamands, des Frisons, des
Gaulois, des Allobroges, des Lotharingiens, des Allemands, des
Bavarois, des Normands, des Angles, des Écossais, des Aquitains,
des Italiens, des Daces, des Apuliens, des Ibères, des Bretons, des
Grecs et des Arméniens. Si un Breton ou un Teuton me posait une
question, je ne savais pas non plus comment répondre. Nous
parlions certes des langues différentes, mais nous étions des frères
dans l’amour de Dieu et ressemblions à de proches parents. Si l’un
de nous perdait un bien, celui qui le trouvait le gardait longtemps
en y prenant soin, jusqu’à ce qu’il trouve à qui il appartenait et le
lui rende. C’est ainsi que cela se passait pour ceux qui effectuaient
ce pèlerinage saint dans le bon état d’esprit. »156
La croisade commence à se redéfinir par ses victoires exceptionnelles.
Bon nombre sont désormais persuadés de bénéficier d’une protection divine.
Aux yeux des chroniqueurs contemporains, cette croisade est devenue « un
monastère militaire en mouvement »157. Quels que soient les objectifs
stratégiques envisagés à l’origine par Urbain II, les croisés sont après tout
des pèlerins, pour qui le but est désormais Jérusalem.
Après avoir traversé l’Asie Mineure, les croisés plongent vers le sud et la
Syrie, le long des flancs est des monts Amanus. À l’automne, ils se trouvent
devant les remparts d’Antioche, ville fondée par des généraux d’Alexandre le
Grand et connue par la suite pour être l’endroit où l’on a appelé chrétiens les
disciples de Jésus. La population de la ville est presque entièrement grecque
et arménienne, mais la garnison est composée de Turcs. Pendant les rudes
mois de l’hiver 1098, puis bien après, les croisés font le siège d’Antioche,
laquelle tombe finalement en juin, après que Bohémond de Tarente et ses
hommes, grâce à la corruption des gardes, en ont escaladé les remparts et
ouvert les portes aux croisés.
Pendant ce temps, Baudouin de Boulogne, qui a emprunté un itinéraire
différent, est accueilli à bras ouverts par les Arméniens, installés en Cilicie,
supplié de poursuivre vers l’est et la ville arménienne d’Édesse, réduite à la
vassalité par les Turcs. En entrant dans cette ville sous les acclamations de la
foule, Baudouin de Boulogne s’autoproclame souverain du comté d’Édesse,
premier État croisé fondé en Orient.
Mais la prise d’Antioche et d’Édesse devient la pierre d’achoppement
entre les croisés et les Byzantins. En vertu de leur allégeance à Alexis Ier
Comnène, les croisés sont obligés de lui céder les villes et terres appartenant
auparavant aux Byzantins. Mais les Arméniens, à l’impressionnante litanie
de litiges théologiques et territoriaux avec les Byzantins, préfèrent demeurer
sous le règne franc. Quant à Antioche, après avoir été prise par Bohémond de
Tarente, elle est investie par Kerbogha, l’atabeg (gouverneur) turc.
Cependant, lorsque les croisés partent à Constantinople demander de l’aide
face au siège subi, Alexis Ier Comnène les ignore, convaincu qu’il s’agit
d’une cause perdue d’avance. S’appuyant sur leur propre énergie, les croisés
sortent de la ville, se jettent contre les Turcs, semant la panique dans les
rangs de ces derniers et les forçant à prendre la fuite. C’est alors que les
croisés rompent leur serment d’allégeance à Alexis Ier Comnène, qu’ils
traitent de lâche perfide. Bohémond fait ainsi d’Antioche sa principauté et le
deuxième État croisé d’Orient.
Les chevaliers et nobles pensent peut-être qu’ils sont à la tête de la croisade,
mais les pauvres dans leur sillage se considèrent comme des élites et choisis
par Dieu. La plupart des gens ordinaires ayant participé à la première
croisade populaire périssent au cours de leur long voyage à travers l’Europe
ou sont écrasés par les Seldjoukides à peine le Bosphore franchi. Ceux qui
ont survécu et qui se joignent maintenant à la seconde vague de la croisade –
dirigée par Adhémar de Monteil, évêque du Puy, et les grands seigneurs
francs, normands et provençaux – sont connus sous le nom de Tafurs.
Un historien moderne a décrit les Tafurs comme « de pauvres hommes
irrécupérables ayant leurs propres chefs, dont le nom provient peut-être de ce
gros bouclier léger en bois que bon nombre portaient, appelé talevart ou
talevas. Ces desperados semblaient être surtout des Français du nord ou des
Flamands, avec une force ​quasi-autonome au sein de l’armée »158. Des
récits les décrivent comme des êtres vivant pieds nus, portant des vêtements
en grosse toile, sales et couverts de plaies, se nourrissant de racines et
d’herbes et parfois des cadavres rôtis de leurs ennemis. Ils dévastent tout sur
leur passage. Trop pauvres pour s’offrir des épées, ils combattent armés de
massues, couteaux, pelles, hachettes, catapultes et bâtons pointus. Bien que
les Tafurs considèrent leur pauvreté comme une vertu, ils sont en fait très
cupides. Ils pillent toutes les villes dont s’emparent les croisés, violent les
femmes musulmanes et se livrent à des massacres systématiques. Leur
férocité est légendaire. Les chefs de la croisade se montrent incapables de les
contrôler et ne vont jamais les voir sans être armés.
Selon Raymond d’Aguilers, après Antioche, lorsque les croisés
s’enfoncent en Syrie, les Tafurs sombrent dans le cannibalisme lors du siège
de Ma’arrat, même si les autres chroniqueurs de la croisade n’en font pas
mention et que les experts modernes ont des doutes quant à la véracité de la
chose. « Il est tentant de déduire qu’on les a accusés de ce crime car il
s’agissait de pauvres guerriers, voire de paysans, méprisés et craints par de
plus nobles combattants les considérant capables de n’importe quelle
perversion. Autrement dit, l’accusation traduit plus la peur et la méfiance
entre les classes qu’elle ne s’appuie sur des faits avérés. »159 Les
musulmans sont certainement terrifiés par les Tafurs, et, justement, ces
derniers ont peut-être inventé cette histoire de cannibalisme afin d’effrayer
leurs ennemis et les pousser à fuir au lieu de combattre.
L’armée de pèlerins longe la côte jusqu’à Jaffa, qu’elle atteint le 3 juin. Ils
empruntent l’itinéraire intérieur qui serpente dans les collines de Judée et
sont accueillis en libérateurs à Bethléem le 6. Toute la ville se livre à des
célébrations avec des reliques et croix de l’église de la Nativité et vient
embrasser les mains des croisés. Cette nuit-là, les croisés assistent stupéfaits
à une éclipse de la Lune, qu’ils prennent pour un signe envoyé par Dieu pour
exprimer le déclin du croissant de l’islam. Tôt le lendemain matin, à savoir le
7 juin 1099, après un périple de près de trois ans et 3 200 kilomètres
parcourus, les pèlerins gravissent le Montjoie et aperçoivent pour la première
fois Jérusalem. Nombre d’entre eux versent des larmes tant il leur semble
miraculeux d’avoir survécu. Ils ont vaincu les Seldjoukides et contribué à la
restitution de l’Asie Mineure à l’Empire byzantin. Ils ont libéré Antioche et
Édesse du joug musulman. Mais ils ont enduré énormément de souffrances.
Beaucoup ont péri sur le champ de bataille et bien d’autres sont morts de
faim ou ont succombé à la maladie, parmi lesquels le légat pontifical
Adhémar de Monteil, évêque du Puy, mort lors d’une épidémie,
probablement de typhoïde, pendant le siège d’Antioche. Et maintenant se
dresse devant eux la Jérusalem terrestre, pour bon nombre passage obligé
pour accéder à la Jérusalem céleste.
Les Fatimides avaient vu les Seldjoukides s’octroyer Jérusalem en 1073,
mais l’avaient récupérée une fois de plus en juillet 1098. En provenance
du Caire, le vizir fatimide al-Afdal avait assiégé la ville, « la bombardant
pendant quarante jours à l’aide de quarante catapultes », selon le
chroniqueur arabe Ibn Khaldun. Le vizir était ensuite retourné au Caire,
laissant une grande garnison d’hommes arabes et soudanais bien entraînés à
Jérusalem160. Avec les dégâts subis par la ville et les meurtres et menaces
infligés à sa population par Atsiz, puis par al-Afdal, il est étonnant que des
habitants soient restés en vie.
Néanmoins, Jérusalem est l’une des grandes places fortes de l’univers
médiéval et on estime que sa population compte alors de 20 000 à
30 000 personnes161. Le gouverneur fatimide s’est préparé à l’arrivée des
croisés en complétant ses troupes à l’aide de 400 cavaliers d’élite égyptiens
et en renforçant les remparts de la ville. Après avoir privé les habitants
chrétiens de tous leurs biens et argent, il les expulse de la ville, craignant
qu’ils n’accueillent en libératrice et à bras ouverts l’armée qui approche,
comme à Édesse, Antioche et Bethléem. Puis, après avoir rapatrié à
l’intérieur de la ville les musulmans des villages avoisinants, il fait
empoisonner tous les puits situés à l’extérieur, sûr de pouvoir compter à
l’intérieur même de Jérusalem sur les nombreux réservoirs souterrains d’eau
potable. Il sait que les croisés sont à plusieurs centaines de kilomètres
d’Antioche et que, dans leur précipitation, ils n’ont pas essayé de s’emparer
du port de Jaffa. En outre, comme le savent le gouverneur fatimide et les
chefs des croisés, une armée est en train de se rassembler en Égypte. En
pleine terre étrangère, isolés et privés d’approvisionnement face à un ennemi
en train de se regrouper, la destruction totale des croisés ne semble être
qu’une question de temps.
Les croisés comptent alors environ 1 200 chevaliers et 15 000 hommes
valides. Il s’agit là d’une force insuffisante pour encercler efficacement la
ville, mais ils affichent une conviction inébranlable en la victoire grâce à la
protection divine dont ils bénéficient. Le 13 juin, ils lancent un assaut total
avec une ferveur incroyable et submergent les défenses extérieures. Mais ils
ne disposent pas d’un nombre suffisant d’échelles pour escalader les
remparts en plusieurs endroits simultanément et, après une longue matinée
d’un combat désespéré, ils se replient. Les croisés ont besoin de plus
d’engins de siège et d’échelles, mais manquent de barres de bois, de cordes
et de mangonneaux et les alentours de Jérusalem sont très pauvres en arbres.
C’est alors que la chance s’en mêle : les Fatimides ont laissé Jaffa sans
protection et six navires sont entrés dans le port, deux en provenance de
Gênes et quatre d’Angleterre, renfermant armes, vivres et tout le matériel
nécessaire pour construire des engins.
Dans la nuit du 13 au 14 juillet, les croisés reprennent leur assaut,
simultanément depuis le nord et le sud. Les combats durent toute la journée
puis la nuit suivante. Face à une terrible résistance, les croisés parviennent à
rapprocher leurs engins des remparts. Le 15 juillet, vers midi, Godefroy de
Bouillon enfonce les remparts nord et, très vite, Tancrède et ses hommes
déferlent dans les rues de la ville pour se diriger vers le Mont du Temple, à
savoir Haram al-Sharif, surmonté du dôme du Rocher et de la mosquée alAqsa, dans laquelle les musulmans se réfugient, en faisant leur dernière
redoute. Au sud, le gouverneur fatimide offre à Raymond de Toulouse un
immense trésor pour avoir la vie sauve ainsi que celle de ses gardiens. Ils
sont alors escortés jusqu’aux remparts et mis à l’abri avec la garnison
musulmane à Ascalon. Ceux qui se trouvent sur le Mont du Temple se
rendent à Tancrède, lequel accepte leur reddition et leur offre sa protection,
mais, le lendemain matin, les Tafurs les tuent massivement. Les Tafurs
mettent ensuite le feu à la synagogue dans laquelle les juifs ont trouvé
refuge, les accusant d’avoir été les alliés des Fatimides. Quand Tancrède
l’apprend, il est scandalisé.
Dans une lettre envoyée par les chefs croisés au pape en septembre, soit deux
mois après la prise de la ville, ils écrivent : « Si vous souhaitez savoir ce qui
a été fait aux ennemis trouvés là, soyez assurés que dans le portique de
Salomon et son Temple [les croisés pensaient que la mosquée al-Aqsa était
son temple], nos hommes avançaient avec du sang des Sarrasins jusqu’à la
hauteur des genoux des chevaux. »162 À une époque où la victoire est
perçue comme le signe d’une faveur divine et la défaite comme une punition
pour les péchés commis, l’exagération sert le dessein de l’autorité papale et
de la croisade proprement dite. Les chroniqueurs en font autant, comme
Raymond d’Aguilers, Robert le Moine et Foucher de Chartres, tous
farouchement en faveur du programme réformiste de Grégoire VII et
Urbain II. Plus grande est la victoire, plus elle justifie la capacité du pape à
lever des armées et à mener des guerres, autorité contestée par le grand
adversaire de la papauté lors de la querelle de l’investiture, à savoir le saint
empereur romain et ses alliés.
Ainsi, Raymond d’Aguilers, chroniqueur accompagnant Raymond de
Toulouse et qui est entré avec les croisés dans Jérusalem, n’hésite pas à
embellir la victoire à coups de détails sanglants, comme dans cet extrait
souvent cité :
« À travers les rues et les places, on voyait des têtes amoncelées,
des mains et des pieds coupés ; hommes et chevaux couraient
parmi les cadavres. Mais cela n’était rien encore : parlons du
Temple de Salomon, où les Sarrasins avaient l’habitude de
célébrer leurs cérémonies religieuses. Que s’y était-il passé ? Si
nous disions la vérité, nous ne serions pas crus : disons seulement
que, dans le Temple et dans le portique de Salomon, on avançait
avec du sang jusqu’à la hauteur des genoux et des mors des
chevaux. Et c’était par juste jugement divin que ce lieu, qui avait
supporté si longtemps les injures contre Dieu, recevait leur
sang. »163
Là où les chefs de la croisade parlent de sang jusqu’aux genoux de leurs
chevaux, Raymond d’Aguilers va plus loin et mentionne les mors des
chevaux, augmentant le niveau de sang d’une bonne trentaine de centimètres.
Mais d’Aguilers est un apocalyptique naïf qui décrit toutes sortes de visions
et miracles. Ses récits du massacre indéniable de Jérusalem tiennent plus de
son concept des Derniers Jours que des événements réellement survenus.
Robert le Moine, qui n’était pas présent, imagine des vagues de sang qui
charrient les corps, tandis que des bras et mains arrachés flottent dans cet
océan de sang jusqu’à rejoindre au hasard quelque cadavre. Et Foucher de
Chartres, présent à Édesse avec Baudouin et venu à Jérusalem seulement en
décembre pour fêter Noël, compense le fait de n’avoir pas assisté au siège en
s’inscrivant comme un témoin qui note après coup qu’il y avait tant de
cadavres dans l’enceinte de la ville et devant les remparts qu’il devait se
pincer le nez pour résister à la puanteur – véritable absurdité car un cadavre
laissé là en juillet aurait été décortiqué et réduit en l’espace d’un mois à
l’état de squelette par les rats, les chiens, les oiseaux, les mouches et les
scarabées – si tant est que le moindre os se soit conservé164.
Selon les règles de l’époque, respectées par les chrétiens mais aussi par
les musulmans, si une ville résistait à la conquête, ses habitants le payaient
de leur vie quand celle-ci capitulait. Mais, malgré des comptes rendus
exagérés selon lesquels l’intégralité de la population de Jérusalem a été
passée au fil de l’épée – 10 000, 20 000, 30 000, voire 60 000 morts, selon
les sources – ce n’est pas ce qui s’est passé. Les meurtres n’ont pas été aussi
massifs ou systématiques qu’ont prétendu certains historiens médiévaux ou
cru nombre d’historiens modernes. L’exagération est due à des informations
erronées, répond à une volonté de louer les croisés, de soutenir le pouvoir de
la papauté ou de captiver un auditoire. Cette exagération a également une
origine idéologique, la croyance selon laquelle les histoires de carnages
massifs et systématiques contribuaient à purifier leurs auteurs ainsi que la
ville concernée. Pourtant, l’historien Steven Runciman a écrit que les croisés
se précipitaient dans les rues et faisaient irruption dans les maisons, tuant
tous ceux qu’ils rencontraient, hommes, femmes et enfants, et que les seuls
survivants furent les quelques centaines d’hommes de la garnison qui se
rendirent à Raymond de Toulouse. Mais il se contredit en faisant remarquer
qu’après le siège, la ville fut débarrassée des cadavres par ses habitants165.
Cette déformation de la réalité historique soulève des questions sur les
motivations et ce penchant de Runciman ainsi que sur ceux des personnes
l’ayant perpétuée jusqu’à ce jour166.
L’anonyme Gesta Francorum indique que les prisonniers, hommes et
femmes, furent emmenés à la mosquée al-Aqsa, que les croisés appelaient, en
référence au roi Salomon, Templum Solomonis. La Gesta Francorum dit
également que les habitants survivants évacuèrent les cadavres. En outre, des
lettres envoyées à la communauté juive du Caire et de tout l’est de la
Méditerranée par des juifs de Jérusalem parlent de survivants juifs, de juifs
enlevés pour des rançons et de prisonniers juifs vendus en si grand nombre
que le prix des esclaves s’en est trouvé dévalorisé. En dehors du gouverneur
fatimide et de ses troupes libérés, des prisonniers musulmans survivent,
nombre d’entre eux se retrouvant par la suite à Damas. Cela ne veut pas dire
qu’il n’y eut aucun massacre au moment de la prise de Jérusalem. Mais on
doit également écouter Ibn al-Arabi, jeune expert de l’islam de Séville qui
vivait encore à Jérusalem trois ans avant l’arrivée de la croisade et qui
connaissait bien la ville. En 1099, il est en Égypte, notamment à Alexandrie,
d’où il suit les événements de Jérusalem avec une bonne connaissance des
lieux et de la population. Un massacre a certainement eu lieu, car al-Arabi
parle de 3 000 hommes et femmes, « dont d’éminents fidèles très croyants »,
tués le vendredi 16 juillet au matin à la mosquée al-Aqsa. Il mentionne
également l’assassinat de plusieurs femmes près du dôme du Rocher167.
Face à ce récit bien étayé figure la rhétorique de Foucher de Chartres, qui dit
que 10 000 personnes ont péri à la mosquée, ou de Matthieu d’Édesse qui
avance le chiffre de 65 000 victimes. Mais, comme l’a dit un éminent
historien des croisades : « Les histoires mettant en scène des rues de
Jérusalem dans lesquelles les gens ont du sang jusqu’aux genoux n’ont
jamais été destinées à être prises au sérieux. Au Moyen Âge, les gens
savaient que c’était impossible. Malheureusement, ce n’est pas le cas de
certaines personnes de nos jours. »168
Tous les chroniqueurs sont d’accord sur un point. Lorsque le massacre fut
terminé, les chevaliers « se sont réjouis et ont pleuré »169 dans l’église du
Saint-Sépulcre pour remercier Dieu sur le site même de la mort et de la
résurrection de Jésus.
Partie 3
La fondation de l’ordre du Temple et des États
croisés
Le pape Urbain II meurt le 29 juillet 1099, soit deux semaines après la
reconquête de Jérusalem, mais avant que la nouvelle ne parvienne à Rome.
Il n’avait aucun plan visant à régner en Orient. Son but était de libérer les
autochtones chrétiens de l’occupation arabe et turque et de restaurer une
souveraineté byzantine en Asie Mineure et en Syrie. Transportés par le
courage et la foi, les croisés se sont également emparés de Jérusalem.
Leurs chefs ont instauré un système féodal et une hiérarchie d’États
autonomes, le comté d’Édesse, la principauté d’Antioche, le comté de
Tripoli et le royaume de Jérusalem, essentiel.
Les divisions existant dans le monde islamique, pas seulement la rivalité
entre les Fatimides d’Égypte et le califat de Bagdad pris par les
Seldjoukides turcs, mais également les divisions locales en Syrie et en
Palestine, entre Arabes et entre Turcs, se traduisent par la fragmentation
du Moyen-Orient en de nombreux émirats musulmans. Les États croisés se
fondent dans cette mosaïque et sont acceptés dans l’ordre des choses.
Plutôt que de réagir à la chute de Jérusalem par un appel aux armes, les
seigneurs musulmans locaux cherchent à trouver des compromis avec les
Francs (Franj, comme on les appelle en arabe) mais aussi avec quiconque
originaire d’Europe occidentale.
Les Francs sont bien accueillis par la population chrétienne indigène,
comme le montrent les célébrations à Bethléem, Édesse et ailleurs. Ils le
sont également par les musulmans, qui apprécient la protection qu’ils
apportent contre les déprédations des Turcs. Au début, les Francs
considéraient les musulmans comme des ennemis, mais, progressivement,
ils ont changé d’attitude, en partie parce que certains ont commencé à
apprendre l’arabe, mais aussi parce qu’en formant des alliances avec les
musulmans, ils ont appris à respecter la société islamique. L’Outremer,
comme on appelle les États croisés, devient une société prospère et
progressiste et une source d’échanges fructueux de biens et d’idées entre
l’Europe latine et l’Orient musulman.
Les Templiers s’installent pour garantir la sécurité des pèlerins contre
les bandits en maraude, successeurs de ces membres de tribus vivant de
pillages et ayant causé des ennuis tout le long du règne musulman. Mais, à
part ces perturbations locales, l’Outremer est en paix. Ce n’est que plus
tard, face à une nouvelle agression turque, que l’heure des Templiers va
sonner. Ils se battront jusqu’à la mort pour défendre et assurer la survie de
la Terre sainte.
Les origines des Templiers
Le 17 juillet 1099, deux jours après la reconquête de Jérusalem, les barons
croisés se réunissent pour choisir un chef, démarche allant à l’encontre des
souhaits des Tafurs, qui attendent à tout moment le Second Avènement et ne
veulent aucun gouvernement. Parmi les barons, le candidat préféré aurait été
Adhémar de Monteil, le légat du pape, mais il est mort l’année précédente, à
Antioche. À sa place, c’est le nom de Raymond de Toulouse qui est retenu.
Son âge, sa richesse, son expérience et sa proximité avec Bohémond de
Tarente et l’empereur byzantin Alexis Ier Comnène rendent ce choix presque
inévitable. Mais Raymond de Toulouse sait qu’il n’est pas aimé et ses
propres soldats souhaitent rentrer chez eux. Il refuse donc, à contrecœur.
Parmi les autres candidats, Bohémond de Tarente s’est déjà autoproclamé
prince d’Antioche après avoir attaqué la ville. Tancrède est considéré comme
un vulgaire appendice de son oncle et Robert de Normandie fait savoir qu’il
préfère rentrer en Europe. La couronne est donc proposée le 22 juillet à
Godefroy de Bouillon, qui répond avec délicatesse qu’il ne portera aucune
croix là où Jésus a porté une couronne d’épines et ne se permettra pas de
porter le titre de roi dans la ville sainte du Christ, mais qu’il accepterait des
pouvoirs sous le titre d’Advocatus Sancti Sepulchri, « avoué du SaintSépulcre ».
Certains, en particulier le patriarche latin de la ville, souhaitent que
Jérusalem devienne une théocratie sous l’autorité d’un patriarche et
dépendante de Rome. Mais la papauté n’a jamais considéré la croisade
comme une expédition impériale. En outre, dans l’année qui suit, Godefroy
de Bouillon meurt et son frère lui succède, Baudouin de Boulogne, n’ayant
lui aucun scrupule à gouverner un royaume de Jérusalem laïque sous le titre
de Baudouin Ier. Après avoir confié le comté d’Édesse à son cousin
Baudouin de Bourcq, Baudouin Ier s’installe à Jérusalem. Les Seldjoukides
avaient transformé le Mont du Temple en acropole militarisée, y installant
leurs troupes. Les croisés sont attirés par ses associations bibliques.
Baudouin Ier utilise comme palais la mosquée al-Aqsa, censée se situer à
l’endroit où était érigé le Temple de Salomon. Les Grecs l’appelaient Ναός
του Σολομώντα, naos signifiant à la fois « temple » et « palais », tandis
qu’en latin, il est appelé Templum Solomonis, templum voulant également
dire « palais ». À l’époque, les chrétiens lui attribuent d’ailleurs le sens de
« palais »170. Le dôme du Rocher, que les croisés prennent logiquement
pour un édifice byzantin, est considéré comme se trouvant sur le site du
Temple juif. Considéré par les chrétiens tout au long de l’occupation
musulmane de Jérusalem comme le saint des saints, il devient une église
chrétienne, le Templum Domini, « Temple du Seigneur », sous l’égide des
chanoines augustins du Saint-Sépulcre, même si la croix ne prendra place au
sommet du dôme que bien plus tard.
Le moment est venu pour Jérusalem de redevenir une grande cité, une
capitale royale. À l’exception de l’époque des Umayyades qui l’ont promue
et embellie, Jérusalem a été réduite par les musulmans à une ville de province
dépendant de l’autorité administrative et militaire de Ramla et des capitales
impériales qu’étaient Le Caire et Bagdad. Lors des décennies suivantes, les
Francs remplaceront toutes les églises détruites par les musulmans et en
construiront de nombreuses autres. Ils bâtiront des monastères, des
bibliothèques, des hôpitaux, des bains publics, des marchés couverts et
d’autres institutions. Et ils érigeront un palais royal et renforceront les
remparts de la ville. L’affluence croissante des pèlerins depuis la libération
des lieux saints orchestrée par les Francs est essentielle à la renaissance de
Jérusalem et de tout l’Outremer.
Saewulf of Canterbury, qui se rend en Terre sainte en 1102, décrit les périls
guettant les pèlerins en chemin. Débarquant dans le port de Jaffa au moment
où se prépare une tempête, il se réfugie rapidement à l’intérieur des terres.
Mais, sur les trente navires amarrés au port, seuls sept résistent aux coups de
bélier du vent et de la houle.
« Certaines personnes étaient terrorisées et se noyaient çà et là.
D’autres – et cela semble incroyable à bon nombre –
s’accrochaient aux éléments en bois du navire, mais j’en ai vu
taillées en pièces ou projetées avant de sombrer dans les eaux
profondes. […] Plus d’un millier de personnes des deux sexes
périrent ce jour-là. »171
De telles catastrophes expliquent l’installation d’autels, à la fois à
l’intérieur de l’église du Saint-Sépulcre et du dôme du Rocher, en l’honneur
de saint Nicolas, le saint patron des marins, devant lesquels des pèlerins
prient pour leur sécurité en mer.
Mais un refuge pour les pèlerins n’est que le prélude de l’apparition de
nouveaux dangers. Les Bédouins ont ravagé la Palestine depuis la conquête
arabe et des tribus turques ont plus récemment ajouté à la violence et au
désordre ambiants. Saewulf of Canterbury décrit comment les groupes de
pèlerins débarquant à Jaffa et empruntant la route de montagne menant à
Jérusalem se font attaquer. Les pèlerins épuisés qui s’arrêtent en route ou les
groupes dont la taille modeste les rend vulnérables sont une proie idéale
pour les bandes de Bédouins nomades qui vivent dans le désert avoisinant.
Les bandits n’hésitent pas à tuer pour s’emparer de l’argent cousu dans les
vêtements des voyageurs. Les pèlerins laissent les cadavres de leurs
compagnons le long de la route menant à Jérusalem car il est trop dangereux
de prendre le temps de procéder à un enterrement décent.
« Quiconque ayant emprunté cette route », écrit Saewulf of
Canterbury, a vu les nombreux cadavres humains sur la route ou à
proximité. D’innombrables corps ont été déchiquetés par des bêtes
sauvages. On peut se demander pourquoi tant de cadavres de
chrétiens restent là à même le sol, mais ce n’est guère surprenant.
Il y a peu de terre sur ces sols et les roches sont difficiles à
déplacer. Et, même s’il y avait de la terre en quantité, qui serait
assez stupide pour quitter ses frères et rester seul à creuser une
tombe ? Quiconque ferait cela creuserait une tombe non pas pour
son prochain, mais pour lui-même ! »172
Daniel, un abbé russe, a eu besoin de tout son courage lorsque son
pèlerinage en Terre sainte de 1106-1107 l’a amené près de la ville de Baisan,
en Galilée. « Le Christ lui-même s’est baigné dans cet étang avec ses
disciples et on peut voir aujourd’hui l’endroit où il a pris place, sur un
rocher. » Mais une menace pèse sur les lieux, car une forêt dense de grands
palmiers se trouve à proximité de la ville et de grands roseaux poussent le
long de la rive, au bord de l’eau et dans les prairies souvent inondées.
« L’endroit est terrible et difficile d’accès car de féroces Sarrasins païens
vivent là, n’hésitant pas à attaquer les voyageurs au niveau des gués. »173
Les tribus ne constituent pas le seul problème. Une attaque particulièrement
épouvantable se déroule à Pâques 1119. Un groupe de 700 pèlerins non
armés, constitué d’hommes et de femmes, est parti de Jérusalem pour le site
traditionnel du baptême de Jésus, sur le Jourdain, à l’est de Jéricho. Aux
dires du chroniqueur allemand Albert d’Aix, ils voyageaient « avec joie et de
bon cœur »174 quand des Fatimides sont sortis d’Ascalon, sur la côte au sud
de Jaffa, pour les attaquer. 300 pèlerins ont péri et 60 ont été capturés pour
servir d’esclaves.
L’ordre des Templiers naît de ces conditions d’insécurité sur les routes et
des meurtres, des viols, de l’esclavagisme et des vols dont sont victimes les
pèlerins non armés. Ce n’est que peu de temps auparavant qu’un groupe de
neuf chevaliers français, dont en particulier Hugues de Payns, chevalier de
Champagne qui a combattu lors de la première croisade, et Geoffroy de
Saint-Omer, en Picardie, propose au patriarche de Jérusalem, Gormond de
Picquigny, et au roi Baudouin II, qui a succédé à son cousin en 1118, de
former, afin de sauver leurs âmes, une communauté laïque, voire de se retirer
dans un monastère pour adopter une vie méditative. Mais Baudouin II,
sensible à l’urgence des dangers auxquels sont confrontés les voyageurs dans
son royaume, parvient à persuader Hugues de Payns et ses compagnons de
sauver leur âme en protégeant les pèlerins sur les routes contre les bandits.
Le massacre de Pâques sur la route menant au Jourdain a pour effet de mettre
en avant le point de vue du roi et, à Noël 1119, de Payns et ses compagnons
prononcent leurs vœux devant le patriarche en l’église du Saint-Sépulcre, se
surnommant les Pauperes commilitones Christi, les Pauvres Chevaliers du
Christ.
Le roi et le patriarche ont probablement vu en la création d’une garde
permanente pour les voyageurs une mesure complémentaire à la contribution
des Hospitaliers qui prennent soin des pèlerins à leur arrivée à Jérusalem.
L’hôpital est situé au sud de l’église du Saint-​Sépulcre. Ses ruines se
voyaient encore à la fin du XIXe siècle, jusqu’à ce qu’elles soient rasées par
les Ottomans afin de créer le réseau de rues commerciales qui existe
aujourd’hui – encore appelé Muristan (« hôpital »). En 600 déjà, le pape
Grégoire le Grand a commandé la construction d’un hôpital à Jérusalem pour
soigner les pèlerins et, deux cents ans plus tard, Charlemagne, empereur du
Saint-Empire romain, l’a agrandi pour le doter d’une auberge et d’une
bibliothèque. C’est en ces lieux que Bernard le Moine a séjourné pendant sa
visite à Jérusalem, en 870. Mais, en 1009, il a été détruit lors des violentes
persécutions antichrétiennes du calife fatimide al-Hakim. Vers 1070, des
marchands d’Amalfi obtiennent des Fatimides l’autorisation de reconstruire
l’hôpital, dirigé par des moines bénédictins et dédié à Saint JeanBaptiste175. Mais, après la première croisade, l’hôpital est déchargé de
l’autorité des Bénédictins et bâtit son propre ordre, les Hospitaliers de SaintJean, reconnu par le pape en 1113 et placé sous la seule juridiction de ce
dernier. De récents travaux de recherche sur l’origine des Templiers laissent
penser que les chevaliers étaient probablement associés aux chanoines
augustins, les gardiens du Saint-Sépulcre, qui les ont hébergés au sein de
l’hôpital jusqu’à ce qu’ils reçoivent l’autorisation de former un groupe
séparé176.
L’acceptation officielle de ce nouvel ordre intervient en janvier 1120, à
Naplouse, lorsque les neuf membres des Pauvres Chevaliers du Christ sont
officiellement présentés à une assemblée de dirigeants laïques et spirituels
d’Outremer. Cette année-là, ils attirent l’attention d’un puissant visiteur en
Outremer, Foulque, comte d’Anjou, qui, de retour chez lui, leur accorde un
revenu annuel, mesure vite adoptée par d’autres nobles français, ce qui
s’ajoute à l’allocation qu’ils reçoivent déjà des chanoines de l’église du
Saint-Sépulcre. Le revenu global n’en demeure pas moins modeste. Pris
individuellement, les Pauvres Chevaliers sont réellement pauvres et ne
s’habillent que des vêtements qu’on leur donne. Ils ne possèdent donc pas
d’uniforme distinctif (le blason en forme de croix rouge sur la tunique
blanche n’apparaîtra que plus tard). Leur sceau fait allusion à cette fraternité
dans la pauvreté en représentant deux chevaliers, peut-être Hugues de Payns
et Geoffroy de Saint-Omer, chevauchant un même cheval.
Les Templiers reçoivent également un autre don. Après la conquête de
Jérusalem en 1099, le roi a fait de la mosquée al-Aqsa son palais. Mais,
maintenant qu’il s’est fait construire un nouveau palais dans la partie ouest,
au sud de la tour de David, dans lequel il prend place progressivement, il
cède l’ancienne mosquée aux Pauvres Chevaliers. Dans la mesure où la
mosquée al-Aqsa était connue sous le nom de Templum Solomonis, les
chevaliers ont très vite repris cette association dans leur nom : Pauperes
Commilitones Christi Templique Solomonici, les Pauvres Chevaliers du
Christ et du Temple de Salomon ou, en un mot, les Templiers.
Le rôle des Templiers n’en reste pas moins modeste et, au cours des
années 1120, ils demeurent étroitement associés à l’hôpital, leur mission
consistant à s’occuper des pèlerins en tant que force de police de la route. Il
y aurait plus de choses à dire si les archives des Templiers nous étaient
parvenues. Celles-ci furent transportées à Chypre après la chute de
l’Outremer, à la fin du XIIIe siècle, puis probablement détruites lorsque les
Ottomans envahirent l’île en 1571. Cela explique sans doute pourquoi tout
ce que nous savons ou presque des Templiers provient de tierces sources –
d’entités telles que les chanoines du Saint-Sépulcre, les communautés de
marchands italiennes, les Hospitaliers et les divers chroniqueurs et pèlerins
venus en Terre sainte, des archives du Vatican et des minutes du procès
français du début des années 1300, lorsque les Templiers furent condamnés
pour hérésie et leurs chefs envoyés sur le bûcher. Néanmoins, ces
nombreuses sources auraient dû suffire pour illustrer l’activité en Outremer
des Templiers lors de la première moitié du XIIe siècle, mais, jusqu’à l’arrivée
de la deuxième croisade en 1148, ils sont rarement mentionnés dans les
archives historiques, puis seulement dans un rôle mineur.
C’est en droite ligne avec la situation sur le terrain. L’Outremer vit très
largement en paix avec ses voisins musulmans. Selon Ibn al Jawzi, savant et
chroniqueur musulman, lorsque le qadi – à savoir le juge – de Damas se rend
à Bagdad en août 1099 et livre à la cour abbasside un compte rendu plein
d’émotion de la chute de Jérusalem face aux croisés le mois précédent,
nombre de membres de l’auditoire fondent en larmes, mais aucune
proposition concrète n’est faite, « les gens restant en retrait »177. Les
habitants musulmans de Syrie et de Palestine, écrit le chroniqueur arabe alMuqaddasi, « ne montrent aucun enthousiasme pour le djihad »178. C’est
plutôt le pragmatisme qui prévaut. En 1108, l’atabeg de Damas Tughtigin,
Turc qui s’est affranchi du joug seldjoukide, signe avec le royaume de
Jérusalem un armistice qui fait du plateau du Golan une zone démilitarisée et
qui prévoit une répartition des recettes générées par les terres agricoles
fertiles : un tiers pour Damas, un tiers pour les croisés et un tiers pour les
paysans locaux qui labourent la terre. L’année suivante, un accord similaire
est signé dans la vallée de la Bekaa, au Liban. Ces dispositions sont restées
valables jusqu’à ce que Saladin s’empare de Jérusalem en 1187 et ne sont
même pas remises en cause lorsque les signataires s’attaquent
occasionnellement en d’autres lieux. En ce qui concerne la côte, depuis
Le Caire, selon le chroniqueur égypto-syrien Ibn Zafir, on estime qu’il est
préférable que les Francs occupent les ports de Syrie et de Palestine « afin
qu’ils puissent empêcher les Turcs d’étendre leur influence jusqu’en
Égypte »179.
Pour les États croisés, le plus grand danger provient des Turcs, à Alep,
qui, par deux fois, en 1119 et 1122, infligent de cuisantes défaites aux
armées chrétiennes d’Antioche et d’Édesse et menacent les deux villes. Mais
les agressions musulmanes sont sporadiques et facilement contrées au sein
du royaume de Jérusalem. Avant que Saladin n’entame ses campagnes contre
les Francs à la fin des années 1170, la région montagneuse de Jérusalem
n’est attaquée qu’à deux reprises, en 1124, puis en 1152, le second assaut
s’avérant moins véhément que le premier. C’est d’Ascalon que les Fatimides
lancent leurs attaques, mais, en 1118, la garnison de la ville n’est pas assez
robuste pour contrer une modeste expédition contre l’Égypte dirigée par le
roi Baudouin Ier. Et l’attaque contre Jérusalem depuis Ascalon en 1124 n’est
possible que parce que toute l’armée franque est mobilisée pour le siège de
Tyr. La plaine côtière au nord de Jaffa ne subit aucune menace jusqu’à la fin
des années 1180 et, bien avant cette époque, en 1153, le pouvoir d’Ascalon
est brisé et la ville prise par les Francs. La région entourant Naplouse, à une
soixantaine de kilomètres au nord de Jérusalem, subit deux incursions en
provenance de Damas, en 1113 et en 1137. À cette occasion, les Turcs tuent
beaucoup de chrétiens de Naplouse et brûlent leurs églises, mais ils sont une
nouvelle fois chassés.
Ce sont là les troubles ayant frappé la Palestine pendant les quatre-vingts
ans ayant suivi la première croisade. Il s’est écoulé de longues périodes de
calme entre ces incursions, parfois sur une génération entière, pendant
lesquelles les Francs s’installent dans le pays, fréquentent les habitants,
instaurent une certaine sécurité et construisent une structure politique au
sein du royaume de Jérusalem et dans tout l’Outremer. Un certain ordre
règne bientôt en Orient. Dans le royaume de Jérusalem, la sécurité des
voyageurs et fermiers « n’était guère différente du climat de sécurité sur les
routes et dans les zones rurales européennes de l’époque »180. Grâce aux
Francs, la Palestine jouit pendant la majeure partie du XIIe siècle d’une
période de paix et de prospérité qui tranche considérablement avec la
violence et les destructions du siècle précédent sous le règne des musulmans.
En 1128, les Francs ont libéré tous les lieux de pèlerinage associés, dans les
Évangiles, à la vie de Jésus. Ils se sont installés militairement et
politiquement en Outremer, où demeurent toujours des connotations et lieux
saints chrétiens, mais où il reste beaucoup à reconstruire.
Le Mont du Temple est le centre de l’univers pour les juifs mais aussi
pour les musulmans. Dans la mesure où il est à découvert et coiffé par le
dôme du Rocher brillant, il semble dominer l’horizon de Jérusalem. Mais, à
l’ouest, une autre colline, plus élevée, surplombe la ville et, bien au-dessus
de son versant est se trouve l’église du Saint-Sépulcre, le dôme de sa rotonde
(ou Anastasis – « résurrection » en grec) s’élevant bien au-dessus des
bâtiments alentours. C’est là que les Templiers prêtent serment le jour de
Noël 1119. Ensuite, les églises des Templiers seront souvent rondes, à
l’instar de l’Anastasis. Pour les chrétiens du Moyen Âge, l’église du SaintSépulcre est le centre du monde, le point exact se trouvant dans la cour entre
la chapelle du Golgotha, marquant le lieu de la Crucifixion, et la tombe
située sous le dôme, marquant le lieu de la Résurrection181. Le Mont des
Oliviers est encore plus haut, à l’est de la ville, en face de la vallée du
Cédron (la vallée de Josaphat dans la Bible). Au sommet se trouve l’église de
l’Ascension, bâtie en 392 et renfermant les deux empreintes de pieds de
Jésus qui marquent l’endroit d’où il est monté au ciel quarante jours après la
Résurrection (Actes des apôtres 1:2-9)182. Après que les croisés ont repris
Jérusalem, les pèlerins découvrent d’autres empreintes de pieds de Jésus,
cette fois-ci dans le Temple du Seigneur, l’église qui a été le dôme du
Rocher, empreintes directement incrustées dans le rocher, rappel des
nombreuses visites de Jésus sur le Mont du Temple.
L’enthousiasme des croisés pour l’association du Mont du Temple à
divers événements bibliques est partagé par les chrétiens de Palestine et les
pèlerins de toute la chrétienté car, depuis la conquête de Jérusalem par
Omar, les chrétiens n’étaient pas autorisés à se rendre sur le Mont du
Temple, devenu donc un endroit mystérieux. On découvre désormais tout un
ensemble d’associations merveilleuses. Le sacrifice d’Isaac par Abraham
(Genèse 22:1-9 ; Chroniques 3:1), la rencontre de David avec l’ange et
l’achat de l’aire de battage d’Araunah (Second Livre de Samuel – 24:1525:1 ; Premier Livre des Chroniques – 21:15-28) se sont tous déroulés sur le
Mont du Temple. Le dôme du Rocher, converti en église, consacre l’endroit
où Jésus a expulsé du Temple tous ceux qui faisaient du commerce et
achetaient (Matthieu 21:12 ; Jean 2:14-16), Temple qui avait été construit et
consacré par Salomon (Premier Livre des Rois 6-8). C’est là qu’a eu lieu la
Présentation du Christ – c’est-à-dire la présentation au Seigneur de Jésus par
ses parents – et que Siméon a prédit que cet enfant serait la « lumière pour
éclairer les nations et gloire d’Israël, ton peuple » (Luc 2:22-32). En outre,
on a repéré que la maison de Siméon, où la sainte famille avait séjourné et
qui renfermait le lit de la Vierge Marie et le berceau de Jésus, était située à
l’angle sud-est du Mont, à deux pas du quartier général des Templiers. Dans
le Temple, le jeune Jésus a conversé avec les docteurs (Luc 2:46). Dans la
grotte située sous le dôme du Rocher, l’ange Gabriel a annoncé que Zacharie
aurait un fils, Jean-Baptiste (Luc 1:5-22). Dans cette même grotte, Jésus a
pardonné à la femme adultère (Jean 8:2-11), le transformant en un lieu
adapté pour que les pèlerins viennent s’y confesser.
Avec leur quartier général installé sur le Mont du Temple, les Templiers
sont quotidiennement en contact avec ces lieux et parfaitement conscients de
leur connotation avec l’histoire sainte. Et en protégeant les groupes de
pèlerins partant des ports pour rallier Jérusalem, Bethléem et le Jourdain, les
Templiers connaissent mieux que quiconque ces lieux saints. Les pèlerins
leur demandent des renseignements et des explications et les Templiers se
retrouvent à fournir des réponses et à leur servir de guides. Ils commencent
également à interpréter cet environnement saint pour eux-mêmes, par
exemple en faisant passer la Via Dolorosa par le Mont du Temple, itinéraire
auparavant interdit aux chrétiens par les musulmans. Selon les Templiers,
après que Jésus s’est présenté devant Ponce Pilate au prétoire, contre le
versant nord du Mont du Temple, a été battu, s’est fait cracher dessus, a été
raillé et forcé de porter la couronne d’épines, on l’a conduit sur le Mont, où
il est brièvement resté avec sa croix, l’endroit étant matérialisé par un dôme
sur le quart nord-ouest, dénommé Trône de Jésus. C’est là que Simon de
Cyrène a aidé Jésus à porter la croix (Matthieu 27:32, Marc 15:21, Luc
23:26) alors qu’il franchissait la porte aujourd’hui nommée Bab el Nazir, sur
la partie ouest du Mont. Il monta ensuite lentement jusqu’au Golgotha, site
occupé par l’église du Saint-​Sépulcre, où il fut crucifié, enterré et ressuscita
le troisième jour. Le bien le plus sacré de l’Église chrétienne, but de chaque
pèlerin, le chemin de croix sur la Via Dolorosa, à Jérusalem, a été
réinterprété, développé et sauvegardé par les Templiers – jusqu’en 1187,
année où Saladin a débarrassé le Mont du Temple de toute caractéristique
chrétienne et où la Via Dolorosa a été détournée.
À l’automne 1127 ou au début 1128, Baudouin II envoie des émissaires en
Occident afin de consolider les fondations de son royaume. Quand il était
comte d’Édesse, il avait épousé une princesse arménienne, avec qui il avait
eu quatre filles mais aucun fils. Pour assurer sa succession, lui et ses barons
ont décidé d’offrir la main de Mélisende, sa fille aînée, à Foulque V, comte
de la riche maison d’Anjou, celui-là même qui est devenu un solide soutien
des Templiers après son pèlerinage à Jérusalem en 1120. Veuf, le comte a le
sentiment qu’il est temps de consacrer le restant de son existence à la cause
chrétienne en Orient. Confiant la maison d’Anjou à son fils, il accepte de
retourner en Outremer pour épouser Mélisende. À cet égard, la mission de
Baudouin II est un succès total. En temps utile, le couple accèdera au trône
et, en attendant, leur union renforce les liens du royaume avec l’Occident.
Mais ce n’est pas le seul objet de la mission. Parmi les émissaires envoyés
par Baudouin II en Occident figure Hugues de Payns, maître des Templiers,
certainement impliqué dans les arrangements ayant conduit Foulque V à
Jérusalem, mais dont le but est aussi de lever des fonds et de recruter un
maximum de chevaliers pour que Baudouin II assouvisse son ambition de
toujours, conquérir Damas. Malgré l’existence d’un traité avec Jérusalem,
Damas représente une menace permanente, comme le démontre l’attaque
contre Naplouse de 1113. En outre, dans la mesure où l’Outremer n’est
guère qu’une longue et fine bande de terre longeant le littoral méditerranéen
et allant des monts Amanus au nord au golfe d’Aqaba au sud, s’emparer de
Damas permettrait aux croisés de s’octroyer une profondeur territoriale
stratégique.
Mais, à l’époque, les Templiers connaissent une certaine désaffection, une
crise de confiance ou une apparente perte de foi dans l’orientation qu’ils
prennent. Une lettre écrite vers 1128 illustre le trouble qui règne au sein de
l’Ordre. L’auteur a signé Hugo Peccator, Hugues le Pécheur. On estime qu’il
s’agit d’Hugues de Payns. Quel qu’en soit l’auteur, la lettre est directement
adressée aux Templiers, disant qu’un grand nombre de leurs membres ont été
dérangés par des gens sans sagesse qui « prétendent que votre vocation de
consacrer votre vie à porter les armes contre les ennemis de la foi et de la
paix pour la défense des chrétiens, que cette vocation, dis-je, est soit
illégitime soit pernicieuse »183.
Ce serait donc un péché ou un obstacle à des progrès. Il poursuit en disant
que c’est tenter le diable, qui, sous le prétexte de la piété, essaie de les
piéger. Le diable dit aux chevaliers du Christ de déposer les armes, de ne pas
faire la guerre, de fuir les tumultes, de rechercher les étendues désertes afin
de connaître la véritable humilité. Selon lui, il n’y a de plus grande fierté que
de désobéir aux ordres de Dieu.
Clairement, des voix s’élèvent contre le principe d’un ordre de moines
maniant l’épée et cette opinion se retrouve au sein même de l’ordre du
Temple. On a d’abord demandé aux Templiers d’endosser un rôle défensif de
milice de protection des pèlerins allant d’un lieu saint à l’autre. Mais le plan
de Baudouin II consistant à attaquer Damas a nécessité que l’on demande
aux Templiers d’exécuter une tâche offensive afin de remplir des objectifs
stratégiques nécessaires à la survie de l’Outremer. « Ils vainquent
l’adversaire lorsqu’ils luttent, en temps de paix, par le jeûne et l’abstinence,
contre l’orgueil, et en temps de guerre, avec les armes, contre les ennemis de
la paix. »184 Les Templiers, prévient Hugo Peccator, ne doivent pas céder
aux arguments d’une fausse piété ou humilité, mais accepter qu’ils ne
pèchent pas en accomplissant leur mission, mais agissent conformément à la
volonté de Dieu. Cette lettre a été écrite à un moment décisif de l’orientation
de l’Ordre, destinée à faire taire les sceptiques et à renforcer la détermination
pendant que Hugues de Payns était en mission en Occident afin d’obtenir
ressources et soutien.
Selon The Anglo-Saxon Chronicle, la campagne de recrutement d’Hugues
de Payns fut un fantastique succès : « Il a convoqué des gens pour les
emmener à Jérusalem. Le suivit une foule qui n’avait plus été aussi dense
depuis la première expédition, à l’époque du pape Urbain II. »185 Quelle
que soit la réalité, Baudouin II s’est doté des ressources nécessaires pour
organiser une attaque contre Damas fin 1129.
Alors que Baudouin II conduit son armée vers Damas, il envoie des
détachements, composés principalement d’hommes arrivés d’Occident,
rassembler vivres et provisions. Mais ils sont indisciplinés et ne se prient pas
pour vagabonder, distraits par les occasions d’amasser eux-mêmes des
butins. Ils sont surpris puis submergés par la cavalerie turque. Seuls
46 d’entre eux parviennent à s’enfuir. Néanmoins, Baudouin II et le gros de
son armée, qui comprend de nombreux Templiers, accélèrent le pas pour
passer à l’attaque. Cependant, les cieux se déchirent et il se met à pleuvoir à
torrents, le sol se transformant en boue. Le chemin devient impraticable et
Baudouin II ne peut que se résoudre à battre en retraite en ordre vers
Jérusalem. Les archives ne disent pas si les détachements taillés en pièces
par la cavalerie turque étaient composés d’hommes recrutés spécifiquement
pour les Templiers par Hugues de Payns. Nous savons simplement que
certains Templiers appartenaient à l’armée principale. Et nous n’entendrons
pratiquement plus parler des Templiers jusqu’à l’arrivée de la deuxième
croisade en 1148.
Ce silence à propos des Templiers est d’autant plus surprenant que c’est
précisément l’époque où ils commencent à occuper le devant de la scène en
Occident. Baudouin II a dépêché par bateau Hugues de Payns en Occident
non seulement pour le compte du royaume de Jérusalem, mais également afin
que les plus hautes sphères de l’Église et des États d’Europe apportent leur
soutien et leur reconnaissance aux Templiers. Le roi a préparé le terrain à
Hugues de Payns en écrivant à Bernard, abbé du monastère cistercien de
Clairvaux, pour lui expliquer que les Templiers recherchent la
reconnaissance de leur ordre par le pape. Il espère obtenir de l’argent pour
financer la bataille contre les ennemis de la foi, lesquels menacent
l’existence même du royaume de Jérusalem. Baudouin connaît bien
l’homme. Bernard de Clairvaux a déjà écrit au pape pour s’opposer à la
proposition d’un autre abbé qui souhaite diriger une mission de Cisterciens
en Orient, en disant que la Terre sainte a plutôt besoin de « chevaliers
combattants et non de moines chanteurs qui gémissent »186.
Bernard de Clairvaux, sanctifié vingt ans après sa mort, est l’un des
personnages les plus charismatiques et influents de l’Église médiévale. Jeune
homme versatile et passionné, issu d’une famille d’aristocrates, il est
particulièrement dévoué à la Vierge Marie. Dans les dernières années de sa
vie, alors qu’il se tient devant une statue de la Vierge à implorer qu’elle soit
sa mère, la statue s’anime et lui offre ses seins à téter. Il a sciemment choisi
l’ordre cistercien, forme plus stricte des Bénédictins et connu pour son
austérité. En 1113, il entre au monastère de Cîteaux. Trois ans plus tard, à
l’âge de 26 ans, il fonde une nouvelle maison cistercienne et en devient
l’abbé. Il la baptise monastère de Clairvaux, qui signifie « vallée de la
lumière ». Quand le pape Honorius II est élu en 1124, Bernard de Clairvaux
est déjà considéré comme l’un des ecclésiastiques les plus remarquables de
France. Il assiste à des assemblées ecclésiastiques importantes et les légats
du pape sollicitent régulièrement son avis.
Il est significatif que Clairvaux ait été bâti sur une terre donnée à Bernard
par Hugues, comte de Champagne, dont le vassal est Hugues de Payns, futur
maître fondateur des Templiers. Lorsque Hugues de Payns part en bateau
vers l’est en 1127 ou 1128, de Clairvaux est déjà bien informé sur l’Orient et
sur ce qui est nécessaire là-bas. Le frère de sa mère est André de Montbard,
l’un des neufs Templiers des débuts. Le premier protecteur de Bernard de
Clairvaux, le comte de Champagne, s’est déjà rendu trois fois en pèlerinage
en Terre sainte. La dernière fois, en 1125, il a renoncé lui aussi à ses biens
matériels et a rejoint les Templiers.
Pratiquement dès l’arrivée d’Hugues de Payns en France, à l’automne
1127, les Templiers bénéficient de concessions, d’argent, de chevaux et
d’armures. L’été suivant, le maître se rend en Angleterre, où il est reçu avec
tous les honneurs par le roi Henri Ier. Ce dernier offre de l’or et de l’argent à
l’Ordre. De Payns ouvre la première Maison du Temple à Londres, à
l’extrémité nord de Chancery Lane, et il se voit donner plusieurs autres sites
dans tout le pays. Il bénéficie d’autres dons lorsqu’il va plus au nord, en
Écosse. En septembre, Hugues de Payns retraverse la Manche pour être reçu
par Geoffroy de Saint-Omer. Ensemble, ils récoltent d’autres concessions et
trésors, tous donnés pour la défense de la Terre sainte et le salut de l’âme des
donateurs.
La tournée d’Hugues de Payns atteint son apogée en janvier 1129 à
Troyes, capitale des comtes de Champagne, quand Théobold, successeur
d’Hugues de Champagne, accueille un rassemblement de responsables
religieux, parmi lesquels figurent sept abbés, dix évêques et deux
archevêques. Un cardinal, légat pontifical, préside la réunion, laquelle se
caractérise tout de même par la présence d’un abbé, Bernard de Clairvaux.
Le Concile de Troyes accepte clairement les Templiers en tant qu’ordre
religieux. Hugues de Payns s’adresse à l’assemblée et décrit la fondation de
l’ordre du Temple, présentant leur règle, adaptée des préceptes suivis par les
chanoines de l’église du Saint-Sépulcre. Cette règle stipule la présence aux
offices en compagnie des chanoines, la prise de repas en commun, le port de
vêtements d’une même couleur, une apparence simple et aucun contact avec
les femmes. Dans la mesure où leurs devoirs les font sortir de l’église, ils
peuvent remplacer leur présence aux offices par la récitation du Notre-Père.
Ils disposent d’un cheval et de quelques serviteurs. Bien que l’Ordre soit
sous la juridiction du patriarche de Jérusalem, ils obéissent individuellement
au maître. Ce règlement constitue la base à partir de laquelle, après un
examen minutieux et de nombreuses discussions de la part des
ecclésiastiques réunis, Bernard de Clairvaux va bâtir la Règle primitive,
constituée de 72 clauses.
La Règle primitive de Bernard de Clairvaux ordonne aux Templiers de
renoncer à leurs volontés, de rester modestes en matière de questions
matérielles et de ne pas avoir peur de se battre, mais d’être toujours prêts à
mourir, à prendre le calice du salut et à accepter le repos éternel. Mais de
Clairvaux fait plus que codifier des pratiques et coutumes existantes chez les
Templiers. Il crée de nouvelles conditions, imposant une philosophie en
partie absente auparavant.
La Règle proprement dite en est la preuve. Elle indique clairement que les
Templiers ont d’abord eu une vie différente. Il y a par exemple la règle
concernant le traitement des frères mariés, ce qui indique clairement que la
chasteté n’était pas obligatoire à l’origine, mais « il ne semblerait pas juste
aussi que de tels confrères habitassent dans une maison où les frères ont
promis la chasteté à Dieu ». Au tout début, il y avait également au sein de
l’Ordre des membres féminins, mais Bernard de Clairvaux a mis fin à cette
pratique. « La compagnie des femmes est une chose dangereuse. Nombreux
sont ceux que, par la fréquentation des femmes, le Diable a rejetés du droit
sentier du paradis. Que les dames, en qualité de sœurs, ne soient jamais
reçues en la Maison du Temple. Pour cela, très chers frères, comme il est dit
ci-dessus, il ne convient pas de vous accoutumer de cet usage et que la fleur
de chasteté apparaisse en tout temps entre vous. »
Mais la chasteté en matière de relations avec les femmes peut encourager
l’activité homosexuelle, laquelle est également supprimée, via une série
d’interdictions indirectes. Les chaussures pointues et les lacets sont connues
« pour être abominables », comme le sont « les choses superflues dans les
cheveux et les robes », à savoir tout ce qui marque la féminité. Ils doivent
avoir les cheveux courts, mais tous les chevaliers Templiers portent la barbe,
car ils n’ont pas le droit de se raser.
Les chevaliers doivent s’habiller tout de blanc, pour signifier qu’ils ont
abandonné la vie ténébreuse et sont entrés dans un état de chasteté éternelle.
Ils ont l’interdiction de mal parler, de se mettre en colère et d’évoquer leurs
conquêtes sexuelles passées. Les questions de propriété, les conversations
informelles et les lettres et cadeaux offerts ou reçus doivent faire l’objet de
l’approbation préalable du maître. La discipline est renforcée par un système
de pénitences, parmi lesquelles l’expulsion, sentence prononcée dans les cas
les plus extrêmes.
Les Templiers sont donc soumis comme des moines à des règles strictes,
mais, en matière de conseils militaires, Bernard de Clairvaux se contente de
quelques ordres pratiques. Il est cependant bien conscient qu’en créant « un
nouveau type d’ordre dans les lieux saints », associant chevalerie et religion,
les Templiers ont besoin de posséder des terres, des édifices, des serfs, de
percevoir des dîmes, et ils sont habilités à bénéficier d’une protection légale
contre ce que la Règle primitive appelle « les persécuteurs sans nombre de la
Sainte Église »187.
La ratification de l’ordre du Temple par le concile de Troyes est ensuite
confirmée par le pape Honorius II. Ces succès sont en grande partie dus à
l’investissement personnel de Bernard de Clairvaux, prestement sollicité par
Hugues de Payns pour l’écriture d’une solide défense de l’ordre du Temple
destinée à une large diffusion.
De Laude Novae Militiae est le nom du panégyrique de Bernard de
Clairvaux, Éloge de la nouvelle chevalerie, dans lequel il désigne les
Templiers comme les champions d’une lutte supérieure au cours de laquelle
l’homicide, mal aux yeux des chrétiens, consiste à tuer la malice, à savoir le
diable, acte jugé comme faisant le bien. La Terre sainte, écrit Bernard de
Clairvaux, renferme la marque de la vie de Jésus – Bethléem, Nazareth, le
Jourdain, le Mont du Temple et l’église du Saint-Sépulcre – elle recouvre les
lieux de la crucifixion, de l’enterrement et de la résurrection de Jésus. Les
Templiers sont les protecteurs de ces lieux saints, voire servent de guides
aux pèlerins. Mais, par leur proximité et familiarité quotidienne avec cette
immersion dans la vie de Jésus, les Templiers ont aussi l’avantage et le
devoir de rechercher la pure vérité et la signification spirituelle de ces lieux
saints. Grâce à l’Éloge de la nouvelle chevalerie de Bernard de Clairvaux,
les Templiers sont renforcés dans leur mission, cernant pleinement leur rôle,
lequel va au-delà du maintien de l’ordre sur les routes du pèlerinage et
consiste désormais à défendre la Terre sainte proprement dite.
Après la mort d’Hugues de Payns, en 1136, son successeur, Robert de
Craon, deuxième maître, consolide les éléments obtenus à Troyes grâce à une
série de bulles pontificales (du latin bullum, sceau, qui correspond à un
décret officiel) bénéficiant aux Templiers. En 1139, le pape Innocent II
publie Omne Datum Optimum, qui fait des Templiers un ordre indépendant
et permanent au sein de l’Église catholique. Ils rendent des comptes au seul
pape et deviennent les défenseurs de l’Église et les agresseurs des ennemis
du Christ. Le maître doit être choisi parmi les chevaliers templiers libres de
toute ingérence extérieure. Ils obtiennent également leur propre clergé, qui
rend des comptes au maître, même si celui-ci n’est pas ordonné. L’Ordre est
donc indépendant des évêques des diocèses d’Outremer et d’Occident. Ils
ont le droit de disposer de leur propre rhétorique et de leurs propres
cimetières. Les Templiers sont exemptés de toute dîme, mais peuvent en
collecter sur leurs domaines. Les butins récupérés lors de batailles contre les
infidèles leur sont acquis de droit et les dons reçus sont placés sous la
protection du Saint-Siège.
Ces privilèges ont ensuite été confirmés et étendus par deux autres bulles,
Milites Templi, publiée par le pape Célestin II en 1144, et Militia Dei, par le
pape Eugène III, en 1145. Avec Omne Datum Optimum, elles mettent les
Templiers à l’abri des reproches et constituent les fondations de leurs
richesses et succès futurs. C’est également sous Eugène III que les Templiers
obtiennent le droit de porter le célèbre habit de tissu blanc orné d’une croix
rouge, qui signifie qu’ils sont prêts à souffrir le martyre en défendant la
Terre sainte.
Les chevaliers templiers deviendront l’une des organisations militaires et
financières les plus riches et les plus puissantes du Moyen Âge, même s’il
demeure des vides dans les récits historiques sur leur origine, ainsi que des
contradictions. Quand l’ordre du Temple a-t-il été fondé ? Combien étaientils ? Pourquoi y a-t-il si peu d’informations sur leurs trois premières
décennies d’existence ? Qu’a-t-on dit de leur ascension fulgurante ? Une
partie de la difficulté de trouver les réponses à ces questions tient à la nature
des sources proprement dites.
Le premier chroniqueur de l’histoire des Templiers est Guillaume,
archevêque de Tyr. Né vers 1130 dans une famille française ou italienne
installée à Jérusalem, il étudie le latin, le grec et l’arabe avant de poursuivre
ses études, entre 1146 et 1165 environ, à Paris et à Bologne. Une fois de
retour en Outremer, il écrit, entre autres, une histoire du Moyen-Orient en
23 volumes, à partir de la conquête de Jérusalem par Omar, sur la base de
sources arabes. Il commence cette Historia Rerum in Partibus Transmarinis
Gestarum, ou Histoire d’Outremer, vers 1175. À sa mort, vers 1186,
l’ouvrage n’est pas achevé. La majeure partie de cette œuvre concerne la
première croisade et des événements historiques ultérieurs au sein du
royaume de Jérusalem, événements auxquels Guillaume de Tyr n’est pas
totalement étranger. En effet, il a été impliqué dans les plus hautes affaires
du royaume et de l’Église. En tant qu’archevêque et prétendant à la charge de
patriarche de Jérusalem, il est naturellement jaloux de toute réduction de
l’autorité ecclésiastique et accepte donc mal l’indépendance des Templiers et
leur accession à la richesse et au pouvoir.
Deux autres chroniqueurs parmi les plus anciens sont Michel le Syrien,
patriarche jacobite d’Antioche, mort en 1199, et Gautier Map, archidiacre
d’Oxford, qui décède vers 1209. Michel le Syrien a des lacunes sur les
questions étrangères à sa propre expérience et à son époque, tandis que
Gautier Map préfère une bonne histoire à une solide enquête historique. En
outre, ses préjugés à l’encontre des Templiers sont déterminants car il est
radicalement opposé à la notion d’ordre de moines combattants. Malgré ses a
priori sur les Templiers, Guillaume de Tyr est considéré comme le
chroniqueur le plus fiable des trois. Il a passé au crible, avec diligence, les
sources à sa disposition pour glaner des faits sur les événements survenus
avant son époque et a mis un point d’honneur à interroger les témoins directs
encore en vie.
Guillaume de Tyr n’a cependant commencé à écrire son histoire que vers
la moitié des années 1170, soit cinquante-cinq ans après la fondation de
l’ordre du Temple, et il n’existe aucune source antérieure. Les chroniqueurs
de la première croisade, comme Foucher de Chartres, Baudry de Dol, Robert
le Moine et Guibert de Nogent, ont tous terminé leurs travaux dans la
décennie ayant suivi la reconquête de Jérusalem de 1099 et bien avant la
création de l’ordre du Temple, en 1119 – ou 1118 ? Selon Guillaume de Tyr,
c’est plutôt 1118, mais il avait la réputation de manquer de précision sur les
dates, tout en faisant preuve de méticulosité dans d’autres domaines. Dans
l’ensemble, les experts fixent la naissance de l’ordre du Temple à 1119.
Quelle que soit l’année exacte de sa création, personne n’a semble-t-il rédigé
un récit direct de la cérémonie de fondation de l’ordre du Temple au sein de
l’église du Saint-Sépulcre, le jour de Noël. À l’époque, elle n’a pas été
considérée comme un événement important.
Nous ne connaissons même pas le nombre précis de membres fondateurs.
Guillaume de Tyr dit qu’ils étaient neuf et cite Hugues de Payns et Geoffroy
de Saint-Omer comme les deux plus importants. D’autres sources
mentionnent également Archambaud de Saint-Aignan, Payen de Montdidier,
André de Montbard, Geoffrey Bissot, un chevalier du nom de Rossal ou
peut-être Roland, un autre chevalier dont le nom est Gondemar, et deux
autres dont le nom n’a pas été retrouvé. En outre, Guillaume de Tyr soutient
que, même au moment du concile de Troyes, en 1129, il n’y avait toujours
que neuf chevaliers templiers. Mais, pourquoi neuf hommes ont-ils attiré
autant l’attention du concile et du pape et pourquoi Bernard de Clairvaux
aurait-il consenti autant d’efforts pour louer leur valeur et promouvoir leur
réputation ? Dans ce cas précis, Michel le Syrien semble en effet être plus
fiable quand il dit que 30 chevaliers ont créé l’ordre du Temple. Et, une
décennie plus tard, ils étaient sans doute beaucoup plus nombreux.
Néanmoins, le principe selon lequel l’ordre du Temple avait neuf membres
au départ, puis a poursuivi sa mission dans cette configuration pendant une
décennie, tient peut-être plus du symbolisme numérique médiéval que de la
réalité factuelle. Le chiffre neuf était considéré comme incorruptible car,
quel que soit le chiffre par lequel vous le multipliez, la somme des chiffres
formant le nombre obtenu est égale à neuf. Ce symbolisme aurait ancré le
neuf dans le mythe de la fondation des Templiers, mythe propagé par les
générations ultérieures auprès desquelles Guillaume de Tyr a recueilli ces
informations.
Si nous devons à Guillaume de Tyr l’hypothèse selon laquelle les
Templiers n’étaient qu’au nombre de neuf jusqu’en 1129, il revendique
également l’état de pauvreté et de simplicité de l’Ordre dans les premières
décennies de son existence. Les Templiers se sont certainement penchés sur
leur passé avec ce même idéal, de sorte qu’en 1167, alors qu’ils étaient très
riches, ils ont adopté ce sceau montrant deux chevaliers sur un même cheval.
Cette représentation provenait peut-être aussi de leur fondateur cistercien
ascète d’Occident, Bernard de Clairvaux. Aussi humble que soit la vie des
chevaliers sur le plan individuel, l’Ordre en tant que tel n’a jamais été
indigent, même au départ quand il recevait un revenu de la part des
chanoines de l’Église du Saint-Sépulcre ainsi que des dons conséquents de
puissants barons français.
Mais le fait, pour Guillaume de Tyr, de décrire des Templiers aussi
pauvres, humbles et peu nombreux les premières années a ensuite été bien
pratique pour les égratigner dans son histoire critique. Dans les années 1170,
selon Guillaume de Tyr, « avec peine, pourrait-on trouver, d’un côté ou de
l’autre de la mer, une terre de chrétiens où cet ordre n’ait aujourd’hui ni
maisons, ni frères, ni grandes rentes »188. Il compare la situation avec la
précédente simplicité des Templiers, laissant entendre qu’ils se sont trahis
d’une manière ou d’une autre. Mais, il semble plutôt qu’il se plaigne de ce
que le soutien dont ils jouissent en Occident les rend indépendants de tout
pouvoir en Outremer, et plus particulièrement de celui de l’Église
représentée par Guillaume, archevêque de Tyr et patriarche de Jérusalem en
puissance :
« Au commencement, ils se conduisirent sagement, avec beaucoup
d’humilité, comme des gens qui avaient quitté le monde pour Dieu.
Mais ensuite, quand affluèrent les richesses, pour commencer, ils
s’émancipèrent du patriarche de Jérusalem. Ils obtinrent du pape
que celui-ci n’eût aucun pouvoir sur eux, alors qu’au début, c’est
lui qui les avait établis et fondés avec les biens même de son
église. Ils se mirent à prendre, aux autres religieux et aux églises
qui leur avaient donné tant de belles aumônes, les dîmes, les
prémices et autres rentes qu’elles avaient possédées jusqu’alors. Ils
nuisirent à leurs voisins, et leur firent des procès de maintes
façons, comme ils font encore. »189
Cela marque le début des critiques à l’encontre des Templiers formulées
par certains dont les intérêts se trouvent contrariés. Certains les appellent les
sauveurs de l’Orient et les défenseurs de la chrétienté, tandis que d’autres
trouvent qu’ils « nuisent » et les accusent d’être arrogants, avides, secrets et
coupables d’escroquerie. Leur destruction est écrite. Quand il n’y aura plus
d’Orient à sauver, les Templiers seront voués à la disparition.
