le réformisme dans les religions abrahamiques

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LE RÉFORMISME DANS LES
RELIGIONS ABRAHAMIQUES
SÉMINAIRE PROPOSÉ PAR DR. STÉPHANE LATHION
Chaire de Science des Religions
Univesité de Fribourg
2005-2006
1
Réformisme dans les trois religions abrahamiques
Entre texte et contexte, répondre aux défis sociaux
Les objectifs du séminaire sont les suivants:
a) Appréhender les notions de Réforme et de Réformisme dans l’étude
comparée des religions.
b) Elaborer une définition du Réformisme à partir de différents auteurs
et de l’évolution du concept dans les trois monothéismes.
c) Définir des indicateurs susceptibles de nous permettre de comparer
différentes religions et différents contextes historiques.
d) Offrir
un
aperçu
du
Réformisme
au
travers
de
deux
moments/courants/personnalités représentatives des trois religions
monothéistes.
e) Effectuer une recherche sur un mouvement/courant/personnage/
pouvant être considéré comme Réformiste selon les différents
indicateurs mis en évidence ensemble (pour ce faire, vous aurez une
liste de sujets ainsi qu’une bibliographie qui pourra vous guider dans
la partie initiale de votre travail).
f) Comparer à partir des diverses présentations les différents
Réformismes en vérifiant la pertinence des indicateurs définis.
2
A DISPOSITION DES ETUDIANTS :
- Un corpus de texte de plus de 1000 pages divisé en parties afin que chaque
groupe s’approprie l’un des auteurs/courants proposés.
- Une bibliographie de base et indicative pour la préparation du séminaire :
Pour le Judaïsme :
JONSON, Paul, A History of the Jews, Weinenfeld and Nicholson, Londres, 1987.
BARNAVI, Elie, Une histoire moderne d’Israël, Flammarion, Paris, 1988.
CHALIER, Catherine, Lévinas. L’utopie de l’humain, Albin Michel, Paris, 1993.
NEHER, André, Le puits de l’exil, Cerf, Paris, 1991.
ABECASSIS, Armand, La pensée juive, vol. 2, Le livre de poche, Paris, 1987.
ABECASSIS, Armand, La pensée juive, vol.4, Le livre de poche, Paris, 1987.
MECHOUAN, Henry, Etre juif à Amsterdam au temps de Spinoza, Albin Michel,
Paris, 1991.
GOLDSTEIN, Niles et KNOBEL, Peter (ed), Duties of the Soul, UAHC PRESS,
New-York, 1999.
MEYER, Michael, Response to Modernity, Wayne State University Press,
Detroit, 1995.
PLAUT, Gunther, The Rise of Reform Judaism: A Sourcebook of Its European
Origins, New-York 1963.
PLAUT, Gunther, The Growth of Reform Judaism: American and European
Sources until 1948, New-York 1965.
Pour le Christianisme :
MONTCLOS, Xavier de, Réformer l’Eglise, Cerf, Paris, 1998.
BOFF, Leonardo et BOFF, Clodovis, Introducing Liberation Theology, Orbis
Books, New-York, 1987.
BOFF, Leonardo et BOFF, Clodovis, Qu’est-ce que la théologie de la liberation?,
Cerf, Paris, 1987.
GUTIERREZ, Gustavo, A Theology of Liberation, SCM Press, Orbis Books, NewYork, 1973.
THOMAS, Joseph, Le Concile Vatican II, Cerf, Paris, 1989.
MORIN, Dominique, Les grandes intuitions du concile Vatican II, Cerf, Paris,
1996.
Le point théologique (coll.) Théologies de la libération en Amérique Latine,
CERIT de Strasbourg, Beauchesne, Paris, 1974.
3
MOTTU, Henry et PERRIN Janique (eds), Actualité de Dietrich Bonhoeffer en
Europe Latine, Actes du colloque international de Genève, 23-25 septembre
2002, Labor et Fides, Genève, 2004.
CORBIC, Arnaud, Camus et Bonhoeffer, Labor et Fides, Genève, 2002.
BONHOEFFER, Dietrich, Ethique, Labor et Fides, Genève, 1965.
TEILHARD DE CHARDIN, Pierre, Genèse d’une pensée – Lettres 1914-1919,
Grasset, Paris, 1961.
TEILHARD DE CHARDIN, Pierre, L’avenir de l’homme, Le Seuil, Paris, 1961.
CALVIN, Jean, Œuvres choisies, FolioGallimard, Paris, 1995.
MÜTZENBERG, Gabriel, Thomas Münster ou l’illuminisme sanglant, Belle
Rivière, Lausanne, 1987.
ZWEIG, Stefan, Castellio contra Calvino, Quaderns Crema, Barcelone, 2001.
CHRISTIN, Olivier, Les Réformes – Luther, Calvin et les protestants, Découvertes
Gallimard, Paris, 1995.
JOUTARD, Philippe (sous la dir.) , Historiographie de la Réforme, Delachaux et
Niestle, Paris, 1977.
Pour l’Islam :
MOHAMMED, Riza et Hussain, Dilwar (eds), Islam the Way of Revival, Revival
Publications, Markfield, 2003.
RAMADAN, Tariq, Aux sources du renouveau musulman, Bayard Editions, Paris,
1998.
RAMADAN, Tariq, To be a European Muslim, The Islamic Foundation,
Markfield, 1999.
BENZINE, Rachid, Les nouveaux penseurs de l’islam, Albin Michel, Paris, 2004.
ESACK, Farid, Coran, Liberation and Pluralism, OneWorld, Oxford, 1997.
ESACK, Farid, On being a Muslim, OneWorld, Oxford, 1999.
ESACK, Farid, Coran, mode d’emploi, Albin Michel, Paris, 2004.
AL-QARADAWI, Yusuf, Priorities of the Islamic Movement in the coming Phase,
Awakening Publications, Swansea, 2000.
AL-QARADAWI, Yusuf, Le licite et l’illicite en Islam, International Islamic
Federation of Student Organisations, Al-Faisal Press, Koweit, 1989.
TALBI, Mohamed, Plaidoyer pour un islam moderne, Le Fennec, Casablanca,
1996.
TAHA, Mohamed Mahmoud, Un islam à vocation libératrice, L’Harmattan,
Paris, 2002.
BENNABI, Malek, Le phénomène coranique, International Islamic Federation of
Student Organisations, Al-Faisal Press, Koweit, sans date.
NADWI, Abul Hasan Ali, Islam and the World, International Islamic Book
Center, Koweit, 1994.
4
NADWI, Abul Hasan Ali, Muslims in the West, The Islamic Foundation,
Markfield, 1993.
NADWI, Abul Hasan Ali, L’autre face du monde, Al Qalam, Paris, 1992.
COOPER, John, NETTLER Ronald et MAHMOUD Mohamed, Islam and Modernity,
I.B.Taurus, Londres, 1998.
KURZMANN, Charles (ed.), Liberal Islam, Oxford University Press, New-York,
1998.
- Trois séances introductives sur la thématique afin de mettre en evidence les
indicateurs qui seront utiles à la redaction des travaux:
-
rapport à Dieu
rapport au texte
conception de l’autorité
définition du croyant
relation à l’autre
statut de la femme
éducation
engagement social/politique
pluralisme religieux
critiques adressées à l’orthodoxie
propositions de changement…sur la communauté des croyants, sur les
« autres »
EXIGENCES DE VALIDATION DU SEMINAIRE:
Un document écrit d’environ 5 pages remis la veille de l’exposé comprenant :
a) Titre du travail – références du groupe – séminaire…
b) Question de recherche – problématique soulevée
c) Contexte géographique, historique
d) Etapes essentiels de la recherche
e) Conclusion
f) Sources bibliographiques
g) Plan de présentation – séquence bien structurée d’env. 30’
h) Bilan du travail remis une semaine après la présentation (env. 1 page)
CI-APRES : Une sélection de différentes productions issus des présentations
orales ou des travaux de séminaires rédigés dans le cadre de celui-ci classés
chronologiquement : Judaïsme, Christianisme et Islam.
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JUDAÏSME
6
Réponse à la modernité
Une histoire du Mouvement de Réforme dans le Judaïsme
Michael A. Meyer
Par Sylvie Ayari, David Crittin, François Roland, Jean-Jacques Moix
0. Introduction
1. Adaptation du Judaïsme au monde moderne
1.1 Introduction
1.2 Lumières et premières pensées de la Réforme
1.3 L’élan français
2. La première vague de la Réforme en Allemagne
2.1 La Réforme juive en Westphalie
2.2 La Réforme à Berlin
2.3 La Réforme à Hambourg
3. La deuxième vague de la Réforme
3.1 Causes
3.2 Acteurs
3.3 Objectifs et démarches
3.3 1) Objectifs
3.3 2) Démarches
3.4 Conséquences, impactes et acquis
3.4 1) Hambourg, où la Réforme prend racine
3.4 2) Le contexte intellectuel
3.4 3) Nouvelles conceptions du Judaïsme
3.4 4) Science du Judaïsme
4. Les réformateurs de la deuxième vague
4.1 La Haskala et ses acteurs après 1830
4.2 Zacharias Frenkel
4.3 Abraham Geiger
4.4 Samson Rafael Hirsch
4.5 Samuel Holdheim
5. Conclusion
6. Compléments
6.1 Vocabulaire
6.2 Bibliographie
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0. Introduction
Le travail présenté ici est un exercice de synthèse qui s’inscrit dans une volonté
particulière : mettre en perspective les éléments propres à la typlogie du
réformisme. L’ouvrage de Michael A. Meyer suit une logique historique et non
pas globalisante de la Haskala. Cette méthodologie semble pertinente car elle
permet de rendre comte de la pluralité du phénomène et de ses différentes
phases conditionnées chacunes par des contextes particliers. Gageons qu’il eût
été passionant de superposer la trame de l’histoire de la Haskala à celle de
l’histoire du Saint Empire Romain Germanique qui vivait là ses dernières années
et à celle de l’Europe. Nous avons choisi de garder une logique chronologique
en développant dans un premier temps la première vague de réforme de la
Haskala et dans un deuxième temps la seconde. A ce niveau intervient une
seconde subdivision relative aux contributions respectives des auteurs de ce
travail.
L’objectif de cet exercice est de déterminer si la Haskala est une réforme ou
non. Le principal outil de comparaison est la typologie du réformisme. Malgré la
difficulté inhérente à l a complexité du phénomène, nous verrons si nous
pouvons bien parler du mot « réforme » lorsque nous appréhendons ce sujet.
1. Adaptation du Judaïsme au monde moderne
1.1 Introduction
Au début du XIXème siècle, le mouvement de réforme qui modifia le vécu
religieux des Juifs ne put s’amorcer que suite à de grands changements dans leur
situation sociale et suite à une réflexion approfondie sur eux-mêmes. Durant les
XVIIème et XVIIIème siècle, les conditions historiques favorisèrent leurs contacts
avec les européens. En effet, les dirigeants des états qui se constituèrent après la
guerre de 30 ans cherchèrent à s’appuyer sur des Juifs capables d’assumer de
hautes fonctions administratives afin de renforcer leur pouvoir économique et
politique. Une élite d’entre eux se trouva donc projetée dans la sphère
gouvernementale de plusieurs régions et elle adopta souvent de ce fait les mœurs
des non-juifs. Bien qu’aucun réformateur n’ait émergé de ce contexte, cette
période n’en fut pas moins significative dans le cheminement qui amena aux
modifications religieuses du XIXème siècle car les échanges qui eurent lieu de
part et d’autre permirent une première ouverture entre ces deux mondes. A la fin
du XVIIIème siècle, le gouvernement de Prusse décréta que seuls les chefs de
famille juifs détermineraient désormais le rituel effectué dans leur propre foyer,
ce qui revenait à saper l’autorité des rabbins. Suite à cette décision, un véritable
chaos s’instaura en raison du manque d’unité entre les divers membres de la
communauté. Ainsi, les premiers réformateurs d’Europe centrale ne se
trouvèrent pas face à un groupe religieux uniforme, mais au contraire
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profondément divisés. On voit par là que dans les décennies précédant la
Révolution française, les chefs d’Etat cherchèrent à contrôler ce milieu en
éliminant la fonction des rabbins, fonction qui avait permis jusqu’alors la survie
d’un groupe social autonome au sein des royaumes d’Occident.
L’affaiblissement de l’unité religieuse protectrice s’effectua parallèlement à
l’élan intellectuel du siècle des Lumières. Ce dernier eut pour corollaire une plus
grande compréhension des chrétiens à l’égard du Judaïsme. Mais cette religion
ne pouvait, avec ses nombreuses particularités, s’intégrer telle quelle dans
l’ambiance moderne. Ainsi apparurent en Allemagne à la fin du XVIIIème siècle
un certain nombre d’intellectuels juifs cherchant des solutions aux problèmes
posés par leurs traditions.
1.2 Lumières et premières pensées de Réforme
Moïse Mendelssohn (1729-1786) fut un réformateur de la vie juive et non du
Judaïsme. En harmonie avec l’air du temps, il considérait sa religion
parfaitement compatible avec la raison, refusant de ce fait de considérer la
philosophie comme une ennemie du sacré. Fervent pratiquant de la Loi juive,
Mendelssohn ne trouvait pas nécessaire de la modifier. Rationnellement et
universellement interprété, le Judaïsme, bien que statique et éternel, pouvait
selon lui s’intégrer sans difficultés dans le monde moderne. En effet, la vérité
intrinsèque de celui-ci était de tous temps accessible à la raison. Le contenu de
la Loi pouvait faire l’objet d’une réflexion, mais l’observance rigoureuse n’en
était pas moins nécessaire. Seul Dieu, par une nouvelle révélation, abrogerait ce
qu’Il avait ordonné jadis au Sinaï. Mendelssohn ne fut pas un réformateur. Il
devint même le modèle du Judaïsme orthodoxe qui se développa en Allemagne
deux générations après sa mort. En dépit de sa position assez traditionnelle, on
peut déceler chez lui déjà quelques ébauches de réflexions susceptibles
d’alimenter plus tard le moulin des réformateurs. Ainsi, en 1772, sollicité par la
communauté juive de Mecklenbourg-Schwerin dans le but de produire un
memorandum contre un décret promulgué par son gouverneur, Mendelssohn,
bien qu’ayant accédé à la demande de celle-ci, se montra cependant modéré au
sujet du problème qu’on lui soumettait. De quoi s’agissait-il ? La Loi juive
ordonnait d’enterrer les morts le jour même, coutume mal perçue par les
contemporains qui attendaient 3 jours. L’édit ducal ordonnait donc aux Juifs de
Mecklenbourg-Schwerin de suivre la pratique habituelle en Europe. Pour cette
raison, ils demandèrent à Mendelssohn d’intervenir en leur faveur pour défendre
la Loi. Ce dernier produisit en effet le memorandum soutenant la position de la
tradition, mais il adressa en outre une lettre en hébreu aux leaders de la
communauté, dans laquelle il se montrait conciliant avec les exigences
politiques. Se basant sur le « principe de conservation de la vie » contenu dans la
Loi, il argumentait ainsi la position médicale. Il proposait en outre une
alternative susceptible de contenter tout le monde. Mendelssohn pensait que ses
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compatriotes devaient obéir aux lois des états dans lesquels ils vivaient,
attribuant davantage d’importance à la conscience individuelle au détriment de
l’usage extérieur. On voit déjà chez cet éminent personnage un début de remise
en question des coutumes lorsque les contingences externes l’exigeaient. Cette
sensibilité vis-à-vis de la société ambiante trouva son couronnement dans sa
traduction du Pentateuque en allemand, ce qui permit de casser ainsi la barrière
linguistique entre Juifs et non-juifs.
En fait, la remise en question du Judaïsme suivait le même cheminement que
celui du Christianisme. Alors que Luther avait prôné une stricte soumission à la
volonté divine, dans les siècles qui suivirent la Réforme protestante la foi
centrée en Dieu se déplaça de plus en plus vers une foi encrée dans la
conscience individuelle. De même, la tradition juive se vit peu à peu réévaluée
selon un paramètre logé dans la conscience. Ainsi, toute coutume ou cérémonie
qui ne servait pas à rehausser le sentiment religieux fut l’objet d’une réflexion et
évaluation afin d’être remodelées en un véhicule servant à cette fin. D’autres
que Mendelssohn posèrent les premiers pavés de la route menant à la Réforme.
Morderai Gumpel Schnaber, physicien juif du XVIIIème siècle établi à Berlin
puis à Hambourg, illustrait bien le portrait de ces penseurs de transition.
Schnaber distingua la croyance en l’existence de Dieu, fondement de la Torah,
de tous les autres commandements. Considérant que le seul élément inaltérable
consistait en la croyance en Dieu, il était d’avis que tout le reste pouvait faire
l’objet d’un changement. Séparant radicalement l’essentiel de ce qu’il estimait
accessoire, ce physicien ouvrait la voie à toutes les remises en question excepté
la reconnaissance de l’existence de Dieu.
Saul Ascher (1767-1822), journaliste berlinois, publia un ouvrage en 1792
intitulé Léviathan dans lequel il déclarait que les lois ne constituaient pas
l’essence du Judaïsme. Avec le temps, elles avaient en effet dégénéré en de
simples pratiques vides de sens. Les dogmes en revanche reflétaient l’intériorité
de la religion juive. Ascher appela ses compatriotes à réviser l’ensemble des
pratiques traditionnelles et à mettre l’accent sur l’aspect religieux au détriment
de l’aspect politique. Sans détailler ce qu’il entendait par réforme, il en donna
cependant quelques indices au sujet du dogme et de la pratique. Ainsi, cette
dernière, par exemple, se limitait pour lui à suivre le rite de la circoncision, le
sabbath, les fêtes et la pénitence. Il imaginait en fait une religion épurée de tout
un rituel encombrant et mettant l’accent sur Dieu et ses Prophètes. Mais il ne fut
pas écouté par ses contemporains.
Isaac Euchel (1756-1804) mit en relief la signification de la prière en tant
qu’engagement de l’esprit envers Dieu. Effectuée avec un cœur pur, elle avait
des conséquences morales dans le vécu quotidien de l’individu et permettait une
communion avec le divin. Elle se distinguait de l’avodah ou culte sacrificiel de
l’ancien temple.
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Ces trois exemples montrent que les précurseurs se rendaient compte du
décalage existant entre le mode de vie de leur communauté et celui du monde
extérieure. Leur point commun a été de tenter de distinguer l’essentiel de
l’accessoire dans le Judaïsme, en mettant l’accent sur le vécu spirituel. D’autres
événements encore préparèrent le terrain des réformateurs, que l’on ne peut tous
rapporter ici. Il convient cependant d’ajouter qu’en 1786 la liturgie juive fut
traduite à deux reprises en allemand, parce que l’hébreu n’était plus compris par
la majorité des gens. Aucun des deux auteurs de cette entreprise, ni David
Friedländer ni Isaac Euchel, n’avaient songé à une utilisation de leur ouvrage à
la synagogue ou à une quelconque réforme. Euchel, par exemple, pensait que sa
traduction servirait surtout à l’éducation religieuse des enfants à domicile.
1.3 L’élan français
En France, lors de la Révolution, deux partis divisaient la communauté juive :
les Sephardîm très adaptés au milieu occidental et peu pratiquants et les
Ashkenazîm restés fidèles aux pratiques de la Loi. Nouvellement émancipés, les
Juifs vécurent un moment particulièrement difficile sous la Terreur et la
réaction termidorienne où toute pratique religieuse était suspecte. En 1801,
lorsque Napoléon, par un concordat avec le pape, restaura le Catholicisme
comme religion nationale, ce fut un soulagement pour les croyants. Mais
l’Empereur entendait bien se servir de la religion comme d’un instrument par
lequel l’Etat contrôlerait les citoyens. Ainsi, en 1808, un décret promulguait la
soumission de tous les Juifs de France au Consistoire qu’il avait établi pour eux.
Cette hiérarchie centralisée, composée de rabbins et de laïcs, restait
conservatrice en matière religieuse et se montrait réformatrice sur les questions
traitant de citoyenneté. On voit apparaître ici la reconnaissance de deux sphères :
la sphère religieuse et la sphère politique comme deux domaines séparés qui ne
doivent pas devenir conflictuels.
2. La première vague de la Réforme en Allemagne
2.1 La Réforme juive en Westphalie
A la demande de Jérôme, roi de Westphalie, un Consistoire juif est formé en
1808 à Cassel. Le gouvernement de Westphalie décide de nommé comme
président Jacobson. Celui-ci est chargé de choisir les membres du consistoire.
Son choix se portera sur trois rabbins : Löb Mayer Berlin, Simeon Isaac Kalkar,
et Menahem Mendel Steinhardt ainsi que deux laïcs : Jeremiah Heinemann et
David Fränkel, tous deux maskilim.
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Ce consistoire disposait, dans une certaine mesure, d’un statut gouvernemental
et avait pour tâche d’uniformiser des pratiques qui, jusque là, étaient des
traditions locales.
Le consistoire nommait des rabbins dans tous les départements et districts de
Westphalie. Il donnait aussi les lignes directrices de la réforme. Son premier
ordre important fut intitulé « devoirs des rabbins » et tendait à concilier
judaïsme et patriotisme westphalien. L’article qui stipule que les sermons
devaient être dits en allemand l’illustre bien.
Le consistoire ne se sentait pas à l’aise avec les rituels physiques traditionnels,
tels que la flagellation dans les synagogues le jour précédant le Yom Kippour et
pensa donc les abolir graduellement. Ce faisant, il cherchait à éliminer l’esprit
d’oppression, de souffrance et de culpabilité face à Dieu dans lequel évoluaient
les traditionalistes.
On régula le culte en interdisant les adorations publiques en dehors des
synagogues. On autorisa la consommation de pain avec levain pour les soldats et
les pauvres.
Ce dernier point allait être âprement critiqué par les rabbins du consistoire
central de France qui demanda des justifications auprès du consistoire de Cassel,
car il violait là une loi très ancienne. Le rabbin Steinhardt se chargea de leur
répondre sur le sens de leur démarche. Une seconde critique faite aux réformes
du consistoire de Cassel concernait l’utilisation de l’allemand dans le culte car
elle pouvait, si elle venait à remplacer l’hébreu, contribuer à une désunion des
divers diasporas mondiales dont le ciment était la langue sacrée.
Un autre objectif important du consistoire fut la modernisation de l’éducation
juive en créant une « école du consistoire » qui ouvrit ses portes en 1809 et qui
se concentra sur une compréhension rationnelle des textes sacrés. De plus, un
séminaire ouvrit ses portes en 1810 pour former rabbins et enseignants.
L’accès à l’école et au séminaire nécessitait une confirmation, institution
adoptée des chrétiens, et qui consistait en un questions-réponses technique sur le
catéchisme. Cette confirmation se différenciait de la Bar Mitzvah traditionnelle
dans le sens où elle demandait une compréhension des principes et devoirs du
judaïsme en tant que religion. Elle était une confession de foi, alors que la Bar
Mitzvah demandait de savoir faire un discours interprétatif de la Torah et
représentait un rite de passage pour le jeune juif.
De 1805 à 1810, Jacobson dirigea la construction d’un temple à Seesen. Celui-ci
était surmonté d’une cloche, symbole éminemment chrétien qui fut un grand
point de controverse. Il comportait, de plus, de grandes innovations internes : la
lecture ne se faisait plus au centre, mais devant l’auditoire, et un orgue fut
installé pour accompagner des chœurs. Cela voulait symboliser le
rapprochement entre les cultes juifs et chrétiens comme ce fut le cas avec
l’égalité des droits promulguée par Jérôme.
La cérémonie d’inauguration du temple rassembla de nombreux notables juifs et
chrétiens, et Jacobson y fit un discours sur l’amitié entre membres des deux
12
confessions ainsi que sur l’importance de la rationalité dans la compréhension
de la religion.
Malgré un période de grand foisonnement réformateur entre 1808 et 1812, le
consistoire ne devait plus exister très longtemps. En effet, avec l’effondrement
du Royaume de Westphalie en 1813, le soutient royale ne fut plus assuré et le
consistoire disparut.
Cette tentative de réforme par le haut montra bien ses limites. Premièrement,
elle dépendait essentiellement du pouvoir qui la soutenait et, secondement, elle
semblait trop lointaine pour la majorité de la population juive de Westphalie qui
n’en comprenait pas les grands principes et n’était donc pas prête à accomplir
une mutation durable.
Synthèse analytique :
1. Causes :
1.
2.
3.
2. Acteurs :
1.
2.
3.
Culturelle : héritage des lumières
Politique : tolérance de Jérôme
Sociale : émancipation des juifs, desghettoïsation
Jérôme : monarque tolérant
Consistoire
a.
Jacobson : président
b.
Berlin, Kalkar, Steinhardt : rabbins
c.
Heinemann, Fränkel : maskilim
Opposition
a.
Le consistoire central français
b.
Les rabbins et les milieux traditionalistes de Westphalie
3. Objectifs
1.
Améliorer la compréhension rationnelle de la religion
2.
Eliminer la superstition
3.
Garder des bonnes relations entre juifs et chrétiens
4.
Eduquer les jeunesses juives
4. Démarche :
1.
