Les condensats de Bose-Einstein en rotation F. Chevy et J. Dalibard Les condensats d’alcalins Suite aux travaux de S.N. Bose sur le rayonnement du corps noir, A. Einstein prédit en 1924 qu’un gaz parfait de bosons devait subir à basse température une transition de phase, dite condensation de Bose-Einstein, amenant un nombre macroscopique de particules dans leur état fondamental. Le condensat obtenu est un fluide quantique car cette transition se produit lorsque les effets de statistique quantique commencent à se manifester, autrement dit lorsque la distance inter-atomique devient de l’ordre de la longueur de cohérence des ondes de matière. Plus quantitativement, la condensation de Bose-Einstein survient lorsque la température et la densité de particules n satisfont la condition1 : nΛ 3dB ≥ 2.6 , où Λ dB = h / 2 π mk B T , m désigne la masse d’une particule2 et kB la constante de Boltzmann. Cette prédiction resta à l’état spéculatif jusqu’en 1938, date de la mise en évidence par Kapitza, Allen et Misener du caractère superfluide de l’hélium liquide à basse température. F. London fit alors le rapprochement entre la prédiction d’Einstein et ce phénomène expérimental ô combien surpenant. Ce fut le début d’une période particulièrement féconde de la physique statistique, dans laquelle furent impliqués parmi certains des plus grands noms de la discipline, tels que L. Landau ou R.P. Feynman. Notons toutefois que l’hélium superfluide étant dans une phase dense, sa physique est très loin de celle du gaz parfait décrit initialement par S.N. Bose et A. Einstein. Ceci rend en particulier très difficile toute description ab initio de son comportement. Ainsi, à titre d’exemple, on ne sait calculer que depuis très récemment la température de transition superfluide. Cette situation se trouva brutalement changée en 1995, lorsque fut observée pour la première fois la condensation de Bose-Einstein de gaz d’alcalins ultra-froids à Boulder et au MIT [1-3] sur des atomes de sodium et de rubidium, ce qui valut le prix Nobel à E. Cornell,W. Ketterle et C. Wieman en 2001 : pour la première fois, il était possible d’observer la transition de phase prédite par Einstein dans des systèmes de très faibles densités et donc proches du gaz parfait étudié par Bose et Einstein. Ces expériences, aujourd’hui reproduites sur plusieurs autres espèces atomiques, se fondent sur le développement de la technique de « piégeage magnétique » 3 et de « refroidissement par évaporation ». On place les atomes dans un champ magnétique inhomogène B(r ) où, du fait de leur moment magnétique, les atomes acquièrent une énergie potentielle E (r ) = − M B(r ) = − gmF µ B B(r ) , M désignant la projection du moment magnétique selon la direction du champ magnétique local, µ B le magnéton de Bohr, g le facteur de Landé et mF le nombre quantique magnétique associé au spin total F de l’atome (F=mF=2 et g=1/2 dans le 1 Notons que la température de transition de phase reste bien supérieure à l’écart d’énergie entre le niveau fondamental et le premier état excité. La condensation de Bose-Einstein ne se résume donc pas à l’effet classique d’accumulation dans les niveaux de plus basses énergie par la simple loi de Boltzmann. 2 Dans le cas de fermions, la condition nΛ dB ∼ 1 signale là aussi l’entrée dans un régime de statistique 3 quantique, mais le passage d’une distribution de Boltzmann à une mer de Fermi dégénérée se déroule continûment, sans transition de phase. 3 La technique doit cependant être adaptée dans le cas du césium atomique, pour lequel les collisions inélastiques interdisent d’atteindre le régime de condensation dans un piège magnétique. cas du rubidium, sur lequel nous menons nos expériences). Le principe du piège est de réaliser un minimum local de E, en se plaçant au voisinage d’un extremum local de B et en choisissant convenablement le signe du produit gmF. Les équations de Maxwell imposant au module du champ magnétique de ne posséder que des minima (en dehors de la surface des conducteurs créant le champ), on voit sans difficulté que pour g>0 seuls les états mF > 0 seront piégés (Figure 1). Cette technique permet de conserver un nuage d’atomes à température constante au centre d’une enceinte à vide pendant une durée allant de quelques secondes à quelques minutes. Il n’y a aucun contact entre le gaz et les parois matérielles, et la durée de vie du piège est limitée seulement par les collisions avec le gaz résiduel ou les collisions inélastiques entre atomes piégés. Le refroidissement par évaporation consiste à tronquer le piège à une énergie U t . Ceci permet d’évacuer les particules les plus énergétiques du système et, après quelques collisions, le système se thermalise à une température T de l’ordre d’une fraction de U t / k B . On refroidit ensuite le système en abaissant progressivement la valeur de U t et donc T. En pratique, on réalise la troncature du potentiel grâce à une onde radio de fréquence ν rf qui fait basculer le moment magnétique de certains atomes d’un état de spin piégeant (mF>0) vers un état non piégeant (mF<0). Cette transition ne se fait que pour les atomes suffisamment énergétiques, susceptibles d’atteindre la surface entourant le centre du piège sur laquelle la condition de résonance hν rf = g µ B B(r ) = U t / mF est remplie (Figure 1.b). Si le taux de collisions initial dans le gaz piégé est suffisamment grand, l’évaporation conduit à une augmentation de la densité centrale et à une diminution de la température, ce qui permet d’atteindre le régime de condensation de Bose-Einstein. Dans le cas des expériences décrites ci-dessous, nous partons d’une vapeur de rubidium à température ambiante. Avant de charger le piège magnétique dont la profondeur n’est que de quelques mK, on procède à une première étape de refroidissement laser [4], qui nous fournit environ cent millions d’atomes refroidis à 20 µK4. Les atomes, initialement non polarisés, sont amenés par pompage optique dans l’état F = mF = 2 , puis transférés dans le piège magnétique, de symétrie cylindrique et allongé dans la direction de l’axe de symétrie z. Le potentiel est harmonique et les fréquences propres d’oscillation des atomes dans le piège sont respectivement ν x = ν y = ν ⊥ ≈ 200 Hz et ν z ≈ 10 Hz. Après 20 s d’évaporation, on atteint la condensation à une température Tc ∼ 500 nK, un nombre d’atomes N c ≈ 10 6 restant dans le piège. Le condensat possède alors une forme de cigare de 100 µm de long dans la direction de l’axe de symétrie et 2 µm dans la direction radiale. L’observation des atomes se fait par temps de vol et imagerie d’absorption : afin d’agrandir le nuage et obtenir ainsi une meilleure résolution, on éteint complètement le piège à la fin de la séquence expérimentale. Tout en tombant, le nuage s’étend. Après une vingtaine de millisecondes, sa dimension transverse est passée de 5 µm à 150 µm alors que sa dimension longitudinale n’a pratiquement pas évolué5. On mesure alors la densité du nuage dans les directions longitudinales et transverses en 4 Le refroidissement laser seul ne permet malheureusement pas d’atteindre le régime de condensation de Bose−5 Einstein et sa performance limite est typiquement nΛ dB ∼ 10 . La densité spatiale est en effet restreinte à une 3 valeur relativement basse (1011 atomes/cm3) par la formation de molécules diatomiques, processus inélastique induit par la lumière impliquée dans le refroidissement . 5 Cette inversion d’ellipticité est une conséquence des interactions répulsives existant entre atomes de rubidium : la direction transverse étant la plus comprimée explose la plus vite lorsque le confinement magnétique est relâché. mesurant l’absorption de deux faisceaux laser accordés sur une des transitions du rubidium se propageant respectivement parallèlement et orthogonalement à l’axe de symétrie du condensat. Figure 1 (a) Principe du refroidissement par évaporation : les atomes de rubidium de spin F=2 sont piégés dans l’état de moment cinétique mF = +2 . On refroidit les atomes en superposant au potentiel de piégeage un champ radio-fréquence qui transfert les atomes d’énergie plus grande que U t vers des états non piégés lorsque ceux-ci atteignent la surface hν rf = g µ B B (r ) . (b) Principe de l’imagerie par absorption : on éteint le potentiel de piégeage de façon à laisser s’étendre le nuage d’atomes. On mesure ensuite l’absorption de deux faisceaux laser résonnants se propageant respectivement dans la direction parallèle et dans la direction orthogonale à l’axe du piège de façon à avoir accès au profil de densité atomique dans ces deux directions. Les tourbillons quantifiés Une des manifestations les plus spectaculaires de l’existence d’une fonction d’onde macroscopique décrivant un condensat de Bose Einstein est l’apparition de tourbillons de circulation quantifiée lorsque l’on tente de le mettre en rotation. En effet, si on écrit la fonction d’onde du condensat sous la forme ψ (r ) = ρ (r ) eiθ ( r ) , ρ (r ) représentant la densité locale d’atomes et la phase θ (r ) étant définie en tout point de densité non nulle, on sait que la conservation de la probabilité impose d’écrire le champ de vitesse du système sous la forme : v= m ∇θ (1) Cette équation soulève un paradoxe lorsque l’on tente de prédire le comportement d’un condensat de Bose-Einstein lors d’une mise en rotation, par exemple en faisant tourner son récipient à une vitesse angulaire Ω 0 (expérience du seau tournant). Dans le cas d’un liquide classique, les aspérités des parois du récipient vont entraîner le fluide jusqu’à ce que celui-ci acquiert en régime stationnaire un champ de vitesse analogue à celui d’un solide en rotation, soit v = Ω 0 ∧ r . La vorticité Ω(r ) = rot(v) / 2 est alors uniforme et égale à Ω 0 . L’effet le plus manifeste de cette mise en rotation est la forme parabolique prise par la surface libre du liquide. Ce scénario classique paraît incompatible avec la forme (1) du champ de vitesse d’un fluide quantique qui, étant un gradient, doit être irrotationnel et ne peut par conséquent se mettre en rotation rigide. En particulier, on pourrait s’attendre naïvement à ce que lors d’une expérience du type seau tournant, la surface libre du condensat reste plate mais cette prédiction est contraire aux résultats expérimentaux qui ont montré sans ambiguïté que la surface libre de l’hélium superfluide devenait bien parabolique lors d’une mise en rotation rapide. Ce paradoxe a été levé par Feynman et Onsager qui ont montré que la relation (1) permettait à la vorticité de pénétrer un condensat de Bose-Einstein sous forme de lignes de singularités de phase. Partant de la constatation que la phase d’une fonction d’onde est définie à 2π près, on déduit de l’équation (1) que la circulation Γ du champ de vitesse sur un contour fermé doit être quantifiée en unité de h/m, soit : h Γ = ∫ v.dl = p , (2) m où p est un entier baptisé charge topologique de l’écoulement, et correspond au nombre de fois dont la phase a varié de 2π sur le contour. On voit également que, pour obtenir une circulation non nulle, il est nécessaire que le contour enserre une ligne de densité nulle portant la vorticité et sur laquelle le champ de vitesse ne sera plus défini : dans le cas contraire, le théorème de Stokes impliquerait nécessairement l’annulation de Γ. Ce sont ces lignes de densité nulle, que l’on baptise vortex, ou tourbillons, quantifiés, qui portent la vorticité de l’écoulement. D’après ce qui précède, l’observation de la nucléation de tels tourbillons lors d’une expérience de mise en rotation constitue une preuve expérimentale de l’existence de la fonction d’onde macroscopique décrivant le condensat. Celle-ci se révéla cependant très difficile dans le cas de l’hélium superfluide du fait de la petitesse de la taille des vortex : on montre en effet que la largeur du cœur du tourbillon (« l’œil du cyclone », c’est-à-dire le tube dans lequel la densité est significativement plus faible que dans le reste du fluide) est donnée par une longueur ξ baptisée longueur de relaxation et définie par : ξ= , mc où c désigne la vitesse du son dans le milieu. Dans le cas de l’hélium, cette longueur est de l’ordre de l’angström. L’observation du cœur ne peut donc qu’être indirecte ; elle fut réalisée pour la première fois par Packard et son équipe en 1979 qui visualisèrent sur