L`Etat, la famille, le droit (texte 1)

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Entre tensions et contradictions
Jacques Commaille
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Caisse nationale d'allocations familiales (CNAF) | « Informations sociales »
2006/8 n° 136 | pages 100 à 111
ISSN 0046-9459
Article disponible en ligne à l'adresse :
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-informations-sociales-2006-8-page-100.htm
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------!Pour citer cet article :
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Jacques Commaille, « La famille, l'état, le politique : une nouvelle économie des valeurs. Entre
tensions et contradictions », Informations sociales 2006/8 (n° 136), p. 100-111.
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LA FAMILLE, L'ÉTAT, LE POLITIQUE : UNE NOUVELLE
ÉCONOMIE DES VALEURS
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Les valeurs en crise
: L’ I D É A L D U S O C I A L
APPLIQUÉES
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La famille, l’État, le politique :
une nouvelle économie des valeurs
Entre tensions et contradictions
Depuis deux siècles, la famille comme entité est en mouvement, sortant de la sphère publique (c’était l’identification à la “mère patrie”) au
profit de la sphère privée, où la propre volonté des individus tend à en
définir les contours. Plus récemment, l’appel à la démocratisation des
modèles familiaux transforme le rapport à l’État. Une évolution inégale selon les conditions sociales.
L’histoire des politiques de la famille est celle des
valeurs que la société veut promouvoir, pas seulement
les valeurs au nom desquelles les individus doivent établir leurs relations au sein de leur sphère privée mais
celles qui sont constitutives du social et du politique en
général. Ainsi, ce qui est conçu pour cet espace qu’on
appelle la famille l’est en même temps pour la société et
pour ce qui la constitue politiquement. Telle est la thèse
que nous voudrions défendre ici en montrant donc que
l’évolution des politiques de la famille et les valeurs qui
les fondent sont indissociables des conceptions générales du “vivre ensemble” et de l’ordre politique.
Il nous revient alors de nous interroger sur les valeurs
qui vont fonder les mobilisations politiques et étatiques
autour de la famille et de nous demander si l’on observe des transformations majeures en la matière. Si tel est
le cas, nous considérerons que ces transformations sont
autant révélatrices de métamorphoses du politique en
général que de changements du statut politique de la
famille. C’est ainsi que nous montrerons, dans une pre-
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Jacques Commaille – École normale supérieure de Cachan, groupe d’analyse des politiques
publiques, Institut des sciences sociales du politique (CNRS-ENS
Cachan-Université Paris-X-Nanterre)
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mière phase correspondant à l’imposition exogène des
valeurs du privé, que les valeurs du familial se confondent avec celles du politique et du social pour faire
effectivement de la sphère privée le socle de l’ordre
politique et de l’ordre social. Dans une deuxième phase,
l’autonomisation de la sphère privée débouche sur ce
que nous appellerons une “endogénéisation” des
valeurs du privé. Dans ce cadre, les modes de constitution et de fonctionnement du familial relèvent de plus
en plus de la propre volonté des individus, jusqu’à
consacrer l’avènement de valeurs nouvelles pour la
société tout entière inspirées d’un individualisme positif. Les individus vont alors jusqu’à revendiquer pour
leur sphère privée l’application de principes qui sont
ceux de la démocratie politique. Mais les nouvelles
expressions de la question sociale viennent perturber
cette évolution contemporaine. En effet, à côté de l’affirmation de ces valeurs nouvelles portées par les
couches moyennes et supérieures, la vulnérabilité croissante de populations confrontées à la transformation de
risques familiaux en risques sociaux conduit à interpeller les fondements mêmes de la solidarité sociale et à
restaurer l’idée de responsabilité individuelle. C’est un
fonctionnement dual de la régulation de la sphère privée qui s’affirme, ce que nous qualifierons de phase de
libéralisation des valeurs versus un retour des valeurs
libérales.
L’imposition exogène des valeurs du privé
Dans sa genèse, la représentation de la famille se
confond avec ce que devrait être, dans l’idéal, le fonctionnement du monde social. Ainsi, à l’opposé d’une
approche agonistique qui fait du conflit le moteur de la
vie sociale, dans le cadre d’une approche consensualiste, la famille fait l’objet d’un usage idéologique en vue
de naturaliser le monde social invité à être à son image,
c’est-à-dire un monde potentiellement harmonieux où
chacun se dévoue à l’autre et contribue pour sa part au
bonheur commun (Borgetto, 1983 ; Lenoir, 2003). Les
valeurs supposées altruistes de la famille sont associées
à celles qui doivent régner dans la société tout entière.