Théologique :
a.
ordres donnés aux rabbins
b.
réforme du culte
c.
institution d’une confirmation
d.
fondation d’un temple
2.
Pédagogique :
a.
création d’une école et d’un séminaire du consistoire
b.
insistance sur la compréhension
3.
Sociopolitique : réforme par le haut
4.
Culturelle : ajout d’éléments chrétiens dans le culte
13
5. Conséquences, impacts, acquis :
1.
Faible impacte car ça touche peu les populations juives et
écroulement rapide du royaume
2.
Esprit eucuménique inédit
2.2 La Réforme à Berlin
La communauté juive berlinoise comptait environs 3500 juifs au début du 19ème
siècle. Ils étaient tenus pour arriérés par les intellectuels allemands, par le double
effet des Lumières et d’un romantisme patriotique.
Cependant, la politique napoléonienne leur garanti, en 1812, les mêmes droits
qu’aux non-juifs.
La tête de la communauté était tenue par quelques personnalités religieuses très
conservatrices. Mais la communauté allait être divisée en deux partis : d’une
part les traditionalistes, appelés « les anciens », d’autre part les réformateurs,
appelés « les nouveaux ». Tout cela chapeauté par un gouvernement prussien
très suspicieux à l’égard de toute tentative de développement du Judaïsme.
L’homme fort de la réforme est ici David Friedländer, un disciple de
Mendelssohn qui pensait qu’une alternative aux conversions massives des juifs
au Christianisme était une réforme extrême du Judaïsme. Il fut l’auteur d’un
texte où il explique se vision de la réforme : éliminer tous les éléments
liturgiques qui font des juifs des étrangers, remplacer les lamentations par des
chants de gratitude et limiter l’importance du Talmud et de l’Hébreu. Ce texte
polarisa fortement la communauté juive berlinoise et fut en partie responsable de
sa division.
Fin 1814, Jacobson arriva de Westphalie après l’échec du Consistoire et mit en
place chez lui des offices privés, à la manière de Westphalie, où se retrouvait le
gratin juif de Berlin. Cela attira tellement de monde (notamment des chrétiens)
qu’il fallut transférer la cérémonie chez Jacob Herz Beer, un richissime juif
berlinois. Ces offices privés parurent suspects à Frédéric III, roi de Prusse, qui
ordonna en 1815 la fermeture des offices, ce qui eut pour effet de ramener les
réformistes dans la synagogue où la confrontation avec les traditionalistes était
inévitable. Par chance, la reconstruction de la synagogue, qui dura de 1817 à
1823, permit de recommencer les offices chez les Beer.
La nouvelle congrégation qui s’établit chez les Beer était dirigée par des
réformistes modérés tels que Beer lui-même, Jacobson, et un autre juif influent,
Ruben Samuel Gumpertz. Ils assuraient aussi le financement de la congrégation
ainsi que des études d’un petit cercle de jeunes intellectuels juifs. Ces jeunes
pouvaient être prêtres, organiser l’office, ou encore être les tuteurs de jeunes
juifs de familles plus défavorisées. Ils créèrent en 1819 la « Société pour la
culture et l’étude scientifique des juifs ». Mais il existait une fraction qui allait
être de plus en plus évidente entre le groupe de jeunes intellectuels et les
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autorités de la réforme. Les jeunes en effet, à l’image de Leopold Zunz ou
encore Isaac Noah Mannheimer, trouvaient qu’on avait remplacé une religion
superstitieuse par une autre qui l’était tout autant. En d’autres termes, il fallait,
selon eux, continuer l’effort de rationnalisation.
Le culte donné chez Beer comportait des éléments inédits à Berlin, comme
l’emploi de la langue sépharade jugée plus originelle que l’ashkénaze alors
langue liturgique. Les sermons étaient donnés en allemand et un « gentil » venait
jouer de l’orgue pour accompagner un chœur d’enfants qui chantait des hymnes
en allemand.
Tous ces éléments nouveaux suscitaient aussi bien la suspicion des juifs
traditionnels que du gouvernement prussien, si bien que le groupe de
réformateur dut chercher à se défendre. Une aide précieuse vint de Eliezer
Liebermann, un rabbin hongrois acquis à la cause du cercle Beer, qui publia une
collection de réponses rabbiniques contenant des opinions favorables aux
innovations introduites à Berlin. A cette collection de réponses rabbiniques,
Liebermann ajouta un texte de défense de ces innovations qu’il rédigea luimême. Ces deux textes allaient être repris dans la réforme de Hambourg.
Le fait qu’une forme religieuse proche du christianisme attirait autant de
chrétiens déplaisait à Frédérique William III qui interdisit en 1821 la
fréquentation de cérémonies juives par le clergé ou les officiels chrétiens. Enfin,
comme l’idée d’une réforme juive lui semblait dangereuse pour le royaume
prussien, il fit fermer le temple du cercle Beer en 1823 et obligea l’emploi des
rites traditionnels à la synagogue.
A partir de là et pour un temps, il fut impossible pour les juifs de faire des
réformes dans le royaume prussien.
2.3 La réforme à Hambourg
Par opposition à la Prusse, le sénat de la ville libre de Hambourg ne s’opposait
pas aux institutions établies par les réformateurs juifs. Les quelques 6000 juifs
de la ville avaient vécu l’émancipation de 1810 à 1814 et une grande partie
d’entre eux, surtout des marchands et des banquiers, n’avaient pas l’envie de se
recloisonner. Dans ce milieu de marchands et de banquier il y avait une
nécessité économique de s’inculturer afin d’être plus proche de la société
hambourgeoise, de gagner sa confiance afin de permettre un plus grand
commerce. Cependant, après 1814, le patriotisme revivifia la religion chrétienne
et les valeurs prérévolutionnaires. Les juifs, peu religieux à Hambourg, furent
donc amenés à se tourner vers leur communauté et vers leur religion, tout en
rejetant le traditionnalisme.
Dès 1815, on tâcha d’établir un temple sur le model de celui de Jacobson. Le
projet commença avec l’arrivée d’un prêtre juif dénommé Eduard Kley de
Berlin pour s’occuper de l’école juive qu’il organisa avec des éléments
égalements adoptés aux chrétiens : orgue, chœur,…En décembre 1817, soixante15
cinq membres de la communauté juive d’Hambourg signèrent les statuts de la
« Nouvelle Association du Temple Israélite de Hambourg » qui visait à
revivifier le culte juif. Les signataires élurent quatre directeurs et cinq députés et
l’association se composa essentiellement de représentants de la classe moyenne,
marchands pour la plupart, et de jeunes.
Deux membres du directorat se démarquèrent bientôt : Seckel Isaac Fränkel et
Meyer Israel Bresselau…
3. La deuxième vague de la Réforme juive
3.1 Causes
- sociales : Une des causes sociales semble être la présence d’une
revendication « gender » (p. 55), féministe au sein des réformateurs. De
plus les gens trouvaient les services du temple plus compréhensibles et
religieusement plus porteurs de sens par rapport à ceux de la synagogue.
Les juifs acculturés et sécularisés retrouvent au Temple un endroit pour
pratiquer et espèrent que par une réforme leur émancipation sera plus
rapide. Regain de religiosité.
- historiques : situation de ségrégation et ghettoïsation sous une législation
discriminatoire. Mouvement de réforme rationaliste avec des tendances
romantiques. Emancipation durant l’occupation française de 1810 à 1814
et tendance à des valeurs prérévolutionnaires suite à la restauration de la
souveraineté locale à Hambourg et au retrait des français.
- économiques : la réforme prend racine dans la Hambourg commerçante où
l’on trouve banquiers et marchands juifs.
- théologiques : il y a des questionnements sur la relation foi-raison, sur la
rédemption messianique et sur le retour à Sion avec la reconstruction du
Temple.
- politiques : Le sénat de Hambourg n’use pas de son pouvoir, à l’inverse
du monarque prussien, sur les communautés juives qui ont le champ libre
quant à leur pratique tant qu’elles respectent l’Etat. Les réformistes
peuvent dès lors s’établir sans avoir peur du pouvoir.
3.2 Acteurs
Dans les acteurs, on trouve deux pôles hétérogènes, d’un côté les orthodoxes
« halakhiques », de l’autre les réformateurs idéologiques.
- principaux : dans un premier temps, lors de la controverse du Temple de
Hambourg, on trouve Meyer Israel Bresselau (1785-1839), Seckel
Isaac Fränkel (1765-1835), Liebermann et Aaron Chorin. Dans un
16
-
-
-
second temps on trouve Solomon Ludwig Steinheim (1789-1866) qui
rejette les idées de Mendelssohn, puis Solomon Formstecher (18081889)) et le radical Samuel Hirsch (1815-1889).
opposants : les orthodoxes et les juges rabbiniques se basant sur la
halakha et qui sont contre toute réforme, par exemple Abraham
Löwenstamm et Nachman Berlin un maskil repenti ainsi que rabbi
Eliezer. On trouve des opposants modérés comme Lazarus Jacob
Riesser et Issaac Bernays (1792-1849) qui voient la nécessité d’une
réforme interne selon les principes de la halakha.
précurseurs : à la suite des « Lumières » et des philosophes modernes, en
corrélation ou en confrontation avec eux, on trouve Mendelssohn Moses
(1729-1786) qui est lié à Lessing à qui il inspirera la figure principale de
Nathan Der Weise. Mendelssohn, philosophe, est un juif parfaitement
intégré à l’intelligentsia protestante du Berlin de Frédéric II ; il s’élève
contre Spinoza, lutte contre l’intolérance religieuse des luthériens
rigoristes et les rabbins traditionalistes et plaide pour une séparation de
l’Eglise et de l’Etat, pour une tolérance religieuse, pour une certaine
relativisation des dogmes. Chez les précurseurs, il faut également nommer
Baruch Spinoza (1632-1677), appartenant à une communauté Sépharade,
qui développe un système philosophique contredisant les bases de la
doctrine juive. Il fut excommunié mais son œuvre influença les
réformateurs et penseurs suivants et certaines de ses idées furent diffusées
mais surtout critiquées.
radicaux : Samuel Holdheim et Samuel Hirsch.
modérés : Abraham Geiger et Zacharias Frankel
3.3 Objectif et Démarches
3.3 1) Objectifs
Inculturation au monde européen moderne afin d’améliorer la foi, la pratique
religieuse et favorise l’émancipation. Accès aux textes facilité grâce à des
traductions en langues vernaculaires. Volonté de revenir aux valeurs
fondamentales d’où le développement des Temples et des sermons en vue
d’enseigner la communauté. Faciliter l’adoration.
3.3 2) Démarches
- théologiques : réformes liturgiques comme l’insertion de musiques
interdites le jour du Sabbat selon la halakha, réforme des livres de prière.
Ces réformes, à la base de réformes plus profondes, se trouvent
confrontées à des difficultés intellectuelles.
17
- socio-politiques : création d’une association – Nouvelle Association
israélite du Temple – culturelle et religieuse.
3.4 Conséquences, impactes et acquis
3.4 1) Hambourg, où la Réforme prend racine
La controverse du Temple de Hambourg, après celle de Berlin, va mettre à jour
des dissensions dans la communauté juive et un réel besoin de réforme. Cette
controverse ne sera que la première étape d’un mouvement plus long qui a des
raisons d’abord sociales, économiques et esthétiques puis seulement plus tard
philosophiques et intellectuelles. Tout commence par la publication d’un
nouveau livre de prière pour le temple de Hambourg par Bresselau et Fränkel à
la suite de la création de la « New Israelite Temple Association ». Par ailleurs,
une certaine revendication de la part des femmes de la communauté va
influencer le mouvement. On voit également la fondation d’une association. Les
buts sont une réforme liturgique pour dynamiser la prière, la publication de
textes en langue vernaculaire et le prêche, sermons en vue d’enseigner la
communauté par des gens qui ne sont pas rabbins. Ce mouvement va engendrer
une réaction qui va se cristalliser autour de la question de la musique au temple.
Les orthodoxes dénoncent l’association, le Temple et le nouveau livre de prière
en se basant sur la halakha. Il y a un durcissement contre les innovateurs, une
volonté de brûler leurs oeuvres et la création d’un clivage in/out group par une
condamnation sévère de ceux qui ne se sont pas repentis. Cependant, cela crée
un mouvement de questionnement au sein des rabbis orthodoxes ; on remplace
les anciens dayanim par un délégué. Les réformistes, qui ne se prétendent pas
comme tel, se retrouvent sur la défensive et se basent sur la tradition pour
justifier une réforme. On voit que chacune des communautés, de leurs côté,
tentent d’apporter des réponses aux problèmes causés par la modernité. C’est
une ambiance de pluralisme et de tolérance qui prévaut finalement en ce début
de XIXème s.
3.4 2) Le contexte intellectuel
La deuxième génération des réformateurs, voyant la réforme basée sur des
éléments sociaux et esthétiques, décide de fonder des bases plus intellectuelles ;
c’est le début d’une deuxième phase de réforme. Les principaux courants
philosophiques, en confrontation avec lesquels le judaïsme devra s’harmoniser
pour entrer dans la modernité, sont développés ci-dessous :
Baruch Spinoza (1632-1677) fut le premier déclencheur de la pensée moderne
dans le judaïsme dont il critiqua les fondements. Son système philosophique
montre un Dieu purement immanent. Il est déterministe et sera rejeté par
18
Mendelssohn. La Raison du philosophe est au-dessus de la religion, laquelle,
avec la Bible est bonne pour les masses ignorantes. Il critique le côté
exclusiviste du Judaïsme et son caractère centré sur les biens matériel au profit
d’un christianisme universaliste et spirituel. Il remet en cause l’autorité
mosaïque du Pentateuque et s’astreint à une sévère critique biblique. Rejeté par
la majorité des réformateurs il est cependant utilisé par des radicaux comme
Samuel Holdheim.
Il influença notamment Gotthold Ephraïm Lessing (1729-1781) pour qui
Révélation et raison, en relation réciproque, faisaient progresser l’esprit humain
d’étape en étapes. Cette idée fut reprise par les idéologistes réformateurs pour
qui la révélation se faisait progressive d’âges en âges mais, à l’inverse de
Lessing, ils laissaient la possibilité au Judaïsme de progresser.
Dans le contexte allemand il faut également nommer Immanuel Kant (17241804) qui eut une influence directe et durable sur les penseurs juifs. Il souligne
la possibilité d’une foi rationnelle viable ; la foi religieuse est avant tout morale,
la morale est au-dessus de toute religion, de toute cérémonie, et elle est à la base
des sermons et réformes. Les textes conduisent à cette foi morale qui surpasse
tout.
Nommons encore Friedrich Schleiermacher (1768-1834), romantique, qui croit,
comme Kant ; que le Judaïsme n’a dans le monde moderne aucun futur. Il
minimise la connexion Judaïsme-Christianisme et déplore son manque
d’universalisme. Sa vision est que la religion est animée par le sentiment plus
que par des postulats rationnels. Pour lui, si le Judaïsme est l’unique foi d’une
communauté particulière contenant sa propre individualité, sa propre expérience
et révélation, si ce n’est pas une religion naturelle universelle avec ses
observances particulières, alors le rejet du cérémonial ne serait pas la fin de la
particularité juive. Ceci influencera sur les réformateurs à venir.
Finalement pour Wilhelm Friedrich Hegel (1770-1831) et son sens dialectique
de l’histoire, le Judaïsme fut une poussée violente dans le progrès dialectique du
Monde de l’Esprit.
Voici quelles sont les bases intellectuelles sur lesquelles s’érigera l’entreprise
théologique du mouvement réformateur dont nous allons rapidement voir
quelques exemples.
3.4 3) Nouvelles conceptions du Judaïsme
Trois penseurs majeurs font passer la réforme du côté de la théologie et des
intellectuels.
D’abord Solomon Ludwig Steinheim (1789-1866) rejette à la fois les idées de
Mendelssohn et celles des orthodoxes juifs contemporains et, confronté à la
conversion de ses amis au christianisme, se doit de défendre le judaïsme. Il
montre que celui-ci est au-delà de l’histoire. Il récuse l’idée de religion naturelle
19
et se base sur la révélation, opposée au paganisme, en tant que don parfait de
Dieu et base de la doctrine. Cette révélation renforce ce qui est latent dans
l’esprit humain mais implique une complète transformation de la personne. Il
place le judaïsme, gardien de la pureté de la révélation, au-dessus du
christianisme. Il rejette le « paganisme » de Spinoza, le déterminisme de Hegel
mais se rapproche de Kant quant à l’idée de la limitation de la raison humaine,
de la liberté humaine avec cependant, à l’inverse de Kant, une forte insistance
sur la révélation. Il soutiendra la réforme liturgique et saluera la venue du
Temple de Hambourg bien qu’il dénoncera la théologie d’autres réformateurs.
Le plus original des réformateurs, il est celui qui aura le moins d’influence.
Puis Solomon Formstecher (1808-1889), rabbi, veut élever le judaïsme à une
respectabilité intellectuelle en lui appliquant la terminologie académique et ceci
afin d’être plus un critique juif contre la philosophie idéaliste qu’un juif
philosophiquement idéaliste. Il insiste sur l’importance de la raison dans la
religion et distingue le phénomène historique du Judaïsme et le Judaïsme en tant
qu’idée. Il déclare cependant la philosophie comme un produit du paganisme et
condamne les philosophes modernes de même qu’il renonce à toute philosophie
juive.
Enfin le radical Samuel Hirsch (1815-1889), également rabbi, ordonné par
Samuel Holdheim, joua un rôle actif dans le mouvement de réforme. Hirsch base
ses théories sur la Bible, le Talmud et les Midrash. Il revendique une
réaffirmation des particularités juives dans le contexte de la philosophie
moderne. Il s’oppose à la philosophie hégélienne et réaffirme la pureté du
Judaïsme face aux autres religions.
Tous trois ont une remarquable indépendance par rapport au milieu dans lequel
ils écrivent. Ils ont la conviction que la déghettoisation des communautés juives
devait être accompagnée d’une déghettoisation du Judaïsme et que la foi
ancienne nécessitait une reconceptualisation intellectuelle en confrontation avec
les systèmes philosophiques et théologiques contemporains. Ceci nécessitait une
traduction des valeurs juives dans le langage philosophique moderne.
3.4 4) Science du Judaïsme
Le renouveau du judaïsme ne pouvait cependant pas se limiter au côté
intellectuel et se développa aussi sur l’étude empirique de l’histoire. Les
sciences du judaïsme, selon les méthodes modernes, créèrent des ponts entre les
différents groupes du judaïsme, réformistes ou non, et permirent le départ d’une
nouvelle vague de réformateurs.
20
4. Les réformateurs de la deuxième vague
4.1 La Haskala et ses acteurs après 1830
La réforme juive qui nous occupe ne doit pas être appréhendée comme un tout
parfaitement homogène. Plusieurs courants, plus ou moins suivis, l’animent. Si
les thèmes abordés et les préoccupations majeures sont les mêmes, il y a souvent
disparité sur le fond. Tous par exemple n’accordent pas le même statut à donner
au talmud, à la torah ou à la loi en général… et évidemment tous ne s’accordent
pas sur le rôle que doit jouer la modernité dans le Judaïsme rabbinique. On peut
distinguer 4 grandes personnalités dans la deuxième phase de la Haskala :
Samson Raphael Hirsch (1808-1888) marque l’aspect orthodoxe ou néoorthodoxe de la réforme ; Samuel Holdheim (1806-1860) représente le
réformisme radical, à l’opposé de Hirsch ; Zacharias Frankel (1801-1875) et
Habraham Geiger (1810-1874), eux, ont essayé de concilier modernité et
Judaïsme dans un esprit de continuité. A noter enfin que chacun d’entre eux était
rabbin, donc engagé dans la conservation de la communauté.
4.2 Zacharias Frankel
Zacharias Frankel est considéré aujourd’hui comme le père idéologique du
Judaïsme conservateur moderne. Il plaidait pour une réforme modérée,
réconciliant l’autorité des textes et le criticisme historique. Il est né dans une
famille importante de la communauté juive de Prague et eut l’opportunité de
fréquenter l’université avant de commencer son rabbinat à Leitmeritz, puis à
Dresde.
Frankel a toujours placé l’unité juive avant la réforme, insistant sur l’idée de
continuité. Il a également profondément insisté sur la foi comme élément capital
du Judaïsme et vis-à-vis de laquelle toute réflexion doit être subordonnée,
notamment la science moderne.
Comme Mendelssohn, il pensait que la Torah contient une loi révélée par Dieu à
Moïse et qui se situe au-delà de l’histoire. Cette aspect est lié à la foi et constitue
l’aspect « positif » du Judaïsme. Ce qui peut être appréhendé par la critique
historique et que Frankel défend également est donc traité à part et considéré
comme l’aspect historique du Judaïsme. Ces deux aspects forment un tout se
complétant et liant orthodoxie (positif) et réforme (historique).
Donc, si le Pentateuque et hors du champ historique, la tradition ne l’est pas.
Frankel a essayé de démontrer que la loi rabbinique a toujours évolué dans
l’histoire et qu’elle en est donc un produit. Par extension, il pense que les juifs
peuvent réformer la loi et l’adapter aux circonstances historiques.
Durant son rabbinat, Frankel a joint la parole aux gestes, proposant de petites
réformes au sein de la communauté comme l’abolition de la circoncision. Il a en
revanche beaucoup insisté pour garder l’hébreu lors des liturgies. Il a également
21
participé aux travaux de la réforme mais, en désaccord, a quitté le mouvement.
Sa pensée originale sur la conception historique et dynamique de la tradition en
fait un réformiste, mais un réformiste conservateur et prudent.
4.3 Abraham Geiger
Considéré comme le père fondateur du mouvement de réforme, Geiger est en
fait une figure de la seconde génération. Sa personnalité charismatique et ses
talents oratoires en firent rapidement le champion de la haskala. Né dans une
famille strictement observante de Francfort, il devint après des études
universitaire un orientaliste doué. Il s’inscrivit ensuite à Bonn où il étudia
l’histoire et la philosophie. C’est au cours de ses études qu’il fut très influencé
par la théologie chrétienne et par sa relation avec la modernité. Il considérait le
Judaïsme comme une relique et voulait le rendre adapté à son temps… mais il
croyait également que Judaïsme et modernité étaient inconciliables. Geiger était
très attaché à sa religion et voulait qu’elle puisse jouer un rôle déterminant dans
le monde. Son principal paradoxe était qu’il ne voyait qu’une destruction du
Judaïsme antique qui puisse poser les bases d’une reconstruction saine… mais il
désirait en même temps préserver les connections émotionnelles de la
communauté juive.
Devenu rabbin, fonction qui exige l’art du compromis, il sera continuellement
tiraillé par son engagement pour la réforme et la préservation du Judaïsme. Il
est, durant la même période, à la tête de deux revues du Judaïsme contemporain
et écrit des essais philosophiques scientifiques.
Il considère, comme Frankel, que la réforme est une continuation logique de
l’histoire. Il prendra une grande part dans la critique historique et s’attaque, dans
le Talmud, à la Mishna et à la Gemara. Il tente de démontrer qu’ayant été écrites
dans des contextes différents, le texte s’en ressent naturellement. Cela tend à
démontrer le caractère dynamique et déterminé de la tradition.
Il entreprend plus tard une critique historique de la Bible et défend son travail en
argumentant qu’une critique n’implique pas un rejet mais au contraire une
reconstruction. Geiger entreprit ensuite une histoire du Judaïsme afin de
démontrer l’extraordinaire dynamisme des pensées et des courants.
Il devint rapidement très controversé par certains et adulé par d’autres. Sa vision
d’un judaïsme prophétique, universalisé, appel des changements. Il rejette les
rites qu’il considère comme purement fonctionnels mais change très peu la
liturgie et se montre à nouveau très ambivalent dans son attachement aux prières
en hébreux.
Geiger préférait considérer les juifs comme une communauté religieuse que
comme une nation. Il se sentait complètement allemand et était favorable aux
mariages mixtes et aux conversions facilités pour les non-juifs… mais il refusait
en bloc une réforme menée au nom d’une quête pour l’égalité civique.
L’émancipation devait venir du triomphe du libéralisme politique en Allemagne.
22
On remarque une fois de plus le rôle central du statut de la révélation et de la
tradition dans la réforme. Cette relation de la religion à ses livres est la clef de
voûte d’une critique théologique du Judaïsme. Cette réinterprétation légitime le
rôle que la Haskala doit jouer dans l’histoire. Geiger a joué un rôle important
dans cette direction mais a également illustré personnellement l’ambivalence de
la réforme entre attachement à la tradition et à la modernité.
4.4 Samson Raphael Hirsch
Samson Raphael Hirsch n’aurait pas sa place dans une stricte histoire de la
Haskala. Il est considéré comme le fondateur de la contre-réforme néoorthodoxe mais n’est en aucun cas assimilable au Judaïsme médiéval. Sa volonté
de créer une relation harmonieuse entre la modernité et la religion en choisissant
une autre voie que la Haskala fait de lui un réformateur au sens stricte du terme
mais agissant contre la réforme proposée.
Hirsch est né dans une famille acquise à la cause de Mendelssohn. Il reçut une
éducation religieuse et universitaire. Dès le début de son rabbinat, il introduisit
des réformes telles que la liturgie en allemand. Dans ses écrits, Hirsch défendait
un Judaïsme humaniste universaliste (comme les réformistes) mais observant
strictement la loi.