L’Outremer
Foucher de Chartres, qui a rédigé la chronique du discours du pape Urbain II
au concile de Clermont en 1095 et s’est rendu en Orient avec la première
croisade, a fini par devenir chanoine de l’église du Saint-Sépulcre et il est
resté à Jérusalem pour le restant de ses jours. Avant de mourir en 1127190,
Foucher de Chartres a consigné les grands changements auxquels il a assisté
en Outremer, pendant les années où soldats, commerçants, colons et pèlerins
se mélangeaient et se mariaient avec les autochtones, formant une société et
une culture orientales qui se caractérisaient par un regain de vitalité.
« Nous qui étions Occidentaux, nous sommes devenus Orientaux ;
celui qui était Romain ou Franc est devenu Galiléen ou
Palestinien, l’habitant de Chartres ou de Reims, Tyrien ou
Antiochien. Nous avons oublié les lieux de notre origine ;
plusieurs d’entre nous les ignorent ou même n’en ont jamais
entendu parler. Un tel possède ici des maisons en propre et des
domestiques comme par droit d’héritage, tel autre a épousé une
femme non parmi ses compatriotes, mais Syrienne, Arménienne,
parfois même une Sarrasine baptisée. Un autre a beau-père, bellemère, gendre, descendance, parenté. Celui-ci à des petits-enfants et
neveux. Celui-ci possède des vignes, celui-là des champs. On se
sert alternativement des diverses langues du pays et les langues
jadis parlées à l’exclusion les unes des autres sont devenues
communes à tous et la confiance rapproche les races les plus
éloignées. La parole de l’Écriture se vérifie : “Le lion et le bœuf
mangeront au même râtelier.”191 Le colon est maintenant devenu
presque un indigène ; qui était étranger s’assimile à
l’habitant. »192
Il convient de noter la remarque de Foucher de Chartres sur le fait que les
Francs s’adonnent à des activités rurales telles que la culture des vignes et
des champs. Cela témoigne de la stabilité régnant en Outremer et de la vie
sociale et professionnelle des Francs aux côtés de la population indigène.
Cela vient contredire les affirmations de certains historiens modernes selon
lesquelles les Francs ne jouissaient d’aucune sécurité et restaient à part,
comme Jonathan Riley-Smith, qui a écrit : « Au sein du royaume de
Jérusalem, la majeure partie de la population franque vivait dans des villes
ou châteaux. La campagne était peuplée presque exclusivement de Syriens,
aussi bien chrétiens que musulmans. »193 Comme nous le voyons, il existe
de nombreuses preuves solides, en dehors de Foucher de Chartres, qui
démontrent que cette perception est erronée.
Foucher de Chartres dit également que les Francs ont appris les langues
locales, à savoir le grec, l’arménien, le syriaque et l’arabe, par opposition
aux Arabes et Turcs, au sujet desquels il existe bien peu de preuves qu’ils
aient su parler des langues étrangères ou aient pris la peine d’apprendre la
langue des pays qu’ils avaient conquis et des peuples qu’ils avaient
oppressés.
L’endogamie a cours dans toutes les strates de la société, pas seulement au
sein de l’aristocratie. À l’époque où Foucher de Chartres décrit le mélange
de l’Orient et de l’Occident, la première génération de Francs d’Outremer est
en fin de vie et disparaît totalement avec la mort de Baudouin II en 1131. À
Baudouin II succèdent désormais Foulque V et Mélisende, qui est à moitié
arménienne et règne en tant que reine de plein droit. Comme elle, ses sœurs
cadettes sont des femmes influentes : Alix est princesse d’Antioche,
Hodierne comtesse de Tripoli, et, grâce au poids de Mélisende, Yvette est
devenue abbesse au couvent Saint-Lazare de Béthanie, non loin de
Jérusalem, site de pèlerinage célèbre pour ses associations à l’Évangile, à
travers Lazare et Marie-Madeleine. L’Outremer passe alors aux mains d’une
nouvelle génération née sur place.
La mosquée al-Aqsa s’est déjà retrouvée délabrée sous le règne seldjoukide
et, lorsque Baudouin II accède au trône en 1118, le Temple de Salomon, nom
sous lequel les croisés le connaissent, à savoir le Templum Solomonis, est
dans un triste état. Bien que le roi en ait fait son palais et en cède bientôt
une aile aux Templiers, Foucher de Chartres fait remarquer que « la structure
du toit a besoin de réparations. […] C’est dû à notre manque de
ressources ». La situation est telle que le précédent roi, Baudouin Ier, vend le
plomb qui tombe du toit et on dit même qu’il a ordonné qu’on le démonte
afin qu’il puisse vendre le plomb aux marchands194. Mais, après le concile
de Troyes, Baudouin II ou ses successeurs, le roi Foulque V et la reine
Mélisende, emménagent dans leur palais fraîchement achevé près de la tour
de David, dans la partie ouest, et accordent aux Templiers l’entier usufruit
du Temple de Salomon, ainsi que toute l’extrémité est du Mont du Temple.
Avec les terres, dîmes et autres dons que les Templiers commencent à
récupérer et à développer en Occident suite à la mission d’Hugues de Payns,
leurs effectifs enflent et ils disposent également des fonds nécessaires pour
réparer, agrandir et embellir le Templum Solomonis. L’ancien palais est non
seulement le quartier général administratif, mais également un lieu de vie. Ils
y résident et stockent des armes, des vêtements et de la nourriture, et ils
transforment en écurie une grande cave souterraine située dans le secteur
sud-est du Mont du Temple.
Le temple est également un lieu de prière car, malgré leur réputation de
guerriers, les chevaliers templiers sont avant tout des moines dont la vie
monacale est réglée sur les heures canoniques. Lever à 4 h pour les matines
et s’occuper des chevaux, puis retour au lit. Les offices commencent à 6 h
avec les Laudes et se poursuivent avec les Tierces à 9 h et le Sexte vers midi.
Entre ces offices, ils font travailler et pansent les chevaux. À midi, les
chevaliers prennent un déjeuner à base de viande cuite, dans un silence
complet, pendant que le chapelain lit la Bible. La None, office de l’aprèsmidi, est programmée à 15 h, suivie des Vêpres à 18 h, puis du souper. À
21 h, les Templiers assistent aux Complies, après lesquelles ils reçoivent un
verre de vin et d’eau. Puis viennent les ordres pour le lendemain. Ils vont
alors soigner les chevaux. Ils se couchent à minuit dans un silence complet,
jusqu’à 4 h.
Mais les Templiers ne sont pas les seuls à prier sur le Mont du Temple, ni
les chanoines du Temple, qui sont logés près du Templum Domini, le dôme
du Rocher. Contrairement aux musulmans qui, pendant leur occupation de
Jérusalem, interdisaient l’entrée du Mont du Temple aux non-musulmans, les
Francs permettent aux croyants musulmans l’accès à la plateforme du dôme
du Rocher. Le pèlerin Jean de Würzburg fait remarquer vers 1170 que « de
très nombreux Sarrasins viennent encore aujourd’hui prier devant cet
autel »195. Les juifs, dont la loi leur interdit de se tenir dans ce qui fut le
saint des saints, le tombeau central de leur temple, et qui ne sont pas certains
de son emplacement exact, préfèrent rester en dehors du Mont et prient alors,
comme de nos jours, au niveau du mur ouest.
Bien que les Templiers du Mont du Temple servent toujours de guides et de
gardes aux pèlerins circulant sur les routes du royaume de Jérusalem, ils
jouent un rôle plus militaire dans la péninsule Ibérique.
En Espagne, le roi Alphonse Ier d’Aragon a repris de grands territoires
aux musulmans et est attiré par le recours aux ordres militaires pour les
conserver, plutôt que de les laisser à ses barons, susceptibles d’installer des
places fortes en marge de la couronne. Lorsqu’il meurt, sans enfants, en
1134, il lègue l’intégralité de son royaume, à parts égales, aux Templiers,
aux Hospitaliers et à l’église du Saint-Sépulcre. Bien que son testament soit
contesté et ajusté, un accord est conclu avec les Templiers en 1143, qui leur
accorde dix grands châteaux en Aragon, un dixième des recettes royales et
un cinquième des terres qui seront conquises à l’avenir au détriment des
musulmans. Les Templiers deviennent donc une force d’envergure de la
Reconquista contre les forces de l’islam. Les Templiers sont le premier ordre
dans la péninsule Ibérique, suivis, vers 1150, par les Hospitaliers.
Les Templiers jouent un rôle similaire dans l’ouest de la péninsule
Ibérique, région au sein de laquelle une nouvelle nation est en train
d’émerger dans la lutte contre les musulmans, le royaume indépendant du
Portugal. L’engagement des Templiers dans la croisade contre l’islam en fait
des alliés idéaux. Sans grever les ressources portugaises existantes, on leur
octroie des terres par anticipation. Par conséquent, lorsque les frontières
s’agrandissent au détriment des musulmans, pendant les années 1130 et
1140, les Templiers obtiennent leur part des terres récemment reconquises et
prennent en charge les châteaux frontaliers.
Cependant, en Outremer, des sources médiévales rapportent qu’ils n’ont
participé qu’à trois engagements militaires entre 1119 et l’arrivée de la
deuxième croisade, en 1148. Ils sont du siège avorté de Damas en 1129,
prennent part à une campagne destinée à défendre un avant-poste du comté
de Tripoli et qui se solde par une défaite en 1137, et ils se font battre lors
d’une escarmouche à Hébron, en 1139. Les Templiers prennent la
responsabilité de surveiller les cols menant à Antioche depuis l’Asie
Mineure par les monts Amanus vers 1136. Sinon, les archives qui existent
encore ne disent rien des premières décennies passées par les Templiers en
Orient.
Dans la même veine, on n’entend pas beaucoup parler des exploits
militaires des Hospitaliers en Orient pendant ces premières décennies,
malgré la conservation de leurs archives. Les Templiers et les Hospitaliers
sont tous deux des ordres religieux, mais si l’ordre du Temple a été fondé
par des chevaliers laïques dont la mission est de protéger les pèlerins par la
force des armes, les Hospitaliers, qui regroupent aussi bien des moines que
des religieuses, ont par essence une vie monacale et le dessein de servir les
nécessiteux et les malades. Cependant, en 1128, les Hospitaliers se voient
confier le village et la tour de Calansué (aujourd’hui Qalansuwa) sur la
plaine située entre Jaffa et Césarée. En 1136, l’année même où les Templiers
sont dépêchés dans le nord pour surveiller les cols, les Hospitaliers prennent
en charge le village et la forteresse de Beth Gibelin, l’une des quelques
nouvelles implantations dans les environs d’Ascalon, tenue par les
Fatimides.
Mais ces débuts sont bien moins tonitruants sur le plan militaire qu’ils ne
le paraissent. Les trois châteaux édifiés par les Templiers dans les monts
Amanus ne sont pas une référence sur le plan de la construction, s’appuyant
tous, pour leur défense, sur le terrain montagneux escarpé. Ils ne sont guère
conçus pour les conflits longs. Deux itinéraires traversent les montagnes, un
au nord d’Alexandretta (aujourd’hui Iskenderun), où les Templiers bâtissent
les châteaux de Trapesac et de la Roche de Roissol, ce dernier se trouvant en
fait sur un sommet, et l’autre route se trouve au sud d’Alexandretta, le
célèbre col de Belen, par lequel Alexandre le Grand a chassé le roi perse
Darius III, lors de la bataille d’Issos, où les Templiers construisent le château
de Baghras. Ces châteaux ne constituent pas une frontière entre les États
croisés et les Turcs seldjoukides, les cols permettant de relier la principauté
d’Antioche et la nouvelle patrie arménienne de Cilicie, établie après la
catastrophe d’Ani. En particulier, le col de Belen, connu également sous le
nom de Portes de la Syrie, débouche directement au sud de la ville
d’Antioche proprement dite. Il n’est pas étonnant que ces châteaux aient vu
le jour peu de temps après l’accession au trône de la reine Mélisende. Étant à
moitié arménienne, avec une sœur mariée au prince d’Antioche, elle avait
naturellement le souci de voir se former une alliance entre l’Outremer et les
Arméniens. Les châteaux des Templiers dans les monts Amanus ne bloquent
pas directement les cols – servant plutôt de bases sécurisées depuis
lesquelles ils peuvent attaquer les forces turques tentant de franchir les
montagnes –, ils servent surtout à cette époque à protéger les deux itinéraires
qu’empruntent les commerçants, les pèlerins et les escortes militaires, ces
échanges se déroulant entre alliés arméniens et francs. Par conséquent, le
rôle des Templiers dans les monts Amanus, tout du moins au départ, est une
extension de leur mission de gendarmerie sur les routes du royaume de
Jérusalem.
Les activités des Hospitaliers à Calansué et Beth Gibelin sont encore plus
empreintes d’humilité. Calansué est un État fondé par Godefroy de Flujeac
sur la plaine de Sharon, au nord de Jaffa et à l’ouest de Naplouse. Le village
est doté d’une tour de pierre à deux étages que l’on pense avoir été érigée par
Flujeac avant qu’il ne cède son domaine aux Hospitaliers. Près de cette tour
se trouvent un château et trois autres structures avec des voûtes, ajoutées
plus tard. Mais la tour et les autres bâtiments ne sont entourés d’aucune
enceinte. Il est donc difficile d’affirmer qu’ils constituaient une forteresse.
Mais, même si c’était le cas, leur but premier n’était pas défensif, car
Calansué est éloigné de tout danger. Les propriétaires terriens francs
construisaient souvent des tours ou d’autres structures que l’on peut décrire
comme des fortifications, pas tant dans un esprit défensif mais pour pousser
les gens à s’installer dans leurs domaines. Il se déroule alors la même chose
en Europe, où les villages fortifiés se répandent à partir du Xe siècle malgré
l’absence de menace extérieure ou intérieure. C’est même l’inverse, les
villages fortifiés fleurissent dans un climat de sécurité renforcé et de
prospérité grandissante. Comme l’écrit le géographe historien Ronnie
Ellenblum dans Frankish Rural Settlement in the Latin Kingdom of
Jerusalem : « Il est maintenant communément admis que la forteresse était
plus un symbole de pouvoir et le noyau d’une nouvelle implantation qu’une
réponse à des besoins accrus de sécurité. La construction de nouveaux
villages et de nouvelles forteresses est jugée comme le résultat d’une
amélioration de la sécurité et de la situation économique et non de sa
détérioration. »196
Beth Gibelin, bâti dans une campagne vallonnée de l’intérieur des terres, à
40 kilomètres d’Ascalon, et cédé aux Hospitaliers par le roi Foulque V et la
reine Mélisende en 1136, est une autre implantation aux fortifications
impressionnantes. Du temps des Romains figurait à cet emplacement la cité
d’Éleuthéropolis. Lorsque le village franc voit le jour, les vestiges de
l’amphithéâtre antique servent à l’érection d’une forteresse concentrique
dotée d’un dédale intérieur et extérieur de remparts, d’une tour et de douves.
Élément déterminant, Beth Gibelin est construit une fois seulement
qu’Ascalon cesse d’être une menace sérieuse pour les Francs. Il ne s’agit pas
d’un avant-poste destiné à surveiller la frontière. Il sert de point d’appui aux
attaques lancées contre la garnison fatimide d’Ascalon. Pendant les troubles
en Égypte, les Francs profitent de leur supériorité militaire. Pendant ce
temps, tout le sud de la Palestine jouit d’un climat de sécurité et Beth
Gibelin est surtout une communauté agricole197.
La disparition des archives des Templiers fait qu’il existe moins de
preuves de leur implantation, mais des fouilles archéologiques permettent de
combler les vides, comme à Wadi al-Haramiya, sur la route menant de
Jérusalem à Naplouse, où les Templiers ont possédé une source, construit
une tour et mis en place une communauté agricole. Cela laisse penser que
« les Templiers ont peut-être contribué ici à la naissance de domaines,
comme l’ont fait les Hospitaliers à Bait Jibrin [Beth Gibelin] et Qalansuwa
[Calansué] »198.
Après ces débuts modestes, les Templiers et les Hospitaliers deviennent
non seulement de riches promoteurs en Orient, mais font également
progresser leurs carrières militaires. Quand Thoros II, prince d’Arménie,
parcourt le royaume de Jérusalem dans les années 1160, il fait remarquer à
Baudouin III : « Quand je suis arrivé sur vos terres et que j’ai demandé à qui
appartenaient ces châteaux, on me répondait parfois : “Celui-ci appartient à
l’ordre du Temple.” Ailleurs, on me répondait : “C’est à l’Hôpital.” Je n’ai
trouvé aucun château ou ville vous appartenant, à l’exception de trois. »199
Ce n’est pas exagéré. Les Templiers et les Hospitaliers rendent directement
compte à la papauté, tout en bénéficiant des faveurs de toutes les strates de la
société, ce qui les place au-dessus des querelles féodales locales, mais
également des antagonismes des nations et de leurs rois. En tant qu’entités,
ces ordres sont éternels, leurs effectifs à l’abri des fluctuations dues aux
maladies ou aux décès. Ils sont capables de drainer en permanence de jeunes
nobles européens désireux de remplir les obligations morales et religieuses
de la chevalerie. Les Templiers et les Hospitaliers se voient offrir des
propriétés en Europe, lesquelles, avec leurs projets de développement en
Outremer, contribuent à leur enrichissement. Très rapidement, les seigneurs
d’Outremer vendent ou cèdent des forteresses à ces ordres. En 1166, seuls
trois châteaux du royaume de Jérusalem échappent à leur contrôle.
C’est plus la mythologie que l’histoire qui nous révèle la colonisation de
l’Orient par les croisés. En fait, les trois quarts des participants à la première
croisade ne sont jamais arrivés à Jérusalem, emportés par des batailles ou
maladies en cours de route. Et nombre de survivants sont rentrés chez eux,
où leurs exploits ont fait l’objet de célébrations à travers des chansons
épiques telles que la Chanson d’Antioche et la Chanson de Jérusalem – qui
ont renforcé le mythe associé aux États croisés encore dans les mémoires
aujourd’hui. Mais la colonisation de l’Outremer a été l’œuvre de personnes
très différentes.
L’Outremer a finalement été balayé et presque toutes les archives locales
qui auraient pu révéler l’histoire sociale de cette région ont été détruites.
Mais çà et là ont survécu des documents, dont la liste détenue par les
Hospitaliers des habitants de Beth Gibelin et du village de Magna
Mahomeria (al-Bira), situé à une quinzaine de kilomètres au nord de
Jérusalem et fondé par l’église du Saint-Sépulcre vers 1128. Ces listes
révèlent les lieux d’origine et les professions des colons200. Elles sont tout
d’abord frappantes parce qu’elles révèlent qu’aucun habitant de ces deux
sites ne vient du nord de la France, dont sont pourtant originaires la majorité
des croisés. Les colons de Beth Gibelin et de Magna Mahomeria viennent du
centre et du sud de la France, d’Italie et d’Espagne. Il s’agit de gens du sud
de l’Europe et du bassin méditerranéen, qui connaissent cet environnement,
apportent en Outremer leurs compétences et leur enthousiasme, comme ils
l’ont fait en Occident, où leurs anciennes terres sont en train d’être libérées
de l’occupation musulmane. La première croisade a défini les limites de
l’implantation franque, mais n’a pas déterminé la composition
démographique de l’Outremer, laquelle dépend d’un processus migratoire
plus large, également en marche en Europe à cette époque, où les
entrepreneurs voyagent loin en quête de lieux offrant de meilleures
conditions sociales et économiques. Il y a bien ceux qui s’aventurent en
Orient aussi bien pour nourrir leur âme que pour saisir des occasions, mais,
sinon, il s’agit du même genre de personnes qui s’installent en Sicile ou en
Espagne, régions récemment reconquises suite à l’occupation musulmane, ou
s’implantent dans n’importe quelle contrée d’Europe. Également venues par
hasard, elles auraient pu tout aussi bien se poser ailleurs, mais sont arrivées
au Levant. Ronnie Ellenblum a affirmé : « On peut douter qu’il existe dans
l’esprit des Lombards ou des Bourguignons une grande différence entre
s’installer en Languedoc et en Catalogne et s’implanter au sein de l’Orient
franc. »201
Il existe cependant une différence entre les colons d’Outremer et ceux qui
débarquent dans des endroits comparables en Occident. Par rapport aux
villageois du Languedoc, par exemple, les listes montrent que les habitants
de Beth Gibelin et de Magna Mahomeria sont très qualifiés et spécialisés.
C’est probablement vrai pour le village templier de Wadi al-Haramiya, situé
à 5 kilomètres au nord de Magna Mahomeria, et pour tout l’Outremer. Outre
les bouchers, boulangers et cordonniers classiques, les colons orientaux
comptent dans leurs rangs un nombre inhabituellement élevé de maçons,
charpentiers, menuisiers et forgerons. On dénombre également une
concentration d’experts dans des domaines tels que les potagers, les
vignobles, la culture des céréales, l’élevage des cochons, des chèvres et des
chameaux. Après des siècles au cours desquels les autochtones chrétiens se
sont vu interdire par leurs maîtres musulmans de construire des églises ou
même de les réparer, la population indigène a perdu une grande part de ses
connaissances en matière de construction d’édifices d’envergure. Face à la
nécessité de retrouver ces compétences, on a fait appel à des maçons,
charpentiers, menuisiers et ferronniers francs, qui se sont également
retrouvés impliqués dans des activités militaires telles que la construction de
forteresses et d’engins de siège et ont également ferré les chevaux. L’élevage
de cochons et la viticulture conduisent à faire appel à la population
chrétienne et franque et l’augmentation de la production d’huile d’olive
illustre au moins en partie l’utilisation de ce produit dans les nouvelles
églises, de plus en plus nombreuses. Les experts francs prospèrent pour leur
part dans l’élevage d’animaux tels que les chèvres et les chameaux, domaines
qui étaient auparavant la chasse gardée des musulmans.
La réussite franque au sein du royaume de Jérusalem en matière de
développement rural a été considérable. De récentes fouilles archéologiques
ont mis au jour plus de 200 nouvelles implantations, reliées par un réseau de
routes. Ils construisaient des ponts, rénovaient des aqueducs, bâtissaient des
moulins à eau et à vent. Dans un environnement accablé par la sécheresse, ils
maîtrisaient les techniques traditionnelles complexes d’irrigation. Les ordres
militaires ont joué un rôle prépondérant. Outre l’installation de villages, les
Templiers et les Hospitaliers ont développé l’économie rurale en mettant sur
pied des moulins à eau et des greniers à céréales. Les Hospitaliers se sont
également investis dans l’industrie du sucre et les Templiers dans la
fabrication du verre.
Les Francs représentent alors environ un quart de la population de la
Palestine, soit 100 000 personnes sur 400 000 à 500 000 habitants202,
renforçant la dimension chrétienne de la Palestine, dont la population rurale
était « encore chrétienne à la veille de la conquête des croisés » et dont la
principale ville était Jérusalem, « dans laquelle vivaient certainement en
majorité des chrétiens pendant toute cette période [l’occupation
musulmane] »203. Mais, à l’époque arabe, certaines régions de Palestine –
l’est de la Galilée, par exemple, et la rive ouest du Jourdain autour de
Naplouse – avaient subi de fréquentes attaques et déprédations de la part des
nomades, forçant les fermiers sédentaires à abandonner leurs terres,
récupérées ensuite par les musulmans. Cette situation a influé sur le mode
d’implantation des Francs, ces derniers préférant s’installer parmi d’autres
chrétiens, créant de nouveaux sites dans des endroits chrétiens et épousant
des chrétiennes du cru, voire vivant dans les villages chrétiens orientaux et
partageant les mêmes églises. Ils sont restés à distance respectable des zones
où la population était musulmane et très intrusive, se comportant plus
comme des envahisseurs que comme des autochtones convertis à l’islam.
Pendant longtemps, les musulmans ne se sont pas impliqués dans la vie
quotidienne et la culture de personnes qu’ils considéraient comme leur
possession, les chrétiens et les juifs, « tolérés » comme dhimmis sous le
règne islamique. Et ils affichaient les mêmes sentiments, voire exacerbés,
envers les Francs. Très peu de musulmans se donnaient la peine d’apprendre
les langues parlées par les Francs ou étaient même au courant que ces
derniers parlaient diverses langues. Ils les considéraient comme un peuple
parlant tous une seule et même langue. Le diplomate et chroniqueur arabe
Oussama Ibn Munqidh dit à leur propos avec dédain : « Ces gens ne parle
que le franc ; nous ne comprenons pas ce qu’ils disent. »204 Les Arabes
n’ont pas plus cherché à comprendre les Turcs, ni l’inverse, d’ailleurs. Il
existe très peu de preuves qu’ils aient appris la langue les uns des autres.
Oussama Ibn Munqidh souligne ce point quand il ajoute, pour faire bonne
mesure, qu’il ne comprend pas non plus le turc. Comme l’admet Carole
Hillenbrand, l’une des meilleures spécialistes de l’imperium turc, cette
morgue, ou ignorance linguistique, jette un doute sur les chroniques
musulmanes de l’époque, dans lesquelles « des dialogues dans un arabe
grandiloquent » sont attribués à des commandants et sultans turcs, mais
« n’ont jamais été prononcés »205.
À tel point que, lorsque les musulmans parlent des Francs, c’est pour les
agonir d’injures, les traiter d’incarnations du diable, de chiens et de porcs.
Pour leur part, les chroniqueurs musulmans ne peuvent écrire une page sur
les Francs sans les invectiver, les traiter d’« êtres maudits » ou d’« ennemis
de Dieu ». Des expressions injurieuses comme « que Dieu les maudisse » et
« que Dieu les damne » sont pléthore dans les écrits des musulmans à propos
des Francs206, mais les chroniques de ces Francs connaissant l’Orient sont
généralement vierges de telles injures envers les musulmans. Comme le fait
observer Foucher de Chartres, les Francs ont bien appris l’arabe, mais aussi
le syriaque et l’arménien : « L’un et l’autre emploient le discours et les
expressions idiomatiques des différentes langues. »207 La connaissance des
langues locales facilite le commerce et permet aux Francs de travailler avec
la population indigène au développement du pays via l’agriculture, la
construction de routes, l’édification de bâtiments, etc., de vivre en voisins et
de se marier avec eux. Les Francs parviennent très bien à créer un
environnement politique, social et culturel reposant sur la population
chrétienne indigène, générant ainsi une tolérance et une ouverture d’esprit
étrangères à la société musulmane. Après plusieurs siècles d’occupation
étrangère, l’Outremer revient dans le giron méditerranéen.
Le djihad de Zengi
En 1138, le diplomate arabe Oussama Ibn Munqidh est dépêché à Jérusalem
par le gouverneur turc de Damas, Mu’in ad-Din Unur, pour évoquer avec le
roi Foulque la possibilité d’une alliance contre Imad al-Din Zengi, confirmé
une décennie plus tôt par le sultan seldjoukide comme atabeg (ou
gouverneur) de Mossoul, dans le nord de l’Irak, et d’Alep, dans le nord de la
Syrie. Mais la dynastie seldjoukide est en plein déclin et n’exerce qu’un
contrôle très relâché sur ses laquais, le calife abbasside de Bagdad ou les
autres, laissant les hommes forts tels que Zengi se disputer le pouvoir dans la
région. Guillaume de Tyr dit de celui-ci qu’il s’agit d’« un homme
vicieux »208 et les habitants de Damas sont du même avis. Ils ont fait
l’expérience de sa brutalité lors du siège infructueux de leur ville en 1135. À
Jérusalem, la mission d’Oussama Ibn Munqidh bénéficie donc du soutien
populaire. Pendant deux ans, il va et vient pour négocier une alliance et se
faire des amis. Zengi menace de nouveau Damas en 1140, mais sa peur d’être
pris en tenaille le force à battre en retraite, événement célébré plus tard cette
même année quand Oussama Ibn Munqidh accompagne Mu’in ad-Din Unur
dans le cadre d’une visite d’État dans le royaume de Jérusalem.
Pendant son séjour à Jérusalem et dans le restant du royaume, Oussama
Ibn Munqidh observe de près les Francs et leur comportement et il décrit ses
rencontres dans ses Mémoires, même si c’est souvent sur un ton respirant
l’autosatisfaction à travers ce qu’il perçoit comme la supériorité de sa culture
sur celle de ces Francs. Il est par exemple frappé par la grande liberté
octroyée aux femmes par les Francs :
« Les Francs n’ont pas la moindre bribe d’honneur ni de jalousie.
Chez eux, un homme se promène avec sa femme ; s’il en rencontre
un autre, celui-ci la prend à l’écart et s’entretient avec elle, tandis
que le mari reste planté à côté, attendant qu’elle ait fini de causer.
S’il trouve que l’entretien se prolonge, il la laisse parler avec
l’autre, et va son chemin. »209
Lors d’une visite à Saint-Jean-d’Acre, Oussama Ibn Munqidh rencontre un
chevalier franc influent venu en pèlerinage. Il le côtoie souvent et ils
deviennent très bons camarades, à tel point que le chevalier commence à
l’appeler « mon frère » et que naît une réelle amitié. Mais quand le chevalier
est prêt à s’embarquer pour rentrer chez lui et propose d’emmener le fils
adolescent d’Oussama pour qu’il séjourne quelque temps chez lui, forme de
tutelle courante dans la noblesse européenne, Oussama décline l’offre,
faisant remarquer dans ses Mémoires que, même si son fils devait être
emprisonné, sa captivité ne pourrait être pire que de se retrouver en territoire
franc210.
Arabe né à Shaizar, en Syrie, en 1095, année où est lancée la première
croisade, Oussama est très lu et d’une grande culture. Sensibilisé étant jeune
à l’art de la chasse et de la guerre, il a contribué, dans ses jeunes années, à la
défense de Shaizar contre tous ceux qui l’attaquaient. Il s’est battu contre les
Francs à Tripoli et Antioche, ainsi que contre les Turcs à Hama et Homs,
mais aussi contre les Assassins qui bâtirent leur château de Masyaf, non loin
de Shaizar, de l’autre côté de la vallée de la rivière Oronte. Mais, en 1131, il
est exilé par son oncle, l’émir de Shaizar, qui craint qu’il n’ourdisse un
complot contre lui. Ensuite, il erre au Moyen-Orient, au service d’un
souverain puis d’un autre et se forge une réputation d’intrigant politique
sans scrupule. Il est accusé d’avoir organisé l’assassinat d’un calife fatimide
et de son vizir, ainsi que de conspirer contre Mu’in ad-Din Unur, le
souverain de Damas, dont il était néanmoins l’émissaire diplomatique. Mais
son talent et son charme lui ouvrent de nombreuses portes et il se lie d’amitié
avec de nombreux personnages d’Orient, dont des Templiers et le roi
Foulque V. Oussama meurt à Damas en 1188, un an après la prise de
Jérusalem par Saladin, un autre de ses amis.
Oussama Ibn Munqidh a appris à très bien connaître les Templiers. Il
souligne qu’ils n’ont pas manqué de lui trouver un endroit pour prier dans
leur quartier général du Mont du Temple, même s’il ne peut s’empêcher de
raconter dans ses Mémoires des histoires contre les Francs.
« Je vais donner un exemple de l’inhumanité de ces gens-là – Dieu
les avilisse ! Lors d’une visite à Jérusalem, j’entrai dans la
Mosquée éloignée, sur le côté de laquelle il y avait un petit
oratoire que les Francs avaient converti en église. Quand j’allais à
la Mosquée éloignée, où se trouvaient mes amis les Templiers, ils
laissaient libre pour moi ce petit oratoire, et j’y faisais mes
prières. »211
Oussama Ibn Munqidh s’est arrangé pour prier en direction de
La Mecque, qui se trouve au sud de Jérusalem, alors que les églises
chrétiennes sont généralement orientées vers l’est. Un Franc a remarqué la
façon dont se tournait Oussama pour prier et lui a indiqué sèchement l’est en
lui disant : « C’est de cette façon-là que tu dois prier ! »212 Les amis
templiers d’Oussama se sont précipités pour éloigner l’homme, mais, lorsque
leur attention fut attirée par autre chose, l’homme revint à la charge en lui
répétant : « C’est de cette façon-là que tu dois prier ! » Les Templiers sont de
nouveau intervenus pour emmener le Franc, s’excusant auprès de leur ami
musulman et ajoutant que l’importun venait d’arriver d’Occident et n’avait
jamais vu quelqu’un prier de cette façon. Oussama en a conclu que « tous les
nouveaux arrivés en terre franque ont un comportement plus inhumain que
ceux qui y sont acclimatés et ont fréquenté les musulmans. Ceux-là sont
meilleurs que les autres nouvellement installés dans leurs pays, mais
constituent l’exception qu’on ne saurait ériger en règle »213.
Pendant l’occupation musulmane, les chrétiens n’ont absolument pas le
droit de se rendre sur le Mont du Temple, tandis qu’Oussama est traité
comme un roi par les Francs. Mais les Francs sont des animaux, écrit-il,
possédant la vertu du courage et se montrant combatifs, mais rien d’autre,
simplement forts et capables de porter des charges. Il s’agit là du vieux
mépris que les musulmans ont pour les dhimmis, lequel remonte à plusieurs
siècles en arrière. Concernant sa remarque selon laquelle les Francs « ont
colonisé notre terre », elle sonne bizarrement dans la bouche d’un homme
dont la famille est bien installée à Shaizar, lieu depuis peu aux mains des
Byzantins et ayant été le siège d’un évêque. Cette ville connue des Byzantins
sous le nom de Sezer a fait partie pendant un millénaire de la Syrie grécoromaine, jusqu’à ce que les Arabes s’en emparent en 638, même si elle est
ensuite récupérée en 999. Mais, en 1081, pratiquement à la veille de la
première croisade et quelque quatorze ans avant la naissance d’Oussama Ibn
Munqidh, Sezer est prise par les Banu Munqidh, le clan d’Oussama. Ce ne
sont donc pas vraiment les Francs qui ont « colonisé notre terre » au
détriment de la population indigène, mais plutôt les Banu Munqidh.
Début 1099, les participants de la première croisade, après la capture
d’Antioche, marchent vers le sud et Jérusalem. Cette armée suit d’abord la
vallée de la rivière Oronte, dans laquelle les croisés sont bien accueillis par
le clan des Banu Munqidh de Shaizar, ravi d’aider tout ennemi des Turcs.
L’émir de Shaizar, l’oncle d’Oussama Ibn Munqidh, leur fournit des chevaux
et des vivres et leur donne des guides pour s’orienter dans la vallée et la
trouée d’Homs, d’où l’armée émerge au nord de Tripoli. Là, un autre clan
arabe, les Banu Ammar, apporte lui aussi son concours aux croisés dans leur
progression sur le littoral jusqu’en territoire fatimide, avant de grimper les
montagnes, depuis Jaffa, jusqu’à Jérusalem.
Cependant, à l’époque d’Oussama, les souverains musulmans locaux,
qu’ils soient arabes ou turcs, ont changé d’attitude vis-à-vis de
l’impérialisme turc, passant de la résistance à l’acceptation, surtout parce
qu’ils sont contraints à la soumission à cause de l’ambition dynastique d’une
succession de guerriers : Imad al-Din Zengi, son fils Nur al-Din et le
successeur de Nur al-Din, Salah al-Din, célèbre en Occident sous le nom de
Saladin. Un historien a succinctement décrit la technique de Zengi comme
« une politique consistant à s’abstenir délibérément d’attaquer sérieusement
les États latins afin de concentrer ses assauts sur ses rivaux musulmans. Son
programme de statu quo vis-à-vis des Francs est bien entendu destiné à lui
donner une marge de manœuvre totale pour battre ses ennemis
musulmans »214.
En 1127, le Turc Zengi exploite la faiblesse du sultan seldjoukide de
Bagdad pour que ce dernier le nomme atabeg (gouverneur) de Mossoul, dans
le nord de l’Irak. Un an plus tard, après avoir conclu une trêve avec le comte
franc d’Édesse, Zengi pénètre dans le nord de la Syrie et s’autoproclame
également atabeg d’Alep. À coup de guerres et d’intimidations, Zengi étend
très vite son autorité sur une grande partie de la Syrie musulmane et il n’est
pas loin de s’emparer également de Damas, mais ne parvient pas à ses fins à
cause de l’alliance, conclue en 1139 par Oussama Ibn Munqidh, entre son
souverain turc, Mu’in ad-Din Unur, et le roi Foulque V et la reine Mélisende
de Jérusalem.
L’ambition de Zengi de s’emparer de Damas l’a déjà amené à entrer en
conflit avec les Francs, mais aussi les Templiers. En 1137, Zengi assiège la
ville syrienne d’Homs, dépendance de Damas, mais Raymond II, comte de
Tripoli, vole à son secours, ne serait-ce que pour maîtriser Zengi et
l’empêcher d’acquérir trop de pouvoir. À l’approche des Francs, Zengi lève
le siège et se retire au nord dans la vallée de l’Oronte, où il investit le
château de Montferrand, avant-poste du comté de Tripoli. Raymond suit
Zengi au nord tout en sollicitant l’aide de Jérusalem. Le roi Foulque V
répond et se précipite vers Tripoli en empruntant la trouée d’Homs, à la tête
d’une petite armée comprenant un certain nombre de Templiers215. Malgré
le fait que les Templiers ne dépendent que du pape, ils entretiennent dès le
début une relation étroite avec la famille régnante de Jérusalem, ont une
place de choix à la cour et jouent un rôle politique et militaire important au
sein du royaume. La participation des Templiers à l’assaut manqué contre
Damas en 1129 et cette marche vers le nord et la vallée de l’Oronte sont les
premiers témoignages consignés de l’implication guerrière de l’Ordre en
Orient, qui change de ses interventions de maintien de l’ordre. Dans les deux
cas, les Templiers rendent service au roi. Mais, comme la débâcle de Damas,
cette aventure se solde par un horrible désastre.
Alors que Raymond II et Foulque V marchent contre Zengi à Montferrand,
ce dernier interrompt son encerclement du château et s’abat par surprise sur
les Francs, décime leur infanterie et fait prisonnier Raymond II et de
nombreux chevaliers. Foulque V et ses forces, dont les Templiers,
abandonnent leurs vivres et cherchent asile à Montferrand, que Zengi assiège
très vite. L’assistance est en route. Une conscription massive de combattants
de Jérusalem, Antioche et Édesse fonce vers l’Oronte. Ils sont si nombreux
que les musulmans croient à l’arrivée d’une nouvelle croisade. C’est le genre
de défense qu’adoptent les Francs dans les premières années de l’Outremer.
Plutôt que de s’appuyer sur d’énormes châteaux et de livrer une guerre
statique, les Francs déploient rapidement leurs forces pour venir en aide à la
ville ou à la forteresse attaquée ou assiégée, laquelle ne doit donc tenir que
quelques jours, le temps que l’aide massive parvienne sur place. Mais les
Francs se sont précipités à l’intérieur du château sans emporter leurs vivres
et ils sont maintenant affamés, contraints de manger leurs chevaux. Isolés et
ne sachant pas que des forces amies approchent, ils négocient les conditions
de leur reddition. Zengi est d’accord pour les laisser partir, à la seule
condition que Montferrand capitule. Stupéfaits, dans un premier temps, de
cette générosité, les Francs apprennent très vite qu’une armée est en route
pour leur venir en aide et se reprochent d’avoir capitulé trop tôt. Parmi les
hommes libérés figurent 18 Templiers humiliés. Quant à Zengi, il s’est
épargné une bataille féroce contre les Francs. S’il l’avait perdue, cela aurait
profité à son ennemi véritable, Damas. Mais il a donc récupéré Montferrand,
ce qui empêche les Francs de percer par la trouée d’Homs pour déboucher
dans la vallée de l’Oronte, et lui offre le contrôle d’Homs et de la ville
voisine d’Hama, que les Francs ne parviendront jamais à récupérer. Un an
plus tard, dans des circonstances plutôt semblables, Zengi se montrera moins
magnanime avec ses frères musulmans. Alors qu’il assiège Baalbek,
dépendance de Damas, il garantit la sécurité de la garnison si celle-ci rend
les armes. Mais, une fois la reddition effective, il écorche vif le commandant
de la garnison et crucifie tous les autres soldats.
Cependant, tout juste trois ans plus tard, toujours sans mener une vraie
campagne contre les Francs, Zengi proclame ses velléités djihadistes avec
une série d’inscriptions sur les bâtiments publics d’Alep : « Dresseur
d’infidèles et de polythéistes, chef de ceux qui mènent la guerre sainte,
mécène des armées, protecteur du territoire des musulmans. »216
Ces inscriptions sont probablement l’œuvre de religieux musulmans qui
appellent également au djihad, au marché et dans la mosquée. C’est le début
de l’alliance entre les commandants turcs et les autorités religieuses, dont les
intérêts communs seront favorisés en montant l’opinion publique contre les
Francs. Mais Zengi, Nur al-Din et Saladin ont surtout l’ambition de bâtir
leur propre empire. La lutte contre les Francs n’est qu’accessoire. Ces trois
personnages appellent au djihad, non seulement pour leurs campagnes
occasionnelles contre les Francs, mais également pour leurs guerres bien
plus nombreuses et violentes contre leurs rivaux musulmans. Ils prennent
comme prétexte qu’un djihad contre les Francs ne serait possible qu’après
s’être débarrassés des musulmans dans l’erreur, hérétiques ou qui
tergiversent – excuses masquant le fait que ni Zengi, ni Nur al-Din, ni
Saladin n’apprécient le soutien des souverains musulmans, sans parler de la
population musulmane au sens large, qui lutte souvent aux côtés des Francs
contre ces guerriers saints autoproclamés217.
La peur est la notion que l’on associe le plus souvent à Zengi dans les
chroniques musulmanes. C’était « une personnalité d’une nature impitoyable
qui faisait froid dans le dos et inspirait littéralement la terreur aussi bien au
sein de son armée que parmi ses sujets »218, écrit Carole Hillenbrand. Selon
le chroniqueur perse Imad al-Din al-Isfahani, qui servira par la suite aux
côtés de Nur al-Din et Saladin, « Zengi était tyrannique et frappait avec une
irresponsabilité systématique. Il avait le caractère du léopard, la fureur du
lion, ne s’interdisait aucune sévérité et ne montrait jamais aucun signe de
gentillesse »219. Oppressant, perfide et effroyable envers ses frères
musulmans, sa brutalité fut néanmoins pardonnée par les chroniqueurs
musulmans pour une seule raison, sa conquête d’Édesse. « Ce fut la plus
belle de toutes les victoires de la veine de celle de Badr », exultait le
chroniqueur kurde Ibn al-Athir, qui compare la prise de la ville par Zengi à
une des premières batailles décisives de Mahomet, ajoutant que ceux y ayant
assisté sont devenus « dévoués au djihad, animés de la plus forte des
convictions »220.
Voyant contrarié son grand objectif, à savoir la prise de Damas, Zengi
porte son attention ailleurs sur des ennemis moins importants. Kara Arslan,
de la dynastie turque artukide de la région de Diyarbakir, dans l’est de l’Asie
Mineure, est l’un des princes musulmans que Zengi est déterminé à détruire.
Voyant Zengi ravager ses terres, Kara Arslan s’allie à Josselin II, comte
d’Édesse, mi-arménien mi-franc, qui se dirige vers le nord à l’automne 1144
avec une grande partie de ses soldats, laissant une modeste garnison à
Édesse, la ville n’ayant comme protection que ses remparts. Quand Zengi
apprend par des rapports que la ville est exposée, il fait immédiatement route
vers le sud et se retrouve devant Édesse après des marches forcées. Il
encercle alors la ville à l’aide de son immense armée.
Zengi a bien cerné l’importance stratégique d’Édesse, la ville étant le
rempart des États francs contre toute agression musulmane. Les autres États
d’Outremer bordent la Méditerranée, alors qu’Édesse n’a pas d’accès à la
mer. Elle se trouve à un jour de cheval à l’est de l’Euphrate et donne sur la
route commerciale reliant Mossoul à Alep et séparant les musulmans d’Irak
des Seldjoukides de Roum, en Asie Mineure. Les Occidentaux visitent
rarement la ville et seule une minorité des habitants est franque. Ces Francs,
à l’instar de la famille régnante dont est issue la reine Mélisende de
Jérusalem, se marient principalement avec les autochtones. Le restant de la
population est majoritairement arménien. On dénombre également des
orthodoxes syriens. Édesse est célèbre pour constituer un des premiers
centres du christianisme. C’est là qu’ont été traduits en syriaque les
Évangiles vers 150 apr. J.-C. Et au Xe siècle, elle comptait 300 églises, dont
une cathédrale dotée d’un plafond en voûte recouvert de mosaïques, classée
parmi les plus grandes merveilles du monde. Les architectes d’Édesse sont
recherchés partout en Orient, par les Fatimides, pour le compte desquels ils
dessinent les portes de Bab al-Futuh et Bab al-Nasr, au Caire. Par
conséquent, quand Zengi assiège la ville, il tombe sur ses formidables
remparts. Mais Guillaume de Tyr fait preuve de dédain envers les habitants
d’Édesse, leur reprochant d’être plus dévoués au commerce que doués dans
le maniement des armes.
« Toutes ces défenses pourraient servir contre l’ennemi si
seulement il y avait des hommes désireux de combattre pour leur
liberté, des hommes prêts à résister vaillamment à l’ennemi. Ces
défenses seraient cependant inutiles si, parmi les assiégés, aucun
ne souhaitait se muer en défenseur. Les tours, les murailles et les
ouvrages de terre ont peu de valeur s’ils ne sont pas exploités par
des hommes. Zengi a découvert une ville privée de défenseurs, ce
qui l’a considérablement encouragé. »221
Mais les habitants d’Édesse ne manquent pas de courage et, quand Zengi
les appelle à capituler, ils répondent d’un air de défi par l’intermédiaire de
leurs chefs, l’évêque Papios, un Latin, Basilius Bar Shumanna, un Syrien, et
Iwannis (Jean), un Arménien. Ayant toute confiance dans les Francs,
auxquels ils demeurent fidèles, ils refusent d’accéder à la demande de Zengi
et le siège s’installe à la fin novembre.
Josselin II appelle à l’aide les autres États francs d’Outremer, mais, ayant
été longtemps en désaccord avec le prince d’Antioche, lequel l’ignore
désormais, les renforts envoyés de Tripoli et de Jérusalem arrivent trop tard.
Pendant ce temps-là, les hommes de Zengi bombardent la ville de pierres à
l’aide de catapultes, alors que d’autres creusent des tunnels sous les remparts
afin de les faire s’écrouler. Selon les chroniqueurs syriaques, et
contrairement aux commentaires dédaigneux de Guillaume de Tyr, la
population d’Édesse se bat héroïquement et tente d’empêcher que l’on sape
les murailles. Tout le monde est sollicité. Épuisés, les femmes, les filles et
les garçons transportent des pierres, de l’eau et d’autres matériaux aux
ouvriers qui tentent de consolider les fondations. Même quand une section
des remparts s’écroule, on travaille d’arrache-pied à la reconstruire. Mais les
hommes de Zengi s’engouffrent dans la brèche et déferlent dans les rues et
maisons de la ville. Nous sommes à la veille de Noël 1144.
« Ils tuent à coups d’épée les gens qu’ils croisent, sans distinction d’âge,
d’état ou de genre »222, écrit Guillaume de Tyr. Ils réduisent ensuite les
survivants en esclavage. Les chroniqueurs syriaques détaillent encore plus
l’opération. 6 000 personnes perdent la vie rien que ce jour-là et, pendant
trois jours, Zengi laisse libre cours à ce déchaînement de violence. Selon le
récit de Michael Rabo, patriarche orthodoxe syrien d’Antioche :
« Les prêtres étaient tués, les diacres massacrés, les sous-diacres
mutilés, les églises pillées et les autels renversés. Quelle calamité !
Les pères abandonnaient leurs propres enfants et les mères
n’avaient plus de compassion pour leur progéniture. Certains
s’enfuyaient dans la montagne, tandis que d’autres rassemblaient
leurs enfants comme les poules leurs poussins, dans l’attente de la
mort ou de la captivité. »223
Les Turcs, ajoute-t-il, laissent la vie sauve à quelques Arméniens, Syriens
et Grecs, mais ils sont sans pitié envers les Francs. Ils leur dérobent d’abord
tous leurs biens, puis séparent les prêtres et dignitaires des autres, leur ôtent
tous leurs vêtements et les envoient, nus, en captivité à Alep. Ils séparent
également les artisans des prisonniers, par métier, avant de les asservir
également. Quant aux autres, certains sont torturés, d’autres servent de cibles
aux archers turcs et d’autres encore sont carrément passés au fil de l’épée.
De toutes les manières, tous succombent.
Les chroniqueurs musulmans vont dans le même sens que les sources
syriaques sur le grand nombre d’Arméniens et de Francs tués et la
destruction et la profanation des églises, certaines étant transformées en
greniers à céréales ou en écuries. Ibn al-Athir écrit que Zengi s’empare
d’Édesse à la force de l’épée et que ses hommes continuent ensuite de tuer et
de piller. « Il a déclaré la ville ouverte au carnage perpétré par ses hommes.
Ils ont renversé les croix, supprimé les prêtres et les moines, tué les
chevaliers et les hommes courageux et se sont rempli les poches. » Ibn alAthir cite également le Coran, 11:102 : « Telle est la rigueur de la prise de
ton Seigneur quand il frappe les cités lorsqu’elles sont injustes. Son
châtiment est bien douloureux et bien dur. »224
Certains habitants de la ville fuient vers Jérusalem, où ils trouvent refuge
dans des couvents qui leur offrent tant bien que mal un abri et de la
nourriture. D’autres restent à Édesse, où plus d’une centaine de jeunes
femmes épousent des Turcs et sont converties à l’islam.
Suite à sa conquête d’Édesse, des poètes musulmans de l’époque font le
panégyrique de Zengi, l’un d’eux écrivant qu’il « se tournera demain vers
Jérusalem », un autre fixant lui aussi Jérusalem comme prochaine étape du
djihad : « Si la conquête d’Édesse est la haute mer, Jérusalem et le Sahil [la
côte de la Palestine et de la Syrie] sont son littoral. » Et le calife de Bagdad
honore Zengi d’une kyrielle de titres, parmi lesquels « la parure de l’islam, le
roi d’inspiration divine, le soutien des croyants »225.
L’année suivante, alors que Zengi assiège la forteresse franque de Jabar,
sur l’Euphrate, il est assassiné dans sa tente. Les versions varient mais, selon
plusieurs sources musulmanes, Zengi était ivre quand il a été tué par un
esclave franc. Dans le chaos qui s’ensuit et dans la mesure où ses fils se
battent pour lui succéder, les souverains musulmans locaux réclament ce
qu’ils peuvent des domaines de Zengi. Mu’in ad-Din Unur, l’atabeg de
Damas, récupère Baalbek, Homs et Hama, tandis que les Artukides prennent
de nouveau possession de leurs territoires autour de Diyarbakir. Édesse
aspire également à se débarrasser du joug turc. Ses habitants chrétiens
envoient secrètement une missive à Josselin II, puis à la forteresse de
Turbessel, la capitale de ce qui reste du comté d’Édesse, à l’ouest de
l’Euphrate. Elle dit que les Turcs ont pratiquement abandonné Édesse et
qu’ils lui ouvriront les portes. Mais entre-temps, parmi les fils de Zengi,
c’est Nur al-Din qui lui a succédé. Quand ce dernier apprend que Josselin II
a pris Édesse, il part de Mossoul, à la tête d’une immense armée. Josselin II
se montre incapable de déloger la garnison turque de la citadelle de la ville.
Craignant de se retrouver piégé entre les Turcs encore à l’intérieur de la ville
et ceux arrivant de Mossoul, il sort de la ville à cheval pour faire face aux
Turcs en terrain découvert. Mais lorsque les Francs chargent, les lignes
turques s’effacent, puis se referment derrière eux et attaquent Josselin II et
son armée par l’arrière. En pleine confusion, les Francs s’enfuient.
Josselin II est blessé par une flèche, mais parvient à s’échapper.
Le 3 novembre 1146, les musulmans se retrouvent de nouveau à la tête
d’Édesse. Tout d’abord, les Arméniens et les autres chrétiens sont passés au
fil de l’épée, parfois torturés et éventrés. Puis le pillage commence. Quand
Zengi avait pris la ville en 1144, les exactions avaient duré trois jours. Cette
fois-ci, elles durent une année entière. Les Turcs arpentent la ville à la
recherche de caches secrètes, fouillent les fondations, démontent les toits.
Les églises, maisons et monastères sont mis à nu et détruits. Édesse n’est
plus qu’horreur et désolation. La ville devient la demeure de chacals qui
dépècent les cadavres et personne ne peut entrer, à l’exception des
chercheurs de trésors. Les chroniqueurs musulmans évitent cependant de
fournir des détails sur l’attaque d’Édesse. Ibn al-Qalanisi dit que les cœurs
musulmans se réjouissent de la victoire. Les chroniqueurs chrétiens
racontent pour leur part une tout autre histoire. Michael Rabo, le patriarche
orthodoxe syrien d’Antioche, mentionne :
« […] la nuit de mort, l’aube infernale et la journée de désolation
qui stupéfient les fils de cette misérable ville. […] Les corps des
prêtres, diacres, moines, dignitaires et pauvres gens ont été
entassés. Ceux qui mouraient avaient plus de chance que ceux qui
avaient survécu. Les personnes encore en vie subissaient
d’incroyables supplices. Ils se sont retrouvés en proie à l’immense
colère des Turcs qui leur faisaient ôter leurs vêtements et
chaussures. Ils leur liaient les mains dans le dos, les battaient et
les forçaient, les hommes comme les femmes, à marcher nus à côté
de leurs chevaux. Les Turcs fouettaient le ventre de ceux qui
tombaient, éreintés par les tortures, puis laissaient leurs corps
devenir putréfaction et servir de nourriture aux rapaces. »226
Michael Rabo estime que lors des deux occupations turques d’Édesse, en
1144 et 1146, quelque 30 000 habitants ont été massacrés et 16 000 faits
prisonniers, alors que seuls 1 000 hommes sont parvenus à se mettre en lieu
sûr. Ni femme ni enfant ne sont restés en ville. Certains ont été tués, tandis
que les autres ont été conduits à Alep pour être vendus comme esclaves, puis
éparpillés dans tout l’Orient. On venait de rejouer le drame d’Ani.
La deuxième croisade
Par la suite, les chroniqueurs arabes se sont penchés sur la destruction
d’Édesse et ont souligné qu’elle marque le début du djihad qui chassera les
Francs d’Orient. En Occident, la perte d’Édesse lance la deuxième croisade,
grande campagne maritime et terrestre dirigée par deux rois européens. Mais
cette croisade n’aurait peut-être jamais atteint la Terre sainte sans les
Templiers. Et lorsqu’elle a échoué de manière inattendue, ils sont devenus
les boucs émissaires idéaux. Face au regroupement des forces musulmanes
du djihad, l’Outremer n’aurait pas survécu cent cinquante ans
supplémentaires sans la conviction, le sacrifice et les prouesses militaires des
chevaliers templiers.
Tout au long de l’année 1145, des pèlerins rentrent d’Orient en rapportant
qu’Édesse est tombée, et des émissaires d’Arménie, d’Antioche et de
Jérusalem sont envoyés en Occident. Le pape Eugène III est bouleversé par
ces terribles événements et, le 1er décembre, il appelle à prendre les armes en
publiant une bulle pontificale, Quantum Praedecessores, connue pour son
introduction, « Combien nos prédécesseurs les pontifes romains ont œuvré
pour la libération de l’église d’Orient… »227. La bulle poursuit en
accordant la rémission des péchés à tous ceux qui prendront part à la
croisade. Mais il n’est mentionné nulle part une quelconque réponse
d’aucune sorte. L’appel du pape semble ne pas avoir été entendu.
Il n’est pas certain que le roi de France Louis VII ait eu vent de cette
bulle, mais il a sûrement des échos de ce qui se passe en Orient. À Noël
1145, il convoque ses barons et leur parle de son désir de venir en aide aux
chrétiens d’Orient. Mais il ne mentionne pas le pape et ne fait pas référence
à une croisade et à ses diverses récompenses, dont la rémission des péchés.
Louis VII ne dit rien de plus que ce qui fut dit quelque seize ans plus tôt
lorsque le maître des Templiers, Hugues de Payns, s’est rendu en France
pour recruter des combattants dans l’optique de l’attaque de Damas. En
l’occurrence, les barons du roi sont indifférents à son appel et l’abbé Suger
de Saint-Denis, l’homme d’État le plus chevronné de la cour de Louis VII,
s’oppose carrément à l’entreprise, affirmant que la place du roi est au pays.
Louis VII n’a pas l’étoffe d’un seigneur de guerre. Après la mort de son
frère aîné, il accède au trône sept ans plus tard, à l’âge de 17 ans seulement,
alors que personne ne l’attend. Fils cadet de Louis VI, il était plutôt
pressenti pour l’Église. Il est austère et pieux et Aliénor d’Aquitaine, la
jeune femme pleine d’entrain qui avait 15 ans quand il l’a épousée, se plaint
d’avoir pris pour époux, non pas le roi qu’elle attendait, mais un moine.
Louis VII et ses barons conviennent d’en parler à Bernard de Clairvaux, puis
se réunissent de nouveau à Pâques 1146 à Vézelay, en Bourgogne.
De Clairvaux refuse de prendre la décision à la place de Louis VII et de
ses nobles, disant que c’est du ressort du pape. Louis VII envoie donc un
émissaire à Eugène III, qui se fait une joie d’enrôler le jeune roi dans la
croisade pontificale. Eugène III autorise Bernard de Clairvaux à prêcher à sa
place pour la croisade, mais, dans le même temps, le 1er mars 1146, il insiste
sur le rôle du pontife en publiant de nouveau Quantum Praedecessores,
répétant ainsi ce qui avait été dit.
« Combien nos prédécesseurs les pontifes romains ont œuvré pour
la libération de l’Église d’Orient, le récit des anciens nous l’a fait
savoir. Pour notre prédécesseur le pape Urbain II, que sa mémoire
soit bénie, cela ressemblait à une mission divine pour laquelle il
fallait réveiller les esprits en vue de la libération des fils de la
Sainte Église romaine en divers endroits de la Terre. »228
En citant Urbain II, la bulle cherche délibérément à s’inspirer de la
première croisade.
En attendant, Eugène III et Louis VII s’arrangent pour que Bernard de
Clairvaux intervienne dans la grande abbaye de Vézelay, connue pour abriter
les os de Marie-Madeleine. Cette abbaye, qui a vu le jour au IXe siècle après
qu’une attaque arabe a détruit un couvent se trouvant sur le site, se trouve sur
un grand itinéraire de pèlerinage allant de France à Saint-Jacques-deCompostelle, dans le nord-ouest de l’Espagne, poste avancé dans la guerre
contre l’occupation musulmane de la péninsule Ibérique. De Clairvaux est
non seulement l’ami des papes et des rois (Eugène III a été moine à
Clairvaux et le frère du roi a récemment rejoint les Cisterciens, également à
Clairvaux), mais son ascétisme, sa conviction et son éloquence en font
également le personnage spirituel incontournable de l’époque. En apprenant
qu’il va prendre la parole, une foule d’aristocrates et d’admirateurs de toute
la France se rend à Vézelay. À tel point que, comme à Clermont quand le
pape Urbain II a appelé la première croisade, la basilique Sainte-MarieMadeleine, pourtant vaste, n’est pas assez grande pour accueillir tout le
monde. Une plateforme est donc dressée dans un champ, en dehors de la
ville.
Le discours de Bernard de Clairvaux n’a pas été transmis, mais ses lettres,
qu’il a diffusées immédiatement après, traduisent indéniablement la passion
et reprennent les thèmes abordés ce jour-là. C’est une époque
exceptionnelle, dit à la foule Bernard de Clairvaux. Dieu a trouvé de
nouveaux moyens de sauver les fidèles. La chute d’Édesse est un cadeau de
Dieu. C’est le moyen qu’il a trouvé de sauver l’âme des hommes. « Regardez
avec quelle habileté il vous sauve. Considérez toute la profondeur de son
amour et soyez stupéfaits, pauvres pécheurs. […] C’est un projet qui
n’émane pas d’un homme, mais du cœur de l’amour divin. » Au cri de « Deus
le volt ! », les membres de l’assistance s’avançant pour prendre la croix sont
si nombreux que Bernard de Clairvaux doit donner lui-même son habit pour
y tailler des croix. Le roi Louis VII est l’un d’entre eux, suivi de ses barons,
dont bon nombre sont les fils et petits-fils de croisés de la première heure.
De Clairvaux écrit au pape quelques jours plus tard : « Vous avez ordonné,
j’ai obéi. J’ai ouvert la bouche et j’ai parlé, et aussitôt [les croisés] se sont
multipliés. Les villes et les châteaux sont déserts, et vous trouveriez
difficilement un homme pour sept femmes. On ne voit partout que des veuves
dont les maris sont encore vivants. »229
Bernard de Clairvaux diffuse son message ailleurs, se rendant dans le nord
de la France et en Flandre. Il envoie également une lettre au peuple
d’Angleterre, dans laquelle il explique que Jésus, fils de Dieu, est en train de
perdre la terre qu’il a foulée pendant plus de trente ans parmi les hommes.
Bernard de Clairvaux dit ceci aux Anglais : « C’est à vous maintenant,
peuple riche et fécond en jeunes et valeureux guerriers, à vous dont le monde
entier connaît la gloire et célèbre le courage, c’est à vous, dis-je, de vous
lever comme un seul homme. Croisez-vous, mes frères, et vous êtes assurés
de gagner l’indulgence de tous vos péchés après que vous les aurez confessés
avec un cœur contrit. Cette croix d’étoffe ne vaut pas grand-chose si on
l’estime à prix d’argent ; mais, placée sur un cœur dévoué, elle ne vaut rien
moins que le royaume des cieux. »
Parmi ceux s’engageant dans la croisade figurent la propre femme de
Louis VII, Aliénor d’Aquitaine (dont l’oncle est Raymond d’Antioche),
plusieurs évêques et de nombreux nobles et chevaliers de France, de Flandre
et d’Angleterre, ainsi qu’un groupe de chevaliers emmené par Évrard des
Barres, maître des chevaliers templiers de France. On se donne ensuite un an
pour se préparer et prévenir les souverains étrangers de l’arrivée de la
croisade.
Lorsque la nouvelle de la croisade se répand dans la population du nord
de la France et de Germanie, elle déclenche des pogroms, dont l’ampleur
n’atteint cependant pas celle de la première croisade, en grande partie grâce
aux efforts de Bernard de Clairvaux, qui s’empresse d’aller sur place
condamner ces atrocités. « Au lieu de persécuter les juifs et de les mettre à
mort, vous ne devez pas même, selon l’Écriture, les chasser du milieu de
vous. » Il tient cependant à protéger les juifs afin de garantir le salut
chrétien. Les juifs « ne sont-ils pas pour nous le témoignage et le mémento
vivant de la passion de Notre-Seigneur ? Voilà pourquoi ils sont dispersés
dans toutes les régions, qu’il leur arrive de payer la peine d’un si grand crime
et qu’ils peuvent être les témoins de notre rédemption »230.
La rédemption est la clé de la deuxième croisade. La première croisade a
permis de libérer un grand nombre de chrétiens d’Orient, ainsi que les lieux
saints, de l’occupation musulmane. Malgré toutes les réactions
émotionnelles à la chute d’Édesse, la ville n’est pas un endroit
particulièrement saint aux yeux des Occidentaux et tout le restant de la Terre
sainte est bien sécurisé par les Francs. Par conséquent, la deuxième croisade
a dès le début pour but, non pas tant la libération des terres d’Outremer que
la rédemption des âmes chrétiennes. Comme le dit Bernard de Clairvaux :
« J’appelle à la bénédiction de la génération qui sera capable de saisir une
occasion d’une indulgence telle que celle-ci, bénédiction pour être en vie en
cette année de jubilé, cette année du choix de Dieu. Cette bénédiction touche
le monde entier, qui vient en masse recevoir cette marque
d’immortalité. »231 De Clairvaux ne doute pas un instant du succès de
l’expédition, est convaincu que Dieu va accomplir des miracles pour ses
soldats, comme il l’a fait pour les héros de la première croisade. Mais,
l’accent mis sur la rédemption signifie que, lorsque s’est produit
l’incompréhensible, à savoir l’échec de la deuxième croisade, ce dernier ne
pouvait être que l’expression d’une punition de Dieu pour la pauvreté
spirituelle et les péchés de l’homme.
Pour contrôler et orienter les sentiments du peuple, Bernard de Clairvaux
prêche la croisade au réticent roi Conrad III de Germanie. Il lui a déjà
demandé de prendre la croix en novembre 1146, mais il a catégoriquement
refusé. Un mois plus tard cependant, le 27 décembre, de Clairvaux se trouve
à la cour du roi. À l’occasion d’une messe, il insiste subitement pour faire un
sermon. Ses derniers mots sont pour Conrad III, l’homme et non le roi. Il
présente théâtralement Conrad III au moment du jugement devant le Christ,
qui énumère toute la chance du roi : sa richesse, sa sagesse, son courage, sa
vigueur physique et sa fonction de roi. Puis le Christ dit à Conrad III : « Ô
homme, qu’y a-t-il que j’aurais dû faire pour vous et que je n’ai pas fait ? »
Honteux de sa propre ingratitude, Conrad III s’écrie alors : « Je suis prêt à Le
servir », et les gens présents s’écrient la même chose, sur quoi Bernard de
Clairvaux donne au roi la bannière de l’autel pour conduire son armée
jusqu’à la Terre sainte232. Mais le revirement de Conrad III en faveur de la
croisade n’a peut-être pas été aussi soudain qu’on le raconte. Des échanges
diplomatiques ont eu lieu tout au long de l’année 1146 entre la Germanie et
Constantinople. Depuis, Manuel Ier Comnène, l’empereur byzantin, a
envoyé un émissaire chez Conrad III pour implorer son aide contre le retour
de la menace turque en Orient. Par le même canal, Conrad III a peut-être
également appris la seconde chute d’Édesse le 3 novembre, confirmant
l’avertissement prononcé par de Clairvaux, selon lequel c’était un prélude à
une attaque lancée contre Jérusalem.
Mais l’Orient n’est pas le seul objectif de la croisade. Au printemps 1147,
le pape Eugène III donne sa bénédiction à la campagne d’Alfonso VII de
Castille contre l’occupation musulmane de l’Espagne, la qualifiant de
croisade. En mai, des croisés de Flandre, de Normandie et de Germanie
rejoignent les croisés écossais et anglais à Dartmouth, d’où ils partent pour
la Méditerranée. Mais ils essuient une tempête et mouillent à Oporto. Là, ils
apprennent que le roi du Portugal fait la guerre aux Almoravides, dynastie
berbère fondamentaliste qui occupe tout le sud du Portugal et l’Espagne, et
qu’il vient d’assiéger Lisbonne, plus au sud sur la côte. Le 1er juillet, les
nordistes se joignent au siège et, le 24 octobre, la ville tombe. Certains
croisés restent au Portugal mais, après l’hiver, les autres poursuivent leur
voyage vers l’Orient. La deuxième croisade devient rapidement une croisade
internationale contre les forces de l’islam, aussi bien sur le front oriental
qu’occidental.
À cause de la destruction des archives des Templiers, on n’a qu’une idée
sommaire de leurs toutes premières activités en Outremer. Mais cela révèle
peut-être une réalité les concernant : jusqu’au retour de la menace turque, les
Templiers n’étaient qu’une force de police montée destinée à protéger les
pèlerins et autres voyageurs sur les routes. Ils se sont cependant battus dans
la péninsule Ibérique et leurs effectifs sont nombreux dans le vivier voisin
qu’est la France. L’importance grandissante des Templiers se mesure au fait
que, le 27 avril 1147, le roi Louis VII et le pape Eugène III se rendent à la
Maison du Temple de Paris, devenue le quartier général européen de l’Ordre,
pour évoquer l’organisation de la deuxième croisade. Sont également
présents quatre archevêques et 130 chevaliers templiers, accompagnés d’au
moins autant de sergents et d’écuyers.
Cela contraste avec le nombre de Templiers présents en Orient. Entre
1129, lorsque Hugues de Payns revient à Jérusalem en provenance de France,
et 1148, année d’arrivée de la deuxième croisade en Outremer, seuls neuf
Templiers sont cités dans les statuts des États croisés : Robert de Craon,
maître de l’Ordre, William, sénéchal de l’Ordre, et les frères William Falco,
Geoffroy Foucher, Osto de Saint Omer et Ralph of Patingy, tous basés à
Jérusalem, Gosselin et Drogo à Antioche et Ralph Caslan à Tripoli. On peut
peut-être en ajouter deux à cette liste : Odo de Montfaucon, mort dans une
échauffourée près d’Hébron en 1139, selon Guillaume de Tyr, et André de
Montbard, probablement un oncle de Bernard de Clairvaux, qui le
mentionne dans ses lettres. Par rapport à cette poignée de Templiers
« orientaux », on en identifie 210 en Occident à la même époque. Plus de
preuves écrites concernant les Templiers ont peut-être été perdues en Orient
qu’en Occident, mais il n’en demeure pas moins vrai que, en ces premières
années de paix en Outremer, il faut plus de guerriers templiers en Espagne et
au Portugal. Par ailleurs, le pouvoir central des Templiers se trouve en
Occident, leur richesse provenant des dîmes, de l’octroi de terres et d’autres
dons, plus particulièrement en Espagne, en France et en Angleterre.
Maintenant, on demande aux Templiers de mettre leur énergie et leurs
ressources à contribution pour contrer la nouvelle agression turque en
entrant dans les rangs de la deuxième croisade.
À Paris, il est convenu que les Templiers vont accompagner l’armée
française en Orient. C’est probablement à cette occasion que le pape leur
accorde le droit d’arborer la croix rouge sur leurs tuniques blanches. Le pape
habilite également le trésorier de l’ordre du Temple à percevoir la taxe
portant sur tous les biens de l’Église afin de financer la croisade. C’est le
début d’une relation décisive, qui va durer plus d’un siècle et demi, avec la
Maison du Temple de Paris, véritable trésorerie de la France.
Évrard des Barres, maître des Templiers de France, est envoyé par le roi en
éclaireur à Constantinople afin de négocier, avec l’empereur byzantin
Manuel Ier Comnène, le passage des armées de France et de Germanie. Tout
semble normal en septembre 1147 quand l’armée de Conrad III arrive à
Constantinople et traverse le Bosphore, suivie, un mois plus tard, de l’armée
de Louis VII.