Ceux qui ne les respectent pas représentent un écart
qu’il convient de réduire pour restaurer un état “nor-
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mal” : celui du bonheur familial, qui est aussi un bonheur social sous l’autorité d’un pouvoir politique bienveillant (paternel ou maternel suivant les cas).
L’encadrement moral de la famille constitue donc un
enjeu qui dépasse son propre fonctionnement.
L’héroïne du roman de Paul Bourget intitulé Le divorce est confrontée au dilemme tragique de devoir choisir
entre ses croyances religieuses et un divorce imposé par
une vie en couple devenue infernale, suivie d’un remariage. D’où la représentation, sur la couverture du
roman, d’une femme éplorée et les mains jointes, à côté
de laquelle apparaît un crucifix. De même, comme le
rappelle Martine Segalen, les familles bourgeoises partagent, au XIXe siècle, “une idéologie qui les unifie audelà de leurs distinctions matérielles, en mettant au
centre de leurs valeurs un modèle familial qui joue
un rôle social considérable […], qu’il s’agisse du
groupe domestique ou du réseau de parenté.Au cœur
du dispositif bourgeois, une famille qui se définit
comme le lieu de l’ordre, porteuse d’un modèle normatif puissant où tout écart est considéré comme une
dangereuse déviance sociale” (Segalen, 1986).
Mais la famille ne participe pas seulement d’une morale sociale, elle est au fondement même du politique et
des valeurs qui le constituent. Comme le soulignent
Luc Boltanski et Laurent Thévenot, dans la “cité
domestique”, “le lien entre les êtres est conçu comme
une génération du lien familial : chacun est un père
pour ses subordonnés et entretient des relations
filiales avec l’autorité” (Boltanski et Thévenot, 1991).
La famille est effectivement à l’image d’un ordre politique hiérarchisé avec des individus aux rôles différenciés. La verticalité qui ordonne les statuts au sein de la
sphère privée justifie celle de l’ordre politique et réciproquement. Les vertus du politique sont à l’image de
celles de la famille, d’où cet usage des métaphores de la
famille dans la rhétorique politique : comme le signifie
l’usage de l’expression “la mère patrie”, rien ne révèle
mieux les valeurs qui doivent construire le politique,
l’adhésion et la soumission des citoyens à ce qu’il est et
à ce qu’il poursuit que la référence à la famille et aux
vertus que celle-ci est supposée exalter (Borgetto, 1983
; Commaille, 1991). De ce point de vue, la famille est
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bien une question d’ordre public. Par exemple, dans les
travaux préparatoires du Code civil, Portalis considère
que la famille est “la pépinière de l’État […] [qu’]elle
est la source et la base de la grande société civile […],
le berceau de l’État, et les vertus domestiques sont
toutes les vertus des citoyens”. Comme le souligne
avec force l’article 4 de la Constitution de 1795, “nul
n’est bon citoyen, s’il n’est bon fils, bon père, bon
frère, bon ami, bon époux”.
C’est avec cet arrière-fond d’une famille constitutive
d’une morale sociale et d’une éthique politique qu’il
convient de réexaminer le sens à donner à la politique
familiale. Au-delà de la préoccupation démographique
(celle de la reproduction biologique de la population) et
du souci de promotion de la famille en soi par la prise
en considération des charges spécifiques que représente la présence d’enfants, cette politique publique, donc
conçue et mise en œuvre par l’État, est porteuse de
valeurs censées contribuer au “bien commun”. Dans le
cadre de ce qu’on a appelé “l’âge d’or de la famille”, la
volonté de promouvoir un certain modèle du genre : la
famille formée d’un couple marié avec trois enfants,
participe aussi d’une conception de l’ordre social. Ce
qu’on a appelé le “familialisme” est bien plus qu’une
doctrine de promotion de la famille. Il inscrit cette dernière dans une conception de l’ordre du monde où, non
seulement les fonctions remplies par celle-ci (reproduction biologique, socialisation, transmission des valeurs,
etc.) sont favorisées mais, comme nous l’avons vu plus
haut, ses vertus sont supposées inspirer l’ordre social et
l’ordre politique pour construire un monde harmonieux
et solidaire.