un écran phosphorescent des électrons initialement piégés dans le cœur des vortex. La preuve de la quantification de la circulation du champ de vitesse du superfluide avait été apportée dès 1958 par Vinen, qui étudia les modes de vibration d’un fil de quartz plongé dans un récipient d’hélium en rotation. Citons également la mise en évidence par Avenel et Varoquaux en 1985 du glissement de phase de 2π entre deux bains d’hélium superfluide couplés par un tube capillaire, lorsqu’un vortex traverse ce tube. Une cuillère à atomes Dans le cas d’un condensat de Bose-Einstein de rubidium 87, la vitesse du son est de l’ordre de quelques cm/s (à comparer à quelques centaines de m/s dans l’hélium), ce qui donne des longueurs de relaxation de l’ordre du micron. Ainsi, les vortex sont directement observables dans ces systèmes par des moyens optiques ; ils ont donc été l’objet d’intenses recherches aussi bien théoriques qu’expérimentales dès l’obtention des premiers condensats de BoseEinstein d’alcalins. Deux stratégies ont été élaborées : la première consiste à imprimer directement le défaut de phase [5] et a été menée à bien par le groupe de Boulder. La seconde, que nous avons développée au Laboratoire Kastler Brossel en collaboration avec V. Bretin, K. Madison, P. Rosenbusch et S. Stock [6], consiste à reproduire l’expérience du seau tournant : on place les atomes dans la superposition du piège magnétique décrit précédemment et du potentiel elliptique créé par deux faisceaux laser se propageant symétriquement le long de l’axe du piège magnétique. On fait tourner les axes propres de ce potentiel elliptique à une vitesse angulaire Ω 0 , à la manière d’un agitateur tournant dans le bécher d’une expérience de chimie. Figure 2 : Principe de la cuillère à atomes : on envoie sur les atomes (cigare bleu au centre des bobines de champ magnétique violettes et blanches) deux faisceaux laser créant un potentiel optique anisotrope que l’on fait tourner à une fréquence Ω0 . Lorsque la vitesse angulaire de la cuillère est basse, aucun tourbillon ne pénètre dans le condensat. Le premier vortex est nucléé pour une fréquence de rotation de l’ordre de 0,7ν ⊥ . Comme attendu, le tourbillon se manifeste par une forte dépression dans le profil de densité, dont le contraste n’est cependant pas de 100 %. Ceci s’explique très facilement en observant le profil de densité en imagerie transverse, sur lequel on constate que la ligne de vorticité est courbée. Cette fréquence seuil de nucléation de 0,7ν ⊥ a d’abord semblé surprenante, car elle était notablement supérieure à la fréquence critique attendue d’un point de vue thermodynamique. La fréquence « thermodynamique » ν c correspond à la valeur de la rotation au dessus de laquelle l’énergie d’un état à un vortex est inférieure à l’énergie d’un état sans vortex, et elle vaut environ 0,3ν ⊥ pour nos paramètres. Toutefois, cette fréquence ν c n’est pas vraiment pertinente dans notre expérience car le temps d’atteinte de l’équilibre thermodynamique est plus long que le temps de vie du condensat (quelques secondes). En revanche, quand la fréquence de la cuillère est voisine de la fréquence du mode de rotation quadrupolaire du condensat (égale à ν ⊥ / 2 ≈ 0, 7ν ⊥ ), ce mode est excité de manière efficace et le condensat devient fortement elliptique dans le plan transverse. Après quelques dizaines de millisecondes, une instabilité dynamique, expliquée théoriquement par Y. Castin et S. Sinha, déforme le condensat, ce qui permet à un ou plusieurs vortex de s’approcher du centre du nuage. Notons que la fréquence de nucléation « thermodynamique » ν c a pu être mesurée récemment dans une expérience menée au MIT ; le condensat était alors beaucoup plus gros ce qui permettait une étude sur des échelles de temps plus longues que dans notre expérience. Figure 3 : Profil de densité d’une ligne de vorticité. Haut : imagerie longitudinale. Le vortex se manifeste par le trou circulaire au centre du nuage atomique. Bas : En imagerie transverse, on constate que la ligne de vorticité (ligne plus sombre traversant le nuage) est courbée, ce qui