Le premier désastre se produit à la fin octobre. Conrad III mène son armée
à travers l’Asie Mineure, en empruntant un trajet direct, jusqu’à la frontière
du territoire seldjoukide où, à Dorylée, le 25 octobre, les Germains sont
attaqués par les Turcs. Contrairement à la première croisade, qui avait
enregistré une victoire sur les Seldjoukides au même endroit, les Germains
sont battus à plate couture. Les survivants, dont l’empereur Conrad III,
battent en retraite vers Nicée et rejoignent les Français, qui ont choisi pour
leur part l’itinéraire plus sûr passant par Smyrne et Éphèse sur la mer Égée.
Mais, dès la croisade parvenue à Éphèse, Conrad III tombe malade et
retourne à Constantinople avec ses forces, tandis que les Français,
insuffisamment approvisionnés par les Byzantins, marchent vers l’est à
travers la vallée du Méandre et affrontent l’hiver. Franchissant péniblement
les cols étroits du Mont Cadmus, début janvier 1148, les chevaliers français
aux lourdes armures représentent des proies faciles pour la cavalerie légère
seldjoukide, douée pour tirer des flèches en plein galop. Chez les Français,
une rumeur court selon laquelle Manuel Ier Comnène essaie délibérément
d’affaiblir la croisade, sachant que les Byzantins, qui sont en guerre avec
Roger II, roi normand de Sicile, viennent de négocier un traité avec les
Seldjoukides. Dans l’esprit de beaucoup de croisés, ce compromis avec
l’infidèle a tout de la trahison et Louis VII envoie en personne des lettres en
France dans lesquelles il impute aux Byzantins nombre de ses problèmes.
Avec une armée proche de la désintégration, Louis VII abandonne ses
responsabilités à Évrard des Barres, maître templier, qui divise ses forces en
unités de 50 individus, chacune sous le commandement d’un chevalier
templier, auquel elles jurent obéissance. Les Templiers font de l’armée une
formation organisée qui maîtrise l’impétuosité des chevaliers et se prémunit
contre les attaques turques. Pour maintenir un certain ordre dans les rangs et
ne pas gaspiller d’énergie dans des poursuites inutiles, l’armée apprend à
lancer des assauts uniquement sur ordre, à cesser la poursuite une fois le
signal donné et à maintenir une configuration de marche au sein de laquelle
chaque homme conserve sa position. Les archers à pied sont placés à l’arrière
pour combattre les archers turcs, et les nobles ayant perdu leurs chevaux et
leur équipement les rejoignent. Lors de cette marche à travers l’Asie
Mineure, les Templiers adoptent l’approche des batailles qui caractérisera
l’Ordre et en fera la première armée permanente et institutionnalisée de la
chrétienté occidentale, avec une discipline connue pour l’heure seulement
dans les monastères.
Grâce à l’audace et au sens de l’organisation des Templiers, vers la fin
janvier, l’armée est mise à l’abri à Attaleia (aujourd’hui Antalya), sur la
Méditerranée. Mais les Templiers ne peuvent faire guère plus et l’armée
française n’est pas encore au bout de ses peines, car la flotte byzantine
attendue est trop modeste pour les emmener en Terre sainte et des tempêtes
empêchent l’arrivée d’autres vaisseaux. Attaleia est une possession
byzantine, mais les Turcs se trouvent devant ses portes. Les Français sont
dans l’impossibilité de se procurer de nouvelles montures ou de faire brouter
leurs chevaux. La ville est pleine de soldats, la nourriture commence à se
faire rare, les prix augmentent et la maladie s’installe. Finalement, Louis VII
décide d’embarquer avec ses barons à bord des navires disponibles, laissant
sur place une grande partie de son armée. Les Français restés succombent
alors à la peste ou sont tués en essayant de s’échapper et de marcher vers
Antioche.
Quand Louis VII arrive à Saint-Siméon, le port d’Antioche, début
mars 1148, lui et Aliénor d’Aquitaine sont chaleureusement accueillis et
reçus en grande pompe par le prince Raymond d’Antioche, oncle d’Aliénor.
Le prince d’Antioche a été l’un des premiers à envoyer un message à
l’Occident pour demander de l’aide face à la menace grandissante des Turcs
et cela fait alors trois ans qu’il attend avec impatience l’armée de Louis VII.
Mais le plan de Raymond d’Antioche n’est pas de reprendre Édesse,
complètement détruite. Il compte sur le soutien français pour mener une
campagne contre les forteresses d’Alep et de Shaizar détenues par Nur alDin. Si ces villes pouvaient être prises, cela diminuerait la pression infligée
par les Turcs sur les frontières des États croisés. Mais Louis VII n’est pas
enthousiaste. Ses ressources se sont grandement amenuisées et le coût de
l’approvisionnement et du transport est si élevé qu’il doit emprunter de
l’argent pour pouvoir poursuivre la croisade. En dépêchant Évrard des Barres
à Saint-Jean-d’Acre, où ce dernier lève suffisamment d’argent, grâce aux
ressources des Templiers, pour couvrir le coût de l’expédition française –
cette somme représente plus de la moitié des impôts perçus annuellement par
la France –, Louis VII n’a d’autre intention immédiate que de se rendre à
Jérusalem comme simple pèlerin.
Les finances et la piété sont peut-être des arguments suffisants à l’esprit
de Louis VII pour qu’il tourne le dos aux plans de Raymond d’Antioche et
file vers Jérusalem. Mais Aliénor d’Aquitaine est peut-être une autre raison
valable. Raymond d’Antioche a diverti sa jeune nièce pleine d’entrain grâce
aux plaisirs et distractions d’Antioche. Haut en couleur, bel homme et
sociable, Raymond d’Antioche présente toutes les qualités manquant à son
mari. L’ayant ensorcelée, il l’entraîne dans ses projets de capture d’Alep et
de Shaizar et, selon la rumeur qui court, dans une liaison passionnée et
incestueuse. Quand Louis VII rejette la campagne de Raymond d’Antioche
visant à s’emparer d’Alep et annonce qu’il se rendra plutôt à Jérusalem,
Aliénor refuse de partir et dit qu’elle va faire annuler leur mariage pour cause
de consanguinité (elle et Louis VII sont cousins au quatrième degré), menace
à laquelle Louis VII répond en enlevant sa femme dans le palais de son oncle
et en l’emmenant de force à Jérusalem.
Guillaume de Tyr dit d’Aliénor d’Aquitaine que c’est une femme stupide –
bien qu’il ne l’ait pas rencontrée lorsqu’elle s’est rendue en Outremer
puisque, à l’époque, il étudiait à Paris et Bologne. D’autres récits indiquent
qu’elle avait énormément de volonté, ne mâchait pas ses mots, était plus
intelligente que son mari et que ses disputes avec Louis VII à Antioche
concernaient autant la politique et la stratégie que son badinage amoureux
avec son oncle. Aliénor finira par divorcer une fois la croisade terminée et
épousera Henri de Plantagenêt, duc de Normandie et comte d’Anjou, un
cousin au troisième degré de neuf ans son cadet et qui deviendra très vite
Henri II, roi d’Angleterre. Elle lui donnera cinq fils, dont trois accéderont au
trône d’Angleterre, parmi lesquels Richard Ier (dit Cœur de Lion), grand
adversaire de Saladin lors de la troisième croisade. En tant que duchesse
d’Aquitaine, elle est l’une des femmes les plus riches et influentes d’Europe.
En tant que reine, tout d’abord de France, puis d’Angleterre, elle est la
marraine des troubadours et des poètes. Le tout premier poème sur le roi
Arthur et la Table ronde est né au sein de la cour d’Aliénor. Femme
passionnante et passionnée, elle est présente dans deux des plus grandes
histoires du Moyen Âge : la légende du Saint-Graal et le roman des
chevaliers templiers.
Si la première mention des Templiers dans la littérature remonte à l’année
1220, dans Parzival, du chevalier et poète germain Wolfram von
Eschenbach, son origine ramène à Aliénor d’Aquitaine. Von Eschenbach
s’est appuyé sur le roman de Chrétien de Troyes, Perceval, l’histoire du
Graal, pour commencer son roman en 1181 et qu’il n’aura pu finir avant sa
mort en 1190. L’association de Chrétien à Troyes est significative : cette
ville est la capitale des comtes de champagne, lesquels ont joué un rôle
important dans la fondation de l’ordre du Temple et dans la promotion de
leur figure de proue, Bernard de Clairvaux. Troyes traduit à l’évidence un
lien avec l’Orient par le biais de la protectrice de Chrétien, la comtesse
Marie de Champagne, fille d’Aliénor d’Aquitaine, la reine aventureuse qui a
bravé les dangers d’un voyage en Orient avec la deuxième croisade et avait
des histoires à raconter.
À l’instar de Guillaume de Tyr, Bernard de Clairvaux n’a pas une très
bonne opinion de la très libre d’esprit Aliénor d’Aquitaine, qu’il trouve
volage et peu convenable. Mais elle constitue un excellent personnage pour
un poète, et l’on imagine facilement Chrétien de Troyes s’en inspirant pour
créer le personnage de Guenièvre dans son roman Lancelot ou le Chevalier
de la charrette, qu’il a écrit à la demande de Marie de Champagne.
Le Graal est inventé à la fin du XIIe siècle par Chrétien de Troyes. Il n’en a
jamais été fait mention auparavant. Curieusement, le Graal de Chrétien de
Troyes n’a rien d’explicitement religieux. Il ne s’agit pas de la coupe ou du
calice de la Cène. Il ne le décrit donc pas comme une coupe ou un calice,
mais comme un plat, signification originale en vieux français du mot graal.
Mais la première apparition du Graal dans l’histoire de Chrétien de Troyes,
au début de la fête d’un homme riche, a quelque chose de merveilleux. Elle
est d’autant plus magnifique et étrange que Chrétien de Troyes n’a jamais
terminé son histoire. Voici l’extrait en question :
« Alors survinrent deux autres valets qui tenaient en leurs mains
des chandeliers d’or fin incrustés de nielle. Très beaux étaient les
valets qui portaient les chandeliers. Sur chaque chandelier
brûlaient dix chandelles à tout le moins. Un graal entre les deux
mains, une demoiselle venait avec les valets, belle, gracieuse, parée
avec élégance. Quand elle fut entrée dans la salle avec le graal
qu’elle tenait, une si grande clarté se répandit que les chandelles
en perdirent leur éclat comme les étoiles ou la lune quand le soleil
se lève. »233
Cette apparition du Graal est captivante car Perceval, le héros du roman,
sait exactement ce que c’est, mais ne nous le dit pas avant que l’histoire
s’interrompe (à la mort de Chrétien de Troyes). Est-ce une allégorie ? Cela
fait plus de huit cents ans que l’on débat de cette hypothèse. Et, s’il s’agit
d’une allégorie, est-elle religieuse ? Aucune réponse n’a été apportée à cette
question non plus. Mais cette image obsédante a très vite incité des écrivains
à terminer l’histoire, dont Wolfram von Eschenbach qui, dans Parzival,
adaptation allemande du XIIIe siècle, fait apparaître les chevaliers templiers
en en faisant des gardiens du Graal.
Chrétien de Troyes est en activité quand la société médiévale occidentale,
si attachée à ses traditions, commence à s’ouvrir à un monde plus large, celui
de la Méditerranée, celui de l’Orient, celui d’idées et de croyances en train
d’être découvertes ou redécouvertes, notamment grâce aux croisades.
Mentionner le Graal dans ses écrits signifie aborder cette quête culturelle et
spirituelle. Pourtant, aussi étrange que cela puisse paraître, cela a toujours
été un genre, malgré ses accents religieux, plutôt adopté par les écrivains
laïques, jamais par l’Église. Guillaume de Tyr et Bernard de Clairvaux ont
certainement dû afficher leur désapprobation – comme ils l’ont fait à l’égard
d’Aliénor d’Aquitaine. Mais, libres de toute doctrine et de tout canon, le
Graal et l’histoire de Guenièvre, ses amants et ses chevaliers, ont pu être
réinventés à l’infini jusqu’à aujourd’hui.
Malgré les pertes françaises en Asie Mineure, les forces croisées qui
parviennent enfin en Terre sainte sont loin d’être négligeables, augmentées
par l’arrivée tardive des croisés de Provence. La flotte de croisés ayant
contribué à la prise de Lisbonne est également arrivée, sans compter les
survivants de l’armée de Germanie en provenance de Constantinople venus
par la mer, avec Conrad III. C’est en fait la plus grande armée jamais
déployée par les Francs en Orient depuis la première croisade.
Le 24 juin 1148, les seigneurs et chefs militaires se trouvant alors en
Outremer assistent à un grand concile à Saint-Jean-d’Acre. Le roi Foulque V
est mort d’un accident de chasse en 1143 et Baudouin III, le fils de 17 ans
qu’il a eu avec Mélisende, préside l’assemblée, constituée des rois de
Germanie et de France, d’Hospitaliers, de Templiers et des barons et des
responsables du clergé du royaume de Jérusalem. Sans surprise, Mélisende,
avec ses ascendances et sympathies arméniennes, soutient le plan de
Raymond d’Antioche, qui consiste à attaquer Alep, la base de Nur al-Din du
nord de la Syrie située sur la route d’Édesse, et son général, Mannassas, est
d’accord. Ce n’est pas non plus une question de sentiment. Malgré les
doutes formulés par Guillaume de Tyr sur l’aptitude au combat des
marchands d’Édesse, la population arménienne du comté d’Édesse a déjà
fourni d’excellents combattants auxiliaires aux forces franques et la perte de
ce vivier est grave. Bien qu’Édesse soit désormais en ruines, la capture
d’Alep pourrait étendre les frontières nord-est de l’Outremer aux dépens des
Turcs et peut-être les maintenir de l’autre côté de l’Euphrate. Mais Louis VII
demeure résolument opposé au plan de Raymond d’Antioche.
D’autres parlent de l’Égypte, mais la route au sud est bloquée par
Ascalon, ville puissamment fortifiée toujours aux mains des Fatimides. La
troisième possibilité est Damas, qui, ancienne alliée des Francs, a attiré
l’attention de ces derniers bien avant l’expédition du roi Baudouin II en
1129. Pour les États d’Outremer, dangereusement accolés à la côte
méditerranéenne, il demeure toujours stratégiquement nécessaire de gagner
en profondeur, de conquérir Alep, Damas ou Le Caire. Damas est une ville
riche et vénérable dont la conquête offrirait aux Francs le contrôle des
carrefours du commerce et des communications en Orient et séparerait les
forces musulmanes du nord de la Syrie et d’Irak de celles d’Égypte. Par
ailleurs, l’immensité désertique allant vers l’est au-delà de Damas offrirait
aux États francs une frontière naturelle. La conquête de Damas ou d’Alep
offre des avantages stratégiques similaires, mais Damas est plus proche, offre
une meilleure défense à Jérusalem et serait plus facile à conserver ; et, grâce
aux associations bibliques dont est dépourvue Alep, Damas constitue une
cause bien plus séduisante pour les croisés occidentaux. Guillaume de Tyr
dit que Damas est la métropole de la petite Syrie, citant Ésaïe 7:8 : « Car
Damas est la tête de la Syrie. » S’il existe l’argument selon lequel entrer en
guerre contre Damas, c’est se mettre dans les griffes de Nur al-Din, la
réponse est que la ville prend déjà cette orientation sans l’aide des Francs.
Depuis que Zengi a fait la démonstration de son pouvoir destructeur à
Édesse, Mu’in ad-Din Unur, l’atabeg de Damas, s’est pris de sympathie pour
Nur al-Din, à qui il a donné sa fille en mariage. La force grandissante de
Zengi et Nur al-Din et la propagande du djihad permettent d’être certain que
Damas n’est plus l’alliée des Francs qu’elle était autrefois. Après des débats
animés sur les différents plans d’action, l’assemblée prend « une décision à
l’unanimité »234. Le roi Louis VII, Conrad III, Baudouin II, les barons
d’Outremer et les Templiers sont pour une expédition visant Damas.
L’armée de la deuxième croisade, la plus grande montée en Outremer depuis
1099, qui compte quelque 50 000 cavaliers et fantassins selon Ibn alQalanisi, chroniqueur arabe témoin des événements235, part de Galilée à
destination de Damas fin juillet 1148. Bien approvisionnée au milieu des
vergers et à proximité d’un cours d’eau, l’armée campe devant les remparts
ouest et se prépare au siège. Mais les vergers sont également utiles aux
détachements damascènes, qui s’en servent pour mener régulièrement des
attaques contre les croisés. Louis VII et Conrad III répondent en choisissant
d’attaquer les remparts est, devant lesquels un grand espace ouvert leur
permet de mieux déployer leur cavalerie lourde. Mais les remparts de la ville
sont plus hauts dans cette partie du désert sans eau et le siège s’éternise
tandis que la cavalerie et l’infanterie turques se dirigent vers Damas en
provenance d’autres régions de Syrie. « De nombreuses sources avertirent les
Francs que les musulmans fonçaient sur eux pour les attaquer et les balayer,
écrit Ibn al-Qalanisi. Ils sentirent que leur défaite était inéluctable. Ils se
concertèrent et décidèrent que le seul moyen de se défaire du piège ou de
l’abîme qui se profilait à l’horizon était de prendre la fuite. » À l’aube, au
bout de quatre jours seulement, ils battent en retraite « dans une confusion et
un désordre lamentables », poursuivis par les Turcs, qui leur envoient une
pluie de flèches et tuent un grand nombre des membres de l’arrière-garde, de
leurs chevaux et bêtes de somme. « D’innombrables cadavres d’hommes et
de superbes montures furent retrouvés sur leurs bivouacs et le chemin de leur
retraite, les corps sentant si fort que les oiseaux en tombaient pratiquement
du ciel. » La deuxième croisade est donc un échec sans même que les croisés
aient livré bataille, se terminant en fiasco retentissant et renforçant la
conviction des musulmans selon laquelle les Francs peuvent être battus. « La
population accueillit avec joie cette faveur que Dieu leur avait accordée et
multiplia les actions de grâce à l’adresse du Très-Haut qui les avait comblés
en exauçant les vœux qu’ils lui avaient présentés pendant ces jours
d’épreuve. Louange et reconnaissance à Dieu pour toute cette grâce. »236
Six ans plus tard, Damas tombe face à Nur al-Din et l’encerclement de
l’Outremer par un pouvoir musulman uni commence.
Le retrait de Damas refroidit les relations entre l’Outremer et l’Occident qui
durent depuis une génération. Du point de vue de l’Orient, les rois Louis VII
et Conrad III ne sont pas parvenus à récupérer Édesse, ni à compenser ce
revers en prenant Damas ou n’importe quelle autre ville. Ce gâchis dont ils
sont responsables fragilise considérablement l’Outremer par rapport à la
situation régnant avant le début de la croisade.
En Occident, cet échec provoque un choc et incite un grand nombre
d’Européens de l’Ouest à s’inscrire contre la notion de croisade. Aussi bien
la papauté que l’Occident dans son ensemble ont souffert de cet échec. En
l’occurrence, la deuxième croisade était destinée à être la dernière expédition
au sein de laquelle les armées étaient accompagnées de grands groupes de
pèlerins et d’autres personnes non combattantes. Les futures croisades seront
plus strictement militaires, à l’instar des campagnes victorieuses au Portugal
et en Espagne. Le choc est d’autant plus grand que les opérations ont été
menées par les puissants rois de Germanie et de France et la croisade prêchée
par Bernard de Clairvaux, le plus grand personnage spirituel de l’époque.
Certains incriminent les Francs d’Orient, auparavant alliés au souverain de
Damas. Certains chroniqueurs germains désireux de protéger Conrad III
rejettent la faute sur les Templiers, disant qu’ils ont délibérément organisé la
retraite. Conrad III lui-même, sans vouloir citer de noms, écrit : « La traîtrise
est venue d’une source que nous ne soupçonnions pas car “ils” nous ont
garanti que ce côté de la ville ne pouvait être pris. Ils nous ont sciemment
orientés vers un autre côté où l’armée ne bénéficiait d’aucun
approvisionnement en eau ni d’un véritable accès. »237 Le chroniqueur
anonyme de Würzburg évoque la cupidité des Templiers et leur trahison par
l’acceptation d’un énorme pot-de-vin. Les Français reprochent aux
Byzantins de les avoir laissés tomber lors de la traversée de l’Asie Mineure
et Louis VII se sent « trahi et trompé » à Damas, écrit John of Salisbury, qui
a peut-être réellement entendu ces mots prononcés par le roi, car il résidait à
la cour pontificale lorsque Louis VII a rendu visite au pape à son retour
d’Outremer. « Certains imputent la traîtrise aux Templiers, d’autres à ceux
mus par le désir de rentrer chez eux. Le roi lui-même s’est sans doute
toujours efforcé de disculper les frères de l’ordre du Temple »238 – ce qui
s’explique car les Templiers ont soutenu tout du long l’expédition. Comme
l’explique John of Salisbury après avoir entendu le récit de Louis VII, c’est
Conrad III en personne qui, très vite, a donné du poids à l’option de ceux
souhaitant abandonner le siège, Louis VII ne s’y conformant que plus tard et
à contrecœur. S’il y a beaucoup à dire sur le cafouillage royal, il n’existe
aucune preuve de traîtrise de la part des Templiers, traîtrise née en fait d’une
incompréhension. On a entrepris la croisade afin d’obtenir la rédemption.
Dans la mesure où elle était guidée par Dieu, comment pouvait-elle
échouer ? Le plus déçu est Bernard de Clairvaux, sanctifié moins de vingt
ans après sa mort. La question que lui et l’Europe entière posent est :
pourquoi ? Pourquoi Dieu appellerait-il ses chevaliers à se rendre en Terre
sainte afin d’être massacrés par les infidèles ? Pourquoi condamnerait-il et
déshonorerait-il les rois ayant tenté d’accomplir sa volonté ? Bernard de
Clairvaux répond à cela que les armées de la chrétienté ont échoué à cause
des péchés commis par l’Europe. Ce n’est pas de sa faute, ni de celle du
pape, mais bien la responsabilité de chaque homme et femme d’Europe
devant se laver de péchés. Pour que les croisades soient un succès, l’Europe
doit se purifier.
Le besoin de régénération morale est le thème de prédilection de la
papauté, des réformateurs monastiques ainsi que des instigateurs des
première et deuxième croisades au moins depuis la moitié du XIe siècle.
C’est également un des sujets favoris de l’ordre du Temple, qui offre aux
jeunes chevaliers la chance de rechercher le salut au sein d’un ordre
monastique sans abandonner une vie pleine d’action. C’est en ce sens que
les Templiers sont dans l’air du temps spirituel de l’Europe.
Partie 4
Les Templiers et la défense de l’Outremer
Si les rois de Germanie et de France rejettent la responsabilité de leur
échec à Damas sur les autres, tandis que saint Bernard l’impute à l’Europe
pécheresse, c’est aux Francs d’Outremer que revient la délicate mission de
gérer la menace turque, particulièrement aux ordres militaires, et surtout
aux Templiers. À partir des années 1160, quand il devient évident que
l’Outremer ne peut pas se battre sur plusieurs fronts à la fois, on en appelle
encore et toujours à l’Europe pour obtenir du soutien en termes d’effectifs,
de finances et d’approvisionnement, soutien indispensable pour se défendre
contre des Turcs aux ressources presque illimitées issues des vastes
territoires qu’ils ont conquis.
Le problème, c’est que plus les Francs d’Outremer comptent sur l’aide
financière et militaire de l’Occident, plus le rôle de l’Occident deviendra
crucial si les choses tournent mal. L’enthousiasme est bien présent, mais
une défaite se paierait au prix fort, non seulement sur le plan moral, mais
également aux yeux de Dieu.
Bernard de Clairvaux dit des Templiers qu’ils se couvrent le corps d’une
armure de fer et l’âme d’une armure de foi. Le moral et la force spirituelle
des Templiers, sans parler de leur férocité sur le champ de bataille, sont
rudement mis à l’épreuve par les djihads de Nur al-Din, puis par
l’encerclement de l’Outremer par Saladin.
Mais, depuis Jérusalem, les Turcs semblent encore bien loin. La
confiance et l’optimisme sont bien plus grands qu’un sentiment de menace
ou de sombre destin. Jérusalem fête sa renaissance comme but ultime de
tout pèlerinage chrétien avec l’érection de magnifiques édifices.
La vue depuis le Mont du Temple
Les rois de France et de Germanie sont rentrés chez eux et la deuxième
croisade est terminée quand, fin 1149, André de Montbard, sénéchal de
l’ordre du Temple, écrit à Évrard des Barres, élevé au rang de maître des
Templiers plus tôt dans l’année et rentré en Europe avec Louis VII afin
d’obtenir un nouveau soutien en faveur de l’Outremer. « Après que vous
nous avez quittés, nos péchés étaient tels qu’ils nous ont conduits à perdre le
prince d’Antioche, tué au cours d’une bataille avec tous ses barons et ses
hommes. » Nur al-Din a assiégé la forteresse d’Inab, au nord d’Antioche, le
29 juin 1149. Le prince Raymond d’Antioche, oncle d’Aliénor d’Aquitaine,
est parti à cheval pour la défendre avec une modeste force de cavaliers francs
accompagnée de leurs alliés les Assassins.
Le courage de Raymond d’Antioche a failli porter ses fruits. Croyant qu’il
s’agit du détachement d’une armée bien plus nombreuse, Nur al-Din bat en
retraite dans un premier temps, avant de porter son attaque une fois le pot
aux roses découvert. En grande infériorité numérique, la troupe de Raymond
d’Antioche est anéantie, ce dernier tué et Antioche vulnérable à un assaut
turc. Comme l’explique André de Montbard, la rapidité d’intervention des
Templiers permet de sauver la situation : « Nos frères ont rejoint le roi de
Jérusalem afin de voler au secours d’Antioche après avoir constitué une
armée de 120 chevaliers et un millier d’écuyers et sergents bien armés. » Ils
tiennent la ville contre l’ennemi, mais « beaucoup de ceux qui étaient dans
notre armée sont morts […]. Aussi vite que vous arriviez, nous pensons que
vous ne nous trouverez pas vivants, mais venez sans perdre un instant ; tel est
notre souhait, notre message et notre requête ». Appelant Évrard des Barres à
revenir en Outremer avec des chevaliers, des sergents, des armes et de
l’argent, André de Montbard conclut : « Bien que nous sachions que vous
n’arriverez pas très vite, venez malgré tout. L’heure est venue pour nous de
respecter notre serment envers Dieu, à savoir le sacrifice de nos âmes pour
nos frères et pour la défense de l’Église d’Orient et du Saint-Sépulcre. »239
En l’occurrence, la bravoure et la ténacité des Templiers empêchent
Antioche de tomber aux mains de Nur al-Din et, en 1153, les Templiers
jouent un rôle essentiel lors de l’attaque d’Ascalon, détenue par les
Fatimides. En Occident, des voix s’élèvent pour dire que, sans les Templiers,
Jérusalem et toute la Palestine auraient été conquises par les Turcs. Si les
rois et les nobles témoignent d’une autorité incertaine, les Templiers se
montrent pour leur part disciplinés, expérimentés et déterminés. Ils sont
prêts à donner jusqu’à la dernière goutte de leur sang pour défendre la Terre
sainte. Jusque dans les années 1160, les habitants du royaume de Jérusalem
sont bien loin de la guerre avec les Turcs. Mais la crise demeure d’actualité
puisque Nur al-Din continue de harceler et de pénétrer le nord de
l’Outremer, l’amputant de la principauté d’Antioche et effectuant même des
incursions dans le comté de Tripoli.
Comme son père Zengi avant lui, Nur al-Din prône le djihad. Son
triomphe total sur les Francs à Inab, avec la mort, sur le champ de bataille,
du prince Raymond d’Antioche, est particulièrement exploité. Dans tous ses
domaines, Nur al-Din encourage la construction de nouvelles mosquées et de
madrasas, dans lesquelles les prêcheurs, poètes et enseignants déchaînent le
peuple, l’unifient et lui donnent une orientation. Mais, bien que le poète Ibn
Munir conseille vivement à Nur al-Din de combattre les Francs « jusqu’à ce
que vous voyiez Jésus fuir Jérusalem »240, le djihad de Nur al-Din ne vise
pas tant les Francs que les musulmans chiites d’Alep, dont les
coreligionnaires, les Assassins, se sont associés à Raymond d’Antioche
contre les Turcs. La pratique de l’islam sunnite est imposée. Mais Nur alDin vise également la ville sunnite de Damas, dénonçant le tort qu’elle a
causé à l’islam par ses alliances avec les Francs. À la longue, Nur al-Din
impose sa propagande djihadiste en prenant également pour cibles les
Fatimides d’Égypte. À l’instar des Assassins, ce sont des ismaéliens,
branche dualiste de l’islam chiite, mais surtout, comme à Damas, leur crime
est de s’opposer à sa volonté d’assujettir les musulmans du Moyen-Orient.
Quels que soient l’ambition personnelle et le cynisme politique animant son
djihad, Nur al-Din se servira de ce dernier dans les années qui suivront pour
créer un sentiment d’unité et même d’exaltation chez les musulmans. Le
djihad justifiera également à leurs yeux les efforts fournis pour dominer une
fois de plus la population d’Outremer retorse à forte majorité chrétienne241.
En attendant, Nur al-Din se contente d’un geste symbolique contre les
Francs. Il envoie le crâne du prince Raymond d’Antioche présenté dans un
coffre en argent à son chef religieux suprême, impuissant, le calife de
Bagdad.
Le conflit a désormais atteint un nouveau stade. Contrairement aux
conquêtes musulmanes, les croisades ne sont pas destinées à contrôler le
monde, mais constituent des entreprises limitées ayant des objectifs bien
précis. Les Francs ont repoussé les Turcs, libéré les chrétiens d’Orient du
joug étranger, récupéré les lieux saints et créé des États chrétiens autonomes.
Les rois de Jérusalem, les comtes d’Édesse et de Tripoli et les princes
d’Antioche n’ont pas tenté d’imposer une vision universelle, mais ce sont
des seigneurs féodaux classiques, désireux de protéger et de développer leurs
biens en s’alliant aux autochtones chrétiens avec qui ils ont un ennemi
commun, les Turcs. Il n’existe pas de plan d’envergure, tout comme il n’y a
pas d’enthousiasme excessif pour la guerre sainte après la deuxième
croisade. D’un autre côté, les Turcs sont en train de transformer le conflit
franco-turc en choc des civilisations, véritable guerre de l’islam contre le
christianisme. En s’efforçant d’unifier l’univers musulman qu’ils contrôlent,
les Turcs n’accroissent pas seulement la pression pesant sur l’Orient
chrétien, mais font de ce conflit ce qu’en avaient fait les Arabes, à savoir un
nouvel épisode de l’impérialisme islamique. Pendant tout le XIIe siècle, les
Turcs continuent d’attaquer les terres chrétiennes récemment reconquises en
rassemblant toutes les forces générées par leur immense migration. Les
chroniqueurs francs n’ont de cesse de décrire les hordes innombrables dont
l’ennemi dispose. Les effectifs turcs ahurissants finiront par submerger les
colons francs d’Outremer et pratiquement détruire la société chrétienne
indigène, comme les Turcs ont commencé à le faire en Asie Mineure. Mais
nous n’en sommes pas encore là.
Malgré le revers de Damas et la menace de Nur al-Din, un climat de
confiance règne dans une Jérusalem en expansion alors que l’Outremer en
est à sa troisième génération. Les remparts de la ville sont réparés, de
nouveaux marchés voient le jour et de nombreuses petites églises sont
construites pour remplacer les édifices détruits sous le règne musulman. La
population augmente de 30 000 habitants environ, atteignant le niveau de
celle de Florence ou Londres et affichant une remarquable diversité. Jean de
Würzburg observe que la ville est pleine de « Grecs, Bulgares, Latins,
Germains, Hongrois, Écossais, Navarrais, Bretons, Anglais, Francs,
Ruthéniens, Bohémiens, Géorgiens, Arméniens, Jacobites, Syriens,
Nestoriens, Indiens, Égyptiens, Coptes, Capheturici, Maronites et de plein
d’autres gens encore »242. Les Francs sont tête nue et bien rasés, les Grecs
portent une longue barbe et les Syriens taillent la leur. La mode est aux
chaussures pointues à lacets et, quand c’est la saison, les hommes et les
femmes portent de la fourrure. Le pèlerinage est le facteur le plus important
de revitalisation de Jérusalem, renaissance que l’on doit principalement aux
ordres militaires, les Hospitaliers qui soignent et logent les voyageurs, et les
Templiers qui sécurisent les routes pour les pèlerins. Les costumes
contribuent à offrir de la variété à l’environnement, les Templiers et leur cape
blanche à capuche toute simple avec une croix rouge sur la poitrine, les
Hospitaliers et leur cape noire avec une croix blanche, les deux ordres
portant des bottes et non des chaussures fantaisie. Rien ne traduit plus
l’énergie et l’exaltation de cette époque que l’explosion de l’activité
architecturale à l’église du Saint-Sépulcre, à l’hôpital des Chevaliers de
Saint-Jean et, surtout, au quartier général des Templiers sur le Mont du
Temple.
L’immense église du Saint-Sépulcre, bâtie par l’empereur Constantin au
début du IVe siècle, a subi de nombreuses attaques, émanant tout d’abord des
Perses en 614, puis par la suite, à plusieurs reprises, sous le règne des
musulmans. À chaque fois, la rotonde s’élevant au-dessus de la tombe de
Jésus a été restaurée, tout comme la grande basilique se prolongeant vers
l’est, mais sous une forme moins imposante. Mais quand le calife fatimide
al-Hakim ordonne la destruction totale de l’église en 1009, la basilique est
rasée, la tombe de Jésus est taillée en pièces et la rotonde transformée en tas
de ruines, à tel point que sa restauration demeure impossible pendant de
longues années pour une communauté chrétienne appauvrie et opprimée.
Après la mort d’al-Hakim, les chrétiens peuvent s’estimer heureux d’être
autorisés à venir célébrer leur culte, même si c’est sur un champ de ruines.
Cependant, grâce aux fonds alloués par l’empereur byzantin, la
reconstruction de l’église démarre, certes modestement, concernant
exclusivement la rotonde, dont les travaux sont achevés en 1047. Par
conséquent, en juillet 1099, quand les croisés mènent une action de grâce au
sein du cœur spirituel de la chrétienté, ils découvrent une rotonde
reconstruite, avec plusieurs absides ornant l’édifice, et découvrent côté est,
de l’autre côté d’une cour extérieure, la chapelle du Golgotha, située sur le
site de la crucifixion de Jésus. Le tout occupe une surface quatre fois moins
importante que celle de l’église originale de Constantin.
Pour le prestige, mais aussi pour accueillir l’important flux de pèlerins
venant à Jérusalem, les Francs souhaitent construire une toute nouvelle
église sur les ruines de l’ancienne basilique, cependant il faudra attendre
plusieurs décennies avant qu’ils ne disposent des ressources nécessaires
pour mettre leur projet à exécution. C’est sous le règne du roi Foulque V, de
la reine Mélisende et de leur fils Baudouin III, principaux mécènes de
l’église du Saint-Sépulcre, que cette entreprise se concrétise. C’est
également à cette époque que Zengi détruit Édesse et que Nur al-Din menace
Antioche, Jérusalem bénéficiant alors d’un climat de sécurité. En 1149, les
Francs consacrent de nouvelles chapelles ornées de mosaïques sur
l’affleurement fissuré du Golgotha. En 1153, s’ajoute un clocher de cinq
étages adjacent à la magnifique façade de l’entrée, dans un style roman et
orné de motifs orientaux locaux. Toujours dans ce style roman qui est aussi
celui des grandes cathédrales bâties sur l’itinéraire du pèlerinage, en France
et en Espagne – à Tours, Limoges, Conques, Toulouse et Saint-Jacques-deCompostelle –, les Francs entament le remplacement de la basilique de
Constantin dans les années 1130, travaux qui s’achèveront dans les
années 1160.
Mais le peu d’espace disponible entre la rotonde et les chapelles côté est,
représentant les divers lieux saints, impose une construction sur un seul
plan. On se passe de nef et le chœur est donc bâti presque immédiatement à
l’est de la rotonde, les deux éléments étant séparés par un transept très large
qui remplace en fait la nef. Le chœur est entouré d’un déambulatoire qui
donne sur de nombreuses chapelles, permettant à une foule de pèlerins de
circuler librement dans l’église et de s’arrêter pour prier à l’intérieur des
chapelles. Le Golgotha est l’avant-dernier arrêt observé par les pèlerins, où
ils laissent les croix qu’ils ont portées tout au long du pèlerinage. Enfin, ils
prient devant la tombe vide du Christ, au centre de la rotonde, lieu le plus
sacré du christianisme. À l’exception de quelques éléments endommagés par
Saladin et ses successeurs, l’église avait essentiellement l’aspect qu’on lui
connaît de nos jours.
Pendant que se déroulent les travaux de l’église du Saint-Sépulcre, les
Hospitaliers construisent leur hôpital à l’opposé, côté sud. En outre, selon
Guillaume de Tyr, celui-ci était bien plus haut et plus coûteux que l’église
consacrée par le précieux sang de notre Sauveur. À l’instar des Templiers,
les Hospitaliers ne dépendent que du pape et, à Jérusalem, bien que leur
hôpital soit situé dans les quartiers du patriarche, ils conservent une stricte
autonomie qui entraîne des frictions, et même une sérieuse dispute au cours
de laquelle les chevaliers de Saint-Jean font sonner toutes leurs cloches pour
contrarier le patriarche qui prononce son sermon dans l’église du SaintSépulcre.
Malgré ce comportement, les Hospitaliers sont cependant bien considérés
– essentiellement pour leurs actions de charité au sein de la ville. Jean de
Würzburg, qui se rend à Jérusalem vers 1165, décrit un hôpital « dans lequel
sont rassemblés à l’intérieur de diverses chambres un grand nombre de
malades, des hommes comme des femmes, qui sont soignés et remis sur pied
tous les jours à très grands frais ». Au moment de sa visite, l’hôpital prend en
charge 2 000 patients, dit-il, et il « nourrit autant de personnes à l’intérieur
qu’à l’extérieur de l’établissement ». Les Hospitaliers dirigent également des
châteaux « pour la défense de la terre chrétienne contre les incursions des
Sarrasins »243.
Dans ses écrits sur les Hospitaliers, Jean de Würzburg les compare aux
Templiers, qui « font aussi considérablement la charité aux pauvres du
Christ, mais dix fois moins que les Hospitaliers »244. Jacques de Molay,
dernier maître de l’ordre du Temple, livre une explication succincte dans une
note, en 1305 : « Les Hospitaliers ont été fondés pour prendre soin des
malades et, au-delà de ça, ils portent des armes […] alors que les Templiers
ont été spécifiquement fondés pour des missions militaires. »245 Si les
Hospitaliers sont issus d’un groupe de moines bénédictins dissidents et ont
ensuite accepté des religieuses dans leurs rangs, les Templiers sont à la base
des chevaliers laïques. Dans les deux ordres, l’initié jure d’« être serf et
esclave », mais, pour les Hospitaliers, c’est vis-à-vis des malades, tandis que
pour les Templiers, c’est vis-à-vis de l’Ordre proprement dit. La défense de
l’Outremer est la toute première priorité des Templiers, à qui ils donnent
leurs ressources et leur vie. Pour les Hospitaliers, la guerre est un
prolongement de leur mission envers les malades et les pauvres, et,
proportionnellement, ils octroient une part moins importante de leurs
ressources à la construction de châteaux et aux activités militaires. Il se
trouve que les Templiers sont bien plus représentatifs de la société médiévale
que les Hospitaliers. L’ordre du Temple est ouvert à tout le monde, des
nobles les plus riches aux paysans les plus pauvres, mais il fait également
bien la distinction entre les sergents et les chevaliers. Contrairement aux
Hospitaliers, les chevaliers templiers bénéficient d’une aura considérable, en
tant que membres d’une élite combattante, qui les met à part. Par contre, en
répartissant leurs actions entre la guerre et la charité, les Hospitaliers gardent
le contact avec les courants fluctuants de la société médiévale. L’ordre du
Temple a pour raison d’être246 la lutte pour la Terre sainte et si ce combat
doit se solder par un échec, cela se traduira par la chute de l’institution.
Aujourd’hui, il ne reste rien de l’hôpital de Jérusalem, à part le nom,
Muristan, qui signifie « hôpital », nom que porte maintenant le marché
ottoman de la fin du XIXe siècle situé à cet endroit. Après la conquête de
Jérusalem par Saladin en 1187, diverses parties de l’hôpital ont été
converties en mosquées et en un collège islamique. En 1868, ce n’était plus
qu’un tas de ruines. Après la « purification » du Mont du Temple par
Saladin, il ne reste pas non plus grande trace des Templiers, principalement
des fragments de structure à l’intérieur de la mosquée al-Aqsa et du dôme du
Rocher, qui attestent de la présence d’un atelier à l’extrémité sud du Mont
du Temple. C’est là que de nombreuses et magnifiques œuvres
architecturales ont été créées, représentant une synthèse unique des styles
byzantin, européen de l’Ouest et levantin.
Mais, dans les décennies qui suivent la deuxième croisade, les personnes
se rendant sur le Mont du Temple sont impressionnées par les aménagements
réalisés par les chevaliers templiers. Après avoir prié dans l’église du SaintSépulcre, dotée de chapelles associées à la crucifixion, à l’enterrement de
Jésus et à la découverte de la Vraie Croix, les pèlerins marchent jusqu’au
Mont du Temple, où ils empruntent la porte ouest près du flanc sud du dôme
du Rocher, le Templum Domini ou « Temple du Seigneur », église servie par
les chanoines de l’ordre des Augustins. Dans la cour extérieure, les
chanoines et les Templiers ont bâti des maisons et créé des jardins.
Selon Theoderich, pèlerin germain qui a relaté par écrit son séjour en
Terre sainte, en 1172, le Temple du Seigneur porte une inscription qui dit :
« C’est ici la Maison du Seigneur, solidement bâtie. Elle est fondée sur la
pierre ferme. » Mais, comme les pèlerins avaient l’habitude d’emporter des
morceaux du rocher sacré, sa surface a été recouverte de marbre et entourée
d’une grande protection joliment décorée en fer forgé dressée entre les
colonnes. En choisissant d’identifier le dôme du Rocher et la mosquée alAqsa au Temple et au palais de Salomon, les Francs les intègrent à l’héritage
biblique du christianisme. Plutôt que de les détruire, ils les préservent pour
que les chrétiens puissent les utiliser.
Du Temple du Seigneur, poursuit Theoderich, les pèlerins se dirigent vers
le sud jusqu’au quartier général des Templiers, à l’intérieur de la mosquée
al-Aqsa, ou plutôt ce qu’il appelle le palais de Salomon :
« […] qui est oblong et soutenu à l’intérieur par des colonnes,
comme une église, et en fin de compte rond comme un sanctuaire
et coiffé d’un grand dôme rond. Cet édifice, avec toutes ses
dépendances, est tombé aux mains des chevaliers templiers qui
résident à l’intérieur et dans d’autres bâtiments reliés. Ils y
disposent de nombreux magasins d’armes, de vêtements et de
nourriture et sont sans cesse aux aguets pour protéger le pays.
Dessous se trouvent des écuries bâties jadis par Salomon en
personne, adjacentes au palais, extraordinaire bâtiment complexe
reposant sur des colonnes et doté de tout un réseau d’arcs et de
voûtes. Selon nos calculs, les écuries peuvent accueillir dix mille
chevaux avec leurs palefreniers. Aucun homme ne peut tirer une
flèche avec un arc d’un bout à l’autre de l’édifice, que ce soit dans
le sens de la longueur ou de la largeur. Au-dessus se trouvent une
multitude de pièces, chambres solaires et bâtiments adaptés à tous
les usages. Ceux qui marchent sur le toit tombent sur de nombreux
jardins, cours, antichambres, vestibules et bassins d’eau de pluie.
En contrebas, on découvre un nombre incroyable de bains,
entrepôts, greniers et magasins pour le stockage du bois et d’autres
provisions indispensables. »
Visiblement, les Templiers ont considérablement rénové ce qui était un
bâtiment tronqué et délabré. Mais ils font bien plus encore :
« De l’autre côté du palais, à savoir la partie ouest, les Templiers
ont érigé un nouveau bâtiment. Je pourrais préciser la hauteur, la
longueur et la largeur de ses caves, de ses réfectoires, de ses
escaliers et de son toit, lequel est très pentu, contrairement aux
toits plats de ce pays, mais mon auditoire aurait du mal à me
croire. Ils ont bâti un nouveau cloître, qui vient s’ajouter à celui
qui se trouvait dans une autre partie du bâtiment. En outre, ils font
les fondations d’une nouvelle église d’une taille extraordinaire et
demandant une maîtrise exceptionnelle, à côté de la grande
cour. »247
La partie sud du Mont du Temple est donc devenue le centre administratif,
militaire et religieux des Templiers, avec une vaste écurie en dessous. Le
Mont du Temple est le centre nerveux de tout l’ordre du Temple, non
seulement pour l’Outremer, mais également pour l’Europe entière. La
France, l’Angleterre, l’Aragon, le Poitou, le Portugal, les Pouilles et la
Hongrie disposent chacun d’un maître provincial qui rend des comptes au
maître de l’Ordre. Mais le maître, malgré ses pouvoirs considérables, ne
règne pas en autocrate. Avant de prendre les décisions importantes, comme
partir faire la guerre, décider d’une trêve, aliéner des terres ou acquérir un
château, il doit consulter le chapitre général, lequel est composé de membres
chevronnés.
Le maître, élu par des membres expérimentés de l’Ordre, y a ses quartiers,
ainsi que son entourage, constitué d’un chapelain, de deux chevaliers, d’un
ecclésiastique, d’un sergent, d’un scribe musulman qui sert d’interprète,
ainsi que de serviteurs et d’un cuisinier. Le sénéchal, le maréchal, le
commandeur du royaume de Jérusalem et le frère drapier sont aussi présents
avec leurs serviteurs. Le sénéchal est l’adjoint et le conseiller du maître. Le
frère drapier est le gardien des habits. Il fournit les vêtements et la literie,
confisque des choses aux chevaliers considérés comme nantis et distribue les
cadeaux offerts à l’Ordre. Le maréchal est responsable des décisions
militaires telles que l’achat d’équipement et de chevaux. Il exerce également
une autorité sur les commandeurs régionaux. Ces derniers sont : le
commandeur du royaume de Jérusalem, qui joue le rôle de trésorier de
l’Ordre et possède, au sein du royaume, les mêmes pouvoirs que le maître ; le
commandeur de la cité de Jérusalem, qui, au sein de la ville, possède les
mêmes pouvoirs que le maître ; et les commandeurs de Saint-Jean-d’Acre, de
Tripoli et d’Antioche, chacun avec les pouvoirs du maître au sein de leur
domaine respectif. On dénombre également environ 300 chevaliers et
1 000 sergents, ainsi que la cavalerie légère syrienne, les turcopoles,
employée par l’Ordre, sans oublier de nombreux auxiliaires, à savoir des
palefreniers, maréchaux-ferrants, armuriers et tailleurs de pierres. Nombre de
ces personnes sont peut-être logées sur le Mont du Temple.
Le Mont du Temple est un endroit qui grouille de monde, même si, à
l’instar de n’importe quel monastère, son centre demeure des plus silencieux.
En effet, les Templiers respectent les heures canoniales comme n’importe
quel moine cistercien ou bénédictin. Sinon, ils s’occupent de leurs chevaux.
Les Écuries de Salomon sont en fait une sous-structure de voûtes et d’arcs
bâtie par Hérode afin d’agrandir la plateforme du Mont. Par la suite, les
Umayyades et les Templiers ont entrepris des travaux de reconstruction. Les
Templiers s’en sont servis comme écuries, mais Theoderich exagère quand il
dit que celles-ci pouvaient héberger 10 000 chevaux. D’autres voyageurs
évaluent leur capacité à 2 000 chevaux, avec de la place pour les écuyers et
les palefreniers. Des pèlerins y dorment même peut-être. Le nombre de
chevaux présents en même temps dans ces écuries était plus de l’ordre de
500. Une porte construite par les Templiers dans le mur sud du Mont du
Temple donne directement accès au quartier général et aux écuries.
Ces moines guerriers constituent une force considérable en cette Terre
sainte dont la défense leur incombe de plus en plus depuis la deuxième
croisade. Le système féodal n’a fourni que 1 000 chevaliers dans tout
l’Outremer, même si le roi de Jérusalem dispose de suffisamment de
ressources pour engager des mercenaires. En revanche, dans les années 1170,
les Templiers comptent à eux seuls 300 chevaliers et 1 000 sergents basés à
Jérusalem et un effectif équivalent réparti entre Tripoli, Antioche, Tortose et
Baghras. Autrement dit, 600 chevaliers et 2 000 sergents en tout. Une fois
les Hospitaliers inclus, les ordres militaires représentent le plus gros
contingent de la force militaire des États croisés en Orient248.
Contrairement à la croyance populaire, les Templiers ne sont pas des
fanatiques cherchant en permanence à combattre l’infidèle. En règle
générale, ils se montrent pragmatiques, avec une approche conservatrice de la
politique et de la guerre, en tout cas plus que les comtes et rois d’Outremer
obnubilés par leurs ambitions dynastiques et personnelles du moment. En
devenant chevalier templier, chaque homme se voue corps et âme à l’Ordre,
comme l’attestent les paroles d’une recrue : « Je renonce à la vie laïque et à
son faste, abandonnant tout. Je me donne au Seigneur et au royaume du
Temple de Salomon de Jérusalem, que je servirai toute ma vie suivant ma
force dans la pauvreté pour Dieu. »249
À la volonté personnelle se substitue une mise au service de l’Ordre et de
ses objectifs. Les Templiers se vouent à la défense permanente de la Terre
sainte. Au Moyen Âge, les conflits se résument plus à des sièges de villes et
de châteaux qu’à des batailles rangées, plus imprévisibles et risquées, même
dans les circonstances les plus favorables. En Outremer, la patience porte ses
fruits, car les coalitions musulmanes contre les chrétiens finissent toujours à
la longue par péricliter. C’est donc avec une certaine confiance que les
Templiers contemplent Jérusalem et l’avenir depuis leur quartier général
perché sur le Mont du Temple.
La défense de l’Outremer
Depuis la mort du roi Foulque V en 1143, sa femme et cosouveraine
Mélisende règne sur le royaume de Jérusalem de plein droit mais également
en tant que régente de leur fils, Baudouin III. Pour ce faire, compte tenu de
l’âge du garçon, elle peut compter sur le soutien des Templiers. Cependant,
en 1150, alors qu’il est majeur depuis longtemps, Baudouin III exige le droit
de régner en tant que co-monarque aux côtés de sa mère. Lors des deux
années suivantes, des tensions apparaissent dans la noblesse car des factions
sont en faveur de Baudouin III tandis que d’autres soutiennent Mélisende.
On craint une guerre civile, mais le problème est réglé en 1152, quand
Baudouin III montre sa puissance de manière convaincante et que sa mère se
retire à Naplouse. Des signes laissent penser que les Templiers ont soutenu
Mélisende jusqu’au bout, mais ne se sont pas pour autant brouillés avec
Baudouin III. Dépendant uniquement du pape, ils n’en ont pas moins
toujours soutenu la personne en place sur le trône de Jérusalem. En tout cas,
deux ans plus tard, en 1152, Mélisende et Baudouin III sont réconciliés et,
bien qu’elle soit toujours installée à Naplouse, où elle peut demeurer à vie,
Mélisende continue d’exercer une certaine influence à la cour. Son
expérience est appréciée et elle remplace Baudouin III quand il est en
campagne.
La première grande campagne de Baudouin III concerne Ascalon, qu’il
assiège en juillet 1153. Cette ville, dont la garnison est composée de
Fatimides d’Égypte, constitue le dernier avant-poste musulman sur la côte
palestinienne et a servi de base pour des attaques contre le royaume de
Jérusalem et des opérations de piraterie. Mais, bien que l’Égypte fatimide
soit en perte de vitesse, Ascalon demeure puissamment fortifiée et le siège
s’éternise jusqu’en été, la ville ne tombant qu’en août. Le butin est énorme et
la reconquête chrétienne de la Palestine totale. Les Templiers jouent un rôle
clé dans ce triomphe puisqu’ils sont les premiers à s’engouffrer dans la
brèche lorsqu’une section des remparts s’écroule, même si Guillaume de Tyr
s’est montré prévisible en retournant cet événement contre eux. Il a en effet
affirmé dans sa chronique que l’impatience des Templiers était due à leur
avidité pour les butins, thème qu’il a développé et qui sera ensuite repris par
d’autres. Le ressentiment de Guillaume de Tyr envers les Templiers tient à
leur indépendance, ordre uniquement assujetti au pape et qui échappe à tout
contrôle de l’Église ou de l’État. Homme d’église qui voit son ambition de
devenir patriarche de Jérusalem contrecarrée, il ne manque pas une occasion
de trouver de basses motivations aux succès des Templiers, tendance qui
finira par trouver un écho favorable. En fait, à Ascalon, il n’est point
question d’avidité mais de sacrifice, car les Templiers ont perdu environ
40 chevaliers dans l’opération et leur maître est même mort lors de l’attaque.
Le siège d’Ascalon orchestré par Baudouin III se paiera en fait très cher.
Presque immédiatement après le siège raté de Damas lors de la deuxième
croisade, son atabeg, Mu’in ad-Din Unur, reprend son ancienne alliance
avec Jérusalem, par pur calcul politique contre son plus grand ennemi, Nur
al-Din. Mais, en 1149, Mu’in ad-Din Unur meurt. Sous son successeur,
Mujin al-Din Ibn al-Sufi, Damas subit à plusieurs reprises des attaques et
sièges de Nur al-Din. Dans un effort désespéré pour maintenir
l’indépendance de la ville, Mujin al-Din reconnaît d’un côté la souveraineté
de Nur al-Din, mais ne rompt pas son alliance avec Jérusalem de l’autre.
Pendant ce temps, la propagande djihadiste de Nur al-Din porte ses fruits sur
les musulmans de la ville. Les chrétiens sont restés majoritaires à Damas au
moins jusqu’au Xe siècle, voire XIe siècle250, et même jusqu’au milieu du
XIIe
siècle ils représentent presque la moitié de la population. Mais, face à
l’intimidation incessante de Nur al-Din, couplée à sa propagande – et alors
que les forces de Baudouin III viennent d’arriver à Ascalon et que le royaume
de Jérusalem manque des ressources nécessaires pour venir en aide à Damas
–, en avril 1154, une frange de la population musulmane ouvre les portes de
la ville à Nur al-Din.
Immédiatement après avoir occupé Damas, Nur al-Din impose le même
climat de ferveur religieuse qu’à Alep, créant de nouvelles madrasas et
mosquées où prêcher le djihad. Et, comme à Alep, il oriente l’énergie de ses
sujets non pas contre les Francs, mais à l’encontre les États musulmans
ailleurs en Syrie qui résistent à son autorité. En fait, il renouvelle le traité de
paix avec Jérusalem et consent même à verser un tribut aux Francs, tout en
soumettant Baalbek, détenue par les musulmans, et en s’emparant par la
force de terres seldjoukides d’Asie Mineure. Pendant le restant de sa vie,
Nur al-Din ne se lancera pas dans un djihad contre les Francs. Mais il
possède désormais la plus grande ville de Syrie, au-delà de laquelle se trouve
l’Égypte, plus au sud.
Baudouin III tombe malade et meurt en février 1163. Il n’avait pas d’enfants
et, avant sa mort, il a nommé comme successeur Amaury, son frère cadet.
Mais, au sein de la noblesse et de l’Église, certains sont opposés à son
accession au trône pour cause d’inceste – affirmant que lui et sa femme
Agnès de Courtenay sont cousins au troisième degré (ils avaient le même
arrière arrière-grand-père) et ont donc un lien de parenté trop proche. Agnès
est la fille de Josselin II d’Édesse, mais, après la destruction de la ville où
elle est née, elle est venue à Jérusalem. C’est là qu’elle a épousé Amaury et
lui a donné trois enfants. Mais, pour accéder au trône, Amaury accepte
d’annuler son mariage, à condition que ses enfants soient considérés comme
légitimes. Deux finiront par régner, son fils, sous le nom de Baudouin IV, le
« roi lépreux », et sa fille Sibylle, en devenant reine à la mort de son frère.
Pendant son règne, Amaury charge Guillaume de Tyr, devenu un ami intime,
d’écrire une histoire de l’Outremer.
Quelques mois après être devenu roi, Amaury doit faire face à la
dégradation de la situation en Égypte. Le régime fatimide du Caire est
devenu faible et instable, deux vizirs jouant de rivalité afin de contrôler le
califat affaibli. Chaque vizir recherche du soutien en dehors d’Égypte,
attirant dans leur différend Amaury de Jérusalem et Nur al-Din de Damas. Le
bénéfice potentiel est énorme pour les Francs : en installant un
gouvernement allié au Caire, le royaume de Jérusalem aurait non seulement
accès aux ressources exceptionnelles d’Égypte, mais il protégerait également
son flanc sud. Cependant, la perspective n’est pas moins prometteuse pour
Nur al-Din : en s’emparant de l’Égypte, il contrôlerait la route commerciale
allant de Damas au Caire, tout en encerclant complètement les États
chrétiens. La garnison fatimide d’Ascalon a pris le contrôle de la route
menant au delta du Nil et au Caire, ligne d’attaque également prise par les
Arabes lorsqu’ils avaient envahi l’Égypte en 640 après avoir conquis la Syrie
et la Palestine. Lorsque le roi Baudouin III s’est emparé d’Ascalon avec le
concours des Templiers en 1153, cela a ouvert la porte de l’Égypte aux
Francs. Amaury entrera à trois reprises en Égypte, en 1164, puis en 1167 et
en 1168, afin d’empêcher que le pays ne tombe aux mains de Nur al-Din.
Nur al-Din bouge le premier en envoyant son général kurde Shirkuh en
Égypte afin d’installer au pouvoir le vizir Shawar. Mais, très vite, Shawar ne
supporte pas la main de fer de Shirkuh et, face à la perspective d’une guerre
ouverte entre eux deux, Shawar demande de l’aide à Amaury. En 1164,
Amaury est à la tête d’une armée franque, renfermant un gros contingent de
Templiers, qui entre en Égypte et assiège Shirkuh à Bilbéis, dans la partie
est du delta. Au bout de trois mois, alors que Bilbéis est sur le point de
tomber, Nur al-Din vole au secours de Shirkuh, dans une situation
désespérée, en assiégeant Harim, située entre Antioche et Alep. Quand Harim
tombe en août, les têtes des défenseurs chrétiens sont envoyées à Bilbéis,
Shirkuh ayant comme instruction de les exposer sur les remparts afin
d’effrayer les assiégeurs. Le pire, c’est qu’en essayant de venir en aide à
Harim, une armée franque est battue par Nur al-Din, et ses chefs,
Bohémond III d’Antioche et Raymond III de Tripoli, ainsi que plusieurs
autres, sont capturés et détenus en attente d’une rançon. Bohémond III est
libéré un an plus tard et Raymond III seulement en 1173. Pour pallier la
situation d’urgence du nord de l’Outremer, Amaury accepte de se retirer
d’Égypte si Shirkuh en fait autant, laissant ainsi irrésolu le problème du
califat fatimide en décrépitude.
Mais, comme l’ont immédiatement compris les Templiers, l’aventure a
révélé au grand jour la vulnérabilité de l’Outremer. Bertrand de Blanquefort,
maître de l’ordre du Temple, écrit dans une lettre adressée en novembre 1164
au roi Louis VII :
Bien que notre roi Amaury soit, grâce à Dieu, grand et magnifique,
il ne peut monter quatre armées pour défendre Antioche, Tripoli,
Jérusalem et Babylone [comme s’appelait Fostat au Moyen Âge,
capitale arabe d’origine de l’Égypte251]. […] Mais Nur al-Din
peut toutes les attaquer en même temps s’il le souhaite tellement il
compte de chiens dans ses rangs.252
En très grande supériorité numérique, les Turcs menacent d’écraser
l’Outremer.
Et les Turcs ne combattent pas seuls. Sous Nur al-Din, leurs effectifs
s’étoffent grâce aux Kurdes, peuple montagnard qui vit dans certaines
régions du Caucase, de Mésopotamie, de Perse et de l’est de l’Asie Mineure.
Les généraux de Nur al-Din, Shirkuh et son frère Ayyub, sont kurdes et leur
importance au sein de l’armée de Nur al-Din attire leurs compatriotes en très
grand nombre. En revanche, les Arabes jouent un rôle négligeable, voire nul,
lors des campagnes de Nur al-Din. Par peur qu’ils ne se révoltent contre
leurs suzerains turcs, ils sont plutôt activement éliminés. Les Kurdes sont
des musulmans sunnites, à l’instar des Turcs, et entrent à merveille dans le
plan de conquête de l’Égypte fatimide de Nur al-Din. En revanche, les
Fatimides sont non seulement arabes, mais également ismaéliens,
ramification de l’islam chiite, véritable hérésie pour les sunnites dont ils sont
également les rivaux dans l’optique d’une domination universelle. Si les
deux siècles de règne fatimide ont été marqués par des influences chiites
considérables chez les musulmans d’Égypte, Nur al-Din est malgré tout
déterminé à employer l’arme du djihad pour ramener l’Égypte dans une
certaine orthodoxie et la maintenir sous contrôle.
La rivalité entre sunnites et chiites est un atout pour Amaury. Les chiites
l’ont appelé en Égypte pour les défendre contre les sunnites. Mais Amaury a
un autre avantage. L’élite régnante musulmane est concentrée sur Le Caire et
la ville portuaire d’Alexandrie. « Ailleurs, la population chrétienne copte
indigène d’Égypte est majoritaire »253 – cinq cents ans après la conquête
arabe, l’Égypte demeure un pays majoritairement chrétien, comme l’attestent
des travaux récents de l’historien égyptien Tamer el-Leithy, qui « discrédite
la notion de conversion massive avant le XIIIe siècle »254.
La lutte pour le contrôle de l’Égypte entre Amaury et Shirkuh, le général
kurde à la tête de l’armée de Nur al-Din, dure cinq ans. En raison de la
situation géographique, des ressources et de la main-d’œuvre de l’Égypte,
parvenir à la rallier sa cause peut s’avérer décisif pour l’un des deux
adversaires.
Nur al-Din est une nouvelle fois le premier à agir. En 1167, il envoie
Shirkuh en Égypte et Amaury vient encore au secours de Shawar. Cette foisci, le vizir paie généreusement les services du roi. Dans un traité
probablement rédigé par Geoffroy Foucher, membre éminent de l’ordre du
Temple, Shawar accepte de verser un tribut annuel en supplément de
400 000 besants d’or, la moitié immédiatement, à condition que les Francs
s’engagent à détruire Shirkuh et son armée ou à les bouter hors d’Égypte.
Amaury se trouvant au Caire, Shirkuh se replie au sud vers Minya, où les
Francs infligent aux Turcs, lors d’une bataille livrée dans le désert, à alBabayn, des pertes s’élevant à 1 500 morts, contre 100 de leur côté. Les
forces de Nur al-Din s’accrochent une dernière fois en se barricadant dans
Alexandrie. Leur commandant est un jeune Kurde, le neveu de Shirkuh,
Salah al-Din, plus connu en Occident sous le nom de Saladin, qui, après
deux ou trois mois d’une famine grandissante dans la ville, se rend aux
Francs, lesquels les escortent en dehors pour leur propre sécurité car la
population aurait taillé Saladin et ses hommes en pièces pour toutes les
souffrances qu’ils lui avaient fait endurer. Alors que l’armée d’Amaury,
accompagnée des Templiers, traverse les rues de la ville de Saint-Marc, leur
triomphe est synonyme de libération du dernier des grands sièges
patriarcaux. Et, en haut de ce qui reste du phare d’Alexandrie, ancienne
merveille du monde du temps où la ville était la capitale culturelle de la
civilisation occidentale, ils installent l’étendard de Jérusalem. Pour s’assurer
que les forces de Nur al-Din ne reviendront pas, Amaury installe une
garnison au Caire et des représentants francs dans le palais du califat.
L’Égypte devient ainsi un protectorat. Puis Amaury et son armée rentrent
chez eux.
Mais l’importante faiblesse du régime fatimide est toujours d’actualité et
ce n’est qu’une question de temps avant que Nur al-Din ou Amaury ne porte
le coup de grâce255. En août 1167, juste après son retour d’Égypte, Amaury
épouse Marie Comnène, l’arrière-petite-nièce de Manuel Ier Comnène,
l’empereur byzantin. Dans les mois qui suivent, voit le jour le plan d’une
expédition militaire franco-byzantine visant à conquérir, diviser et annexer
l’Égypte, les Francs s’emparant de l’intérieur des terres et les Byzantins de
la côte. L’ami et conseiller d’Amaury, l’historien Guillaume de Tyr,
récemment nommé archidiacre de Tyr, rédige un traité d’alliance officiel et
est dépêché avec les pleins pouvoirs par Manuel Ier Comnène afin de ratifier
l’accord en présence de l’empereur. Mais, avant que Guillaume n’ait eu le
temps de rentrer à Jérusalem, Amaury a déjà frappé, marchant sur l’Égypte en
octobre 1168. Shawar a refusé de payer le tribut convenu et des rumeurs
courent jusqu’à Jérusalem selon lesquelles le vizir s’est tourné vers Nur alDin, cette fois-ci pour se débarrasser de la garnison et des représentants
francs installés au Caire. Mais les raisons pour lesquelles Amaury n’attend
pas ses alliés byzantins demeurent obscures. On dit que lui ou ses barons
estimaient pouvoir s’emparer de l’Égypte sans partager le pays avec les
Byzantins. Il se murmure également qu’Amaury était harcelé par les
Hospitaliers. Quelles que soient ses motivations, les Templiers s’opposent et
refusent de participer à l’expédition.
Si la décision soudaine d’envahir l’Égypte prise par Amaury est
conditionnée par une urgence, il est ensuite critiqué par Guillaume de Tyr
pour son absence d’objectif et un manque d’enthousiasme. Tout d’abord,
l’armée franque s’empare de Bilbéis sur le delta et est prise d’un accès de
folie meurtrière, massacrant nombre de ses habitants, dont de nombreux
chrétiens. Puis c’est au tour du Caire d’être assiégée. Après l’épisode de
Bilbéis, Shawar est déterminé à défendre sa ville jusqu’au bout, tout en
refusant d’abandonner Fustat aux Francs et en la réduisant en cendres,
incendie qui durera cinquante-quatre jours. Pendant tout ce temps, alors
qu’Amaury et Shawar chicanent sur le tribut et que l’argent est remis en
plusieurs versements, Amaury, apparemment conformément à l’accord, se
retire du Caire. Mais Shirkuh, le général de Nur al-Din, fait son apparition
dans le delta et, en janvier 1169, après avoir échappé discrètement à l’armée
d’Amaury, il entre dans Le Caire sans rencontrer de résistance, s’empresse
de décapiter Shawar et s’installe comme vizir. Son règne sera de courte
durée. En mars, Shirkuh meurt et c’est son neveu Saladin qui lui succède.
La conquête de l’Égypte par les forces de Nur al-Din est une calamité
stratégique pour les Francs. Le protectorat qu’ils y ont installé prend fin, les
avantages stratégiques et économiques obtenus sont perdus et la Syrie et
l’Égypte sont désormais unies sous l’influence turque. L’encerclement final
de l’Outremer vient de débuter.
Et pourquoi les Templiers ont-ils refusé de participer à une aventure si
vitale ? Depuis, cette question a fait l’objet de suppositions et de débats. On
aurait pu s’attendre à ce que Guillaume de Tyr, chargé par Amaury d’écrire
son histoire du royaume de Jérusalem, condamne sans ménagement les
Templiers. Pourtant, Guillaume de Tyr n’est lui-même pas d’accord avec
cette campagne et indique que les Templiers se sont élevés contre cette
opération pour des raisons morales. « Il semblait contre leur conscience »256
de rompre le traité qu’ils avaient contribué à négocier avec Shawar en 1167.
En outre, malgré toute l’importance stratégique de l’Égypte, ils ont pris en
compte d’autres positions. En 1164, lorsque le gros des troupes des
Templiers bat la campagne en Égypte avec Amaury, Nur al-Din en profite
pour attaquer au nord, infligeant de lourdes pertes à l’armée du prince
d’Antioche. Geoffroy Foucher, précepteur de l’ordre du Temple, écrit à
Louis VII en septembre de cette année-là : « Rien ne peut réprimer leur
sauvagerie. Des six cents chevaliers et douze mille soldats à pied, on n’en
connaît guère à en avoir réchappé. »257 Parmi ces prisonniers et ces victimes
figurent 60 chevaliers templiers, tous morts, et de nombreux sergents et
turcopoles qui subissent le même sort, dans la région des monts Amanus où
les Templiers tiennent les rênes de châteaux constituant le dernier rempart de
l’Outremer. L’expérience a peut-être fait prendre conscience aux Templiers
de la nécessité de bien gérer leurs ressources et de les concentrer là où le
besoin se fait le plus sentir.
Néanmoins, Guillaume de Tyr ne peut laisser passer l’occasion de
critiquer les Templiers. En dehors d’autres raisons éventuelles, les Templiers
ont refusé de participer à la campagne d’Égypte de 1168, suggère-t-il, à
cause de leur supposée jalousie vis-à-vis des Hospitaliers, qui ont été les
premiers à pousser Amaury à organiser cette expédition et ont déjà réclamé
Péluse, située à l’extrémité du delta du Nil. L’éternelle rivalité entre les deux
ordres pose problème. Il est rare que l’on puisse les persuader de mener
campagne ensemble et chacun suit sa propre ligne de conduite, quelle que
soit la politique officielle du royaume de Jérusalem. En fait, les Hospitaliers
sont indépendants de l’autorité laïque, mais leur image est adoucie par la
charité et les soins qu’ils prodiguent aux pèlerins, alors que celle des
Templiers repose exclusivement sur leurs prouesses militaires et leur
implication dans les affaires financières. L’indépendance de ces ordres
risque d’être source de ressentiment et, dans le cas des Templiers, elle génère
des critiques, selon lesquelles l’Ordre est surtout axé sur la protection et le
développement de ses propres intérêts.
Outre les vœux de pauvreté, de chasteté, et d’obéissance, chaque nouvel
entrant dans l’ordre des chevaliers templiers jure de « conserver ce qui est
acquis dans le royaume de Jérusalem et de conquérir ce qui n’est pas encore
acquis »258. Pour remplir leurs obligations, une discipline de fer s’impose,
laquelle a fait forte impression sur un pèlerin anonyme en visite à Jérusalem
peu après la moitié du XIIe siècle.