Il a combattu l’idée d’un retour en Palestine, défendant l’idée que Israël est une
unité spirituelle et non politique. Il pensait que hâter le retour en Terre Sainte
était une grave erreur et que l’exil de la communauté était la volonté de Dieu
d’envoyer son peuple jouer un rôle spirituel mondial.
Hirsch, comme Mendelssohn, était persuadé que les 613 commandements
contenus dans la loi orale et dans la loi écrite étaient révélés par Dieu. Il en
expliqua le contenu symbolique et moral afin de leur donner un sens dans un
contexte moderne. Les Juifs sont appelés à obéir. Il réfute la critique historique
en mettant le Talmud au même niveau que la Torah et les lois cérémonielles au
même niveau que les morales. La Torah est éternelle, complète et révélée, hors
de l’histoire. Contrairement aux réformateurs, il défend la loi comme étant le
caractère spécifique du judaïsme, son « bastion inviolé ».
Hirsch se voyait lui-même comme le seul défenseur de la tradition contre la
Réforme et la critique historique. Bien qu’ayant eu une influence très durable, sa
position dès la seconde moitié du XIXème siècle devint bientôt minoritaire.
Si Hirsch combattit la Réforme, il introduisit lui-même quelques nouveautés et
surtout l’idée d’une relation harmonieuse avec la modernité. La contre-réforme,
bien souvent, reste une réforme en soit car introduisant de nouvelles
problématiques visant à couper l’herbe sous le pieds d’une critique plus radicale.
23
4.5 Samuel Holdheim
A l’opposé de Hirsch, beaucoup plus virulent que Frankel et que Geiger,
Holdheim se plaisait à se considérer lui-même comme un réformateur et a
participé à la conférence rabbinique du mouvement de la Réforme. Ses positions
marquent la limite la plus radicale de la Haskala.
Sa vie commence dans l’austère communauté juive de Pologne et se termine
dans les milieux jufs assimilés de Berlin. Il est très tôt considéré comme un
excellent polémiste aux opinions inédites et sans compromis. Durant ses deux
Rabbinats à Francfort et dans le Mecklenburg-Schwerin, il aura une intense
activité pamphlétaire qui va faire de lui le champion de la réforme radicale. Il
réfute le Talmud puis en vient à considérer la Bible comme « la réflexion
humaine sur la divine illumination ». L’autorité rabbinique ne doit pas s’appuyer
sur les textes mais sur la raison et la conscience.
Holdheim releva notamment les ambiguités des textes qui sont parfois très
oniriques, parfois très normatifs. Il prend notamment l’exemple du mariage : Si
la Bible parle parfois de manière exaltée de l’amour (Cantique des Cantiques), la
tradition interdit le mariage mixte. Holdheim considère la loi comme un élément
non-religieux et préservé artificiellement. Enfin, il considère lui aussi que le
judaïsmea un rôle messianique et universel à jouer... et que le système légal juif
est un frein intolérable à cet effet.
Le judaïsme de Holdheim est certainement celui qui ressemble le plus à la
réforme protestante. Le nouvel âge devait aboutir selon lui à une nouvelle
religion juive et non pas s’inscrire dans un simple processus historique. En 1847,
il devint le Rabbi de la Reform Society de Berlin, une congrégation séparatiste.
Il voulait que que le judaïsme soit le principal servant d’un Etat idéal qui restait
encore à être créé. Déçu par un Etat allemand chrétien discréminatoire, à l’image
de Geiger, il devint à la fin de sa vie conservateur.
Holdheim par de nombreux aspects, représente l’idéal-type d’un réformateur à
l’exemple d’un Luther ou d’un Calvin. Sa réforme, qui n’a pas abouti, avait le
caractère radical d’un séparatisme et d’une refonte de l’institution religieuse.
5. Conclusion
A la fin de ce travail et à la lumière de la typologie que nous avons employée,
nous pouvons admettre que la Haskala a été un mouvement de réforme. Le
Judaïsme est une religion animéepar de nombreux mouvements qu’ils soient
orthodoxes ou progressistes. La Réforme allemande qui nous occupe n’a pas
réformé le Judaïsme dans sa globalité mais a été une force nouvelle vers la
modernité et a eu une influence durable. Le secret de cette influence réside dans
le fait qu’elle a réussi à focaliser l’attention de la société juive sur des
problématiques avec lesquelles, aujourd’hui encore, elle est aux prises. Avec la
montée en puissance des communautés juives américaines et l’établissement
24
d’un Etat juif, le conflit entre la modernité et la tradition est plus que jamais
d’actualité et les réformistes (et contre-réformistes) d’alors font figure de pères
idéologiques. Si il y a eu des volontés séparatistes, la majorité des réformateurs
ont insisté sur la continuité de la comunauté et sur l’importance d’une tradition
orale dynamique. La démarche donc, on le voit bien, agit autant sur l’aspect
social que théologique. La Haskala illustre bien la typologie sur laquelle nous
avons travaillé, tout en restant authentiquement juive.
25
La Haslaka en Allemagne aux XVIIIème et XIXème siècle
1. Les préréformateurs (XVIIème → fin XVIIIème siècle)
CAUSES
Cause philosophique :
- Siècle des Lumières.
Causes sociales :
- Une élite de Juifs atteint de hautes charges administratives et adopte les
mœurs européennes.
- L’hébreu n’est plus compris que par une minorité.
Causes politiques :
- Le gouvernement de Prusse décrète que seuls les chefs de famille déterminent
le rituel de leur foyer → il n’y a plus de rituel unifié dans la communauté.
- Les chefs d’Etat veulent contrôler la communauté et diminuer l’autorité des
Rabbins.
ACTEURS
Acteurs :
1) Moïse Mendelssohn (1729-1786) :
- La Loi juive n’a pas besoin de modifications.
- Seul Dieu peut modifier la Loi.
- Il faut obéir à la loi des Etats, la religion est liée à la conscience.
- Traduction du Pentateuque en allemand.
2) Morderai Gumpel Schnaber (XVIIIème siècle) :
- Seule la croyance en Dieu est inaltérable, tout le reste peut être modifié.
3) Saul Ascher (1767-1822) :
- La religion doit être épurée du rituel encombrant et mettre l’accent sur Dieu et
les Prophètes.
4) Davide Friedländer et Isaac Euchel (1756-1804) :
- Traduction de la liturgie en allemand → Outil pour l’éducation des enfants et
mise à la portée de tous des textes liturgiques.
OBJECTIFS
- Distinguer l’essentiel de l’accessoire en mettant l’accent sur la conscience.
- Casser les barrières linguistiques.
- Trouver un compromis avec le monde ambiant.
CONSÉQUENCES
- Première ouverture entre deux mondes qui s’ignorent.
- Les Chrétiens montrent plus de compréhension face au Judaïsme.
26
2. La première vague de Réforme
2.2. Westphalie (début XIXème siècle)
CAUSES
Causes politiques :
- 1807 : Le gouvernement promulgue une Constitution où tous les citoyens sont
égaux devant la loi.
- Le gouvernement créée un Consistoire chargé de réglementer la vie des Juifs.
Causes sociales :
- 1805-1810 : Création d’un temple à Seesen comprenant un orgue et une
cloche.
- Emancipation des Juifs.
ACTEURS
1) David Fränkel (1779-1865) et Joseph Wolph (1762-1826) :
- Ils éditent une revue : Sulamith, porte-parole du Consistoire de Westphalie.
2) Israël Jacobson (1768-1828) :
- Considéré comme le fondateur du mouvement de Réforme.
3) Jérôme Bonaparte :
- Frère de Napoléon, il était ouvert d’esprit sur la question religieuse.
4) Les 3 Rabbins du Consistoire : Berlin, Kalkar et Steinhart :
- Ils étaient disposés aux idées réformatrices.
OBJECTIFS
- Concilier l’héritage juif et les valeurs modernes.
- Enlever les barrières entre Juifs et non-juifs.
- Développer le sentiment de loyauté envers l’Etat.
- Lancer le mouvement de Réforme à travers le Consistoire de Westphalie.
- Moderniser l’éducation juive.
- Améliorer la compréhension rationnelle de la religion.
- Rapprocher l’Eglise et les synagogues.
CONSÉQUENSES
- Unification du rituel.
- Réglementation des horaires des offices religieux.
- Institution d’un programme clair dans les écoles.
- Sermons en allemand.
- Abolition du rituel en dysharmonie avec le temps. Ex. : La flagellation à la
veille du Yom Kippour.
- Réaction du Consistoire juif de France : il critique certains points de Réforme.
- Faible impact car les règles de Réforme sont entreprises par le haut et le
peuple a du mal à les comprendre.
- Le faible impact vient aussi de la disparition rapide du Consistoire en 1813
suite à la chute du Royaume de Westphalie.
27
2.3. Berlin (début XIXème siècle)
CAUSES
Cause philosophique :
- Siècle des Lumières.
Cause politique :
- 1812 : Les Juifs acquièrent les mêmes droits que les non-juifs grâce à la
politique de Napoléon.
Cause sociale :
- Création d’un cercle de réformateurs chez Jacob Herz Beer.
ACTEURS
1) David Friedländer
2) Israël Jacobson :
- Il organise chez lui des offices à orientation réformatrice.
3) Léopold III roi de Prusse :
- Il ordonne en 1815 la fermeture des offices à tendance réformatrice.
4) Jacob Herz Beer
5) Ruben Samuel Gumpertz
6) Eliezer Liebermann
OBJECTIFS
- Eliminer tous les éléments liturgiques incompatibles avec le milieu et limiter
l’importance de l’hébreu et du Talmud.
- Dans le culte, rapprocher le culte juif du modèle chrétien.
CONSÉQUENCES
- Division de la communauté en traditionalistes et réformateurs.
- Le gouvernement prussien voit d’un mauvais œil le cercle de réformateurs.
- 1821 : Frédéric William III interdit aux chrétiens de fréquenter les cérémonies
juives.
- 1823 : Frédéric William fait stopper les activités du cercle Beer et oblige les
réformateurs à suivre les rites à la synagogue → Les Juifs ne peuvent plus
entreprendre de réforme.
2.4. Hambourg (Moitié XIXème – Fin XIXème )
CAUSES
Cause politique :
- Le gouvernement laisse la communauté libre de ses pratiques pour autant
qu’elle respecte l’Etat.
Cause économique :
- La réforme s’instaure chez les banquiers et marchands juifs.
Causes sociales :
- 1810 – 1814 : émancipation juive.
- Revendications féministes.
28
Causes religieuses :
- Un temple est créé sur le modèle de celui de Jacobson.
- 1817 : La communauté adopte les statuts de la « Nouvelle Association du
Temple Israëlite de Hambourg.
- Publication d’un nouveau livre de prières par Bresslau et Fränkel.
ACTEURS
Acteurs réformateurs :
1) Meyer Israël Bresselau (1785-1839)
2) Seckel Isaac Fränkel (1765-1835)
3) Samuel Hirsch (1815-1889)
Opposants à la Réforme :
1) Abraham Löwenstamm
2) Rabbi Eliezer
3) Isaac Bernays (1792-1848)
OBJECTIFS
- Ecole juive instituée sur le modèle chrétien.
- Réformer la liturgie et revivifier le culte juif.
- Acculturation au monde européen moderne afin d’améliorer foi et pratique.
- Faciliter l’accès aux textes grâce à des traductions en langues vernaculaires.
- Développement de temples et sermons pour instruire la communauté.
CONSÉQUENCES
- Les Juifs qui fréquentent le Temple trouvent le service divin plus
compréhensible et plus porteur de sens que celui de la synagogue.
- Réaction des orthodoxes qui dénoncent le Temple et le nouveau livre de
prières.
- Clivage de la communauté.
3. La seconde vague de Réforme (XIXème siècle)
CAUSES
Causes philosophiques :
- Différents courants philosophiques animés par Emmanuel Kant (1724-1804),
Friedrich Hegel (1770-1831), Baruch Spinoza (1632-1677) et Friedrich
Schleiermacher (1868-1834) influencent le milieu juif de l’époque.
- Le Judaïsme a besoin d’une métamorphose intellectuelle → La philosophie
permet de poser de nouvelles bases intellectuelles à la Réforme.
ACTEURS
1) Zacharias Frankel (1801-1875)
2) Abraham Geiger (1810-1874)
3) Samson Raphaël Hirsch (1808-1888)
4) Samuel Holdheim (1806-1860)
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OBJECTIFS
1) Zacharias Frankel :
- Concilier modernité et Judaïsme dans un esprit de continuité.
- Maintenir la foi au-dessus de la Science.
- Le Pentateuque est hors de l’histoire, par contre la tradition est dans l’histoire
→ La Loi rabbinique peut être réformée et adaptée aux conditions historiques.
2) Abraham Geiger :
- Changer certains rites mais maintenir la liturgie et les prières en hébreu.
- Casser les barrières avec les non-juifs → Il est favorable aux mariages mixtes
et aux conversions facilitées.
- Réformer certains aspects de la tradition (Mishna et Gemara), car celle-ci est
dynamique et non figée.
3) Samson Raphaël Hirsch :
- Recherche d’une harmonie entre modernité et religion en choisissant une autre
voie que la Haslaka.
- Liturgie en allemand.
- Etablir un Judaïsme humaniste et universaliste observant la Loi, qui demeure
inchangée.
4) Samuel Holdheim :
- Réforme radicale : il réfute le Talmud.
- L’autorité rabbinique ne doit pas s’appuyer sur les textes mais sur la
conscience.
- Le Judaïsme a un rôle messianique à jouer au-delà de la Loi.
CONSÉQUENCES
- Aucune de ces 4 personnalités n’a provoqué un changement réel dans le
Judaïsme.
- Ce courant a été une force nouvelle vers la modernité et pour cela on peut dire
qu’il a laissé une empreinte durable.
- Mise en évidence des problématiques avec lesquelles la communauté est
encore aujourd’hui confrontée.
30
1ÈRE PARTIE : RÉFORME ET CONFLITS
Présenté par Sophie Margaronis et Bibiche Cavalho
1. Les Trois courants principaux :
A)
JUDAÏSME RÉFORMÉ :
B)
JUDAÏSME ORTHODOXE :
C)
JUDAÏSME CONSERVATEUR :
2. LA RÉFORME JUIVE EN ALLEMAGNE :
A)
INTRODUCTION :
B)
HISTOIRE MARQUEE DE CONFLITS
2ÈME PARTIE : DIFFUSION DE LA RÉFORME
1. RAPPEL DE LA CONDITION JUIVE EN EUROPE
2. CAUSES SOCIALES DE LA RÉFORME EN ALLEMAGNE
3. Diffusion de la réforme dans quelques régions d'Europe:
A. COPENHAGUE
B. VIENNE
C. PRAGUE
D. GALICE
E. HONGRIE
F. FRANCE CATHOLIQUE
G. ITALIE DU NORD
H. ANGLETERRE
31
1. LES TROIS COURANTS PRINCIPAUX :
JUDAÏSME RÉFORMÉ :
« Courant du judaïsme qui nie le caractère immuable de la loi écrite et qui
adapte, en conséquence, la pensée et la pratique juives aux exigences et à
l’esprit du temps ».
Wigoder G., Goldberg S. A. et al., Dictionnaire encyclopédique du Judaïsme,
Cerf/Laffont, 1996, Paris, p.540.
JUDAÏSME ORTHODOXE :
Il se définit par opposition au mouvement réformé. Courant qui accepte la
totalité de la loi écrite et orale et observe strictement la Halakha et tient le texte
pour révélé. Se veut gardien de la Torah et s’oppose aux courants de
sécularisation touchant la société juive. Il a des difficultés à trouver des moyens
afin de faire face à la modernité, et se trouve souvent en conflit avec le courant
réformateur. La néo-orthodoxie fondé par Samson Raphaël Hirsch défend la
préservation de la tradition tout en cherchant un modus vivendi avec la
modernité ; il fallait selon lui accepter la culture occidentale et y adhérer. A
l’opposé, Moise Sofer (Hongrie) représente la branche ultra-orthodoxe qui
refuse violemment toute interprétation ou innovation du judaïsme afin de se
conformer à l’époque présente.
JUDAÏSME CONSERVATEUR :
Représenté par l’éminent rabbin Zacharias Frankel. Il se situe entre les deux
courants réformé et orthodoxe. Selon lui, les réformateurs prônent une approche
trop radicale et les orthodoxes rejettent l’érudition critique et l’investigation
scientifique du judaïsme. Frankel est de l’école « historico-positiviste », le
premier terme indique qu’il est légitime de recourir aux méthodes de la critique
biblique, et le deuxième marque son orthopraxie. On parlera de courant
conservateur surtout aux Etats-Unis.
2.LA RÉFORME JUIVE EN ALLEMAGNE :
A) INTRODUCTION
:
ƒ Origine : Allemagne
ƒ Pourquoi en Allemagne ? en partie grâce à la prééminence de celle-ci dans
les domaines de la théologie et de la philosophie et également grâce à la
présence d’un certain pluralisme religieux. En outre, il n’existe pas en
32
Allemagne une communauté unifiée sous la gouverne d’un pouvoir central
édictant la voie à suivre comme en France. De ce fait, chaque synagogue peut
avoir sa propre opinion, de la plus libérale à la plus traditionaliste. D’autres
causes seront traitées ultérieurement.
ƒ Causes : Avec la Révolution Française, l’émancipation devient un élément
concret. La sortie des ghettos et l’accès à l’éducation laïque et aux métiers
séculiers sortent les Juifs allemands de leur isolement, ainsi ils peuvent se
comparer aux autres Eglises et se remettre en question.
Les Juifs ayant vécu à l’intérieur d’une majorité chrétienne ou musulmane ont
toujours été confinés dans un statut « d’étranger » ; cet isolement leur a
également attribué un statut de « peuple » qui est régi par ses propres lois
(Halakha). Avec leur émancipation, ils se retrouvent dans une situation où ce
n’est plus le peuple mais l’individu qui prévaut, où le droit rabbinique perd de
son autorité, où l’individu peut finalement mener sa vie hors de la
communauté et sans suivre ses préceptes. Comment faire pour concilier ce
nouvel environnement, moderne, et la culture juive sans aller jusqu’à
l’assimilation et une inévitable perte identitaire? La réforme essaiera d’y
répondre à tout prix.
ƒ Précurseur : Moïse Mendelssohn (1729-1786) - resté orthodoxe - a crée le
climat qui a permis cette réforme. Image d’un guide des Juifs sur le chemin
de l’émancipation.
- Thèmes : possibilité pour les Juifs de vivre comme citoyens libres et
égaux, il rejoint la philosophie des Lumières en avançant que la religion
juive est née de la raison, ses principes sont donc universalistes, il est pour
la tolérance religieuse et une certaine relativisation des dogmes, traduit le
Pentateuque en Allemand, séparation Eglise-Etat, etc.
ƒ Réforme hétérogène : les réformes varient d’une communauté (locale) à
l’autre et ne sont pas définitives car il n’existe pas d’hiérarchie nationale ou
transnationale.
ƒ Conséquence : les divers communautés avec leur propres convictions vont
entrer en conflit.
ƒ Rapport État – Judaïsme : primordial pour la réforme juive et
l’assimilation des Juifs. Selon la région, attitude différente face à la
communauté juive et ses possibilités de modernisation.
ƒ Réformes principales : questions surtout pratiques ; texte et langue de la
liturgie, utilisation d’instruments musicaux tels que l’orgue, modernisation
des airs anciens, droits des femmes, Sabbat…
ƒ Réforme des « éclairés »: la réforme n’a jamais vraiment réussi à pénétrer la
masse populaire.
33
B) HISTOIRE MARQUÉE DE CONFLITS
ƒ 1808 : Création du Consistoire de Westphalie (par le roi Jérôme, frère de
Napoléon), Israël Jacobson président.
ƒ 1810 : Construction d’un Temple de style nouveau en Westphalie (alors
occupation française) par Israël Jacobson qui fut un sujet de controverse. En
1815, à la fin de l’occupation, le temple fut fermé par les autorités et ce
dernier transféra son activité à Berlin. Les orthodoxes protestent et le
gouvernement prussien interdit les offices. En 1823, un décret interdit
également toute innovation dans la langue, cérémonies, prières et chants.
ƒ 1818 : création du Temple réformé à Hambourg, utilisation de son propre
livre de prières remanié. => défi direct envers l’autorité du rabbinat de la
ville !
- Question de tradition : la modification des prières et l’utilisation de
langues vernaculaires (propre à la communauté juive : yiddish) est
considéré par les orthodoxes allemands et leurs coreligionnaires
européens comme une violation grave de la Tradition.
- Réponse : Léopold Zunz, et la Science du Judaïsme en plein essor,
démontrent que les sermons/culte s’étaient de tout temps transformés pour
répondre aux exigences de l’époque.
ƒ La formation des rabbins : remise en question de la limitation du savoir au
Talmud et aux règles qui en découlent. Une nouvelle génération de rabbins
apparaît : selon David Caro de l’Haskala, les rabbins en place d’un côté ne
vivent plus dans les standards de vie traditionnels, et d’un autre ils ne sont
pas qualifiés à répondre aux défis contemporains. Cette nouvelle génération
doit avoir suivi une école laïque et un enseignement universitaire.
ƒ Controverse de Breslau, 1938 : Le chef rabbin de la communauté de
Breslau, Salomon Abraham Titkin, est jugé trop traditionaliste, le comité de
Breslau étant moderniste et une pétition de 120 membres les poussent à
engager un assistant. La communauté de Breslau met ainsi en place un
rabbin de la nouvelle école, Abraham Geiger. Controverse importante sur sa
nomination exigeant, lors d’un incident ultérieur, l’intervention de la police.
Les traditionalistes pensent encore avoir le gouvernement prussien à leurs
côtés mais celui-ci se désintéresse de la question et il sera impossible de le
renverser. Les orthodoxes s’y opposent car Geiger ne réforme pas
uniquement des éléments de la pratique juive, mais touche aux doctrines et
aux principes mêmes du Judaïsme traditionnel, selon lui évolutives. (Il y a
tout de même un décalage discours – actes chez Geiger étant finalement plus
conventionnel que ce que ses propos prétendent.) Il en résulte une division de
la communauté en deux sociétés séparées : l’Orthodoxie et la Réforme.
ƒ Controverse de Hambourg, ~1842: La communauté du Temple de
Hambourg, réformé, vit isolé des autres communautés tant socialement que
34
religieusement. Le conflit entre ces derniers et les orthodoxes s’enclenche
lorsque l’association du Temple décide de casser cet isolement en 1842. La
cause étant que la synagogue voit une tentative d’infiltrer la communauté
afin d’y exercer une influence dominante. Leur demande est bien entendu
refusée. Le Temple répond à ce rejet par deux éléments : premièrement la
construction d’un Temple immense alors que les structures de leurs
adversaires tombaient en ruine ; deuxièmement ils publient une nouvelle
version de leur livre de prières avec l’intention sous-jacente de le destiner à
d’autres communautés que celle du Temple. La question de l’autorisation ou
non du livre va jusqu’au sénat d’Hambourg et le Temple assure ses arrières
en demandant l’opinion d’autres rabbins. Frankel et Geiger l’approuvent
malgré certaines failles, mais arrivent à des conclusions différentes : Frankel
pense qu’ils vont trop loin contrairement à Geiger qui pense qu’ils ne l’ont
pas assez été.
ƒ 1846 : Samuel Holdheim, réformiste radical, devient premier rabbin de la
communauté réformée de Berlin, il supprime l’hébreu et fait le sabbat le
dimanche.
ƒ LES TROIS CONFENCES RABBINIQUES :
Participants : rabbins ou prêtres de tout horizon, assez jeunes, nés en
Allemagne et exerçant autant dans de grandes communautés comme
Francfort, Hambourg ou Breslau, que dans des petites villes. La participation
est réservée aux rabbins ou prêtres pratiquants. Les orthodoxes n’y ont jamais
assisté.
Forme : parlementaire et délibérations publiques.
Attaques : outre les opposants à la réforme deux hommes hautement
respectés pour leur contribution à la modernisation du savoir juif attaquent
l’assemblée : Salomon Judah Rapoport et Frankel.
1. Conférence de Brunswick, 1844 :
- Les mariages mixtes ne sont pas interdits tant que l’état permet d’éduquer
les enfants dans la tradition juive. On évite ainsi la question vu qu’à ce
moment aucun état allemand ne le permet.
- La patrie du Juif est le lieu de sa naissance et de sa citoyenneté et il doit se
soumettre à sa législation.
2. Conférence de Francfort-sur-le-Main, 1845 :
- La plus significative des trois rencontres car Z. Frankel rompt avec la
réforme plus radicale que ces partisans proposent. Il diverge fortement sur
la question de l’utilisation de l’hébreu dans la prière. En effet, lors de
cette conférence, il a été jugé qu’il n’y avait « objectivement pas de
nécessité légale » à garder l’hébreu dans les prières, même si « il est
subjectivement nécessaire ».
35
- Réinterprétation du concept de « mission d’Israël » : selon lequel Israël en
tant que nation a la responsabilité d’être un guide pour l’humanité. Israël
ne doit plus être considérée comme une nation et les prières pour un
retour sur leurs terres comme la création d’un état juif doivent être
éliminées.