Ce qui caractérise ce premier modèle d’économie des
valeurs où la famille est au centre, c’est ce que nous
avons appelé une imposition exogène, c’est-à-dire une
définition par le haut de ce que doit être la famille eu
égard à sa fonction structurante par rapport à l’ensemble de la société. Rien ne l’illustre mieux que, précisément, la politique de la famille, qui répond parfaitement à ce modèle de politique publique. L’État central
surplombant définit et impose les grandes orientations
de sa politique dans le cadre de l’exercice d’un mode
tutélaire de gouvernement auquel sont soumis les
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citoyens. Il est en mesure de prétendre orienter et
contrôler les comportements des individus dans leur
sphère privée, ceci au nom d’un impératif de protection
de “l’intérêt général” ou de l’exercice d’une “raison”
(raison juridique qui est en même temps une raison
morale, qu’il appartient à quelques-uns de définir au
nom de tous). Le droit de la famille, droit civil mais
aussi droit social, est une des expressions de ce mode de
gouvernement politique et moral par le haut. Le Code
civil de 1804, dont les grands principes demeurent dans
la période contemporaine, même s’il a connu des transformations, définit les règles de constitution et de fonctionnement de la famille. Celles-ci ne sont que la transcription juridique de règles morales (ce que montre parfaitement la doctrine quand y sont commentés des dispositifs juridiques avec des arguments où la mise en
œuvre de la raison juridique se confond le plus souvent
avec l’expression de considérations morales –
Commaille, 1994 ; CURAPP, 1993). La subtilité de
cette régulation juridique et morale de la famille apparaît à l’évidence quand se met en place, à la fin du XIXe
siècle et au début du XXe siècle, une gestion dichotomique de l’ordre juridique, avec un Code civil où domine le souci de concilier une morale familiale avec l’exigence de gestion du patrimoine et un droit social
d’abord inspiré par la volonté de moralisation de la
classe ouvrière (Lenoir, 2003).
L’“endogénéisation” des valeurs du privé
La période des Trente Glorieuses est en même temps
celle de “l’âge d’or de la famille”, mais elle porte en
germe l’affirmation d’un nouveau modèle d’économie
des valeurs. C’est en effet celle de l’établissement d’une
société salariale et de l’émergence de nouvelles classes
moyennes salariées, lesquelles vont contribuer à déplacer les enjeux de l’espace du travail vers celui du privé
et des valeurs qu’il porte. La relativisation de
l’économique, autorisée par la croissance et par le
plein-emploi, va favoriser un tel déplacement. C’est
ainsi qu’il pourra être question de l’avènement d’une
société post-matérialiste. L’idée d’une “moyennisation” de la société française sera également avancée
(Mendras, 1994) pour signifier que les rapports de
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classes sociales ont tendance à se dissoudre et que les
mobilisations sur les modes de vie (y compris et surtout
dans la sphère privée) deviennent prééminentes par rapport à celles dont la source principale était l’espace de
travail (c’est souvent ainsi qu’ont pu être interprétés les
événements de Mai 1968). Le souci d’hédonisme, celui
de l’établissement de nouveaux principes devant guider
les relations au sein de la sphère privée sont prévalents
dans les débats, dans la réalité des rapports de force au
sein de la société et dans les
rapports au politique. Il s’agit
alors d’une véritable mutation, dont Anthony Giddens
analyse ainsi le possible avènement : “Un monde social
dans lequel l’accomplissement émotionnel aurait
remplacé la maximisation
de la croissance économique serait très différent de celui que nous connaissons actuellement” (Giddens, 1992).
Dans ce contexte, il est significatif que les femmes
deviennent les principales actrices de ce changement,
dans la mesure où les revendications qu’elles portent et
les transformations qu’elles provoquent mettent au
centre du débat la question de la sphère privée, en soi et
dans ses rapport à la société et au politique, compte tenu
de la position centrale qu’elles y occupent (elles restent
les “gardiennes de la famille” – Commaille et Martin,
1998).