« Les Templiers sont d’excellents soldats. Ils portent une cape
blanche ornée d’une croix rouge et, lorsqu’ils partent à la guerre,
ils sont précédés d’un étendard à deux couleurs appelé
baussant259. Ils progressent en silence. Leur première attaque est
la plus terrible. Ce sont les premiers à arriver et les derniers à
repartir. Ils attendent les ordres de leur maître. Lorsqu’ils
s’estiment prêts à faire la guerre et que la trompette a sonné, ils
chantent en chœur le Psaume de David “Non pas à nous”260,
s’agenouillant dans le sang et sur le cou de l’ennemi, à moins
qu’ils ne l’aient forcé à battre en retraite ou carrément taillé en
pièces. Si l’un d’eux, pour quelque raison que ce soit, tourne le
dos à l’ennemi, revient vivant [d’une défaite] ou emploie son arme
contre les chrétiens, il est sévèrement puni. La cape blanche avec
la croix rouge, signe de sa chevalerie, lui est retirée avec
ignominie. Il est rejeté de la confrérie et mange à même le sol, sans
serviette, pendant un an. Si les chiens l’attaquent, il n’ose pas les
chasser. Mais, au bout d’un an, si le maître et la confrérie pensent
qu’il a suffisamment fait pénitence, ils lui redonnent son ancienne
ceinture de chevalier. Ces Templiers vivent selon des règles
religieuses très strictes, obéissent avec humilité, n’ont aucun bien
personnel, mangent frugalement, se vêtissent modestement et
vivent dans des tentes. »261
Tout ceci conformément à la Règle, qui stipule que si un frère quitte le
champ de bataille sans autorisation :
« […] la grande justice en serait prise, et l’habit ne pourrait lui
demeurer. […] Nul ne doit bouger de l’escadron pour plaie ou
pour blessure sans congé ; et s’il est si gravement atteint qu’il ne
puisse prendre congé, il doit envoyer un frère afin qu’il le prenne
pour lui. Et s’il advenait que la chrétienté tournât en déconfiture,
ce dont Dieu l’en garde, aucun frère ne doit partir du champ pour
retourner à la garnison tant que le gonfanon baussant y est ; car
s’il en partait, il en perdrait la maison pour toujours. »262
Chaque Templier est un chevalier monté extrêmement bien entraîné qui
coûte cher. Dans la France de la seconde moitié du XIIe siècle, il faut à un
chevalier monté 750 acres pour s’équiper et s’entretenir. Un siècle plus tard,
ce coût a été multiplié par cinq, pour atteindre 3 750 acres.
Pour un templier opérant en Outremer, la facture est même supérieure car
il faut importer beaucoup de biens et notamment les chevaux. Chaque
chevalier templier a trois chevaux et, comme ces derniers sont touchés par la
guerre et la maladie et ne vivent que vingt ans, il faut les renouveler plus
fréquemment que l’élevage local ne le permet. Entre le XIIe et le XIIIe siècle,
le prix des chevaux est multiplié par 6. De plus, ces animaux mangent cinq à
six fois plus qu’un homme et il faut les nourrir même s’ils ne font rien. En
cas de mauvaise récolte en Orient, il faut expédier en urgence de la
nourriture pour les hommes et les bêtes.
Chaque Templier dispose également d’un écuyer chargé de s’occuper des
chevaux. Il ne faut pas oublier les sergents, moins lourdement armés que les
chevaliers, mais qui ont un cheval, même s’ils jouent aussi le rôle d’écuyer.
Les sergents sont souvent recrutés localement et portent une tunique marron
ou noire, et non blanche. En fait, chaque Templier est entouré d’environ neuf
personnes qui l’aident. Ce n’est guère différent de la guerre moderne, pour
laquelle chaque soldat de première ligne est assisté de quatre ou cinq
militaires qui ne voient pas l’ombre d’un combat, sans parler des milliers de
civils produisant les armes, le matériel, les vêtements, la nourriture et se
chargeant des transports.
Les responsabilités grandissantes des Templiers augmentent
considérablement leurs dépenses. Dans l’incapacité d’entretenir et de
défendre leurs châteaux et fiefs, les seigneurs laïques confient ces missions
aux ordres militaires. Seules les vastes propriétés d’Outremer et plus
particulièrement d’Occident permettent aux Templiers de fonctionner à une
telle échelle et de se remettre des pertes et échecs afin de continuer à
défendre la Terre sainte.
Jusque dans les années 1160, les Francs affichent une supériorité militaire
sur le champ de bataille et cultivent une stratégie offensive. Si les Turcs sont
capables de réunir des armées très fournies constituées de cavaliers légers et
d’archers, leurs forces ne représentent qu’une modeste menace, même pour
les châteaux peu défendus, à partir du moment où les Francs sont capables
de venir à leur secours en l’espace de quelques jours. Une troupe franque à
l’approche, même le simple écho de son arrivée, suffit généralement à faire
cesser le siège organisé par les Turcs. En outre, quand les Francs attaquent
des positions musulmanes fortifiées, ils disposent des artisans et ingénieurs
nécessaires pour transporter sur place leurs grosses poutres et autres
équipements en bois, puis bâtir leurs engins de siège. C’est ainsi
qu’Antioche, Jérusalem, Tyr, Ascalon et de nombreuses autres villes sont
tombées aux mains des Francs. Mais un tournant se produit au cours des
expéditions égyptiennes. Pendant qu’Amaury est cloué au Caire, à
Alexandrie ou sur le delta, il s’avère incapable de venir rapidement à la
rescousse des villes et châteaux d’Outremer attaqués par Nur al-Din. Plus les
Francs progressent dans une direction, plus ils s’exposent ailleurs. Et,
pendant ce temps, les effectifs turcs ne cessent d’augmenter, vaste migration
comparable aux invasions barbares ayant détruit l’Empire romain en
Occident plusieurs siècles en arrière. Les Turcs apprennent également des
Francs l’art d’organiser un siège.
Les Francs répondent en modifiant radicalement leur architecture
militaire, se mettant à construire des châteaux plus robustes capables de
résister plus longtemps aux sièges. Il s’agit donc d’ériger des remparts plus
élevés, d’opter pour les tours rondes, de créer des poternes pour les sorties,
de concevoir des douves plus profondes et plus larges et de construire des
glacis, à savoir des talus lisses et inclinés en pierre empêchant d’escalader
les fortifications et exposant au feu les assaillants. En outre, les Francs
dotent désormais leurs châteaux de vastes chambres destinées à stocker de la
nourriture et de l’eau pour pouvoir tenir plusieurs mois, voire des années.
Mais surtout, caractéristique première des châteaux francs d’Orient, ils
ajoutent des murs de défense extérieurs concentriques formant plusieurs
anneaux de murailles autour du donjon central, à l’image des châteaux de
Saphet, Beaufort, Margat, Chastel Blanc et Krak des chevaliers.
Les châteaux ne sont pas que des avant-postes militaires et leur mission n’est
pas principalement guerrière. Comme en Europe, les châteaux servent à
développer de nouvelles implantations et sont des centres de production et
d’administration. Les maisons de campagne sont protégées par des remparts,
renferment des moulins à grains et des pressoirs à olives et sont entourées de
jardins, de vignobles, de vergers et de champs. Dans certains cas, les terres
couvrent des centaines de villages et abritent des dizaines de milliers de
paysans. Les exportations de bois vers l’Égypte, d’herbes, d’épices et de
sucre vers l’Europe sont essentielles. Tout au long des XIIe et XIIIe siècles,
l’approvisionnement de l’Europe en sucre est assuré par l’Orient latin.
Mais, à partir des années 1160, les Francs se retrouvent de plus en plus
sur la défensive et la nature militaire de ces châteaux prend de l’importance.
Souvent imposants, sophistiqués et constamment améliorés grâce aux
dernières innovations en matière de science militaire, ils sont au nombre
de 50 en Outremer. Nombre d’entre eux servent de sentinelle à des endroits
stratégiques des frontières. Les États croisés sont étroits et tout en longueur
et manquent donc de profondeur pour être bien défendus. La principauté
d’Antioche, le comté de Tripoli et le royaume de Jérusalem s’étendent sur
plus de 700 kilomètres du nord au sud, mais font rarement plus de 80 à
120 kilomètres de large, le comté de Tripoli se limitant dangereusement à la
largeur de la plaine littorale, de quelques kilomètres, entre Tortose
(aujourd’hui Tartous) et Jableh. À l’intérieur des terres, les villes d’Alep,
Hama, Homs et Damas ont toutes été prises par les Turcs, qui désormais
occupent également l’Égypte. Les Francs bénéficient eux d’une ligne de
défense naturelle, les montagnes, et ils construisent des châteaux afin de
sécuriser les cols.
Les coûts de construction et de réorganisation de ces châteaux ne cessent
d’augmenter et l’implantation de garnisons en leur sein dépasse les niveaux
de ressource des seigneurs féodaux locaux. Dans cette situation, les ordres
militaires se font une place car ils disposent des ressources, de
l’indépendance et du dévouement nécessaires, autant d’éléments qui
expliquent leur pouvoir grandissant. Après la deuxième croisade, les
Hospitaliers et les Templiers deviennent l’ossature de la résistance aux
musulmans. Les ordres militaires prennent possession en temps utile des
grands châteaux, tâche qui leur convient parfaitement. Les châteaux
frontaliers sont des endroits reculés qui n’attirent pas la chevalerie laïque
d’Outremer. Mais, en raison des vœux monastiques prononcés par les ordres
militaires, la vie austère au sein des châteaux leur sied à merveille. Ce sont
des lieux où les fortifications intérieures servent de monastères aux frères.
Leurs membres sont célibataires et donc plus faciles à contrôler. Ils n’ont en
outre aucun intérêt privé extérieur. Formidablement entraînés et très
disciplinés, les Hospitaliers et les Templiers sont dirigés par des chefs d’une
grande habileté militaire. Les capacités de ces ordres contrastent
particulièrement avec les institutions laïques d’Outremer.
À son entrée au Moyen-Orient, la première croisade a franchi le col de
Belen, à environ 25 kilomètres au nord d’Antioche. En 1136, la défense du
col est confiée aux Templiers. Leur principale forteresse est Baghras, qui
s’élève au-dessus du col. Les Templiers en ont construit plusieurs autres
dans les monts Amanus. Quand le danger représenté par Zengi et Nur al-Din
grandit, ces châteaux forment un rideau le long de la frontière nord. Dans
cette région, les Templiers évoluent comme de véritables seigneurs, en toute
indépendance vis-à-vis de la principauté d’Antioche.
Lorsqu’ils prennent les rênes de Gaza pendant l’hiver 1149-1150, les
Templiers prennent également en charge la frontière sud avec l’Égypte du
royaume de Jérusalem. Gaza est alors inhabitée et en ruine, mais les
Templiers reconstruisent une forteresse au sommet d’une petite colline et les
Francs font lentement revivre la ville qui l’entoure. C’est le premier grand
château dont héritent les Templiers. Son rôle est de compléter le blocus
d’Ascalon, petit territoire à 16 kilomètres au nord. Avant-poste fatimide
gênant, Ascalon tombe finalement aux mains de Baudouin III, roi de
Jérusalem, en 1153, grâce à une attaque audacieuse des Templiers.
Tortose (Tartous), sur la côte syrienne, est un autre site stratégique vital et
lieu important pour les pèlerins. Considérée comme l’endroit où l’apôtre
Paul a dit sa première messe, une chapelle dédiée à la Vierge Marie y a été
construite au IIIe siècle, bien avant que le christianisme soit officiellement
toléré au sein de l’Empire romain. Elle renferme une icône de la Vierge
Marie qui aurait été peinte par saint Luc. Pour aider les pèlerins venant y
prier, les croisés ont exploité cette histoire en construisant la cathédrale
Notre-Dame-de-Tortose en 1123, édifice élégant qui marque
architecturalement le passage du style roman au style gothique. Mais, en
1152, Nur al-Din capture et brûle la ville, la laissant déserte et détruite. Et,
comme le comté de Tripoli manque de moyens pour la restaurer, Tortose est
confiée aux bons soins des Templiers, qui améliorent considérablement ses
défenses en érigeant un énorme donjon et des couloirs au sein d’un triple
serpentin de remparts, avec une poterne dans la digue permettant à la ville
d’être approvisionnée par la mer.
Tortose tient son importance stratégique d’une ouverture dans la chaîne de
montagnes qui s’étend vers l’intérieur et la ville musulmane d’Homs. Vers
l’extrémité orientale de cette trouée d’Homs, l’imposant Krak des chevaliers,
récupéré par les Hospitaliers en 1144, surplombe la route reliant l’intérieur
des terres à la mer. Dans les montagnes entre le Krak et Tortose se trouve la
forteresse de Chastel Blanc, désormais connue sous le nom de Safita, déjà
aux mains des Templiers peu avant 1152. Du sommet du donjon de Chastel
Blanc, dont l’aménagement des rues et des maisons est la seule trace de ses
fortifications concentriques, on peut voir à la fois le Krak des chevaliers à
l’est et le château des Templiers d’al-Arimah à l’ouest, sur le littoral
méditerranéen, au sud de Tortose. En bref, les Templiers, avec les
Hospitaliers, contrôlent entièrement la route entre l’intérieur de la Syrie et la
mer. Ils disposent en outre d’une souveraineté absolue sur leurs territoires,
avec une autorité totale sur la population, le droit de se partager les trésors
de guerre et la liberté de traiter avec les puissances musulmanes voisines.
Dans les années 1160, les Templiers s’emparent d’autres châteaux, cette
fois-ci sur le Jourdain, à Ahamant (aujourd’hui Amman), et en Galilée, à
Saphet (également appelée Safed), auxquels vient s’ajouter la forteresse du
Chastelet, plus connue sous le nom de Gué de Jacob (Vadum Iacob), en
1178, tous octroyés aux Templiers par les rois de Jérusalem. Les forteresses
de Gaza, Ahamant, Saphet et le Gué de Jacob appartiennent toutes au
royaume de Jérusalem, mais sont situées au niveau de ses frontières et
revêtent donc un caractère défensif. Le Gué de Jacob est le passage le plus au
nord du Jourdain, ancien point faible emprunté par Saladin en provenance de
Damas pour attaquer facilement les chrétiens. Saladin est si alarmé par
l’installation des Templiers au Chastelet qu’il lance immédiatement une
attaque, qui se solde par un échec en juin 1179. Mais, deux mois plus tard, il
prend d’assaut le château, fait 700 prisonniers, qu’il massacre ensuite. Le
chef des Templiers se jette pour sa part dans le vide pour éviter d’être
capturé.
Avec son emplacement plus central au carrefour de la route menant de
Jérusalem à Saint-Jean-d’Acre via la Galilée, se trouve La Fève. Château
acquis par les Templiers vers 1170, c’est un important dépôt d’armes,
d’outils et de vivres qui abrite une garnison imposante. Il deviendra le point
de départ de l’expédition qui aboutira à la défaite désastreuse de la bataille
de la Fontaine du cresson, le 1er mai 1187, présageant la catastrophe de
Hattin.
Outre la défense du royaume de Jérusalem, les Templiers continuent de
remplir leur mission originale de protection des pèlerins venant des ports de
Saint-Jean-d’Acre, d’Haïfa et de Jaffa pour visiter les lieux saints, ou
descendant de Jérusalem pour se rendre sur le Jourdain. Le chef des
Templiers de Jérusalem dispose toujours en réserve de dix chevaliers pour
accompagner les pèlerins sur le Jourdain et d’un troupeau d’animaux
destinés à transporter les vivres et les voyageurs épuisés. Sur le Jourdain, les
Templiers ont un château qui surplombe le site où Jésus a été baptisé.
L’édifice sert non seulement à protéger les pèlerins, mais également les
moines locaux suite à l’assassinat gratuit de six d’entre eux par Zengi.
Ils acquièrent des châteaux, mais aussi des terres autour de Baghras,
Tortose et Saphet. Dans ces régions, les Templiers détiennent de nombreux
villages, moulins et terres agricoles. Le détail précis de ces possessions n’est
pas connu, car les archives des Templiers ont été détruites à Chypre par les
Turcs ottomans au XVIe siècle. Mais, de ce que l’on a pu recueillir, il semble
que les ordres (Hospitaliers et Templiers) aient détenu près d’un cinquième
des terres d’Outremer vers la moitié du XIIe siècle et, en 1187, l’année de la
bataille de Hattin, environ un tiers.
La richesse des Templiers
Depuis leurs débuts, les Templiers sont une organisation internationale
tournée vers la Terre sainte mais dont le soutien provient d’Europe, où ils
possèdent des terres, perçoivent la dîme et reçoivent des dons de la part des
fidèles. Ils organisent des marchés et des foires, administrent leurs domaines
et font le commerce de tout, de la laine aux esclaves, en passant par le bois et
l’huile d’olive. Avec le temps, ils se constituent une formidable flotte
marchande en Méditerranée, capable de transporter des pèlerins, des soldats
et des vivres entre l’Espagne, la France, l’Italie, la Grèce et l’Outremer.
Bien que l’on décrive d’habitude les Templiers comme des chevaliers
montés se lançant dans la bataille, très concrètement, leurs forces de frappe
reposent sur un vaste réseau de soutien, constitué non seulement de sergents
et de turcopoles, mais également d’hommes tels qu’Odo de Wirmis, frère au
service des Templiers mais n’ayant jamais fait la guerre. De Wirmis fera
partie des individus arrêtés par les agents du roi de France Philippe le Bel, à
l’aube du vendredi 13 octobre 1307, pour hérésie, blasphème et autres
crimes atroces. Âgé de 60 ans le jour de son arrestation, il a rejoint
tardivement l’Ordre, à l’âge de 44 ans, soit un âge bien trop avancé pour être
un chevalier monté. En fait, il n’a jamais vu de champ de bataille et n’est
probablement jamais sorti de sa France natale. Il a été recruté par l’Ordre
pour ses talents de menuisier, tout comme d’autres dirigent les
commanderies des Templiers en Occident en tant qu’administrateurs,
ouvriers agricoles et artisans de toutes sortes. Dans les années 1160, les
Templiers ont déjà divisé leurs possessions européennes d’envergure ou
modestes, des propriétés données par les fidèles, en sept grandes provinces
allant de l’Angleterre au Monténégro, sur la côte est de l’Adriatique. Ces
propriétés foncières représentent la base de leur pouvoir.
Parmi ces propriétés figurent Cressing Temple, située dans le comté de
l’Essex, le long de la route reliant Londres à Colchester. Elle fut cédée aux
Templiers en 1137 par la reine Mathilde de Boulogne, épouse du roi Étienne
d’Angleterre et nièce de Baudouin Ier, premier roi de Jérusalem.
Contrairement aux autres sites des Templiers, construits en pierre, les
monuments de Cressing Temple sont deux vastes granges en bois, structures
magnifiques qui dominent encore aujourd’hui le paysage alluvial plat. Les
intérieurs en bois ont la dimension d’une cathédrale. La grange de blé et la
grange d’orge, construites entre 1206 et 1256, sont les deux plus belles
granges d’Europe bâties par les Templiers, la grange d’orge étant pour sa
part la plus vieille grange en bois du monde.
Cressing Temple, qui s’étend à l’origine sur plus de 5 500 hectares,
occupe un site fertile doté de bonnes liaisons par voies routières et fluviales.
En y établissant un marché, les Templiers développent une entreprise
agricole d’envergure. La propriété est dirigée par un percepteur accompagné
de deux ou trois chevaliers ou sergents, un chapelain, un intendant et de
nombreux serviteurs. Les terres sont pour leur part cultivées par plus de
160 métayers. À l’époque, le domaine est constitué d’un manoir et de
dépendances comprenant une boulangerie, une brasserie, une laiterie, un
grenier et une forge, ainsi que des jardins, un pigeonnier, une chapelle, un
cimetière, un moulin à eau et un moulin à vent, les surplus formant un
bénéfice qui permet de financer les activités de l’Ordre en Outremer.
Le même réseau de propriétés européennes fondé par les Templiers en
Outremer et dans la péninsule Ibérique s’est naturellement mué en système
financier international. On met traditionnellement en lieu sûr les documents
et objets précieux dans les monastères, mais à une époque se caractérisant
par des déplacements d’ampleur en raison des croisades et de la croissance
du commerce et des pèlerinages, le réseau de commanderies (à savoir les
maisons et domaines) de l’ordre du Temple en Occident est capable d’offrir
un meilleur service. Les Templiers développent un système d’avoirs
permettant de retirer de l’argent dans une autre commanderie que celle dans
lequel il a été déposé, à condition de présenter cet avoir. Cette procédure
exige une tenue des comptes honnête et scrupuleuse, ce en quoi les
Templiers excellent.
Disciplinés, pieux et indépendants, les Templiers inspirent confiance dans
toute la société médiévale. Que ce soit à Paris, à Saint-Jean-d’Acre ou
ailleurs, les Templiers consignent quotidiennement les détails des
transactions, avec le nom du déposant, le nom du caissier de service, la date
et la nature de la transaction, le montant déposé et le compte sur lequel le
dépôt doit être effectué. Ces écritures quotidiennes sont ensuite transférées
sur un registre général faisant partie d’immenses archives définitives. Les
Templiers publient également des relevés plusieurs fois par an récapitulant
les crédits et débits, l’origine et la destination de chaque élément. Avec leurs
agences, si l’on peut dire, aux deux extrémités de la Méditerranée et avec les
importants bastions des temples de Paris et Londres, ils peuvent non
seulement encaisser les dépôts mais également mettre à disposition les fonds
à l’étranger si besoin.
L’extension logique de l’activité consistant à conserver les documents et
l’argent des croisés est de rendre ces fonds disponibles lors des expéditions
proprement dites. Les Templiers disposent de navires contenant de précieux
trésors, proches du littoral, où les chevaliers, nobles et rois en campagne
peuvent procéder à des retraits en urgence. Pour ce genre de services, ainsi
que ceux proposés par les bureaux de change de Jérusalem et des ports
d’Outremer aux croisés, pèlerins et marchands, ils prennent des frais qui leur
permettent de dégager des bénéfices. Le roi Louis VII en personne dynamise
leurs activités et reconnaît leur potentiel lorsqu’il doit leur emprunter une
somme importante après s’être retrouvé financièrement dans l’embarras au
cours de la deuxième croisade. Cela marque le début de l’étroite
collaboration financière entre les Templiers et la monarchie française,
puisqu’ils deviennent ainsi ses trésoriers. Cet épisode marque également le
début de leur carrière de banquiers de l’Europe, évolution involontaire et
imprévue mais somme toute naturelle vu leur situation.
Du financement des croisades à l’entrée dans le système financier
européen, il n’y a qu’un pas pour les Templiers. Le roi Jean d’Angleterre
emprunte au maître du Temple de Londres à peu près au moment où il signe
la Grande Charte, en 1215. Après la quatrième croisade, au cours de laquelle
les Latins renversent les empereurs byzantins et placent un Franc sur le
trône, l’empereur latin de Constantinople Baudouin II emprunte une énorme
somme garantie contre la Vraie Croix. Bien que cela n’apparaisse pas
clairement sur les documents, ils font payer des intérêts sur les prêts, parfois
sous forme de dépenses, afin de contourner les réticences médiévales envers
les intérêts, même s’il leur arrive aussi de les mentionner courageusement en
toute transparence. En 1274, par exemple, Édouard Ier d’Angleterre
rembourse aux Templiers la somme de 27 974 livres tournois ainsi que
5 333 livres, 6 sous, 8 deniers pour « administration, dépenses et intérêts »,
le coût total du prêt avoisinant les 20 %263. Les marchands italiens
financent et assurent déjà les cargaisons de grains, mais l’impulsion apportée
par les croisades et les activités des Templiers sont à l’origine de la
naissance d’un système international qui s’étend dans toute l’Europe et le
Levant.
En échange de ces services et outre les frais qu’ils font payer et les intérêts
perçus, les Templiers bénéficient de divers privilèges et concessions. Ils
reçoivent ainsi, par l’intermédiaire d’une bulle pontificale et de décrets des
rois français et anglais, la juridiction pleine et entière sur leurs terres et les
habitants qui l’occupent. Ils décrochent également le consentement royal
pour l’organisation de marchés agricoles hebdomadaires et de foires
annuelles mettant en valeur le commerce local et rapportant à l’Ordre des
revenus conséquents, tant grâce aux droits versés par les participants qu’à la
dynamisation de l’économie locale en général. En associant l’agriculture et
le capital, les Templiers rencontrent un succès considérable dans
l’exploitation commerciale de leurs domaines, mais aussi par le biais de
l’élevage de moutons en Angleterre, par exemple. Dans cette activité, leurs
capacités en matière de crédit en font des fournisseurs de laine de tout
premier plan. Parmi les avantages dont ils bénéficient figure notamment
l’exportation en toute liberté de biens et de fonds de l’Occident vers
l’Outremer.
Si leurs propriétés foncières propulsent fort naturellement les Templiers
dans l’univers de la finance internationale, ils deviennent également des
commerçants dotés de leur propre marine marchande. La plupart des produits
qu’importent les Templiers, tels que les chevaux, le fer et le blé, leur
parviennent par la mer. Dans un premier temps, les Templiers passent des
accords avec des transporteurs et agents commerciaux, mais, au début du
XIIIe siècle, ils commencent à se constituer leur propre flotte. Ils sont
présents en masse dans tous les ports importants d’Outremer : Césarée, Tyr,
Sidon, Gibelet (qui s’appelait Byblos dans l’Antiquité, et aujourd’hui Jbeil),
Tripoli, Tortose, Jebel et Port Bonnel, au nord d’Antioche. Mais leur port
d’attache est Saint-Jean-d’Acre, ville fortifiée bâtie sur une langue de terre
offrant une excellente protection grâce à son double port.
En 1191, après la prise de Jérusalem par Saladin, Saint-Jean-d’Acre devient
la capitale du royaume de Jérusalem et le nouveau quartier général des
Templiers en Terre sainte. Selon le chroniqueur du XIIIe siècle connu sous le
nom de Templier de Tyr : « Le fort était le plus fort lieu de la ville, et était
sur mer en grand lieu, comme un château, car il avait sur l’entrée une haute et
forte tour dont le mur était épais de 28 pieds. » Il mentionne également une
autre tour, bâtie si près de la mer que les vagues déferlaient contre elle, « en
quoi le Temple tenait son trésor »264.
Après 1218, les Templiers agrandissent leurs infrastructures à Saint-Jeand’Acre en se dotant d’une nouvelle forteresse, à une cinquantaine de
kilomètres au sud. Aujourd’hui connue sous le nom d’Athlit, les Templiers
l’appellent Château-Pèlerin car elle a été construite sur un promontoire
rocheux avec l’aide de pèlerins. Selon un pèlerin germain qui la visite au
début des années 1280, ce château « est situé au cœur de la mer, fortifié par
des murs, remparts et barbacanes si solides et crénelés, que le monde entier
ne suffirait pas pour le prendre »265.
Depuis leurs ports d’Outremer, les navires des Templiers voguent vers
l’ouest. En France, leur principal port d’attache est Marseille, où ils chargent
pèlerins et marchands avant de mettre le cap vers l’est. Les ports italiens de
l’Adriatique sont également importants, surtout Brindisi, qui présente
l’avantage d’être proche de Rome. À Bari et Brindisi, on trouve du blé, des
chevaux, des armes, des vêtements, de l’huile d’olive, du vin et des pèlerins.
Messine, en Sicile, sert à la fois de circuit d’exportation depuis le continent
et d’entrepôt pour les cargaisons provenant de Catalogne et de Provence. Les
Templiers construisent également des navires dans les ports européens,
partout entre l’Espagne et la côte dalmate.
Autre chargement des Templiers, les esclaves blancs, transportés en très
grand nombre de l’est vers l’ouest, où ils participent au fonctionnement des
maisons de l’ordre du Temple, surtout en Italie et en Aragon. Les
Hospitaliers exploitent également des esclaves et s’adonnent à ce commerce
florissant pour tous, même les pouvoirs maritimes italiens, plus
particulièrement à Gênes, et surtout dans les États musulmans orientaux.
Dans les dernières décennies de l’Outremer, alors que les villes tombent les
unes après les autres aux mains des Turcs, les hommes sont généralement
massacrés, mais les femmes et les enfants sont emmenés sur les marchés aux
esclaves d’Alep et de Damas. Des milliers de femmes, filles et garçons francs
ont connu ce destin.
À la fin du XIIIe siècle, la plaque tournante du commerce des esclaves est
le port d’Ayas du royaume arménien de Cilicie, sur la Méditerranée. Marco
Polo débarque à Ayas en 1271 afin d’entamer son périple vers la Chine, à
peu près au moment où les Templiers y ouvrent un comptoir. Les esclaves,
qui sont turcs, grecs, russes et circassiens, ont été récupérés suite à des luttes
intertribales, parce que des parents pauvres ont décidé de vendre leurs
enfants ou parce qu’ils ont été enlevés. Ils sont acheminés à Ayas par des
marchands d’esclaves turcs et mongols.
Les jeunes hommes robustes des steppes russes du Sud ou du Caucase,
sélectionnés, sont généralement envoyés en Égypte, où ils sont convertis à
l’islam et servent de soldats esclaves d’élite appelés Mamelouks. En 1250,
les Mamelouks prennent le pouvoir en Égypte et mènent le djihad final qui
boute les Francs hors d’Outremer.
La Maison du Temple de Paris est le quartier général des Templiers en
France. Le quartier n’était qu’un marais, jusqu’à ce que les chevaliers
templiers assèchent le terrain dans les années 1140 et y bâtissent leur
quartier général dans la partie nord, à l’époque à l’extérieur des remparts de
la ville. Aujourd’hui, il ne reste de la Maison du Temple que le nom de la
rue, dans le quartier du Temple, dans la partie nord du quartier du Marais de
la capitale, qui se trouve sur la rive droite de la Seine, à l’ouest de la
Bastille. Mais, du XIIe au XIVe siècle, elle est l’un des principaux centres
financiers du nord-ouest de l’Europe.
La Maison du temple est entourée de murailles dotées de tourelles.
L’intérieur est constitué d’un ensemble impressionnant de bâtiments et, vers
la fin du XIIIe siècle, les Templiers ajoutent un majestueux donjon d’une
cinquantaine de mètres de haut, soit près de deux fois la hauteur de la tour
Blanche située au centre de la tour de Londres. Ce donjon de l’Ordre est le
cœur de la banque des Templiers et la trésorerie des rois de France. Pendant
la Révolution française, c’est là que sera enfermé Louis XVI et d’où il
partira, en janvier 1793, pour être guillotiné sur la place de la Concorde. En
1808, le donjon sera détruit par Napoléon, désireux d’éradiquer tous les
éléments susceptibles de générer de la compassion pour la famille royale.
Le Temple de Londres ou Nouveau Temple, comme on l’appelle, aurait été
comparable à celui de Paris, mais seule reste aujourd’hui l’église du Temple,
sacrée en 1185, au milieu des Inns of Court au sud de Fleet Street. La nef de
l’église du Temple est ronde, comme c’est la tradition dans les églises des
Templiers respectant les plans de l’église du Saint-Sépulcre de Jérusalem. Le
roi Jean réside en fait au Nouveau Temple quand est signée la Grande
Charte, en 1215. Le maître du Temple de Londres l’accompagne pour la
célèbre réunion avec les barons, à Runnymede. Mais, si les rois d’Angleterre
mandatent les Templiers sur les plans militaire, diplomatique et financier, ils
prennent toujours soin de conserver le trésor royal dans la maison royale, où
il est géré par des fonctionnaires royaux. Le Nouveau Temple n’est donc
qu’une chambre forte supplémentaire.
L’expérience des Templiers les rend utiles à la monarchie française et à la
papauté, toutes deux souhaitant empocher un maximum de recettes par le
biais des taxes et réformer l’administration de leurs finances. Par exemple,
pendant les trente-trois ans du règne de Philippe II, de la fin du XIIe siècle au
premier tiers du XIIIe, ses recettes augmentent de 120 % grâce à la gestion
mise en place par les Templiers.
Cependant, les biens en possession des Templiers ne sont jamais
complètement à l’abri. Seule la Maison du Temple de Paris représente une
formidable garantie contre une attaque. Ailleurs en France, les maisons du
Temple subissent les assauts du roi. Le Temple de Londres est attaqué par
les rois d’Angleterre aux XIIIe et XIVe siècles lorsqu’ils ont des besoins
impérieux. Et, en Espagne, les rois d’Aragon en font autant. Mais il s’agit à
chaque fois d’événements ponctuels lorsque la situation est désespérée et le
butin est ensuite restitué. En définitive, la meilleure protection n’est pas les
murs de pierre de leurs trésoreries mais des contraintes pratiques et morales.
Les rois ont trop besoin des Templiers et de leurs services pour se les
aliéner. Ils ne peuvent pas non plus se permettre de pencher du mauvais côté
d’une cause spirituelle.
C’est cependant dans leur réussite en tant que banquiers et financiers que
réside une des causes essentielles de leur chute. À l’instar de l’Église et des
croisades, les Templiers ont une dimension internationale, mais aux XIIIe et
XIVe
siècles, les rois européens, surtout de France, créent des États-nations.
Si les Templiers lèvent des fonds afin de défendre la Terre sainte avec leurs
armes, ils financent également le nouveau nationalisme émergeant en
Occident. Mais la France en tant qu’État-nation doit à son tour
« nationaliser » les Templiers et les détruire.
Partie 5
Saladin et les Templiers
En 1171, alors que le calife Fatimide al-Adid est mourant, Saladin ordonne
que des prières s’élèvent des mosquées du Caire, pas pour le dernier
souverain chiite d’Égypte, mais pour le fantoche Nur al-Din, calife sunnite
de Bagdad. Al-Adid est le dernier souverain arabe du Moyen-Orient. Les
Arabes autrefois impériaux sont désormais gouvernés par les Turcs.
Saladin est un Kurde turquifié, né à Tikrit, dans le nord de l’Irak, où son
père Ayyub est nommé gouverneur par le sultan seldjoukide. Ayyub et son
frère Shirkuh se sont coupés de leur environnement kurde et servent avec
enthousiasme Zengi et Nur al-Din comme généraux. Ayyub a été placé aux
commandes de la citadelle de Baalbek par Zengi et sera par la suite
impliqué dans la capitulation de Damas au profit de Nur al-Din. Saladin
grandit à Baalbek et Damas où, en dehors d’étudier le Coran, on dit qu’il
apprend par cœur le Hamasa d’Abu Tammam, anthologie de poésie arabe
véhiculant les valeurs et attitudes de l’époque héroïque des tribus, quand
celles-ci ont envahi la péninsule Arabique et conquis la Perse, le MoyenOrient et l’Égypte.
Saladin connaît certes l’arabe, mais il commande en turc car son armée,
comme celles de Zengi et de Nur al-Din, si elle renferme des Kurdes, est
composée en très grande majorité de Turcs. Sa garde rapprochée est un
corps de soldats-esclaves mamelouks turcs. Il lui arrive de faire appel à des
mercenaires d’autres groupes ethniques, dont parfois des Bédouins
arabes266, mais c’est surtout un recrutement local. L’armée de Saladin
« était aussi étrangère que les forces turques, berbères, soudanaises et
autres de ses prédécesseurs. Lui-même kurde, il mit en place un régime et
une armée de type turc, surtout imposés par les Seldjoukides et les atabegs
d’Orient »267. Quand il s’empare de l’Égypte et au cours de toutes ses
guerres contre les musulmans de Syrie et les Francs d’Outremer, Saladin
n’est pas un libérateur, comme les Seldjoukides, Zengi et Nur al-Din, mais
un étranger à la tête d’une armée étrangère de conquête et d’occupation.
Tolérance et intolérance
Après la mort du calife fatimide al-Adid, Saladin conserve ses fonctions de
vizir, soi-disant à la tête de l’Égypte au nom de Nur al-Din, mais en fait pour
son propre compte. Pour consolider sa position, il entame la construction de
la citadelle du Caire et l’extension des remparts de la ville. Ces mesures sont
destinées à le protéger de son suzerain, qui le soupçonne d’échapper à son
emprise, à se préserver d’une possible invasion des Francs, mais aussi à se
prémunir contre la population locale. En 1169, les émirs égyptiens et le
peuple se joignent au soulèvement des soldats nubiens. Et en 1172 se
déroulent au Caire des émeutes d’envergure contre les Turcs coupables
d’exactions. « Quand un Turc voyait un Égyptien, il lui prenait ses
vêtements », écrit Ibn Abi Tayy, chroniqueur d’Alep, et il ajoute : « à tel
point que lorsqu’une maison plaisait à un Turc, il en chassait le propriétaire
et s’y installait »268. Saladin conduit les soldats fatimides jusqu’en HauteÉgypte, puis envoie son frère aîné Turan-Shah les combattre. Comme la
majorité des Égyptiens, les Nubiens sont chrétiens. Pour intimider les
autochtones et empêcher les Nubiens de trouver de l’aide ou un refuge le
long des berges de la partie nord du Nil, Turan-Shah torture les
ecclésiastiques et massacre les animaux d’élevage des chrétiens, prenant un
plaisir tout religieux à tuer un très grand nombre de cochons, et il détruit
églises et monastères, dont le monastère Saint-Siméon d’Assouan, bâti au
VIIe siècle juste avant l’invasion arabe et figurant parmi les plus beaux
d’Égypte. Une autre tentative de soulèvement, en 1174, est sur le point de
bénéficier de l’aide d’Amaury et d’une flotte du royaume normand de Sicile
appareillant d’Alexandrie, mais Saladin découvre le pot aux roses et crucifie
les responsables de l’insurrection, signant l’échec du projet. Saladin crucifie
également ses propres soldats quand ils lui désobéissent.
Pendant ce temps-là, bien que Saladin continue de faire croire qu’il est le
vassal de Nur al-Din en Égypte, la tension continue de croître entre les deux
hommes. Mais, en mai 1174, parvient soudain la nouvelle de la mort de Nur
al-Din. Son royaume, qui s’étend sur la Mésopotamie et la Syrie, se
désintègre immédiatement. Face à des complots destinés à attenter à sa vie, le
fils de Nur al-Din s’enfuit de Damas pour rejoindre Alep, où un eunuque
turc, jouant ostensiblement le rôle de gardien du garçon, se place aux
commandes. Le neveu de Nur al-Din s’empare de Mossoul et s’émancipe.
Damas profite de sa soudaine liberté pour négocier une trêve avec Jérusalem.
Saladin réagit en s’autoproclamant sultan d’Égypte, puis en s’empressant de
s’emparer de Damas. Mais, alors qu’il progresse vers le nord afin de prendre
Homs, Hama et Alep, il se heurte à la résistance des émirs locaux, qui font
appel aux Assassins pour de se débarrasser de lui. La propagande djihadiste
désormais développée par Saladin n’impressionne pas les émirs. À leurs
yeux, il est l’un des leurs, motivé par son intérêt personnel et la soif de
pouvoir. Après s’être emparé d’Homs, Saladin affirme : « Notre intention
n’était pas de nous emparer d’un royaume mais d’asseoir l’essence même du
djihad. Ces hommes étaient devenus des ennemis empêchant
l’accomplissement de notre but vis-à-vis de cette guerre. »269 Autrement dit,
Saladin justifie ses guerres contre ses frères musulmans par leur satisfaction
de vivre en paix en Outremer. La tentative d’assassinat a échoué, mais, début
1175, Saladin abandonne son attaque contre Alep et se retire du nord de la
Syrie, heureux d’être en vie, d’avoir pris Hama et Homs et de détenir Damas
et Le Caire.
En théorie, l’islam forme une seule communauté, l’umma, théocratie
guidée par le successeur du prophète, le calife. Dans la réalité, depuis sa
naissance, l’islam est une religion se caractérisant par des divisions. Il n’y a
pas une seul umma ni un seul califat, mais des clans ou dynasties familiales
qui font vivre une organisation, la légitimité dynastique reposant sur
l’identification à un aspect fondamental de l’islam. Zengi a montré la voie en
décrétant le djihad, puis son fils Nur al-Din lui a emboîté le pas. Avec des
membres de sa famille, Saladin occupe les fonctions les plus importantes
d’Égypte et a besoin d’une justification religieuse. Par conséquent, à l’instar
de ses prédécesseurs, il s’empare de l’étendard de la guerre sainte pour
combattre ses frères musulmans.
De retour en Égypte, Saladin poursuit la voie qui est la sienne depuis le
décès du calife al-Adid, à savoir faire disparaître complètement la foi
ismaélienne qui s’est implantée au cours des deux siècles du règne fatimide.
La mosquée Al-Azhar, fondée par les Fatimides, ferme ses portes et tombe en
ruine. Il est maintenant interdit de prêcher l’ismaélisme, forme dualiste de
l’islam chiite. Saladin s’attelle à imposer l’orthodoxie sunnite aux
musulmans d’Égypte. Il promeut le soufisme en tant qu’alternative orthodoxe
mais ésotérique à l’ismaélisme et fait bâtir des khanqahs (monastères soufis).
Il met également en place des madrasas, écoles religieuses enseignant une
version acceptable de la religion. De nombreux khanqahs et madrasas voient
le jour au Caire et dans toute l’Égypte dans le but de répondre à l’aspiration
de Saladin, combattre et éliminer ce qu’il considère comme l’hérésie
ismaélienne. Zengi avait débarrassé Alep du chiisme et Nur al-Din avait fait
de même à Damas. Saladin répète le même schéma au Caire.
La volonté de Saladin d’imposer l’orthodoxie influe également sur les
chrétiens d’Égypte, encore majoritaires dans la population270, mais aussi
sur les juifs. En dépit des persécutions d’al-Hakim, juifs et chrétiens
occupaient des postes à responsabilité sous les Fatimides. Cependant, avec
le démantèlement de l’ancien régime, ils se retrouvent maintenant de plus en
plus marginalisés et maltraités.
Comparé au régime sunnite de Saladin en vigueur au Caire, l’Outremer est
un remarquable lieu de tolérance. À Gaza, par exemple, totalement en ruine
lorsque Baudouin III la cède en 1149 aux Templiers, lesquels reconstruisent
la forteresse et redonnent vie à la ville, l’évêque est un Grec orthodoxe. Les
Templiers rendent des comptes directement au pape et s’attendaient peut-être
à disposer d’un évêque latin, surtout dans la mesure où Gaza est située à la
frontière sud avec l’Égypte du royaume de Jérusalem et que la sécurité et la
fidélité de la ville sont primordiales. Pourtant, bien que la ville se repeuple
autant avec des Francs qu’avec des chrétiens orthodoxes du cru, les
Templiers sont contents d’avoir un évêque orthodoxe et non un Franc. Ils
préfèrent peut-être cet arrangement à des risques de friction avec un
ecclésiastique de leur propre Église. Ils apprécient leur autonomie et ne
s’entendent pas toujours bien avec les autorités de l’Église latine
d’Outremer, comme l’illustre le mécontentement affiché envers eux par le
chroniqueur et archevêque Guillaume de Tyr. Mais en fait, l’autonomie est
une tradition en Outremer. Les groupes ethniques et religieux sont livrés à
eux-mêmes. Comme le dit Michel le Syrien, patriarche jacobite d’Antioche
de la fin du XIIe siècle : « Les Francs n’ont jamais causé de problèmes en
matière de religion ni tenté d’imposer des croyances chez des chrétiens aux
caractéristiques ethniques et linguistiques différentes. Ils considéraient
comme chrétien quiconque vénérant la Croix, sans chercher à en savoir
plus. »271
Ce climat de tolérance en Outremer existe malgré le schisme de 1054 entre
les Églises orientale et occidentale, qui n’a jamais été une rupture officielle
et a plutôt résulté d’un conflit entre deux ecclésiastiques de haut rang de
Rome et de Constantinople. Il n’était cependant pas de mise lors des
premiers siècles du christianisme, lorsque les conciles successifs de l’Église
ont établi des positions théologiques devenues l’orthodoxie de Rome et de
Constantinople et qu’ils ont qualifié d’hérésies les variantes de la croyance
chrétienne adoptées par les jacobites et les nestoriens de Syrie et de
Palestine et par les coptes d’Égypte. Mais l’Outremer fait désormais montre
de pragmatisme, d’un sens de la coopération et de tolérance. Aussi bien des
personnes que des pans entiers de la société parviennent à travailler en bonne
harmonie.
Parfois cependant, des perturbations viennent entraver les contacts entre
l’Orient et l’Occident, comme dans le village de Béthanie, situé juste audessus du Mont des Oliviers surplombant Jérusalem. Béthanie était déjà un
centre de pèlerinage très fréquenté du temps de Constantin en raison de son
association à Lazare, que Jésus (d’après l’Évangile selon saint Jean 11:3944) a ressuscité. Jésus venait souvent chez Lazare et connaissait ses sœurs,
Marie et Marthe. Simon le lépreux vivait également à Béthanie et c’est dans
sa maison que Jésus reçut l’onction (Évangile selon saint Marc 14:3). Jésus
revint à Béthanie après son entrée triomphale dans Jérusalem (Évangile selon
saint Marc 11:11) et il monta au paradis près de Béthanie (Évangile selon
saint Luc 24:50). Égérie, venue de Gaule, ou peut-être de Galice, dans le
nord de la péninsule Ibérique, se rendit sur la tombe de Lazare en 410, le
septième samedi du carême et décrivit la scène : « À une heure pile, tout le
monde arrive au Lazarium, à Béthanie […] le temps qu’ils arrivent, tant de
gens se sont rassemblés qu’ils remplissent non seulement le Lazarium mais
également les champs alentours. »272 À la fin de l’office, le début de Pâques
fut annoncé.
En 1143, la reine Mélisende et son mari, le roi Foulque V, reconstruisent
la vieille église de Béthanie et la consacrent à sainte Marie et sainte Marthe.
Ils bâtissent également l’église de Saint-Lazare au-dessus du tombeau, mais
aussi un magnifique couvent bénédictin, également consacré à sainte Marie
et sainte Marthe, qu’ils dotent de grands domaines près de Jéricho et d’une
fortification, sous la forme d’une grande tour en pierre. Peu de temps après,
Yvette, la sœur cadette de Mélisende, en est élue abbesse, à 24 ans, ce qui en
fait la responsable de l’un des couvents les plus riches du royaume de
Jérusalem et l’un des plus célèbres du monde.
Une grande partie de la puissance de Béthanie aux yeux des pèlerins
occidentaux tient à son association à Marie-Madeleine qui, selon la
tradition, fuit la Palestine après la crucifixion pour vivre en France, où elle
mourut. Ses reliques ont été placées dans l’abbaye de Vézelay, en
Bourgogne, là où Bernard de Clairvaux a lancé la deuxième croisade.
Les apparitions de Marie-Madeleine dans les Évangiles sont brèves mais
révélatrices. Elle est présente aux moments les plus cruciaux de l’histoire de
Jésus, à savoir sa mort et sa résurrection. Quand Jésus est crucifié, ses
disciples se cachent par peur, mais Marie-Madeleine est présente devant la
croix et la tombe et c’est elle qui annonce aux disciples incroyants sa
résurrection (Évangile selon Matthieu 27:56, 28:1 ; Évangile selon saint
Marc 15:40 ; Évangile selon saint Jean 19:25, 20:1). Les religieuses de
Béthanie sont les héritières de cette grande histoire de la vie, de la mort et de
la résurrection de Jésus. Les pèlerins occidentaux arrivant à Béthanie ont la
joie de pénétrer les lieux même du drame ayant conduit au salut de
l’humanité. Les pèlerins savent que c’est vrai, car cet épisode fait partie de la
tradition de l’Église romaine depuis l’époque du pape Grégoire le Grand,
dont l’homélie XXXIII, en 591, dit que Marie-Madeleine, libérée de sept
démons par Jésus (Évangile selon saint Luc 8:2-3), n’était pas seulement la
disciple de Jésus, témoin de sa crucifixion et ayant vu sa tombe vide, mais
aussi l’anonyme surprise en adultère et amenée devant Jésus par les
Pharisiens (Évangile selon saint Jean 8:3-12). Marie-Madeleine, dit le pape,
est : « Celle que Luc appelle une pécheresse, et que Jean nomme Marie, nous
croyons qu’elle est cette Marie de laquelle, selon Marc, le Seigneur a chassé
sept démons. Et que désignent ces sept démons, sinon l’universalité de tous
les vices ? » Le pape dit clairement que Marie-Madeleine était une prostituée
qui avait précédemment utilisé les huiles appliquées à Jésus : « Cette femme,
autrefois adonnée à des actions défendues, s’était servi de parfum pour
donner à sa chair une odeur [agréable]. »273 Le siècle suivant, Bède le
Vénérable ajoutera que la pécheresse libérée de ses démons par Jésus était la
sœur de Marthe et de Lazare, celle-là même qui était aux côtés de Jésus, à
Béthanie, quand ce dernier a ramené Lazare d’entre les morts, et qui a
également versé de l’onguent sur les pieds de Jésus puis les a lavés avec ses
cheveux (Évangile selon saint Matthieu 26:6 ; Évangile selon saint Marc
14:3 : Évangile selon saint Luc 10:39 ; Évangile selon saint Jean 12:3). Cela
entraînera une autre association, celle de Marie-Madeleine avec la femme
anonyme qui versa de l’huile sur la tête de Jésus dans la maison de Simon le
lépreux à Béthanie. Ces associations font de Béthanie un grand site de
pèlerinage, que confirme le nom donné à l’église et à l’abbaye, d’après sainte
Marthe et sainte Marie-Madeleine.
Mais les pèlerins arrivant en Outremer rencontrent des jacobites et des
chrétiens orthodoxes grecs qui leur disent que cette histoire n’est pas du tout
la vraie. Toutes ces Marie et cette femme anonyme sont en fait différentes
personnes et, à part Marie, la sœur de Lazare, et la femme anonyme de la
maison de Simon le lépreux, elles ne sont pas liées à Béthanie. Jean de
Würzburg, pèlerin occidental, a été confronté à ces histoires contradictoires
lorsqu’il a atteint Béthanie et Jérusalem. Il en est reparti l’esprit confus. « Si
quelqu’un désire en savoir plus sur ces éléments, qu’il vienne en personne et
interroge les sujets les plus intelligents de cette terre sur l’ordre et la vérité
de cette histoire. Personnellement, je n’en ai pas découvert assez dans les
Saintes Écritures pour l’expliquer. »274
Cette incertitude est si troublante pour les pèlerins que Gérard de
Nazareth, moine bénédictin et évêque de Lattaquié, ville située sur la côte
syrienne, est déterminé à éclaircir le mystère. Dans son traité rédigé dans les
années 1160 contre la tradition des églises orientales, il réaffirme la position
de l’Église de Rome, selon laquelle Marie-Madeleine est la Marie citée dans
les Évangiles et la sœur de Marthe. Ce n’est pas une question banale d’erreur
sur la personne, car les enjeux de cette affaire sont considérables. Des plus,
logiquement, si Marie-Madeleine ne pouvait plus être associée à Béthanie,
son abbaye perdrait de son attrait et connaîtrait la faillite. Pire, les pèlerins
seraient exposés à des opinions opposées, ce qui aurait pour conséquence de
saper les traditions de l’Église romaine et donc l’autorité de celle-ci en
Orient. Si l’Église latine se fourvoyait sur Marie-Madeleine, ses
interprétations de la Bible pourraient être remises en question, tout comme
bon nombre de ses rituels et pratiques, sans parler de ses arguments ayant
conduit au schisme ou servant à revendiquer la suprématie de Rome. Quelle
autorité, quelle ascendance resterait-il aux Latins en Orient ?
On peut être accusé d’hérésie et puni en conséquence pour moins que ça.
Mais pas en Outremer, où Gérard de Nazareth se montre modéré : « Il
n’existe là aucune erreur pernicieuse majeure et on peut croire l’un ou l’autre
sans grand danger. Mais il serait de bon ton, si possible, de s’en tenir à ce
qui est le plus près de la vérité, non seulement en l’espèce mais également
dans toutes les polémiques. »275
Derrière ce climat de tolérance transparaît une réalité : les chrétiens
d’Orient se sentent plus proches des chrétiens d’Occident que des Arabes
musulmans ou des Turcs. Au XIIe siècle, la majeure partie de la population
parle arabe mais n’est pas encore arabisée sur le plan culturel. Le grec,
l’arménien et le syriaque ont tous survécu, non seulement comme langues
liturgiques, mais également au quotidien. En outre, les Turcs et leurs alliés
kurdes ne parlent généralement pas arabe, ni syriaque, arménien ou grec,
alors que les Francs, qui partagent la religion de la population autochtone,
fait un effort pour apprendre les langues locales. Mais c’est l’existence d’un
ennemi commun, les Turcs, qui a probablement le plus poussé les Francs et
les autochtones d’Outremer à s’entendre276. Les Turcs étaient non
seulement les ennemis des chrétiens, mais aussi de la plupart des
musulmans.
Ibn Jubayr, musulman espagnol qui s’est rendu en pèlerinage à La Mecque, a
écrit ceci à propos de son périple en Outremer de 1184, alors qu’il allait de
Damas à Saint-Jean-d’Acre :
« Nous avons quitté Tibnin [Toron, dans le royaume de Jérusalem]
par une route nous faisant passer devant des fermes où vivent des
musulmans qui prospèrent sous les Francs – qu’Allah nous
préserve d’une telle tentation ! D’après les règles qui s’imposent à
eux, ils doivent céder la moitié de leur récolte de céréales et payer
une taxe d’un dinar et sept qirats, ainsi qu’une modeste taxe sur
leurs arbres fruitiers. Les musulmans sont propriétaires de leur
maison et régissent leur vie à leur manière. C’est ainsi que les
fermes et les grands villages sont organisés en territoire franc.
Nombre de musulmans sont fortement tentés de s’installer là
quand ils voient les conditions loin d’être satisfaisantes dans
lesquelles vivent leurs frères dans les régions dirigées par les
musulmans. Malheureusement, les musulmans ont toujours des
raisons de se plaindre des injustices commises par leurs chefs sur
les terres gouvernées par leurs coreligionnaires, alors qu’ils ne
peuvent que louer l’attitude des Francs au sens de la justice
toujours présent. »277
Visiblement, les fermiers musulmans n’ont pas été dépossédés de leurs
terres par les Francs, tandis que les taxes et paiements en nature dont ils
s’acquittent correspondent aux montants versés par les fermiers chrétiens. En
fait, les musulmans ont plus d’argent que les chrétiens car ces derniers, en
plus de ce qu’ils doivent verser à leurs suzerains, ont l’obligation de verser
une dîme aux églises, impôt dont sont exemptés les musulmans.
Le récit d’Ibn Jubayr est d’autant plus frappant qu’il était farouchement
opposé aux Francs. Mais il ne peut nier que ses frères musulmans sont
traités avec respect par ces derniers. Ainsi, en approchant de Saint-Jeand’Acre, il découvre que des musulmans étaient employés au sein de
l’administration locale. « Ce lundi-là, nous fîmes une halte dans une ferme, à
une parasange278 de Saint-Jean-d’Acre. Son responsable est un musulman,
nommé par les Francs pour superviser les ouvriers musulmans. Il a
généreusement offert l’hospitalité à tous les membres de la caravane. »279 À
Saint-Jean-d’Acre, il s’aperçoit que, si deux mosquées ont été transformées
en églises, les musulmans ont tout loisir de les utiliser pour se rassembler et
prier en se tournant vers La Mecque. Cela n’a rien d’exceptionnel. Oussama
Ibn Munqidh a évoqué l’hospitalité des Templiers, qui l’ont invité à prier
dans leur chapelle, sur le Mont du Temple de Jérusalem, au sein de la
mosquée al-Aqsa.
Ibn Jubayr, musulman sunnite, loue certes le régime sunnite de Saladin
implanté au Caire, mais il avoue que la majorité des musulmans d’Outremer
et de Syrie ont des croyances hétérodoxes. Selon lui, les « dissidents
musulmans, composés de chiites, ismaéliens et Nusayriyah [alawites] […],
sont plus nombreux que les sunnites ». Il y a aussi les druzes, ramification
des ismaéliens ayant abandonné l’islam. Aucun de ces mouvements ne voit
d’un bon œil la perspective d’une adhésion au sunnisme imposée par
Saladin. Ils s’allient donc aux Francs280.
Les ismaéliens, les alawites et les druzes sont tous dualistes, à savoir qu’ils
croient que l’univers renferme à la fois le bien et le mal, car ces deux notions
sont également en Dieu. Ils considèrent le mal non pas comme l’absence du
bien, mais comme un élément du monde et de son créateur, lequel pourrait
être une émanation d’un Dieu ultime et inconnaissable. Le dualisme est
profondément ancré en Orient et a pénétré l’islam grâce à Mani, Perse du
IIIe siècle, qui a encouragé par ses concepts la naissance du zoroastrisme, du
bouddhisme et du mandéisme babylonien, ainsi que du christianisme. En
fait, le terme manichéen, attribué par certains chroniqueurs français aux
Cathares, est employé par les Byzantins pour décrire les conceptions
dualistes de Mani. Mais les ismaéliens, les alawites et les druzes vont audelà de leur foi religieuse, car ce sont également des sociétés secrètes
initiatrices avec des objectifs politiques à tendance apocalyptique. En
rejetant l’orthodoxie islamique, qui enseigne que Dieu est bon et unique,
leurs ennemis sont les sunnites, qui, sous Zengi, Nur al-Din et désormais
Saladin, sont déterminés à les éliminer. Le fief de la résistance dualiste
correspond aux régions peu accessibles de l’Orient, en particulier les
montagnes du littoral.
Il se trouve que la bataille entre les dualistes musulmans et l’islam sunnite
a commencé au moment où les Cathares faisaient leur apparition en France,
dans les années 1140. Il existe des similitudes entre les deux. Le dualisme
cathare prend sa source en Orient et remonte aux gnostiques chrétiens qui
prospéraient aux IIe et IIIe siècles avant Jésus-Christ tout autour des côtes
orientales de la Méditerranée, en Égypte, en Syrie et en Palestine, voire en
Asie Mineure et en Grèce. Gnosis veut dire « connaissance » en grec et les
gnostiques pensent que le salut réside dans la compréhension de la vraie
nature de la création. Ils croient qu’il existe deux mondes, le monde matériel
décadent créé par un démiurge mauvais, ennemi de l’homme, et le monde de
lumière où réside le dieu primordial. L’homme contient une catastrophe qui
n’est pas l’œuvre de Dieu, mais les gnostiques disent qu’ils connaissent le
secret du salut. Au moment de la faute cosmique, des étincelles de la lumière
divine ressemblant à des éclats de verre brisé se sont retrouvées
emprisonnées dans une partie du genre humain. Ces gens sont les élus et le
but des gnostiques est de les ramener vers Dieu. La crucifixion et la
résurrection ne figurent pas dans la foi gnostique, la mission de Jésus étant
de descendre d’un Dieu primordial et de transmettre à ses disciples la
tradition secrète du gnosis.
À l’instar des gnostiques, les ismaéliens pensent que l’homme possède
des éclats de l’étincelle divine qui, en raison de la possession de la
connaissance secrète, peuvent réunir l’homme avec le Dieu inconnu. Les
ismaéliens revendiquent cette connaissance. Et à l’autre extrémité de la
Méditerranée, plus particulièrement en Languedoc, source essentielle de
revenus et vivier de recrues pour les Templiers, les Cathares revendiquent
eux aussi la connaissance de ce secret divin.
Pendant les XIIe et XIIIe siècles, le Languedoc est le centre d’une vie
religieuse riche et complexe faisant se côtoyer les juifs, les catholiques et les
communautés hérétiques des ariens, vaudois et manichéens. Les ariens sont
les survivants d’une hérésie vieille de neuf cents ans née à Alexandrie et dont
le courant de pensée tend à saper la divinité de Jésus-Christ. Pour leur part,
les vaudois sont un nouveau mouvement du XIIe siècle tourné vers la pauvreté
qui appelle à la distribution de biens aux pauvres, rejette l’autorité du clergé
et affirme que tout le monde peut prêcher. Ils sont convaincus que leur
lecture littérale de la Bible suffit au salut. Selon Pierre des Vaux de Cernay,
autre chroniqueur du XIIIe siècle, les vaudois « étaient mauvais ; mais,
comparés aux autres hérétiques, ils étaient beaucoup moins pervers, car ils
s’accordaient en beaucoup de choses avec nous, ne différant que sur
quelques-unes »281. Les « autres hérétiques » sont les manichéens,
également connus sous le nom de Cathares, terme qui vient du grec katharos,
« pur ». Les Templiers doivent leur expansion d’envergure dans la région au
soutien de la noblesse à laquelle ils sont étroitement liés. L’association des
terres des nobles et du capital des Templiers favorise l’établissement de
nouvelles communautés et le développement de territoires précédemment non
cultivés. Certains de ces protecteurs des Templiers sont réputés être
favorables aux Cathares.
Après l’apparition du catharisme dans le sud de la France vers le milieu du
XIIe siècle, ses adeptes sont devenus nombreux et sont très bien organisés,
élisant des évêques, levant des fonds et distribuant de l’argent aux pauvres.
Mais ils n’acceptent pas le fait que, s’il n’y a qu’un Dieu, que Dieu est le
créateur et qu’il est bon, il demeure malgré tout de la souffrance, des
maladies et la mort au sein de son univers.
La solution des Cathares à ce problème du mal dans le monde est de dire
qu’il existe deux créateurs et deux mondes. Ils sont dualistes, en ce sens
qu’ils croient au principe du bien et du mal, le bien étant le créateur du
monde invisible et spirituel (c’est le Christ céleste et son épouse est MarieMadeleine), et le mal le créateur de notre monde matériel (le pseudo-Christ
terrestre dont Marie-Madeleine n’était pas la femme mais la concubine)282.
Tout ce qui est matériel est mal parce que c’est l’œuvre du diable, mais le
renoncement idéal à ce monde s’avère difficilement applicable. Par
conséquent, bien que les Cathares mènent une vie apparemment normale,
s’engageant à ne renoncer à l’univers du mal que sur leur lit de mort,
quelques-uns adoptent la vie austère des « parfaits ».
Dans la mesure où les créatures humaines et animales perpétuent de la
matière, les parfaits s’abstiennent de consommer des œufs, du lait, de la
viande et d’avoir des relations avec les femmes. Mais, ordinaires ou parfaits,
les Cathares partagent activement la croyance selon laquelle le Christ ne fait
pas partie de l’univers du mal. En tant que créature céleste, il n’est donc pas
vraiment l’enfant de la Vierge Marie, n’est pas un être de chair et de sang et
n’a pas ressuscité. Le salut ne provient pas de sa mort ni de sa résurrection,
lesquelles ne sont qu’une mise en scène. En revanche, la rédemption est
obtenue en suivant les enseignements de Jésus.
En 1200, l’hérésie cathare est si répandue qu’elle éveille des craintes au
sein de la papauté. Le pape Innocent III dit que les Cathares sont « pires que
les Sarrasins », car le catharisme remet non seulement en question l’Église,
mais menace également la survie même de la race humaine en condamnant la
procréation. En 1209, une croisade est lancée contre eux (la croisade contre
les Albigeois, puisque de nombreux Cathares vivent alors dans la région
d’Albi), puis une inquisition. Cette année-là, le noyau de la résistance
cathare se replie dans le château de Montségur, au sommet d’une grande
colline, dans les Pyrénées orientales, où ils résistent aux assauts et sièges
jusqu’à leur capture en 1244. 200 Cathares refusent toujours d’abjurer leurs
croyances religieuses. Ils sont attachés ensemble et placés dans un enclos,
sous le château, pour y être brûlés sur un énorme bûcher funéraire.
Les Templiers ne jouent aucun rôle dans la croisade contre les Albigeois,
laquelle est destinée à attaquer certains de leurs protecteurs, qui protègent
aussi les Cathares. Leur éventuelle contamination par l’hérésie cathare n’est
pas non plus prouvée. Mais, à l’instar des ismaéliens et autres ramifications
chiites d’Orient, les Cathares se voient accusés d’hérésie pour des raisons
politiques. Comme Zengi, Nur al-Din et Saladin, qui se sont lancés dans un
djihad contre les musulmans hétérodoxes dans le but de favoriser leurs
dynasties, les rois de France montrent leurs muscles à travers la croisade
contre les Albigeois et se récompensent eux-mêmes en faisant entrer le
Languedoc dans le giron français. Politiquement parlant, les destins des
Templiers et des Cathares sont inextricablement liés. Depuis sa naissance,
l’ordre du Temple est protégé par le pape. Aucune Église ni autorité laïque
ne peuvent agir contre les Templiers sans l’aval du pape. Mais le mécanisme
de l’Inquisition utilisé contre les Cathares n’a pas disparu avec eux. Il
réapparaîtra, activé à des fins laïques par Philippe le Bel, en 1307, lorsqu’il
fait arrêter tous les membres de l’ordre du Temple à l’aube du vendredi
13 octobre, qu’il accuse d’hérésie et de blasphème.
Alors que les Turcs sunnites sous Zengi et Nur al-Din s’imposent en Syrie,
les ismaéliens se retirent dans la région montagneuse du littoral, le djebel
Ansarieh, encerclés par les forteresses des Templiers et des Hospitaliers de
Tortose, Chastel Blanc, Margat et Krak des chevaliers, où le mouvement
assume sa forme militante et meurtrière connue sous le nom d’Assassins.
Depuis les forteresses d’al-Ullayqa, Qadmus, Qalaat al-Kahf et surtout
Masyaf, quartier général du chef des Assassins, le cheikh al-Jebel (Vieil
Homme de la montagne), ils appliquent une stratégie reposant sur les
assassinats afin d’asseoir leur influence, surtout sur les sunnites mais parfois
aussi sur les chrétiens, susceptibles de menacer leur indépendance.
Marco Polo, qui a rencontré une branche des Assassins à Alamut, en
Perse, dans la seconde moitié du XIIIe siècle, a parfaitement décrit leur mode
de recrutement. Les qualifiant de malahida, à savoir « impies » ou
« hérétiques », comme ils sont appelés en Perse, il révèle qu’ils utilisent des
drogues (dont du haschich, d’où est tiré le mot « assassin ») pour convaincre
les novices destinés à devenir des fedayin (qui se sacrifient) qu’ils vont
entrer dans un jardin rempli de joie où, des fontaines, coulent du lait, du
miel et du vin, et où les houris, ces vierges du paradis, sont facilement
accessibles. On dit alors aux initiés revenus dans leur état normal qu’ils ont
bien visité le paradis, dans lequel ils séjourneront éternellement s’ils
obéissent aux ordres de l’imam des Assassins.
Un récit postérieur, publié en 1307 par l’historien vénitien Marino
Sanudo, raconte que, alors qu’il rendait visite aux Assassins, le comte Henri
de Champagne vit deux jeunes hommes habillés de blanc assis au sommet
d’une grande tour. Quand le chef des Assassins lui demanda si ses sujets
étaient aussi obéissants, le comte n’eut pas le temps de répondre que les
deux jeunes hommes reçurent un signal et se jetèrent immédiatement dans le
vide, chutant vers une mort certaine. Leur volonté de se sacrifier rend les
attaques des fedayin très déroutantes. Leur mission est de semer la peur de la
secte tout en affaiblissant la détermination de leurs ennemis en tuant des
personnages importants. Les Assassins infiltrent les rangs de leurs
adversaires et, quand ils ont gagné leur confiance, ils les tuent, toujours à
l’aide d’un couteau. Il s’agit d’attaques-suicides car, apparemment, ils
périssent eux-mêmes lors de l’opération. Mais les assassins ne prennent
apparemment pas de haschich au préalable, car les effets de la drogue
risqueraient de les rendre inefficaces.
Parmi les rares victimes chrétiennes des Assassins figurent Raymond II,
comte de Tripoli, en 1152, Conrad de Montferrat, roi de Jérusalem, en 1192,
et un autre Raymond, héritier des trônes d’Antioche et de Tripoli, qui, en
1213, est poignardé à mort devant la cathédrale Notre-Dame-de-Tortose.
Mais la plus célèbre tentative des Assassins vise Saladin, en 1176. Chantre
de l’orthodoxie sunnite et chef de la résurgence musulmane, Saladin a déjà
renversé les Fatimides chiites d’Égypte et est désormais en guerre contre les
musulmans indépendants dans tout l’Orient. Il pénètre dans le djebel
Ansarieh pour assiéger Masyaf, mais ses soldats lui rapportent de mystérieux
phénomènes, tandis que lui-même est en proie à des cauchemars terribles.
Une nuit, il se réveille subitement et trouve sur son lit des pains que les
Assassins sont les seuls à cuisiner, accompagnés d’un poignard empoisonné
et d’un verset menaçant. Convaincu que Rashid al-Din Sinan, le Vieil
Homme de la montagne, est entré en personne dans sa tente, Saladin craque.
Il envoie un message à Sinan, implorant son pardon et lui promettant de
mettre un terme à sa campagne contre les Assassins à condition qu’il dispose
d’un sauf-conduit. Saladin est pardonné et s’empresse de retourner au Caire.
La seule organisation efficace contre les Assassins est celle des Templiers.
En tant qu’entité éternelle, l’ordre du Temple ne peut être intimidé par la
mort de l’un de ses membres. Les Assassins avouent n’avoir jamais tué un
maître parce qu’ils savent que quelqu’un prendra immédiatement sa place.
Dans l’expression de leur haine des sunnites, les Assassins se retrouvent
parfois alliés aux chrétiens et, même dans des circonstances éprouvantes, ils
sont tolérés par les États croisés et les Templiers. Après que les Assassins
ont tué Raymond II, comte de Tripoli, en 1152 (pour une raison inconnue, à
moins que la femme de Raymond II ait commandité son assassinat), les
Templiers menacent de les attaquer. Mais les Assassins achètent facilement
leur protection en acceptant de verser un tribut annuel de 2 000 besants d’or.
Les Assassins et les chrétiens ont un ennemi commun et il est dans l’intérêt
des deux camps de rester en paix.
Cependant, en une occasion significative, la méfiance des Templiers vis-àvis des Assassins les pousse à s’opposer à la politique du roi Amaury de
Jérusalem, entré en pourparlers avec le Vieil Homme de la montagne. Les
ismaéliens ont toujours considéré leur chef comme l’incarnation du Dieu
inconnaissable, mais, en 1164, à un moment apocalyptique, Rashid al-Din
Sinan renonce ouvertement à l’islam et déclare que la résurrection s’est
produite. Le chroniqueur syrien contemporain Kamal al-Din décrit des
scènes de frénésie dans le djebel Ansarieh, au cours desquelles « des
hommes et des femmes se mélangeaient lors de beuveries, aucun homme ne
s’abstenait face à sa sœur ou sa fille, les femmes portaient des vêtements
d’homme et l’une d’elle déclara que Sinan était Dieu »283. En fait, selon le
voyageur espagnol musulman Ibn Jubayr, tout le monde accorde ce statut
divin au Vieil Homme de la montagne car tous ses disciples le considèrent
comme Dieu.