3. Conférence de Breslau, 1846 :
- Dilemme du Sabbat : d’un côté on ne veut pas toucher à ce fondement du
Judaïsme, et de l’autre on doit se soumettre à l’état (repos du dimanche).
On décide de redonner signification et importance à ce jour en mettant
l’accent sur sa sainteté plutôt que sur son aspect contraignant. De plus des
concessions sont faites pour ceux qui travaillent.
- Question de la femme : jusque là mise à l’écart de la vie religieuse et peu
instruite. Il est décidé de leur octroyer un enseignement religieux, une
cérémonie de confirmation et d’introduire des sermons qui font appel aux
deux
sexes.
36
H
A
S
K
A
L
A
CONFLITS
JUDAÏSME ORTHODOXE
Judaïsme Réformateur
ETATS
Moïse Mendelssohn
Modérés
Léopold Stein
Ludwig Philippson
Israël Jacobson
Abraham Geiger
Radical :
Samuel Holdheim
Mendel Hess
POUVOIR
Soutien ou
non selon la
région et le
moment.
Néo-orthodoxie :
Samson Raphaël Hirsch
Solomon Abraham Tiktin
POUVOIR
Ultra-orthodoxe :
Moise Sofer
POUVOIR
DESACCORDS
DESACCORDS
Laïques :
(réf.
radicaux)
- Amis de
la
Réforme,
DESACCORDS
JUDAÏSME CONSERVATEUR
METHODE/APPUI
Science du Judaïsme
Léopold Zunz.
Fonder une connaissance
scientifique du Judaïsme
pour pouvoir
Fondements : Zacharias
Frankel et Judaïsme historique
positif ; les changements doivent
venir du peuple en son entier et
les « besoins de l’époque » ne
peuvent pas tout justifier.
Surtout USA : Schechter
Salomon
REJET
37
Diffusion de la réforme à travers l’Europe
Cause de la réforme en Allemagne
Plusieurs facteurs peuvent expliquer pourquoi la Réforme a démarré en
Allemagne au début du 19ème siècle
1) Démographie : la population juive est d’environ 400.000 âmes et est
donc très diversifiées. Ainsi bien que minoritaires au départ les réformés
se sont groupés et ont donc pu créer leurs propres institutions comme à
Hambourg et à Berlin
2) Processus d’acculturation en marche : de nombreux juifs
commençaient à éprouver un certain sentiment de malaise, se trouvant
souvent dans une situation où ils se voient coincés entre deux société très
différentes mais auxquelles certains se sentent également liés : la société
allemande ou plus généralement occidentale et la culture juive.
3) Position sociale occupée par les juifs : leur situation politique et sociale
pouvait très vite basculer suivant le régime en place. L’attitude des
gouvernements à leur égard oscillait généralement entre le désir de les
intégrer voire de les assimiler à un rejet plus ou moins marqué envers eux
et au meilleure des cas une certaine indifférence. La question se posait
alors pour les juifs de la place qu’ils devaient occuper dans la société dans
laquelle ils vivaient. C’était une question importante car elle renvoyait à
la question l’élément national de l’identité juive. était-elle encore
concevable dans les sociétés nations qui émergeaient ? était-elle
réalisable ? certains réformateurs souhaitaient simplement l’éliminer de
l’identité juive au profit d’une émancipation sociale, économique et
politique.
4) influence de la réforme luthérienne qui donna un élan idéologique à
certains mouvements réformateurs surtout au niveau théologique. Dans la
société allemande où la réforme luthérienne s’était imposée, le religion
était définie comme relevant du privée, d’une relation direct entre le
croyant et son Dieu sans passer par les intermédiaires hiérarchique d’un
clergé. Durant le 18ème siècle, la religion protestante se des idées sur le
rationalisme et l’universalisme des lumières
5) nouveau leadership religieux qui se développa au cours des siècles et
l’émergence de certaines idées notamment grâce à l’arrivée de rabbins
plus jeunes et ayant de plus en plus suivi une double éducation : juive et
séculaire.
Régions
Copenhague
- assez grande communauté juifs acculturés.
- réformes entreprises au niveau de l’éducation
o 1805 la première école moderne et quelques années plus tard une
école identique pour les filles.
- 29 mars 1814, décret royal qui octroie à 2000 juifs des droits civiques
- Mendel Levin Nathanson, un riche homme d’affaire a été à l’origine de
l’ouverture d’écoles libres à Copenhague et joua un rôle important dans la
proclamation du décret royal qui assurait l’égalité quasi totale des Juifs.
C’est lui également qui permit à Mannheimer de se faire nominer en tant
que catéchiste royale.
- communauté divisée en une dizaine de groupes de prière
Vienne
- 19éme siècle présence juive est simplement tolérée
- jusqu’en 1811, la communauté n’aura pas le droit de construire une
synagogue publique, elle ne sera pas reconnue comme étant une
communauté religieuse et les rabbins ne seront reconnus qu’au titre de
contrôleur de la viande kasher. Il n’y aura aucune émancipation sur le
statut des juifs jusqu’à la révolution de 1848
- les juifs riches éduquaient leurs enfants à la maison et seule les pauvres
envoyaient leurs petit à l’école juive.
- énormément de conversion au christianisme.
- désir de moderniser le culte religieux, à l’exemple de ce qui avait été fait
ailleurs en Europe et surtout en Allemagne.
- 22 janvier 1820, un décret ordonne que les services religieux se fassent en
langue vernaculaire.
- 9 avril 1926 l’ouverture de la nouvelle synagogue qui donne aux juifs une
présence publique.
- réforme surtout dans la forme (bâtiment moderne, cérémonie plus vive :
Chants allemands, réduction de piytim, élimination du kol nidre) plus que
dans le fond (contenu théologique)
Prague
- 10000 juifs à Prague. C’est alors une des plus grande communauté
d’Europe
- elle possède 9 synagogues publiques
- des rabbins parmi les disciples et les mystiques les plus notables
d’Europe.
- communauté très ouverte sur son environnement extérieure avec un
certains nombres de maskilim modérés très actifs.
- en 1781, l’édit de tolérance de Joseph II
- de légères réformes équivalentes à celles de Vienne se produisirent
partout en Bohème.
Galice
- communauté de 350.000 juifs, majoritairement de condition modeste.
- communauté très conservatrice
- Nachman Krochmal (1785-1840) réflexions philosophiques autour de la
philosophie juive
- Joseph Perl (1773-1839) crée la première école juive moderne de Galice
en 1813 à Tarnopol.
- violente confrontation dans la commune de Lemberg où un rabbin nommé
Kohn (1807-1848) à orientation modéré ainsi que son jeune fils furent
assassinés pour des raisons idéologiques mais également politique et
financière.
Hongrie
- très forte présence de l’orthodoxie.
- la communauté juive vivait surtout dans les campagnes loin de la
Haskalah.
- premiers désirs de réforme vinrent des juifs immigrés
- jusqu’à la révolution il y a un nombre restreint de réformistes.
- réformes inspirées du rite viennois dont le nouveau service débuta en
1827.
- deux rites distincts sur le sol hongrois mais unité maintenue notamment
avec Low Schwab devenu rabbin en 1836 qui alternait en donnant des
sermons dans le style moderne au Temple et dans le style anciens à la
synagogue.
- 1852 : vague de conservatisme au niveau du gouvernement
La France catholique
- terrain peu favorable aux mouvements de réforme.
- l’identité religieuse ne représentait plus qu’une partie (parmi d’autres) de
l’identité d’une personne.
- la religion, judaïsme inclus est reléguée à la sphère privée.
- la communauté juive cherche avant tout l’intégration économique et
sociale de ses membres.
- très peu de littératures et de mouvements réformateurs. Pas de leadership
religieux et intellectuel
- Orly Terquem ou l’enfant terrible du judaïsme de tendance radicale
- Samuel Cahen (1796-1862) modéré qui cherche plutôt à améliorer ou
modifier le judaïsme plutôt que de le réformer et veut éviter le schisme
apparu en Allemagne
- des changements se feront tout de même au sein de la communauté juive
française
Italie du Nord
- pas de mouvement de réforme connu.
- les juifs d’Italie sont intégrés dans la société et participent librement à la
culture italienne.
- leurs enfants reçoivent une double éducation : séculaire et
- le culte déjà très moderne pour l’époque : le sermon est donné en italien,
l’orgue n’est pas considéré comme un instrument typiquement chrétien,…
Angleterre
- petite communauté de 35000 en 1851 dont les deux tiers habitent à
Londres.
- toutes les catégories sociales sont présentes (pauvres, classe moyenne,
riches)
- faible niveau d’éducation aussi bien juive que non juive.
- communauté de plus en plus éloignée de la religion
- peu de gens demandent une révision du judaïsme.
- le plus radical : Isaac Disraeli. Pour lui ce qui est immuable sans le
judaïsme sa philosophie
- autres réformateurs demandent souvent d’adhérer à la Bible (textes écrits)
et de se débarrasser de la tradition orale.
- parallèle avec la réforme (anglaise entre autres) pour qui le retour au texte
plus que l’autorité papale est importante.
- la communauté réformée n’arrivera jamais à vraiment étendre son
influence au reste de la communauté juive.
- ennemis influents
- caractère des anglais très attaché à la tradition des
- pas de leadership fort
- des modifications apparaîtront avec le temps également à l’intérieur de
l’Eglise traditionnelle, rendant commun ce qui dans le passé aurait passé
comme révolutionnaire.
La réforme classique du judaïsme aux Etats-Unis
aux 19ème et 20ème siècles
Présenté par Leonhardt Simone, Valencia Jorge, Kummer Benoît
1. Introduction
Au début du 19ème siècle, de nombreux émigrés allemands partirent vers les
Etats-Unis principalement pour échapper aux répressions du gouvernement mais
aussi pour des raisons purement économiques. Parmi les émigrés, de nombreux
juifs étaient également dans l’espoir d’y trouver une nouvelle « Terre Promise ».
Ces juifs allemands voyaient dans les Etats-Unis une terre libre, plus accessible
que la Palestine où ils pourraient créer un nouveau centre identitaire et culturel
de leur religion. Réunis dans cet espoir et menés par des rabbins charismatiques
ils s’éloignèrent de la pure tradition hébraïque et adaptèrent leur foi à leur terre
d’accueil. Dans cette optique réformatrice de nombreuses querelles surgirent
suite aux désaccords de leurs rabbins dont les idées divergeaient de façon
notable. On ne parvenait pas à trouver un compromis même si l’objectif
demeurait fort et commun, à savoir un judaïsme fondé sur l’idée d’unité et
d’identité et d’intégration à la modernité.
Notre démarche consiste à suivre l’évolution de cette idée réformiste d’un
judaïsme uni et américain, de savoir si elle aboutira ou si les objectifs vont être
anéantis par les multiples querelles et désaccords.
2. Amérique: Le mouvement réformiste de la Terre Promise
La situation du judaïsme juste avant la première guerre mondiale en Europe
n’était pas réformiste, pour ainsi dire. En Allemagne il y avait un judaïsme
libéral qui opprimait la plus part des juifs hongrois. De pareilles tendances
existaient aussi dans la réforme anglaise, dans les synagogues françaises, en
Autriche et dans les synagogues de l’Europe de l’Est.
Les gouvernements en général ne voulaient pas d’une réforme en raison du
contrôle renforcé dont il aurait du faire preuve et les juifs non plus sous peine
d’affaiblir l’unité hébraïque. Pour les juifs européens une réforme consistait
surtout en une rébellion contre une tradition établie depuis longtemps et en une
lutte contre un leadership profondément enraciné : une réforme signifiait le
renversement d’une structure autoritaire et d’un mode de vie qui dominaient
depuis des siècles. Le peuple des juifs a toujours été considéré comme un peuple
outsider.
En comparaison avec l’Europe, l’Amérique n’affichait aucune tendance pareille
envers la réforme. Il n’y existait ni un contrôle gouvernemental des religions, ni
une église conservatrice établie. Au contraire, il y avait une compétition entre les
paroisses et sectes pour gagner des membres. A cette époque vivaient environ
600 personnes à Charleston, South Carolina où, en 1750, ils ont formé la
paroisse Kaal Kodesh Beth Elohim, la cinquième congrégation juive en
Amérique.
Pour unir tous les coreligionnaires,
les réformateurs juifs de Beth Elohim
appelaient à une réforme pour tous les juifs américains. Leur leader s’appelait
Isaac Harby.
En 1836 Gustavus Poznanzki est devenu le nouveau président de Beth Elohim et
malgré les espérances de la commune, il suivait une optique réformatrice assez
poussée. Etant un musicien très doué, il introduisit la musique de l’orgue dans la
synagogue et soutenait les messes haranguées en dialecte.
En raison de ces derniers faits, les traditionalistes de Beth Elohim rompaient
avec l’ancienne congrégation et fondaient en 1841 la leur du nom de Shearith
Israel, d’après le nom de la congrégation juive la plus longtemps établie en
Amérique. Ce fut Poznanzki qui dit l’un des premiers que les Etats-Unis étaient
la nouvelle Palestine – que la Terre Promise des juifs maintenant s’appelait
l’Amérique.
A la fin de la première vague de réformes à Charleston il y restait deux
congrégations : la première, Shearith Israel qui servait les orthodoxes et la
deuxième, Beth Elohim appartenant aux réformateurs.
Jusqu’à 1840 il n’y existait aucun rabbin ordonné et le mariage mixte n’était pas
une exception. Pour les Américains, le judaïsme légué signifiait un phénomène
du vieux monde. Les intérêts de l’homme libre en Amérique venaient avant ceux
de l’état ou de l’église. Sous le prédicat de l’unitarianisme, des puritains, des
évangélistes et des libéraux tous pouvaient vivre leur foi et leur religion
personnelle en tant qu’américain. Les juifs eux aussi pouvaient compter sur une
large diffusion de leur religion, il n’existait aux Etats-Unis aucune religion
nationale.
Après 170 ans de judaïsme en Amérique, en 1824, il y avait les premières
rumeurs d’une réforme. A l’époque il y avait à peu près 5000 juifs qui y vivaient
et la plupart d’entre eux parlaient l’anglais. Tous suivaient le Sephardi rite qui
venait à l’origine de la péninsule ibérique.
L’américanisation de la réforme
L’idée d’une réforme religieuse commençait à se diffuser dès 1840. A l’époque,
il y avait déjà des congrégations réformistes à Charleston, Baltimore, New York,
Albany et Cincinnati. En 1875 la majorité des 250'000 juifs américains venait
des pays germanophones. La plus part d’eux n’était pas très cultivé, venant en
Amérique pour des raisons politiques et économiques. Plusieurs laïc essayaient
de faire une réforme, soit des laïc en Baltimore qui fondaient l’association Har
Sinai soit l’Allemand Leo Merzbacher de la congrégation Emanu-El, qui
prêchait seulement en allemand. Mais, en 1840, il manquait toujours un leader
qui possédait la même influence que Isaac Leeser.
Isaac Mayer Wise est né en 1819 à Steingrub en Bohème qui était à cette époque
une propriété tchèque. Il a fréquenté beaucoup d’écoles juives en Bohème et il a
étudié à Prague et à Vienne. Il était très doué et à l’âge de 23 ans, en 1842, il
reçut le titre de rabbin. Il décida d’émigrer en Amérique à cause des restrictions
qui existaient encore contre les juifs.
En 1846 il arriva à New York. Peu après, le compositeur et joueur passionné
d’orgue devint rabbin de la congrégation Beth El à Albany. Pendant quatre ans il
entreprit des réformes, comme par exemple le chant choral, l’augmentation de
l’âge de la confirmation et le mélange des hommes et des femmes dans les
synagogues. En 1850, le matin du nouvel an juif, il fut destitué. Beth El se divisa
en deux parties : la congrégation de Anshe Emet qui signifie « Hommes de la
Vérité » et une autre qui garda le nom de Beth El mais qui renonça aux
changements réformistes apportés par Wise. Mais celui-ci continuait avec sa
volonté d’unir les juifs américains. Quatre ans plus tard, il quitta Albany pour
être rabbin de Bene Yeshurun à Cincinnati dans l’Ohio. Depuis là-bas il tentait
encore de créer une union des congrégations juives malgré les rabbins
orthodoxes qui refusaient l’idée d’un judaïsme réformé. En 1855 il organisa la
Cleveland Rabbinical Conference qui décida une union fondée largement sur les
tendances du judaïsme américain. Là-bas, neuf rabbins ont signé l’approche qui
appelait à la délibération en union, un synode régulière, une liturgie commune et
un plan pour l’éducation juive. De plus la conférence adoptait l’exigence d’un
synode des congrégations proposée par Merzbacher, Leeser et Wise. Wise
croyait qu’avec ce synode envisagé, la faction de la réforme réussirait et en
même temps il composait des hymnes triomphants. Pour mieux unir tous les
juifs, il publia un journal hebdomadaire qui s’appelait Israelite. Il se voyait dans
le rôle d’intermédiaire religieux du monde civilisé. Jusqu’à sa mort, en dépit
des coups du sort, il soutint l’union des congrégations, la production d’un livre
de prières commun et la construction d’un collège pour éduquer et entraîner les
rabbins américains.
Une partie de ses rêves s’accomplit quand en 1873 des délégués de 34
congrégations réformistes s’unirent à Cincinnati et organisèrent l’Union of
American Hebrew Congregations. Deux ans plus tard, il est devenu professeur
au Hebrew Union College, le premier séminaire juif aux Etats Unis, formé par
l’UAHC. Par ailleurs, il a organisé la Central Conference of American Rabbis en
1889 dont il fut président jusqu’à sa mort en 1900.
Wise et Einhorn furent deux hommes de caractères très différents. Le rabbin de
Cincinnati fut beaucoup de fois accommodant, dynamique, plutôt imprudent
avec ses expressions, Einhorn au contraire était réservé, savant, très sérieux et
prudent en formulant ses opinions.
Ce dernier inspirait le respect, était enthousiaste, il possédait toutes les qualités
d’un intellectuel, pas d’un leader populaire comme Wise. Wise représenta
pendant plusieurs années la réforme américaine modérée, mais à la fin du siècle
ce fut la réforme radicale d’Einhorn, qui représentait la réforme en Amérique.
Pour Einhorn la révélation ne s’est jamais arrêtée. Il remarquait que la révélation
était inhérente à l’esprit humain depuis le commencement de l’univers, et pas
seulement dans l’histoire juive.
Il lui importait plus la liberté religieuse que l’aspect politique de celle-ci.
Les causes de la première étape de l’immigration étaient surtout l’oppression de
la religion et des leaders religieux européens par la situation politique en
Europe. Il n’existait pas encore un leader principal. Mais l’objectif était déjà très
clair : il s’agissait de diffuser efficacement et rapidement leur foi à l’aide de
mouvements différents. A l’époque on espérait encore que le judaïsme devienne
la religion mondiale ou au minimum la principale religion américaine.
Avec le temps les croyants aspirèrent à un leader qui pourrait unir toutes les
congrégations dont la majorité venaient originalement des pays européen. Le
premier rabbin qui bénéficia d’un grand soutient de ses membres était Isaac
Leeser et après lui le réformateur modéré Isaac Mayer Wise.
Les objectifs des juifs américains étaient la création un judaïsme fort et commun
en Amérique et l’unité entre les juifs mais ce ne fut pas le cas. La faction autour
de Mayer Wise se sépara et il semble que Wise fut trop enthousiaste avec ses
idées de la réforme, introduisant des innovations liturgiques. Par la suite
l’opposition la plus forte ne venait pas de la partie orthodoxe mais plutôt du
milieu du mouvement réformiste américain.
Dans une troisième phase en Amérique on voyait l’idéologie Mayer Wise
comme de la tromperie et on attendait un nouveau leader juif américain. C’était
à cette même époque que David Einhorn commençait avec sa réforme radicale.
Il se développait une grande concurrence entre les deux leaders de caractères
très différents. A la fin de cette époque restait une réforme incomplète et
effrangée d’Einhorn.
La période faste et la le début des discordes
La période qui suit directement la guerre civile est, pour les Juifs américains,
une période faste. Ils vont amasser une richesse considérable pendant la guerre
et en profiter pour édifier de nouvelles synagogues toujours plus grandes et plus
belles. Entre 1860 et 1870, leur nombre va doubler. On passera de 77
synagogues d’une capacité totale de 34412 fidèles en 1860 à 152 édifices pour
une capacité de 73256. Une des raisons majeures d’une telle prolifération réside
certainement dans cette volonté de faire des Etats-Unis la nouvelle Terre
Promise des Juifs du monde, de créer dans ce pays la plus grande et la plus
influente communauté, en somme, de faire des Etats-Unis le centre du Judaïsme.
Si cette idée est généralement acquise auprès des réformateurs, une série de
querelles vont néanmoins apparaître sur des questions plus pointues concernant
la tradition du Judaïsme et les pratiques qui en découlent.
Une des premières discordes va surgir après l’installation d’un orgue par la
communauté de Wise dans la grandiose synagogue de Cincinnati. Les
traditionalistes reprochèrent à cet instrument de ne pas appartenir à la culture
juive mais chrétienne et accusèrent, en outre la nouvelle tendance à remplacer
les chœurs juifs par d’autres, chrétiens par exemple.
Toujours dans le cadre de la rivalité entre orthodoxes ( les traditionalistes) et
réformateurs, on peut noter que, dans les synagogues des réformateurs, le châle
du prêtre officiant est progressivement supprimé malgré les protestations
orthodoxes.
Une autre discorde va, elle, tourner autour d’un aspect nettement plus
primordial : le livre de prière. Dans beaucoup de ces nouvelles synagogues, une
nouvelle tendance consistant à abréger ou modifie le livre de prière va se
propager. On peut distinguer deux premiers camps, les orthodoxes et les
réformateurs. Si les premiers sont pour une lecture du traditionnel livre de prière
du conservateur Benjamin Stolz, les seconds, eux, vont se procurer leur propre
et nouveau livre de prière. La congrégation de Wise va opter pour le « Minag
America », tandis que celle de Einhorn pour le « Olat Tamid ». La querelle qui
va entourer le livre de prière utilisé pendant la liturgie est d’une importance
capitale. Il faut noter ici que la querelle se situe encore à ce moment, c’est à dire
en gros avant 1870, entre deux partis : les orthodoxes et les réformateurs mais,
petit à petit, le mouvement orthodoxe va être supplanté et laisser place à une
nouvelle querelle entre réformateurs et, plus spécifiquement, entre la
congrégation de Wise et celle de Einhorn.
Le grand défenseur d’une américanisation du Judaïsme est, dans conteste, Wise.
Il se donne comme principal objectif l’union des Juifs américains et considère
que la réflexion talmudique, comme elle se pratique en Allemagne, est démodée
et, surtout, qu’elle est loin de représenter la vraie préoccupation des Juifs
américains. Il faut, selon lui, adapter le Judaïsme à la société américaine
moderne.
Face à cette vision des choses, Einhorn est, lui, fervent défenseur de la
germanisation. L’origine de la querelle est, tout d’abord, d’ordre linguistique. En
effet, les Juifs d’Amérique sont majoritairement des Allemands émigrés qui ont
conservé leur langue, par nostalgie si l’on peut dire. Dans les écoles juives, au
cours des liturgies et des sermons, c’est toujours l’allemand qui est utilisé et si
l’anglais, la langue nationale, se parle dans les rues, c’est toujours l’Allemand
qui a parlé dans les synagogues. Ceux qui sont pour conserver cette tendance
sont donc, comme Einhorn, les adeptes de la germanisation tandis que ceux qui
désirent un Judaïsme américain à part entière et non un Judaïsme d’Allemands
émigrés appartiennent, comme Wise, au mouvement de l’américanisation.
En réponse au succède Wise, de ses théories et, surtout, de son livre de prière, le
Minhag America, les adeptes de germanisation et Einhorn en particulier, vont
lancer un journal : « le Jewish Times ». Ce dernier va violemment critiquer les
positions de Wise.
Dans un soucis de retrouver une union entre les congrégations juives et dans une
volonté commune d’établir des bases et des compromis dans l’intérêt général de
la réforme, on va organiser dans la demeure à Philadelphie de Hirsh, un rabbin
plutôt radical, une conférence rabbinique. Celle-ci eut lieu en toute intimité, on y
parla allemand, ce qui n'est guère étonnant puisque l’initiative provenait du
camps de la germanisation. (D’ailleurs, Wise arriva avec un jour de retard…)
Sans entrer dans les détails de la conférence, il convient de diviser en deux
parties ce qui est ressorti des débats. La première partie de la conférence se
donnait comme objectif une entente entre tous les rabbins sur ce que l’on
pourrait définir comme les bases immuables du Judaïsme, ce que la réforme ne
devait pas changer. Tous, en effet, souhaitaient que leur réforme ait une base
théologique solide, un objectif clair. Ce qui en ressort n’est guère étonnant mais
suffisant : premièrement les buts véritables d’Israel sont l’union et le
messianisme, deuxièmement la langue officielle est et reste l’Hébreu enfin,
l’âme est immortelle. En résumé, on se mit d’accord sur des sujets qui ne
provoquaient pas, finalement, de disputes. Ces conclusions consistent en une
sorte de confirmation des valeurs de la religion juive, les questions « de détails »
doivent être abordées en second plan.