Le rôle moteur ainsi joué par les femmes aurait alors
rendu encore plus vive leur exigence de voir la société
industrielle tenir ses promesses. Les bases de l’institution familiale ont été ébranlées : mariage, sexualité,
rôles parentaux, etc. Cette transformation de la famille
serait le signe d’une transformation plus globale liée au
processus de modernisation lui-même, dans lequel les
individus auraient cherché à s’émanciper des structures
sociales de la société industrielle, en s’appuyant sur leur
capacité réflexive. Ulrich Beck qualifie ce processus
historique de “détraditionalisation” (Beck, 1992,
2003). Mais, pour lui, dans ce contexte, les femmes
“Les femmes,
actrices
du changement”
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peuvent considérer que la société industrielle n’a jamais
consacré les principes de la modernité (la liberté individuelle et l’égalité) qu’à un seul des deux genres. Une
conscience vive des écarts de conditions imposerait que
soient discutées et renouvelées les relations entre les
sexes.
Il est alors possible de parler d’une nouvelle économie
des valeurs pour le privé. En effet, la question de la
famille redevient une question éminemment politique,
non plus à partir de ce que l’État ou le pouvoir politique
conçoivent et décident pour elle, mais à partir de ce que
les citoyens, en l’occurrence les femmes, exigent, afin
que ce qu’Anthony Giddens appelle une démocratisation de la vie privée devienne effectif et rende possible
une véritable réciprocité positive entre cette démocratisation de la vie privée et la démocratie politique.
Political is personal, pour reprendre le slogan des
féministes anglo-saxonnes. Ce qui est exigé, c’est que
les valeurs de la démocratie, les principes qui la fondent, dont la liberté et l’égalité, s’appliquent à la sphère privée. Les femmes ont ainsi permis une véritable
inversion, puisque d’une situation de politique sur la
famille, on serait passé à une situation de politique dans
la famille. Les vertus du domestique et celles du politique sont de nouveau associées désormais, non pas parce
qu’on l’impose, mais à partir
des aspirations des individus
eux-mêmes et des valeurs
qu’ils attribuent à un ordre
politique particulier : celui de
la démocratie. C’est dans cette
même logique que vont s’inscrire les mouvements homosexuels dans les années
récentes. La quête de reconnaissance sociale et juridique de leur projet d’organisation de leur vie privée est délibérément placée sur le
registre plus général du respect de droits politiques. Par
exemple, la référence à la convention internationale sur
l’élimination de toutes les formes de discrimination est
sollicitée pour faire de “la lutte contre les discriminations […] une obligation majeure de l’État démocra-
“Les vertus
du domestique
et du politique”
n° 136 Informations sociales
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tique” (Borrillo, 2000). L’assimilation est alors revendiquée entre le traitement de problèmes politiques
comme le racisme, l’antisémitisme ou la xénophobie et
les discriminations fondées sur le sexe et sur l’orientation sexuelle. Dans cette perspective, la question de la
vie privée, celle de l’orientation sexuelle ou de la différenciation sexuelle et celle de la possibilité d’une
construction sociale des liens de filiation peut être resituée dans un cadre plus général : celui de la protection
des droits de l’homme et des libertés fondamentales,
celui de la citoyenneté.
Le registre d’argumentation des mouvements homosexuels dans la filiation de celui des mouvements féministes nous donne effectivement à voir une nouvelle
économie des valeurs. Face à la volonté d’autodétermination de leur univers privé par les individus euxmêmes en référence à des valeurs qui sont au fondement de la démocratie, face à l’avènement d’un “individualisme positif” potentiellement en réciprocité avec
l’ordre démocratique (de Singly, 2005), les vertus de la
régulation juridique et politique sont de plus en plus
associées, non plus à ce qui est imposé au nom d’une
“légitimation d’ordre supérieur”, mais à des pratiques
d’ajustement aux aspirations des individus eux-mêmes.
En matière juridique, c’est déjà ce que constatait et
annonçait une comparatiste américaine, en soulignant
que les dispositifs concernant le droit de la famille
visaient de moins en moins à contraindre les comportements (par exemple dans le domaine de la constitution
ou de la dissolution du couple) et de plus en plus à se
préoccuper des effets sociaux de modes d’organisation
de leur univers privé choisis par les individus. En matière de politique familiale, on peut se demander si le
mouvement de socialisation des politiques publiques à
destination des familles (Commaille, Strobel et Villac,
2002) n’obéit pas à la même logique, précisément parce
que ses fondements doctrinaux, inspirés par le “familialisme”, ne correspondent plus aux attentes sociales et
rendent plus difficile toute expression d’un volontarisme politique en la matière, ceci d’autant plus que les
nouvelles expressions de la question sociale viennent
renforcer ce déplacement contraint des mobilisations
publiques.