C’est neuf ans après ces événements, en 1173, qu’Amaury de Jérusalem
tente de négocier une alliance avec Sinan. L’une des conditions est que les
Assassins se convertissent au christianisme et qu’en échange les Templiers
renoncent à leur tribut. Mais, alors que l’émissaire de Sinan repart de
Jérusalem à destination de Masyaf, portant un sauf-conduit du roi Amaury, il
tombe dans une embuscade tendue par des chevaliers templiers qui le tuent.
Amaury ne parvient que très difficilement à convaincre Sinan qu’il n’a rien à
voir avec cette attaque. Dans l’intervalle, il accuse les Templiers de trahison
et de conduire le royaume « au bord de la ruine »284 en réduisant à néant
l’espoir d’une alliance prometteuse. Pour le chroniqueur Guillaume de Tyr,
ce meurtre a un mobile financier, car la paix aurait signifié la fin du tribut
versé par les Assassins aux Templiers. Un autre chroniqueur, Gautier Map,
écrit que les Templiers ont tué l’émissaire pour la raison suivante : « Si la
paix s’installe, que deviendra le glaive ? Pour cette raison on dit qu’il leur
est déjà arrivé d’éviter la paix. »285 Autrement dit, la guerre justifie
l’existence des Templiers, lesquels craignent que la paix s’installe. Ni le
patriarche ni le roi, poursuit Map, ne peuvent se venger des Templiers parce
que « Rome impose en tout lieu la captivité par la bourse, chose impossible
pour le roi, plus petit que leur petit doigt »286.
L’argument de la cupidité des Templiers est caractéristique de Guillaume
de Tyr, l’Ordre n’ayant pas besoin du tribut payé par les Assassins.
Cependant, les Templiers s’inquiètent vraisemblablement que le roi ne se
fasse berner. Ils ont conscience que, quelle que soit la religion prônée par les
Assassins, il ne s’agit que d’une apparence, comme l’a été l’islam. Les
Assassins voient ce monde comme une simple illusion et, même s’ils se
convertissent au christianisme, leurs croyances intérieures et secrètes
resteront. Les Templiers contrôlent des châteaux importants à proximité
immédiate de l’enclave des Assassins, châteaux qui dominent les cols
donnant sur l’intérieur des terres contrôlées par les sunnites, qui sont encore
plus dangereux. Baisser la garde face au discours d’une telle secte serait
particulièrement irresponsable et coûterait aux Templiers leur crédibilité en
Occident.
En l’occurrence, les négociations n’ont jamais repris. L’année suivante, en
1174, Amaury meurt de dysenterie à l’âge de 38 ans et lui succède son jeune
fils Baudouin IV, qui souffre de la lèpre. Raymond III, comte de Tripoli, est
nommé régent et, comme son père a été tué par les Assassins, il partage la
méfiance des Templiers, bien que les Assassins soient un précieux allié
contre les sunnites. Les Francs paient les conséquences de leur incapacité à
prendre l’Égypte, tout comme ils n’étaient pas parvenus à s’emparer de
Damas. Saladin est un ennemi unique qui contrôle pour la première fois
Le Caire et Damas et est déterminé à éliminer toutes les formes d’islam
autres que la sienne et à détruire également l’Outremer.
Le djihad de Saladin
Baudouin IV a à peine 13 ans quand il devient roi de Jérusalem, en 1174. Et
il n’avait que 9 ans quand son père a confié son éducation à Guillaume de
Tyr. C’est ce dernier qui découvre chez l’enfant les symptômes de la lèpre,
un jour qu’il joue avec d’autres nobles garçons. Les enfants commencent à se
pincer les mains et les bras. Les autres manifestent leur douleur en criant,
mais, alors qu’ils ne l’épargnent pourtant pas, Baudouin la supporte trop
patiemment, comme s’il ne la ressentait pas. Au début, de Tyr pense que cela
illustre la résistance du garçon, mais il découvre qu’environ la moitié de la
main et du bras droit de Baudouin est engourdie. Il en parle à son père.
L’enfant consulte des médecins, qui prescrivent des fomentations, des
onctions et même des médicaments toxiques afin d’améliorer son état, mais
rien n’y fait. Comme ils le comprendront plus tard, c’est le début d’une
maladie incurable, ce qui émeut particulièrement Guillaume de Tyr. Alors
que l’enfant devient pubère, il est manifeste qu’il souffre de cette terrible
maladie qu’est la lèpre. Chaque jour, son état empire. Ses extrémités et son
visage sont les plus affectés, ce qui touche profondément les fidèles qui le
regardent.
Mais Baudouin est toujours jeune et fort, affiche une grande curiosité, a
l’esprit vif et montre le même talent que son père sur le terrain. Les pouvoirs
laïque et ecclésiastique du royaume souhaitent de concert qu’il accède au
trône. Il est donc sacré et couronné solennellement en l’église du SaintSépulcre le 15 juillet, soit quatre jours après la mort de son père287.
La personnalité de Baudouin IV se révèle trois ans plus tard, en
novembre 1177. Le jeune roi de 16 ans conduit sa troupe franque en
infériorité numérique contre l’armée de Saladin en provenance d’Égypte. Les
Templiers envoient tous les chevaliers disponibles défendre Gaza, mais
Saladin va directement à Ascalon. Rassemblant un maximum d’hommes en
armes, Baudouin IV s’empresse de le contrer. Avec la Vraie Croix et le chef
de son armée, Renaud de Châtillon, il parvient à franchir les remparts
d’Ascalon avant l’arrivée de Saladin. Mais, au lieu de lancer une attaque,
Saladin laisse une modeste force faire le siège d’Ascalon et, avec
25 000 hommes, il met le cap sur la ville de Jérusalem, non défendue.
Baudouin IV envoie un message aux Templiers leur disant d’abandonner
Gaza et de le rejoindre. Lorsqu’ils approchent, Baudouin IV s’échappe
d’Ascalon et prend en chasse Saladin, se dirigeant vers le nord le long de la
côte, puis à l’intérieur des terres. Les troupes franques comprennent
450 chevaliers, dont 85 Templiers, et quelques milliers de fantassins. Le
25 novembre, l’armée de Saladin est en train de traverser un ravin à
Montgisard, près de Ramla et à proximité de la route Jaffa-Jérusalem, quand
Baudouin IV et les Templiers fondent sur elle et la prennent par surprise. Le
roi est lui-même à l’avant-garde. Renaud de Châtillon et Balian d’Ibelin
l’aident à triompher et certains voient saint Georges, dont l’église est à
proximité, à Lydda, combattre en personne à leur côté.
Mais ce sont les Templiers qui ont infligé le plus de dégâts à l’ennemi. Un
témoin de la bataille, apparemment un pèlerin de retour à Londres, a fait le
récit suivant à Ralph of Diss, doyen de la cathédrale Saint-Paul.
« Odo, maître des chevaliers du Temple, autre Judas Maccabée,
avait à ses côtés 84 chevaliers de son ordre. Il prit part à la bataille
avec ses hommes, conforté par le symbole de la croix. Fonçant
comme un seul homme, ils lancèrent l’assaut en ne tournant ni vers
la gauche ni vers la droite. Ils reconnurent le bataillon à la tête
duquel Saladin commandait de nombreux chevaliers,
l’approchèrent vaillamment et l’enfoncèrent immédiatement, le
renversèrent, l’éparpillèrent, le frappèrent et l’écrasèrent. Saladin
fut pris d’admiration en voyant ses hommes dispersés de toutes
parts, mis en fuite et passés au fil de l’épée aux quatre coins du
champ de bataille. Il pensa à sa sécurité et prit la fuite,
abandonnant sa cotte de mailles pour s’échapper au plus vite sur le
dos d’un chameau, seulement accompagné de quelques-uns de ses
hommes. »288
En tout, les Francs perdent environ 1 100 hommes. Mais ils infligent à
Saladin une cuisante défaite, décimant 90 % de son infanterie et de sa
cavalerie, soit environ 23 000 hommes. Saladin parvient de justesse à
s’échapper en Égypte, où il s’accroche au pouvoir à coups de mensonges sur
une prétendue défaite des Francs au cours de cette bataille.
La bataille de Montgisard s’avère une grande victoire et la parfaite
illustration des qualités de combattants des Francs et de l’avantage qu’ils
parviennent à prendre grâce à des opérations rapides tournées vers
l’offensive, en particulier grâce aux Templiers. Si cette bataille permet de
sauver pour l’heure le royaume de Jérusalem, elle n’altère cependant pas la
situation fondamentale. Si Baudouin IV avait les forces nécessaires pour
poursuivre l’ennemi jusqu’au Caire ou lancer une attaque éclair sur Damas,
il infligerait peut-être à Saladin un coup terrible. Malgré l’ampleur de sa
défaite, Saladin dispose encore des énormes ressources et effectifs
pléthoriques de l’Égypte, et ce n’est qu’un début. Comme le fait remarquer
son conseiller Al-Qadi al-Fadil, Saladin se servira de la richesse de l’Égypte
pour conquérir la Syrie, la richesse de la Syrie pour prendre la Mésopotamie
et la richesse de la Mésopotamie pour s’emparer de l’Outremer289. Alors
qu’il mène toujours aussi vite les guerres contre ses rivaux musulmans, ses
ressources deviennent presque inépuisables et ses forces si nombreuses que,
dans la décennie suivant la bataille de Montgisard, les Francs sont contraints
de modifier progressivement leur stratégie. Ils passent de l’organisation
d’attaques à la frontière musulmane et de la construction de châteaux afin
d’étendre leur territoire frontalier à l’utilisation des châteaux à des fins
défensives.
L’année précédant la bataille de Montgisard, le royaume de Jérusalem perd
toute chance de faire perdurer sa précieuse alliance avec l’Empire byzantin.
Grâce à la première croisade, les Byzantins sont parvenus à compenser une
grande partie des dommages subis lors du désastre de Manzikert, en 1071, et
ont recouvré leur autorité sur une grande partie de l’Asie Mineure. Mais
cette résurrection est anéantie en 1176, quand l’empereur byzantin
Manuel Ier Comnène conduit son armée vers l’est dans l’intention de
s’emparer de Konya (Iconium), capitale du sultanat seldjoukide de Roum.
Stoppée au niveau d’un col de la chaîne Sultan Dagi, près de la forteresse de
Myriokephalon, au nord-est du lac Egirdir, l’armée byzantine essuie un
revers terrible. L’empereur lui-même compare cette bataille à celle de
Manzikert, à la différence près qu’elle se situait à 1 300 kilomètres à l’est.
Suite au désastre de Myriokephalon, à seulement 320 kilomètres de la mer
Égée, les Byzantins ne s’accrochent une nouvelle fois plus qu’à la région
côtière.
Avec la renaissance du sultanat seldjoukide de Roum, Saladin et l’Empire
byzantin affaibli se découvrent un ennemi commun. En 1181, ils signent
donc un traité de paix. Les Byzantins optent également pour une politique de
neutralité et rompent leurs liens avec l’Outremer. L’alliance avec les
Byzantins contre l’Égypte dont bénéficiait le roi Amaury de Jérusalem n’a
donc aucune chance de survivre. Les Francs sont maintenant plus exposés et
isolés que jamais.
En attendant, le siècle passé à repousser les attaques turques a mis à mal
le commerce byzantin et sa marine marchande, offrant là l’occasion aux
marchands et flottes italiens en provenance de Pise, Gênes, Amalfi et Venise
d’implanter des colonies marchandes assez imposantes à Constantinople. Le
ressentiment grec envers la prospérité et l’emprise des Latins, qui contrôlent
pratiquement l’intégralité de l’économie de la ville, couve depuis quelque
temps et atteint son paroxysme après la mort de Manuel Ier Comnène, en
1180. C’est le début d’une période d’instabilité à Constantinople, marquée
par diverses revendications du trône impérial. L’un des prétendants,
Andronic Comnène, est connu pour sa haine envers les Latins. Quand il
pénètre dans Constantinople avec son armée en 1182, la population grecque
se retourne contre les étrangers. De nombreux membres de la communauté
latine, laquelle compte environ 60 000 personnes, parviennent à s’enfuir,
mais des milliers sont massacrés par la foule.
Des chroniqueurs grecs, arabes et francs décrivent le massacre, parmi
lesquels Guillaume de Tyr. Il écrit ainsi que les Grecs saisissent tous ceux
qui semblent capables de résister, mettent le feu à leur maison et réduisent
rapidement tout le quartier en cendres. Femmes, enfants, personnes âgées et
malades périssent tous dans les flammes. Les moines et les prêtres sont les
principales victimes de leur folie, mourant dans d’atroces tortures. Parmi eux
figure un homme vénérable prénommé Jean, sous-diacre de la Sainte Église
romaine, que le pape a envoyé à Constantinople. Ils s’emparent de lui, lui
coupent la tête et attachent celle-ci à la queue d’un chien crasseux afin
d’insulter l’Église. Même ceux qui semblent montrer plus d’égards vendent
comme esclaves aux Turcs et aux autres infidèles les fugitifs à qui ils ont fait
croire qu’ils s’en sortiraient. On dit que plus de 4 000 Latins de tout âge,
sexe et condition ont été ainsi livrés aux nations barbares contre
rétribution290.
Outre l’effet qu’il a eu sur l’opinion occidentale de Byzance, le massacre
des Latins a poussé les villes-États, en particulier Gênes et Venise, à
rechercher de nouveaux marchés en Orient. C’est alors qu’elles ont noué des
relations commerciales fructueuses avec l’Égypte, « à la fois l’ennemi le plus
dangereux des croisés et la source de bénéfices considérables pour les
républiques commerciales chrétiennes de la Méditerranée »291.
Particulièrement confiant suite à la victoire chrétienne sur Saladin à
Montgisard, Baudouin IV décide de renforcer les défenses de son royaume le
long de la frontière syrienne et, en octobre 1178, sur l’insistance des
Templiers, il construit le château de Chastelet. Cette forteresse, plus connue
sous le nom de Gué de Jacob, est délibérément bâtie sur la frontière
musulmane. « Les Templiers de la terre de Jérusalem sont venus voir le roi
pour lui dire de construire un château en territoire musulman », écrit le
chroniqueur franc Ernoul292. Le château a pour mission de contrôler le seul
passage du Jourdain entre le lac de Tibériade et ses sources sur le plateau du
Golan, à l’endroit même où Jacob de l’Ancien Testament aurait lutté avec
l’ange (Genèse 32:24). Mais la forteresse est détruite dix mois après sa
naissance, au cours d’un désastre qualifié de « début de la fin » des
Templiers.
Le Gué de Jacob surplombe le Jourdain. Constitués de 20 000 énormes
blocs de pierre, faisant chacun plus de 2 mètres de long et disposés pour
former un immense rectangle, ses murs font plus de 6 mètres d’épaisseur. Ce
n’était que la première phase d’un plan consistant à entourer la structure
intérieure d’un rectangle extérieur, de façon à créer un château concentrique
qui serait le plus grand d’Europe et d’Orient. Saladin est si inquiet de voir
un château érigé à un endroit des plus stratégiques qu’il offre 100 000 dinars
pour sa démolition. Mais Baudouin IV refuse. Par conséquent, en août 1179,
avant que les défenses extérieures soient sorties de terre, Saladin lance une
attaque. Ses soldats grimpent la pente en force en creusant des marches avec
leurs haches et le génie mine les murs. Dans la mesure où des renforts francs
se rassemblent à Tibériade, les soldats du génie travaillent nuit et jour sans
relâche, jusqu’à ce qu’à l’aube du sixième jour, ils parviennent à abattre une
section des remparts, les récits musulmans faisant part avec stupéfaction du
suicide du chef des Templiers qui se jette dans les flammes. La garnison
demande à pouvoir se rendre à certaines conditions, mais Saladin refuse et
800 défenseurs sont tués, leurs corps débarrassés de leurs armures, puis jetés
dans une citerne. Mais toutes les victimes ne succombent pas sur le champ
de bataille. Saladin interroge personnellement beaucoup de prisonniers et en
exécute de sang-froid un grand nombre, dont tous les archers, qui ont infligé
les plus grandes pertes aux assiégeants, ainsi que tous les musulmans s’étant
convertis au christianisme, ceci conformément à la loi islamique. Le château
est détruit, et ses 700 défenseurs survivants, dont 80 chevaliers, sont faits
prisonniers et emmenés à Damas. Un millier d’armures appartenant aux
chevaliers et sergents, ainsi que 100 000 armes, sont également emportées.
Pour la première fois, les soldats musulmans du génie ont montré leur
efficacité contre une fortification franque d’envergure, même si elle était en
cours de construction, donc inachevée. Jusqu’à présent, les Francs avaient
une longueur technologique d’avance, mais ces progrès musulmans dans l’art
de la guerre de siège présagent la suite des événements.
L’histoire de ce château et de son siège a été dévoilée par des recherches
récemment entreprises par le professeur Ronnie Ellenblum, de l’Université
hébraïque de Jérusalem293. « Nous découvrons littéralement le début de la
fin des chevaliers templiers », dit Ellenblum.
« Jusqu’à la bataille du Gué de Jacob, en 1179, le chef musulman
Saladin essuie revers sur revers dans ses tentatives visant à chasser
les croisés de la Terre sainte. La chance a tourné avec la bataille du
Gué de Jacob. Les forces de Saladin sont non seulement parvenues
à raser un grand château, tuant toute la garnison et emportant ses
trésors, mais elles ont également écrasé une armée considérée
jusqu’à présent comme pratiquement invincible. »
La victoire de Saladin au Gué de Jacob sape la confiance des Francs.
Toute la Galilée et l’Outre-Jourdain deviennent une région frontalière à
portée d’attaque de la part des musulmans, tandis que les Francs évitent de
plus en plus les engagements frontaux avec l’ennemi. Ils délaissent en outre
la stratégie mobile et offensive employée lors de la bataille de Montgisard,
pour adopter une mentalité militaire axée sur le siège.
En mai 1180, en raison d’une extrême sécheresse qui menace les moissons
en Syrie et en Outremer, Baudouin IV et Saladin concluent une trêve de
deux ans. Mais cette trêve ne s’applique pas au comté de Tripoli, que
Saladin envahit cet été-là, ravageant les riches terres agricoles que les Francs
appellent la Bocquée – ces étendues vallonnées de la trouée de Homs qui
regorgent de blé et de maïs, de figuiers, notamment de Barbarie, de vignes et
de tournesols. Elles s’apparentent à la Provence ou au Languedoc et s’offrent
à la vue du Krak des chevaliers, la grande forteresse des Hospitaliers, et du
Chastel Blanc des Templiers. Guillaume de Tyr narre l’expédition de Saladin
dans les champs « et plus particulièrement au milieu des cultures. Sans
opposition, il erra partout, librement, mit le feu aux moissons, certaines
ayant déjà subi le battage, d’autres déjà mises en gerbes et d’autres encore en
attente d’être récoltées, vola le bétail et dépeupla toute la région ». Mais les
chevaliers ne s’aventurent pas en dehors de leur château, n’osant pas « lancer
d’attaques imprudentes »294.
Pour Saladin, cette trêve avec le royaume de Jérusalem est précieuse, car
elle lui permet de poursuivre son siège d’Alep, ville aux mains du fils de Nur
al-Din. Quant à Baudouin IV, il peut ainsi gagner du temps. Pour ce qui est
des marchands chrétiens et musulmans, la trêve leur offre la possibilité de
traverser librement le territoire de chacun. Mais Renaud de Châtillon, soldat
talentueux, courageux, et seigneur d’Outre-Jourdain (territoire à cheval sur la
ligne de communication de Saladin entre Le Caire et Damas), rompt la trêve
l’année suivante. Depuis son château de Kerak, il voit les riches caravanes
musulmanes se rendre à Médine et La Mecque et attaque l’une d’elles pour
s’enfuir avec ses biens. Saladin se plaint alors à Baudouin IV et exige
réparation, mais Renaud de Châtillon refuse de restituer le butin. En 1182,
de Châtillon va même plus loin en lançant une flotte de navires dans le golfe
d’Aqaba pour descendre la mer Rouge, où ils attaquent des ports d’Égypte et
d’Arabie, dont ceux desservant La Mecque et Médine. Mais une force navale
sous la direction du frère de Saladin, al-Adil, les refoule. Bien que certains
Francs se rendent à al-Adil à la condition que leur vie soit épargnée, Saladin
insiste pour qu’ils soient exécutés, malgré les objections de son frère. Le
meurtre de sang-froid des prisonniers est de plus en plus pratiqué par
Saladin, l’exécution étant effectuée par des religieux de son entourage. Ces
décapitations, puisque c’est le mode d’exécution généralement adopté,
servent à promouvoir son djihad contre les Francs et constituent même son
principal mode d’action contre ses frères musulmans. Le sacrifice sanguin
est conforme à l’idéologie du djihad, « qui affirmait que les terres étaient
rendues impures par la présence des Francs et que la guerre sainte avait pour
but de les reconquérir et de les purifier »295.
Début 1186, Saladin tombe gravement malade à Harran, non loin d’Édesse.
Incapable de rester debout et à peine conscient, on s’attend à ce qu’il meure.
Son dévoué secrétaire Imad al-Din recueille ses dernières volontés et rédige
son testament. Depuis 1171 et son accession au sommet du sultanat
d’Égypte, Saladin a passé treize mois à combattre les Francs. Mais il axe son
djihad contre ses frères musulmans, bien souvent hétérodoxes mais loin
d’être hérétiques pour la plupart, quoi qu’en aient dit les propagandistes de
Saladin. Depuis, les historiens se sont demandé quelle image il aurait laissée
s’il était mort à Harran. Serait-il simplement apparu comme « un soldat
moyennement brillant, un administrateur avec une conception de l’économie
digne de celle d’un officier de cavalerie et un souverain habitué à se servir de
l’islam dans son propre intérêt »296 ? Aurait-on gardé de lui le souvenir de
quelqu’un ayant seulement « accumulé sans scrupule des plans et campagnes
destinés à accroître son influence personnelle et celle de sa famille »297 ?
Trois ans plus tôt, en 1183, après s’être finalement emparé d’Alep,
Saladin écrit au calife de Bagdad pour justifier ses années de guerre contre
ses frères musulmans. Il dit être venu en Syrie pour combattre les incroyants,
éradiquer l’hérésie des Assassins et remettre les musulmans dans le droit
chemin. La situation aurait peut-être évolué plus vite, dit-il, si Alep s’était
conformée à son point de vue, si Mossoul avait reconnu sa souveraineté et si
la Syrie n’avait pas été frappée par la sécheresse. Mais, une fois Mossoul
conquise dans le nord de l’Irak, cela déboucherait sur la conquête de la
Géorgie dans le Caucase, des Almohades au Maroc et en Espagne, de
Constantinople et de Jérusalem, « jusqu’à ce que seule compte la parole de
Dieu et que le califat abbasside ait nettoyé le monde en transformant les
églises en mosquées »298. Les ambitions impériales et dynastiques de
Saladin transparaissent dans cette lettre au calife car il se trouve que les
Almohades ne pouvaient être attaqués sans la conquête préalable de toute
l’Afrique du Nord. La Géorgie et Constantinople ne pouvaient être prises
sans renverser le sultanat seldjoukide de Roum. Et, dernière étape et non des
moindres, après avoir imposé son autorité à tout l’univers musulman, Saladin
pourrait s’occuper de l’Outremer. Selon Imad al-Din, qui ne manifestait
jamais le moindre scepticisme envers son maître, la maladie de Saladin « fut
envoyée par Dieu pour détourner les péchés […] et le réveiller du sommeil
de la négligence »299 – et le remettre sur la voie de sa mission religieuse, à
savoir détruire l’Outremer via le djihad.
Mais Saladin est un général toujours prudent qui s’appuie sur une force
écrasante et il hésite à combattre les Francs tant que ses troupes demeurent
dispersées. L’événement qui aidera Saladin à changer d’attitude est le traité
qu’il signera par la suite, en 1186, qui lui permettra au final de conquérir
Mossoul. Le libérant de plusieurs années de lutte à l’est de l’Euphrate, il
peut enfin porter toute son attention sur l’Outremer. Sa prise de conscience
de la stratégie défensive adoptée par les Francs, loin de batailles risquées en
terrain découvert, auxquelles ils préfèrent des positions de repli dans leurs
châteaux, l’encourage également. Entre-temps, les Turcs ont appris à
construire et transporter de gros engins de siège, aussi bien des pièces
d’artillerie, comme les catapultes, que les tours mobiles, diminuant ainsi la
traditionnelle supériorité franque en matière d’architecture militaire et de
sièges. Les rôles sont inversés. Saladin est prêt à livrer une guerre plus
offensive et mobile et n’hésite plus à s’enfoncer en territoire franc pour se
battre.
Les Francs sont loin d’afficher une unité stratégique. Il règne au sein de
l’Outremer une division grandissante entre ceux qui souhaitent mener une
politique agressive contre Saladin et ceux désireux de trouver un compromis.
Parmi les premiers figure Renaud de Châtillon, tandis que parmi les adeptes
de la seconde solution se trouvent le comte Raymond III de Tripoli et le roi
mourant. Mais Saladin a sa propre politique, qui consiste à annihiler les
États chrétiens, États dont les différences internes rendent leur destruction
plus faciles. Le danger devient réel en 1183, quand Saladin s’empare d’Alep
et contrôle du même coup toute la Syrie. Sa distraction du moment est
Mossoul, mais il se tournera tôt ou tard vers les chrétiens.
Après l’encerclement de l’Outremer, les maîtres hospitaliers et templiers
appareillent ensemble en 1184, en compagnie d’Héraclius, le patriarche de
Jérusalem, pour aller chercher de l’aide en Occident. Les rois de France et
d’Angleterre et le Saint Empereur romain les reçoivent avec tous les
honneurs et débattent des plans d’une grande croisade. Mais ils fournissent
des motifs purement internes pour ne pas aller eux-mêmes en Orient et
décident de donner tout juste l’argent nécessaire pour couvrir l’entretien de
quelques centaines de chevaliers pendant une année. Pendant son séjour à
Londres début 1185, Héraclius d’Auvergne en profite pour consacrer la
nouvelle Église du Temple, qui est encore présente aujourd’hui. Quant au
maître Templier, il tombe malade en cours de route et meurt à Vérone.
À peu près au moment où Héraclius d’Auvergne consacre la nouvelle
Église du Temple à Londres, Gérard de Ridefort est élu maître par les
Templiers de Jérusalem, sa nomination coïncidant avec le point culminant
des conflits entre les factions du royaume. Baudouin IV meurt en mars 1185
et est enterré à l’église du Saint-Sépulcre. Son successeur, l’enfant-roi
Baudouin V, meurt en 1186 alors qu’il n’a pas 9 ans. Raymond III de
Tripoli, chef du camp recherchant un compromis avec Saladin, est alors le
régent du petit garçon conformément au testament du père, lequel stipulait
que, si l’enfant mourait avant ses 10 dix ans, c’est Raymond qui devait
demeurer régent en attendant le choix d’un nouveau roi grâce à l’arbitrage du
pape, du Saint Empereur romain et des rois de France et d’Angleterre.
Mais la mère du garçon, Sibylle, qui est la sœur du roi lépreux et la petitefille de la redoutable Mélisende, revendique le trône pour elle-même et son
mari Guy de Lusignan. Appuyés par le camp en faveur d’une politique
agressive à l’encontre de Saladin, au sein duquel figurent Renaud de
Châtillon, seigneur d’Outre-Jourdain, Gérard de Ridefort, maître des
Templiers, Héraclius d’Auvergne, patriarche de Jérusalem et peut-être amant
de la mère de Sibylle, Sibylle et Guy sont rapidement couronnés à Jérusalem.
Tous les barons d’Outremer acceptent ce qui se révèle être un coup d’État, à
l’exception de Raymond de Tripoli, qui se sent injustement privé de la
royauté, et son proche allié Balian d’Ibelin.
Passant de la rivalité entre factions à la trahison, le comte Raymond de
Tripoli conclut un accord secret avec Saladin, qui s’applique non seulement
à la ville de Tripoli, mais aussi à la principauté de Galilée de sa femme, bien
que ce territoire fasse partie du royaume de Jérusalem, lequel va bientôt être
en guerre contre les musulmans. Saladin promet également de soutenir le
projet de Raymond de Tripoli consistant à renverser Sibylle et Guy de
Lusignan et à s’autoproclamer roi. En avril 1187, Guy de Lusignan répond
en convoquant ses fidèles barons pour se diriger vers le nord et tenter
d’obtenir la soumission de la Galilée avant que ne débute l’attaque attendue
des musulmans. Mais, craignant les conséquences d’une guerre civile, Balian
d’Ibelin persuade de Lusignan de le laisser emmener une délégation sur le
lac de Tibériade pour essayer de négocier une réconciliation entre Raymond
de Tripoli et le roi. Cette délégation est formée des maîtres des Hospitaliers
et des Templiers que d’Ibelin doit rencontrer au château des Templiers de La
Fève, le 1er mai.
Pendant ce temps, Saladin a demandé à Raymond de Tripoli l’autorisation
d’envoyer ce même jour en reconnaissance des troupes d’esclaves
mamelouks en Galilée. Et, bien que cela tombe mal, de Tripoli est obligé de
donner son aval en vertu de l’accord secret. Mais il impose des conditions :
les musulmans doivent traverser son territoire de jour et en être sortis à la
nuit tombée, sans attaquer aucun village ou ville. Raymond de Tripoli fait
passer l’information selon laquelle le camp musulman traversera son
territoire et invite la population à rester chez elle. Mais, quand il arrive à La
Fève en milieu de matinée du 1er mai, d’Ibelin n’est pas au courant et
s’attend à y retrouver les membres de la délégation. Le château est vide et,
après avoir attendu en silence pendant une ou deux heures, il s’apprête à
partir vers Tibériade, pensant que les autres sont partis devant, quand un
chevalier templier ensanglanté surgit soudain au galop et hurle qu’un grand
désastre s’est produit.
Le message de Raymond de Tripoli à propos du groupe musulman est
parvenu à La Fève la veille au soir, le 30 avril, où Gérard de Ridefort a appris
la nouvelle. Il convoque alors immédiatement les Templiers des alentours et,
à la tombée de la nuit, 90 hommes le rejoignent. Dans la matinée, ils partent
vers le nord, par Nazareth, où 40 chevaliers laïques se joignent à la chasse
menée contre le groupe de reconnaissance ennemi. Mais, lorsqu’ils
franchissent la colline située derrière Nazareth, ils voient une expédition
d’envergure comptant peut-être 7 000 cavaliers d’élite mamelouks faisant
boire leurs montures dans la Fontaine du cresson située plus bas dans la
vallée. Le maréchal templier et le maître hospitalier conseillent alors de se
replier, mais Gérard de Ridefort, le maître templier, insiste pour lancer une
attaque. Les 130 chevaliers descendent donc furieusement la colline pour se
heurter à la cavalerie musulmane massive. Ils se font tailler en pièces et seuls
trois Templiers, dont Gérard de Ridefort, parviennent à prendre la fuite.
C’est en tout cas le récit fourni par un chroniqueur anonyme qui a obtenu
la majeure partie de ses informations de la chronique perdue d’Ernoul,
membre de l’entourage de Balian d’Ibelin. Mais ni d’Ibelin ni Ernoul n’ont
assisté à cette bataille. Tout récit émanant du camp de Balian d’Ibelin est
susceptible d’offrir la pire description de l’adversaire de leur faction, Gérard
de Ridefort. Une autre chronique, l’Itinerarium Regis Ricardi, reposant
apparemment sur le journal perdu d’un chevalier anglais rédigé vers 1191,
contredit l’histoire selon laquelle de Ridefort s’est imprudemment précipité
sur l’ennemi. Ce journal dit, de manière plus plausible, que les Templiers se
sont fait prendre au dépourvu et ont essuyé une attaque des musulmans.
Quoi qu’il en soit, l’expédition de Saladin a tenu l’engagement passé avec
Raymond de Tripoli car ses cavaliers sont rentrés bien avant la tombée de la
nuit et n’ont attaqué aucun village ou ville de Galilée. Mais, accrochées à la
pointe des lances mameloukes, se trouvent bien des têtes de chevaliers
templiers.
Honteux de cette tragédie, dont il est en quelque sorte à l’origine, Raymond
de Tripoli rompt son accord avec Saladin et se rend à Jérusalem pour faire la
paix avec le roi. Devant cet immense péril, Guy de Lusignan ne peut
qu’accueillir favorablement la loyauté retrouvée envers le royaume de
Raymond de Tripoli car, au même moment, Saladin est en train de
rassembler une grande armée à la frontière. De Lusignan mobilise tous les
hommes valides à Saint-Jean-d’Acre, vide les villes et châteaux de tous les
combattants. Forte de 18 000 hommes, dont 1 200 chevaliers montés, cette
armée est tout ce que l’Outremer peut offrir. De son côté, Saladin compte sur
les occupants turcs et kurdes d’Égypte, d’Irak et de Syrie, ainsi que sur ses
troupes d’esclaves mamelouks et quelques Arabes. Sa force d’invasion est
donc constituée d’environ 42 000 hommes, dont 12 000 cavaliers300. Le
1er juillet 1187, il traverse le Jourdain à Senabra, à l’extrémité sud du lac de
Tibériade, là où le fleuve ressort du lac.
Le lendemain, alors que Saladin assiège Tibériade, l’armée croisée adopte
une solide position défensive, bien alimentée en eau et disposant de
nombreux pâturages pour les chevaux, à 25 kilomètres à l’ouest de Séphorie
(aujourd’hui Tzipori). Les Templiers et les Hospitaliers sont présents, ainsi
que le comte Raymond de Tripoli, Renaud de Châtillon, Balian d’Ibelin et
de nombreux autres seigneurs avec leurs aides, sans oublier l’évêque de
Saint-Jean-d’Acre, qui porte la Vraie Croix. Leur plan, auquel adhère le roi,
est d’attendre, assurés que Saladin ne pourra maintenir très longtemps sa
grande armée dans la campagne aride sous cette chaleur estivale. Mais, ce
soir-là, arrive un message de la femme de Raymond de Tripoli, Échive,
comtesse de Tripoli, disant qu’à Tibériade elle doit faire face à une attaque
de Saladin. Le roi Guy de Lusignan tient une assemblée dans sa tente où bon
nombre de chevaliers sont émus par la situation désespérée de la comtesse et
souhaitent partir à son secours. Mais Raymond de Tripoli se lève pour
prendre la parole et avance qu’il serait imprudent d’abandonner leur position
favorable actuelle pour se livrer à une marche dangereuse dans une région
aride sous la terrible chaleur de juillet.
« Tibériade est ma cité et ma femme s’y trouve », dit de Tripoli, selon la
chronique De Expugnatione Terrae Sanctae per Saladinum :
« Aucun de vous n’est aussi férocement attaché, sauf au
christianisme, que moi à cette ville. Aucun de vous n’est aussi
désireux que moi de secourir ou d’aider Tibériade. Mais nous et le
roi ne devons pas nous éloigner de l’eau, de la nourriture et des
choses indispensables pour mener un si grand nombre d’hommes à
la mort à cause du désert, de la faim, de la soif et d’une chaleur
accablante. Vous êtes bien conscients que puisque la chaleur brûle
et que le nombre d’hommes est grand, ils ne peuvent survivre une
demi-journée sans de l’eau en abondance. En outre, ils ne
pourraient atteindre l’ennemi sans subir une pénurie d’eau qui se
traduirait par la perte d’hommes et de bêtes. Restez par conséquent
à mi-chemin, près des denrées et de l’eau car la fierté des Sarrasins
est telle que, lorsqu’ils prendront la cité, ils ne nous mettront pas
de côté et fileront droit vers nous à travers ce vaste désert pour
nous livrer bataille. Alors, nos hommes, frais et ravitaillés en pain
et en eau, lèveront le camp avec enthousiasme pour le combat.
Nous serons frais ainsi que nos chevaux et nous serons aidés et
protégés par la croix du Seigneur. Nous nous battrons ainsi avec
vigueur contre des incroyants affaiblis par la soif et ne disposant
d’aucun endroit où se rafraîchir. Vous voyez donc que si, en vérité,
la grâce de Jésus-Christ nous accompagne, les ennemis de la croix
du Christ seront capturés ou tués par l’épée, la lance ou la soif
avant de pouvoir rejoindre la mer ou le fleuve. »301
Lorsque l’assemblée se sépare à minuit, les participants ont décidé de
rester à Séphorie. Mais l’accord précédemment passé par de Tripoli avec
Saladin a suscité amertume et méfiance chez certains et ses motivations
paraissent désormais suspectes. Plus tard dans la nuit, le maître templier
Gérard de Ridefort se rend dans la tente du roi Guy de Lusignan pour lui dire
que de Tripoli est un traître et qu’abandonner Tibériade, pourtant si proche,
entacherait son honneur, mais aussi celui des Templiers, s’ils ne vengent pas
la mort de tant de leurs frères à la Fontaine du cresson. Le roi décide alors de
revenir sur la décision de l’assemblée et annonce que l’armée prendra la
route à l’aube.
En ce matin du 3 juillet, l’armée chrétienne laisse derrière elle les jardins
de Séphorie et marche à travers les collines arides en direction du soleil
levant. La journée est très chaude et l’air irrespirable. Les hommes et les
chevaux souffrent terriblement car cet itinéraire ne comporte aucun point
d’eau. Guy de Lusignan est au centre de la colonne et les Templiers ferment
la marche. Dans la mesure où c’est Raymond de Tripoli qui tient le fief de
Galilée, il lui revient d’ouvrir la voie. Certains ont vu dans l’itinéraire une
marque de traîtrise, car c’est lui qui l’a choisi. C’est possible, car Saladin
découvre rapidement la ligne d’avancée des Francs, averti, aux dires de
certains, par plusieurs chevaliers laïques. Il envoie alors des hommes harceler
et user l’avant et l’arrière-garde à coups de volées de flèches, pendant qu’il
fait parcourir à son armée les 8 kilomètres qui séparent Tibériade de Hattin,
village bien approvisionné en eau et situé en plein milieu des prés, au
carrefour des routes descendant des collines vers le lac. Dans l’après-midi,
l’armée chrétienne a atteint le plateau au-dessus de Hattin et Raymond de
Tripoli dit qu’ils devraient camper là, car il y a selon lui de l’eau, mais la
source s’avère asséchée. Selon une version des faits, les Templiers ont dit
qu’ils ne pouvaient aller plus loin et que le roi devait prendre la décision de
dresser le camp. Raymond s’écrie alors : « Hélas, Seigneur Dieu, la bataille
est terminée ! Nous avons été trahis et la mort est notre destin. Le royaume
est fini ! »302 Entre les Francs et le village d’où l’on descend vers le lac se
trouve une colline dotée de deux sommets et baptisée les Cornes de Hattin.
C’est sur ce plateau rocailleux sans eau que l’armée chrétienne passe la
nuit, son supplice rendu plus grand encore par la fumée et les flammes
faisant rage, les musulmans ayant mis le feu aux broussailles à flanc de
coteau. Profitant de l’obscurité, les forces de Saladin s’approchent en
rampant. Les Francs qui s’éloignent pour aller chercher de l’eau se font tuer.
À l’aube, l’armée chrétienne est cernée de toutes parts. Le 4 juillet 1187, peu
après le lever du jour, Saladin porte son attaque. L’infanterie chrétienne
charge avec l’énergie du désespoir pour enfoncer les lignes ennemies et
atteindre l’eau, mais les hommes sont tués ou repoussés. C’est le récit d’une
chronique. Mais une autre dit que les chrétiens se sont enfuis et ont refusé
de combattre. Dans une autre version :
« [Le roi] donna l’ordre au maître et aux chevaliers d’engager les
hostilités. Certains soldats furent alignés en ordre de bataille et
l’établissement de la tactique fut confié au comte de Tripoli et à
d’autres chefs militaires. Se lançant à l’attaque comme des lions
rugissants, les chevaliers du Temple tuèrent une partie de l’armée
ennemie et poussèrent le restant à battre en retraite, mais nos
autres troupes n’obéirent pas aux ordres du roi et n’arrivèrent pas
en renfort. Les chevaliers du Temple se retrouvèrent ainsi cernés,
puis furent massacrés. »303
Tous les récits font part du combat terrible livré par des chevaliers qui
parviennent à contenir les attaques de la cavalerie de Saladin, mais leur
véritable ennemi est la soif et leurs effectifs diminuent au même rythme que
leurs forces.
Les Templiers et les Hospitaliers se rassemblent autour du roi et de la
Vraie Croix. C’est la confusion au cœur de la bataille. L’Expugnatione
décrit des chrétiens « amassés et mélangés aux Turcs ». Cet écrit poursuit en
racontant comment le roi, voyant que la cause est entendue, s’écrie que ceux
qui le peuvent doivent s’échapper avant qu’il ne soit trop tard. Raymond de
Tripoli et Balian d’Ibelin chargent avec leurs hommes, dans l’espoir
d’enfoncer l’ennemi. « Dans cet espace confiné, la vitesse de leurs chevaux
fait que ces derniers piétinent les chrétiens formant une sorte de pont et
offrant aux cavaliers un chemin plan. De cette manière, ils parviennent à
sortir de cet espace réduit en passant par-dessus leurs propres hommes, les
Turcs et la croix. »304 Alors qu’ils foncent sur la ligne de Saladin, celle-ci
s’ouvre, les laisse passer, puis se referme. Ils sont les derniers à s’échapper.
La bataille se termine très vite. La Vraie Croix tombe aux mains des
musulmans. Le roi Guy de Lusignan et ceux qui l’entourent cèdent à
l’épuisement et sont capturés.
La tente de Saladin est érigée sur le champ de bataille et accueille le roi et
les barons ayant survécu pour être présentés à leur conquérant. Saladin fait
asseoir le roi près de lui et lui tend une coupe remplie d’eau pour qu’il
puisse étancher sa soif. C’est un signe, car donner à manger et à boire à un
prisonnier signifie généralement qu’il aura la vie sauve. Mais, lorsque le roi
passe l’eau à Renaud de Châtillon, Saladin lui dit : « C’est vous qui avez
donné la coupe à cet homme, pas moi. » Il se tourne alors vers de Châtillon,
lui rappelant ses brigandages et ses attaques sur le littoral de la mer Rouge
contre les ports de Médine et La Mecque et l’accusant de blasphème.
Lorsque Saladin propose à Renaud de Châtillon le choix entre la conversion
à l’islam et la mort, ce dernier répond que c’est Saladin qui devrait se
convertir au christianisme afin d’éviter l’enfer éternel qui attend les
incroyants. Ce à quoi Saladin répond en lui tranchant la tête.
Le secrétaire de Saladin, Imad al-Din, inspecte le champ de bataille, qu’il
décrit à l’aide de détails obscènes.
« Les morts furent dispersés par monts et vallées, gisant sur leurs
flancs immobiles. Hittîn se déchargea de ces carcasses, et l’odeur
de la victoire fut mêlée à leur puanteur. Je passais alors sur le
champ de bataille et je vis les membres nus jetés çà et là, éparpillés
sur le lieu du combat, déchirés et désarticulés ; je vis les têtes
fendues, les cous coupés, les reins brisés, les vertèbres broyées, les
pieds en morceaux, les nez mutilés, les extrémités arrachées, les
membres démembrés, les parties hachées, les yeux crevés, les
ventres éventrés, les cheveux teints de sang, les cœurs transpercés,
les doigts tranchés, les thorax enfoncés, les côtes écrasées, les
articulations disloquées, les poitrines brisées, les gorges ouvertes,
les corps tronçonnés, les bras pulvérisés, les lèvres serrées, les
fronts défoncés, les mèches rougies, les plastrons sanglants, les
cuirasses perforées, les coudes démis, les os rompus, les vêtements
arrachés, les visages éteints, les blessures apparentes, les
épidermes arrachés, les fragments épars, les cheveux défaits, les
dos écorchés, les corps détruits, les dents brisées, le sang répandu,
le dernier souffle de vie disparu, les nuques tombantes, les
jointures affaissées, les pupilles liquéfiées, les cous pendants, les
foies émiettés, les cuisses taillées, les têtes fracassées, les poitrines
dépecées, les esprits envolés, les fantômes [eux-mêmes] mis en
pièces : comme des pierres parmi des pierres, exemple pour qui
sait voir. »
Mais cette scène macabre est une purification aux yeux des musulmans.
« Ce champ de bataille devint un océan sanglant ; la poussière fut
colorée en rouge ; des ruisseaux de sang coururent et le visage de
la vraie foi s’éleva librement au-dessus de ces hideurs ténébreuses.
Ô doux effluves de la victoire au-dessus de cette iniquité ! Ô
marques ardentes du châtiment sur ces cadavres ! Ô doux réconfort
des cœurs devant la laideur de ce chaos ! Ô la joie des prières,
l’heureuse nouvelle d’un tel événement ! »
Mention spéciale : « Des Templiers blessés sanglotaient ; on
marchait sur leurs têtes, l’heureux destin de leur corps était
tranché. »305
Saladin réserve le dernier acte de purification aux Templiers et aux
Hospitaliers ayant survécu à la bataille. Si Gérard de Ridefort, le maître des
Templiers, figure parmi les prisonniers emmenés à Damas, les autres moines
chevaliers connaissent un sort différent. Al-Hawari, auteur d’un traité
militaire pour le compte de Saladin, écrit que les nobles sont
« irresponsables, manquent d’égards, sont mesquins et avides », ce qui les
rend manipulables en fonction des buts de Saladin. Mais les Templiers et les
Hospitaliers sont dangereux, car « ils affichent une grande ferveur religieuse
et prêtent attention aux choses de ce monde ». Deux jours après sa victoire,
son secrétaire Imad al-Din, qui a assisté à l’événement, écrit :
« [Saladin] a cherché après les Templiers et Hospitaliers capturés
et a dit : “Je dois purifier la terre de ces deux races impures.” Il
promet 50 dinars à quiconque fait prisonnier l’un d’eux.
Immédiatement, l’armée en amène au moins une centaine. Il
ordonne qu’ils soient décapités, les préférant morts que captifs. À
ses côtés se trouve tout un groupe de savants et de soufis, ainsi
qu’un certain nombre d’individus pieux et d’ascètes. Chacun
implore qu’on le laisse en tuer un, sort son épée et retrousse ses
manches. Saladin, le visage enjoué, est assis là sur son estrade. Les
infidèles affichent un sombre désespoir. »
Les soldats de Saladin sont alignés d’un côté et les chevaliers attendent la
mort chacun leur tour. La lame ne tranchait pas toujours net. Mais Imad alDin loua le saint homme musulman « qui fit rire de lui-même » en
massacrant une victime après l’autre.
« Que de promesses tenues, que de mérites acquis, que de
récompenses éternelles obtenues par le sang versé ! Que d’œuvres
pies assurées par une tête coupée ! Que de lames teintes de sang
après la victoire tant rêvée, que de lances brandies contre le lion
capturé, que de blessures guéries par la blessure d’un Templier !
[…] Il a terrassé l’infidélité pour revivifier l’islam ; il a détruit
l’associationnisme pour construire le monothéisme ; il s’est
engagé entier pour dégager la communauté des croyants et il a
abattu les ennemis pour défendre les amis. »306
La chute de Jérusalem au profit de Saladin
Les villes et les châteaux se sont vidés pour défendre la Terre sainte contre
l’invasion musulmane. Après la bataille de Hattin, l’Outremer est quasiment
sans défense contre Saladin. Jean de Terric, grand précepteur et chevalier le
plus élevé dans la hiérarchie de l’ordre du Temple après Hattin, écrit à ses
frères en Occident dans la seconde quinzaine de juillet ou début août 1187,
pour leur raconter la bataille fatale.
« Ils nous attirèrent dans une région très rocailleuse où ils nous
attaquèrent avec une telle vigueur qu’ils s’emparèrent de la Sainte
Croix et de notre roi et se débarrassèrent de toute notre armée.
Nous estimons que deux cent trente de nos frères furent décapités
ce jour-là, les soixante autres ayant été tués le 1er mai [à la
Fontaine du cresson]. Ce fut avec une extrême difficulté qu’avec le
seigneur comte de Tripoli, le seigneur Reynald de Sidon et le
seigneur Balian, nous réussîmes à nous enfuir de cet effroyable
champ de bataille. »
Jean de Terric rapporte la poursuite des massacres partout en Outremer :
« Enivrés par le sang de nos chrétiens, toute la horde de païens se
mit immédiatement en route pour la ville de Saint-Jean-d’Acre,
qu’ils prirent par la force puis dévastèrent entièrement. Seules
Jérusalem, Ascalon, Tyr et Beyrouth demeurèrent la possession de
la chrétienté, mais nous ne serons pas capables de les tenir si vous
et le Seigneur ne venez pas rapidement à notre secours, car presque
tous les habitants de ces villes sont morts. Ils sont en train
d’assiéger activement Tyr, se livrant à des attaques de jour comme
de nuit. Ils sont si nombreux que l’on dirait un fourmillement
recouvrant la terre entière de Tyr à Jérusalem et même jusqu’à
Gaza. Efforcez-vous de venir en toute hâte nous aider ainsi que la
chrétienté d’Orient, laquelle est aujourd’hui totalement perdue.
Avec l’aide de Dieu et le soutien de votre éminente confrérie, nous
parviendrons peut-être à sauver les villes qui restent. Adieu. »307
Saint-Jean-d’Acre capitule le 10 juillet, c’est ensuite le tour de Sidon le
29, puis de Beyrouth le 6 août. Jaffa refuse de céder. En juillet, la ville est
prise d’assaut et toute sa population est tuée ou envoyée vers les marchés
aux esclaves et harems d’Alep. Ascalon offre une brève résistance, mais
capitule le 4 septembre. Quelques jours plus tard, Saladin amène Gérard de
Ridefort devant les remparts de Gaza pour qu’il dise aux Templiers installés
dans la ville de se rendre, ce qu’ils font immédiatement par obéissance
envers leur maître. Dans le sud, seule Tyr résiste à la capture. Dans le nord,
le sort de Tripoli, Tortose et Antioche sera réglé plus tard, ce qui est une
énorme erreur stratégique. En s’emparant des ports, Saladin aurait coupé
l’Outremer de l’aide étrangère arrivant par la mer, laquelle prendra la forme
de la troisième croisade. Mais, enfermé dans sa propagande djihadiste,
Saladin se tourne vers Jérusalem.
Les réfugiés affluent dans Jérusalem, mais parmi eux figurent très peu de
combattants et on compte, dit-on, un homme pour cinquante femmes et
enfants. Dans une lettre adressée au pape Urbain III en septembre, le
patriarche Héraclius indique que seules la ville sainte et Tyr tiennent bon
face aux attaques. Partout ailleurs, les musulmans se sont emparés des villes,
« tuant presque tous leurs habitants ». On s’attend désormais à ce que
Saladin assiège Jérusalem, qui « manque totalement d’hommes pour se
défendre »308.
En compagnie d’Héraclius et de divers représentants des ordres militaires,
la reine Sibylle fait ce qu’elle peut pour organiser la défense de la ville, mais
Jérusalem manque d’un meneur, jusqu’à l’apparition de Balian d’Ibelin.
Après la bataille de Hattin, sa femme et ses enfants ont trouvé refuge dans la
ville et d’Ibelin est venu à Jérusalem pour les emmener à Tyr, sur la côte.
Alors que Tyr est assiégée, d’Ibelin ne peut effectuer le voyage qu’avec la
permission de Saladin, ce dernier la lui accordant s’il voyage sans armes et
ne reste qu’une nuit à Jérusalem. Mais les habitants de Jérusalem lui
demandent à cor et à cri de rester. Finalement, d’Ibelin accepte la mission de
préparer Jérusalem à l’attaque de Saladin. Le plus urgent est de remonter le
moral des habitants. Il ne reste que deux chevaliers dans la ville et d’Ibelin
fait donc chevaliers tous les garçons nobles de plus de 16 ans, ainsi que
30 citoyens. Pour financer la défense, il s’empare du trésor royal et dépouille
même le dôme de l’église du Saint-Sépulcre de son argent. Il envoie des
groupes chercher des vivres dans les alentours avant l’arrivée des musulmans
et fournit des armes à tous les hommes valides.
Après avoir autorisé ses hommes à se livrer à des pillages le long de la
côte, Saladin emmène son armée vers Jérusalem. Le 20 septembre, il dresse
son campement en dehors de la ville. Il se serait renseigné sur l’emplacement
de la mosquée al-Aqsa et aurait demandé quel était l’itinéraire le plus court
pour s’y rendre, disant qu’il s’agissait aussi du chemin le plus court pour
atteindre le paradis. Mais cette histoire est irréaliste, car le Mont du Temple
est situé sur le côté est de la ville et Saladin a disposé ses hommes et ses
engins de siège carrément à l’opposé, en face des remparts ouest, défendus
par un profond ravin et s’étendant entre les deux formidables tours de David
et de Tancrède. Mais l’histoire en question entre dans le cadre de la
propagande djihadiste, axée sur le Mont du Temple et le voyage nocturne, et
créée par Saladin afin de justifier la revendication musulmane de Jérusalem.
De même, les chroniqueurs musulmans présentent le siège de la ville de
manière épique. Imad al-Din et Ibn Shaddad affirment de manière
invraisemblable que la ville comprend plus de 60 000 combattants, tandis
qu’Ibn al-Athir rapporte que les Francs disposent « exactement de
70 000 cavaliers et fantassins à Jérusalem ». Mais une autre remarque faite
par Ibn al-Athir, à propos de ce que perçoivent les Turcs alors qu’ils
s’approchent des remparts, est peut-être exacte : « En s’approchant, ils virent
sur les murailles une foule impressionnante, et ils entendirent, à l’intérieur,
les habitants orchestrer tant de bruit et de fracas qu’ils comprirent quelle
quantité de gens devait y être rassemblée. »309 C’est ce brouhaha qui les a
sans doute poussés à déduire le nombre de personnes rassemblées de l’autre
côté de la muraille. Mais il s’agit sans doute d’une tentative courageuse et
concertée des habitants de Jérusalem pour intimider et défier l’adversaire.
Après plusieurs jours infructueux de tentatives d’effraction des remparts
ouest, Saladin déplace ses forces vers le nord, où la topographie est plus
élevée et la ville des plus vulnérables. Il met à l’œuvre ses soldats du génie,
chargés de miner la section des remparts nord par laquelle Godefroy de
Bouillon est entré dans Jérusalem quatre-vingt-huit ans auparavant. Le
29 septembre, une énorme brèche est ouverte dans le rempart défendu avec
ténacité et ce n’est ensuite qu’une question de temps avant que les hordes de
Saladin ne submergent les défenseurs. Avec le soutien du patriarche de
Jérusalem, Balian d’Ibelin décide de négocier des conditions et, le
30 septembre, il se rend dans la tente de Saladin.
Saladin se montre intransigeant. Il répète ce que ses saints hommes lui ont
dit : Jérusalem ne peut être nettoyée que par le sang chrétien. Il a donc fait le
serment de prendre la ville par la force. Seule une capitulation sans
conditions lui ferait retenir son épée. Mais d’Ibelin l’avertit que si les
défenseurs n’obtiennent pas des conditions de reddition honorables, ils
détruiront tout au sein de la ville. Ibn al-Athir rapporte les paroles de Balian
d’Ibelin :
« Sachez, ô sultan, que nous sommes extrêmement nombreux dans
cette ville, Dieu seul sait combien exactement. Nous combattons
actuellement sans conviction dans l’espoir de survivre, dans
l’espoir que vous nous épargniez comme vous en avez épargné
d’autres. Cela parce que nous avons la mort en horreur et que nous
adorons la vie. Mais si nous constatons que la mort est inévitable,
alors, Dieu nous en soit témoin, nous tuerons nos enfants et nos
femmes, nous brûlerons nos biens, pour ne pas vous laisser un
dinar ou un drachme, pas un seul homme ou femme à réduire en
esclavage. Ensuite, nous démolirons le sanctuaire du Rocher, la
Masjid al-Aqsa et les autres lieux sacrés, massacrerons les
prisonniers musulmans que nous détenons – au nombre de 5 000 –
et tuerons chaque cheval et animal que nous possédons. Puis, nous
sortirons vous combattre, comme des hommes luttant pour leur vie,
et chacun de nous ne succombera pas avant d’avoir abattu l’un des
vôtres. Nous mourrons honorablement ou remporterons une noble
victoire ! »
Quels qu’aient été les véritables mots employés par Balian d’Ibelin, sa
menace touche au cœur la propagande djihadiste de Saladin. C’est
particulièrement courageux de la part d’un homme qui, en restant à
Jérusalem pour en prendre la défense, vient de manquer à sa parole envers
Saladin. D’Ibelin dit maintenant en face au sultan que, s’il ne promet pas
d’épargner la vie des habitants de Jérusalem, ces derniers réduiront en
cendres les lieux saints musulmans, objet supposé de son djihad. Épargner
des vies chrétiennes ne correspond pas à la détermination première de
Saladin de purifier Jérusalem avec le sang chrétien. Il se sent alors obligé de
s’excuser auprès du calife de Bagdad, auquel il écrira par la suite que, s’il
avait agi autrement, cela aurait coûté la vie à des musulmans pour remporter
une victoire déjà acquise. En l’occurrence, Saladin cède à l’exigence de
Balian d’Ibelin. Il consent à ce que les Francs quittent la ville s’ils versent
10 dinars pour un homme, 5 pour une femme et 1 pour un garçon de moins
de 7 ans. Ceux qui ne parviendront pas à payer dans un délai de 40 jours
seront pris comme esclaves. Quant aux chrétiens orientaux de Jérusalem, il
décrète qu’ils pourront rester dans la ville s’ils payent la rançon et la jizyah,
reprenant ainsi leur statut humiliant de dhimmis.
Le 2 octobre 1187, 27e jour du Rajab selon le calendrier islamique, les
musulmans se rassemblent pour assister à la cérémonie de l’entrée de Saladin
dans Jérusalem et participer aux festivités, devant une population chrétienne
particulièrement triste. Le visage de Saladin « resplendissait d’allégresse
[…] la terre qu’il foulait rayonnait de lumière », écrit son secrétaire Imad-alDin. « Les cœurs se serraient du bonheur de la victoire, les langues
s’humiliaient pour invoquer Dieu. »310 Le chroniqueur et juriste Ibn
Shaddad s’est réjoui de ce hasard heureux du calendrier : « Le hasard voulut
que la conquête de Jérusalem se produisît le jour même où le prophète était,
dans la nuit, monté au ciel. »311 Mais il ne faut y voir aucun signe, car
Saladin a simplement attendu cette date pour entrer dans Jérusalem.
L’histoire du voyage nocturne a depuis circulé pour justifier le contrôle
musulman de la ville sainte.
Ironie de l’histoire, ce sont les Fatimides, véritables hérétiques aux yeux
de Nur al-Din et de Saladin contre qui ils ont livré le djihad, qui
reconstruisent la mosquée à l’extrémité sud du Mont du Temple et qui
ajoutent la mosaïque sur laquelle est inscrit le verset 17:1 du Coran à propos
du voyage nocturne, que les musulmans ont interprété comme l’expédition
de Mahomet à Jérusalem et son ascension au paradis pour en avoir un
aperçu : « Gloire et pureté à celui qui, de nuit, fit voyager son serviteur
[Mahomet], de la mosquée Al-Haram à la mosquée Al-Aqsa dont nous avons
béni l’alentour, afin de lui faire voir certaines de nos merveilles. » C’est à
partir de là que la mosquée prend le nom de « mosquée éloignée », al-Aqsa.
Un siècle plus tard, le poète Ibn al-Qaysarani se servira de l’image de la
mosquée al-Aqsa pour promouvoir le djihad de Nur al-Din :
« Que le sang versé purifie la ville de Jérusalem
La décision de Nur al-Din est plus forte que jamais et le fer de sa
lance est tourné vers al-Aqsa. »312
Comme l’a écrit l’historienne Carole Hillenbrand : « Jérusalem est
devenue l’objet d’une campagne idéologique savamment orchestrée qui joua
un rôle dans sa reconquête par les croisés. Le désir ardent de contrôler
Jérusalem fut pleinement exploité par les propagandistes musulmans. Ils
insistèrent ainsi sur la douleur et l’humiliation de voir cette ville devenir
chrétienne et ses mosquées et lieux saints musulmans transformés en églises
ou édifices laïques. »313 Cette appropriation musulmane de Jérusalem par le
biais de l’histoire du voyage nocturne fut « totalement exploitée par
l’entourage de Saladin et les classes religieuses qui lui apportaient leur
soutien inconditionnel »314. La capture de la ville par Saladin en 1187 et les
rituels de purification du sultan sont destinés à sceller le caractère sacré de
Jérusalem pour les adeptes de l’islam.
En entrant dans la ville, Saladin observe que « les infidèles ont transformé
Jérusalem en un jardin du paradis, ornant de marbre les maisons des
Templiers et des Hospitaliers »315. Il ne perd cependant pas de temps et
ordonne que l’on débarrasse la ville de toute trace de « de l’ordure des
Francs immondes »316. Les structures chrétiennes du Mont du Temple, dont
le monastère des chanoines de l’ordre de saint Augustin, sont démantelées.
La croix érigée au sommet du Templum Domini – à savoir le dôme du
Rocher – est jetée au sol devant l’armée de Saladin et en présence de la
population franque. Quand elle tombe, les chrétiens poussent un grand cri
d’anxiété, tandis que les musulmans hurlent « Allah est grand ! » et la
traînent dans les rues de la ville pendant deux jours en la frappant à l’aide de
massues. Toujours sur le Mont du Temple, que les musulmans appellent
Haram al-Sharif, « noble sanctuaire », le quartier général des Templiers, situé
dans le Templum Solomonis, est débarrassé de la pollution chrétienne pour
le rendre apte à recevoir les prières des musulmans. Imad al-Din décrit cette
pollution d’une manière des plus grotesques : « La mosquée al-Aqsa, surtout
son mihrab, était pleine de porcs et de langage obscène, remplie
d’excréments déposés à l’intérieur de l’édifice, habitée par ceux ayant
professé l’incrédulité, ayant erré et s’étant égarés, s’étant comportés
injustement et ayant commis des péchés et débordant d’impuretés. »317 La
description d’Imad al-Din n’a rien à voir avec l’état réel du Templum
Solomonis et illustre l’horreur djihadiste en cas d’offense envers ce que les
musulmans considèrent comme leur espace sacré. Finalement, la mosquée alAqsa et le dôme du Rocher sont arrosés d’eau de rose et d’encens en vue des
prières du vendredi.
Le 9 octobre, Saladin se joint à la grande congrégation qui se réunit pour
les prières du vendredi à la mosquée al-Aqsa, où le qadi d’Alep, Ibn Zaki,
prononce son sermon. Ce dernier compare la victoire de Saladin à la
conquête de la ville par Omar et à d’autres triomphes musulmans remontant
aux batailles de Mahomet à Badr contre les Mecquois, et à Khaybar, laquelle
entraîna l’expulsion des juifs de la péninsule Arabique. Il poursuit en
s’adressant aux musulmans :
« [Jérusalem] est la résidence de votre père Abraham, l’endroit où
votre prophète est monté au ciel, la qibla vers laquelle vous vous
êtes tournés pour prier au commencement de l’islam, le séjour des
prophètes, l’endroit visité par les saints, le cimetière des apôtres
[…] là où l’humanité sera rassemblée pour le jugement, la terre sur
laquelle aura lieu la résurrection. »318
Ibn Zaki, soigneusement sélectionné par Saladin pour ce sermon, ne tarit
pas d’éloges sur la « purification de la sainte demeure [Bayt al-Maqdis,
c’est-à-dire Jérusalem] du prosélytisme obscène et de ses pollutions » et il en
appelle aux croyants pour « purifier le restant de la terre de cette crasse qui a
engendré la colère de Dieu et de son apôtre »319.
Le temps qu’Ibn Zaki ait prononcé son sermon sur le Mont du Temple, les
musulmans sont déjà partout dans Jérusalem pour démolir les églises, aussi
bien à l’intérieur qu’à l’extérieur de son enceinte, ou les dépouiller de leurs
décorations (les éléments en bois et en fer, les portes et le sol en marbre) et
les transformer en mosquées et madrasas. Mais l’église du Saint-Sépulcre est
épargnée. Certains émirs souhaitaient la voir détruite pour mettre fin aux
pèlerinages chrétiens, craignant que « des rois portant la croix, des groupes
en provenance de l’autre côté de la mer, des foules de toutes sortes
d’infidèles » arrivent à Jérusalem dans le but de « libérer le tombeau et
restaurer le Kumamah », répétant la vieille moquerie selon laquelle l’église
du Saint-Sépulcre est l’église du Kumamah – soit le « tas de fumier »320.
Mais d’autres affirment que les chrétiens viennent vénérer « l’endroit de la
croix et de la tombe et non les édifices que l’on voit. Même si la terre [sur
laquelle il se trouve] était dispersée dans le ciel, ils ne cesseraient de
venir »321.
En fait, comme le comprend parfaitement Saladin, l’économie de
Jérusalem repose sur le commerce des pèlerinages. Il décide donc de
conserver l’église du Saint-Sépulcre et l’hôpital de Saint-Jean pour les
recettes qu’ils contribuent à générer. Dix Hospitaliers sont donc autorisés à
poursuivre leur mission de soin aux malades à l’hôpital. Si le clergé latin est
expulsé de la ville, un certain nombre de prêtres orthodoxes sont autorisés à
rester à l’église du Saint-Sépulcre. Mais ce n’est pas pour autant que Saladin
cesse de démanteler l’édicule recouvrant le tombeau du Christ. Les
musulmans « déposèrent la structure en marbre renfermant le sépulcre de
notre seigneur, puis démontèrent les colonnes sculptées pour les envoyer à
Mahomet à La Mecque en signe de victoire. »322 Il fait également enlever la
croix figurant sur le dôme de l’église, briser les cloches de la tour et bloquer
plusieurs entrées, tandis que les musulmans ferment à clé l’édicule. L’entrée
de l’église est interdite aux pèlerins jusqu’en 1192, année où quatre
ecclésiastiques latins, deux prêtres et deux diacres, sont autorisés à revenir,
tandis que les pèlerins doivent s’acquitter d’un droit d’entrée de 10 besants,
le besant et le dinar valant la même chose. Il s’agit là d’une petite fortune
destinée à prendre un maximum d’argent aux fidèles chrétiens323.
Le 10 novembre, les Francs sont tous partis de Jérusalem. Les portes de la
ville se referment et personne ne peut partir sans obtenir d’un employé
administratif le reçu attestant du paiement de la rançon, à montrer ensuite
aux gardes. Saladin autorise la reine Sybille à partir sans verser de rançon et
le patriarche Héraclius à sortir les trésors de l’église du Saint-Sépulcre. Ceux
qui tentent de réunir le montant de la rançon en vendant leurs biens
s’aperçoivent que, sur le marché, ce qui valait auparavant 10 dinars n’en
rapporte maintenant plus qu’un seul. Imad al-Din estime qu’il y avait plus de
100 000 hommes, femmes et enfants dans la ville. Il raconte que des gens
versaient des pots-de-vin aux gardiens pour partir, certains escaladaient les
remparts, tandis que d’autres sortaient clandestinement, dissimulés dans des
paniers chargés sur des bêtes de somme, ou s’échappaient déguisés en
soldats musulmans. Malgré l’aide aux pauvres de 30 000 dinars versée par
Balian d’Ibelin, Imad al-Din souligne que 15 000 personnes ne pouvaient
payer et ont été vendus comme esclaves.
« Sept mille hommes environ, écrit Imad al-Din, durent se soumettre à une
humiliation à laquelle ils n’étaient pas accoutumés. La captivité les divisa et
les répartit un peu partout, leurs acheteurs se dispersant par les vallées et les
collines ; on compta les femmes et les enfants qui étaient huit mille ; ils
furent répartis parmi nous et le visage de l’État [musulman] sourit devant
leurs larmes. Que de femmes bien gardées furent profanées, de dominatrices
dominées, de nubiles mariées, de nobles soumises ! Combien d’avares durent
se donner, de recluses s’exhiber ! Les femmes sérieuses servirent aux
réjouissances, celles qui avaient été préservées furent livrées au public ;
celles qui étaient libres eurent du travail, celles qui étaient précieuses furent
usées à l’excès ; celles qui étaient gaies furent mises à l’épreuve, les vierges
violées, les orgueilleuses déflorées, les lèvres rouges des belles furent
sucées, les filles brunes furent jetées à terre, les indomptables domptées et
celles qui avaient été heureuses hurlèrent. Que de nobles les prirent pour
concubines, que de hardis guerriers se firent hardis sur elles, que de
célibataires se satisfirent, que d’affamés se rassasièrent, que de tourmentés
calmèrent leurs ardeurs ! Que de belles furent la propriété exclusive d’un
maître, que de femmes de haut rang furent vendues à vil prix, que de proches
furent séparés, d’orgueilleux abaissés, de farouches subjugués, et ceux qui
étaient habitués au trône furent traînés dans la poussière. »324
Deux grandes colonnes de réfugiés chrétiens sont conduites hors de
Jérusalem, l’une composée de futurs esclaves et l’autre étant libre. Les
réfugiés dont la rançon a été payée sont ensuite répartis dans trois groupes.
Balian d’Ibelin et le patriarche Héraclius prennent en charge un groupe, le
deuxième est confié aux Hospitaliers et le troisième aux Templiers. Après un
dernier regard vers Jérusalem et le sommet du Mont du Temple, les réfugiés
sont conduits vers la côte, d’où ils partent vers Antioche, Tyr et Tripoli.
Saladin n’attend pas l’expiration du délai de versement de la rançon. Le
30 octobre, il quitte la ville pour la côte. Il campe en périphérie de SaintJean-d’Acre le 4 novembre avant de filer au nord pour attaquer Tyr, « la
seule flèche restant dans le carquois des infidèles »325.