La deuxième partie de la conférence traita justement des aspects secondaires.
Or, bien qu’ils paraissent d’ordre mineur, ceux-ci déterminent, somme toutes, le
quotidien du Juif et provoquèrent de nombreuses divisons tout au long de cette
réforme. En effet, si l’idée de réformation dans le but de la création d’un centre
juif mondial aux Etats-Unis est partagée par tous (si l’on excepte, comme
toujours, les orthodoxes désormais en nombre insignifiant), les réformateurs ne
réussirent pas à se mettre d’accord sur des questions comme le mariage mixte, le
divorce, la circoncision, … etc. Certains étaient désireux de réformer de façon
radicale le Judaïsme tandis que d’autres avaient des positions moins tranchées et
insistaient sur la nécessité de conserver certains aspects du Judaïsme de leurs
ancêtres, c’est à dire plus ou moins traditionnel.
Si l’on reprend la question du livre de prière et des débats qu’il va soulever à
maintes reprises, tous sont pour une nouvelle version qui réponde aux attentes
de la réforme : la version orthodoxe va être dès le début écartée et ce, dans une
mouvance de renouveau, de réformation. Cependant, jusqu’au bout, les
réformateurs ne parviendront pas à s’entendre sur le nouveau livre de prière qui
devait être adopté et les discordes vont se succéder. La conférence de
Philadelphie va relancer le sujet sensible et intensifier encore plus violemment la
mésentente. Plusieurs suggestions vont être émises comme, par exemple, celle
de Einhorn qui proposa d’imposer une fois pour toute un livre de prière commun
à toutes les congrégations. L’idée était louable mais elle fut rejetée avec énergie
par ses opposants. On peut dire, peut-être, que derrière une volonté d’union
sincère, alimentée, il est clair, par un sentiment d’appartenance à la même
communauté minoritaire et même Religion, se cache un désir de chaque rabbin
influent d’imposer sa réforme jugée comme la meilleure pour le peuple juif, et,
pour ce faire, son livre de prière et ses pratiques. Pour exprimer ces propos on
peut relever, par exemple, la proposition de Wise d’écrire un nouveau livre de
prière mais sur les bases du Minhag America, son livre de prière… Les
exemples sont nombreux et il ne s’agit pas de faire ici une liste exhaustive de
ceux-ci mais on peut éventuellement en tirer cette conclusion qui est que, si les
rabbins ne renoncent pas à l’idée d’une union ni à leurs propres convictions
quant aux bases du Judaïsme, ils ne sont pas pour autant enclin à accepter ni le
livre de prière ni l’ensemble des positions réformistes d’un autre, craignant
d’être perçu aux yeux de leurs collègues et des autres congrégations comme
faibles. Cette période de discorde doit être perçu comme une guerre théologique
d’influence entre rabbins uniquement, une succession de débats subtils au cours
desquels il s’agit de ne pas perdre la face.
Malgré la continuité des querelles, l’auteur souligne une unité éphémère au
début des années septante. En effet, la vie juive ne se résume pas aux
synagogues et aux débats lors des conférences rabbiniques. Cette unité eut lieu
malgré que les rabbins, pointus sur certaines questions et en perpétuel désaccord
quant à certains aspects de la pratique et des rites du Judaïsme, ne parvenaient
pas s’entendre et à œuvrer communément pour l’avancée de la réforme. Le Juif
américain de l’époque est plongé dans un système libéral caractérisé par
l’individualisme et axé intégralement sur le profit et le rendement. La société
américaine du XIXème est en pleine expansion économique et les Juifs
commencent à percevoir ce libéralisme comme une menace du sentiment
religieux. En d’autres termes ils craignent que ce système n’affaiblisse leur
identité juive, disperse, à cause de l’individualisme, l’esprit communautaire, ce
sentiment d’appartenir, on l’a vu, à une culture spécifique, à un peuple réuni
autour de la même foi et des mêmes valeurs.
La réforme « Classique » est définie par l’auteur comme le plus grand
éloignement du Judaïsme orthodoxe et conservateur. Les idées, bien que
divergentes quant à certains aspects, des réformateurs vont, pour ainsi dire,
porter leurs fruits et il n’est, en tout cas, plus question d’orthodoxie chez les
Juifs américains. Ce radicalisme passe essentiellement par l’enseignement non
plus uniquement du Judaïsme mais aussi de la critique Biblique, du Darwinisme
et des sciences naturelles. C’est un Judaïsme résolument moderne et adapté à la
culture américaine qui a surgi, dans lequel est mis en avant une éthique juive et
une idée d’universalisme dominant. Cette réforme fut fixée par la réunion de
Pittsburgh (The Pittsburgh platform) où de nombreux thèmes furent abordés
soulevant une multitude de débats mais dont il ressort les deux buts définitifs de
la réforme qui sont un universalisme non sectaire et une expression plus
traditionnelle du Judaïsme. En gros, on veut un Judaïsme ouvert, moderne et
intégré mais conservant les valeurs traditionnelles qui lui sont propres, au nom
de l’identité juive.
La réforme dite « classique » du judaïsme aux Etats-Unis se proposait avant tout
et comme but principal le maintien, ou vu sous un autre angle la création d’une
nouvelle unité et identité juive au sein de ce Nouveau Continent, prometteur et
considéré par une grande partie des réformateurs comme la « Nouvelle Terre
Promise » en substitution à l’état d’Israël :
« Wise gave relatively less credit to the German Reformers of the nineteenth
century, for the future of the movement by then, he believed, lay in America. A
new stage in Jewish had begun on this side of the ocean. Late in life he wrote :
« American Judaism, Judaism reformed and reconstructed by the beneficient
influence of political liberty and progressive enlightenment, is the youngest
offspring of the ancient and venerable faith of Israel…It is the Amercan phase of
Judaism. » »1
Tous les espoirs sont tournés vers cette Amérique moderne qui devrait devenir le
nouveau centre identitaire et spirituel du peuple élu, le nouveau point de départ
1
P. 241
du judaïsme messianique. Le retour à un judaïsme prophétique, plus pur et basé
sur la foi en Dieu et l’amour des hommes est perçu comme la clef de voûte pour
la création de cette nouvelle communauté juive américaine prête à faire des
sacrifices pour s’intégrer à ce nouveau monde, pour faire face aux exigences
d’un capitalisme sauvage et complètement déréglé.
Les réformateurs ont donc dès le début de la réforme classique tenté de
minimiser le rôle des symboles et des rituels qui n’apportent finalement que très
peu au fidèle, encombrent le judaïsme de vieilleries et ne lui permettent pas de
répondre de façon satisfaisante aux demandes de la modernité. De grands débats
ont eu lieu au sein même du judaïsme, des congrégations, des synodes et des
réunions ont vu le jour pour essayer de retrouver un certain équilibre religieux
et permettre un dialogue.
Plusieurs partis juifs américains ainsi que le CCAR (Central Conference of
American Rabbis) et l’ HUC (Hebrew Union College) … ont également été
créés pendant cette période de la fin du 19ème siècle.
La volonté d’intégrer le peuple juif à la modernité a parfois mené à de fortes
tensions entre les réformateurs et les conservateurs, mais aussi et bien plus
souvent au sein même des réformateurs. L’un des sujets de conversation les plus
problématique est certainement le jour du Sabbat. Certains juifs « extrêmement
modernes » étaient prêts à abandonner le samedi, le jour officiel du Sabbat, pour
le dimanche et ainsi permettre à une plus vaste majorité de juifs de participer
aux services religieux offerts par la communauté ecclésiastique juive. En effet
en raison de la dureté du système capitaliste américain nombreux étaient les juifs
obligés de travailler le samedi et ne pouvant participer au service religieux. En
conséquence les personnes présentes le samedi étaient surtout des retraités, des
enfants et des femmes.
La situation n’a pas vraiment changé malgré les demandes, le jour du Sabbat est
resté le même, à savoir le samedi quoique quelques services religieux ont été
offerts le dimanche par certains rabbins.
De nombreux autres débats ont eu lieu au sein du judaïsme par rapport aux
mariages mixtes, aux conversions et aux enterrements, à la crémation, à la
suppression de certains passages exprimant la cruauté ou la vengeance, à
l’élimination de passages en hébreux, à la nature de la juiveté :
« In 1907 the Union Hagadah appeared, providing a Passover eve home ritual
that eliminated all passages which expressed cruelty or vengence (the Ten
Plagues, the petition that God spill out His wrath on the Gentiles who did not
know Him), or which indulged in a fanciful exegesis that violated sober
rationality. »2
Peu importe au fond de savoir qui était pour tel point ou tel autre, pour
l’abolition des rituels ou des symboles ou pas, l’essentiel est de retenir que toute
cette discorde au sein du judaïsme est née de la volonté de la communauté
religieuse juive d’intégrer le peuple juif à la modernité américaine, à ce monde
rationnel, en d’autres termes d’américaniser les juifs vivant aux Etats-Unis, de
créer une nouvelle unité et identité juive au sein de ce continent perçu comme la
« Nouvelle Terre Promise ».
D’un idéalisme prophétique à une justice sociale
La réforme classique a évidemment évolué tout au long des années, son contenu
a changé selon l’intervention de tel ou tel acteur, des différentes revendications
personnelles, de l’appartenance politique, sociale, religieuse ou laïque des
personnes…
Les premières revendications de la réforme classique ont plutôt été de niveau
théorique et abstrait, la volonté de revenir à un judaïsme prophétique, plus pur.
Par la suite il y a eu un renversement de tendance, une envie croissante
2
p.280
d’appliquer ce côté théorique (prophétique) à la société américaine, de passer
d’un judaïsme prophétique à un judaïsme qui propose des voies sociales
spécifiques. Emil G. Hirsch, l’un des réformateurs les plus en vue de ce moment
parlait de lutte contre le « laissez-faire capitalism » et de préoccupations au
niveau social :
« Emil G. Hirsch was exceptional when, as early as the late eighties and
nineties, in the wake of increasingly violent strikes and riots, he spoke out
forcefully against laissez-faire capitalism. Hirsch condemned the sweatshops
and argued in favor of the six-day work week, unemployment insurance, and
provisions for workers’old age. »3
Il ne nous faut tout de même pas croire que ce judaïsme social est apparu
comme par enchantement et à la volonté de tous. Pendant les années 1880-1890
la majorité des rabbins craignait de loin plus le socialisme que les horreurs
engendrées par les excès du capitalisme et prêchait la morale personnelle plutôt
que l’action publique. Si la société américaine avait ses problèmes, ils ne
résidaient pas dans le système lui-même mais dans un manque de caractère
personnel tout comme le pensait monsieur Berkowitz :
« …let the workers ‘’vanquish sloth’’ and the employers check their greed. A
higher level of individual conduct would then dissolve class enmity. »4
Une collaboration interreligieuse entre le mouvement progressif américain, le
gospel social et les juifs sociaux a permis de faire avancer les choses et de
changer ces mentalités un temps soi peu rétrogrades. On ne s’occupe plus
vraiment des problèmes liés à la pratique religieuse (conversion…) ou à la
3
4
p.287
p.287
liturgie mais de l’esclavage des blancs, des maladies vénériennes, des conditions
de travail et de la délinquance juvénile, du travail des enfants, des quotas de
restriction par rapport à l’immigration, de la xénophobie et de l’anti-sémitisme
croissants…
En 1918 le CCAR a même adopté une déclaration de principes qui appelait à
une distribution équitable des profits industriels, aux 8 heures de travail
quotidien, à l’abolition du travail des enfants, à l’assurance maladie…
Ces revendications sociales n’ont pas lieu uniquement au sein de la société
américaine mais aussi à l’intérieur du judaïsme lui-même. On commence à se
préoccuper du statut de la femme par rapport à l’homme, à ses droits dans les
synagogues, à ses devoirs... et il est à reconnaître que la situation de la femme a
évolué de façon admirable malgré l’opposition de certains milieux conservateurs
et même de certaines femmes et que la mentalité masculine s’est modernisée, à
l’instar de celle du réformateur Kaufmann Kohler :
« Kaufmann Kohler held up and ideal of gentle feminity and doubted that i twas
woman’s vocation ‘’to become a man’’. But he decried the discrimination
against women in traditional Judaism and early declared that the synagogues,
too long dominated by the petty commercialism of the men, required the
idealism of women’s spirit. He even added : ‘’Yes we need Reform Jewish
leaders from the feminine sex.’’ »5
Une autre lutte avait lieu au sein du judaïsme, celle pour la démocratisation des
synagogues. En effet il était courant que les meilleurs bancs à l’intérieur des
synagogues soient assignés aux personnes les plus fortunées en raison de
quelques monnaies et que les individus les plus pauvres se retrouvent au fond ou
même dehors de leur lieu de prière commun. En 1911 le processus de
démocratisation s’est accéléré et en 1917 est sorti le modèle de constitution
5
p.285
d’une synagogue devant respecter 3 points fondamentaux, à savoir que les bancs
ne peuvent être assignés à quiconque, que les synagogues sont ouvertes à tout le
monde sans tenir compte des ressources financières et que le droit de vote à
l’intérieur de celles-ci est universel.
Toute la lutte sociale du judaïsme au sein de la société américaine et en son for
même ne se résume pas aux quelques points cités précédemment mais ils nous
permettent de comprendre le changement de préoccupations et d’application de
la réforme classique, le passage d’un judaïsme prophétique à un judaïsme plus
pratique qui se bat contre les injustices sociales.
Réforme de l’éducation juive
Le mouvement réformiste ne s’est pas seulement intéressé aux injustices
sociales et aux questions liturgiques. Il a également déployé une énergie
considérable à l’amélioration du système éducationnel juif, jusqu’alors pauvre
en matière d’enseignement et peu fréquenté par la deuxième génération des juifs
immigrés venant de l’Allemagne et de l’Europe de l’est.
S’il nous faut citer un nom en particulier c’est bien celui d’Emanuel Gamoran
qui a présidé le système éducationnel de 1923 à 1958 et lui a redonné une
deuxième vie et a permis aux jeunes juifs américains de mieux s’identifier à leur
peuple, à leur origine ethnique.
L’intention principale de Gamoran était de toute évidence de perfectionner le
système afin de permettre aux jeunes juifs de s’intégrer plus facilement à la
modernité, l’éducation selon lui étant synonyme de socialisation avant tout. Il
pensait pouvoir atteindre cet objectif de socialisation en augmentant tout d’abord
le budget destiné à l’éducation afin de proposer des activités et des projets aux
étudiants et non pas seulement un cursus théorique. Gamoran étant lui-même un
fervent partisan du sionisme il s’était également proposé d’élargir l’offre
d’enseignement de l’hébreu afin de préserver leur identité culturelle hébraïque
au sein des nouvelles générations. Il voulait également donner accès à une
éducation religieuse à toutes les familles juives vivant dans des zones reculées.
Les conséquences de l’implication personnelle d’Emanuel Gamoran dans la
réforme de l’éducation juive ont été plus qu’importantes. Si en 1924 le système
était extrêmement pauvre au niveau quantitatif et qualitatif, 24 ans plus tard, en
1948 l’offre et la demande avait pratiquement doublé dans une large partie de
l’enseignement. La durée des cours a nettement augmenté et l’hébreu s’enseigne
et s’étudie également plus. Vu l’orientation politique sioniste de Gamoran le
sionisme a également pénétré dans le système grâce à la littérature. On étudie de
nouveau les prophètes, leur enseignement, on retourne aux sources en d’autres
morts et la liberté d’expression est de plus en plus respectée.
Nombreux sont les changements qui ont été effectués entre 1923 et 1958 au sein
de l’éducation juive mais ce qu’il est nécessaire de souligner c’est la volonté
constante et dans tous les domaines d’intégrer le judaïsme à cette nouvelle
culture capitaliste tout en préservant leur identité et unité pendant plus d’un
demi siècle et cela jusqu’à l’entre deux guerres et parallèlement jusqu’à la
montée en puissance du sionisme.
Le sionisme en quelques phrases
Un changement d’attitude et de façon de penser s’est opéré de façon brutale au
sein de la communauté juive tant ecclésiastique que laïque à l’approche de la
première guerre mondiale et surtout pendant l’entre deux guerres.
En effet l’arrivée massive des juifs de l’Europe de l’est après la première guerre
mondiale a complètement bouleversé l’unité juive américaine présente depuis
déjà plusieurs décennies. La majorité de ces nouveaux immigrés étant plutôt de
tendance sioniste, socialiste, orthodoxe ou athée, le champ politique juif a
également subi un changement plus que notable.
La grande sécularisation pendant l’entre deux guerres a mené à un abandon
important des pratiques religieuses de la deuxième génération juive, les
universités et le radicalisme politique sont devenus les nouveaux centres
d’attention de ces jeunes.
La menace nazie et la xénophobie croissante aux Etats-Unis contre les juifs et
les noirs ont engendré une profonde désillusion chez les réformateurs juifs qui
voyaient les USA comme la nouvelle terre d’accueil du peuple élu. Cet
engouement a été trop précoce :
« How rudely have we all been roused from our dream ! How shockingly were
all the illusions of the beginnning of the nineteenth century destroyed by the
facts developed at its close ! What a mockery has this so-called Christian
civilization turned out to be ! What a shame and a fraud has this era of tolerance
and enlightenment become !... »6
En conséquence à cette profonde désillusion due en grande partie au racisme
envers les juifs, le sionisme a augmenté de façon massive en très peu de temps et
le but initial de la réforme classique de créer une unité et identité juive aux USA
a complètement échoué. La tendance à l’aube de la deuxième guerre mondiale
est de nouveau un retour à Sion, à Israël, leur Terre Promise afin de crée un état
juif et de préserver leur identité culturelle. L’enjeu qui à la base était
principalement religieux a pris une ampleur politique énorme puisque les
sionistes et même certains non sionistes demandent à ce qu’Israël leur soit rendu
pour y créer leur état. La citation suivante venant de Kaufmann Kohler, un pur
non sioniste montre parfaitement ce renversement d’idéologie au sein de la
communauté juive pendant l’entre deux guerres :
6
p.292
« Let Palestine, our ancient home, under the protection of the great nations, or
under the specific British suzerainty, again become a center of Jewish culture
and a safe refuge for the homeless. We shall all welcome it and aid in the
promotion of its work. Let the million or more of Jewish citizens dwelling
there… be empowered and encouraged to build up a commonwealth boad and
liberal spirit to serve as a school for international and interdenominational
humanity. We shall all hail the undertaking and pray its prosperity »7.
Conclusion
L’objectif général de la réforme juive était clair et incontesté par tous les
réformateurs, il fallait faire des Etats-Unis la nouvelle « Terre Promise »,
adapter l’identité juive jusque dans les pratiques la société américaine.
Malgré cette volonté commune, dès le début on ne parvint pas à s’entendre
complètement et l’on du se contenter d’une sorte de compromis plus ou moins
stable, la réforme dit « classique ». Cette unité éphémère comme la dénomme
l’auteur du texte ayant servi à notre analyse, fut confrontée par la suite à un
contexte de plus en plus rude traduit par une perte de fidèles du en partie à une
sécularisation galopante pendant l’entre deux guerres et à l’émigration massive
de juifs de l’Europe de l’est, et une montée générale de la xénophobie aux EtatsUnis.
Tous ces facteurs autant intérieurs si l’on considère les querelles rabbiniques
qu’extérieurs, c’est-à-dire au niveau de l’Amérique en général, poussèrent les
juifs à une réorientation de leur objectif qui consiste en un retour à la
traditionnelle « Terre Promise » : la Palestine. Ce mouvement dit « sioniste » fut
partagé progressivement par une grande majorité des juifs, ce qui signifie en
d’autres termes, une forme d’échec de la réforme « classique » du judaïsme.
7
p.294
Martin Buber, un réformateur ?
Présenté par Camilla Cereghetti, Valérie Dénervaud, Martine Granger Dubosson, Emilie Sieber.
I. INTRODUCTION ............................................................................................ - 24 1.1CONTEXTE HISTORIQUE .................................................................................... - 25 1.2 BIOGRAPHIE .................................................................................................... - 26 II. LES INDICATEURS ...................................................................................... - 27 2.1 LES CAUSES .................................................................................................... - 27 2.2 LES ACTEURS: PRECURSEURS .......................................................................... - 30 1. Le hassidisme : ............................................................................................ - 30 2. Le Christianisme primitif : .......................................................................... - 31 2.3 LES OBJECTIFS : LE RENOUVELLEMENT DU JUDAÏSME ..................................... - 31 2.5 DEMARCHE SPIRITUELLE : LE CHEMINEMENT INDIVIDUEL ............................... - 34 III. SOUS L’ANGLE DES RÉFORMISTES JUIFS ........................................ - 35 IV. CONCLUSION .............................................................................................. - 39 V. BILAN .............................................................................................................. - 41 BIBLIOGRAPHIE .....................................ERROR! BOOKMARK NOT DEFINED.
I. Introduction
Buber est-il un réformateur? Voici la question qui nous a préoccupées
durant toute notre recherche. Au premier abord, il nous semblait évident qu’il en
était un. En effet, comment douter que dans le cadre d’un séminaire qui porte sur
les réformismes, on nous donne un texte qui parle d’un réformateur. Cependant
au vu de la complexité de la pensée de Buber, nos évidences ce sont quelques
peu effritées voire ont complètement disparu. Nous avons donc décidé de
procéder le plus systématiquement possible.
La pensée d’un auteur peut-être envisagée comme une réponse à une
question, voir à une problématique. Dès lors, il nous a paru nécessaire de nous
pencher à la fois sur sa pensée et le contexte dans lequel est apparu sa réflexion.
Son œuvre, indissociable de sa vie, nous a conduit a rechercher les éléments
significatifs de son existence qui ont conduit à la fois sa recherche mais aussi
son cheminement spirituel. D’autre part, Buber se situant dans le cadre du XIXXXe siècle, nous ne pouvions faire l’économie de préciser rapidement le
contexte historique dans lequelle se situe l’ensemble de ses ouvrages.
Dans un deuxième temps, et c’est là que la tâche devient ardue, nous
avons analysé le texte à la lumière des indicateurs d’une réforme. Si ce travail de
décryptage ne fut pas aisé c’est en raison de la structure du texte même, qui est
philosophique.
N’étant pas pleinement satisfaites des éléments que nous apportaient cette
partie, nous avons recherché les points communs entre le “réformisme présumé”
de Buber et celui des autres réformateurs du judaïsme.
Enfin, après mûre réflexion et discussion nous avons tenté d’apporter une
réponse à la question de savoir si Buber est un réformateur, un réformiste ou ni
l’un ni l’autre...
1.1 Contexte historique
Les juifs se sont vus accorder la citoyenneté lors de la Révolution
française. L’émancipation civile et politique de la communauté juive a ensuite
essaimé en Europe, au gré des guerres napoléoniennes et du suivi de la France
comme modèle. Cette possibilité d’intégration, voire d’assimilation, a soulevé
de nombreuses réactions de la part des juifs : volonté de réformer le judaïsme
pour répondre au défi de la modernité, ou au contraire, volonté de préserver à
tout prix les traditions, pour ne pas se dissoudre dans la société civile. Au niveau
économique, l’amélioration des conditions sociales et politiques des juifs
entraîne une croissance démographique. Les juifs investiront dans le monde des
affaires, se destineront aux professions libérales, etc. avec comme conséquence
une vie juive traditionnelle complètement bouleversée. La réforme s’est
cependant traduite par un mouvement de distanciation croissant par rapport au
judaïsme orthodoxe traditionnel, substituant à la force unificatrice de la religion
l'aspiration à un sentiment national juif.
Le tournant de la fin du XIXè siècle est l’affaire Dreyfus, en France.
Celle-ci a montré à quel point l’antisémitisme restait persistant, et
l’émancipation politique trompeuse. Parallèlement, le sionisme, mouvement
militant pour la création d’un État juif dans l’ancien territoire d’Israël, prend de
l’ampleur. Il naît à travers la doctrine de Theodor Herzl, qui publie en 1896
L’Etat des Juifs. Si c’est un mouvement politique et laïc, il ne faut pas oublier
qu’il plonge ses racines dans la tradition religieuse : la croyance que Dieu, tôt ou
tard, permettra au peuple juif de rentrer en Palestine pour l’instauration de Eretz
Israël. Cet espoir de retour est profondément enraciné dans le messianisme juif
traditionnel. L’antisémitisme croissant a donc poussé nombre de juifs,
notamment russes qui subissaient de terribles pogroms, à émigrer aux EtatsUnis, mais également en Palestine. Et l’Organisation Sioniste Mondiale (OSM)
trouvera des appuis auprès de privés, comme Edmond de Rothschild, mais
également auprès du gouvernement britannique, pour soutenir cette installation.
Buber s’inscrit dans cette époque troublée : la volonté de s’intégrer est
confrontée à un antisémitisme patent. La question est de savoir comment
concilier cette double identité, cette double appartenance. Comment peut-on être
juif en Europe ? Que veut dire être juif ?
1.2 Biographie
Mordehaï Martin Buber est né à Vienne en 1878. Il séjourne de 1881 à
1892 chez ses grands-parents paternels qui l’ont recueillis à la suite de la
séparation de ses parents à Lemberg (Ukraine). C’est durant ce temps que M.