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Libéralisation des valeurs versus retour
des valeurs libérales
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Comme le dit justement Robert Castel, “l’exaltation
d’un individualisme qui encourage les individus à
être autonomes, libres de leurs actes y compris dans
leur univers intime ne prend pas en compte les effets
différentiels que cet individualisme est susceptible de
produire”. Pour lui, “on vit d’autant plus à l’aise sa
propre individualité qu’elle s’étaie sur des ressources
objectives et des protections collectives” (Castel,
1995). Effectivement, les évolutions que nous venons
de rappeler sont en quelque sorte contrariées par un
double phénomène :
> les inégalités de ressources dont disposent les individus pour s’inscrire positivement dans ce processus de
démocratisation de la vie personnelle supposé être en réciprocité positive avec la démocratie politique. Pour certains
individus, les risques familiaux
auxquels ils sont plus encore
exposés sont susceptibles de se
transformer en risques sociaux.
C’est ce qu’illustre par exemple
la situation matérielle difficile
dans laquelle se trouvent des
familles dites monoparentales,
qui conjuguent la vulnérabilité de certaines catégories
sociales avec les inégalités structurelles dont sont spécifiquement victimes les femmes ;
> les nouvelles expressions de la question sociale provoquées par la crise de la société salariale exposent certains individus et certaines familles à la précarité et au
chômage, lesquels sont susceptibles d’entraîner des
perturbations graves dans la constitution et dans le
fonctionnement de la sphère privée (Haut conseil de la
population, 1999).
Dans ce contexte, les pouvoirs publics se trouvent dans
l’obligation d’activer fortement la solidarité sociale,
jusqu’à en faire parfois l’essentiel des mobilisations des
fonds publics en direction des familles en difficulté.
Mais dans une conjoncture de crise des ressources se
cumulant avec une crise de croyance dans les vertus
“Risques familiaux,
risques sociaux”
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d’un interventionnisme étatique extensif, la tentation
est grande de revenir à des valeurs constituant le cœur
de la pensée libérale. Si la solidarité sociale ne saurait
être totalement disqualifiée, la volonté se manifeste de
plus en plus de l’amender (Borgetto et Lafore, 2000).
Non seulement peut réapparaître la rhétorique du “bon”
et du “mauvais” pauvre, mais s’exprime de plus en plus
une exigence de contrepartie à l’exercice de la solidarité sociale. Bien loin de reconnaître les effets négatifs de
conditions sociales défavorables susceptibles de provoquer des dysfonctionnements familiaux, par exemple
dans l’exercice des rôles parentaux, l’argument de la
responsabilité individuelle est sollicité pour justifier
éventuellement l’existence de sanctions. Le mauvais
fonctionnement de la sphère privée peut être considéré
comme une faute qu’il convient de sanctionner.
En conclusion…
Ainsi, certains individus socialement démunis sont susceptibles de se retrouver dans une contradiction fondamentale entre ce qu’on leur suggère d’être dans leur
sphère privée et ce qu’on leur permet socialement.
Finalement, nos sociétés ont désormais à gérer les tensions provoquées par l’incapacité croissante à définir
par le haut ce que devraient être les valeurs du privé.
Dans le même temps se manifeste la permanence d’attentes sociales continuant à situer la famille comme une
des principales, sinon la principale valeur à laquelle les
individus adhèrent et qu’ils souhaitent voir s’exalter
pour eux-mêmes. De surcroît, l’idéalisation de la famille est entretenue suivant un nouveau schéma. Une
volonté d’autodétermination des conditions de la vie
privée s’affirme, légitimée par la sollicitation de valeurs
politiques relevant de l’idéal démocratique. Mais de ce
processus enchanté, les individus les plus vulnérables
socialement sont exclus, en même temps qu’ils sont
exposés au retour de valeurs libérales. Le temps est sans
doute venu pour l’État et pour le politique de se
confronter à cette nouvelle économie des valeurs du
privé en se saisissant simultanément de toutes ses
facettes et sans en éluder les contradictions.
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Bibliographie
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> Ulrich Beck, Risk Society. Towards a New Modernity, Sage,
1992 [version traduite : La société du risque. Sur la voie
d’une autre modernité, Flammarion, coll. “Champ”, 2003].
> Luc Boltanski et Laurent Thévenot, De la justification. Les économies de la grandeur, Gallimard, “NRF Essais”, 1991, p. 116 et sqq.
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> Michel Borgetto, “Métaphore de la famille et idéologies”,
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n° 136 Informations sociales
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