Partie 6
Le royaume de Saint-Jean-d’Acre
Au début des années 1190, Richard Cœur de Lion, roi d’Angleterre et chef
de la troisième croisade, accompagné de ses alliés les Templiers, livre une
campagne remarquablement rapide et d’une grande efficacité contre
Saladin. Grâce à une série d’opérations redoutables, il récupère une
grande partie de l’Outremer. Le nombre et le nom des États croisés
demeurent inchangés, mais leur superficie a diminué. On compte le
royaume de Jérusalem, dont la capitale est cependant Saint-Jean-d’Acre et
où les Templiers ont installé leur nouveau quartier général. Au nord se
trouve le comté de Tripoli. Mais les musulmans ont gardé pendant quelque
temps le contrôle de la côte syrienne autour de Lattaquié. La principauté
d’Antioche, plus au nord, n’est donc plus limitrophe des autres États
croisés. Néanmoins, la troisième croisade, au cours de laquelle Richard
Cœur de Lion s’appuie beaucoup sur les Templiers, a sauvé la Terre sainte
et grandement contribué à remettre en selle les Francs. Richard Cœur de
Lion est appuyé par les ordres militaires, dont les grands châteaux sont
autant d’îles symboles du pouvoir franc dans un océan musulman.
L’Outremer s’appuie plus que jamais sur ces ordres militaires. Dans toute
leur histoire, les Templiers ne seront jamais aussi puissants que lors du
siècle à venir.
Saladin meurt peu de temps après la troisième croisade et son empire
dynastique est dissous, de sorte que vingt-cinq ans plus tard, Frédéric II, le
Saint Empereur romain, parvient à monter une expédition contre l’Égypte
qui force l’héritier de Saladin à céder le contrôle de Jérusalem. Mais la
reconquête de Jérusalem est brève et somme toute symbolique. En
Outremer, tout se passe à Saint-Jean-d’Acre, nouvelle capitale du royaume
de Jérusalem et port commerçant et cosmopolite en plein essor, qui soutient
la comparaison avec Constantinople.
Quand les vestiges de la dynastie de Saladin, les Ayyubides, sont
renversés au Caire par les Turcs mamelouks en 1260, l’Outremer a un
pressentiment. Soldats esclaves d’élite prenant très vite le contrôle de toute
l’Asie de l’Ouest, les Mamelouks peuvent compter sur des ressources
illimitées et des effectifs conséquents tirés de la migration continue des
tribus turques vers l’ouest pour infliger à l’Outremer des attaques
incessantes. L’excellence guerrière des Templiers ou des autres en
Outremer ne suffit pas pour résister à ces assauts.
La reconquête
Le contrôle de la côte a toujours été essentiel à la sécurité, à
l’approvisionnement et au développement de l’Outremer. Mais, en 1099,
dans son empressement à s’emparer de Jérusalem, la première croisade défile
devant Saint-Jean-d’Acre sans tenter d’occuper la ville. C’est Baudouin Ier
qui est chargé de conquérir la côte, les ports de Césarée, Jaffa et Arsouf,
puis, en 1104, Saint-Jean-d’Acre, avec l’aide d’une flotte génoise. Les autres
ports importants tels que Tyr et Ascalon étant encore aux mains des
Fatimides, Saint-Jean-d’Acre devient le port numéro un du royaume de
Jérusalem. Il attire des marchands en provenance de grandes villes de
commerce d’Italie et de Provence. Des Génois, des Pisans, des Vénitiens et
des Amalfitains s’y installent, chaque communauté ayant son quartier, sa
piazza, son église, son tribunal et ses entrepôts, ainsi que ses moulins, sa
boulangerie et ses bouchers. En outre, chaque communauté bénéficie d’une
très grande autonomie, administrée par ses propres représentants. Les
intérêts et rivalités de ces colonies commerciales domineront Saint-Jeand’Acre lors des siècles à venir.
Les Templiers et les Hospitaliers sont basés dans la ville. Port le plus
proche de Jérusalem, Saint-Jean-d’Acre devient le plus prisé des pèlerins
pour débarquer. Les Hospitaliers leur offrent l’hospitalité et les Templiers
les escortent sur les routes. Theoderich, pèlerin germain et auteur d’un guide
de la Terre sainte, décrit l’affluence massive de pèlerins dans Saint-Jeand’Acre à son passage dans la ville en 1172 :
« Les Templiers ont bâti une superbe et grande maison au bord de
la mer et les Hospitaliers y ont également construit une demeure
majestueuse. Où qu’accostent les navires remplis de pèlerins, ils
sont obligés de se rendre à ce port à leur retour de Jérusalem.
L’année où nous étions là – le mercredi de la semaine sainte –
nous avons compté quatre-vingts navires dans le port, en dehors du
navire appelé « bus », à bord duquel nous avons fait l’aller et le
retour. »326
En raison de l’affluence de pèlerins et des échanges commerciaux vitaux à
Saint-Jean-d’Acre, sans parler de l’importance militaire de la ville, celle-ci
est administrée directement par le royaume de Jérusalem par le biais d’un
gouverneur. En dépit de l’autonomie des colonies commerciales, celui-ci
dirige la police et la justice et perçoit les taxes portuaires représentant la
majeure partie des revenus du royaume. Les rois passent eux-mêmes du
temps à Saint-Jean-d’Acre et apprécient la douceur méditerranéenne, et
nombre des barons d’Outremer y ont une propriété. Avec l’évêque latin de la
ville, ils sont chargés d’enrôler et de former des chevaliers pour la défense du
royaume et de fournir des corps de troupes dans les cas d’extrême urgence.
En 1187, année décisive, c’est la deuxième ville derrière Jérusalem à fournir
le plus grand nombre d’hommes au royaume.
Saint-Jean-d’Acre n’en est pas moins importante pour le commerce
musulman. La ville possède deux mosquées, une en son sein et l’autre en
périphérie. Ibn Jubayr, qui se rend à Saint-Jean-d’Acre en 1185, est
impressionné, même si ça ne l’empêche pas de fustiger comme d’habitude la
malédiction franque.
« Le matin, […] nous arrivâmes à la ville de Saint-Jean-d’Acre
(que Dieu la détruise !). […] C’est la base des villes franques en
Syrie et “À lui appartiennent les vaisseaux élevés sur la mer
comme des montagnes” [Coran 55:24]. Le port de tous les navires,
aussi grand que Constantinople, l’endroit où se rassemblent
bateaux et caravanes, lieu où se rencontrent les marchands
musulmans et chrétiens de toutes parts, ses routes et ses rues sont
bondées d’une foule ayant peu de place pour marcher. »327
Après la défaite de l’armée franque à Hattin, en juillet 1187, Saint-Jeand’Acre capitule sans combattre face à Saladin. De tous les ports maritimes
du royaume de Jérusalem, seul celui de Tyr demeure sous contrôle franc.
Dans son empressement à s’emparer de Jérusalem, Saladin l’a négligé, ce qui
constitue une grave erreur stratégique. Jean de Terric, ancien grand
précepteur de l’ordre du Temple à Jérusalem, fait un compte rendu de la
situation au roi Henri II d’Angleterre en janvier 1188, disant que Saladin est
revenu à Tyr, dont il fait actuellement le siège « armé de treize petrarii
lançant des pierres en continu, de jour comme de nuit », du
11 novembre 1187 au 1er janvier 1188. Conrad, seigneur de Tyr, dirige la
défense en positionnant ses chevaliers et fantassins sur les remparts de la
ville. Puis :
« Avec l’aide de la maison de l’Hôpital et des frères du Temple, il
lança une attaque victorieuse contre les galères de Saladin à l’aide
de dix-sept galères armées et de dix bateaux plus petits, capturant
dix galères ennemies. Il fit prisonnier l’amiral en chef
d’Alexandrie et huit autres amiraux. De nombreux Sarrasins
périrent. Les galères restant à Saladin échappèrent aux chrétiens
pour rejoindre son armée. Saladin les mit sur la terre ferme et les
réduisit en cendres. Il fut tellement accablé de douleur qu’il coupa
les oreilles et la queue de son cheval et le chevaucha pour montrer
cela à son armée. »328
La campagne côtière grève les ressources de Saladin. Ses armées ont déjà
pillé les territoires francs et dévoré toutes leurs céréales. Il est contraint de
construire des bateaux, de réparer des fortifications et d’installer des
garnisons. La côte n’est pas une source de revenu mais un poste de dépenses.
Et, le pire, c’est que la défaite guette.
En 1188, Saladin se tourne vers le nord de la Syrie où il prend d’assaut les
châteaux les uns après les autres et s’empare de la ville de Lattaquié. Mais,
là aussi, il est stoppé par les forteresses massives des ordres militaires. Il se
dérobe face aux châteaux clés des Hospitaliers de Margat et Krak des
chevaliers, et à la ville fortifiée des Templiers de Tortose et leur château de
Safita, appelé Chastel Blanc, bien qu’il en détruise l’église par vengeance,
« l’une des plus grandes dans son style »329.
Dès qu’ils retrouvent le moral, les Francs font de la reconquête de SaintJean-d’Acre leur objectif. Fin août 1189, le roi Guy de Lusignan part de Tyr
pour assiéger la ville. Son armée est modeste et dépassée en nombre par la
garnison musulmane présente dans l’enceinte de la ville. Mais de Lusignan
profite de l’arrivée récente de la flotte pisane, qui bloque le port de SaintJean-d’Acre. Saladin rassemble ses troupes dans la plaine de Séphorie, en
Galilée, et se met en marche pour relever sa garnison sur la côte. Se
déployant en éventail autour de la ville, il encercle les forces franques,
harcelant les assiégeants, mais les Francs demeurent en communication avec
la flotte pisane et n’abandonnent pas leur position. L’historien Stanley LanePoole dit que « si une guerre de dix ans a fait connaître Troie, Saint-Jeand’Acre mérite une gloire éternelle, ville pour laquelle se battait le monde
entier »330.
Des escarmouches se produisent en permanence entre les deux armées,
avec des moments de grande violence et de tous les dangers. Ibn al-Athir
raconte que des Bédouins tombent sur le râble des traînards chrétiens et
rapportent leurs têtes à Saladin pour obtenir une récompense, tandis que les
femmes du camp franc tirent les prisonniers turcs par les cheveux, les
maltraitent, puis leur coupent la tête avec des couteaux. Puis, le 4 octobre, à
l’aube, les Francs entrent en action. Sur la droite, les Templiers écrasent un
contingent kurde à Diyarbakir, les forçant à se disperser dans le désordre.
Ensuite, les Kurdes traversent le Jourdain sous le lac de Tibériade, et
prennent la direction de Damas. Le maître templier Gérard de Ridefort,
capturé par Saladin, puis relâché en 1187, périt lors de l’attaque et est salué
une dernière fois par un chevalier anglais anonyme dans son journal perdu,
l’Itinerarium Regis Ricardi. Il dit que le maître est devenu un martyr, « ce
qu’il a mérité dans de nombreuses guerres »331, l’exonérant ainsi du
désastre de la Fontaine du cresson et des Cornes de Hattin.
Saladin rejoint son centre et empêche une débâcle généralisée. Certes, la
bataille ne s’avère pas décisive, mais elle n’en est pas moins sanglante. Côté
musulman, les pertes sont plus dues à la fuite qu’au combat. Les Francs
estiment que 1 500 cavaliers de Saladin ont été tués, tout en occultant leurs
propres pertes, mais Ibn Shaddad, ami de Saladin ayant vu les corps
transportés pour être jetés dans la rivière, les fixent à plus de 4 000. Les
Francs s’accrochent malgré tout et persistent à faire le blocus de Saint-Jeand’Acre pendant l’hiver et toute l’année suivante, poussant Saladin au
désespoir, et celui-ci va jusqu’à appeler Bagdad et le Maroc à l’aide, mais en
vain.
Au printemps 1191, les principales armées de la troisième croisade
arrivent, tout d’abord le roi Philippe II de France, qui installe son quartier
général à l’extérieur de Saint-Jean-d’Acre le 20 avril et prend la tête des
chrétiens assiégés et assiégeants, sans grand résultat. Pendant ce temps-là,
tout le monde attend avec impatience l’arrivée du roi Richard Ier
d’Angleterre, Richard Cœur de Lion.
Sur la route de la Terre sainte, Richard Cœur de Lion est contrarié par une
série de péripéties. Sa mère, Aliénor d’Aquitaine, s’est arrangée pour que
son fils épouse Bérengère, fille du roi Sanche VI de Navarre, et l’a expédiée
à Messine, en Sicile, où Richard devra l’épouser puis l’emmener en Terre
sainte. Aliénor s’était elle-même jointe à la deuxième croisade comme jeune
épouse de Louis VII, père de Philippe de France. Elle sème de nouveau le
trouble, car Richard est déjà fiancé à la sœur de Philippe, Alice. Philippe,
qui est lui aussi à Messine, exige de Richard une restitution financière pour
avoir rompu les fiançailles, ce que Richard accepte. Contrairement à
Richard, personnage flamboyant, Philippe est un petit homme grincheux et
amer. Le 30 mars, Philippe appareille avec sa flotte de Sicile, direction
Saint-Jean-d’Acre. Richard attend Bérengère, puis met les voiles le 10 avril.
Il essuie la tempête, et sa flotte est dispersée par les vents. L’un de ses
navires sombre, tandis que trois autres, dont celui sur lequel se trouve
Bérengère, sont poussés vers Chypre. Le navire de Bérengère parvient à
mouiller à Limassol, mais les deux autres s’échouent sur la côte sud de l’île.
Le souverain de Chypre, Isaac Doukas Comnène, s’est rebellé contre
Byzance et autoproclamé empereur. Impopulaire sur l’île, l’apparition des
Francs l’inquiète et il emprisonne les rescapés des navires échoués,
confisque leurs biens et essaie d’attirer Bérangère à terre par la ruse, très
probablement avec l’intention d’obtenir une rançon contre sa libération. Une
semaine plus tard, le 6 mai, Richard approche de la flotte principale et est
scandalisé par le comportement d’Isaac Doukas Comnène. Il écrit en
Angleterre, à son chancelier, pour raconter la suite.
« Nous mouillâmes à Chypre dans l’espoir que nos hommes
naufragés y aient trouvé refuge, mais le tyran usurpateur du titre
d’empereur, qui ne respectait ni Dieu ni les hommes, vint vers
nous accompagné d’un grand contingent armé afin de nous
empêcher d’entrer dans le port. Combien de nos hommes s’étant
échoués vola-t-il avant de les jeter en prison et de les laisser
mourir de faim ? Cet affront considérable suscita un désir de
vengeance légitime et, avec l’aide de Dieu, nous remportâmes une
victoire éclair sur ledit ennemi au cours de la bataille qui
s’ensuivit. Nous mîmes aux fers le tyran vaincu et sa seule fille,
puis conquîmes toutes les forteresses de l’île. Après cela, nous
entrâmes dans le port de Saint-Jean-d’Acre le cœur enjoué. »332
La capture de Chypre par Richard Cœur de Lion ouvre des perspectives
aux Templiers. Robert de Sablé devient maître de l’ordre du Temple en
1191, presque à coup sûr grâce à l’influence du souverain anglais, dont il a
été le vassal. C’est probablement ce lien qui pousse le roi Richard, en
manque de moyens pour conserver l’île, à la vendre aux Templiers. L’avenir
des Templiers aurait sans doute été différent s’ils avaient consacré plus de
ressources à cette île, mais ils ne placent que 20 chevaliers sur Chypre et
100 hommes en armes. Cela s’avère insuffisant pour la sécuriser et ils
redonnent donc l’île à Richard Cœur de Lion. S’ils avaient possédé leur
propre territoire, les Templiers auraient devancé l’avènement des chevaliers
hospitaliers, qui fondent leur propre État indépendant sur l’île de Rhodes en
1309. Le sort des Templiers reste donc lié à la Terre sainte et, quand celle-ci
est tombée, la chute de l’ordre du Temple n’a ensuite pas tardé.
Concernant l’arrivée, le 8 juin, de Richard Cœur de Lion à Saint-Jeand’Acre, « le cœur enjoué », il entre en fanfare en envoyant par le fond un
navire de ravitaillement musulman. Le manque de renforts est un autre coup
dur pour les défenseurs de la ville. Un mois plus tard, les Anglais et les
Pisans lancent une attaque terrible et, s’ils ne parviennent pas à créer une
brèche, ils terrifient suffisamment une garnison épuisée et affamée pour que
ses chefs demandent à négocier les conditions de leur reddition. En échange
de leur vie, ils promettent à Richard Cœur de Lion la restitution par Saladin
de la Vraie Croix, le paiement de 200 000 dinars et la libération de tous les
otages chrétiens, soit plus de 1 000 hommes. Richard accepte, les portes de
la ville s’ouvrent et les Anglais et les Pisans entrent. Saladin n’apprend que
plus tard cette négociation et se voit contraint d’honorer un engagement qu’il
n’aurait peut-être jamais pris. Comme on pouvait s’y attendre, Richard Ier
d’Angleterre souhaite parler à Saladin en personne, en tête à tête, mais
Saladin refuse et les discussions ont lieu avec le concours d’intermédiaires.
Saladin est évasif, son but, selon l’auteur de l’Itinerarium Regis Ricardi,
étant de gagner du temps : « En attendant, il envoyait en permanence au roi
Richard cadeaux et messagers afin de gagner du temps. Il ne tenait aucune de
ses promesses mais tentait de garder le roi dans l’incertitude par l’envoi de
messages ambigus et rusés. »333 Richard Cœur de Lion a hâte de progresser
le long de la côte pour libérer les ports et, quand Saladin refuse l’accord, le
roi entre en fureur. Il souhaite montrer qu’il peut lui aussi tuer de sang-froid
comme l’a fait Saladin à Hattin et envers les Francs dans les villes
d’Outremer dont ce dernier s’est emparé. Pour venger les milliers de Francs
tués lors d’assauts interminables contre Saint-Jean-d’Acre, Richard Cœur de
Lion ordonne que l’on sorte en dehors de la ville 2 700 hommes de la
garnison pour qu’ils soient exécutés à la vue de Saladin et de son armée.
La croisade a pour objectif de reconquérir Jérusalem, mais Saladin contrôle
l’intérieur des terres. Richard Cœur de Lion s’attache donc dans un premier
temps à mettre la main sur le littoral et à créer des canaux
d’approvisionnement sécurisés avant de pousser à l’intérieur des terres.
Alors qu’il se dirige vers le sud, le roi Richard est poursuivi par Saladin, qui
espère saisir la moindre occasion pour le rejeter à la mer. Richard Cœur de
Lion décrit ces événements : « Après la capture de Saint-Jean-d’Acre et le
départ du roi de France, qui a donc lâchement trahi ses vœux de pèlerinage et
ses promesses contre la volonté de Dieu – à sa grande honte éternelle et celle
de son royaume –, nous partîmes pour Jaffa, mais, en approchant d’Arsouf,
nous fûmes sauvagement attaqués par Saladin et ses Sarrasins. »334 Alors
que Richard Ier part vers le sud sur le littoral depuis Saint-Jean-d’Acre le
22 août, son armée est alors vulnérable sur ses flancs aux attaques de la
cavalerie turque de Saladin. Ibn Shaddad décrit l’une des attaques de
harcèlement les plus féroces, près de Césarée, faisant remarquer que les
archers musulmans étaient plutôt impuissants face aux armures des Francs.
« Leur infanterie disposée devant leurs cavaliers avait la solidité d’un
rempart. Chaque soldat à pied portait un gambison épais et un haubert, si
dense et robuste, que nos flèches n’avaient aucun effet, tandis que leurs
arbalètes blessaient à la fois nos chevaux et leurs cavaliers. J’ai vu des
soldats continuer de marcher avec jusqu’à dix flèches plantées dans le
corps. »335 Et c’est grâce aux Templiers et aux Hospitaliers que les Turcs
sont battus et que la colonne chrétienne reste soudée. Cela ressemble
beaucoup à ce que les Templiers ont accompli pour Louis VII lors de sa
traversée de l’Asie Mineure pendant la deuxième croisade. Les Templiers ont
une valeur inestimable pour Richard Cœur de Lion, surtout lors de sa grande
victoire sur Saladin à la bataille d’Arsouf, le 7 septembre 1191, au cours de
laquelle il peut compter sur leur sérieux et leur discipline.
Arsouf est située juste au nord de Jaffa et c’est là que Saladin décide de
cesser ses attaques de harcèlement et de se défendre. Par ses attaques à
répétition, Saladin souhaitait enfoncer la colonne de Richard Cœur de Lion,
afin d’en détruire plus facilement les sections éparses. Sur le champ de
bataille proprement dit, Richard Ier place les Templiers en première ligne de
son armée, tandis que les Hospitaliers ferment la marche. Richard Ier a pour
objectif de résister pendant que les forces de Saladin s’épuisent à attaquer.
Et c’est ainsi que cela se déroule. Dans un premier temps déferlent des
vagues de fantassins noirs et bédouins légèrement armés, suivies de cavaliers
turcs qui font virevolter leurs cimeterres et haches. Les chevaliers tiennent
toujours bon, Richard Cœur de Lion attendant que les musulmans montrent
les premiers signes de fléchissement. Les Templiers résistent à toutes les
attaques. Les Hospitaliers sont les premiers à rompre les rangs. Excédés par
les assauts successifs, ils foncent vers l’ennemi, ce qui pourrait faire des
dégâts, mais Richard Ier maîtrise rapidement la situation et toute l’armée leur
emboîte le pas. Le secrétaire de Saladin, Imad al-Din, qui observe la bataille
depuis une colline avoisinante, a le souffle coupé à la vue de la cavalerie de
Richard Cœur de Lion fendant l’air, le roi, au centre de l’action, restaurant
l’ordre et dirigeant la bataille. Les musulmans rompent les rangs et
s’enfuient, mais 7 000 périssent. Les pertes franques s’élèvent à dix fois
moins. Arsouf est une victoire moralement exceptionnelle pour les Francs et
une véritable humiliation publique pour Saladin, petite revanche suite au
massacre des Templiers après la bataille de Hattin. Saint-Jean-d’Acre avait
appris à Saladin qu’il ne pouvait battre les Francs quand ils étaient
retranchés. Arsouf lui apprend qu’il est dangereux d’attaquer des Francs en
mouvement. Saladin n’osera jamais plus combattre le roi anglais au cœur de
lion.
Saladin réagit immédiatement en filant vers le sud et Ascalon, qu’il
démolit méthodiquement afin de dévaloriser sa capture. C’est le début de la
politique de Saladin, reprise avec une plus grande férocité par les
Mamelouks, visant à tout détruire sur la côte, sans aucun égard pour les
autochtones, et à rendre inutile une possible invasion menée par l’Occident.
Comme l’a écrit une archéologue de premier plan : « C’est sous le règne
ayyubide que le mode d’implantation de la Palestine a connu les
transformations les plus importantes et spectaculaires. Salah al-Din a mis en
place une stratégie jusqu’alors inconnue, perpétuée par ses successeurs :
détruire le littoral et dévaster nombre de ses villes. »336 Les effets de cette
destruction en règle et le dépeuplement associé se feront sentir dans les
temps modernes.
« Avec la grâce de Dieu, nous espérons reconquérir la ville sainte de
Jérusalem et le sépulcre du Seigneur moins de vingt jours après Noël, puis
nous rentrerons chez nous. »337 Richard Ier écrit donc depuis Jaffa le
1er octobre, soit trois semaines après sa victoire à Arsouf. Sa progression
vers Jérusalem est lente. Pour protéger son canal d’approvisionnement, il
insiste pour que l’on répare les fortifications sur l’itinéraire. Puis, en
janvier 1192, dans un rayon d’une vingtaine de kilomètres de la ville, le
temps se met à changer et des grêlons et des pluies torrentielles s’abattent
sur les troupes. Richard Cœur de Lion cesse sa progression et consulte les
barons et les ordres militaires. Les maîtres templiers et hospitaliers lui disent
que même s’il parvient à prendre la ville, dotée d’une garnison imposante, il
ne pourra la défendre sans contrôler également l’arrière-pays, surtout une
fois que son armée aura quitté l’Outremer. Richard Ier suit alors leur conseil
et parvient à un accord avec Saladin. Les Francs démoliront les remparts
d’Ascalon qu’ils ont érigés dernièrement, et Saladin reconnaîtra les positions
chrétiennes sur le littoral. Chrétiens et musulmans pourront librement
circuler sur le territoire des deux camps et les pèlerins chrétiens auront le
droit de se rendre à Jérusalem et dans les autres lieux saints.
Accompagné d’une escorte de Templiers, Richard Ier quitte la Terre sainte
en 1192. C’est la fin de la troisième croisade, véritable réussite. Suite à
Hattin, la plupart des conquêtes de Saladin ont été récupérées. Les Francs
ont repris le contrôle des villes côtières et signé la paix avec leur ennemi
musulman. Ils ne sont pas parvenus à reconquérir Jérusalem, mais
Richard Ier a fait renaître l’Outremer de ses cendres et lui a permis de vivre
cent ans supplémentaires. La situation aurait pu être encore meilleure si
Richard Ier était resté un peu plus longtemps. Il avait promis de demeurer en
Outremer jusqu’à Pâques 1193. S’il avait tenu sa promesse, il aurait été
présent à l’annonce, le 4 mars 1193, de la mort de Saladin. C’est à ce
moment-là qu’un grand chef comme Richard Ier aurait pu restaurer
l’influence considérable de l’Outremer, voire en faire plus. Mais, en tout cas,
la paix est conclue en Outremer et son futur immédiat semble assuré.
Après la mort de Saladin, son empire s’effondre. Des factions rivales de sa
dynastie, les Ayyubides, règnent au Caire et à Damas, mais le reste de
l’Empire est perdu. Des escarmouches occasionnelles se produisent entre
l’Outremer et les pouvoirs musulmans, mais, dans l’ensemble, les relations
sont apaisées par des trêves successives.
Saint-Jean-d’Acre est désormais la capitale du royaume de Jérusalem et la
principale ville d’Outremer. Le roi, le patriarche, les Hospitaliers et les
Templiers installent tous leur quartier général à Saint-Jean-d’Acre. Divers
seigneurs féodaux et les survivants des monastères, ayant perdu tout ce qu’ils
possédaient dans et autour de Jérusalem, viennent également à Saint-Jeand’Acre bâtir maisons et églises. Les marchands italiens et provençaux
reprennent également leurs anciens quartiers. Dans toute la ville, on parle le
français, l’italien, le syriaque, l’arabe et le grec. C’est une ville très
cosmopolite où cohabitent chrétiens, musulmans et juifs.
Après le siège de Saint-Jean-d’Acre, Richard Cœur de Lion a reconstruit
les défenses endommagées de la ville, mais les remparts subissent des dégâts
importants suite à un séisme en 1202. Il faut donc les reconstruire. SaintJean-d’Acre est désormais au milieu d’une double muraille, à la manière des
châteaux concentriques, la muraille intérieure étant plus haute que la
muraille extérieure. Ces murailles sont situées du côté de l’intérieur des
terres, au nord et à l’est. La mer ceint la ville, la protégeant côtés sud et
ouest. Les Hospitaliers disposent de leur quartier général à mi-chemin le
long des remparts nord, tandis que les Templiers bâtissent leur énorme
enceinte fortifiée sur la mer, à l’angle sud-ouest de la ville. Mais ces doubles
murailles n’entourent pas encore la banlieue nord de Montmusart, malgré la
croissance de ce quartier avec un afflux de population. Grâce au séjour de
Saint Louis en Outremer entre 1250 et 1254, la double muraille est étendue
pour protéger Montmusart. Saint-Jean-d’Acre devient alors triangulaire,
ressemblant à un bouclier, avec deux côtés défendus par la mer et une
extension de la double muraille protégeant le troisième donnant sur les
terres.
Pendant tout le XIIIe siècle, chaque pèlerinage ou croisade converge vers
Saint-Jean-d’Acre, qui constitue également un carrefour commercial entre
l’Orient et l’Occident. La ville prospère et s’agrandit. En 1214, les chanoines
de la cathédrale Sainte-Croix élisent comme évêque Jacques de Vitry, le plus
éloquent des prêcheurs de la croisade en Europe. En 1219, saint François
d’Assise débute sa mission en Orient à Saint-Jean-d’Acre en envoyant des
moines y prêcher. Très vite, les Franciscains et les Pauvres Dames
s’installent dans la ville. Les Dominicains suivent vers 1228. Vers la fin du
XIIIe siècle, les pèlerins peuvent visiter pas moins de 40 églises. Mais SaintJean-d’Acre est essentiellement une ville laïque et commerçante, dépeinte
dans les écrits des Dominicains et de Jacques de Vitry comme le repaire du
vice et de la dépravation morale. À se demander si l’on se battait et l’on
priait dans cette ville, un croisé reconnaissant volontiers que Saint-Jeand’Acre « était charmante, avec du bon vin et des filles, dont certaines étaient
très belles »338.
Ce que l’on a appelé la quatrième croisade, qui n’en est absolument pas une,
est lancée contre le pouvoir ayyubide d’Égypte dans le but de reconquérir
Jérusalem. Mais la faillite totale de l’organisation et les dettes envers les
Vénitiens, qui ont construit et armé les navires, ont permis aux Italiens de
détourner la croisade vers Constantinople, mise à sac en 1204. Les chrétiens
latins reprennent le pouvoir aux empereurs chrétiens orthodoxes jusqu’à ce
que les Byzantins reconquièrent la ville en 1261. Le fiasco de l’organisation
est dû à l’hypothèse optimiste que plus de 33 000 hommes prendraient part à
la croisade, rendant ainsi indispensable l’emploi d’une flotte de 500 grands
navires, la plus grande jamais mise sur pied en Europe depuis l’Antiquité.
Un contrat est signé entre les responsables des croisés et Venise. La ville
italienne met toutes ses ressources dans cette mission, suspendant donc
carrément son activité marchande pour mettre à disposition ses navires pour
la traversée jusqu’en Égypte. Elle construit d’autres bateaux pour atteindre le
nombre requis et fournit de très importants stocks de vivres. En l’occurrence,
environ 11 000 hommes seulement se présentent à Venise, n’apportant qu’un
tiers de la somme due. La perte potentielle pour Venise est énorme, risquant
de ruiner la ville. Le doge Dandolo propose une solution. La ville de Zara, de
l’autre côté de l’Adriatique, sur la côte dalmate, s’est rebellée contre le règne
vénitien. Si les croisés parvenaient à la reprendre, les Vénitiens
suspendraient alors leurs exigences de remboursement le temps d’amasser
des butins en Égypte. Les croisés sont sceptiques. Ils se sont portés
volontaires pour combattre l’infidèle et Zara est une ville chrétienne. Mais
ils finissent par accepter. Quand la nouvelle de l’opération se répand, tous
les membres de l’expédition sont excommuniés par le pape. Il n’est
désormais plus question de croisade.
L’histoire prend un autre tour inattendu à Zara. Un autre conflit
dynastique a éclaté à Constantinople et l’un des rivaux, Alexis IV Ange, se
met en contact avec l’expédition en disant que, s’ils le placent sur le trône
impérial, il soumettra l’Église grecque à l’autorité de Rome, rejoindra la
croisade avec une armée de 10 000 hommes, postera 500 chevaliers qui
resteront en permanence en Terre sainte et versera 200 000 marcs d’argent.
Cette offre est la réponse aux prières des croisés et ces derniers l’acceptent
avec empressement. Mais, une fois sur le trône, Alexis IV Ange ne tient pas
ses promesses. Les Vénitiens sont en faillite et ont en mémoire le terrible
massacre des Latins par les Byzantins en 1182 et ils ravagent la ville en
montant les Francs contre les Grecs.
C’est l’événement qui a forgé l’opinion de Steven Runciman, l’historien
des croisades du XXe siècle le plus connu des Anglo-Saxons. Runciman était
passionné par la Grèce et Byzance et, avec tous les préjugés d’un amoureux,
1204 reste pour lui un crime impardonnable, sentiment qui transparaît tout
au long de son ouvrage Histoire des Croisades. Il insiste à plusieurs
reprises, malgré toutes les horreurs qui se sont produites à l’époque où il a
vécu, pour dire que la quatrième croisade est le plus grand crime contre
l’humanité jamais commis339. Le pillage de 1204 a visé un immense
réservoir de civilisation classique et médiévale, dit-il, frappant le puissant
pouvoir chrétien d’Orient qui aurait malgré tout pu assurer la survie de
l’Outremer, même si, comme l’a fait remarquer le professeur Anthony Bryer,
spécialiste de l’époque byzantine, « certains peuvent affirmer que les Grecs
ont voulu 1204 et l’ont obtenu en partie »340. L’argument de Runciman est
douteux, vu l’état chancelant et la corruption régnant au sein de l’Empire
depuis Manzikert, en 1071, et plus particulièrement depuis sa défaite à
Myriokephalon, en 1176. Pour un historien des croisades, Runciman était
résolument hostile à l’entreprise dans sa globalité, disant : « Pour moi,
croisade est un gros mot. »341 Et il conclut son Histoire des croisades par
sa célèbre condamnation : « La guerre sainte elle-même ne fut rien de plus
qu’un long mouvement d’intolérance au nom de Dieu, et c’est là le vrai
péché contre l’Esprit saint », remarque ne tenant pas compte des agressions
auxquelles répondaient les croisades et qui, comme le fait observer
ironiquement Anthony Bryer, « se sont avérées les bienvenues dans les
territoires islamiques »342.
La papauté lance en 1217 la cinquième croisade, la stratégie adoptée
consistant une nouvelle fois à préserver l’Outremer en attaquant l’Égypte.
Dès le départ, les Templiers sont partie prenante de cette croisade. Le
trésorier de Paris des Templiers supervise les dons destinés à financer
l’expédition. Les forces dirigées par André II de Hongrie et Léopold, duc
d’Autriche, sont rejointes par des hommes de Jean de Brienne, roi de
Jérusalem, dont font partie des Templiers, des Hospitaliers et des chevaliers
teutoniques. Ces derniers appartiennent à un nouvel ordre militaire fondé,
selon les mêmes principes que l’ordre du Temple, par des Germains ayant
participé à la troisième croisade.
Sans meneur d’envergure à la tête de cette force mixte, la cinquième
croisade est placée sous l’autorité du légat pontifical Pélage d’Albano, qui
n’a aucune expérience militaire. Cependant, au début de l’année 1219, les
croisés s’emparent du port de Damiette, sur le delta du Nil, en grande partie
grâce aux Templiers, qui combattent non seulement admirablement à cheval,
mais se montrent également des plus novateurs. Ils adaptent ainsi leurs
matériel et tactiques prévus pour l’aridité d’Outremer à l’environnement
aquatique du delta, où ils commandent des navires et construisent des
pontons flottants afin de remporter la victoire.
La perte de Damiette perturbe tellement le sultan d’Égypte al-Kamil,
neveu de Saladin, qu’il propose de l’échanger contre Jérusalem. Mais, avec
un raisonnement similaire à celui de Richard Cœur de Lion, le maître de
l’ordre du Temple rétorque qu’il est impossible de tenir Jérusalem sans les
terres au-delà du Jourdain. Les croisés rejettent donc son offre et poursuivent
leur campagne en Égypte. Pour l’heure, ils attendent l’arrivée à Damiette
d’une autre armée emmenée par le Saint Empereur romain Frédéric II. Bien
qu’il se soit abstenu de paraître, le légat pontifical Pélage d’Albano insiste
avec une certaine impatience pour que les croisés remontent le Nil vers
Le Caire. Unie sous le commandement d’un chef expérimenté, la cinquième
croisade aurait pu être un succès. Mais, à Mansourah, al-Kamil coupe
l’arrière-garde des croisés, ouvre les vannes des canaux d’irrigation et force
ainsi l’armée ennemie à se rendre en l’inondant. En 1221, Pélage d’Albano
consent à abandonner Damiette, non pas en échange de Jérusalem, mais pour
épargner la vie des croisés, lesquels évacuent immédiatement l’Égypte et font
route vers Saint-Jean-d’Acre.
Frédéric II finit par arriver en Orient, mais seulement huit ans plus tard,
époque où il est ouvertement à couteaux tirés avec l’Église. Couronné Saint
Empereur romain à Francfort en 1212, Frédéric II est également roi de
Germanie et de Sicile. Il préfère diriger les affaires depuis Palerme, où il a
accédé à la cour sicilienne sous les influences normandes, byzantines, juives
et arabes. Il a appris l’allemand, l’italien, le français, le latin, le grec et
l’arabe et a étudié les mathématiques, la philosophie, l’histoire naturelle, la
médecine et l’architecture. C’est également un poète particulièrement doué.
Tout ceci lui a permis de développer une palette de talents très large, une
culture exceptionnelle et un caractère plutôt singulier qui lui ont valu le titre
de Stupor Mundi, Stupeur du monde. Mais cela a également fait naître la
suspicion. Ainsi, une rumeur court selon laquelle Frédéric II ne croit pas en
Dieu. On dit qu’il se moque de l’Immaculée Conception de Jésus et qu’il
décrit Mahomet, Jésus et Moïse comme des imposteurs et des escrocs.
Il s’agit peut-être d’une propagande noire orchestrée par la papauté de
Rome, laquelle craint d’être encerclée et est également troublée par la
revendication de l’autorité suprême de la part de Frédéric II. Ce dernier se
vante de faire revivre l’Empire romain, et la papauté réplique en disant que
l’Église a une plus grande autorité envers Dieu. Il s’agit là du vieux conflit
entre l’Église et les pouvoirs laïques qui a déchiré l’Europe du XIe siècle à
l’époque de la querelle de l’investiture.
Frédéric II a été couronné Saint Empereur romain et a fait le serment de
prendre la croix à l’âge de 21 ans. Mais, il s’est montré incapable de se
rendre en Égypte pendant la cinquième croisade et a reporté à maintes
reprises son départ pour l’Orient. Toutefois, en 1225, alors que Jean de
Brienne, le roi âgé de Jérusalem, vient en Occident afin de trouver un mari
pour sa fille de 14 ans, Yolande, qu’il a faite reine de Saint-Jean-d’Acre,
Frédéric II saisit sa chance. Il l’épouse à Brindisi et ne tient pas sa promesse
de conserver Jean de Brienne comme régent. Il affirme qu’en tant que mari de
Yolande, il a le droit de devenir roi, titre qui ferait de lui, s’imagine-t-il, le
souverain suprême du monde chrétien.
En 1228, à l’âge de 36 ans, Frédéric II part finalement pour la Terre sainte,
mais tombe malade en cours de route et se repose quelque temps en Italie
avant de poursuivre son voyage. Le pape Grégoire IX, qui se méfie des
intentions impériales de Frédéric II en Italie, l’excommunie immédiatement,
sous prétexte qu’il s’agit d’une illustration supplémentaire de l’incapacité de
l’empereur à respecter son serment de partir en croisade. Quand Frédéric II
finit par arriver à Saint-Jean-d’Acre en septembre, le pape fait une nouvelle
fois respecter son autorité, l’excommunie de nouveau, cette fois-ci pour avoir
tenté de partir en croisade sans avoir obtenu l’absolution pontificale pour sa
précédente excommunication. Frédéric II n’est pas du tout impressionné,
contrairement aux barons et au clergé d’Outremer, ainsi qu’aux Templiers et
Hospitaliers, qui doivent allégeance au pape. Seuls les chevaliers teutoniques
bravent le courroux du pape et soutiennent leur compatriote.
Cependant, avant même de quitter la Sicile, Frédéric II a entamé avec alKamil des négociations secrètes sur les objectifs de cette sixième croisade. Il
souhaite s’emparer de Jérusalem, ne serait-ce que parce que cela lui
permettrait de se poser en meneur suprême en Occident. Al-Kamil est prêt à
rendre service si Frédéric II l’aide à prendre Damas. Le temps que Frédéric II
arrive en Outremer, al-Kamil a changé d’avis. Déterminé à conquérir
Jérusalem, Frédéric II feint de se tourner vers l’Égypte en déplaçant en
novembre son armée de Saint-Jean-d’Acre vers Jaffa. Les Templiers et les
Hospitaliers suivent un jour plus tard, ne souhaitant pas que l’on croie qu’ils
font partie d’une croisade dirigée par un excommunié. Mais, lorsque
Frédéric II place l’expédition sous l’autorité symbolique de ses généraux, les
ordres abandonnent leurs scrupules et se joignent à la force principale. Cette
marque d’unité ne dure cependant pas longtemps.
La progression de Frédéric II suffit à inquiéter al-Kamil et ce dernier
abandonne le siège de Damas pour passer rapidement un accord avec lui :
une trêve de dix ans et l’abandon de Jérusalem, Bethléem, Hébron, Naplouse
et Gaza aux chrétiens. Il s’agit d’un résultat soudain et sensationnel,
satisfaisant pour Frédéric II, mais qui scandalise le patriarche et les ordres
militaires. Les remparts de Jérusalem ont été démolis pendant la cinquième
croisade. Si on la leur concède, c’est avec l’intention qu’ils ne puissent pas
défendre la ville. Aujourd’hui court encore l’idée selon laquelle une partie
de l’accord consistait à laisser la ville non fortifiée, le seul lien avec la côte
devant être une étroite langue de terre. En outre, les ordres n’ont pas le droit
d’améliorer leurs châteaux de Margat et Krak des chevaliers des Hospitaliers,
de Tortose et de Chastel Blanc des Templiers. Vient ensuite la condition
exaspérante (indispensable pour qu’al-Kamil sauve la face) selon laquelle le
Mont du Temple doit demeurer sous contrôle musulman et les Templiers ont
l’interdiction formelle de reprendre leur ancien quartier général au sein de la
mosquée al-Aqsa.
Le 29 mars 1229, Frédéric II est couronné roi de Jérusalem en l’église du
Saint-Sépulcre. Le patriarche a placé un interdit sur la ville, refusant toute
cérémonie religieuse pendant que Frédéric II est présent dans Jérusalem. Par
conséquent, sans prêtre pour le couronner et avec des Templiers et des
Hospitaliers à distance, il ne lui reste plus qu’à coiffer lui-même la couronne
de Jérusalem. S’autoproclamant vicaire de Dieu sur terre, titre généralement
réservé au pape, Frédéric II prête serment en présence des chevaliers
teutoniques, jurant de défendre le royaume, l’Église et son empire. Il effectue
ensuite le tour de la ville et se rend sur le Mont du Temple. Il entre à
l’intérieur du dôme du Rocher par une porte en bois en treillis, destinée, lui
dit-on, à empêcher l’entrée des moineaux. Déchargeant ses sentiments à
l’égard de ses ennemis de la papauté, à qui il a redonné la ville sainte,
Frédéric II dit alors que Dieu leur a maintenant envoyé les porcs343.
Frédéric II ne reste que deux jours à Jérusalem. Ce n’est pas un lieu très
agréable. Les Francs avaient transformé Jérusalem en jardin du paradis, avait
dit un jour Saladin, mais depuis, la ville tombe en ruines, est négligée.
Comme le décrit al-Kamil avec dédain, cette ville autrefois belle ne se
résume plus qu’à « des églises et des maisons en ruines »344. Selon Al-Qadi
al-Fadil, le déclin avait déjà commencé du temps de Saladin et al-Fadil
craignait que par l’impression laissée par la ville aux pèlerins chrétiens, leur
indignation conduise à une nouvelle croisade345.
En tout cas, Frédéric II est parvenu à ses fins et a hâte de rentrer en
Europe pour s’attacher à y étoffer son pouvoir. Mais il craint aussi que les
Templiers n’attentent à sa vie pendant son séjour dans la ville. Des
chroniqueurs de Sicile, de Damas et d’Angleterre font part de cette histoire
reflétant l’intensité de la rancune et de la suspicion entre l’empereur et le
pape, inimitié dans laquelle les Templiers sont désormais impliqués. Lorsque
Frédéric II rentre en Sicile, il saisit la propriété des ordres militaires, libère
leurs esclaves musulmans sans verser de dédommagement et emprisonne les
frères templiers. Le pape l’excommunie une nouvelle fois et Frédéric II
continue de l’ignorer. Cela illustre ce qui peut se passer quand les Templiers
se mettent en travers de la route d’un prince laïque.
Les Mamelouks
En 1239, la trêve de dix ans entre Frédéric II et al-Kamil prend fin, mais
l’Outremer n’est pas immédiatement menacée. Al-Kamil est mort depuis un
an, l’Égypte est divisée par les factions, tandis que l’amertume s’est accrue
entre les branches du Caire et de Damas de la famille ayyubide. Les
Hospitaliers sont favorables à la poursuite de relations étroites avec l’Égypte,
mais les Templiers y sont opposés. En violation de la trêve, les Égyptiens
n’ont pas cédé Gaza, Hébron et Naplouse, et quand les émissaires des
Templiers sont envoyés au Caire en 1243, ils sont retenus prisonniers
pendant six mois. Les Templiers voient dans cette attitude du nouveau sultan
égyptien al-Salih Ayyub une tactique pour gagner du temps afin de ravir
Damas et de triompher d’autres souverains musulmans avant d’écraser
l’Outremer.
La politique de l’ordre du Temple consiste à favoriser Damas, et elle porte
ses fruits : grâce à des négociations judicieusement menées par les
Templiers, Damas et Le Caire sont persuadées par la ruse d’obtenir le
soutien du royaume chrétien en surenchérissant l’une sur l’autre, jusqu’à ce
que les Francs obtiennent toutes les terres à l’ouest du Jourdain, à
l’exception d’Hébron et de Naplouse. Les Francs peuvent maintenant
célébrer en toute liberté des offices chrétiens dans toutes les anciennes
églises de Jérusalem, expulser les musulmans du Mont du Temple et
retransformer en édifices chrétiens la mosquée al-Aqsa et le dôme du
Rocher. Grâce à ce triomphe diplomatique, les Templiers sont pratiquement
parvenus à défaire tout ce que Saladin avait tissé.
La politique de l’ordre du Temple contre l’Égypte continue de s’imposer.
Lorsque la guerre éclate de nouveau entre Le Caire et Damas au printemps
1244, les Templiers persuadent les barons d’Outremer d’intervenir aux côtés
du souverain de Damas, Ismail. L’alliance est scellée par la visite à SaintJean-d’Acre d’al-Mansour Ibrahim, prince musulman d’Homs, qui, au nom
d’Ismail, offre aux Francs une partie de l’Égypte suite à la défaite d’al-Salih
Ayyub.
En raison de la poursuite des querelles intestines au Caire, al-Salih ne peut
compter sur l’armée régulière, mais il a pris des mesures pour remédier à cela
en achetant des Mamelouks en très grand nombre. Ces esclaves militaires ont
été à diverses époques nubiens, arméniens et iraniens, mais la préférence va
aux Turcs pour leurs qualités de combattants.
« Tout ce qui leur importe c’est l’attaque, la traque, la monte, les
escarmouches avec les rivaux, le pillage et l’invasion des autres
pays. Tous leurs efforts sont tournés vers ces activités et ils y
mettent toute leur énergie. C’est ainsi qu’ils ont acquis tous ces
talents, qui font office de métier, de commerce, constituent leur
unique plaisir, sont source de gloire et représentent le sujet de
toutes leurs conversations. Ils sont maintenant à la guerre ce que
les Grecs sont à la philosophie. »346
Les Turcs sont également préférés pour leur beauté physique. Il n’est pas
rare qu’ils partagent le lit de leur propriétaire.
En l’occurrence, les Mamelouks sont salués comme un don de Dieu et les
sauveurs de l’islam. « Par sa bienveillance, Dieu a sauvé la foi en la ranimant
et en restaurant l’unité des musulmans dans l’univers égyptien, en préservant
l’ordre et en défendant les remparts de l’Islam », écrit Ibn Khaldun, historien
nord-africain du XIVe siècle.
« Il a accompli cette mission en envoyant aux musulmans, depuis
cette nation turque et ses nombreuses tribus exceptionnelles, des
souverains pour les défendre et des aides tout à fait fidèles de la
maison de la guerre à la maison de l’islam en vertu de la règle de
l’esclavage, qui renferme une bénédiction divine. L’esclavage leur
permet d’apprendre la gloire et la bénédiction et les expose à la
providence divine. Guéris par l’esclavage, ils entrent dans la
religion musulmane avec la résolution absolue des vrais croyants,
mais avec des vertus nomades préservées d’une nature dépréciée,
purs de tout plaisir sale, sans être souillés par le mode de vie
civilisé, et armés d’une ardeur intacte de toute pollution luxueuse.
Les marchands d’esclaves les amènent en Égypte en groupes,
comme des gangas se rendant vers des lieux riches en points d’eau.
Les acheteurs du gouvernement les alignent pour l’inspection et
font une offre pour se les procurer. […] Les recrues se succèdent
donc, génération après génération, et l’islam se réjouit des
avantages qu’il en tire. Les branches du royaume fleurissent grâce
à la fraîcheur de la jeunesse. »347
Al-Salih Ayyub, dont le grand-oncle était Saladin et lui-même kurde
turquifié, s’appuie essentiellement sur des Turcs kiptchaks des steppes du
sud de la Russie. Achetés, entraînés et convertis à l’islam, ils deviennent les
membres de la puissante armée privée d’al-Salih. En outre, ce dernier a
acheté l’aide de Turcs khorezmiens, mercenaires féroces alors implantés à
Édesse et déplacés de Transoxiane et de régions d’Iran et d’Afghanistan en
raison de l’expansion des Mongols. En juin, les cavaliers khorezmiens, à
hauteur de 12 000 hommes, progressent rapidement au sud et entrent en
Syrie. Mais, dissuadés par les formidables remparts de Damas, ils mettent le
cap sur la Galilée, s’emparent de Tibériade et enfoncent les piètres défenses
de Jérusalem le 11 juillet. Ils y massacrent tous ceux qui ne parviennent pas
à se réfugier dans la citadelle. Six semaines plus tard, les défenseurs
émergent après qu’on leur a promis de pouvoir se rendre sur la côte en toute
sécurité. La garnison et l’intégralité de la population chrétienne, soit
6 000 hommes, femmes et enfants, quittent la ville mais sont terrassés par les
épées khorezmiennes. Seules 300 personnes atteignent Jaffa. Pour faire
bonne mesure, les Khorezmiens pillent l’église du Saint-Sépulcre, déterrent
de leurs tombes les ossements des rois de Jérusalem, mettent le feu à
l’endroit et brûlent toutes les autres églises de la ville. Ils mettent à sac les
maisons et boutiques, puis abandonnent les décombres fumants de Jérusalem
pour rejoindre l’armée mamelouke d’al-Salih à Gaza.
Avec l’armée d’al-Salih postée à Gaza, les forces franques, éparpillées
dans tous les châteaux et villes d’Outremer, se réunissent à Saint-Jean-
d’Acre. La dernière fois qu’une armée chrétienne si nombreuse a été
rassemblée remonte à la bataille de Hattin. On compte plus de 300 chevaliers
templiers, au moins 300 chevaliers hospitaliers, quelques chevaliers
teutoniques, 600 chevaliers laïques, ainsi qu’un nombre proportionnel de
sergents et de fantassins. Il faut ajouter des forces légèrement armées encore
plus nombreuses de leur allié damascène sous le commandement d’alMansour Ibrahim et un contingent de la cavalerie bédouine.
Le 17 octobre 1244, cette armée christo-musulmane s’arrête devant la plus
modeste armée égyptienne avec son corps d’élite de Mamelouks et les
Khorezmiens, en dehors de Gaza, sur une plaine sablonneuse, en un lieu
appelé La Forbie. Les Francs et leurs alliés attaquent, mais les Égyptiens
tiennent bon sous le commandement du général mamelouk Baybars. Et,
pendant que les Francs sont cloués sur place, les Khorezmiens frappent le
flanc des troupes d’al-Mansour Ibrahim. Les forces damascènes font demitour et s’enfuient. Les Francs poursuivent courageusement le combat, mais,
au bout de quelques heures, leur armée est intégralement réduite à néant.
5 000 Francs au moins meurent dans la bataille, dont entre 260 et
300 Templiers, tandis que plus de 800 chrétiens sont capturés et vendus
comme esclaves en Égypte, parmi lesquels le maître templier, que l’on ne
reverra ensuite plus jamais. La catastrophe est comparable à celle de Hattin.
Et quand Damas tombe aux mains d’al-Salih l’année suivante, c’est comme
si le temps tirait à sa fin pour l’Outremer.
Mais la septième croisade vient au secours de l’Outremer. Elle est dirigée par
le roi Louis IX, qui deviendra ensuite plus connu sous le nom de Saint Louis
en raison de son combat incessant contre les ennemis de la vraie foi, à savoir
les musulmans ou les Cathares ; c’est d’ailleurs pendant le règne de Louis IX
que les Cathares seront finalement vaincus et mis sur le bûcher. À l’été
1249, il débarque avec son armée française sur le port de Damiette avec
l’intention avouée de retourner le régime ayyubide du Caire. Al-Salih Ayyub
souffre d’un cancer et, lorsqu’il s’éteint en novembre, sa femme Shagarat alDurr dissimule son cadavre et préserve le moral ambiant en faisant semblant
de transmettre les ordres du sultan à son armée d’esclaves mamelouks dirigée
par Baybars.
En février 1250, les Francs avancent dans le delta vers Le Caire.
Cependant, à cause de l’impétuosité de frère du roi, le comte d’Artois, ils
essuient de lourdes pertes à Mansourah. Ce dernier a poussé les chevaliers
croisés à prendre la ville d’assaut. Mais ils se laissent piéger dans les rues
étroites. À cette occasion, les seuls Templiers perdent 280 chevaliers montés,
cuisant échec juste après La Forbie. C’est alors l’impasse et les croisés sont
affaiblis par le scorbut et la peste. En avril, ils battent en retraite, mais sont
capturés par les Mamelouks, en compagnie du roi Louis IX en personne, qui
est libéré après le versement d’une énorme rançon, à laquelle les Templiers,
banquiers et membres de la croisade ayant un galion au large des côtes, ont
refusé de contribuer.
Cette même année, Shagarat al-Durr s’autoproclame sultane
publiquement, se basant sur le fait qu’elle a donné à al-Salih un fils, même si
ce dernier est mort avant son père. Le calife abbasside refuse de la
reconnaître et elle épouse donc Aybek, l’un de ses guerriers esclaves
mamelouks. Elle règne par son intermédiaire, puis l’assassine en 1257
lorsqu’elle le soupçonne de courtiser une autre femme. Achetée comme
esclave par al-Salih, puis devenue l’une de ses concubines, Shagarat al-Durr
était devenue sa femme, puis elle est la première et dernière femme à régner
sur l’Égypte depuis Cléopâtre. Son courage et son ingéniosité lui ont permis
de sauver l’Égypte de la septième croisade, mais elle s’avère la dernière de la
lignée ayyubide. Les partisans d’Aybek la tuent et jettent son corps dénudé
par-dessus les remparts de la citadelle du Caire, qui sera ensuite dévoré par
les chiens. Les Mamelouks s’autoproclament les maîtres de l’Égypte, avec
leur premier sultan, Qutuz.
C’est le choc de l’invasion mongole du Moyen-Orient qui fait des
Mamelouks le dernier rempart légitime de l’islam contre les infidèles
d’Orient et d’Occident. En février 1258, les Mongols, emmenés par Hulagu,
petit-fils de Gengis Khan, s’emparent de Bagdad, mettent à mort le calife
abbasside, puis pillent et détruisent la ville. Ils prennent Alep en
janvier 1260, puis c’est au tour de Damas de tomber en mars. Les Mongols
semblent irrésistibles. Les Francs envoient de toute urgence des lettres en
Occident pour implorer de l’aide. « Le monde va rapidement subir une
terrible annihilation », écrit Thomas Bérard, le maître templier, dans un
message transporté par un frère de l’Ordre à Londres348. Toutefois, ce sont
les Mamelouks qui répondent à la menace. Cet été-là, lorsque les
ambassadeurs mongols arrivent au Caire pour exiger la soumission de
l’Égypte, ils tombent sur un adversaire plus féroce qu’eux. Qutuz les fait
exécuter sur-le-champ. Et, en septembre, après avoir bénéficié d’un corridor
pour traverser les terres chrétiennes, une armée mamelouke, avec à sa tête
Qutuz, inflige une sévère défaite aux Mongols lors de la bataille d’Aïn
Jalout, au sud-est de Nazareth.
Mais, chez les Mamelouks jaloux, la victoire n’est pas un gage de succès
et, un mois plus tard, Qutuz est assassiné par un groupe de compatriotes,
parmi lesquels figure Baybars, le général d’al-Salih à La Forbie, qui devient
ensuite sultan. Rejetant le principe de la dynastie, les souverains mamelouks
accèderont par la suite au pouvoir plus souvent par le sang qu’ils versent que
par celui qui coule dans leurs veines, pratique acceptée avec fatalisme par les
responsables religieux de la communauté musulmane. Comme le dit le
panégyriste de Baybars, Ibn Abd al-Zahir : « La chance l’a fait roi. »349
C’est le destin qui le fera régner.
Avec la Syrie et l’Égypte sous le joug d’un Baybars impitoyable, violent et
énergique, l’Outremer se retrouve encerclé et les Francs confrontés à l’une
des plus formidables machines de guerre au monde. En outre, Baybars et ses
successeurs possèdent d’immenses ressources. « Les sultans mamelouks
étaient capables de recruter en faisant venir des esclaves turcs du Caucase et
d’Asie centrale par les routes commerciales traversant l’Anatolie. L’État
mamelouk était en mesure de mobiliser bien plus de troupes que les
Francs. »350 De plus, quand il faut opérer la destruction systématique des
châteaux, implantations et ports francs, les Mamelouks rassemblent des
dizaines de milliers de troupes auxiliaires turques, kurdes et mongoles pour
s’en charger.
D’une manière tout aussi systématique qu’ils le font avec la chrétienté
d’Orient, les Mamelouks dévastent l’islam hétérodoxe. Baybars oblige les
alawites, ces adeptes mystiques d’Ali, gendre du prophète Mahomet, à bâtir
des mosquées dans leurs villages, mais il ne peut les forcer à prier dedans. Ils
utilisent plutôt les bâtiments comme étables pour leur bétail et leurs bêtes de
somme. Mais la persécution est incessante : « Dans le cadre de leur tactique
de la “terre brûlée”, les sultans mamelouks ravagent méthodiquement le
Liban. »351 Quant aux chrétiens, en 1263, Baybars affiche son fanatisme en
ordonnant personnellement que l’église de l’Annonciation de Nazareth soit
rasée. Baybars comprend très bien l’importance de cette église, dont les
origines remontent peut-être à Constantin et qui se trouve à l’emplacement
d’une grotte symbolisant pour les fidèles l’origine de la religion chrétienne
et où les chrétiens viennent en pèlerinage depuis au moins le IVe siècle. Son
opération de destruction est telle que le plan d’origine n’a été révélé que
grâce à des fouilles archéologiques. Les Mamelouks interdisent alors aux
chrétiens toute reconstruction sur ce site.
Lors d’une série de campagnes dévastatrices, Baybars s’empare de Césarée et
d’Haïfa en 1265, du château templier de Saphet en 1266, de Jaffa et du
château templier de Beaufort en 1268. Puis il frappe à Antioche, au nord,
qu’il prend cette même année, infligeant à ses habitants des violences
meurtrières qui ont choqué même les chroniqueurs musulmans. Le château
de Baghras, le premier que les Templiers se sont offert, dans les monts
Amanus, se retrouve alors complètement isolé. Ils n’ont d’autre choix que de
le quitter. Chastel Blanc des Templiers est abandonné en 1271, en même
temps que le grand château des Hospitaliers, le Krak des chevaliers. Baybars
marche ensuite sur Montfort, entre Saint-Jean-d’Acre et le lac de Tibériade,
cédé à son tour aux musulmans par sa garnison de chevaliers teutoniques.
La chute des châteaux croisés au profit des Mamelouks mérite quelques
explications. Comment ces structures magnifiques, dont la construction a
coûté si cher et a demandé tant d’efforts, faisant appel aux toutes dernières
conceptions militaires de l’époque et défendues par des hommes d’un
courage à toute épreuve, ont-elles si rapidement capitulé ou été saisies ? Les
réponses sont multiples car il s’agit d’une combinaison de facteurs.
Le château templier de Beaufort, qui surplombe l’extrémité sud de la
vallée de la Bekaa, au Liban, tombe en 1268 aux mains de Baybars, aidé par
des ingénieurs militaires de tout premier plan. Ces derniers assemblent
26 engins de siège, à savoir des béliers, des tours de siège, ainsi que des
catapultes. Les cadres en bois et les pièces métalliques achetés à des
marchands vénitiens arrivent par bateau dans les ports égyptiens. Dans ce cas
précis, les Templiers ont été dépassés par la technologie. Mais, deux ans
auparavant, Baybars s’est emparé du château templier de Saphet (Safed) à
cause d’une trahison.
Saphet est le château du nord de la Galilée dont la reconstruction a coûté
une fortune aux Templiers moins de trente ans plus tôt. Le jeu en vaut la
chandelle car l’édifice leur permet de se protéger contre les attaques des
Bédouins et des Turcs qui franchissaient auparavant le Jourdain en toute
impunité. Les commerçants peuvent acheminer en toute sécurité leurs bêtes
de somme et chariots entre Saint-Jean-d’Acre et la Galilée, les fermiers
cultiver leurs terres sans danger et les pèlerins librement se rendre sur les
sites associés à Jésus. Les sources musulmanes reconnaissent son efficacité
en décrivant Saphet comme « une obstruction dans la gorge de la Syrie et un
blocage dans la poitrine de l’islam »352, jusqu’à ce que Baybars provoque sa
chute en 1266. Il y parvient non pas en lançant une attaque (stratégie qu’il a
adoptée en vain à trois reprises cette année-là), mais en semant la zizanie
entre la petite garnison de Templiers et le groupe, beaucoup plus étoffé, de
serviteurs et soldats syriens chrétiens en poste à l’intérieur. Il promet la
liberté de passage à ces derniers, dont un si grand nombre souhaite s’enfuir
que la défense du château est mise à l’épreuve. Les Templiers acceptent de
négocier et un sauf-conduit est mis en place pour les chevaliers templiers et
les locaux. Mais, lorsque les portes s’ouvrent, Baybars capture tous les
enfants et les femmes pour les vendre comme esclaves et décapite tous les
chevaliers et autres hommes.
La volonté de la garnison de Templiers de Saphet de négocier illustre un
autre facteur. Ce sentiment d’être isolés et pris en étau semble avoir joué un
rôle crucial dans la chute, orchestrée par Baybars, de Chastel Blanc (Safita)
et du Krak des chevaliers des Hospitaliers, à deux mois d’intervalle, en 1271.
Ces deux châteaux se trouvent dans le djebel Ansarieh, chaîne de montagnes
située entre la mer et l’intérieur des terres. Mais ces deux édifices se sont
retrouvés de plus en plus isolés face à la progression musulmane. Le maître
templier de Tortose juge peut-être également préférable de concentrer ses
forces sur la côte. Toujours est-il qu’il ordonne l’évacuation de Chastel
Blanc.
De même, le Krak des chevaliers n’est pas pris, mais abandonné. Les
Hospitaliers ne trouvent plus suffisamment d’hommes pour peupler les rangs
de la garnison. En raison de maigres renforts en chevaliers hospitaliers,
l’attente se mue en un terrible enfermement. Après un mois de siège, Baybars
envoie un faux message, prétendument rédigé par leur maître de Tripoli, les
pressant de se rendre. Leurs défenses et provisions pourraient leur permettre
de tenir pendant des années, mais ils ont peut-être l’impression que le Krak
part à la dérive face à une marée musulmane irrésistible. Usés, abattus et
découragés, les Hospitaliers acceptent le 8 avril 1271 l’offre de sauf-conduit
jusqu’à la mer proposée par Baybars.
Avec toutes ces grandes forteresses prises dans l’arrière-pays, les Francs se
retrouvent cloués au niveau de leurs défenses côtières restantes, dont les
sites vitaux de Saint-Jean-d’Acre et de Tripoli, villes toutes deux fortifiées,
et la forteresse de Tortose, qui a résisté à Saladin, ainsi que Château-Pèlerin,
au sud d’Haïfa. Pendant ce temps, les Francs obtiennent un peu de répit
lorsque le prince Édouard, futur Édouard Ier d’Angleterre, conduit une
nouvelle croisade vers l’Orient et persuade Baybars, en 1272, de conclure
une trêve de dix ans.
Saint-Jean-d’Acre, capitale du royaume de Jérusalem et quartier général
des ordres militaires, est la ville la mieux défendue d’Outremer. Selon le
Templier de Tyr, qui la connaît bien :
« Le Temple était le lieu le plus fort de la ville, en grande partie
situé sur le rivage, comme un château. À l’entrée se trouvait une
tour haute et robuste, dont le mur faisait vingt-huit pieds de haut.
De chaque côté de la tour se trouvait une tour plus petite sur
laquelle se trouvait un lion passant doré, aussi grand qu’un bœuf
[…] De l’autre côté, près de la rue de Pise, il y avait une autre tour
et, près de celle-ci, sur la rue Sainte-Anne, se trouvait un grand et
noble palais, celui du maître. […] Il y avait une autre tour ancienne
sur le rivage, que Saladin avait construite cent ans auparavant,
dans laquelle le Temple conservait son trésor. Elle était si proche
de la mer que les vagues déferlaient contre elle. Dans le voisinage
du Temple figuraient d’autres belles et nobles maisons, que je ne
décrirai pas ici. »
En 1273, les Templiers élisent un nouveau maître, Guillaume de Beaujeu,
homme de grande expérience en matière de combat en Orient et
d’administration de l’Ordre. L’une de ses premières missions est d’assister
au concile de Lyon, convoqué par le pape en 1274 dans le principal but de
lancer une nouvelle croisade. De Beaujeu s’élève à l’occasion contre la
proposition d’envoyer 500 chevaliers et 2 000 fantassins en Terre sainte
comme avant-garde d’une levée de masse comparable à celle de la première
croisade. Il avance que des hordes d’enthousiastes indisciplinés ne
répondront pas aux besoins de l’Outremer. Il faut plutôt une garnison
permanente à renforcer de temps en temps par de petits contingents de
soldats professionnels. Il plaide également en faveur d’un blocus
économique de l’Égypte, pays d’influence des Mamelouks.
Un tel blocus s’avère cependant impossible à mettre en place tant que
l’Outremer reste tributaire des navires des républiques maritimes italiennes.
Les bateaux en question appartiennent à ces marines marchandes qui
dégagent des bénéfices considérables dans leurs transactions avec l’Égypte.
Les Vénitiens, par exemple, fournissent le métal et le bois dont Baybars a
besoin pour ses armes et engins de siège. Les Génois l’approvisionnent
même en esclaves mamelouks. Les chrétiens ont pour leur part plutôt besoin
de prendre un ascendant naval dans l’est de la Méditerranée. Le conseil de
Guillaume de Beaujeu est accepté et le concile ordonne aux Templiers et aux
Hospitaliers de bâtir leur propre flotte de navires de guerre.
Guillaume de Beaujeu est arrivé à ses fins entre autres parce qu’il a
reconnu la contribution déjà consentie par la monarchie française à la survie
de l’Outremer. Le propre oncle de Guillaume de Beaujeu s’est battu avec
Louis IX en Égypte et il est parent avec les Capétiens, la famille royale
française, par l’intermédiaire de sa grand-mère paternelle. Les rois de France
financent déjà une force permanente de chevaliers et d’arbalétriers à SaintJean-d’Acre, et l’ambitieux Charles d’Anjou, qui est roi de Sicile et frère
cadet de Louis IX, participe à l’extension du pouvoir français dans toute la
Méditerranée. Mais les plans de Guillaume de Beaujeu sont compromis en
1282 par un soulèvement populaire, connu sous le nom de Vêpres
siciliennes, qui contraint Charles d’Anjou à quitter la Sicile pour Naples.
Le pape Martin IV, lui aussi français, lance alors une croisade contre les
rebelles siciliens et leurs partisans, la Maison d’Aragon, en Espagne. Pire, il
ordonne que les fonds détenus à la Maison du Temple de Paris et destinés à
l’Outremer soient alloués à la maison d’Anjou pour financer la guerre
destinée à reprendre le contrôle de la Sicile. Dans toute l’Europe, les
chrétiens, et particulièrement les Templiers, sont scandalisés. Quelques
années plus tard, après la chute de Tripoli, un Templier dit au successeur de
Martin IV, le pape Nicolas IV : « Vous auriez pu secourir la Terre sainte
grâce au pouvoir des rois et à la force des autres fidèles, mais vous avez
préféré attaquer un roi chrétien et les Siciliens chrétiens, armant les rois
contre un autre roi pour reprendre l’île de Sicile »353 – autre exemple de la
tendance grandissante à placer les intérêts laïques au-dessus des idéaux
religieux.
Les ambitions de Charles d’Anjou de bâtir un empire méditerranéen et
d’associer son royaume de Sicile au royaume de Jérusalem ont quelque peu
contenu celles de Baybars. Mais, en 1277, Baybars est mort et, après une
brève lutte pour le pouvoir, le plus compétent des Mamelouks est élevé au
rang de sultan. Il s’agit de Qala’un, brillant commandant de Baybars. Les
Vêpres siciliennes, suivies de la mort de Charles d’Anjou en 1285, lèvent
chez les Mamelouks les dernières hésitations à poursuivre la destruction des
États chrétiens d’Orient.
En l’espace de six ans, les quelques possessions croisées le long de la
côte tomberont et prendront fin deux cents ans de lutte pour défendre le
christianisme en Orient.
Les chrétiens du Moyen Âge croient que le jugement de Dieu s’exprime à
travers l’histoire et qu’il manifeste souvent sa volonté en décidant de l’issue
d’une bataille. Comme l’a écrit saint Bernard de Clairvaux dans son
panégyrique Éloge de la nouvelle chevalerie, un Templier est un chevalier
du Christ et « le ministre de Dieu pour exécuter ses vengeances, en punissant
ceux qui font de mauvaises actions et en récompensant ceux qui en font de
bonnes ». Une défaite lors d’une bataille peut signifier que les chrétiens
paient le prix d’un péché. La confession, la prière et la pénitence lavent leur
âme et les mènent à la victoire finale. Mais que doivent faire maintenant les
chrétiens après ces défaites à répétition en Terre sainte ? Après que Baybars
a capturé Césarée et Haïfa en 1265, un troubadour provençal du nom de
Bonomel, peut-être un Templier, chante que, dans cette situation : « Oui,
bien est fou qui cherche querelle aux Turcs puisque Jésus-Christ lui-même
ne leur refuse rien […] Chaque jour ils l’emportent sur nous car Dieu, qui
jadis veillait, maintenant dort, et Mahomet peut mettre en œuvre toute sa
force car il sait faire agir pour lui son sultan. »354 Un autre poète provençal
écrit que, parce que Dieu et Notre Dame souhaitent que les troupes
chrétiennes soient tuées, il va devenir musulman. À mesure que s’enchaînent
les défaites, il devient impossible d’attribuer les victoires musulmanes aux
péchés de la plupart des chrétiens. Les ordres militaires, et surtout les
Templiers, attirent de plus en plus les soupçons et le ressentiment d’un
monde chrétien qui a perdu ses illusions.