Buber aura ses premiers contacts avec les communautés hassidiques. Il effectue
ensuite des études universitaires en philosophie et histoire de l’art et obtient son
doctorat en philosophie en 1904 à l’âge de 26 ans.
Dès 1898, il devient militant sioniste et signe par là-même l’importance
du rapport étroit entre la vie intellectuelle et la vie pratique qu’il considère
comme indissociable. Il épouse en 1901 Paula Winkler (de son nom de plume
Georg Munk) qui selon Buber aura une grande influence dans son activité
créatrice. Il devient en 1901 rédacteur en chef de " Die Welt " à Vienne, journal
qui publie l’organisation sioniste de T. Herzl et avec lequel Buber est en
opposition. Il le considère en effet comme incapable d’être à la hauteur de son
ambition : la création d’un Etat Juif. Suite aux conférence de 1909-10-et 1911 à
Prague auprès de jeune étudiants juifs, sa notoriété est grandissante, et il
redoublera d’activité tant comme écrivain, conférencier et journaliste jusqu’en
1920. Buber publie en 1923 une de ses œuvres majeures " Je et Tu " qu’il n’aura
de cesse de renouveler. Elle sera traduite en 12 langues. Il commence la
traduction de la Bible en allemand avec F. Rosenzweig en 1925, et poursuivra
seul la tâche après la mort de celui-ci en 1929. Il terminera ce travail en 1961 à
Jérusalem 4 ans avant son décès. Durant la prise de pouvoir de Hitler en
Allemagne (IIIe Reich) Buber crée et dirige un mouvement de résistance nazie.
Ses prises de position au travers d’écrits et de conférences lui ont valu une
interdiction de parole par la gestapo. En 1938, Buber est nommé professeur de
philosophie à Jérusalem. Il milite en faveur d’un rapprochement judéo-arabe et
souhaite la création d’un état bi-national. Après la création de l’Etat d’Israël en
1948, il militera au sein du nouvel Etat pour la suprématie du spirituel sur l’Etat.
Dès lors, Buber effectue de nombreux voyages, tente de nouer ou renouer des
liens en Europe et aux USA. Il réaffirmera sa foi en l’instauration d’un dialogue
mondial, foi en Dieu et foi en l’homme envers et contre tout ! M. Buber meurt à
Jérusalem en juin 1965, à l’âge de 87 ans.
II. Les indicateurs
Dans cette partie, nous rechercherons les différents indicateurs qui
pourraient témoigner d’une pensée réformiste chez M. Buber, ceci en nous
basant uniquement sur les extraits du texte : Judaïsme. Ce texte représentant une
pensée philosophique, certains indicateurs étaient moins développés que
d’autres ou ne l’étaient pas du tout (par ex : les conséquences). Néanmoins,
beaucoup d’éléments typiques d’une réforme peuvent être relevés.
2.1 Les Causes
Quelles sont les diverses raisons qui ont induit la pensée de M. Buber ?
Nous avons découvert diverses causes qui peuvent expliquer sa réflexion.
- Causes personnelles : Buber l’explique très clairement dans la préface, ces
discours correspondent à son propre cheminement personnel. C’est donc
ce qu’il vit en tant que juif qui le pousse, en partie du moins, à
s’interroger sur le statut du judaïsme de l’époque.
- Causes en lien avec la Terre promise:
1) La destruction du Royaume d'Israël en 70 de notre ère transforme
le combat de l'esprit créateur en combat pour préserver la spécificité d'un
peuple. Avant dans le Judaïsme, il y avaient des hommes de choix et des
hommes du laisser-faire. Il y avait alors un combat des esprits créateurs,
c'est-à-dire des chefs qui luttaient contre l'inertie de la masse. Les
prophètes s'engageaient dans ce combat pour que la masse choisisse Dieu.
Avec la destruction d'Israël, ce combat est abandonné, car ce qui compte
désormais c'est de conserver la spécificité du judaïsme. De créateur on
passe à un esprit conservateur et rigide. Cependant, la force créatrice fut
maintenue parmi les " hérétiques " : mouvements messianiques, mystiques
et surtout l’hassidisme, qui furent pourtant incapables de reprendre le
combat authentique de l’esprit et qui donc échouèrent. Pour Buber le juif
doit retrouver ce combat pour l'esprit créateur qui reste enraciné dans sa
nature.
2) Pour Buber, l’homme juif ressent deux types d’appartenance.
Premièrement celle avec les gens dont il partage la même expérience. Le
peuple avec lequel il partage un environnement natal, un langage et des
usages. Au cours de son développement, le juif découvre un second degré
d’appartenance, c’est ce que Buber appelle la communauté de sang.
L’adulte découvre qu’il est issu de nombreuses générations et qu’il n’est
qu’un maillon d’une chaîne immense. Il partage avec d’autres la même
substance. Ce sentiment naît d’une démarche intérieure. Il se conçoit
comme faisant partie d’une unité. Pour Buber on ne peut trouver
l’harmonie que si ces deux degrés d’appartenance se retrouvent dans le
même peuple. Pour les juifs en Occident, ceci n’est pas possible. Il
faudrait que le juif n’ait pas besoin de renier son origine.
- Causes liées à la crise de la religion dans la modernité:
1) La religion est considérée par la génération actuelle comme
" une forme de la créativité humaine qui s’inscrit dans le contexte culturel
régulier d’une époque, sans laquelle le vie de l’esprit serait en quelque
sorte incomplète […] ". Dieu ne serait qu’une fiction entretenue pour sa
valeur esthétique et ses vertus multiples et salutaires. Pour Buber, une
réalité religieuse perdure au cœur de la religion. Seule la religion est
soumise aux pressions de la culture qui l’entoure, la réalité religieuse est
immuable.
2) De plus, il n’y a plus comme au temps de Jacob ou de Moïse une
religiosité juive qui se ressent dans la vie de tous les jours. C’est-à-dire
que la vie du juif ne témoigne plus de la présence de Dieu. De plus en
plus de gens adhèrent au judaïsme pour de mauvaises raisons (fidélité,
orgueil ou paresse). " Du point de vue de la réalité intérieure, la religiosité
est un souvenir, peut-être un espoir, mais elle n’est pas parmi nous une
présence. " La religiosité doit lutter pour ne pas être enfermée dans la
religion. Depuis la destruction de Jérusalem, la tradition est au centre de
la vie religieuse juive. La religiosité est trop souvent ignorée.
3) Ce qui préoccupe le plus Buber, et c’est la principale raison qui
le pousse à faire ces discours, c’est la manière dont la jeunesse actuelle vit
la religion. Buber ne pense pas qu’il faille imposer la religion à la
jeunesse. Ce qui importe, c’est de préparer les jeunes à leur rencontre avec
l’Absolu. Il faut former les jeunes afin qu’il ne passe pas à côté de cette
découverte.
4) Le judaïsme actuel est en crise, il oscille entre vie et mort. Il
faut une intervention et une transformation, un rétablissement et une
libération. Malgré l’époque stérile dans laquelle il vit, Buber ressent ce
désir de renouvellement qui survit.
2.2 Les acteurs: précurseurs
1. Le hassidisme :
Le hassidisme est un mouvement piétiste juif né au 18ème siècle en
Europe de l’Est. C’est une religion populaire, dans laquelle le pratiquant est
invité à entretenir une relation personnelle avec Dieu. Les persécutions envers
les Juifs étaient dures et nombreuses à l'époque, et beaucoup s'étaient repliés
dans l'étude du Talmud, ce qui fait que beaucoup de personnes trouvaient la vie
juive académique, sans spiritualité et sans joie. Rav Israël ben Eliezer, fondateur
du hassidisme, s'employa à remédier à cette situation en mettant l'accent sur la
célébration, la danse, la joie mais sans pour autant négliger l'étude. Le
hassidisme intègre les acquis de la Kabbale. Au sens moderne, le hassidisme est
un mouvement de renouveau spirituel du judaïsme ashkenaze. Le hassid
bubérien est caractérisé par son authentique religiosité qui lui permet d’accéder
à Dieu par l’amour de l’humanité.
Le hassidisme est considéré comme renouvellement du judaïsme car il a
revitalisé des modes de vie que la dureté des temps avait sclérosé. Il a aussi
influencé le peuple juif de manière « revivifiante » par la communion immédiate
avec Dieu.
Mais ce renouvellement du judaïsme a été perdu suite à l’institution de la
méditation tsaddiq qui substitua l’influence revitalisante.
Buber est très subjectif par rapport au hassidisme. Il ne voit que le côté
spirituel et omet le côté rituel, c’est à dire la loi.
2. Le Christianisme primitif :
Le christianisme primitif a aussi été considéré comme renouvellement du
judaïsme. Le message de Jésus était à la base destiné aux juifs mais il a tété
transformé par les chrétiens. En effet, selon la proclamation authentique juive de
Jésus, « tout homme pouvait, par une vie inconditionnelle, devenir fils de
Dieu ». Or, les chrétiens en ont fait une doctrine selon laquelle seule la foi dans
le fils unique peut les sauver. Le renouvellement du judaïsme par
le
christianisme primitif a donc été perdu, lui aussi.
2.3 Les Objectifs : le renouvellement du judaïsme
L’objectif de Buber est le renouvellement du judaïsme. Avant de décrire
en quoi consiste ce renouvellement nous devons d’abord répondre à une
question. Qu’est-ce que le judaïsme pour Buber ? C’est un processus spirituel,
attesté par l’histoire du peuple juif. Il s’accomplit dans la réalisation la plus
parfaite de trois idées connexes :
1. L’unité : cette idée puise dans le fait que le juif a mieux perçu la relation
entre les phénomènes et dans le désir ardent de celui-ci de se libérer de sa
dualité intérieure afin de s’élever à l’unité absolue.
2. L’action : cette idée trouve son origine dans le système de type moteur du
peuple juif.
3. L’avenir : cette idée se fonde sur le développement majeur du sens du
temps par le peuple juif.
En quoi consiste le renouvellement du judaïsme pour M. Buber ? Le
renouvellement n’est pas un processus graduel, une progression, mais quelque
chose de soudain et énorme, un revirement, une métamorphose. Buber s’oppose
à la conception du renouvellement qui repose sur deux manières d’envisager la
nature du judaïsme, notamment comme une communauté religieuse et comme
une communauté nationale. La première est vue comme anémique, du moment
que la rationalisation de la foi et la simplification du dogme qu’elle prêche
entraîne une perte d’authenticité et de sainteté de l’acte ; la deuxième, qui prône
l’établissement d’un centre spirituel du judaïsme en Palestine en vue d’un
renouvellement, n’est pas suffisante aux yeux de Buber, car le retour n’est pas
une fin en soi : le centre du judaïsme doit se créer par et à travers le
renouvellement.
D’autre part, le renouvellement du judaïsme signifie le renouvellement de
la religiosité juive. Cette notion est primordiale pour le philosophe et s’oppose à
celle de religion. La religiosité est le sens toujours renouvelé de
l’émerveillement et de l’adoration, c’est-à-dire le sentiment qu’il existe une
inconditionnalité ; le désir d’établir avec cette inconditionnalité une communion
vivante ; la volonté de la réaliser en actes. La religiosité est donc le principe
créateur, l’activité qui met en relation le soi avec l’Absolu. La religiosité, selon
Buber, s’oppose à la religion. Cette dernière est la somme des coutumes et des
doctrines dans lesquelles la religiosité d’une époque particulière et d’un peuple
donné s’exprime ; elle est fixée dans les prescriptions et les dogmes ; et elle se
transmet aux générations nouvelles. La religion est vraie aussi longtemps qu’elle
est féconde : cela est possible uniquement par la religiosité qui, acceptant le joug
des dogmes, parvient malgré tout à leur insuffler une signification nouvelle. De
cette manière, à chaque génération, la religion arrive à répondre aux besoins de
l’époque. Elle devient stérile au moment où la religiosité n’arrive plus à
imprimer un élan à cause de la sclérose des rites et des dogmes.
Le fondement de la religiosité est le choix, l’acte en tant que décision
(techouvah). Cette décision permet de surmonter le dualisme intérieur et
d’atteindre l’unité. L’unification intérieure n’est pas objet de foi, mais
d’expérience. La doctrine de la décision est que chacun, par soi-même, s’efforce
vers la liberté divine de l’inconditionnalité. Pour cela il n’y a aucune médiation.
Dans le judaïsme, l’acte de décision n’est pas limité à l’éthique. C’est l’acte
religieux par excellence. Cet acte de décision se pose à trois niveaux :
1. Dieu est le but de l’homme, il faut s’efforcer de devenir son image. C’est
le chemin de la décision et de l’inconditionnalité.
2. Dieu est plus réel en étant réalisé par l’être humain dans le monde : par la
vertu de ce qui s’effectue en bas, est suscitée l’œuvre de l’haut.
3. Idée d’une influence de l’acte humain sur la destinée terrestre de Dieu.
Celui qui hausse la conditionnalité au niveau de l’inconditionnalité permet
l’ascension du monde à travers lui, et donc de la Chekhinah, la présence
dispersée de Dieu dans le monde conditionné.
On voit donc que ces trois niveaux expriment la valeur absolue de l’action
humaine : la destinée de l’univers passe par ses actes.
Dans l’acte inconditionnel, l’être humain connaît la communion avec
Dieu. Pour celui qui choisit, qui vit inconditionnellement, Dieu est proche.
Toute action, même celle que l’on peut compter parmi les plus profanes, est
sainte lorsqu’elle est exécutée dans l’inconditionnalité. Cette dernière est le
contenu religieux spécifique du judaïsme. La religiosité juive n’est pas fondée
sur un dogme ou un code éthique, mais sur le sentiment qu’une seule chose est
nécessaire : l’acte. L’acte librement choisi par l’individu est la seule chose qui
compte vraiment, puisque c’est la disposition du cœur qui importe, pas la
soumission aux pratiques religieuses.
Un objectif relié à celui du renouvellement est le retour à la situation
objective naturelle, c’est-à-dire à l’adéquation des deux degrés d’appartenance
(développés dans les causes). Ce retour ne sera possible qu’au moment où
l’unité du peuple juif sera rétablie en Palestine. Selon Buber, le judaïsme a donc
un avenir car il n’a pas encore accompli son œuvre.
2.5 Démarche spirituelle : le cheminement individuel
Le but, comme on vient de le voir, est le renouvellement du judaïsme qui
se fonde sur l’acte, personnel et inconditionnel, en tant que décision. Pour
atteindre cela il y a une démarche à suivre, qui est évidemment individuelle et
spirituelle. Pour expliquer cela Buber part du " type humain oriental moteur ".
Celui-ci représente tous les peuples orientaux des grandes civilisations du
troisième millénaire avant notre ère (Inde, Chine, Egypte, Asie mineure), dont le
peuple juif est le représentant le plus tardif mais aussi le plus représentatif. Cet
" idéal type " est caractérisé par six facteurs, tous enchaînés les uns aux autres :
- L’opération psychique qui procède de l’âme et qui devient mouvement :
l’oriental perçoit en mouvements et il traduit sa perception en actes. Cela
est possible puisque ses pouvoirs sensoriels sont interconnectés et reliés
dans son organisme.
- L’expérience et l’exigence de l’acte intérieur : c’est la voie. Cette
exigence doit être satisfaite dans un acte purement intérieur qui concerne
toute la conduite de vie et qui est dirigée vers l’unification. La destinée
intérieure du monde même dépend de l’acte de celui qui agit.
- L’instinct unitaire : l’oriental fait l’expérience de la dualité avant tout en
soi-même, mais il réalise l’unification dans la décision. L’acte de décider
est une certitude due au fait même d’exister. Le fait de choisir avec toute
l’âme est la décision unifiée et authentique où l’union se réalise. Cette
exigence d’unité est inspirée par la voie.
- La démarche intérieure : l’oriental est dirigé vers le subjectif car il
contemple le monde comme une chose qui lui arrive et il le comprend à
partir de ses sensations. Il procède de l’intériorité du monde, qu’il éprouve
dans sa propre intériorité.
- L’acte religieux qui correspond au processus du don et de la découverte
en un seul mouvement : l’être humain et le monde ne sont qu’une seule et
même chose et ils se révèlent l’un à l’autre.
- La réalisation du monde : volonté de compléter l’univers, de s’y
impliquer. L’intervention de l’esprit humain est nécessaire afin de le
libérer de la dualité et de l’unifier.
En conclusion, le juif doit devenir un nouveau juif. Tous ces facteurs
constituent le cheminement individuel qui conduit vers l’état idéal, parfait, du
nouveau juif. La démarche est donc spirituelle et personnelle. Celle-ci peut se
synthétiser dans les éléments essentiels de l’acte et de l’unité. Ce cheminement
n’est cependant pas une démarche individuelle au niveau égoïste : pour la
personne unifiée, l’individu idéal, la réalité de la relation avec Dieu inclut la
relation avec tout le reste. De plus, il inclut les notions de responsabilité et de
vérité. Les individus doivent être responsables envers la vérité telle qu’elle se
manifeste dans leur contexte historique et ils doivent tenir leur rôle face à la
globalité de l’existence qui s’y présente. Cela permet la véritable vie
communautaire.8
Tout juif, même s’il ne met pas en pratique cette démarche spirituelle
intérieure, possède en lui les germes de l’orientalisme. Cette possession orientale
latente représente, selon Buber, l’espoir pour un renouveau de la créativité
spirituelle et religieuse dans le judaïsme. Cependant, cet espoir ne peut se
concrétiser qu’avec le retour de l’unité juive dans la terre de Canaan.
III. Sous l’angle des réformistes juifs
8
Cf. VERMES Pamela, Martin Buber, Albin Michel, Paris, 1992, p. 130.
Tenter de qualifier une pensée philosophique et théologique comme
réformatrice ou non, par le biais de causes et conséquences, n’est pas évident.
L’aspect historique est quelque peu gommé. Il devient dès lors utile d’envisager
un comparatisme avec les idées-phares de tout réformiste juif, idées que l’on
retrouve au long de l’histoire du judaïsme.
Le réformiste juif désire un dialogue entre tradition et modernité. Cela
signifie qu’il admet devoir prendre en considération le contexte de l’époque et
du lieu où l’on vit, tout en maintenant les éléments centraux de la foi : Dieu, la
Torah, Israël. De plus, sa vision religieuse lui assure une ouverture au monde,
aux autres. Le dialogue prend donc une importance accrue. Il faut ajouter à ce
portrait-type la caractéristique de défendre la paix et la justice sociale. Dans le
contexte juif, cela amène à la notion de " peuple élu ". Cette notion n’est pas
péjorative, mais implique au contraire une responsabilité alourdie, celle d’être
un modèle pour l’humanité.
Appliquons donc cet idéal-type à Martin Buber, et voyons ce qu’il en ressort…
On ne peut nier que Buber ait tenté d’établir un dialogue entre modernité
et tradition, d’autant plus que, même si cela n’apparaît pas dans les textes, la
philosophie du dialogue est l’œuvre bubérienne par excellence. Ces discours ont
notamment été présentés lors d’une conférence à Prague, entre 1909 et 1911.
Dans une Europe en mutation, qui a vu l’émancipation juive, leur intégration
mais également le sursaut antisémite, la jeunesse juive demeure en plein
désarroi. Or, Buber est le modèle d’un universitaire allemand qui revendique son
appartenance juive9, qui allie modernité de par son appartenance occidentale et
son métier, tout en conservant une foi vive.
Buber réaffirme les fondements du judaïsme : l’unicité et la réalité de Dieu, la
valeur de la Torah (traduction en allemand de la Bible hébraïque, 1961), Israël
9
DREYFUS, Théodore : Martin Buber. Paris, Ed. du Cerf, 1981, p. 27.
qui englobe une réalité religieuse, mais également physique (terre de Palestine).
Mais il estime que la religiosité juive se perd, " elle est un souvenir, peut-être un
espoir, mais pas une présence ". Cela sera son cheval de bataille, expliquer la
différence entre la religion et la religiosité juive, entre l’acte ritualiste et l’acte
sacré. Buber insiste sur l’aspect intérieur de la foi. Il insiste également sur la
notion d’acte, qui tend vers Dieu et vers l’unité. Il souhaite ardemment un
renouvellement de la religiosité juive. Sa démarche est d’analyser ceux qui ont
existé (christianisme primitif et hassidisme particulièrement), mais surtout leur
démarche. Cependant, nulle part, dans ces discours, il n’est question de la Loi,
de la pratique des commandements. La tradition juive semble être dépoussiérée,
voire remise en question dans ce qu’elle comporte de ritualiste, légaliste. Il
estime que la religiosité s’est sclérosée dans un carcan de lois, qu’elle n’est plus
créatrice. Cette attitude est celle, fondamentale, d’un réformiste.
L’ouverture aux autres n’est cependant pas évidente à ressortir de ces
textes. Il en est de même pour le désir de justice sociale et de paix. Ces deux
points sont particulièrement liés à la philosophie du dialogue, et aux actions
mêmes que Buber a entreprises dans le monde, plus spécifiquement en Palestine,
puis dans l’Etat d’Israël. Cela implique de revenir sur sa vie et non de se
focaliser sur ces textes.
Le centre de la pensée bubérienne est véritablement la rencontre.
L’environnement et le monde qui entoure l’homme, l’expérimentation des
choses, permettent d’engranger des connaissances, particulièrement utiles pour
la vie (dialogue Je-Cela). Cependant, la relation pure, avec une personne mais
surtout avec Dieu, engage la vie de l’esprit (dialogue Je-Tu). C’est cette relation
qu’il faut privilégier, et Dieu en est la trame. Ainsi, pour Buber, Dieu est
inextricablement lié à tous nos actes. Sa spiritualité ne se traduit pas par un
formaliste rituel (il ne pratique plus les prescriptions juive depuis ses 14 ans),
mais pas des actes quotidiens qui, accomplis dans la vision du dialogue Je-Tu,
deviennent religieux10. Fidèle à sa pensée " dialogale ", Buber applique
concrètement ses idéaux. Cela est particulièrement frappant en Palestine, où il a
milité pour un dialogue avec les Arabes. S’il était convaincu de la nécessité d’un
Etat juif, il était cependant conscient de l’opposition arabe, qu’il jugeait somme
toute naturelle, et du nationalisme juif trop virulent. Il a donc prôné un Etat
binational, à travers la fondation de l’association Ichûd (unification),
promouvant une équité et une justice légitime. A la création de l’Etat d’Israël en
1948, il reste réaliste, même si cela ne correspond pas à ses attentes, et estime
que c’est au sein des institutions que l’on peut tenter de changer l’orientation. Il
luttera toute sa vie pour un dialogue judéo-arabe. De même, Buber est le premier
intellectuel juif à avoir entrepris une tournée européenne de conférences au
lendemain de la Seconde Guerre mondiale, débutant en Allemagne…
La notion de peuple élu est par contre sous-jacente dans les discours de
Buber. Il souligne le concept de communauté de sang, qui est désormais refoulée
en Occident par les juifs, au profit de l’appartenance à l’environnement (langue,
usages, etc). Il faut donc surmonter cette fragmentation, puiser en soi la source
du judaïsme, et la vivre, même si le juif est coupé de ses racines. Pourtant,
Buber estime que le juif est profondément lié à sa terre (la Palestine), et que cela
détermine " la genèse de sa productivité spirituelle ". Buber militera donc, au
sein de l’Organisation sioniste, pour l’établissement d’un centre (spirituel) juif
en Palestine. Pour lui, la créativité de la religiosité juive, donc le renouvellement
du judaïsme, " reviendra seulement au moment où sera rétablie l’unité juive en
Palestine ". Si l’Etat nouvellement créé ne correspondra pas aux attentes de
Buber, si le renouvellement attendu du judaïsme ne se déroulera pas selon ses
espoirs, il restera cependant convaincu de la nécessité de cet établissement : " les
juifs sont le peuple médiateur en Europe entre l’Orient et l’Occident ". Cela
implique cette notion de peuple élu, impliquant un modèle de nation
10
DREYFUS, Théodore : op. cit., p. 69.
universaliste fondée sur l’égalité et la réciprocité. Dans ce sens, le peuple
d’Israël a une vocation à assumer pour lui-même mais aussi pour l’humanité
entière. En point final, on retrouve l’idée de messianisme. Il ne faut pas perdre
de vue l’espoir juif en l’avenir, l’arrivée du Messie qui ne pourra se dérouler que
lorsque le peuple juif aura retrouvé sa terre….
Buber possède une confiance totale en l’existence de Dieu, qui se traduit
dans la vie quotidienne et ses actes. Il se défie cependant des religions et des
orthodoxies qu’elles imposent. S’il est juif à part entière, il reste atypique.
IV. CONCLUSION
Buber un réformateur? Le grand problème que nous avons rencontré en
cherchant une réponse à cette question est l'oppostition entre le texte et la vie de
Buber. Après la lecture de ses discours, nous nous attendions presque à
découvrir un militant sionniste à la limite de l’extrêmisme, un homme convaincu
de la suprématie du judaïsme et refusant le dialogue. A notre grande surprise,
Buber est un personnage bien différent. S’il fut membre du sionisme, il quitta
rapidement le mouvement, n’appréciant pas les actions diplomatiques du parti.