explique que le trou lié au vortex n’a pas un contraste de 100% en imagerie longitudinale. Interférences quantiques Une question se posant immédiatement est de connaître la charge topologique des vortex de la figure 3. Le nombre de quanta de circulation étant associé au nombre d’enroulements de 2π de la phase de ψ autour du cœur du vortex, il nous a été possible de montrer par une expérience d’interférence atomique que les tourbillons que nous observions ne portaient qu’un seul quantum de circulation. L’expérience que nous avons réalisée est un analogue atomique d’une expérience d’interférence à division d’amplitude en optique : on prépare le condensat dans un état à une vortex, on le place dans une superposition cohérente de deux paquets d’ondes spatialement séparés, puis on coupe le potentiel de piégeage de façon à laisser se recouvrir les deux paquets d’ondes. On s’attend alors à obtenir un profil de densité présentant des franges d’interférences dont l’aspect est sensible à la phase initiale du condensat. En l’absence de vortex, les franges d’interférence doivent être rectilignes, alors que la présence d’un tourbillon introduit des défauts dans le système de franges : pour un vortex de charge p, on prédit la fusion de p+1 franges au niveau de ces défauts (Figure 4). Figure 4 : (a) Principe de l’expérience : on prépare le condensat (sans ou avec vortex) dans une superposition de deux paquets d’ondes centrés initialement en A1 et A2 . On ouvre ensuite le piège, laissant s’étaler les deux paquets d’ondes jusqu’à un instant où ils occupent les régions grisées délimitées par les pointillés. L’amplitude de probabilité de trouver un atome au point M résulte alors de l’interférence quantique des chemins A1M et A2 M . À gauche, figures d’interférences théoriques pour un condensat sans vortex (b) et avec un vortex portant un quantum de circulation (c) : la fusion des franges résulte du défaut de phase au cœur du vortex. Figures d’interférences obtenues expérimentalement sans (d) et avec vortex (e). Quantification du moment cinétique La quantification de la circulation du champ de vitesse dans un condensat de Bose-Einstein est profondément liée à celle du moment cinétique. En effet, pour un vortex rectiligne de charge p, c’est un exercice classique d’hydrodynamique de montrer que le champ de vitesse imposé par l’équation (2) se met sous la forme v=p uθ mr où r désigne la distance à l’axe du vortex. Une particule de masse m suivant ce champ de vitesse aura par conséquent un moment cinétique p . Le pendant hydrodynamique de la méthode d’interférence décrite plus haut serait donc la mesure directe du moment cinétique par particule du condensat, dont nous venons de voir qu’il devait être quantifié. Une méthode suggérée par S. Stringari de l’université de Trente en Italie consiste à recourir à la « sismologie » du condensat, autrement dit à l’étude des modes propres de vibration du nuage atomique. Considérons par exemple le mode quadrupolaire, c’est-à-dire le mode d’oscillation de l’ellipticité dans le plan (x,y) orthogonal à l’axe de symétrie du piège. Exactement comme en optique, ce mode peut être décomposé en deux modes circulaires, d’ellipticité constante mais tournant autour de l’axe z dans le sens positif ou le sens négatif. En l’absence de vortex, ces deux modes sont symétriques et possèdent donc la même fréquence. Si à présent le condensat est en rotation, un mode va se propager dans le sens du courant imposée par le vortex alors que l’autre mode va le remonter. La symétrie étant brisée, on en déduit que les fréquences des modes de polarisations circulaires droite et gauche doivent être différentes. S. Stringari a pu montrer que cet écart ∆ω de fréquence était proportionnel au moment cinétique Lz par particule porté par le condensat, à savoir : ∆ω = où r⊥2 2 Lz , (3) m r⊥2 désigne le rayon moyen dans le plan (x,y). Pour mesurer cet écart de fréquence, nous avons nucléé un vortex et celui-ci obtenu nous avons réallumé la cuillère en la faisant tourner à une fréquence variable et dans le même sens ou le sens opposé à celui utilisé pour nucléé