La chute de Saint-Jean-d’Acre
À Saint-Jean-d’Acre, de nouvelles colonies commerciales italiennes en
provenance de Florence, Lucca et Ancône, des banquiers de Sienne, des
marchands de Montpellier et Barcelone et des marchands anglais rejoignent
les vieilles communautés marchandes de Gênes, Pise, Venise, Amalfi et
Marseille. À leur tour, des marchands de Saint-Jean-d’Acre se retrouvent en
Égypte, en Asie Mineure, à Constantinople, à Kiev et en France, dans les
grandes foires de Champagne. Jusqu’à présent, les intérêts commerciaux de
la ville l’emportent tellement sur l’aspect religieux que ses pièces sont
frappées en arabe à l’intention des pays arabophones voisins.
Selon Ludolph de Sudheim, qui s’est rendu à Saint-Jean-d’Acre bien
après sa chute mais disposait de témoignages de gens se souvenant de
l’atmosphère qui y régnait :
« Les places publiques et les rues de la ville étaient extrêmement
bien conçues, avec les murs des maisons tous de la même hauteur
et sans exception en pierre de taille, merveilleusement ornés de
fenêtres en verre et de peintures. En outre, tous les palais et
maisons de la ville n’étaient pas simplement conçus pour répondre
aux besoins ordinaires mais affichaient le souci de prendre en
compte le confort et le plaisir de l’œil, avec, à l’intérieur et à
l’extérieur, vitres, peintures, suspensions et autres ornements
imaginables par l’homme. Les lieux publics de la ville étaient
recouverts de feuilles de soie ou d’autres splendides éléments pour
faire de l’ombre. […] Les plus riches marchands, mais également
les gens les plus divers habitaient ici. […] On y trouvait toutes les
choses les plus rares et étranges qui existent dans le monde. »
En écoutant tous ces souvenirs, Ludolph de Sudheim était submergé par le
sentiment d’un monde perdu depuis longtemps dans lequel « tous les
habitants de la ville se prenaient pour des Romains de l’Antiquité et se
comportaient comme de nobles seigneurs, qu’ils étaient d’ailleurs »355.
La trêve de dix ans signée en 1272 entre Baybars et les Francs a permis aux
Mamelouks de se concentrer sur la recrudescence de menaces mongoles,
derrière lesquelles se trouve en l’espèce le successeur de Baybars, Qala’un,
arrivé au pouvoir en 1279. Il passe de nouveaux accords avec les Francs : une
trêve de dix ans avec les Templiers à Tortose et une autre, également de dix
ans, en 1283, avec Saint-Jean-d’Acre. Mais Qala’un reprend l’agression
mamelouke contre des régions d’Outremer ne figurant pas dans les accords, à
commencer par la communauté chrétienne maronite des hauts-plateaux
libanais, ravagée par une armée musulmane en 1283. Assez vite, il trouve des
excuses pour rompre la trêve avec les Templiers et Saint-Jean-d’Acre. Les
villes et châteaux côtiers commencent à subir le même sort que les défenses
de l’intérieur des terres. En 1285, Qala’un s’empare du château des
Hospitaliers de Margat, perché sur une saillie du djebel Ansarieh
surplombant la mer, les musulmans fêtant l’événement du haut de la citadelle
avec un appel à la prière « avec des louanges de reconnaissance à Dieu, qui
avait anéanti les adorateurs du Messie »356. En 1287, il n’a aucune
difficulté à prendre la ville portuaire de Lattaquié après que ses remparts ont
été endommagés par un séisme.
Mais, en 1286, au beau milieu de ces campagnes, les Francs célèbrent,
avec une extraordinaire insouciance, la visite du roi Henri II de Chypre, venu
prendre la tête du royaume de Jérusalem. Le Templier de Tyr relate les
festivités de Saint-Jean-d’Acre :
« [Le roi] tint une fête d’une durée de quinze jours à l’auberge de
l’hôpital de Saint-Jean. Et ce fut la plus splendide fête jamais vue
depuis cent ans […] Ils jouèrent les contes de la Table ronde et de
la reine de Femenie, dans lesquels des chevaliers habillés en
femmes se livrent à des joutes. Ensuite, ceux qui devaient être en
moines revêtirent des habits de religieuses et joutèrent
ensemble. »357
Mais, derrière les remparts de Saint-Jean-d’Acre, les perspectives sont
sombres. En 1289, Qala’un écrase Tripoli : « Les troupes musulmanes
entrèrent en force et la population recula vers le port, d’où certains
s’enfuirent par bateau », se souvient l’historien Abu al-Fida qui assista aux
événements. « La plupart des hommes furent tués et les enfants capturés. »
Une fois le massacre et les pillages terminés, Qala’un rase littéralement la
ville. Mais il reste une petite île en face du port, sur laquelle se trouve
l’église Saint-Thomas. « Quand Tripoli fut prise, une grande quantité de
Francs, avec les femmes, se réfugièrent sur cet îlot et dans l’église qui s’y
dressait. Mais les troupes musulmanes se jetèrent dans la mer, passèrent à la
nage avec leurs chevaux jusqu’à cet îlot ; elles y massacrèrent tous les
hommes qui s’y étaient réfugiés et emportèrent les femmes, les enfants et le
butin. Quand les nôtres eurent fini de le mettre à sac, je passai jusqu’à l’îlot
avec une barque et je le trouvai plein de cadavres en putréfaction, tant que la
puanteur empêchait d’y séjourner. »358
Faisant le serment de ne pas laisser un seul chrétien en vie dans la ville,
Qala’un part du Caire à destination de Saint-Jean-d’Acre en novembre 1290,
mais il tombe malade et meurt en chemin. Son fils al-Ashraf Khalil s’engage
alors à poursuivre la guerre contre les Francs et, au début du printemps 1291,
ses armées de Syrie et d’Égypte convergent vers Saint-Jean-d’Acre,
« abattant et saccageant tous les vignobles, vergers et jardins, qui sont
vraiment ravissants dans la région ». Ils installent à la place plus d’une
centaine d’engins de siège, dont diverses sortes de catapultes. Le 5 avril, le
sultan al-Ashraf Khalil arrive en personne et le siège débute. Les Francs sont
tout au plus en mesure de rassembler environ 1 000 chevaliers et
14 000 fantassins. La population de Saint-Jean-d’Acre compte de 30 000 à
40 000 personnes et tous les hommes valides prennent place sur les remparts.
Bien que les Mamelouks ne puissent pas bloquer l’accès à la ville par la mer,
ils ont le contrôle total des terres et leurs effectifs enflent à mesure
qu’affluent recrues et volontaires, à tel point que le rapport de force est de
dix contre un en leur faveur.
Mais les défenseurs sont bien préparés et, confiants dans la robustesse de
leurs fortifications et approvisionnés par la mer, ils offrent une résistance des
plus déterminées. Le 15 avril, Guillaume de Beaujeu, maître des Templiers,
dirige une attaque nocturne contre une section des lignes musulmanes.
L’effet de surprise leur permet de prendre l’avantage dans un premier temps,
mais les chevaux des chrétiens s’emmêlent dans les cordages des tentes de
l’ennemi et ils sont finalement repoussés. Grâce à une pluie de flèches et à
un bombardement de pierres orchestré par les catapultes, les ingénieurs
mamelouks parviennent à s’approcher des murs et à saper les défenses. Lors
du second mois de siège, des brèches apparaissent et les combats sont
permanents. Le 16 mai, la pression des Mamelouks sur la porte SaintAntoine, là où les remparts de la ville rejoignent ceux de Montmusart, est si
forte que les défenseurs tentent désespérément de mettre à l’abri les femmes
et les enfants sur les navires. Ludolph de Sudheim se souvient « qu’ils
s’enfuirent par la mer, avec le souhait de naviguer jusqu’à Chypre. Au
départ, le vent était nul, puis soudain, se leva une tempête si énorme
qu’aucun autre bateau, grand ou petit, ne pouvait approcher le rivage.
Nombre de ceux qui essayèrent de nager jusqu’aux bateaux se
noyèrent »359.
Le 15 mai, après six semaines d’un pilonnage permanent, la tour Henri II,
point de défense crucial de la zone nord-est des remparts de la ville, est
finalement prise par les Mamelouks. Guillaume de Beaujeu est mortellement
blessé en essayant de repousser l’ennemi. Il est placé sur un bouclier et
transporté vers la commanderie du Temple, pour être enterré devant le
maître-autel, tandis que les combats épouvantables se poursuivent à
l’extérieur. Les habitants de la ville se pressent alors sur les quais pour
monter au hasard à bord d’un navire afin de fuir la ville condamnée. Des
capitaines de la marine marchande se font ainsi des fortunes en extorquant
de l’argent aux riches prêts à tout pour s’enfuir. On pense que c’est le cas de
Roger de Flor, capitaine d’une galère de l’ordre du Temple, Le Faucon, qui
se servira de son argent pour devenir plus tard corsaire. Mais on recense
également des actes d’une grande noblesse.
« J’ai appris d’un seigneur des plus honorables et d’autres hommes
attachés à la vérité, que plus de cinq cents dames et jeunes filles de
la noblesse, filles de rois et de princes, descendirent jusqu’au
rivage alors que la ville était sur le point de tomber. Elles avaient
dans leurs corsages tous leurs bijoux et objets en or et ornés de
pierres précieuses d’une valeur inestimable. Elles imploraient
qu’un marin les emmène en lieu sûr ou dans une île, prêtes à
l’épouser et à lui donner tous leurs bijoux. Un marin les accueillit
toutes sur son bateau, les conduisit jusqu’à Chypre, avec tous
leurs biens, en n’exigeant rien en échange, puis poursuivit son
chemin. D’autres nobles dames et damoiselles, très nombreuses,
périrent noyées ou furent tuées. »360
Le 18 mai, une attaque massive permet d’enfoncer d’abord la porte Saint
Antoine, puis la Tour neuve, la porte des Pèlerins et enfin les autres portes le
long du front est de la muraille intérieure. Les survivants des combats et la
population non combattante sont désormais pris au piège dans divers
édifices massifs de la ville. Lorsque les Mamelouks déferlent dans les rues,
ils tuent tous ceux qu’ils croisent, dont des femmes et des enfants. « Tant
d’hommes ont succombé de part et d’autre qu’ils marchent dessus comme
s’ils formaient un pont. »361 Ceux qui se cachent à l’intérieur des
habitations sont faits prisonniers et vendus sur le marché des esclaves de
Damas, où les femmes et les filles abondent et ne valent donc qu’une seule
drachme.
Ce soir-là, tout Saint-Jean-d’Acre est aux mains des Mamelouks, à
l’exception de la forteresse des Templiers, située tout au bout de la ville, sur
la mer. Fuyant dans les rues ou se précipitant dans le tunnel secret des
Templiers qui court sous la ville depuis le quartier pisan, les derniers
chevaliers et civils vont se réfugier dans l’enceinte de l’ordre du Temple. Une
fois là, ils résistent sous les ordres du maréchal des Templiers, Pierre de
Sevrey, toujours approvisionnés de Chypre par la mer.
Le 25 mai, de Sevrey accepte de se rendre à condition que les personnes
abritées dans la forteresse puissent sortir en toute sécurité de Saint-Jeand’Acre. Mais, lorsque les musulmans entrent dans la forteresse, ils
commencent à molester femmes et garçons, poussant les Templiers à
reprendre les armes. Cette nuit-là, le commandeur des Templiers, Thibaud
Gaudin, sort de la forteresse avec le trésor de l’Ordre et remonte la côte en
bateau jusqu’au château de la Mer, situé derrière la côte, à Sidon.
La forteresse des Templiers de Saint-Jean-d’Acre tombe trois jours plus
tard et, sur l’ordre du sultan al-Ashraf Khalil, tous les survivants sont
emmenés à l’extérieur des remparts pour y être décapités. La ville est ensuite
dévastée jusqu’à ce que plus rien ne tienne debout.
Quarante ans plus tard, Ludolph de Sudheim se rend sur les lieux et ne
tombe que sur quelques paysans vivant seuls au sein de ce qui était la
splendide capitale de l’Outremer.
« Quand la glorieuse cité de Saint-Jean-d’Acre tomba, tous les
Orientaux chantèrent sa chute en signe de lamentation, tout comme
ils ont coutume de chanter devant la tombe de leurs morts, pleurant
la beauté, la grandeur et la gloire de Saint-Jean-d’Acre. Depuis,
toutes les femmes chrétiennes, bien nées comme ordinaires, qui
demeurent le long de la côte est [de la Méditerranée] revêtent les
habits noirs de deuil par respect pour la grandeur perdue de SaintJean-d’Acre, aujourd’hui encore. »362
De Sidon, Thibaud Gaudin se dirige en bateau vers Chypre avec le trésor des
Templiers. Son intention est de ramener des renforts à Saint-Jean-d’Acre,
mais il n’y reviendra jamais. Un message des Templiers arrive de Chypre,
priant les frères de Sidon d’abandonner leur château. Ils prennent la mer
dans la nuit du 14 juillet. Chypre a longtemps été un royaume franc. Un
siècle plus tôt, Richard Cœur de Lion l’a pris aux Byzantins et, après que les
Templiers l’ont détenu pendant une brève période, Richard Cœur de Lion l’a
revendu à Guy de Lusignan, ancien roi de Jérusalem, dont la dynastie devait
régner sur Chypre pendant près de trois cents ans. Pendant ce temps-là, les
Templiers et les Hospitaliers ont construit des châteaux sur Chypre. L’île
devient alors un refuge pour les deux ordres militaires, car les Francs sont
chassés des côtes d’Outremer.
En Terre sainte, après la chute de Saint-Jean-d’Acre et de Sidon, seules
Tortose et la forteresse de Château-Pèlerin demeurent dans le giron chrétien.
Il s’agit de deux bastions des Templiers, mais, lorsque les Mamelouks se
rassemblent pour donner le coup de grâce, les chevaliers partent discrètement
pour Chypre depuis Tortose le 3 août 1291, puis onze jours plus tard depuis
Château-Pèlerin. « Cette fois-ci, écrit le Templier de Tyr, tout était perdu, les
chrétiens ne détenaient plus une parcelle de terre en Syrie. »363 Lorsque les
Templiers se retournent sur ce continent qui s’éloigne, la dévastation a déjà
débuté. Pendant les mois suivant la chute de Tortose en 1291, les troupes
mameloukes ravagent la plaine côtière. Comme d’habitude, les musulmans y
voient un acte de sanctification, Abu al-Fida écrivant : « Ainsi, toute la Syrie
et les régions côtières furent purifiées des Francs. »364 Les vergers sont
abattus et les systèmes d’irrigation détruits, tandis que les chrétiens
autochtones s’enfuient dans le djebel Ansarieh. Les seuls châteaux encore
debout sont ceux très éloignés de la mer, et Margat, perché en haut de la
montagne. Au mépris de la vie et du bien-être de la population locale, tout ce
qui peut avoir de la valeur aux yeux des Francs est détruit où cas où ils
tenteraient un nouveau débarquement.
Même quatre siècles après que les Francs ont été chassés de cette côte, la
dévastation opérée par les Mamelouks est encore visible. En 1697, le
voyageur anglais Henry Maundrell évoque « plusieurs vestiges de châteaux et
de maisons qui témoignent qu’aussi négligé que puisse être ce pays-là
aujourd’hui, il a été autrefois entre les mains d’un peuple qui en connaissait
la valeur et avait pris soin de le fortifier »365.
Partie 7
Héritage
Puissamment protégée par ses remparts et approvisionnée par la mer,
Saint-Jean-d’Acre semblait invincible. La nouvelle de sa chute produit un
choc terrible dans les esprits. La perte de cette ville marque également la
fin d’une nation ayant survécu pendant près de deux cents ans. On ne
perçoit pas très bien les effectifs pléthoriques et les ressources inépuisables
des agresseurs turcs. On considère plutôt que la responsabilité est interne.
Grief et colère accompagnent ce sentiment d’échec. On reproche aux
habitants d’Outremer d’avoir péché, aux responsables de la chrétienté
européenne leur incapacité à fournir une aide d’envergure et opportune.
On en veut également aux États marchands italiens qui ont commercé avec
les Mamelouks d’Égypte, tout comme aux ordres militaires, tels que les
Templiers et les Hospitaliers. Personne n’est épargné.
Mais ce sont les Templiers qui sont les plus touchés par cette perte. La
défense de la Terre sainte et la protection des pèlerins étaient leur raison
d’être. Pour les Hospitaliers, la priorité était la philosophie de l’entreprise
caritative. Ils n’ont jamais abandonné leurs fonctions originales consistant
à prendre soin des malades. Par contre, les Templiers sont un ordre de
chevalerie, avec pour rôle de patrouiller sur les itinéraires de pèlerinage,
de combattre les infidèles et de préserver l’Orient chrétien, et, à ce titre, de
prendre part aux croisades et de gérer les finances des papes et des rois.
Chassés de la Terre sainte, les Templiers se retrouvent désormais dans une
impasse.
Des âmes en peine
Pour bon nombre, la chute de Saint-Jean-d’Acre ne semble pas constituer
une fin irrémédiable, mais plutôt un intermède, et on espère une reconquête.
Le rêve de récupérer la Terre sainte n’a pas complètement disparu, sûrement
pas dans l’esprit de Jacques de Molay, qui devient le nouveau maître de
l’ordre du Temple en 1292. Il a passé plus de trente ans dans l’Ordre, dont la
majeure partie en Outremer et, à ses yeux, l’Ordre doit prendre la tête d’une
nouvelle croisade. Les Templiers ont installé leur nouveau quartier général à
Chypre et détiennent toujours la minuscule île de Rouad (Arwad), située à
moins de 4 kilomètres de la côte syrienne, en face de Tortose, et depuis
laquelle Jacques de Molay envisage de lancer la contre-attaque contre les
Mamelouks.
En attendant, le continent oriental est l’objet de nombreuses insurrections
locales contre le règne mamelouk, brutal et répressif. Déjà en 1291, pendant
que le sultan al-Ashraf Khalil est occupé à combattre les croisés à SaintJean-d’Acre et en d’autres endroits de la côte, les musulmans chiites vivant
dans le nord de la vallée de la Bekaa et dans les montagnes au nord-est de
Beyrouth se sont alliés aux Druzes à l’occasion d’un soulèvement contre les
Mamelouks sunnites. À son retour de Saint-Jean-d’Acre, al-Ashraf Khalil
ordonne au calife sunnite, devenu la marionnette des Mamelouks au Caire
après la chute de Bagdad, de lancer un djihad contre des musulmans
dissidents, qui sont plus nombreux que les sunnites en Palestine et en Syrie,
dans le but de briser leur résistance à la domination mamelouke. Ce
soulèvement est totalement réprimé en 1308.
En 1293, al-Ashraf Khalil monte une flotte dans l’intention d’envahir
Chypre, mais il est assassiné en décembre de cette année-là par un autre
Mamelouk. Cela provoque une lutte pour le pouvoir qui, après une série
d’assassinats, de crucifixions et de mains tranchées, voit al-Nasr Mohammed
devenir sultan. Il se fait bâtir une splendide mosquée-madrasa-mausolée
au Caire, dont l’entrée est le portail gothique de l’église Saint-André de
Saint-Jean-d’Acre, symbole de la victoire de l’islam sur le christianisme.
Toujours pendant le règne d’al-Nasr, l’accent est mis sur Jérusalem. Sur la
base de l’histoire du voyage nocturne initiée par les Umayyades, poursuivie
par les Fatimides et mise en œuvre par le djihad de Saladin, le caractère
sacré de Jérusalem est exalté. On encourage les musulmans à venir en
pèlerinage et on leur rapporte la parole du prophète Mahomet : une prière à
la mosquée al-Aqsa a mille fois plus de valeur qu’une prière effectuée
n’importe où ailleurs, à l’exception de La Mecque et de Médine.
Sous des règles imposées par al-Nasr en 1301, chrétiens et juifs de
Palestine, de Syrie, du Liban et d’Égypte sont une nouvelle fois opprimés,
via d’anciennes lois qui les réduisent au statut de dhimmis. Entre autres
choses, ils n’ont pas le droit de monter des chevaux ou des mules et sont
obligés de porter des vêtements distinctifs. Al-Nasr abolit également une fête
copte et fait fermer de nombreuses églises coptes d’Égypte. En 1321,
toujours sous le long règne d’al-Nasr, des musulmans fanatiques pillent et
détruisent les principales églises d’Égypte, les chrétiens sont
systématiquement massacrés et les Coptes sont chassés des postes officiels
et subissent toutes sortes d’outrages. Chacun de ces événements est suivi de
conversions à l’islam. Les Coptes continuent malgré tout d’être plus
nombreux que les musulmans dans une grande partie de l’Égypte, jusqu’à ce
que se produise une nouvelle grande vague de persécutions en 1354.
En Syrie et au Liban, la situation n’est guère plus facile pour les
maronites. Ils ont été condamnés pour hérésie par l’Église au VIIe siècle car
ils ne croyaient pas en la nature unique du Christ (monophysisme) mais en la
volonté unique du Christ (monothélisme). Cependant, en 1182, les croisés
ont contribué à leur rapprochement avec l’Église catholique de Rome. On dit
que plus de 50 000 maronites sont morts en combattant aux côtés des croisés
aux XIIe et XIIIe siècles afin de défendre l’Outremer contre les musulmans.
Lorsque les croisés partent pour Chypre, certains maronites les
accompagnent, mais ceux qui restent ne rompent pas leurs liens avec Rome
malgré la persécution opérée à leur encontre par le djihad des Mamelouks.
Ils s’enfuient dans les montagnes du nord du Liban, qui restent un fief
chrétien.
Impatient de prendre l’initiative de la reconquête de la Terre sainte, Jacques
de Molay se rend de Chypre en Occident en 1294 pour « vendre » le rôle
d’avant-garde des Templiers lors d’une nouvelle croisade. Il reçoit les
encouragements du pape Boniface VIII à Rome et du roi Édouard Ier à
Londres. Il bénéficie également d’une assistance matérielle, car le pape et le
roi facilitent la levée de fonds des Templiers en Europe afin de reconstruire
leurs forces après les terribles pertes récentes enregistrées à Saint-Jeand’Acre et ailleurs en Outremer. Des denrées alimentaires et de l’argent sont
acheminés depuis les ports européens vers Chypre. On procède également à
l’achat de galères à Venise, car une partie de la flotte de guerre des
Templiers devra lancer des attaques contre les côtes syriennes et égyptiennes.
Les Mongols représentent le meilleur espoir de croisade. Depuis leur
défaite face aux Mamelouks, en 1260, ils se sont montrés intéressés par une
alliance avec les chrétiens d’Occident et l’Empire byzantin. Marie
Paléologue, fille de l’empereur byzantin Michel VIII Paléologue, qui a repris
Constantinople aux Latins, est dépêchée en Orient dans les années 1260
pour épouser le fils du kan mongol et faire du prosélytisme pour le
christianisme. La conversion de deux émissaires mongols au concile de Lyon
de 1274 fait naître l’espoir que les Mongols pourraient se convertir en masse
au christianisme. À deux reprises, en 1281 et 1299, ceux-ci progressent dans
le nord de la Syrie. Lorsqu’en 1300 on apprend d’Occident qu’une nouvelle
croisade s’annonce, les Mongols proposent aux chrétiens la Terre sainte si
ces derniers les aident à vaincre les Mamelouks.
En 1300, l’Europe se projette avec enthousiasme vers cette nouvelle
expédition en Orient. L’atmosphère rappelle l’époque où le pape Urbain II
avait prêché la première croisade. S’agissant du 1 300e anniversaire de la
naissance du Christ, le pape déclare 1300 année de jubilé et promet à tous
ceux qui se rendent à la basilique Saint-Pierre de Rome la rémission de leurs
péchés. 200 000 pèlerins répondent à l’appel et sont accueillis par un pape
Boniface VIII triomphant, assis sur le trône de Constantin le Grand et tenant
les symboles du pouvoir temporel, à savoir l’épée, le sceptre et la couronne.
Il hurle à la foule : « Je suis César ! » Dans la lutte bien connue entre
l’Église et les revendications laïques des rois, il ne fait aucun doute que le
pape proclame la supériorité universelle de l’Église sur les monarques
occidentaux et fête la victoire à venir sur les infidèles orientaux.
À l’été 1300, les Templiers, en compagnie des Hospitaliers et du roi de
Chypre, lancent une série d’attaques de reconnaissance sur Alexandrie,
Rosetta, Saint-Jean-d’Acre, Tortose et Maraclée. Il s’agit des préliminaires
d’une opération conjointe avec les Mongols, suivis en novembre du
débarquement sur l’île de Rouad, en face de Tortose, d’une force de
600 chevaliers constituée de Templiers, d’Hospitaliers et d’hommes du roi
Guy de Lusignan, en provenance de Chypre. Cette île de Rouad sert de base
de départ pour d’autres attaques contre Tortose, dans l’attente de l’arrivée
des Mongols.
Mais les Mongols n’arrivent pas. Un an plus tard, Jacques de Molay
expose la situation depuis Chypre au roi Jacques II d’Aragon.
« Le roi d’Arménie envoya ses ambassadeurs dire au roi de Chypre
que le seigneur roi d’Arménie avait appris que Ghazan [le khan
mongol] était sur le point d’entrer sur les terres du sultan avec une
horde de Tatars. Sachant cela, nous sommes maintenant en route
pour l’île de Tortose, où notre monastère a gardé des chevaux et
des armes tout au long de cette année. En pillant, en détruisant
leur casalia et en capturant leurs hommes, nos frères ont infligé
des dégâts considérables aux Sarrasins. Nous resterons là jusqu’à
l’arrivée des Tatars. »366
Cette fois-ci, vers la fin de l’année 1301, les Templiers décident de
renforcer les défenses de l’île et d’y installer une force conséquente. Dans
l’optique d’un assaut massif en Syrie, ils y rassemblent 120 chevaliers,
500 archers et 400 aides, soit presque la moitié du contingent de chevaliers
templiers et auxiliaires affecté à la défense de tout le royaume de Jérusalem
au XIIe siècle. Cependant, les Mongols n’arrivent pas, mais, en avril 1302, le
khan mongol écrit au pape Boniface VIII qu’ils vont bientôt venir. « Nous
poursuivons nos préparatifs. […] Vous devriez vous aussi préparer vos
troupes. […] Si les cieux entendent nos prières, tous nos efforts seront
orientés vers cette grande entreprise […] Vous aussi, vous devez prier les
cieux et préparer vos troupes. »367
Plus tard cette année-là, alors qu’ils attendent les Mongols, les Templiers
se retrouvent isolés sur leur minuscule île, qui doit faire face à une flotte de
16 navires mamelouks. Un siège prolongé et des attaques répétées finissent
par venir à bout de Templiers affamés qui capitulent à condition de
bénéficier d’un sauf-conduit. Mais les Mamelouks ne respectent pas leur
promesse et les Templiers sont massacrés ou vendus comme esclaves.
Malgré ce revers en Orient, le pape Boniface VIII ne déroge pas à sa volonté
de maintenir la suprématie pontificale en Occident, la renforçant même, en
1303, par l’émission d’une bulle, Unam Sanctam. Celle-ci affirme qu’il
n’existe qu’une seule Église catholique sainte (unam sanctam) et que, pour
obtenir le salut, il est nécessaire de se soumettre au pape sur les plans aussi
bien spirituel que matériel. Cette bulle est une réponse à diverses offenses
commises contre l’autorité de l’Église par le roi de France Philippe IV, dit
Philippe le Bel, toujours en quête d’argent pour financer l’expansion de son
royaume et faire la guerre à la Flandre et à l’Angleterre et qui, pour ce faire,
taxe le clergé. Pour Philippe le Bel, cela revient à lever des fonds pour une
croisade, car il gouverne avec une mission divine en tête. En 1297, il a
obtenu la sainteté pour son grand-père, le roi Louis IX, et il est convaincu
que la France est le royaume de Dieu et sa dynastie, les Capétiens,
l’instrument choisi. En réalité, le conflit oppose l’Église universaliste au
nouveau phénomène nationaliste revendiqué par le roi de France, les deux
camps affirmant que Dieu est de leur côté. Le pape a beau être le vicaire de
Dieu, Philippe le Bel est, aux dires de ses admirateurs, « plus qu’un homme,
le plus chrétien des rois de France »368.
Voyant que Philippe le Bel ne montre aucun signe de repentance et ne se
plie pas à sa volonté, le pape Boniface VIII prépare une bulle
d’excommunication contre lui et son ministre Guillaume de Nogaret. Mais,
avant qu’elle ait pu être publiée, une troupe de soldats français emmenée par
Guillaume de Nogaret en personne fait irruption dans le palais d’été du pape
à Agnani, sur les hauteurs, dans la partie sud-est de Rome, afin de ramener
Boniface VIII en France comme prisonnier et de le faire comparaître pour
hérésie, sodomie et meurtre de son prédécesseur. Boniface VIII, qui n’est
gardé que par une poignée de Templiers et d’Hospitaliers, met au défi ses
geôliers de le tuer, leur disant : « Voici mon cou, voici ma tête. » Mais
Boniface VIII est né à Agnani et les citoyens de la ville se rallient à lui. Ses
ravisseurs ont à peine le temps de le gifler et de le passer à tabac que la foule
vole à son secours et chasse les Français. Cependant, c’est un homme brisé
et, avec sa mort à Rome, un mois plus tard, s’envolent les velléités de
pouvoir universel sur les affaires spirituelles et matérielles de la part de
l’Église catholique. Une ère nouvelle est née, celle d’États-nations européens
dirigés par des responsables laïques animés d’intentions laïques, quelles que
soient leurs convictions religieuses.
Quarante ans plus tôt, dans un conflit entre la papauté et les Templiers, le
pape écrivait au maître pour lui rappeler qu’« après Dieu, l’édifice vous
procure une aide dont vous êtes entièrement dépendant » et que si l’Église
retirait la protection qu’elle garantit à l’Ordre, « vous ne pourriez en aucune
façon survivre aux attaques de ces prélats et à la force de ces princes »369.
C’est maintenant le cas.
Après la mort de Boniface VIII, le collège des cardinaux élit un nouveau
pape, qui meurt cependant dans l’année. Après de longues délibérations et en
raison de la pression établie par Philippe le Bel, le collège désigne un
Français, qui accède au trône pontifical en 1305 et prend le nom de
Clément V. Il ne mettra jamais les pieds à Rome, ni même en Italie, pendant
toute la durée de sa papauté. Il passe par Lyon et Poitiers jusqu’à ce qu’il
s’installe en mars 1309 en Avignon, région techniquement située à l’époque
en dehors de la juridiction des rois de France. Clément V noyaute ensuite le
collège des cardinaux en y plaçant des Français. Sans surprise, les six papes
suivants résideront en Avignon et seront tous français.
Clément V n’est pas pour autant le fantoche de Philippe le Bel. Le
nouveau pape a compris que, pour assouvir ses ambitions pontificales, il ne
s’agira pas, contrairement à Boniface VIII et son Unam Sanctam, d’essayer
de soumettre le roi, mais plutôt de soigner les relations avec lui afin de
s’assurer sa coopération. Le pape a pour ambition prioritaire de mettre sur
pied une nouvelle croisade, mais il lui faut pour cela obtenir la collaboration
et le commandement du roi de France. L’entreprise présente cependant des
difficultés, notamment parce que, après la chute de Rouad, les Mongols se
sont convertis en masse à l’islam, et non au christianisme comme espéré.
L’autre obstacle est le roi lui-même. Clément V parvient à le persuader de
prendre la croix à la fin décembre 1305. Il fait en sorte que Philippe le Bel
ne soit pas distrait par les conflits locaux en négociant une paix entre le roi
français et le roi Édouard Ier d’Angleterre. Il verse également 10 % des
revenus de l’Église en France dans les coffres du roi afin de financer la
nouvelle croisade. Mais, dans l’esprit du roi de France, le succès de la
croisade passe par la fusion des deux ordres militaires, les Templiers et les
Hospitaliers. En outre, Philippe le Bel doit prendre les rênes du nouvel
ordre, ce dernier devenant alors l’instrument de la France. Les
propagandistes de Philippe le Bel insistent également pour que son
commandement soit transmis à l’un de ses fils, qui doit également lui
succéder comme roi de Jérusalem. Là encore, l’hypocrisie est largement de
mise dans ces projets français. La reconquête de la Terre sainte n’est pas
vraiment une priorité pour Philippe le Bel. Son ambition est plutôt de
s’emparer de l’Empire byzantin chrétien et de prendre place sur l’ancien
trône impérial de Constantinople.
En mai 1307, le pape Clément V reçoit les maîtres templiers et
hospitaliers à sa cour de France, rencontre au cours de laquelle ces derniers
exposent leurs points de vue sur le projet de croisade et l’unification des
ordres. Il n’existe aucune trace des commentaires du maître des Hospitaliers
Foulques de Villaret sur la fusion des ordres, mais il semble qu’il y ait été
opposé car, dans l’organisation qu’il propose, les Hospitaliers et les
Templiers doivent intervenir de manière indépendante. De Villaret est en
faveur d’une première petite expédition en Orient, stratégie que les
Hospitaliers mettent en place en juin de cette année-là en s’emparant de l’île
de Rhodes, possession byzantine. Cette opération leur offre un État
indépendant particulièrement bien fortifié. Selon Foulques de Villaret, il
doit s’ensuivre une grande croisade, mais uniquement après avoir mis en
place des avant-postes.
Cependant, après l’échec de Rouad subi par les Templiers, Jacques de
Molay s’oppose à une expédition modeste et souhaite une croisade totale.
Cela suppose de faire appel aux rois d’Espagne, de Sicile, de Germanie,
d’Angleterre et de France pour lever une armée de 12 000 à
15 000 chevaliers et 5 000 fantassins. Cette force exceptionnelle doit être
rassemblée en secret et transportée sur des navires vénitiens, génois et
d’autres régions d’Italie, à destination de Chypre, d’où ils se lanceront à
l’assaut des côtes de la Palestine. Le plan de Jacques de Molay repose sur
une évaluation sérieuse et réaliste des problèmes militaires posés par une
croisade destinée à reprendre la Terre sainte. Mais il sait que le peuple a un
avis divergent, souhaitant la rhétorique de la croisade sans l’engagement.
Son plan défie en outre les intentions hypocrites de Philippe le Bel. En fin
de compte, le plan de Jacques de Molay est un vœu pieux, mais l’admettre,
c’est réévaluer le rôle des Templiers à une époque troublée, ce qui n’est pas
dans la nature du maître.
Concernant la fusion des deux ordres, Jacques de Molay est également
réticent. Il admet qu’elle présente certains avantages, notamment celui d’un
renforcement, mais il souligne également que la question a déjà été soulevée
et rejetée. Il dit que la concurrence entre les Templiers et les Hospitaliers
rend les deux ordres plus efficaces, car chacun se donne pour ambition de
l’emporter sur l’autre. Ils se trouvent en outre complémentaires, mettant
chacun un accent qui lui est propre sur la charité, le transport maritime des
hommes et des provisions, la protection des pèlerins et croisés, ainsi que la
guerre contre les infidèles. Le but premier des ordres militaires est de servir
la croisade, écrit Jacques de Molay au pape et, dans la mesure où les
Hospitaliers et les Templiers « sont mieux placés et plus utiles pour
reconquérir puis conserver la Terre sainte que les autres »370, ils doivent
demeurer deux entités distinctes.
Malheureusement, les Templiers n’ont aucun espoir d’être de la croisade
totale envisagée par Jacques de Molay. Les Hospitaliers ont montré une prise
de conscience plus fine de la situation en choisissant l’option minimaliste,
capable de garantir leur survie grâce à la création d’un État sur l’île de
Rhodes. Les Templiers sont de nouveau dans une impasse et désormais de
plus en plus souvent victimes d’attaques pour leur inaction apparente.
Rostand Bérenguier, poète marseillais de l’époque, écrit : « Les Templiers
gaspillent l’argent destiné à la reconquête du Saint-Sépulcre pour faire
bonne figure dans ce monde. Ils trompent les gens avec leur insigne inactivité
et offensent Dieu. Dans la mesure où, avec les Hospitaliers, ils laissent
depuis si longtemps aux faux Turcs la possession de Jérusalem et de SaintJean-d’Acre, d’où ils s’enfuient plus vite que le saint faucon, il est vraiment
dommage, à mes yeux, que nous ne nous débarrassions pas d’eux nousmêmes et pour de bon. »371
Après son entrevue avec le pape, Jacques de Molay se rend à Paris où, le
12 octobre 1307, son apparente intimité avec la famille royale est évidente
aux yeux de tous puisqu’on le voit marcher dans une procession à l’occasion
des funérailles de la sœur de Philippe le Bel, Catherine de Courtenay, tenant
l’un des draps mortuaires. D’autres responsables des Templiers,
habituellement basés à Chypre, sont également à Paris ce jour-là.
Cependant, le lendemain à l’aube, soit le vendredi 13 octobre, Jacques de
Molay est arrêté par les hommes du roi sous les ordres de Guillaume de
Nogaret.
Publié par Philippe le Bel, l’ordre d’arrestation des chefs des Templiers à
Paris et dans tous les temples de France a été diffusé en secret le mois
précédent. Daté du 14 septembre, il commence ainsi : « Une chose amère,
une chose déplorable, une chose assurément horrible à penser, terrible à
entendre, un crime détestable, un forfait exécrable, un acte abominable, une
infamie affreuse, une chose tout à fait inhumaine, bien plus, étrangère à toute
humanité… »372
Le procès
Des rumeurs couraient depuis longtemps sur d’étranges rituels pratiqués par
les Templiers. Même Jacques de Molay, alors qu’il assiste à une réunion du
chapitre général à Chypre en 1291, avant ou après la chute de Saint-Jeand’Acre, mais avant de devenir maître, dit qu’« il voulait extirper de l’ordre
toutes les choses qui lui déplaisaient, se doutant que, sinon, cela causerait
finalement du tort à l’ordre »373. On raconte que les Templiers novices
subissent des cérémonies d’initiation humiliantes les forçant à montrer leur
assujettissement à leurs supérieurs, voir à leur embrasser le derrière pour
certains. Lors du couronnement papal, à la fin de l’automne 1305, le roi
Philippe le Bel répète ces rumeurs à Clément V, disant que ces pratiques ont
cours dans les cercles religieux et laïques et lui demandant d’enquêter.
En mai 1307, lorsque Clément V reçoit les maîtres templiers et
hospitaliers pour discuter de l’unification des deux ordres et de leurs plans
de croisade, Jacques de Molay en personne évoque ces pratiques bizarres.
Selon le pape, le maître lui a fait part de « beaucoup de choses étranges et
inouïes ». Le maître craint que ces cérémonies d’initiation, ayant cours
depuis au moins un siècle, n’échappent à tout contrôle. Le pape accepte alors
de mener une enquête « non sans grande tristesse, anxiété et bouleversement
de cœur »374 pour éradiquer ces pratiques avant qu’un scandale n’éclate. Il a
de l’expérience et est issu d’une famille de militaires. Il connaît donc le type
de comportements de chambrée auxquels se livrent les soldats. Mais
Philippe le Bel lui en a dit plus. Cela fait des années que ses espions sont
infiltrés dans l’Ordre et il laisse maintenant penser au pape que, par leurs
pratiques et croyances, les Templiers sapent les principes mêmes de la foi.
Les comportements obscènes sont une chose, mais les Templiers sont un
ordre religieux au même titre que les Bénédictins, les Dominicains et les
Franciscains, rendant tous des comptes au pape. Clément V est donc face à
l’éventualité d’une hérésie de la part des Templiers.
Le 24 août 1307, Clément V écrit à Philippe le Bel pour lui faire part de
ces histoires, lui disant : « Nous pouvions à peine envisager de croire ce qui
se disait alors. »375 Mais il est inutile de se presser, car il ne se sent pas
bien et doit se rendre en cure thermale en septembre. Une enquête pontificale
officielle au sein de l’Ordre démarrera à la mi-octobre une fois qu’il sera
rentré.
Profitant de l’aubaine, Philippe le Bel commence à échafauder les plans
d’arrestation des Templiers et de destruction de l’ordre du Temple, sa date
limite étant la mi-octobre, fixée par la cure du pape.
Les hommes de Philippe le Bel débarquent aux petites heures du vendredi
13 octobre 1307, prenant les Templiers par surprise. Environ 2 000 individus
sont arrêtés simultanément dans toute la France, des chevaliers aux plus
humbles serviteurs et travailleurs agricoles. Ils n’opposent aucune résistance.
La plupart des Templiers ne sont pas armés et bon nombre ont la
cinquantaine, voire plus, et, à l’exception de la Maison du Temple de Paris,
leurs maisons ne sont pas fortifiées. Dans la mesure où l’on a cruellement
besoin des soldats en Orient, les Templiers résidant en France ne constituent
pas une force combattante, à l’instar des Franciscains et des Cisterciens. Les
étroites relations entre la couronne française et les Templiers expliquent
probablement la facilité avec laquelle les hommes du roi pénètrent dans les
bâtiments de l’Ordre en ce vendredi, dès potron-minet. Le donjon, autrefois
la forteresse des Templiers, devient immédiatement leur prison. C’est là que
les Templiers arrêtés simultanément dans toute la France sont acheminés
pour y être incarcérés, interrogés et torturés.
L’efficacité de l’opération est probablement due aux précédentes attaques
lancées par le roi Philippe le Bel contre des banquiers italiens résidant en
France en 1291 et contre des juifs en 1306. À chaque fois, leur arrestation
était assortie d’une expulsion du pays et d’une saisie de leur propriété et
argent. Apparemment, 24 Templiers parviennent à s’échapper, mais
seulement un d’importance, Gérard de Villiers, maître de France. Plusieurs
sont appréhendés par la suite bien qu’ayant changé de vêtements et s’étant
rasé la barbe. D’autres se sont terrés dans la campagne, l’un d’eux est attrapé
dans les rues de Paris où il vivait comme un mendiant, tandis qu’un autre fuit
en Angleterre, où il sera capturé plus tard. Certains s’enfuient même dans
des pays musulmans, ou y vivaient au moment des arrestations. En 1323, un
Franciscain irlandais, frère Simon, venu au Caire lors d’un pèlerinage en
Terre sainte, rencontre un homme prénommé Pierre, désormais marié, mais
ancien Templier. Il recherche toujours des pèlerins, comme il l’a toujours
fait, cette fois-ci en tant qu’un des trois drogmans envoyés pour être
l’interprète des visiteurs franciscains et leur obtenir un laissez-passer pour
l’église du Saint-Sépulcre. Selon Simon, tous trois étaient des fidèles secrets
du Christ. « Ils sont tous très courtois, généreux et serviables envers les
pauvres et les pèlerins. Ils sont très fortunés, possédant de l’or, de l’argent et
des pierres précieuses en abondance, ainsi que des vêtements coûteux et
d’autres richesses, et ils mènent grand-train. »376
Les Templiers sont accusés d’hérésie. À leur entrée dans l’Ordre, les
initiés devaient renier le Christ, cracher, uriner ou piétiner la croix,
embrasser leur récepteur sur la bouche, le nombril, le bas du dos et parfois le
derrière ou le pénis. Ils étaient également obligés d’avoir des relations
sexuelles avec d’autres membres de l’Ordre, au sein duquel la sodomie était
institutionnalisée. Ils portaient une petite ceinture qui avait été consacrée en
touchant une étrange idole ressemblant à un chat ou à une tête humaine avec
une longue barbe qui s’appelait Baphomet (probablement du vieux français
pour Mahomet). En outre, les Templiers organisaient leurs cérémonies
d’admission et réunions du chapitre en secret et de nuit. Les frères ne
croyaient pas dans les sacrements et les prêtres templiers ne pratiquaient pas
la consécration de l’hostie. Bien que non ordonnés par l’Église, les membres
de haut rang de l’Ordre, dont le maître, absolvaient les frères de leurs péchés.
Et, contrairement aux Hospitaliers, Les Templiers ne faisaient bien entendu
pas la charité et ne pratiquaient pas l’hospitalité.
Philippe le Bel a pu arrêter et inculper les Templiers grâce à une faille
juridique remontant à l’époque des Cathares et de leurs procès, près de
quatre-vingts ans plus tôt. La propagation de l’hérésie cathare prenait de
telles proportions qu’en 1230, le pape Honoré III avait accordé des pouvoirs
extraordinaires à l’inquisiteur de France, l’autorisant même à frapper les
ordres exemptés, les Templiers, les Hospitaliers et les Cisterciens de saint
Bernard, en cas de soupçons d’hérésie. Après l’éradication de l’hérésie
cathare, ces pouvoirs extraordinaires sont tombés aux oubliettes au sein de la
papauté, mais n’ont jamais été abrogés. Les Templiers, en temps normal
intouchables, sont donc sous le coup de l’accusation d’hérésie, découverte
effectuée par les avocats zélés de Philippe le Bel qui, en son nom, font des
ravages.
L’hérésie est la seule inculpation pouvant tenir et le roi ne s’en prive pas.
On ne perd pas de temps à organiser une campagne de propagande contre les
Templiers : le ministre du roi Guillaume de Nogaret annonce l’hérésie devant
une foule nombreuse à Paris et, sur ordre de l’inquisiteur, la nouvelle se
propage dans les églises, reprise dans les sermons. Le simple chef
d’accusation d’hérésie a pour effet immédiat de salir la réputation de l’ordre
du Temple.
Les prisonniers sont interrogés et torturés par des agents du roi, sous la
direction de Guillaume de Nogaret, qui, en 1303, a pris part à la tentative de
renversement du pape Boniface VIII, complot qui lui a valu d’être
excommunié. La famille de Guillaume de Nogaret a été persécutée car son
grand-père était cathare. Mais, grâce à son intelligence et à son cynisme, il
est parvenu à faire son chemin au sein de la cour de Philippe le Bel. Il est
anobli en 1299 et devient le garde des Sceaux et le bras droit du roi. Ces
faits sont peut-être à l’origine de son mépris pour la papauté et de son
ambition sans limite de faire de la France la première puissance du monde.
Nombre des individus arrêtés sont des hommes ordinaires et non des
chevaliers templiers endurcis par les batailles. Il s’agit de laboureurs,
d’artisans et de serviteurs qui contribuaient au bon fonctionnement de
l’Ordre. Ils succombent donc rapidement à la torture, voire à la menace de
torture. En revanche, les chevaliers étaient bien préparés au pire en Outremer
car, à l’époque, ils risquaient d’être capturés, jetés dans un cachot
musulman, torturés ou exécutés s’ils n’abjuraient pas leur religion. Et
pourtant, ils parlent presque tous rapidement. Il faut dire que les tortures
s’avèrent parfois des plus sauvages : un grand nombre meurent au cours de la
« procédure ecclésiastique », qui consiste non pas à briser les os ou à faire
couler le sang, mais à être à l’isolement, au pain et à l’eau, à être écartelé
jusqu’à ce que les articulations cèdent, à être suspendu à une poutre par une
corde, les poings liés dans le dos, à avoir les plantes de pied enduites de
graisse puis placées devant un feu. Un prêtre templier est si gravement brûlé
que ses os se sont détachés de ses pieds. Un autre accusé dit qu’il aurait été
prêt à « tuer Dieu »377 pour mettre fin au supplice.
Mais la torture physique n’est pas le seul moyen d’obtenir des
confessions. L’un des pires problèmes pour les Templiers est le renversement
de leur univers spirituel et social. Ils ont passé toute leur vie dans le vase
clos d’un groupe militaire d’élite auquel ils devaient une loyauté absolue et
on leur rappelait constamment que le restant de la société leur apportait tout
son soutien. Mais ils sont maintenant vilipendés, traités d’hérétiques et ne
bénéficient plus d’aucun soutien. Tout leur univers s’est écroulé et ils sont
désormais à nu, perplexes et perdus. Il n’est donc pas surprenant que, dans
ces conditions, le maître Jacques de Molay et Hugues de Pairaud, dont le
rang de visiteur fait de lui le personnage de l’Ordre le plus élevé dans la
chrétienté occidentale après Jacques de Molay, font tous deux partie de
ceux, extrêmement nombreux, à être rapidement passés aux aveux.
Le 19 octobre 1307 débutent à la Maison du Temple de Paris les
audiences de l’Inquisition. Les 25 et 26 octobre, Jacques de Molay est
appelé à témoigner. Sa confession est consignée et envoyée au pape comme
preuve de l’hérésie dont s’est rendu coupable l’Ordre. Moins de deux
semaines après leur arrestation, l’honneur des Templiers est sali à jamais et
la nouvelle de leur culpabilité se répand dans toute la chrétienté.
La confession de Jacques de Molay, en date du 24 octobre, indique que sa
cérémonie d’initiation, qui remonte à quarante-deux ans en arrière, s’est
déroulée conformément aux coutumes et statuts de l’Ordre, mais après que le
récepteur lui eut placé le manteau sur les épaules :
« [Celui-ci] fit apporter en sa présence une croix de bronze sur
laquelle était l’image du Christ et lui dit et lui prescrivit de renier
le Christ dont l’image était là. Et lui, quoique malgré lui, le fit ; et
alors celui qui le recevait lui prescrivit de cracher sur elle, mais il
cracha à terre. Interrogé sur le point de savoir combien de fois il le
fit, il dit sous serment qu’il ne cracha qu’une fois ; et de cela, il se
souvient bien. Interrogé sur le point de savoir si, quand il fit vœu
de chasteté, on lui dit de s’unir charnellement avec ses frères, il dit
sous serment que non et qu’il ne le fit jamais. Requis de déclarer
sous serment si les autres frères dudit ordre sont reçus de cette
manière, il dit qu’il croyait qu’on ne lui avait rien fait qu’on n’eût
fait aux autres. […] Interrogé sur le point de savoir s’il avait mêlé
à sa déposition quelque fausseté ou tu la vérité par suite de
violences, de la crainte des tortures ou bien de la prison ou pour
quelque autre cause, il dit sous serment que non; qu’au contraire il
avait dit la pure vérité pour le salut de son âme. »378
Bien que Jacques de Molay ait avoué peu de choses, sa confession revêt
une plus grande force quand on la compare aux autres, effectuées à peu près
au même moment. Le 21 octobre, Geoffroy de Charnay, précepteur de
Normandie, se voit accuser des mêmes choses, dans le même ordre. « Après
qu’on l’eut reçu et qu’on lui eut mis le manteau au cou, on lui apporta une
croix sur laquelle était l’image de Jésus-Christ et le même frère qui le reçut
lui dit de ne pas croire en celui dont l’image y était représentée, parce qu’il
était un faux prophète et qu’il n’était pas Dieu. Et alors celui qui le reçut lui
fit renier Jésus-Christ trois fois, de la bouche, non du cœur, à ce qu’il
dit. »379 Geoffroy de Charnay ne peut dire s’il a ensuite craché sur l’image,
mais il se souvient avoir embrassé son récepteur sur le nombril et s’être
entendu dire qu’il valait mieux avoir des relations sexuelles avec des frères
qu’avec des femmes, chose qu’il a dit ne jamais avoir faite.
On retrouve la même formule – le manteau, la dénégation, le crachat – le
9 novembre, dans la confession d’Hugues de Pairaud, visiteur de France. « Il
renia Jésus-Christ de la bouche et non du cœur, à ce qu’il dit. » Il a avoué
avoir embrassé le récepteur, mais seulement sur la bouche. Mais, quand il a
par la suite dirigé des cérémonies d’initiation :
« Il les conduisait dans des endroits secrets et se faisait baiser par
eux sur la partie inférieure de l’épine dorsale, sur le nombril et sur
la bouche, qu’ensuite il faisait apporter une croix en présence du
premier venu et qu’il leur disait qu’il leur fallait, en vertu des
statuts dudit ordre, renier trois fois le Crucifié et la croix et
cracher sur la croix et sur l’image de Jésus-Christ, disant que,
quoiqu’il le leur ordonnât, il ne le faisait pas du fond du cœur. »
Il a également autorisé les novices à satisfaire leurs besoins sexuels avec
des frères, mais « il ne prescrivait pas ce qui précède du cœur, mais
seulement de la bouche ». Interrogé sur la tête :
« Il dit sous serment qu’il l’avait vue, tenue et palpée à
Montpellier, dans un chapitre, et que lui-même et d’autres frères
présents l’avaient adorée. Il dit cependant qu’il l’avait adorée de la
bouche et par feinte, et non du cœur ; il ne sait cependant si
d’autres frères l’adoraient du cœur. […] Il dit que cette tête avait
quatre pieds, deux devant, sous le visage, et deux derrière. »380
Ces confessions sont importantes, autant par les révélations que par les
non-dits. Rédigées par Guillaume de Nogaret, elles sélectionnent et
extrapolent des propos des accusés sortis de leur contexte et présentés
comme des crimes contre la foi. Elles sont ensuite mises en forme de façon à
donner l’impression qu’il s’agit d’un credo hérétique cohérent. Il est très
probable que la torture n’ait pas été employée, ou très peu, pour obtenir les
faits élémentaires, mais la violence tient à la façon de présenter lesdits faits.
Il est fort possible que Philippe le Bel et son gouvernement aient vraiment
cru aux accusations d’hérésie prononcées contre les Templiers. Il s’agit
d’une époque où les gens pensent que le diable essaie en permanence de
répandre la corruption dans toute la société chrétienne. En attaquant les
points faibles de la structure sociale, le diable souhaite provoquer
l’effondrement de l’ensemble de la société. Les fidèles doivent donc se
montrer vigilants, démasquer le mal et mettre très vite fin à la corruption
avant que la société ne succombe vraiment. Philippe le Bel s’est arrogé le
rôle du roi sacré régnant sur un pays saint et a déjà montré qu’il n’accepte
pas que l’on remette en cause sa souveraineté absolue. Il n’a pas hésité à
attaquer Boniface VIII et l’aurait poursuivi pour crimes d’hérésie. La
protection papale et l’immunité laïque dont bénéficiaient les Templiers ont
très bien pu passer pour une offense envers Philippe le Bel. Si l’ordre du
Temple a des relents d’hérésie, le roi et ses partisans peuvent facilement
considérer cela comme un danger à éradiquer sur-le-champ.
Mais la principale motivation immédiate de Philippe le Bel est le désir, et
même la nécessité, de mettre la main sur les richesses des Templiers. Il a déjà
spolié les banquiers italiens et les juifs, dévalorisé la monnaie, et ses
exactions au détriment du clergé sont à l’origine de son premier conflit avec
Boniface VIII. Ses guerres contre l’Angleterre et la Flandre lui ont coûté
énormément d’argent et celles menées par son père ont généré une énorme
dette dont il doit s’acquitter. Les Templiers représentent une cible tentante
car, contrairement aux Hospitaliers, dont la richesse n’est que foncière, ils
disposent de beaucoup de liquidités de par leurs activités bancaires, trésor
dont le roi peut s’emparer facilement et rapidement. En les accusant
d’hérésie, Philippe le Bel transforme les Templiers en opposants
répréhensibles à la religion, à l’instar des juifs, contre lesquels la
persécution se justifie parfaitement.
De nombreux observateurs étrangers, surtout ceux du nord de l’Italie,
région où l’on comprend le mieux le pouvoir de l’argent dans cette Europe
du XIVe siècle, sont convaincus que Philippe le Bel a avant tout attaqué
l’ordre du Temple pour avoir la mainmise sur ses espèces et métaux
précieux. Dante critique les actes du roi dans Le Purgatoire, deuxième livre
de La Divine Comédie, écrit tout de suite après l’arrestation des Templiers.
Il compare Philippe le Bel à Ponce Pilate :
« Ce Pilate nouveau, je le vois si cruel
qu’il n’en est pas content et pousse jusqu’au Temple,
sans jugement, la nef de sa cupidité. »
Le pape Clément V est abasourdi quand, le 14 octobre, un message apporté à
sa cour de Poitiers lui apprend la nouvelle de l’arrestation des Templiers.
Bien que la mesure ait été prise sous l’autorité symbolique de l’inquisiteur
de France, il ne fait aucun doute que les arrestations constituent une attaque
de la papauté et de l’Église catholique de la part de la monarchie laïque de
France. Il ne s’agit pas seulement des Templiers, il en va aussi de la survie de
la papauté. Le pape Clément V convoque donc immédiatement ses cardinaux
à une réunion d’urgence de la Curie, qui débute le 16 octobre et dure trois
jours.
Un autre pape à une autre époque aurait peut-être excommunié Philippe le
Bel. Mais Clément V est doublement vulnérable après le coup de Philippe le
Bel contre Boniface V en Italie et en tant que résident sur le sol français.
Clément V publie donc une bulle, Ad Preclarus Sapientie, qui offre une
porte de sortie à Philippe le Bel, car elle dit que le roi a agi de manière
illégale et a terni la réputation de son grand-père Saint Louis, mais qu’il a la
possibilité de se rattraper de son imprudence en remettant les Templiers et
leurs biens à l’Église. Pour ce faire, en novembre, le pape envoie à Paris
deux cardinaux pour arrêter les hommes et confisquer les biens de l’ordre du
Temple. Mais le roi s’est absenté et ses conseillers leur refusent l’accès aux
Templiers et encore moins de les remettre à l’Église, avançant qu’une
intervention pontificale est superflue car il s’agit d’individus avouant être
hérétiques.
Lorsque les cardinaux rentrent à Poitiers et annoncent que la monarchie
française refuse catégoriquement d’obéir à un ordre exprès du pape, la Curie
plonge dans la crise. Selon un récit, dix cardinaux menacent de démissionner
si le pape se révèle être un fantoche du roi de France. Clément V se retrouve
dans l’obligation de remplacer les cardinaux, au risque de créer un schisme
au sein de l’Église, ou d’excommunier Philippe le Bel et de se retrouver
victime d’un coup monté royal.
Cependant, le pape trouve une autre piste en faisant preuve d’une belle
dextérité au vu des contraintes imposées par sa situation. Il fait son possible
pour prendre en main les événements. Tout d’abord, il publie le
22 novembre 1307 une bulle, Pastoralis Praeeminentiae, demandant à tous
les rois et princes de la chrétienté d’arrêter les Templiers sur leur sol et de
confisquer leurs biens pour le compte de l’Église. Des procédures sont donc
lancées contre les Templiers en Angleterre, en Germanie, au Portugal, en
Espagne, en Italie et à Chypre, mais au nom de l’Église. Le pape envoie ainsi
un ultimatum implicite au roi Philippe le Bel, signifiant que ce qui est
valable en Europe vaut aussi pour la France. Il loue le roi de France pour sa
foi et son zèle religieux, mais signale sans ambiguïté que l’affaire contre les
Templiers n’est pas du ressort du roi mais de celui de la papauté.
Concernant la crise née de la rebuffade dont se sont rendus coupables des
représentants officiels du roi à l’encontre des deux cardinaux, le pape fait
simplement comme si l’incident n’avait jamais existé. En décembre, il
renvoie les deux cardinaux à Paris comme si de rien n’était. Mais ils
emportent le pouvoir, accordé par le pape, d’excommunier Philippe le Bel
sur-le-champ et de placer la France entière sous le coup d’un interdit si le roi
persiste à refuser de livrer les Templiers. La démarche porte ses fruits car, le
24 décembre 1307, Philippe le Bel écrit au pape qu’il consent à les livrer.
Le 27 décembre 1307, les cardinaux rencontrent Jacques de Molay et
d’autres responsables de l’ordre du Temple, qui reviennent sur tout ce qu’ils
ont précédemment avoué. Selon une source, le maître dit qu’il a avoué sous
la torture, insoutenable, montrant ses blessures. Mais il n’est pas certain que
cette source soit digne de confiance. Néanmoins, cette rétractation est
risquée car, selon les règles de l’Inquisition, les hérétiques relaps doivent
être remis aux autorités laïques pour être brûlés. Le fait que le maître et les
autres Templiers aient pris ce risque montre qu’ils étaient persuadés qu’une
formidable injustice était sur le point d’être réparée.
Si l’Église a obtenu un bref accès aux personnages principaux de l’ordre
du Temple, Philippe le Bel n’a encore pas transféré à l’Église le contrôle du
moindre Templier. En février 1308, le pape Clément V suspend l’inquisiteur
Guillaume de Paris et toute l’Inquisition de France. En guise de réponse, les
représentants officiels du roi tentent de forcer le pape à rouvrir le procès en
mobilisant l’opinion théologique et publique française. L’acteur principal de
cette mesure est Guillaume de Nogaret. Il orchestre une campagne de
diffamation et d’intimidation physique contre le pape. On menace
Clément V de l’obligation de témoigner et également de s’en prendre à sa
famille. Mais le pape tient bon contre le roi et, pour régler leurs différends,
ils se rencontrent en mai et juin à Poitiers. Ils conviennent que le pape devra
mettre en place deux types d’enquête, une commission pontificale pour
examiner l’institution de l’ordre du Temple et une série de conciles
provinciaux supervisés par l’évêque du diocèse concerné, afin de mener des
investigations sur la culpabilité ou l’innocence individuelle des Templiers.
Pour sa part, Philippe le Bel consent à livrer à l’Église un certain nombre de
Templiers afin qu’ils puissent être interrogés par le pape.
Philippe le Bel choisit 72 Templiers parmi ceux qui sont prisonniers à
Paris et les envoie à Poitiers, dans des chariots, enchaînés les uns aux autres
et sous escorte militaire. La plupart sont des renégats ou, au mieux, des
sergents sélectionnés pour faire mauvaise impression au pape. Il envoie
également le maître et quatre autres officiers supérieurs de l’ordre du
Temple. Cependant, lorsque le convoi arrive au château royal de Chinon,
les 72 poursuivent leur route jusqu’à Poitiers, mais les chefs sont retenus, le
roi donnant comme prétexte qu’ils sont trop malades pour continuer le
voyage. C’est d’évidence un mensonge, car Chinon n’est pas très éloigné de
Poitiers. Le roi craint probablement qu’en interrogeant les responsables des
Templiers le pape découvre qu’ils ne sont pas coupables d’hérésie et leur
accorde l’absolution.
Le pape ignore les manigances de Philippe le Bel vis-à-vis des
responsables de l’ordre du Temple détenus à Chinon. Au lieu de se lancer
dans une confrontation destructrice avec le roi, Clément V continue de
sonder les Templiers qu’on lui a envoyés. Du 28 juin au 1er juillet 1308, les
72 Templiers sont entendus à Poitiers par une commission spéciale de
cardinaux et par le pape en personne. Le 2 juillet, Clément V accorde
l’absolution à ceux qui se sont confessés et qui ont demandé pardon à
l’Église. S’ils avaient été jugés coupables, le pape ne leur aurait jamais
pardonné. Mais, d’un autre côté, s’ils avaient été déclarés innocents, il les
aurait acquittés sans exiger de faire preuve de repentir.
Clément V statue que les Templiers ne sont pas des hérétiques. Ils
assistent à la messe, reçoivent la sainte communion, se confessent et
accomplissent leurs obligations liturgiques. Mais ils avouent également au
pape que, lors de la cérémonie d’admission, ils renient le Christ et crachent
sur la croix, tout en affirmant avec insistance qu’ils le font sans le penser et
qu’ils se confessent à un prêtre dès que possible pour demander à être
absous. Le pape trouve ces rituels d’intronisation trop confus pour être pris
au sérieux. À un moment, le novice crache sur la croix, mais l’embrasse
ensuite en signe d’adoration, puis il renie la divinité du Christ en disant « Je
renie Dieu ». Ce n’est pas un vrai reniement. Si les Templiers sont des
hérétiques, ce sont les adeptes les plus incohérents et les moins convaincants
de l’histoire des hérésies. L’ordre du Temple se laisse aller à des pratiques
spéciales et a besoin d’être réformé, mais c’est tout, pense le pape.
Aux yeux de Clément V, ces étranges pratiques des Templiers ne sont
qu’un rituel d’admission, une coutume répandue, avec quelques variantes,
dans chaque groupe militaire d’élite depuis les débuts de l’Antiquité. C’est
un rite de passage secret faisant suite à la cérémonie officielle, une épreuve
obligatoire à laquelle doivent se soumettre tous les nouveaux frères
templiers, une tradition bizarre (modus ordinis nostri) destinée à montrer à
l’initié la violence que les Templiers sont susceptibles de subir de la part de
leurs ravisseurs musulmans et préciser qu’ils seront contraints de renier le
Christ et de cracher sur la croix. Ce rite très réaliste a pour but de renforcer
l’âme des recrues. Vient ensuite un autre test consistant à embrasser le bas
du dos, le nombril et enfin la bouche du maître qui les reçoit, l’objectif étant
de leur enseigner qu’ils doivent une obéissance absolue à leurs supérieurs en
toutes circonstances. Cela semble avoir été la véritable forme originale de ce
rituel, mais les maîtres locaux ont procédé à des modifications et, avec le
temps, ce rituel secret est devenu vulgaire et parfois même violent. Il pouvait
même paraître ridicule. Parfois, les membres de l’assistance « éclataient de
rire au visage du novice terrorisé et lui révélaient qu’il s’agissait d’une
farce »381.
La vénération d’une tête, mentionnée dans la confession d’Hugues de
Pairaud mais également révélée par d’autres, que l’Inquisition appelait
Baphomet, demeure un mystère. Il n’est pas avéré que Clément V ait connu
sa signification. De récents travaux réalisés par les experts de l’Église
byzantine de l’Institut pontifical oriental de Rome ont révélé un rite templier
de la passion du Christ se déroulant le Jeudi saint en commémoration de la
Cène. Lors de ce rite, les frères communiaient, uniquement en buvant du vin
– le sang du Christ, breuvage de la vie éternelle. Cette tête, image
inhabituelle du Christ, jouait un rôle dans ce culte mystérieux du sang sacré,
inconnu de l’Église catholique romaine, et semble être propre aux Templiers.
Ces derniers l’ont peut-être adopté en l’honneur d’une très vieille cérémonie
chrétienne découverte à Jérusalem.
Après avoir rencontré les 72 Templiers à Poitiers, Clément V décide que
les Templiers ne sont pas des hérétiques, mais qu’ils ne sont pas non plus
innocents, car ils ont renié la divinité du Christ, même s’ils faisaient
semblant. L’apostasie peut être pardonnée, mais les pécheurs doivent se
repentir et se soumettre à une sévère pénitence. Toutefois, il ne peut procéder
de la même façon avec les responsables sans les entendre. Bien qu’il ait
rédigé une convocation officielle pour la comparution de Jacques de Molay
et des autres Templiers de premier plan, le roi oppose son veto en répétant à
l’envi qu’ils sont malades.
À l’été 1308, le pape absout Jacques de Molay et les autres chefs templiers
détenus à Chinon. Apparemment, il n’existait aucun compte rendu de cette
audience et, jusque récemment, on se demandait si cet événement avait bien
eu lieu. Mais, en 2001, on a trouvé dans les archives du Vatican le
parchemin de Chinon, ensuite publié en 2007382. Il montre sans équivoque
que, malgré la détention du chef des Templiers par le roi, une audience a été
organisée au sein du château royal de Chinon.
Cette opération démarre le 14 août 1308 avec le départ de trois cardinaux
de la cour de Poitiers pour une destination inconnue. Il s’agit d’Étienne de
Suisy, de Landolfo Brancacci et de Bérenger Frédol. Ce dernier, neveu du
pape, est l’un des meilleurs canonistes de son époque. Ils forment ainsi une
commission apostolique secrète chargée d’enquêter sous l’autorité de
Clément V. Deux ou trois jours plus tard, les cardinaux arrivent à Chinon
où, en dehors du geôlier royal, sont présents deux importants représentants
royaux, seulement identifiés par leurs initiales dans les archives françaises.
Mais on pense qu’il s’agit de Guillaume de Nogaret et d’un juriste agissant
en son nom, Guillaume de Plaisians.
On ignore si des négociations secrètes se sont tenues entre les deux
parties à Chinon. Il semble s’être passé ensuite des choses au nez et à la
barbe des représentants du roi, sans qu’ils le soupçonnent. Selon le
parchemin de Chinon, aucun représentant officiel royal n’assiste aux
audiences tenues à Chinon du 17 au 20 août. Celles-ci se déroulent
rapidement et dans le secret absolu afin d’éviter l’intervention des
représentants officiels du roi. En dehors des trois cardinaux et des Templiers
interrogés figurent une poignée de témoins, ecclésiastiques et gens
ordinaires, aucun d’eux n’étant proche du roi Philippe le Bel. C’est en fait le
procès pontifical des Templiers, entièrement du ressort de l’Église.
Pendant les trois premiers jours du procès, les trois cardinaux interrogent
Raimbaud de Caron, maître de Chypre, Geoffroy de Charnay, maître de
Normandie, Geoffroy de Gonneville, maître du Poitou et d’Aquitaine, et
Hugues de Pairaud, visiteur de France. Le dernier jour, à savoir le 20 août,
ils entendent le témoignage du maître de l’ordre du Temple, Jacques de
Molay. Les détails varient en fonction des témoignages, mais son audition
consiste en une reformulation des pratiques précédemment mentionnées par
les 72 Templiers à Poitiers.
Jacques de Molay répète essentiellement sa confession d’octobre 1307,
disant notamment qu’il n’a pas été torturé, bien que cette version contredise
sur ce point sa déclaration de décembre de la même année. Il est possible
qu’on lui ait conseillé, ainsi qu’aux autres responsables, d’opter pour une
confession spontanée, non livrée sous la contrainte, solution la plus indiquée
pour qu’ils se sortent de ce mauvais pas. En tout cas, c’est peut-être le signe
que les faits confessés étaient vrais.
Voici une traduction approximative du latin de la confession de Jacques
de Molay à Chinon :
« Concernant son initiation dans l’Ordre, il a dit qu’après lui avoir
donné le manteau, le récepteur lui montra la croix et lui dit qu’il
devait dénoncer le Dieu qu’elle représentait et cracher dessus. Il
s’est exécuté, même s’il n’a pas craché directement dessus mais
près d’elle, selon ses dires. Il dit aussi que cette dénonciation a été
effectuée en parole seulement et non pas dans l’esprit.
Diligemment interrogé sur le péché de sodomie, l’idole vénérée et
la pratique de baisers illicites, il a déclaré ne rien en savoir.
Interrogé pour savoir s’il avait confessé ces choses à cause d’une
demande, d’une récompense, de la gratitude, d’une faveur, de la
peur, de la haine ou de la persuasion d’un tiers, ou par crainte
d’être torturé, il répondit par la négative. Lorsqu’on lui demanda
s’il avait été soumis à la question ou à la torture suite à son
arrestation, il répondit par la négative. »383
Lorsque les cardinaux lui font leur rapport, le pape Clément V accepte
l’explication de Jacques de Molay et des autres responsables de l’ordre du
Temple selon laquelle les accusations de sodomie et de blasphème sont
imputables à une incompréhension des rituels internes de la chevalerie, ces
derniers ayant pour origine la lutte contre les musulmans en Outremer. Le
reniement du Christ, les crachats sur la croix et les baisers sur le derrière
d’autres hommes sont destinés à reproduire le genre d’humiliation et de
torture qu’un chevalier est susceptible de vivre s’il est capturé par l’ennemi.