De plus, nous découvrons en Buber un homme ouvert au dialogue interreligieux,
notamment avec les musulmans. Progressiste, moderne, ouvert, Buber ne semble
pas correspondre à ce que nous en avions perçu à la première lecture. Face aux
contradictions entre notre texte et la vie de l’auteur, nous avons été amenées à
réfléchir sur les étiquettes parfois rapides que l’on colle sur un auteur. Qualifier
un penseur de réformateur sur la base d’un seul texte, n’est-ce pas un peu
mince? Ne doit-on pas aussi tenir compte de l’évolution de l’auteur au fil de ses
expériences.
La difficulté réside aussi dans le fait que la démarche préconnisée par
Buber est avant tout personnelle et intérieure. Il est donc difficile de mesurer les
insidences d'une telle pensée sur le monde judaïque. Mais cette absence de
réforme mesurable nous a conduit à une autre réflexion. Faut-il réellement
inscrire ses idées dans des actes pour qu’elles soient réformatrices? A ce stade
de la réflexion, est venu, à notre secours, un goupe qui tenta de faire une
différence entre réformiste et réformateur dans son exposé11. Jusque là notre
vision d’une réforme était trop liée aux actes, nous avions à l’esprit un Martin
Luther. Si l’influence de Buber sur le 20ème siècle ne fait aucun doute, nous
avions du mal à le voir rivaliser dans la cour des grands réformateurs du
protestantisme.
C’est alors que plus que comme un réformateur, nous avons considéré
Martin Buber comme un réformiste. Buber souhaite créer un renouvellement qui
part de l'intérieur du Judaïsme. Il veut redonner un second souffle au Judaïsme,
sans rupture avec celui-ci. Pour nous, Martin Buber est donc un réformiste. Plus
précisément encore, il est un réformiste de la religiosité, qui devrait elle-même
induire un changement dans la religion, et non un réformiste de la religion en
tant que telle.
11
P. Bondallaz, L. Tinguely, C. Zanni, F. de Raemy : Pierre Teilhard de Chardin. Dans le cadre du séminaire:
Le réformisme dans les religions abrahamiques, SE 2005 (non pub).
V. BILAN
Pour le développement de ce travail nous avons rencontrés deux types de
problèmes :
1) Au niveau du texte : Buber étant un philosophe, ce texte est extrêmement
philosophique et théologique. La difficulté réside en premier lieu dans le
" décryptage " de l’écrit même, dans la compréhension des idées, des
conceptions et des significations. De plus, nous avons dû placer le tout dans le
contexte historique et biographique de l’auteur, afin de mieux le comprendre,
mais cette clarification nous a amené à une autre problématique : l’apparente
incohérence entre les théories contenues dans notre texte et la réalité
biographique de Buber. En lisant seulement cet extrait, nous avons eu
l’impression que ce philosophe poussait vers un sionisme sans courts termes et
qu’il avait une mentalité très close envers les autres cultures / religions. Cet
aspect négatif se heurte avec tout le travail de dialogue qu’il a prôné tout au long
de sa vie. Effectivement, Buber est considéré comme un intellectuel
extrêmement ouvert, tolérant et prêt au dialogue.
2) Au niveau du groupe : les problèmes des travaux de groupes sont toujours les
mêmes : difficulté à partager, à organiser et à gérer le travail, à se rencontrer, à
considérer les idées de tous, à tenir une rigueur dans le développement, à
homogénéiser le travail écrit… Toutes ces difficultés se sont multipliées par le
fait que nous étions cinq.
Le but du débat était de confronter en classe la définition minimale de réforme
avec des extraits du texte de Buber. Du moment qu’il n’y a pas eu assez de
temps pour réaliser ce débat, nous proposons ici par écrit ce que nous aurions
voulu en ressortir.
Définition minimale de la Réforme
1) Innovation – interprétation – changement structurel
2) Défi face à la modernité = adaptation à un lieu et à une époque
3) Ouverture à l'autre – liberté/paix/justice – éthique sociale
Extrait 1
Buber critique Lazarus suite à la parution de son ouvrage " Le
renouvellement du Judaïsme " :
" Cette résurrection du judaïsme prophétique n’était fondamentalement rien
d’autre qu’une variante juive de ce que Luther avait à l’esprit lorsqu’il
parlait de la renaissance du christianisme évangélique : rationalisation de la
foi, simplification, adoucissement des rigueurs de la loi rituelle – c’était tout.
Négatif rien que du négatif !…… il n’y avait rien qui ressemblât à une
réforme, mais seulement des réformes ; rien qui soit transformation, mais
seulement allégement ; non pas un renouvellement du judaïsme mais sa
perpétuation sous une forme plus aisée, plus élégante, plus occidentale, plus
présentable.
Exigeons autre chose que cette religion qui se prétend " purifiée ", exigeons
l’acte dans son inconditionnalité pure, et alors nous pourrons nous réclamer
des prophètes d’Israël !" (p.47)
Buber affirme ici que le renouvellement du judaïsme doit s’effectuer non pas
de manière graduelle, une simple addition de petites modifications, mais au
contraire ce dernier doit être un changement radical, un revirement, une
métamorphose. Le renouvellement du Judaïsme tel que Buber l’envisage est
une véritable innovation., car il va s’intéresser non pas à la religion juive en
tant que structure, institution, mais à son essence : la religiosité . Conscient
des difficultés que cela suppose dans un monde « moderne », happé par le
temps et la futilité, il réaffirme néanmoins cette nécessité et dans ce sens , on
peut considérer sa pensée comme un véritable défi face à la modernité.
Extrait 2
" [L’enchaînement des trois niveaux de l’acte de décision] révèle le
développement de ce judaïsme souterrain, qui […] constitue le judaïsme
authentique et porteur de témoignage, par contraste avec l’officiel pseudojudaïsme, dont le pouvoir et la fonction de représentation ne reposent sur
aucune vocation ni aucune légitimité. " (p. 97)
Le judaïsme souterrain est celui qui est imprégné de religiosité, donc, le
véritable judaïsme. Buber stigmatise le judaïsme de son époque, qu’il déclare
" pseudo ", car il est beaucoup trop axé sur la Loi, sans laisser l’espoir qu’une
créativité parvienne à se maintenir en son sein. Seule la religiosité donne une
légitimité à la religion. Or, la religion juive ne fait que se défendre à travers
le respect de la Loi, elle n’est plus féconde. Le judaïsme officiel se défend
pour maintenir son existence et son pouvoir, il n’est plus tendu à la recherche
de Dieu. Ce n’est pas ce que Buber attend d’une religion. Il veut un
changement structurel, pour que le judaïsme authentique puisse revenir au
grand jour.
Extrait 3
" […] Dieu fût-il simplement une fiction ce serait alors un devoir pour
l’humanité de détruire cette fiction ; car je ne puis imaginer rien de plus
insipide et de plus offensant que cette attitude consacrée qui consiste à
feindre que Dieu existe, et quiconque procède suivant des programmes
établis " comme s’il y avait un Dieu " mériterait bien – contrairement à
l’athée honnête – que Dieu se conduise comme si lui, le simulateur, n’existait
pas. " (p. 12)
Nous voulions montrer à travers cet extrait que Buber montrait dans son texte
des signes d'ouverture à l'autre. Il a plus de respect envers un athée honnête
qu'envers un juif qui fait semblant de croire en Dieu. Buber pourrait
envisager de croire à la non-existence de Dieu si l'on arrivait à le lui prouver.
A nos yeux, ceci montre de la tolérance et de l'ouverture au dialogue avec
celui qui pense autrement.
Extrait 4
" " Ce qu’il y a dans le christianisme de créateur n’est pas christianisme,
mais judaïsme, et de cela nous n’avons pas besoin de nous rapprocher. Il
nous suffit de le reconnaître en nous-mêmes, d’en reprendre possession, car
nous le portons en nous, et ne pouvons le perdre. Mais ce qui n’est pas
judaïsme, dans le christianisme, n’est pas créateur, c’est un mélange de rites
et de dogmes innombrables, et avec cela nous le disons en tant que juifs et en
tant qu’hommes – nous ne voulons pas de rapprochement. " A vrai dire,
nous ne pourrons nous permettre de fournir une telle réponse que le jour où
nous aurons surmonté l’horreur superstitieuse que nous nourrissons à
l’égard du mouvement nazaréen, et lorsque nous l’aurons replacé là où il se
situe : à l’intérieur de l’histoire du judaïsme. "(p.57)
Nous avons choisi cet extrait pour illustrer, les problèmes que nous avons
rencontrés. La position de Martin Buber semble ici très fermée. Nous avons
de la peine à faire correspondre cet extrait avec les critères de notre
définition. Alors que dans sa vie Buber était ouvert au dialogue, à la première
lecture ce texte nous paraît plutôt réfractaire à tout contact œcuménique avec
les chrétiens. Il est important ici de considérer le fait que notre texte fait
partie de discours qui ont pour objectif le renouvellement du judaïsme. Ce
refus de rapprochement et peut-être le refus d'un amalgame qui pourrait
conduire le judaïsme à disparaître…
Extrait 5
" …mais une grande oeuvre de création, qui fasse fusionner le tout dans un
système unique, reprenne la continuité du devenir juif et redonne à
l’immortelle aspiration juive vers l’unité une expression adéquate, ne verra
le jour que lorsque sera réétablie la continuité de la vie en Palestine, d’où
jadis émergea cette grande conception unitaire. " (p.89)
Cet extrait, même s’il peut être compris comme un appel sioniste, peut pour
nous se placer au niveau d’innovation, interprétation et changement
structurel. Buber envisage le renouvellement du judaïsme comme un vrai
changement, un revirement, une métamorphose à l’intérieur de tout juif, mais
qui peut se réaliser uniquement en Palestine.
Extrait 6
" La religion est vraie aussi longtemps qu’elle reste féconde ; […] donc aussi
longtemps que la religiosité, acceptant le joug des prescriptions et des
propositions dogmatiques, parvient à leur insuffler une signification nouvelle
[…]. " (p. 93)
Cet extrait s’insère bien au niveau du défi face à la modernité, d’adaptabilité
au lieu et à l’époque : la religion arrive à répondre aux besoins d’une époque
et d’un peuple donnés seulement si la religiosité parvient à lui donner un
élan.
Peut-on considérer la Shoah comme un facteur déclencheur d'une réforme
au sein du judaïsme?
Présenté par Auriane Bavaud
1. Introduction ........................................................................................... p. 2
2. La Shoah et la conception de Dieu........................................................ p. 3
2.1. Le problème de la Shoah dans le contexte de la modernité..... p. 4
3. Première interprétation : intervention de Dieu...................................... p. 6
3.1. La Shoah en tant que punition divine ...................................... p. 6
3.2. La Shoah en tant que non-punition divine ............................... p. 7
4. Deuxième interprétation ........................................................................ p. 8
4.1. La conception de Rubenstein ................................................... p. 9
4.2. La conception de Greenberg .................................................. p. 10
5. Conclusion .......................................................................................... p. 11
Annexes .................................................................................................. p. 13
Bibliographie ........................................................................................... p. 14
1. Introduction
Dans l’histoire du judaïsme, il existe trois événements d’une importance capitale
qui ont bouleversé tragiquement le monde juif, et ceci de façon absolue : le
premier est la défaite de la Judée en 586 av. J-C et, avec elle, la destruction du
1er Temple par Nabuchodonosor. Le deuxième apparaît comme la destruction du
second Temple par Titus en 70, et par conséquent la chute de Jérusalem, qui doit
ainsi s'incliner devant les Romains. Quant au troisième événement, il s’agit de la
Shoah.12
Les horreurs de la Shoah restent et resteront gravées dans les esprits à jamais,
plus particulièrement pour le peuple juif, qui a perdu six millions d’individus.
Après Auschwitz, les questions viennent naturellement à l’esprit : comment
Dieu a-t-il pu laisser faire ça ? Comment a-t-il pu rester passif face au génocide
de tant d’êtres humains ?
Pour comprendre l’ampleur qu’Auschwitz a eu sur les interrogations des
penseurs juifs, il faut se tourner du côté des notions bibliques d’alliance et
d’élection : elles prennent une importance primordiale lorsqu’il s’agit de donner
un sens à l’Holocauste. En effet, la Bible nous montre l’image d’un Dieu qui
choisit tout d’abord un peuple ; d’où l’appellation de peuple élu. Ce Dieu fait
ensuite la promesse à cette communauté de la protéger à condition qu’elle lui
reste fidèle et qu’elle lui obéisse. Enfin, il l’avertit des conséquences terribles si
elle désobéit, rompant ainsi le pacte.13 On trouve ces éléments lors de l’alliance
entre Dieu et Abraham (cf. annexe 1). On reconnaît ces mêmes éléments lors du
renouvellement de l’alliance entre Dieu et Moïse (cf. annexe 2). Emil
Fackenheim explique que les croyants en général ont pu remettre leur foi en
question à cause de catastrophes telles Hiroshima ou Auschwitz ; mais il ajoute
que le peuple juif est un cas particulier, pour qui ces événements ont été encore
12
RUBENSTEIN Richard, Alliance et divinité. L’holocauste et la problématique de la foi, in : TRIGANO Shmuel (sous la
direction de), Penser Auschwitz, 9-10 (1989), p. 99.
13
RUBENSTEIN Richard, op.cit. p. 97.
plus difficiles à comprendre : «La foi religieuse a subi le traumatisme des
événements contemporains. Mais c’est la foi religieuse juive qui a subi le plus
grand traumatisme. Le peuple juif a été le premier à affirmer le Dieu de
l’histoire. Il a soutenu avec ce Dieu, pour lui-même et pendant près de quatre
mille ans, une relation unique, ne fût-ce que parce qu’il dépendait de Lui pour sa
survie. »14
Voilà pourquoi la question paraît encore plus frappante : pourquoi le peuple élu
de Dieu a-t-il subi un tel massacre ? Comment Dieu, qui a choisi une
communauté, qui a passé une alliance avec elle, a-t-il pu laisser son peuple se
faire persécuter pareillement ? Dieu a-t-il par conséquent voulu de tels
événements ?
Ce qui est évident, c’est que ces interrogations ont suscité le débat parmi la
communauté juive, et même au-delà. Je me suis donc posée les questions
suivantes : peut-on considérer la Shoah comme un facteur déclenchant une
réforme au sein du judaïsme ? Ces réflexions ont-elles eu un tel impact qu’elles
ont donné naissance à un réformisme du judaïsme ?
Le premier obstacle que nous rencontrons lorsque nous nous penchons sur la
question vient de la définition du mot « réforme » lui-même. Il est en effet
extrêmement complexe de définir de manière adéquate la notion de
« réformisme ». Je me suis basée ici sur les définitions vues au séminaire. La
réforme est définie comme un « changement qu’on apporte (dans les mœurs,
lois, institutions) dans l’espérance d’en obtenir de meilleurs résultats »15 ; ou
encore, il s’agit d’une « amélioration », d’un « changement progressif ». Il est
important pour cette dernière définition de la distinguer de la révolution, qui
possède également la volonté de changer, mais de manière brusque, radicale.16
Nous avions finalement défini le réformisme de cette manière : « Doctrine,
courant de pensée, capable au regard de ses références et de nouvelles
14
FACKENHEIM Emil, Penser après Auschwitz, Paris, 1986, p. 32.
LATHION Stéphane, Réformisme dans les trois religions abrahamiques, Séminaire à l’Institut de Science des Religions de la
Faculté des Lettres de l’Université de Fribourg, Fribourg, 2005 (notes de cours personnelles du 26.10.05).
16
Ibid.
15
interprétations de ses sources de s’adapter à son temps et aux exigences de la
modernité. Ses objectifs sont la défense de valeurs telles que liberté, paix, justice
au travers d’une éthique sociale respectueuse des différences. »17
Réformer peut également être pris dans un sens plus général, et signifier
« corriger, ramener à la vertu ; changer en mieux »18. Cette explication a
l’avantage d’être large, et d’englober ainsi un plus grand nombre d’éléments.
A mon avis, ce qu’il faut retenir de ces différentes définitions, ce sont les
notions suivantes : un changement, mais en vue d’une amélioration, de quelque
chose évoluant vers le mieux ; une réinterprétation du fondement, de la doctrine
de base ; et enfin une adaptation à la réalité du moment, au contexte actuel.
Pour l’élaboration de ce travail, j’ai procédé en trois étapes. Premièrement, je
me suis penchée sur la Shoah en elle-même ; j’ai également essayé de la
restituer dans son contexte, c’est-à-dire celui de la modernité. Deuxièmement,
j’ai étudié les différentes réflexions des penseurs juifs concernant Auschwitz.
Deux interprétations principales sont données; ces réflexions divergent plus ou
moins les unes des autres selon leurs auteurs. Pour finir, je me suis intéressée au
lien existant entre l’événement de la Shoah et les préoccupations qui en
découlent, pour tenter de répondre à ma problématique de départ.
2. La Shoah et la conception de Dieu
Après la Shoah, plusieurs questions se posent de manière automatique,
particulièrement aux Juifs : comment croire encore en la présence d’un Dieu
miséricordieux, bienveillant ? Comment Dieu aurait-il pu laisser faire de telles
atrocités ? Comment interpréter cela ? Shmuel Trigano exprime le problème en
ces termes : « Ce Dieu absent pourrait à ce point être absent qu’il ne se
17
18
LATHION Stéphane, op. cit. (notes de cours personnelles du 16.11.05).
Id. (notes de cours personnelles du 26.10.05).
manifeste plus ? »19 Léon Ashkenazi exprime ceci : « Peut-on, en faisant
l’économie d’une réflexion approfondie, continuer à croire, après la Shoa, de la
même façon qu’avant elle, pour tout ce qui concerne les rapports entre le
Créateur et le monde – ce même Dieu qui contracte une alliance avec son
peuple ? »20 ; « (…) comment la conscience traditionnelle juive peut-elle réagir à
la Shoa pour l’inclure dans sa conception du monde ? »21.
Le problème soulevé va même plus loin : pour les Juifs religieux, Dieu est toutpuissant. Il décide de tout, rien n’arrive sans sa volonté. Dans ce cas, les
événements de l’Holocauste auraient été voulus par Dieu… Richard Rubenstein
formule ce dilemme ainsi : « Après l’événement de la Shoa, on peut se poser la
question de savoir si Dieu, tel qu’il est traditionnellement perçu dans le judaïsme
biblique et rabbinique, a été l’acteur ultime de la catastrophe. (...) Du point de
vue du judaïsme biblique et rabbinique, ni la justice ni le pouvoir de Dieu ne
pourront jamais être déniés. (…) Dans la mesure où Dieu, tel qu’il se le
représente, est impliqué de manière toute particulière dans l’histoire et la
destinée d’Israël, comme il l’est en effet dans l’Ecriture et la littérature
rabbinique, on ne peut d’aucune façon éviter la conclusion qu’il est en fin de
compte le seul auteur de tout ce qui est arrivé au peuple d’Israël, l’Holocauste
inclus. »22 Pour Ariane Kalfa, le fait de continuer à croire en Dieu après
Auschwitz est vu comme une folie. Il existe un paradoxe important selon elle,
car « croire en Dieu, c’est être fou car comment accepter que Dieu soit passif
devant le mal absolu ? Un Dieu de justice, de bonté et tout-puissant a laissé
faire, il est donc complice. (…) Si je crois en Dieu, alors je suis fou. Car
comment accepter que Dieu ait abandonné son peuple à la cruauté absolue ?
Dieu pourrait-il être le complice de la barbarie ? Et si je ne crois pas en Dieu, je
deviens fou. Car, comment légitimer ma survie ? Et comment abjurer le Dieu
19
TRIGANO Shmuel, Les Juifs comme peuple à l’épreuve de la Shoa, in : TRIGANO Shmuel (sous la direction de), Penser
Auschwitz, 9-10 (1989), p. 183.
20
ASHKENAZI Léon, « Et il arriva, à la fin des temps », in : TRIGANO Shmuel (sous la direction de), Penser Auschwitz, 9-10
(1989), p. 122.
21
Id., p. 123.
22
RUBENSTEIN Richard, op. cit., p. 94.
qui, en quelque sorte, bien qu’ayant abandonné les miens, ne m’a pas
abandonné ? Et comment continuer à vivre avec un Dieu qui m’a sauvé, sans
sauver les miens ? Ou encore, comment continuer à vivre sans Dieu ? »23.
2.1. Le problème de la Shoah dans le contexte de la modernité
Selon Jacques Ellul, le problème principal est bel et bien celui de la Shoah et de
la modernité.24 Auschwitz, ainsi que les autres camps de la mort, ont réussi à se
fixer dans une structure particulière de la société, celle de la modernité. Selon
lui, il y a eu trois transformations primordiales qui distinguent la société d’avant
de la société moderne : l’institution, la technique, l’individualisme.25
Le fait d’institutionnaliser permet de faire rentrer des traits humains dans une
certaine administration, un système de règles rigides, une configuration
hiérarchique. L’être humain se retrouve coincé dans une société bureaucratisée,
composée d’obligations et d’interdits.
La technique se développe de manière très forte à cette époque : non seulement
matériellement, mais aussi « humainement », c’est-à-dire en ayant de l’effet sur
l’individu lui-même, d’un point de vue psychologique (publicité, télévision,
etc…). Ellul souligne le fait qu’institutionnalisation et technique ne fonctionnent
pas l’un sans l’autre : en effet, une institutionnalisation ne peut pas avoir lieu
sans technique.
Quant à l’individualisme, il apparaît comme allant à l’encontre de l’institution et
de la technique. Pourtant, ce que veut désigner Ellul en utilisant le terme
d’individualisme est justement ce conformisme auquel chaque individu doit se
rapporter. Ce conventionnalisme strict possède des règles, et chaque personne
doit y obéir, dans l’unique but de faire fonctionner la société. Le fait de se
conformer à un modèle précis va même plus loin : il ne s’agit pas seulement de
se soumettre à un système, il s’agit également de lutter pour sa propre survie. En
23
KALFA Ariane, L’Alliance et l’Exil, Paris, 2004, p. 32-33.
ELLUL Jacques, La Modernité et la Shoa, in : TRIGANO Shmuel (sous la direction de), Penser Auschwitz, 9-10 (1989), p.
189.
25
Id., p. 190-191.
24
effet, celui qui ne se plie pas aux exigences de la société n’a pas de moyen de se
maintenir en vie. Cette partie de la modernité veut véritablement réduire
l’homme à l’individu solitaire, le couper de tous ses liens avec la communauté,
et par conséquent avec la Tradition.
Ce n’est pas par hasard que le nazisme a réussi à fonctionner à ce moment
précis : en effet, l’Holocauste a pu se fixer dans une structure moderne bien
précise de la société, modernité caractérisée par les trois mutations décrites
précédemment. Le nazisme a en effet utilisé de façon abusive l’institution et la
technique, pour pouvoir réduire l’être humain à l’individu.
Et pourtant, la modernité n’a pas atteint son objectif face au peuple juif. En
effet, la Shoah met en confrontation deux notions précises: le peuple face à
l’individu. La volonté des dirigeants des camps d’Auschwitz étant de détruire les
Juifs, d’exterminer le peuple juif en tant que tel, ce n’est pourtant pas ce qui
s’est passé en réalité. Dans les camps, les Juifs se sont retrouvés : ils ont été
réunis en tant qu’entité, ils se sont rassemblés. D’une manière paradoxale, alors
que le but était de désunir le peuple juif, l’ensemble de la communauté juive
s’est au contraire vue rassemblée à Auschwitz et ailleurs. La cohésion de leur
groupe s’est en quelque sorte renforcée.26 Voilà pourquoi nous pouvons dire que
la Shoah n’a pas mis en danger véritablement le peuple, mais plutôt l’individu :
Auschwitz signifie réellement la destruction de l’individu, sa mise à mort, sa
disparition. Le peuple juif survivra aux horreurs de la Shoah ; l’individu juif
n’en sortira que passablement endommagé, même s’il ne s’en remettra jamais
totalement.
De tels événements ont par conséquent remis en cause le peuple juif non
seulement dans la modernité, mais aussi dans la Tradition, ce qui est plus
grave encore; les Juifs assistent donc à une remise en question de la Tradition,
26
TRIGANO Shmuel, op. cit., p. 181.
qui vacille. Et on connaît l’importance de la Tradition juive, véritable bouée à
laquelle les croyants peuvent se raccrocher dans un monde en crise.
Comment a été expliquée l’absence de Dieu pendant l’Holocauste ? Il est
possible de regrouper les interprétations principalement sous deux entrées. Nous
allons maintenant les étudier de plus près, et voir ce qu’elles postulent.
3. 1ère interprétation : intervention de Dieu
3.1. La Shoah en tant que punition divine
Il est intéressant de noter pour commencer qu’à travers l’histoire, lorsque le
peuple d’Israël dans son ensemble subit une catastrophe, les penseurs religieux
attribuent très souvent la cause des malheurs à la main de Dieu, et ceci dans une
volonté de punir la communauté juive désobéissante.27
La première interprétation est l’interprétation orthodoxe, voire ultra-orthodoxe :
elle voit en l’Holocauste une punition de Dieu, un châtiment divin. Dieu aurait
de cette manière sanctionné les Juifs infidèles, c’est-à-dire ceux ayant désobéi à
la Torah ou adhéré à la modernité.