le vortex, afin d’exciter le mode quadrupolaire droit ou gauche. La mesure de l’ellipticité du condensat en fonction de la fréquence de rotation de la cuillère nous permet ainsi de relever la courbe de résonance des deux modes quadrupolaires. Comme on l’observe sur la Figure 5, les fréquences de résonance sont décalées par la présence du vortex. La mesure de ce décalage combinée à la relation (3) nous permet de déterminer le moment cinétique par particule porté par le condensat que l’on trouve égal à 1, 2(1) très proche de la valeur attendue. Figure 5 : Après avoir mis en rotation le condensat le long de l’axe z et nucléé un vortex, on réallume la cuillère en la faisant tourner dans le même sens (haut) ou en sens opposé (bas) à celui du vortex. On excite de la sorte un mode quadrupolaire tournant et on mesure l’ellipticité du nuage (rapport du grand axe et du petit axe) en fonction de la fréquence de la cuillère. L’écart des fréquences de résonance nous donne alors accès au moment cinétique du condensat qui est très proche de la valeur prédite par la mécanique quantique (N.B. on remarque de plus que la rotation modifie non seulement les fréquences mais aussi les taux d’amortissement des deux modes quadrupolaires, comme on le constate sur les largeurs des deux courbes de résonance). Réseau de vortex, approximation semi-classique. Lorsque l’on augmente la fréquence de rotation au delà de la fréquence d’apparition du premier vortex, on constate sur la Figure 6 que de nouveaux vortex pénètrent le condensat, formant un réseau régulier connu en physique des supra-conducteurs sous le nom de réseau d’Abrikosov. L’équilibre de ce réseau résulte de la compétition entre la force de piégeage et la force de Magnus. L’effet de la force de piégeage est d’attirer les tourbillons vers le centre du piège magnétique.Nous avons vu sur la figure 3 qu’un vortex unique était attiré vers le centre du nuage atomique. La force de Magnus, bien connue en hydrodynamique, repousse quant à elle deux tourbillons co-rotatifs. Lorsqu’un deuxième tourbillon pénètre, il aura lui aussi tendance à dériver vers le centre du piège, mais en sera dans le même temps repoussé par le tourbillon déjà présent. Il se forme donc un équilibre entre ces deux tendances qui aboutit à ces structures régulières6. Figure 6 : Réseau d’Abrikosov dans les condensats en rotation rapide. Les vortex s’agencent en structures régulières sous l’effet de la force de Magnus. (a) Famille de réseaux de vortex obtenue par notre groupe. (b) Réseau géant observé par l’équipe du MIT. Lorsque le nombre de tourbillons devient important, le comportement du réseau de vortex se déduit du principe de correspondance, selon lequel le comportement d’un système quantique fortement excité doit être voisin de celui d’un système classique. Ainsi, dans le cas d’un condensat en rotation, bien que le champ de vitesse local reste hautement singulier au cœur des vortex, le champ de vitesse moyenné sur un échelle spatiale de l’ordre de quelques distances intervortex doit reproduire la physique classique ; il doit en particulier posséder une vorticité uniforme, égale à 2Ω0 , hypothèse qui permet de décrire très simplement les propriétés du fluide. Ainsi, chaque vortex portant un quantum de circulation, le rotationnel moyenné est égal à nv h / m , où nv désigne la densité surfacique de vortex. On prédit donc dans cette limite classique une densité uniforme de vortex égale à : nv = h 2mΩ0 ce qui correspond bien aux observations expérimentales (Figure 7.a). De façon analogue au profil parabolique de l’hélium en rotation, on observe une déformation de la surface libre du condensat en présence d’un réseau de vortex : plus précisément, la force centrifuge tendant à réduire le piégeage transverse, le condensat peut occuper un volume plus important. La mesure du rayon du nuage peut ainsi être utilisée comme méthode alternative de la vitesse de rotation du réseau de vortex, comme on le constate sur la Figure 7.b. 6 Notons aussi que l’existence de cette force de Magnus explique pourquoi la formation de vortex portant plus d’un quantum