On leur demande d’insulter leur religion « en parole seulement et non pas
dans l’esprit ».
Les confessions utilisées par Guillaume de Nogaret pour condamner les
Templiers sont désormais mises en contexte et acceptées par le pape, qui,
notant que les Templiers ont imploré son pardon, leur accorde l’absolution.
« Nous décrétons par le présent acte qu’ils sont absous par l’Église et
peuvent de nouveau recevoir les sacrements chrétiens. » Concernant Jacques
de Molay, le pape consigne après la séance ce qu’il a dit :
« Nous avons décidé d’accorder la miséricorde de l’absolution
pour ces actes au frère Jacques de Molay, maître dudit ordre ; dans
la forme et la manière décrite plus haut, il a dénoncé en notre
présence l’hérésie susmentionnée et toute autre hérésie, et a juré
en personne sur les Saints Évangiles du Seigneur, et a humblement
demandé la miséricorde de l’absolution. Il est donc réintégré dans
l’unité de l’Église et de nouveau admis à la communion des fidèles
et aux sacrements de l’Église. »384
À ce stade, Clément V tente toujours de sauver l’ordre du Temple, avec
pour objectif de le réformer, puis probablement de l’associer aux
Hospitaliers. Mais il n’a pas rendu publique son absolution, car le scandale
des Templiers déchaîne les passions. Il tient à éviter toute confrontation avec
Philippe le Bel et un schisme au sein de l’Église.
La destruction des Templiers
En mars 1309, la cour papale s’installe en Avignon, ville qui ne fait pas
partie à l’époque du royaume de France et présente aussi l’avantage de
permettre au pape, le cas échéant, de fuir rapidement en passant la frontière
italienne. En novembre 1309, la commission pontificale débute ses séances
au sein de l’ordre du Temple. Il s’agit de l’enquête que Clément V a convenu
de mettre en place suite à son entrevue avec Philippe le Bel à Poitiers
l’année précédente. Son souci concerne l’état de l’Ordre et non ses membres.
Jacques de Molay est invité à s’exprimer. Se décrivant comme « un pauvre
chevalier ne parlant pas le latin », il se défend de façon hésitante. Il dit que
les Templiers avaient les plus belles églises à l’exception des cathédrales, et
que les Templiers étaient ceux qui faisaient le plus la charité. Il dit avec
fierté « ne pas connaître d’autres ordres ou personnes plus disposés à
engager leur vie pour défendre la religion chrétienne face à ses ennemis, à
avoir versé autant de sang et à être autant craints par les ennemis de la
religion catholique ». Mais la défense de Jacques de Molay est battue en
brèche par un membre de la commission, qui fait remarquer « que ce qu’il a
dit ne contribue en rien à sauver les âmes ». Alors que le maître joue la carte
de cette défense, le ministre du roi Guillaume de Nogaret entre à grands pas
et dit à Jacques de Molay que, dans les chroniques de Saint-Denis, il est
écrit que Saladin, « en apprenant la lourde défaite des Templiers, a
publiquement déclaré que lesdits Templiers ont été défaits parce qu’ils
cultivent le vice de la sodomie et ont violé leur religion et leurs statuts »385.
Les chroniques ne disent rien de tel et c’est donc une campagne de
diffamation contre les Templiers montée de toutes pièces par Guillaume de
Nogaret.
Jacques de Molay n’est pas le seul à défendre l’Ordre. Début mai 1310,
près de 600 Templiers défendent leur Ordre et reviennent sur les précédentes
confessions. Contrairement aux Cathares, qui étaient d’authentiques
hérétiques et dont les croyances leur ont valu la mort, aucun Templier n’est
disposé à s’inscrire en martyr pour les hérésies que les membres de l’Ordre
sont censés défendre férocement depuis si longtemps, tout simplement parce
qu’il n’existe aucune hérésie, mais seulement une interprétation nocive de
leurs pratiques formulée par un roi malveillant.
Profondément inquiet de cette confiance grandissante chez les Templiers,
Philippe le Bel prend des mesures draconiennes et fait rouvrir l’enquête
épiscopale par l’archevêque de Sens, désigné par ses soins, sur certains
Templiers. Obéissant à son roi, l’archevêque trouve 54 Templiers hérétiques
coupables de relaps et les remet aux autorités laïques. Le 12 mai 1310, dans
un champ en périphérie de Paris, les 54 Templiers périssent sur le bûcher.
Mais, même après ces exécutions, tous les Templiers qui restent ne sont pas
pour autant intimidés ni totalement démoralisés, bien que cette intimidation
ait porté ses fruits car ils sont nombreux à se taire ou à renouveler leur
confession.
Depuis 1308, le pape Clément V a l’intention d’organiser un concile
œcuménique à Vienne, en Rhône-Alpes, portant sur trois grands thèmes :
l’ordre du Temple, la Terre sainte et la réforme de l’Église. Programmé à
l’origine en octobre 1310, ce concile a été repoussé d’un an, car la lutte entre
le pape et le roi de France à propos des Templiers s’éternise. À l’été 1311,
Clément V rassemble des informations sur les Templiers, grâce à des
investigations menées dans toute la France et à l’étranger, données qu’il peut
présenter au concile. Il découvre que les confessions de poids des Templiers
n’ont été obtenues qu’en France et dans les régions sous occupation ou
influence française, à savoir des endroits où les autorités françaises et leurs
collaborateurs se livraient à d’horribles tortures ou déformaient sciemment
les témoignages pour transformer les irrégularités tolérées en véritable
hérésie. Clément V a hâte d’en finir avec la question de l’ordre du Temple
avant que les controverses associées ne sèment encore plus le trouble au sein
de l’Église.
Clément V possède des conseillers chevronnés affirmant qu’il n’y a pas de
temps à perdre en discussions ou argumentaires de défense et qu’il doit se
servir de ses pouvoirs exécutifs pour abolir sur-le-champ l’ordre du Temple.
On dit que les Templiers ont « déjà rendu suspect le nom chrétien parmi les
incroyants et les infidèles, et ébranlé quelques-uns des fidèles dans la
fermeté de leur foi ». Il ajoute que l’éradication de l’ordre du Temple doit
intervenir sans plus tarder car, « en cas de retard, l’étincelle capricieuse de
cette erreur [pourra] se muer en flammes qui brûleront le monde entier »386.
Mais, vers la fin octobre, il se produit un événement dramatique qui
contribue grandement à contrer les arguments de ceux qui s’inscrivent en
faveur d’une abolition rapide de l’ordre du Temple : sept Templiers se
présentent au concile pour défendre l’Ordre. Le pape réagit promptement en
les faisant enfermer.
Mais ce n’est pas un sujet sur lequel l’immense majorité du clergé
assistant au concile est prête à fermer les yeux. De retour chez lui, Henry
Ffykeis, Anglais assistant au concile, écrit à l’évêque de Norwich, le
27 décembre 1311 :
« Une grande dispute a lieu à propos de l’affaire des Templiers
pour savoir si on doit légalement les autoriser à présenter une
défense. La majeure partie des prélats, ou plutôt tous à l’exception
de cinq ou six appartenant au conseil du roi de France, s’en
tiennent à leur conviction. Le pape est à cause de cela très irrité
contre les prélats. Le roi de France l’est plus encore et, furieux, il
arrive avec une grande escorte. »
Philippe le Bel ne tarde pas à appliquer son habituelle technique
d’intimidation en apparaissant en divers endroits en amont de Vienne,
donnant au pape le sentiment particulièrement éprouvant qu’il va lui tomber
dessus. Le 2 mars 1312, le roi lui envoie un ultimatum à peine voilé,
rappelant les crimes et hérésies des Templiers : « C’est pourquoi, brûlant de
zèle pour la foi orthodoxe et afin qu’une si grande injure faite au Christ ne
demeure pas impunie, nous supplions affectueusement, dévotement et
humblement Votre Sainteté de bien vouloir supprimer ledit ordre. » Au cas
où Clément V n’aurait pas compris le message, le roi, ses frères, ses fils et
une force armée considérable arrivent à Vienne le 20 mars.
Le 3 avril, après avoir réduit les membres du concile au silence en les
menaçant d’excommunication, et avec le roi de France à ses côtés, le pape
rend sa décision publique, déjà consignée par écrit douze jours auparavant
sous la forme d’une bulle, Vox in Excelso, datée du 22 mars 1312. Bien qu’il
ne soit pas condamné, l’ordre du Temple est interdit car il est trop diffamé
pour poursuivre ses activités.
« Considérant donc l’infamie, les soupçons et les insinuations
bruyantes et autres choses précitées qui se sont élevées contre
l’ordre et […] considérant en outre le grave scandale que ces
choses ont fait naître contre l’ordre, qui ne semblait pas pouvoir
s’apaiser tant que cet ordre subsistait, et également le danger pour
la foi et les âmes ; que tant de choses horribles ont été commises
par de très nombreux frères de cet ordre [...] qui sont tombés dans
le péché d’une atroce apostasie contre le seigneur Jésus-Christ luimême, dans le crime d’une détestable idolâtrie, dans l’exécrable
outrage des sodomites [...] Non sans amertume et tristesse de cœur,
non par voie de sentence judiciaire, mais par voie de provision ou
d’ordonnance apostolique, nous abolissons le susdit ordre du
Temple et sa constitution, son habit et son nom par décret
irrévocable et valable à perpétuité, et nous le soumettons à une
interdiction perpétuelle avec l’approbation du saint concile,
interdisant formellement à quiconque de se permettre à l’avenir
d’entrer dans ledit ordre, de recevoir ou de porter son habit, ou
d’agir en tant que templier. »
Dans ces circonstances, c’est probablement ce que Clément V a de mieux
à faire. Une autre bulle, Ad Providam, datée du 2 mai, attribue aux
chevaliers hospitaliers les biens de l’ordre du Temple. Peu de temps après,
Philippe le Bel soutire une énorme somme d’argent aux Hospitaliers en
raison des frais occasionnés par le procès des Templiers.
L’Église s’est désormais débarrassée des Templiers. Conformément aux
pratiques de l’Église, une fois le sort d’un accusé scellé, il est remis aux
autorités laïques qui exécutent la sanction. Dans ce cas précis, presque tous
les Templiers sont aux mains de la royauté depuis le début et le transfert des
personnes ne s’impose donc pas. Le traitement réservé par les autorités
royales aux frères templiers diffère d’un individu à l’autre. Ceux qui se sont
confessés reçoivent une pénitence, qui consiste parfois à une lourde peine
d’emprisonnement. D’autres, qui n’ont rien avoué ou sont des individus sans
importance, sont envoyés dans des monastères pour le restant de leurs jours.
Les chefs templiers, dont le maître, doivent attendre le 18 mars 1314 pour
que l’on statue sur leur cas. Ils espéraient peut-être que l’affaire soit réglée
bien avant, à Chinon, lorsqu’ils ont reçu l’absolution du pape, et ils
s’attendent certainement à ce qu’il en soit par conséquent de même
maintenant. Mais les auditions de Chinon demeurent toujours secrètes et
Hugues de Pairaud, Geoffroy de Gonneville, Geoffroy de Charnay et Jacques
de Molay sont amenés à Paris devant une petite commission de cardinaux et
d’ecclésiastiques français pour recevoir leur jugement. Dans cette
commission figure l’archevêque de Sens, qui a volontiers fait brûler
54 Templiers en mai 1310 au nom du roi.
La sentence est rendue. Sur la base de leurs premières confessions,
déformées par la couronne, les quatre hommes sont condamnés à une très
sévère sanction perpétuelle, à savoir croupir affamés en prison jusqu’à ce
qu’ils succombent à une mort lente. Hugues de Pairaud et Geoffroy de
Gonneville acceptent leur sort en silence.
« Mais alors, écrit un chroniqueur de l’époque, que les cardinaux
pensaient avoir mis un terme à cette affaire, voilà que tout à coup
et inopinément deux d’entre eux, deux des accusés, le grand maître
et le maître de Normandie, se défendirent opiniâtrement contre le
cardinal qui avait prononcé le sermon et contre l’archevêque de
Sens, revenant sur leur confession et sur tout ce qu’ils avaient
avoué. »
Jacques de Molay a 70 ans. Lui et Geoffroy de Charnay, maître de
Normandie, ont passé les sept dernières années dans les cachots du roi.
Pendant six de ces années, ils ont espéré que l’absolution du pape prononcée
en leur faveur leur permettrait d’être libérés de ce cauchemar et de vivre de
nouveau à l’air libre parmi ceux aimés par l’Église et le Christ. Mais, en
plein climat de trahison et de désespoir, ils refusent le calvaire de la prison à
perpétuité. En clamant haut et fort leur innocence et affirmant que l’ordre du
Temple était pur et saint, Jacques de Molay et Geoffroy de Charnay se
dirigent vers Dieu.
Le roi ordonne immédiatement qu’ils soient condamnés comme relaps et,
le soir même, aux vêpres, ils sont emmenés sur l’île des Javiaux, située sur la
Seine, à l’est de Notre-Dame, pour être mis sur le bûcher. Le chroniqueur
décrit leurs derniers instants. « Ils parurent soutenir les flammes avec tant de
volonté et de résolution qu’ils soulevèrent chez tous ceux qui les virent
grande admiration et surprise pour leur constance dans la mort et dans leur
dénégation finale. » Les derniers des Templiers ont affronté la mort avec
courage, dans la plus pure tradition de l’Ordre.
Notes
1 Imad al-Din, in Francesco Gabrieli, Chroniques arabes des croisades,
traduit par Viviana Pâques, Sindbad-Actes Sud, 2001, p. 189.
2 Imad al-Din, in Abu Shama, Recueil des historiens des croisades,
Historiens orientaux, traduit par A.-C. Barbier de Meynard, Paris, 1898.
3 Imad al-Din, in Francesco Gabrieli, Chroniques arabes des croisades,
p. 173.
4 L’église du Saint-Sépulcre fut fermée aux pèlerins pendant cinq ans, pour
ne rouvrir qu’en 1192, avec l’instauration d’un droit d’entrée de 10 besants.
5 L’auteur de De Expugnatione est anonyme, mais on estime qu’il s’agissait
d’un Anglais au service de Raymond de Tripoli.
6 Ibn Shaddad, in Carole Hillenbrand, The Crusades: Islamic Perspectives,
Edinburgh University Press, Édimbourg, 1999, p. 189.
7 Christopher Tyerman, God’s War: A New History of the Crusades, Allen
Lane, Londres, 2006, p. 353.
8 Carole Hillenbrand, The Crusades, p. 180.
9 Malcolm Cameron Lyons et D. E. P. Jackson, Saladin: The Politics of
Holy War, Cambridge University Press, Cambridge, 1982, p. 240.
10 Andrew S. Ehrenkreutz, Saladin, State University of New York Press,
Albany, NY, 1972, p. 237.
11 Malcolm Cameron Lyons et D. E. P. Jackson, ibid, p. 280.
12 Ibid, p. 275-276.
13 Voir par exemple Christopher Tyerman, God’s War: A New History of
the Crusades, p. 52 : « La question de l’ampleur de l’arabisation et de
l’islamisation des territoires conquis demeure obscure et épineuse, mais il
semble que le processus était à l’époque lent, inégal et encore inachevé au
XIe siècle. Il n’est pas certain qu’il y ait eu une majorité musulmane en Syrie
ou Palestine à l’arrivée des croisés en 1097. » Comme nous le verrons plus
loin, l’existence d’une majorité chrétienne est bien plus solidement prouvée
que ne le dit Tyerman.
14 Sourate 9, verset 3 du Coran. Les citations du Coran mentionnées dans
cet ouvrage sont tirées de la traduction de Mouhammad Hamidullah intitulée
Le Saint Coran et la traduction en langue française du sens de ses versets.
(NdT)
15 Sourate 9, verset 14.
16 Cyril Glassé, Dictionnaire encyclopédique de l’islam, Bordas, Paris,
1991.
17 Carole Hillenbrand, The Crusades, p. 444.
18 Ibid. p. 333.
19 Malcolm Cameron Lyons et D. E. P. Jackson, Saladin, p. 276.
20 Ibid, p. 361.
21 Eusèbe, Histoire de la vie de l’Empereur Constantin, 1.28, 1686, traduit
par Monsieur Cousin, chez Damien Foucault.
22 Théodoret de Cyr, Histoire des moines de Syrie, traduit par Pierre
Canivet et Alice Leroy-Molinghen, Éditions du Cerf, Paris, 1977-1979.
Théodoret de Cyr (393-466) fait référence au grand nombre de pèlerins
venus de tout le monde chrétien pour voir Siméon le Stylite (vers 385-459)
dans le nord de la Syrie.
23 Joseph Patrich, « Church, State and the Transformation of Palestine: The
Byzantine Period », in Thomas E. Levy, ed., The Archaeology of Society in
the Holy Land, p. 470-472.
24 Léonce de Byzance, in Colin Morris, The Sepulchre of Christ and the
Medieval West: From the Beginning to 1600, Oxford University Press,
Oxford, 2005, p. 53.
25 Pendant la période byzantine, la population de la Palestine était
d’environ un million de personnes, chiffre que l’on ne retrouvera ensuite
qu’au XIIe siècle. Voir Joseph Patrich, « Church, State and the
Transformation of Palestine: The Byzantine Period », in Thomas E. Levy,
The Archaeology of Society in the Holy Land, p. 473, et Moshe Gil, A
History of Palestine, 634-1099, Cambridge University Press, Cambridge,
1992, p. 169.
26 Antiochus Strategos, « The Capture of Jerusalem by the Persians in 614
AD », traduit par Frederick C. Conybeare, English Historical Review, 25,
1910, p. 502-517.
27 Sebeos, The Armenian History, Liverpool University Press, Liverpool,
1999 ; voir également Sebeos’ History, traduit par Robert Bedrosian,
contenu en ligne : http://rbedrosian.com/sebtoc.html.
28 Par exemple, découverte d’une grotte à Mamilla en 1992, charnier où
finissaient les cadavres découverts à la citerne de Mamel après le massacre
perse. Voir Ronny Reich, « “God Knows their Names”: Mass Christian
Grave Revealed in Jerusalem », Biblical Archaeology Review, 22/2,1996,
p. 26-35 ; voir également Yossi Nagar, « Human Skeletal Remains from the
Mamilla Cave, Jerusalem », Israel Antiquities Authority :
http://www.antiquities.org.il/article_Item_eng.asp?
sec_id=17&sub_subj_id=179 ; et Gideon Avni, « The Persian Conquest of
Jerusalem (641 CE): An Archaeological Assessment » :
http://www.bibleinterp.com/articles/pers357904.shtml.
29 Alexander Vasiliev, Histoire de l’Empire byzantin, traduit par P. Brodin
et A. Bourguina, Impr. Daupeley-Gouverneur, Paris, 1932, vol. I p. 260.
30 Ibid, vol. I, p. 262.
31 Coran, sourate 22, versets 39-40.
32 Leoni Caetani, Studi di Storia Orientale, Ulrico Hoepli, Milan, 1911,
vol. 1, p. 368.
33 Dosabhai Framji Karaka, History of the Parsis Including Their
Manners, Customs, Religion and Present Position, Macmillan, Londres,
1884, vol. 1, p. 15.
34 Robert G. Hoyland, Seeing Islam as Others Saw It: A Survey and
Evaluation of Christian, Jewish and Zoroastrian Writings on Early Islam,
Darwin Press, Princeton NJ, 1997, p. 120.
35 Washington Irving, Mahomet and His Successors, vol. 2, in The Works
of Washington Irving, George P. Putnam, New York, 1850, vol. 13,
chapitres 9-11. Voir également Edward Gibbon, Histoire du déclin et de la
chute de l’Empire romain d’Occident, traduit par François Guizot, Seuil,
Paris, 1994.
36 Edward Gibbon, ibid.
37 Sermon de Sophronius du 6 décembre 636 ou 637, in Robert G.
Hoyland, Seeing Islam as Others Saw It, p. 72.
38 Coran, sourate 2, verset 136.
39 Adamnan, The Pilgrimage of Arculfus in the Holy Land, trans. and ed.
Rose Macpherson, Palestine Pilgrims’ Text Society, Londres, 1895, p. 4-5.
40 Coran, sourate 2, versets 142-145.
41 Muhamad ibn Jari al-Tabari, Histoire des prophètes et des rois, traduit
par Hermann Zotemberg, Édition de la Ruche, Paris, 2003.
42 Fernand Braudel, Grammaire des civilisations, Flammarion, Paris,
2008.
43 Whitcomb, in Thomas E. Levy, The Archaeology of Society in the Holy
Land, Leicester University Press, Londres, 1995, p. 499.
44 Muqaddasi, Description of Syria, including Palestine, traduit en anglais
par Guy Le Strange, Palestine Pilgrims’ Text Society, Londres, 1886, p. 23.
45 Ibid, p. 23, note de bas de page I.
46 Efraim Karsh, Islamic Imperialism: A History, Yale University Press,
New Haven, CT, et Londres, 2006, p. 63, citant Hamilton A. R. Gibb,
Studies on the Civilization of Islam, Routledge & Kegan Paul, Londres,
1962, p. 51-57; et Oleg Graber, « Islamic Art and Byzantium », Dumbarton
Oaks Papers, vol. 18 (1964), p. 88.
47 Alexander Vasiliev, Histoire de l’Empire byzantin, vol. I p. 233.
48 Coran, sourate 17, verset 1. (NdT)
49 Moshe Gil, A History of Palestine, p. 98, note de bas de page 22.
50 Whitcomb, in Thomas E. Levy, The Archaeology of Society in the Holy
Land, p. 499.
51 Coran, sourate 4, verset 171.
52 Muqaddasi, Description of Syria, including Palestine, p. 46.
53 La première preuve que la mosquée s’appelait al-Aqsa remonte à
l’époque des Fatimides, lorsqu’elle a été reconstruite, avec l’ajout d’une
inscription à propos de la « mosquée la plus lointaine » à partir du Coran
(sourate 17, verset 1).
54 Au début de la période islamique, les expéditions maritimes autour de la
péninsule Arabique et vers l’Afrique de l’Est et l’Inde étaient la spécialité
des Perses. Voir, George Hourani, Arab Seafaring, Princeton University
Press, Princeton, NJ, 1995, p. 79. Les marins syriens étaient les descendants
des Phéniciens côtiers en concurrence avec les Grecs en matière de
commerce et de colonisation dans toute l’antique Méditerranée.
55 Alfred J. Butler, The Arab Conquest of Egypt, Oxford University Press,
Oxford, 1902, p. 158.
56 Moshe Gil, A History of Palestine, p. 141 (Tabari, Ta’rikh, II, 1372).
57 Al-Maqrizi, historien égyptien du XVe siècle, in Otto Meinardus, Monks
and Monasteries of the Egyptian Deserts, The American University in Cairo
Press, Le Caire, 1989, p. 55.
58 Moshe Gil, A History of Palestine, citant Tabari, Ta’rikh, II, 1834ff,
p. 86.
59 Ibid, p. 86, note de bas de page II.
60 Théophane, The Chronicle of Theophanes, ed. Traduction en anglais par
Harry Turtledove, University of Pennsylvania Press, Philadelphie, 1982,
p. 112.
61 Un village nommé Bagdad est identifié à cet endroit depuis le VIIIe siècle
av. J.-C. Ce nom a été assimilé à un terme persan similaire mais postérieur
signifiant « cadeau de Dieu ». Voir Bertold Spuler, The Muslim World: A
Historical Survey, part 1, The Age of the Caliphs, trans. F. R. C. Bagley,
E. J. Brill, Leiden, 1960, p. 51.
62 Ahmad al-Yaqubi, in Bernard Lewis, Les Arabes dans l’histoire, traduit
par Denis-Armand Canal, Flammarion, Paris, 1996.
63 Colin Thubron, Mirror to Damascus, Vintage, Londres, 2008, p. 103.
64 Albert Hourani, Syria and Lebanon: A Political Essay, Oxford
University Press, Londres, 1946, p. 21.
65 Whitcomb, in Thomas E. Levy, The Archaeology of Society in the Holy
Land, p. 488.
66 Bertold Spuler, The Muslim World, p. 27.
67 Coran, sourate 2, verset 62 ; sourate 5, verset 66 et 69.
68 Coran, sourate 22, verset 17.
69 Richard Nelson Frye, ed., The Cambridge History of Iran, vol. 4,
Cambridge University Press, Cambridge, 1975, p. 32.
70 Mary Boyce, Zoroastrians: Their Religious Beliefs and Practices, 2e éd,
Routledge, Londres, 2000, p. 147. Richard Nelson Frye, The Cambridge
History of Iran, vol. 4, p. xii.
71 Bertold Spuler, The Muslim World, p. 52.
72 Richard Nelson Frye, op. cit., vol. 4, p. xi.
73 Ibid, vol. 4, p. xi.
74 Moshe Gil, A History of Palestine, p. 284.
75 Ibid, p. 171 et 442.
76 Philip Hitti, History of Syria, Macmillan, Londres, 1951, p. 543f.
77 Moshe Gil, op. cit., p. 475.
78 Richard Nelson Frye, The Cambridge History of Iran, vol. 1, p. 122.
79 Carl F. Petry, ed., The Cambridge History of Egypt, vol. 1, Cambridge
University Press, Cambridge, 1998, Islamic Egypt, 640-1517, p. 83. Bat
Ye’or, Islam and Dhimmitude: Where Civilisations Collide, Fairleigh
Dickinson University Press, Madison, NJ, 2002.
80 Hugh Kennedy, The Court of the Caliphs, Weidenfeld and Nicolson,
Londres, 2004, p. 264, [p. 240 en livre de poche].
81 Philip Hitti, History of Syria, p. 543f. Moshe Gil, A History of
Palestine, p. 473f. Hugh Kennedy, op. cit., p. 240.
82 Hugh Kennedy, The Court of the Caliphs, p. 278, [p. 254 en livre de
poche].
83 Éginhard, Vie de Charlemagne, traduit par Louis Halphen, Champion,
Paris, 1923.
84 John Wilkinson, Jerusalem Pilgrims before the Crusades, Aris and
Phillips, Warminster, 1977, p. 12. Moshe Gil, A History of Palestine,
p. 288.
85 Le récit des voyages de Bernard le Moine figure dans l’ouvrage de John
Wilkinson, Jerusalem Pilgrims before the Crusades, p. 141-145.
86 Barbara M. Kreutz, Before the Normans: Southern Italy in the Ninth and
Tenth Centuries, University of Pennsylvania Press, Philadelphie, PA, 1991,
p. 27.
87 Robert Davis, Esclaves chrétiens, maîtres musulmans : l’esclavage
blanc en Méditerranée, 1500-1800, traduit par Manuel Tricoteaux, Actes
Sud, Arles, 2007. Davis ne traite pas l’esclavage avant le XVIe siècle, mais il
estime qu’en l’espace de cent ans, entre 1580 et 1680, près d’un million
d’Européens chrétiens blancs ont été capturés et envoyés comme esclaves
vers la côte des Barbaresques (à savoir le Maghreb, le Maroc actuel,
l’Algérie, la Tunisie et la Lybie), soit environ 8 500 par an. Pendant son bref
séjour à Tarente, Bernard le Moine dit avoir vu 9 000 esclaves attendant
d’être embarqués vers l’Égypte et l’Afrique du Nord, laissant penser que le
commerce des esclaves était au moins aussi actif au IXe siècle que plus tard.
Quels que soient les chiffres, des pans entiers du littoral européen furent
dépeuplés à la suite des assauts musulmans, avec des conséquences
économiques désastreuses. Voir également Barbara M. Kreutz, op.cit., p. 53.
88 John Wilkinson, Jerusalem Pilgrims before the Crusades, p. 142.
89 Ibid, p. 142. Moshe Gil, A History of Palestine, p. 285.
90 Moshe Gil, ibid, p. 483.
91 Muhamad ibn Jari al-Tabari, Histoire des prophètes et des rois.
92 Steven Runciman, Histoire des croisades, traduit par Denis-Armand
Canal et Guillaume Villeneuve, éditions Dagorno, Paris, 2000.
93 Moshe Gil, A History of Palestine, p. 326, note de bas de page 100,
citant comme source arabe l’ouvrage Tarikh al-Islam de Dhahabi.
94 Ibid, p. 477 : « Les mauvais traitements réservés à la population
chrétienne et surtout les dégâts infligés aux églises de Jérusalem devaient
pousser les Byzantins à recruter des forces pour une lutte d’une nature
résolument religieuse, à savoir libérer Jérusalem de la présence musulmane
dans une sorte de croisade du Xe siècle. »
95 Alexander Vasiliev, Histoire de l’Empire byzantin, vol. I, p. 410. Il fait
référence à une lettre de Jean Ier Tzimiskès au roi arménien Aschod III
préservée dans les travaux de l’historien arménien Matthieu d’Édesse : « On
voit que l’empereur se propose comme but final de délivrer Jérusalem des
mains des musulmans et entreprend une véritable croisade. »
96 S. G. Goitein, A Mediterranean Society, p. 403, University of California
Press, Berkeley, CA, 1988. Hugh Kennedy, The Court of the Caliphs,
p. 295. Cyril Glassé, Dictionnaire encyclopédique de l’islam.
97 Stanley Lane-Poole, A History of Egypt in the Middle Ages, Frank Cass
and Co., Londres, 1901, p. 101.
98 Philip Hitti, History of Syria, p. 572.
99 S. G. Goitein, A Mediterranean Society, p. 403, citant M. Gil, « The
Sixty Years’ War (969-1029) », Shalem, 3 (1981), p. 1-55 (en hébreu, avec
résumé en anglais). Voir également Clifford Edmund Bosworth, ed., Historic
Cities of the Islamic World, Brill, Leiden, 2007, p. 232, qui qualifie les
événements de « révoltants ».
100 Moshe Gil, A History of Palestine, p. 336.
101 Philip Hitti, op. cit., p. 588.
102 Selon les unités de mesure de l’époque, la croix devait peser 5 rotls et
faire une coudée de long.
103 El-Leithy, « Coptic Culture and Conversion in Medieval Cairo ». Tamer
el-Leithy est le neveu du penseur libéral égyptien Tarek Heggy.
104 Moshe Gil, A History of Palestine, p. 222, 376f.
105 Yahya Ibn Said, History, in John Wilkinson, Jerusalem Pilgrims before
the Crusades, p. 14.
106 Karen Armstrong, A History of Jerusalem: One City, Three Faiths,
Harper Collins, Londres, 1996.
107 Steven Runciman, Histoire des Croisades ; Moshe Gil, op. cit., p. 376,
378.
108 Moshe Gil, ibid, p. 480.
109 Sir Hamilton A. R. Gibb, « The Caliphate and the Arab States », in
Kenneth M. Setton, ed., A History of the Crusades, University of
Pennsylvania Press, Philadelphie, 5 vols, 1955-85.
110 Pour en savoir plus sur la politique fatimide concernant Jérusalem, voir
Carole Hillenbrand, The Crusades, p. 147, et S. D. Goitein and O. Grabar,
« Jerusalem », in Clifford Edmund Bosworth, Historic Cities of the Islamic
World, p. 252.
111 Richard Landes, Relics, Apocalypse, and the Deceits of History:
Ademar of Chabannes, 989-1034, Harvard University Press, Cambridge,
MA, 1995, p. 41. Moshe Gil, op. cit., p. 379.
112 Moshe Gil, op. cit., p. 325.
113 Norman F. Cantor, The Civilisation of the Middle Ages, Harper
Collins, New York, 1993, p. 364f.
114 Norman Cohn, The Pursuit of the Millennium, Paladin, Londres, 1970,
p. 76.
115 Oliver J. Thatcher et Edgar Holmes McNeal, ed., A Source Book for
Mediaeval History, Charles Scribner’s Sons, New York, 1905, p. 513-517.
116 David Marshall Lang – The Armenians: A People in Exile, Unwin
Hyman, Londres, 1988, p. 37 – donne le chiffre « d’environ un million et
demi ». Le 23 janvier 2012, le Sénat français a suivi l’Assemblée nationale
en votant une loi punissant la négation du génocide perpétré sous l’Empire
ottoman entre 1915 et 1917, qui a fait entre 600 000 et 1,5 million de morts
chez les Arméniens. Article paru dans The Times le 24 janvier 2012, p. 26.
Cette loi a ensuite été censurée en février 2013 par le Conseil
constitutionnel. (NdT)
117 Edward Gibbon, Histoire du déclin et de la chute de l’Empire romain
d’Occident.
118 John Julius Norwich, Byzantium: The Apogee, Viking, New York,
1991, p. 342-343.
119 Nizam al-Mulk dans son Book of Government, cité dans l’ouvrage de
Carole Hillenbrand, Turkish Myth and Muslim Symbol: The Battle of
Manzikert, Edinburgh University Press, Édimbourg, 2007, p. 6.
120 Alexander Vasiliev, Histoire de l’Empire byzantin, vol. I p. 468, citant
un chroniqueur anonyme dans l’ouvrage de Constantin Sathas, éd.,
Bibliotheca Graeca Medii Aevi, VII, 169, Paris 1872-1894.
121 Richard Stoneman, Across the Hellespont: A Literary Guide to Turkey,
p. 206, I. B. Tauris, Londres, 2010, citant Aristakès Lastivertsi, dont
l’ouvrage Histoire d’Arménie, écrit à Constantinople de 1072 à 1079, relate
la chute du royaume d’Arménie bagratide, la destruction d’Ani et les
victoires des Turcs seldjoukides.
122 Annaliste de Nieder-Altaich, The Great German Pilgrimage of 106465, in Annales Altahenses Maiores, in James Brundage, trad. et éd., The
Crusades: A Documentary History, Marquette University Press, Milwaukee,
WI, 1962.
123 Moshe Gil, A History of Palestine, p. 487. L’importance du pèlerinage
allemand de 1064-1066 varie d’une source à l’autre, l’annaliste de NiederAltaich citant le chiffre de 12 000 et Moshe Gil faisant référence à des
sources parlant de 7 000 pèlerins ; Gil dit également que « moins de 2 000 »
sont rentrés chez eux.
124 Clifford Edmund Bosworth, Historic Cities of the Islamic World,
p. 233, et Jean Richard, Histoire des croisades, Fayard, Paris, 1996, disent
clairement qu’Atsiz a massacré des musulmans qui se trouvaient même dans
la mosquée al-Aqsa.
125 Moshe Gil, A History of Palestine, p. 416 ; Simon Sebag Montefiore,
Jérusalem : biographie, traduit par Raymond Clarinard et Isabelle Taudière,
Calmann-Lévy, Paris, 2011, p. 252.
126 Jacques-Paul Migne, Patrologia Latina, 148:329, in Oliver J. Thatcher
et Edgar Holmes McNeal, A Source Book for Mediaeval History, p. 512513.
127 Norman F. Cantor, The Civilisation of the Middle Ages, p. 246.
128 Edward Gibbon, Histoire du déclin et de la chute de l’Empire romain
d’Occident.
129 Carole Hillenbrand, The Crusades, Edinburgh University Press,
Édimbourg, 1999, p. 50; Moshe Gil, A History of Palestine, p. 488-489.
130 Bertold Spuler, The Muslim World, p. 109.
131 Moshe Gil, op. cit., p. 171-172. « Concernant la population rurale [de
Palestine], elle était essentiellement chrétienne à la veille de la conquête des
croisés » ; et « Jérusalem était à coup sûr peuplée principalement de
chrétiens pendant toute la période [de l’occupation musulmane] ». Les
sources de Moshe Gil sont al-Arabi, Muqaddasi et les documents de Geniza.
132 Ibn al-Arabi, cité dans l’ouvrage de Moshe Gil, ibid, p. 171.
133 V. Vasilievsky, cité dans l’ouvrage d’Alexander Vasiliev, Histoire de
l’Empire byzantin, vol. II p. 16.
134 Anne Comnène, Alexiade : règne de l’empereur Alexis Ier Comnène,
Livre VIII, chap. V, Les Belles Lettres, Paris, 1967. Pour la nature des
contacts d’Alexis Ier Comnène avec l’Occident, voir Alexander Vasiliev, op.
cit., et Carl Erdmann, The Origin of the Idea of Crusade, traduit en anglais
par Marshall W. Baldwin et Walter Goffart, Princeton University Press,
Princeton, NJ, 1977, p. 322-323 et p. 358.
135 Robert Somerville, Urban II’s Council of Piacenza, Oxford University
Press, Oxford, 2011, p. 8.
136 Bernold de Constance, cité dans l’ouvrage de Robert Somerville, op.
cit., p. 54-55.
137 Susan Edgington, Oxford Medieval Texts, Oxford University Press,
Oxford, 2007, p. 5.
138 Ibid, p. 7.
139 Ibid, p. 5.
140 Jonathan Riley-Smith, The First Crusaders, Cambridge University
Press, Cambridge, 1997, p. 55-56.
141 Andrew Jotischky, « The Christians of Jerusalem, the Holy Sepulchre
and the Origins of the First Crusade », in Crusades, vol. 7, Ashgate,
Farnham, 2008, p. 35-57. Comme l’explique Jotischky dans son article, la
fiabilité du récit de Pierre l’Ermite a été contestée, mais de récents travaux
universitaires plaident pour l’exactitude des faits rapportés. Voir également
Norman Housley, Contesting the Crusades, Blackwell, Oxford, 2006, p. 44.
142 Paul E. Chevedden, « The View of the Crusades from Rome and
Damascus: The Geo-Strategic and Historical Perspectives of Pope Urban II
and Ali ibn Tahir al-Sulami », in Oriens 39, Brill, Leiden, 2011, p. 307-308.
143 Foucher de Chartres, in Oliver J. Thatcher et Edgar Holmes McNeal, A
Source Book for Mediaeval History, p. 513-517.
144 Baudry de Dol, in A. C. Krey, The First Crusade: The Accounts of
Eyewitnesses and Participants, Princeton University Press, Princeton, NJ,
1921, p. 33-36. Association médiévale 1412.
145 Duc de Castries, La Conquête de la Terre sainte par les croisés, Albin
Michel, Paris, 1973.
146 Guibert de Nogent, in A. C. Krey, The First Crusade, p. 36-40.
Association médiévale 1412.
147 Peter Frankopan, The First Crusade: The Call from the East, Bodley
Head, Londres, 2012 , p. 11.
148 Saint Augustin, La Cité de Dieu, traduit par L. Moreau, Paris, 1854,
tome III, livre XIX, p. 219.
149 Évangile selon Matthieu 16:24. L’injonction d’Urbain II de coudre une
croix sur les vêtements est reprise dans les chroniques de Robert le Moine et
Guibert de Nogent, tous deux s’appuyant largement sur la Gesta Francorum,
récit anonyme antérieur. Les citations de l’Ancien et du Nouveau Testament
mentionnées dans cet ouvrage sont tirées du groupe « Ebooks libres et
gratuits » ; traduction de J. N. Darby suivant un texte revu de l’original grec.
(NdT)
150 Chronique anonyme de la première croisade, traduit par Aude
Matignon, Arléa, Paris, 1998.
151 Carl Erdmann, The Origin of the Idea of Crusade, p. 346.
152 À vol d’oiseau, 4 200 kilomètres séparent la rive nord du lac Balkhach,
au Kazakhstan, et Jérusalem. Entre Paris et Jérusalem, il y a
3 700 kilomètres. De même, l’itinéraire terrestre est plus long pour les
Seldjoukides que pour les croisés. En outre, les Seldjoukides partent depuis
une région située au nord du lac Balkhach, tandis que la plupart des croisés
viennent d’endroits plus proches de la Palestine que de Paris.
153 Guibert de Nogent, cité dans Steven Runciman, Histoire des
Croisades, p. 112.
154 Shlomo Simonsohn, The Apostolic See and the Jews, Pontifical
Institute of Mediaeval Studies, Toronto, 1991, p. 13.
155 Anne Comnène, Alexiade.
156 Foucher de Chartres, in A. C. Krey, The First Crusade, p. 119-120.
157 Jonathan Riley-Smith, The First Crusade and the Idea of Crusading,
Athlone Press, Londres, 1986, p. 2.
158 John France, Victory in the East: A Military History of the First
Crusade, Cambridge University Press, Cambridge, 1994, p. 286-287.
159 Helen Nicholson, « Cannibalism during the Crusades »:
http://www.crusades-encyclopedia.com/cannibalism.html (page en anglais).
160 Clifford Edmund Bosworth, Historic Cities of the Islamic World,
p. 233.
161 Adrian J. Boas, Jerusalem in the Time of the Crusades: Society,
Landscape and Art in the Holy City under Frankish Rule, Routledge,
Londres et New York, 2001, p. 9. L’auteur dit que, pendant la période
fatimide, la population de Jérusalem approchait les 20 000 personnes.
D’autres l’évaluent en 1099 entre 20 000 et 30 000 quand la première
croisade est arrivée en vue de la ville. Voir Benjamin Z. Kedar, « The
Jerusalem Massacre of 1099 in the Western Historiography of the
Crusades », in Crusades, vol. 3, Ashgate, Farnham, 2004, p. 74.
162 Benjamin Z. Kedar, Ibid, p. 18.
163 Raymond d’Aguilers, in A. C. Krey, The First Crusade, p. 261.
Association médiévale 1412.
164 Au XIIe siècle, les pèlerins sans moyens qui mouraient à l’hôpital de
Jérusalem étaient placés dans des fosses communes. Dans l’un de ces
champs, l’Akeldama, les morts étaient jetés à travers des trous du toit
recouvrant la fosse, où les corps se décomposaient en l’espace de vingtquatre heures, sans odeur. Simon Sebag Montefiore, Jérusalem : biographie.
165 Steven Runciman, Histoire des Croisades, Éditions Tallandier, 2013.
166 Runciman était surtout un historien et un fervent admirateur de
Byzance. Il voyait une opposition entre les croisades et Byzance et disait
clairement : « C’est pourquoi, à mes yeux, le terme “croisade” est un gros
mot. » Voilà aussi pourquoi il n’a jamais manqué une occasion de dénigrer
les croisés, leur caractère, leurs motivations, l’intégralité de leur entreprise.
Voir Steven Runciman, « Greece and the Later Crusades », conférence
donnée à Monemvasia le 31 juillet 1982, reproduite dans New Griffon,
Gennadius Library, American School of Classical Studies at Athens, éd.
Haris A. Kalligas :
www.myriobiblos.gr/texts/english/runciman_crusades.html.
167 Benjamin Z. Kedar, « The Jerusalem Massacre of 1099 in the Western
Historiography of the Crusades », p. 73-74.
168 Thomas F. Madden, The New Concise History of the Crusades,
Rowman and Littlefield, Lanham, MD, 2006, p. 34.
169 Raymond d’Aguilers, in A. C. Krey, The First Crusade, p. 257,
Association médiévale 1412.
170 John Wilkinson, Joyce Hill et W. F. Ryan, Jerusalem Pilgrimage,
1099-1185, The Hakluyt Society, Londres, 1988, p. 28.
171 Saewulf of Canterbury, in John Wilkinson, Joyce Hill and W. F. Ryan,
op. cit., p. 100.
172 Ibid, p. 100-101.
173 L’abbé Daniel, in John Wilkinson, Joyce Hill and W. F. Ryan, Ibid,
p. 156.
174 Deutéronome 28:47.
175 Selon Guillaume de Tyr, l’hôpital a d’abord été dédié à saint Jean
l’Aumônier, charitable patriarche d’Alexandrie du VIIe siècle. On a dit par la
suite qu’il était dédié à saint Jean-Baptiste. Mais, pour les experts actuels,
l’hôpital était dédié dès le départ à Jean-Baptiste. Voir Helen Nicholson,
The Knights Hospitaller, Boydell Press, Woodbridge, 2001, p. 2-3.
176 Malcolm Barber et Keith Bate, éd. et trad., The Templars, Manchester
University Press, Manchester, 2002, p. 2.
177 Carole Hillenbrand, The Crusades, p. 78.
178 Ibid, p. 103.
179 Ibid, p. 45.
180 Ronnie Ellenblum, Frankish Rural Settlement in the Latin Kingdom of
Jerusalem, Cambridge University Press, Cambridge, 1998, p. 19.
181 Le point marquant le centre du monde se trouve aujourd’hui sous le
transept de la nouvelle basilique adjacente à la rotonde construite par les
Francs entre les années 1140 et 1160 afin de remplacer la basilique de
Constantin, détruite par al-Hakim.
182 Le Mont du Temple culmine à 745 mètres, la colline ouest à 770 mètres
et le Mont des Oliviers à 793 mètres.
183 Simonetta Cerrini, La Révolution des Templiers : une histoire perdue
du XIIe siècle, Perrin, Paris 2007, p. 106. (NdT)
184 Ibid, p. 111. (NdT)
185 The Anglo-Saxon Chronicle, trad. D. Whitelock, Eyre et Spottiswoode,
Londres, 1961, p. 194-195. The Anglo-Saxon Chronicle était régulièrement
actualisée dans les années 1150, bien avant l’invasion normande de
l’Angleterre anglo-saxonne.
186 Lettres de Bernard de Clairvaux, citées dans Malcolm Barber, The New
Knighthood: A History of the Order of the Temple, Cambridge University
Press, Cambridge, 1995, p. 13.
187 Tiré du site www.templiers.org. (NdT)
188 Tyr, Guillaume de, Chronique du royaume franc de Jérusalem,
L’intermédiaire des chercheurs et curieux, 1999, vol. 1. (NdT)
189 Ibid. (NdT)
190 On entend parler pour la dernière fois de Foucher de Chartres à
Jérusalem en 1127. On pense qu’il est mort de la peste cette année-là, mais
rien ne confirme la date exacte de son décès.
191 Isaïe 11:7.
192 Robert Delort, Les Croisades, Seuil, Paris, 1988, p. 263.
193 Jonathan Riley-Smith, ed., The Atlas of the Crusades, Times Books,
Londres, 1991, p. 40.
194 Adrian J. Boas, Domestic Settings: Sources on Domestic Architecture
and Day-to-Day Activities in the Crusader States, Brill, Leiden, 2010,
p. 72. Foucher de Chartres, révision de 1118, dans l’ouvrage de John
Wilkinson, Joyce Hill et W. F. Ryan, Jerusalem Pilgrimage, 1099-1185,
p. 45.
195 Jean de Würzburg dans l’ouvrage de John Wilkinson, Joyce Hill et W.
F. Ryan, op. cit., p. 247.
196 Ronnie Ellenblum, Frankish Rural Settlement in the Latin Kingdom of
Jerusalem, p. 32.
197 Ibid, p. 210.
198 Denys Pringle, Fortification and Settlement in Crusader Palestine,
Addendum, Ashgate, Aldershot, 2000, p. 7.
199 Tiré de la chronique d’Ernoul, in Alan Forey, The Military Orders,
Macmillan, Basingstoke, 1992, p. 59-60.
200 Ronnie Ellenblum, Frankish Rural Settlement in the Latin Kingdom of
Jerusalem, p. 76-77, 82-84. La liste de Magna Mahomeria concerne l’année
1156 et celle de Beth Gibelin concerne 1168.
201 Ibid, p. 79.
202 Ibid, p. 31 ; voir également Ronnie Ellenblum, « Settlement and Society
Formation in Crusader Palestine », in Thomas E. Levy, The Archaeology of
Society in the Holy Land, p. 504.
203 Moshe Gil, A History of Palestine, p. 171-172. Les sources de Gil sont
al-Arabi, Muqaddasi et les documents de la Geniza. Dans Frankish Rural
Settlement in the Latin Kingdom of Jerusalem, p. 21-22, Ronnie Ellenblum
rejette l’hypothèse, émise par nombre d’experts et qu’il juge sans fondement,
selon laquelle la majorité de la population de Palestine aux XIe et XIIe siècles
était musulmane. Il attire également l’attention sur le rythme variable
d’islamisation dans le Moyen-Orient, faisant remarquer que, pas plus tard
qu’en 1932, les chrétiens pouvaient toujours affirmer être majoritaires au
Liban.
204 Carole Hillenbrand, The Crusades, p. 331. Voir également Philip Hitti,
History of Syria, p. 621.
205 Carole Hillenbrand, op. cit., p. 331.
206 Ibid, p. 303.
207 Foucher de Chartres in A. C. Krey, The First Crusade, p. 281.
208 Guillaume de Tyr, Histoire des régions d’Outremer depuis l’avènement
de Mahomet jusqu’à 1184, traduit par François Guizot.
209 Ibid. (NdT)
210 Oussama ibn Mounkidh, Ousama ibn Mounkidh. Un émir syrien au
premier siècle des croisades (1095-1188), A. Lanier, Paris, 1887.
211 André Miquel, Des enseignements de la vie, souvenirs d’un
gentilhomme syrien du temps des Croisades, Imprimerie nationale, 1983.
(NdT)
212 Ibid. (NdT)
213 Ibid. (NdT)
214 Robert L. Nicholson, « The Foundation of the Latin States », in
Kenneth M. Setton, ed., A History of the Crusades, University of
Pennsylvania Press, Philadelphie, 5 vols, 1955-85, vol. I, p. 429.
215 La seule source mentionnant la présence de Templiers est Orderic Vital,
chroniqueur d’Occident du XIIe siècle. Voir Orderic Vital, The Ecclesiastical
History of Orderic Vitalis, trad. et éd. Marjorie Chibnall, Oxford University
Press, Oxford, 1978, vol. 6, p. 496-497.
216 Carole Hillenbrand, The Crusades, p. 111.
217 Voir par exemple Thomas Asbridge, The Crusades: The War for the
Holy Land, Simon and Schuster, Londres, 2010, p. 193. Andrew S.
Ehrenkreutz, Saladin, p. 236. Malcolm Cameron Lyons et D. E. P. Jackson,
Saladin, p. 111.
218 Carole Hillenbrand, op. cit., p. 112-113.
219 Ibid, p. 133, citant Al-Bundari, Zubdat al-nusra, éd. M. T. Houtsma,
Leiden, 1889, p. 205.
220 Ibid, p. 144, citant Ibn al-Athir, Al-tarikh al-bahir fi l’dawlat alatabakiyya.
221 Guillaume de Tyr, in James Brundage, The Crusades, p. 80.
222 Ibid, p. 81.
223 Michael Rabo, in Matti Moosa, The Crusades: Conflict between
Christendom and Islam, Gorgias Press, Piscataway, NJ, 2008, p. 556.
224 Ibn al-Athir, in Matti Moosa, op.cit., p. 559.
225 Les poètes Ibn Munir et Ibn al-Qaysarani sont cités dans l’ouvrage de
Carole Hillenbrand, The Crusades, p. 115. Les titres honorifiques, cités par
Ibn Wasil, sont mentionnés à cette même page.
226 Michael Rabo, in Matti Moosa, op. cit., p. 571-572.
227 Eugène III, Quantum Praedecessores, in Michel Villey, La Croisade,
essai sur la formation d’une théorie juridique, Vrin, Paris, 1942, p. 92.
228 Eugène III, Quantum Praedecessores, in Ernest F. Henderson, trad.,
Select Historical Documents of the Middle Ages, George Bell and Sons,
Londres, 1910, p. 333.
229 Pierre Aubé, Saint Bernard de Clairvaux, Fayard, Paris, 2003. (NdT)
230 Lettre à l’Est de la France et à la Bavière pour promouvoir la deuxième
croisade, 1146, in Scott James, trad., The Letters of St. Bernard of
Clairvaux.
231 Scott James, ibid.
232 Watkin Wynn Williams, Saint Bernard of Clairvaux, Manchester
University Press, Manchester, 1935, p. 214.
233 Chrétien de Troyes, Perceval ou le conte du Graal, Flammarion, Paris,
2003.
234 Conrad III, roi de Germanie à Wilbald, abbé de Stavelot et Corvey,
septembre-novembre 1148, in Malcolm Barber et Keith Bate, The Templars,
p. 47.
235 Ibn al-Qalanisi, in Francesco Gabrieli, Chroniques arabes des
croisades.
236 Ibid, p. 85.
237 Conrad III, roi de Germanie à Wilbald, abbé de Stavelot et Corvey,
septembre-novembre 1148, in Malcolm Barber et Keith Bate, op. cit., p. 47.
238 John of Salisbury, John of Salisbury’s Memoirs of the Papal Court,
trad. Marjorie Chibnall, Thomas Nelson, Londres, 1956, p. 57-58.
239 André de Montbard à Évrard des Barres, fin 1149 ou début 1150, in
Malcolm Barber et Keith Bate, trad., Letters from the East: Crusaders,
Pilgrims and Settlers in the 12th–13th Centuries, Ashgate, Farnham, 2010,
p. 47f.
240 Ibn Munir, cité dans l’ouvrage de Carole Hillenbrand, The Crusades,
p. 150.
241 En dehors des sources citées plus haut dans le présent ouvrage, Steven
Runciman, dans son Histoire des Croisades, décrit la population
d’Outremer comme très majoritairement chrétienne.
242 Jean de Würzburg, in Adrian J. Boas, Jerusalem in the Time of the
Crusades, p. 35.
243 Jean de Würzburg, in Denys Pringle, The Churches of the Crusader
Kingdom of Jerusalem, A Corpus, 4 vol., Cambridge University Press,
Cambridge, 1993-2009, vol. III, p. 194.
244 Ibid.
245 Jacques de Molay, in Jonathan Riley-Smith, Templars and
Hospitallers as Professed Religious in the Holy Land, University of Notre
Dame Press, Notre Dame, IN, 2010, p. 61.
246 En français dans le texte. (NdT)
247 Theoderich, Description of the Holy Places, trad. Aubrey Stewart,
Palestine Pilgrims’ Text Society, Londres, 1896, p. 30-32.
248 Jonathan Riley-Smith, ed., The Atlas of the Crusades, Times Books,
Londres, 1991, p. 36. Adrian J. Boas, Archaeology of the Military Orders,
Routledge, Londres et New York, 2006, p. 4. Malcolm Barber, The New
Knighthood: A History of the Order of the Temple, Cambridge University
Press, Cambridge, 1995, p. 93-94.
249 Malcolm Barber, op. cit., p. 55.
250 Ross Burns, Damascus: A History, Routledge, Abingdon, 2005, p. 134.
251 Fostat, fondée par les Arabes en 641, est connue au Moyen Âge sous le
nom de Babylone, d’après la forteresse romaine de Babylone qui était située
à proximité. Le Caire, au nord, a été fondée par les Fatimides en 969.
252 Malcolm Barber et Keith Bate, trad., Letters from the East: Crusaders,
Pilgrims and Settlers in the 12th–13th Centuries, Ashgate, Farnham, 2010,
p. 266.
253 Thomas Asbridge, The Crusades, p. 266.
254 Christopher MacEvitt, The Crusades and the Christian World of the
East: Rough Tolerance, University of Pennsylvania Press, Philadelphie,
2008, p. 218, note de bas de page 12. Il est ici fait référence à l’étude d’elLeithy, « Coptic Culture and Conversion in Medieval Cairo ».
255 En français dans le texte. (NdT)
256 Guillaume de Tyr, in Malcolm Barber, The New Knighthood, p. 97.
257 Malcolm Barber et Keith Bate, Letters from the East, p. 59.
258 Judith Upton-Ward, trad. The Rule of the Templars: The French Text of
the Rule of the Order of the Knights Templar, Boydell Press, Woodbridge,
1992.
259 Ces deux couleurs sont le noir et le blanc, disposées horizontalement.
260 Psaume 115:1 : « Non pas à nous, Éternel, non pas à nous, mais à ton
nom donne gloire, à cause de ta bonté, à cause de ta fidélité ! »
261 Pèlerin anonyme, Aubrey Stewart, trad., Anonymous Pilgrims, I-VII (XIe
et XIIe siècles), V. 2, Palestine Pilgrims’ Text Society 6, Londres, 1894.
262 Règle française, vers 1165, qui s’ajoute à la Règle primitive de saint
Bernard. Tiré du site web templiers.org.free.fr.
263 Malcolm Barber, The New Knighthood, p. 277.
264 Philippe de Navarre et Gérard de Montréal, Les Gestes des Chiprois :
Recueil de chroniques françaises écrites en Orient aux XIIIe et XIVe siècles,
Société de l’Orient latin, Paris, 1887, p. 252-253.
265 Bouchard du Mont Sion, cité dans l’ouvrage de Malcolm Barber, op.
cit., p. 163.
266 Pour en savoir plus sur la composition des armées de Saladin, voir
Carole Hillenbrand, The Crusades, p. 444.
267 P. M. Holt, Ann K. S. Lambton and Bernard Lewis, ed., The
Cambridge History of Islam, 4 vols, Cambridge University Press,
Cambridge, 1977, vol. IA, p. 205.
268 Malcolm Cameron Lyons et D. E. P. Jackson, Saladin, p. 59.
269 Carole Hillenbrand, The Crusades, p. 186.
270 El-Leithy, « Coptic Culture and Conversion in Medieval Cairo », op.
cit.
271 Michael Gervers et James M. Powell, ed., Tolerance and Intolerance:
Social Conflict in the Age of the Crusades, Syracuse University Press,
Ithaca, NY, 2001, p. 57.
272 John Wilkinson, Egeria’s Travels to the Holy Land, Aris and Phillips,
Warminster, 1999, p. 150-151.
273 Tiré du site web jésusmarie.free.fr. (NdT)
274 Jean de Würzburg, in Michael Gervers et James M. Powell, Tolerance
and Intolerance, p. 108.
275 Gérard de Nazareth, in Michael Gervers et James M. Powell, op. cit.,
p. 110.
276 Ronnie Ellenblum, Frankish Rural Settlement in the Latin Kingdom of
Jerusalem, Cambridge University Press, Cambridge, 1998, p. 27-30.
277 Ibn Jubayr, The Travels of Ibn Jubayr, trad. R. J. C. Broadhurst,
Jonathan Cape, Londres, 1952, p. 316-317.
278 Unité de mesure perse correspondant à un peu plus de 5 km.
279 Ibn Jubayr, op. cit., p. 317.
280 Ibn Jubayr, in Philip Hitti, History of Syria, p. 622.
281 Pierre des Vaux de Cernay, Histoire de l’hérésie des Albigeois et de la
sainte guerre entreprise contre eux, Paris, 1824. (NdT)
282 Yuri Stoyanov, The Other God: Dualist Religions from Antiquity to the
Cathar Heresy, Yale University Press, New Haven, CT, et Londres, 2000,
p. 279.
283 Bernard Lewis, The Assassins, Phoenix, Londres, 2003, p. 111.
284 Guillaume de Tyr, in Malcolm Barber et Keith Bate, éd. et trad., The
Templars, p. 76.
285 Gautier Map, Contes pour les gens de cour, Brepols, 1993. (NdT)
286 Gautier Map in Malcolm Barber et Keith Bate, op. cit., p. 77.
287 Guillaume de Tyr, Histoire des régions d’Outremer depuis l’avènement
de Mahomet jusqu’à 1184, traduit par François Guizot.
288 Ralph of Diss, in Helen Nicholson, The Knights Templar, Sutton
Publishing, Stroud, 2001, p. 66.
289 Malcolm Cameron Lyons et D. E. P. Jackson, Saladin, p. 369.
290 Guillaume de Tyr, Histoire des régions d’Outremer.
291 J. J. Saunders, Aspects of the Crusades, University of Canterbury
Publications, Christchurch, 1962, p. 35.
292 Ernoul, in Ronnie Ellenblum, Crusader Castles and Modern Histories,
Cambridge University Press, Cambridge, 2007, p. 262.
293 Ronnie Ellenblum, ibid, chapitre 16.
294 Guillaume de Tyr, in Malcolm Barber, The New Knighthood, p. 98.
295 Michael Gervers et James M. Powell, Tolerance and Intolerance, p. 13.
296 Malcolm Cameron Lyons et D. E. P. Jackson, Saladin, p. 240.
297 Andrew S. Ehrenkreutz, Saladin, p. 237.
298 Malcolm Cameron Lyons et D. E. P. Jackson, op. cit., p. 194.
299 Ibid, p. 241.
300 Les sources donnent différents chiffres sur les deux armées, mais
indiquent généralement que les musulmans étaient deux à trois fois plus
nombreux que les chrétiens.
301 Anonyme, De Expugnatione Terrae Sanctae per Saladinum, p. 155156.
302 Ibid, p. 157.
303 Consuls génois au pape Urbain III, fin septembre 1187, in Malcolm
Barber et Keith Bate, Letters from the East, p. 82.
304 Anonyme, De Expugnatione Terrae Sanctae per Saladinum, p. 159.
305 Imad al-Din, in Francesco Gabrieli, Chroniques arabes des croisades,
p. 163.
306 Ibid, p. 165.
307 Jean de Terric, grand précepteur de l’ordre du Temple, à tous les
précepteurs et frères de l’Ordre en Occident, entre le 10 juillet et le 6 août
1187, in Malcolm Barber et Keith Bate, Letters from the East, p. 78.
308 Héraclius, patriarche de Jérusalem, au pape Urbain III, en septembre
1187, op. cit., p. 81.
309 Ibn al-Athir, in Francesco Gabrieli, Chroniques arabes des croisades,
p. 167.
310 Imad al-Din, in Francesco Gabrieli, op. cit., p. 186.
311 Ibid.
312 Ibn al-Qaysarani, in Carole Hillenbrand, The Crusades, p. 151.
313 Carole Hillenbrand, ibid, p. 150.
314 Carole Hillenbrand, ibid, p. 188.
315 Malcolm Cameron Lyons et D. E. P. Jackson, Saladin, p. 276.
316 Francesco Gabrieli, op. cit., p. 189.
317 Imad al-Din, in Carole Hillenbrand, op. cit., p. 301.
318 Ibn Zaki, op. cit., p. 189-190.
319 Ibid, p. 301.
320 Al-Qadi al-Fadil, op. cit., p. 317.
321 Imad al-Din, in Malcolm Cameron Lyons et D. E. P. Jackson, Saladin,
p. 276.
322 “The Rothelin Continuation of William of Tyre”, in J. Shirley,
Crusader Syria in the Thirteenth Century: The Rothelin Continuation of the
History of William of Tyre with part of the Eracles or Acre text, Ashgate,
Aldershot, 1999, p. 64.
323 Le besant franc avait la même valeur que le dinar en or syrien. Certaines
sources fournissent le montant de la rançon exigée par Saladin en dinars,
d’autres en besants, mais la somme est équivalente. Adrian Boas donne une
idée du pouvoir d’achat de l’époque dans son ouvrage Domestic Settings.
Aux XIIe et XIIIe siècles, une petite maison valait 40 besants au Caire et
80 besants à Jérusalem, mais seulement 25 besants à Saint-Jean-d’Acre. Une
petite maison dans le quartier vénitien de Saint-Jean-d’Acre se louait
7 besants à l’année. Par conséquent, la somme exigée par Saladin aux
pèlerins souhaitant visiter l’église du Saint-Sépulcre représentait entre un
huitième et la moitié de la valeur d’une maison.
324 Imad al-Din, in Francesco Gabrieli, op. cit., p. 188-189.
325 Imad al-Din, in Malcolm Cameron Lyons et D. E. P. Jackson, Saladin,
p. 277.
326 Description of the Holy Places, de Theoderich, trad. Aubrey Stewart,
Palestine Pilgrims’ Text Society, Londres, 1896, p. 30-32.
327 Ibn Jubayr, The Travels of Ibn Jubayr, p. 302-303.
328 Jean de Terric à Henri II d’Angleterre, janvier 1188, in Malcolm Barber
et Keith Bate, Letters from the East, p. 84.
329 Al-Maqrizi, in Carole Hillenbrand, Crusades, p. 380.
330 Stanley Lane-Poole, Saladin and the Fall of Jerusalem, G. P. Putnam’s
Sons, Londres, 1898, p. 238.
331 Itinerarium, in Malcolm Barber, The New Knighthood, p. 113.
332 Richard Ier d’Angleterre à William Longchamp, évêque d’Ely et
chancelier, depuis Saint-Jean-d’Acre, le 6 août 1191, in Malcolm Barber et
Keith Bate, Letters from the East, p. 90.
333 Itinerary of Richard I, in Parentheses Publications, York University,
Ontario, 2001, p. 163.
334 Diffusion générale de Richard Ier, depuis Jaffa, 1er octobre 1191, in
Malcolm Barber et Keith Bate, Letters from the East, p. 91.
335 Ibn Shaddad, in Stanley Lane-Poole, Saladin and the Fall of
Jerusalem, p. 285.
336 Myriam Rosen-Ayalon, « Between Cairo and Damascus », in Thomas
E. Levy, ed., The Archaeology of Society in the Holy Land, p. 515.
337 Diffusion générale de Richard Ier, depuis Jaffa, 1er octobre 1191, in
Malcolm Barber et Keith Bate, Letters from the East, p. 91.
338 Thomas Asbridge, The Crusades, p. 460.
339 Steven Runciman, Histoire des Croisades.
340 Anthony Bryer, « Sir Steven Runciman: The Spider, the Owl and the
Historian », History Today, vol. 51, n° 5, mai 2001. Bryer est professeur au
Centre for Byzantine, Ottoman and Modern Greek Studies de l’université de
Birmingham.
341 Steven Runciman, « Greece and the Later Crusades ».
342 Anthony Bryer, « Sir Steven Runciman: The Spider, the Owl and the
Historian », History Today, vol. 51, ,n° 5, mai 2001.
343 Steven Runciman, Histoire des Croisades.
344 Al-Kamil, cité par le chroniqueur Ibn Wasil, in Francesco Gabrieli,
Chroniques arabes des croisades, p. 297.
345 Malcolm Cameron Lyons et D. E. P. Jackson, Saladin, p. 361.
346 Al-Jahiz, Epistle Concerning the Qualities of the Turk, IXe siècle, in
Robert Irwin, The Middle East in the Middle Ages: The Early Mamluk
Sultanate 1250-1382, Croom Helm, Londres, 1986, p. 6.
347 Ibn Khaldun, in Carl F. Petry, The Cambridge History of Egypt, p. 242.
348 Thomas Bérard, Flores Historiarum, in Malcolm Barber, The New
Knighthood, p. 157.
349 Ibn Abd al-Zahir, in Robert Irwin, The Middle East in the Middle Ages,
p. 42.
350 Carole Hillenbrand, The Crusades, p. 446.
351 Philip Hitti, History of Syria, p. 622.
352 Ibn al-Furat, in Malcolm Barber, The New Knighthood, p. 167.
353 Jonathan Riley-Smith, The Crusades: A History, 2e éd., Continuum,
Londres, 2005, p. 206.
354 Tiré du blog Non Nobis Domine Non Nobis Sed Nomini Tuo Da
Gloriam. (NdT)
355 Ludolph de Sudheim, Description of the Holy Land and of the Way
Thither, trad. Aubrey Stewart, Palestine Pilgrims’ Text Society, Londres,
1895, XII, 54-61, repr. in James Brundage,The Crusades, p. 266-267.
356 Ibn Abd al-Zahir, in Francesco Gabrieli, Chroniques arabes des
croisades, p. 368.
357 Le Templier de Tyr, in Jonathan Riley-Smith, The Atlas of the
Crusades, p. 102.
358 Abu al-Fida, in Francesco Gabrieli, Chroniques arabes des croisades,
p. 372-373.
359 Ludolph de Sudheim, Description of the Holy Land and of the Way
Thither, trad. Aubrey Stewart, Palestine Pilgrims’ Text Society, Londres,
1895, XII, 54-61, repr. in James Brundage, The Crusades, p. 271.
360 Ibid, p. 271.
361 Ibid.
362 Ibid, p. 272.
363 Templier de Tyr, in Malcolm Barber, The New Knighthood, p. 178.
364 Abu al-Fida, in Carole Hillenbrand, The Crusades, p. 298.
365 Henry Maundrell, Voyage d’Alep à Jérusalem, à Pâques en l’année
1697, Pierre Ribou, 1706.
366 Jacques de Molay au roi Jacques II d’Aragon, depuis Limassol, le
8 novembre 1301, in Malcolm Barber et Keith Bate, Letters from the East,
p. 168.
367 Ghazan, Ilkhan mongol de Perse, au pape Boniface VIII, avril 1302, in
Malcolm Barber et Keith Bate, Letters from the East, p. 168.
368 Tomaz Mastnak, Crusading Peace: Christendom, the Muslim World,
and the Western Political Order, University of California Press, Berkeley,
2002, p. 244.
369 Pape Clément V au maître templier Thomas Bérard, 1265, in Malcolm
Barber, Le Procès des Templiers, traduit par Sylvie Deshayes, Éditions
Tallandier, Paris, 2007, p. 32-33.
370 Malcolm Barber et Keith Bate, The Templars, p. 238.
371 Peter Partner, The Murdered Magicians: The Templars and Their
Myth, Oxford University Press, Oxford, 1981, p. 36.
372 Tiré du site web www.templiers.net. (NdT)
373 Alain Demurger, Jacques de Molay : le crépuscule des Templiers,
Payot, Paris, 2002, p. 95.
374 Malcolm Barber, Le procès des Templiers, p. 88.
375 Ibid.
376 Itinerarium Symonis Semeonis ab Hybernia ad Terram Sanctam, ed.
M. Esposito, Scriptures Latini Hiberniae, Dublin Institute for Advanced
Studies, Dublin, 1960, vol. 4, p. 96-98, in Malcolm Barber et Keith Bate,
The Templars, p. 23.
377 Peter Partner, The Murdered Magicians, p. 61.
378 Tiré du site web www.templiers.net. (NdT)
379 Tiré du site web www.templiers.net. (NdT)
380 Tiré du site web www.templiers.net. (NdT)
381 Barbara Frale, Les Templiers, traduit par Geneviève Bouffartigue,
Belin, Paris, 2008, p. 160.
382 Le parchemin de Chinon a été mal référencé et rangé dans le labyrinthe
de dossiers des archives secrètes, jusqu’à ce que Barbara Frale, chercheuse
italienne de l’École de paléontologie du Vatican, mette la main dessus et
prenne conscience de son importance. Elle déchiffra son écriture inextricable
et codée, puis publia ses conclusions dans le Journal of Medieval History,
en 2004. En 2007, le Vatican publia un fac-similé du parchemin.
383 Traduction approximative du latin du parchemin de Chinon.
384 Traduction approximative du latin du parchemin de Chinon.
385 Seconde déposition de Jacques de Molay, 28 novembre 1309, in
Malcolm Barber et Keith Bate, The Templars, p. 293-294.
386 Malcolm Barber, Le Procès des Templiers, p. 363-364.
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