16 [ Reportage ] L orsque Julien Libeer entre dans cette grande brasserie Le Café Belga de la place Flagey, à Bruxelles, bien sûr, il sait qu’il est attendu. Seulement, il ne connaît pas son interlocuteur. Alors, il s’arrête à quelque distance du bar, embrasse la salle d’un regard, calme, interrogateur. Enfant du siècle de la connexion virtuelle, il plonge ses yeux dans les touches de son téléphone portable, l’instrument incontournable devenu la partition réglant nos vies citadines. Une entrée en scène de la vie de tous les jours qu’il est souvent habitué à rééditer d’une façon plus formelle dans les salles de concerts. Pianiste, c’est comme interprète qu’il est souvent attendu par un auditoire d’inconnus mélomanes. Sur son agenda pour la fin 2013, sont inscrites les dates pour les scènes de théâtre et auditoriums de Barcelone, Gand, Paris, Ravello, Bruxelles. « On est très fragile quand on est sur scène. On reste vulnérable.» Julien Libeer explique dans cette fragilité récurrente une des conséquences immédiates : l’apparition du trac. Ainsi cette virtuosité apparente – l’aisance sensible dans la transcription de l’esprit de la partition d’un compositeur – cache immanquablement les doutes du créateur. Alors apparaît chez le soliste, cet équilibre ténu. Il transforme une morne transcription en une sidération exaltante dans les limbes du sensible. Aujourd’hui, à vingt-six ans, il est devenu un pianiste reconnu. En 2008, il reçoit le prix Juventus. En 2010, la presse belge lui décerne le prix de Musicien de l’année. Membre permanent du Trio Avanesyan, ses collaborations, par ailleurs, s’élaborent à la fois autour de musiciens aguerris : Augustin Dumay, Maria João Pires aussi bien que de jeunes talents : Julian Steckel, Alissa Margulis, Lorenzo Gatto. Repéré au conservatoire de Bruxelles, par le pianiste serbe Aleksandar Madzar, il continue son apprentissage, puis entame sa carrière de soliste. « Jouer devant un auditoire, c’est presque une organisation de sniper dans la précision, comme une cible à atteindre. Je dis souvent que c’est 80% de tripes et 20 % de berger. Celui qui fait en sorte que cela ne parte pas dans tous les sens. » n°29 • juillet - août - septembre 2013 [ Salon ] Julien Libeer ou Julien Libeer, jeune pianiste belge, en de concertiste internat Julien Libeer jette un regard lucide sur sa jeune carrière de pianiste. Tout d’abord, avec cette gratitude insistante envers ses parents, pour l’avoir accompagné, depuis son jeune âge, dans sa passion. « Pour y arriver, il ne faut pas juste du talent, il faut un budget. J’ai l’habitude de comparer ma situation avec celle des parents qui payent les études d’un fils pour devenir dentiste [ Exclusif ] [ Reportage ] 17 ou la modernité tranquille ge, entre en phase de maturité sereine dans sa carrière ernational. Portrait chez lui, à Bruxelles. le grand répertoire classique, celui qui va jusqu’à la moitié du XXe. » Des facéties enfantines, lorsqu’il dirigeait les opéras de Mozart devant sa glace, il est aujourd’hui sagement installé au clavier pour instiller à son public son amour de la musique de son temps. Ainsi, en 2011, un des jalons importants de sa carrière de concertiste fut la création de Watercolor, une commande faite à son ami américain, Bryan Christian, jouée lors d’un récital au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles (BOZAR). « J’aime bien le style méditatif de ses compositions. » ou médecin. » Sa destinée, il l’a rêvée très jeune. Enfant, il se voyait chef d’orchestre. Quand il déroule les fils ténus de sa mémoire, à cinq ans, il se souvient sur la télé familiale de sa madeleine de Proust, sous la forme d’un film. La musique dans son enfantine arrière-cuisine musicale entonne le thème de West Side Story. Avec à l’écran, le spectacle de l’exubérante prestance de Leonard Bernstein dirigeant l’orchestre. Il est fasciné. « Je voulais vraiment faire le grand chef d’orchestre. » Ses parents tempèrent ses ardeurs. Ils lui suggèrent de commencer par apprendre un instrument. A six ans, dans sa ville de naissance à l’Académie de Courtrai, il commence par jouer du violon. C’est en dehors de l’enseignement de l’Académie, chez Annie Denecker devenue « sa grand-mère musicale » qu’il apprend le piano. A onze ans, avec son argent de poche, il achète sa première partition, comme d’autres collectionnent des vignettes Panini ou achètent des B.D. Pour lui, une nécessité : l’achat de la Flûte enchantée, l’opéra de Mozart. L’œuvre reste une de ses préférées. Même s’il reconnaît que ce sont les œuvres de Beethoven qu’il joue le plus souvent. « Il est vrai que c’est un art qui n’est plus tout à fait populaire, mais je crois qu’il faut tout faire pour qu’il le demeure. » Watercolor Ainsi, au Petit Palais à Paris, le 21 novembre, avec Albane Carrère, mezzo, il interprétera les Nuits d’été de Berlioz suivies du Sieben Frühe, lieder d’Alan Berg, puis une œuvre de son compatriote Benoît Mernier, Verklärter Herbst. Dans la programmation des concerts, oser est nécessaire, remplir les salles reste aussi important. « Il est vrai que le fonds de commerce, c’est De son lointain apprentissage au violon, il jette un regard lucide et sans regret sur ses modestes aptitudes d’alors. D’autant que, aujourd’hui, il s’amuse de l’envie artistique des violonistes à jouer Chopin, mais surtout du résultat, de cette viscérale incompatibilité musicale de l’œuvre du compositeur avec le violon. « Toute l’œuvre de Chopin, pour moi, il n’y a pas de musique qui tombe plus en miettes quand elle est jouée sur un autre instrument que le piano. » L’extrême concentration réclamée sur scène est pour Julien Libeer, sans doute, l’exigence la plus difficilement compréhensible pour le public. « Sans cette concentration absolue, cela part tout de suite en vrille. Si l’on ne reste pas connecté au côté organique du geste, on se déconnecte de la nécessaire balance entre le mental et le corps. Une relation qui fait disserter les philosophes depuis des millénaires. » De notre envoyé spécial à Bruxelles Alain THOMAS © Photos : D-artagnan n°29 • juillet - août - septembre 2013