de circulation est défavorisée : un tel vortex peut en effet être vu comme la superposition de plusieurs vortex de charge topologique unité se repoussant donc très fortement. Notons que les figures montrées ici contiennent jusqu’à une quinzaine de vortex visibles, mais que des nombres beaucoup plus grands (jusqu’à 200) ont récemment été obtenus au MIT et à Boulder à partir de condensats contenant plusieurs millions d’atomes (au lieu de 105 ici). Figure 7 : test de la théorie hydrodynamique. (a) Comparaison de la densité de vortex nv mesurée par simple comptage avec la densité n0 = h / 2mΩ 0 prévue par l’approche semiclassique. Comme on s’y attendait, on observe que pour les grandes vitesses de rotation nv ∼ n0 . (b) Mesure de la vitesse de rotation Ω hd obtenue par la mesure du rayon du condensat en fonction de la vitesse de rotation de la cuillère. L’égalité Ω hd = Ω 0 est obtenue sur la courbe rouge. Dans les deux cas, Ω0 les pulsations sont exprimées en unités de ω ⊥ = 2πν ⊥ . Conclusions et perspectives Nous avons présenté dans cet article quelques expériences menées sur ces systèmes quantiques fascinants que sont les condensats de Bose-Einstein en rotation. Bien que macroscopiques, ils fournissent des illustrations spectaculaires de la physique ondulatoire, très éloignée de l’intuition classique qu’on peut avoir d’un fluide tournant. Faute de place, nous avons passé sous silence un nombre important d’autres expériences faites récemment sur ces systèmes comme l’étude des mécanismes de nucléation ou de disparition des vortex, ou encore la mise en évidence des modes de vibration d’une ligne de vortex (mode de Kelvin) ou du réseau de vortex (mode de Tkachenko). Ces résultats sont complémentaires de ceux obtenus sur les vortex apparaissant dans l’hélium liquide superfluide ou sur les supraconducteurs (de type II) plongés dans un champ magnétique. Les expériences sur les condensats gazeux ont permis de mener à bien des tests quantitatifs des modèles théoriques de la dynamique des vortex. Elles ont en effet l’avantage de porter sur un échantillon dont l’environnement est très bien contrôlé, alors que les expériences sur l’hélium liquide par exemple peuvent être tributaires de la nature (parfois mal comprise) des parois du récipient. Une des perspectives les plus prometteuses de ce champ de recherche consiste à faire tourner le condensat de plus en plus vite, pour atteindre une fréquence de rotation quasiment égale à la fréquence du piège. La force centrifuge compensera la force de piégeage, et les atomes ne ressentiront plus que la force de Coriolis : leur dynamique sera alors identique à celle de particules chargées dans un champ magnétique. Ceci ouvre la voie à des phénomènes de même nature que l’effet Hall quantique, en particulier si on a réussi à geler le degré de liberté axial, le long de l’axe de rotation. De nombreuses prédictions théoriques ont été faites au cours des dernières années sur ce problème (spectres en énergie, modes collectifs, etc.) et les premiers résultats expérimentaux ne devraient plus tarder. Notons qu’on quittera alors le domaine de la condensation de Bose-Einstein « simple », dans lequel tous les atomes partagent la même fonction d’onde ψ, pour entrer dans le domaine beaucoup plus riche des états fortement corrélés, qui a mené récemment à de nombreuses découvertes en physique de la matière condensée. Références : [1] M.H. Anderson, J.R. Ensher, M.R. Matthews, C.E. Wieman et E. A. Cornell, Science 269, 198 (1995). [2] K.B. Davis, M.O. Mewes, M.R. Andrews, N.J. Van Drutten, D.S. Durfee, D.M. StamperKurn et W. Ketterle, Phys. Rev. Lett. 75, 3969 (1995). [3] E.A. Cornell et C. Wieman, La condensation de Bose-Einstein, Pour la Science, mai 1998, pp. 92-97. [4] Dossier Spécial Prix Nobel, Bulletin de la Société Française de Physique 112, janvier 1998 et http://www.lkb.ens.fr/recherche/atfroids/welcome.html [5] M.R. Matthews, B.P. Anderson, P.C. Haljan, D.S. Hall, C.E. Wieman et E.A. Cornell, Phys. Rev. Lett. 83, 2498 (1999). [6] K. W. Madison, F. Chevy, W. Wohlleben et J. Dalibard, Phys. Rev. Lett. 84, 806 (2000).