Des penseurs religieux allant dans ce sens, comme Rabbi Schneersoh par
exemple, comparent Hitler à un instrument : Dieu se serait servi de cet
instrument pour punir les Juifs infidèles.28 La Shoah est vue comme une sanction
divine, dont Dieu est l’unique auteur ; Hitler n’est rien d’autre qu’un « outil »
terrible, utilisé par la volonté divine.
Les Juifs ne sont pas les seuls à s’être interrogés sur cette question. Selon une
certaine vision chrétienne, ce qui est arrivé aux Juifs renforce leur croyance dans
le christianisme : ils voient là une preuve que leur foi est la « vraie » foi. Pour
eux, la foi chrétienne est certifiée par la Shoah. En effet, tous ces événements
27
28
RUBENSTEIN Richard, op. cit., p. 99.
Id., p. 97.
sont des preuves du témoignage de Dieu contre le peuple juif ; ce sont des
marques visibles de la justice de Dieu.29 Luther a publié un livre en 1543 intitulé
Les Juifs et leurs mensonges, qui allait déjà dans ce sens : les malheurs des Juifs
ne sont que le témoignage de l’authenticité du christianisme.
Par conséquent, il n’y a pas de différentes interprétations entre les autorités
chrétiennes et juives quant à la question des souffrances du peuple juif et de
Dieu. La seule différence réside dans la cause des malheurs des Juifs. En effet,
pour les chrétiens, les souffrances des Juifs sont vues comme des preuves de la
vérité de la religion chrétienne ; tandis que d’après les Juifs eux-mêmes, le
peuple d’Israël a été puni à cause de son infidélité à Dieu.
On peut prendre pour exemple celui du doyen Grüber, doyen à l’époque de
l’Eglise évangélique de Berlin Est et Ouest, interrogé le 17 août 1961 par
Rubenstein. Selon Grüber, la Shoah ne pouvait qu’être l’œuvre de Dieu. Dieu
utiliserait certaines personnes, comme Hitler et les nazis par exemple, pour punir
le peuple juif ; mais ces « instruments » au service de Dieu sont ensuite punis à
leur tour de manière encore plus terrible.30 Les Juifs sont donc coupables d’avoir
désobéi à Dieu aux yeux de Grüber.
3.2. La Shoah en tant que non-punition divine
Cette interprétation orthodoxe varie parfois : elle peut également considérer les
événements de la Deuxième Guerre Mondiale comme « le sacrifice préalable
conditionnant la venue du Messie»31. La souffrance est absolument nécessaire à
la réalisation du projet universel, c’est-à-dire à la venue du Messie, qui amènera
ainsi à la Rédemption. Certains penseurs religieux, comme Wassermann, ont
même affirmé que « plus la souffrance du peuple était intense, plus proche était
l’avènement du Messie »32. Il y aurait donc un lien important entre le fait de
souffrir et la venue du Royaume de Dieu sur terre. Les événements de
29
30
31
32
Ibid.
RUBENSTEIN Richard, op. cit., p. 97.
Ibid.
Id., p. 96.
l’Holocauste ont pu être considérés par conséquent comme une réalisation du
projet divin.
Une conception intéressante est celle du rabbin Ignaz Maybaum. Ce dernier a
donné son avis sur les causes de l’Holocauste dans The Face of God After
Auschwitz, publié en 1966. D’après lui, Dieu intervient encore et toujours dans
l’histoire, spécialement quand il s’agit du peuple élu. La Shoah est considérée
par conséquent comme une intervention divine particulièrement forte.33 Mais
Maybaum ne croit pas à l’hypothèse de la punition divine : il donne une
interprétation piaculaire de la Shoah. Rubenstein commente le texte de
Maybaum ainsi : « Selon lui, de même que Jésus fut l’innocente victime dont la
mort rendit possible le salut de l’humanité, les millions de victimes de
l’Holocauste doivent être regardées comme des offrandes expiatoires choisies
par Dieu. (…) Ce fut le destin terrible de six millions de Juifs, précisément parce
qu’ils étaient le peuple élu de Dieu, de devenir des victimes expiatoires à
Auschwitz et dans les autres camps, afin que le projet de Dieu concernant le
monde moderne puisse être compris et réalisé (…) ».34
Maybaum pensait également, comme d’autres maîtres spirituels, qu’il avait
existé trois événements tragiquement bouleversants pour le Judaïsme, à savoir la
destruction du 1er Temple par Nabuchodonosor, la destruction du second Temple
par Titus, et la Shoah. Il présente chacun de ces événements comme un
Hourban, c’est-à-dire un « événement totalement dévastateur, de portée
universelle dans sa dimension et sa signification »35. Chaque Hourban a pour
origine l’intervention de Dieu ; les conséquences apparaissent comme la fin de
quelque chose, la fin d’une période (destruction) mais aussi comme le début
d’une nouvelle ère (création). A chaque fois, il y a donc un anéantissement suivi
immédiatement d’une progression : Rubenstein qualifie ceci de « destructivité
33
34
35
Id., p. 99.
Id., p. 100.
Ibid.
créatrice » divine.36 Par exemple, lors de la destruction du Temple en 586 av. J.C., la conséquence positive fut la dispersion de la religion juive hors du territoire
de la Judée : en effet, en étant condamné à l’exil en Babylonie, les connaissances
des Juifs ont été transmises à d’autres régions.
Ainsi, même un événement comme la Shoah aurait également eu une
conséquence positive. La Shoah marquerait en effet le renversement irréversible
du Moyen Âge, ainsi que le début de la modernité. L’Holocauste est un « moyen
terrible mis en œuvre par Dieu pour faire pleinement entrer le monde dans l’âge
moderne. »37 Voilà pourquoi, selon Maybaum, les horreurs du massacre de six
millions de Juifs ont eu un effet positif. Rubenstein souligne tristement que
c’était également l’avis des nazis, mais pour des motifs qui divergent.38
Dieu se serait donc servit d’Hitler comme d’un instrument, qu’il aurait utilisé
pour mener à bien son projet. L’intention divine était de punir un monde de
pécheurs, ce qui a été réalisé par l’intermédiaire des Juifs : ces derniers sont
morts innocents, ils ont été massacrés à cause du péché des humains.39
Cette vision des événements ne peut que choquer violemment: cela nous montre
l’image d’un Dieu prêt à laisser mourir des millions de victimes innocentes
d’une mort abominable et ignoble. Non seulement Dieu aurait laissé faire ces
horreurs, mais en plus il aurait voulu que ça se passe ainsi, en utilisant Hitler
pour réaliser ces massacres. Mais on peut se poser la question suivante: le projet
divin désiré, c’est-à-dire l’entrée définitive dans la modernité, valait-il des
millions de sacrifices humains ? Rubenstein déclare que cette entrée dans la
modernité ne valait pas même une seule vie humaine.40 Mais il est vrai que
Maybaum cherche, par cette interprétation qui dérange, à justifier les notions
d’élection et d’alliance juives. En effet, il savait pertinemment qu’on ne pouvait
pas postuler de telles notions sans postuler également la responsabilité de Dieu
36
37
38
39
40
RUBENSTEIN Richard, op. cit., p. 100.
Id., p. 101.
Ibid.
Id., p. 102.
Id., p. 103.
dans la Shoah. De plus, on peut tout de même apercevoir la présence de l’amour
divin, de la grâce divine dans les horreurs de l’Holocauste, et ceci grâce à trois
conséquences. Premièrement, la majorité des Juifs a survécu à l’extermination ;
deuxièmement, la Shoah n’a pas duré éternellement ; troisièmement, la période
qui a suivi a été celle de la modernité.41
4. 2ème interprétation
Il existe une seconde interprétation, qui provient plutôt du judaïsme
d’inspiration libérale. Cette seconde conception préfère ne pas donner
d’explication précise, et laisser dans l’ombre certains questionnements. Elle
privilégie également les considérations sur l’alliance et son prolongement.
4.1. La conception de Rubenstein
Rubenstein se pose cette question cruciale : « Comment les Juifs peuvent-ils
encore croire en un Dieu tout-puissant et bienfaisant après Auschwitz ? »42 Mais
il n’adhère pas aux conclusions des théologiens juifs traditionnels, qui
considèrent l’Holocauste comme la punition d’un peuple fautif. C’est d’une
manière radicale qu’il va tenter de trouver une réponse à cette question :
Rubenstein va carrément remettre en question la notion même de peuple élu.43
En effet, ce qui est contesté par Rubenstein, c’est l’image traditionnelle biblique
du peuple juif élu par Dieu. La problématique doit être formulée de la manière
suivante : on ne peut pas attester de l’innocence des Juifs et de la justice divine
pendant l’Holocauste.44 Entre les deux affirmations, il faut choisir.
En récusant l’idée que le peuple juif ait été choisi par Dieu, Rubenstein refuse
également l’opinion selon laquelle ce peuple aurait été victime d’une punition
41
42
43
44
Id., p. 104.
RUBENSTEIN Richard, op. cit., p. 107.
Id., p. 109.
Id., p. 108.
divine.45 Il le dit lui-même, « les Juifs sont un peuple comme les autres »46. On
imagine combien cette déclaration apparaît comme scandaleuse dans l’univers
juif, univers où le principe religieux de base est justement cette notion d’élection
divine. Les affirmations de Rubenstein sont considérées comme très graves par
plusieurs rabbins ou penseurs juifs, car il remet en cause des siècles de
Tradition.
La réflexion de Rubenstein possède une dimension fortement critique ; à cause
de cela, il s’est vu accusé d’athéisme. Rubenstein se défend de cette accusation,
mais il concède néanmoins avoir affirmé que « nous vivons à l’époque de la
mort de Dieu »47. Il est vrai que les horreurs de la Shoah ont à ce point marqué
Rubenstein qu’il a fini par perdre sa foi en Dieu. Il ne nie pas l’existence de
Dieu, mais il proclame la mort de ce dernier. Après Auschwitz, Dieu n’agira
plus jamais dans l’histoire.
La création d’Israël en 1948 possède une importance cruciale aux yeux de
Rubenstein. Si le but à atteindre, d’après le judaïsme, est ce retour en terre
d’Israël, l’histoire juive arrive à son terme en 1948. Et à ce moment, la situation
change complètement : non seulement le but final est atteint, mais surtout on ne
peut plus croire en Dieu après la Shoah.48 En effet, le Dieu de l’histoire du
judaïsme a cessé d’être crédible aux yeux des Juifs qui s’installent en Israël ; ces
derniers préfèrent alors se tourner vers un Dieu « qui se manifeste (…) dans et à
travers la nature »49. Rubenstein voit ici un rejet du monothéisme biblique pour
une sorte de « paganisme naturaliste »50.
Mais cette théorie est fragile, pour la simple et bonne raison que tous les Juifs ne
se sentent pas vraiment chez eux en Israël, et qu’une grande partie d’entre eux
n’a aucune envie de s’y installer. Dans ce cas, on ne peut pas considérer le but
45
46
47
48
49
50
Id., p. 109.
Ibid.
Id., p. 108.
Id., p. 113.
Ibid.
Ibid.
du judaïsme comme atteint. Rubenstein est revenu par après sur ses réflexions,
et il affirme que les Juifs ont abandonné le Dieu biblique pour se tourner vers le
sécularisme plutôt que le paganisme.51 Il dit ceci : « Quand la foi en le Dieu
biblique a été perdue, les humains se sont retrouvés seuls dans un univers
absolument vidé de Dieu. »52.
4.2. La conception de Greenberg
Irving Greenberg, tout comme Rubenstein, rejette la pensée traditionnelle juive
qui voit en la Shoah une punition de Dieu contre le peuple élu. Mais Greenberg
préfère réfléchir aux conséquences d’Auschwitz plutôt qu’expliquer la nonprésence de Dieu.
Greenberg fait un rapprochement intéressant entre l’Etat d’Israël et Auschwitz.
Tout le problème est de relier les deux événements, tout en évitant d’affirmer la
naissance d’Israël par l’Holocauste. En effet, il serait faux de considérer la
proclamation de l’Etat d’Israël en 1948 comme la conséquence découlant de
l’Holocauste : ce projet existait depuis plusieurs années déjà, et ceci dès le XIXe
siècle. On peut également rappeler la déclaration de Balfour en 1917, c’est-àdire plusieurs années avant la Deuxième Guerre Mondiale. Ce qui est vrai par
contre, c’est que la Shoah a fait accélérer le processus de création de l’Etat
d’Israël. On peut par conséquent affirmer que l’Holocauste a contribué d’une
certaine manière à la création d’Israël, mais elle n’en est aucunement l’unique
responsable. L’édification d’Israël pourrait donc être vue en partie comme un
prolongement de ce qui s’est passé pendant l’Holocauste.
Selon Greenberg, la création d’Israël autant que la Shoah sont des événements
qui bouleversent la Tradition. Il parle de « scandale » dans la mesure où les deux
circonstances ont introduit un énorme bouleversement à l’intérieur du milieu
traditionnel.53
51
52
53
RUBENSTEIN Richard, op. cit., p. 114.
Id., p. 115.
GREENBERG Irving, La nuée et le feu. Judaïsme, christianisme et modernité après l’Holocauste, Paris, 2000, p. 78.
Et pourtant, il affirme que ces deux événements se trouvent en opposition :
d’une part, Auschwitz signale une séparation radicale par rapport à Dieu ; il y a
rupture, destruction de l’alliance. D’autre part, Israël signifie au contraire la
réalisation de la promesse divine ; Dieu a tenu sa promesse, il offre protection à
son peuple.54 Greenberg met encore en évidence un autre paradoxe : après la
Shoah, ce sont les sionistes qui ont permis la mission religieuse des Juifs, c’està-dire la création d’Israël ; mais ces sionistes sont souvent accusés d’être antireligieux par les Juifs croyants, ou de ne pas respecter la Loi juive.55
54
55
Ibid.
Id., p. 113.
5. Conclusion
Nous avons pu observer jusqu‘ici les différentes interprétations de la Shoah. Les
questions à ce sujet sont nombreuses : quelles réflexions un tel événement a-t-il
suscité dans le monde juif ? De quelle manière les penseurs, juifs ou non-juifs,
s’y sont-ils pris pour donner un sens à ces horreurs ? Le problème maintenant est
le suivant : l’Holocauste a-t-elle véritablement donné lieu à une réforme ? Il est
évident que des réflexions nouvelles sont apparues à la suite d’Auschwitz, mais
peut-on réellement parler de « réformisme » de la religion juive ?
Ce qui est évident c’est qu’il y a eu questionnement suite à la Shoah, un
questionnement incessant jusqu’à aujourd’hui. Ces interrogations sont
extrêmement douloureuses pour les Juifs, voire intolérables. Les interprétations
divergent selon les penseurs. Ce que je veux mettre en évidence en conclusion
de ce travail, c’est que ces réflexions peuvent aller jusqu’à remettre en question
le fait même d’être Juif, de croire au judaïsme ; il peut donc s’agir
d’interprétations radicales, bouleversant ce qu’il y a de plus profond en
l’individu juif, c’est-à-dire son identité juive. Fackenheim exprime bien cette
idée : « (…) aujourd’hui il semble qu’au moment même où d’autres croyants
trouvent des motifs de rejeter le Dieu de l’histoire, le Juif, lui, n’en a rien moins
que l’obligation. A Auschwitz, les Juifs ont été massacrés, non pour avoir
désobéi au Dieu de l’histoire, mais plutôt parce que leurs grands-parents Lui
avaient obéi. Ils Lui avaient obéi en faisant de leurs enfants des enfants juifs. Un
Juif d’aujourd’hui peut-il encore continuer à obéir au Dieu de l’histoire et ainsi
s’exposer au danger d’un second Auschwitz, exposer ses enfants et les enfants
de ses enfants ? »56
Je vais maintenant utiliser les différents indicateurs vus en cours57, à savoir les
causes, les acteurs, le message, la démarche et les conséquences, ceci toujours
56
57
FACKENHEIM Emil, op. cit., p. 32.
LATHION Stéphane, op. cit. (notes de cours personnelles du 02.11.05).
dans le même but, c’est-à-dire essayer de déterminer si ces événements ont
provoqué un réformisme du judaïsme.
Causes : les causes de ce questionnement douloureux, c’est-à-dire
comment Dieu a-t-il pu laisser son peuple se faire massacrer de telle manière,
paraissent très claires ; il s’agit de la Deuxième Guerre Mondiale et plus
précisément de l’Holocauste, de l’extermination massive des Juifs, organisée par
Hitler et les dirigeants nazis. La Shoah a en effet provoqué cette interrogation
sur le rôle de Dieu dans de tels événements.
Acteurs : on peut citer plusieurs individus, juifs ou non-juifs, ayant eu
une influence plus ou moins grande dans ces réflexions. Il faut rappeler les noms
déjà évoqués dans ce travail, comme Rubenstein, Maybaum, Greenberg, etc…
Mais ce ne sont pas les seuls, loin de là ; il n’est pas possible de donner une liste
exhaustive de tous les penseurs sur la Shoah.
Message : le message diffère selon les individus. En résumé, il y a deux
grandes conceptions différentes, que l’on peut chacune à son tour séparer encore
en deux. La première interprétation postule l’intervention directe de Dieu ; soit
comme punition contre un peuple infidèle, idée formulée par Schneersoh ou
Grüber, soit comme non-punition, selon la conception de Maybaum (selon lui,
les Juifs ont servi d’« offrande expiatoire »). La deuxième interprétation préfère
une explication mystérieuse, obscure.58 Rubenstein propose l’idée de la « mort
de Dieu » ; quant à Greenberg, il voit la naissance d’une deuxième alliance
grâce à la Shoah, par le biais d’Israël.
Démarche : la démarche principale est la réflexion. Ces penseurs cités
précédemment ont participé à cette vaste perspective, entre autres en publiant
des livres ou des articles à ce sujet. Comme exemple, je peux citer The Face of
God After Auschwitz, publié en 1966, du rabbin Ignaz Maybaum ; ou encore
58
TRIGANO Shmuel, Le Judaïsme contemporain, in : LENOIR Frédéric ; TARDAN-MASQUELIER Ysé, Encyclopédie des religions,
vol. 1, Paris, 2000, p. 360.
After Auschwitz, de Richard Rubenstein, publié la même année que l’ouvrage de
Maybaum.
Conséquences : quelles sont les implications de cette réflexion autour de
la Shoah? La Shoah elle-même a sûrement accéléré le retour des Juifs en Terre
sainte. Quant aux diverses réflexions, elles ont pu avoir des répercutions sur les
croyances des Juifs ; ces derniers se sont interrogés à ce sujet, et ils ont
forcément pris position par rapport à ça d’une manière ou d’une autre. Il n’est
pas exclu que, dans certains cas, des croyants aient perdu leur foi en Dieu. Ce
qu’il faut dire, c’est que l’impact demeure à un niveau très théorique.
Lors du séminaire, nous avions mis en avant trois points communs du
réformisme dans les trois monothéismes : l’interprétation, l’adaptabilité au lieu
et à l’époque, l’éthique sociale.59 Dans le cas de ce travail, je peux également
lier ces trois points avec le processus engendré par la Shoah. Premièrement, il
est clair qu’il y a eu interprétation de certains événements, ce qui a conduit à la
réinterprétation de la religion juive, dans un certain contexte ainsi qu’à une
certaine époque. Il est également évident qu’il s’agit d’un processus
d’adaptabilité, adaptabilité à ce nouveau contexte qui chamboule la réalité du
moment. Enfin, cette réinterprétation a pour but la liberté, la paix, la justice ; il
s’agit réellement d’un phénomène d’éthique social. Face à la persécution nazie,
les Juifs doivent trouver le moyen de survivre ; ils doivent assurer leur liberté,
revendiquer leur droit à la vie comme n’importe quel autre être humain.
Peut-on alors parler de réformisme de la religion juive, réformisme engendré par
la Shoah ? Nous l’avons vu, certains éléments vont dans le sens d’une réforme
du judaïsme. Mais il reste très difficile de répondre à cette question et, à ce stade
de mes recherches, je ne pense pas qu’il soit possible d’affirmer de façon
catégorique une réponse précise. Ce sujet reste très intéressant, et c’est pourquoi
il mériterait, à mon avis, d’être creusé de manière plus approfondie. Je me
contenterai donc ici de laisser la question en suspens…
59
LATHION Stéphane, op. cit. (notes de cours personnelles du 16.11.05).
Annexes
-Annexe 1 :
Abram tomba la face contre terre, et Dieu lui parla ainsi : « Moi, voici mon
alliance avec toi : tu seras père d’une foule de nations. » (Genèse,17,3-4)
J’établis mon alliance, entre moi et toi et ta descendance après toi, de
génération en génération, alliance perpétuelle, pour être ton Dieu et le Dieu de
ta descendance après toi. Je donnerai à toi et à ta descendance après toi le pays
où tu séjournes comme étranger, tout le pays de Canaan, en possession
perpétuelle, et je serai leur Dieu. (Genèse,17,7-8)
Voici mon alliance à garder, entre moi et vous, et ta descendance après toi :
circoncire chez vous tout mâle. (Genèse,17,10)
L’incirconcis, mâle non circoncis dans la chair de son prépuce, sera retranché
de son peuple : il a violé mon alliance. (Genèse,17,14)
-Annexe 2 :
Je suis Yahweh, ton Dieu, qui t’ai tiré du pays d’Egypte, de la maison de
servitude. Tu n’auras pas d’autres dieux devant moi. Tu ne te feras pas d’image
taillée, ni aucune image de ce qui est en haut dans le ciel, ou de ce qui est en
bas sur la terre, ou de ce qui est dans les eaux au dessous de la terre. Tu ne te
prosterneras pas devant elles et tu ne les serviras pas. Car moi Yahweh, ton
Dieu, je suis un Dieu jaloux, qui punis la faute des pères sur les enfants, sur la
troisième et sur la quatrième génération de ceux qui me haïssent, et témoigne de
la bonté jusqu’à mille générations, à ceux qui m’aiment et qui gardent mes
commandements. (Exode,20,2-6)
Bibliographie
-ASHKENAZI Léon, « Et il arriva, à la fin des temps », in : TRIGANO Shmuel
(sous la direction de), Penser Auschwitz, 9-10 (1989), pp. 120-147.
-ELLUL Jacques, La Modernité et la Shoa, in : TRIGANO Shmuel (sous la
direction de), Penser Auschwitz, 9-10 (1989), pp. 189-195.
-FACKENHEIM Emil, Penser après Auschwitz, Paris, 1986.
-GREENBERG Irving, La nuée et le feu. Judaïsme, christianisme et modernité
après l’Holocauste, Paris, 2000.
-JONAS Hans, Le Concept de Dieu après Auschwitz. Une voix juive, Paris,
1984.
-KALFA Ariane, L’Alliance et l’Exil, Paris, 2004.
-RUBENSTEIN Richard, Alliance et divinité. L’holocauste et la problématique
de la foi, in : TRIGANO Shmuel (sous la direction de), Penser Auschwitz, 9-10
(1989), pp. 94-119.
-TRIGANO Shmuel (sous la direction de), Religion et politique en Israël, 11
(1990).
-TRIGANO Shmuel, Les Juifs comme peuple à l’épreuve de la Shoa, in :
TRIGANO Shmuel (sous la direction de), Penser Auschwitz, 9-10 (1989), pp.
178-188.
-TRIGANO Shmuel, Le Judaïsme contemporain, in : LENOIR Frédéric ;
TARDAN-MASQUELIER Ysé, Encyclopédie des religions, vol. 1, Paris, 2000,
pp. 351-362.
Le judaïsme réformé en Israël
Présenté par Sylvie Ayari
Introduction
Depuis la fin de l’Antiquité jusqu’au XVIIIème siècle, les juifs vécurent
généralement repliés sur leur communauté, sans grands contacts avec le monde
extérieur. Les érudits parmi eux passaient leur temps à étudier la Halakha, la loi
juive, et la tradition. L’autorité des rabbins régissait les communautés, autorité
qu’ils s’étaient acquis par leur grand attachement à la loi et par leur piété.60 La
vie juive changea avec l’émancipation survenue dans le contexte de la
Révolution française. Les conditions politiques, culturelles et sociales se
modifièrent alors et le judaïsme se trouva confronté à celles-ci de manière
directe. Le mouvement de réforme apparut à ce moment, tentant d’apporter une
réponse religieuse au défit de la modernité.61 Il s’intégrait dans un courant
intellectuel répandu parmi les Juifs du XVIIIème siècle, la Haskala, courant né
des échanges entre la pensée juive et la pensée européenne.62 Le mouvement de
réforme se manifesta de différentes manières selon les endroits et il se modifia
au cours du temps. D’Allemagne où il naquit, il se propagea ensuite aux EtatsUnis, où il s’implanta durablement et d’où il rayonne dans le monde entier. Les
protagonistes de ce courant religieux affirmaient unanimement la légitimité de
modifier la tradition et ils refusaient d’adhérer à l’idée que celle-ci était
immuable.63 Comment dès lors le mouvement de réforme, confiné surtout aux
Etats-Unis, a-t-il pu prendre pied en Israël et y exprimer son point de vue ? Telle
est la question qui sera développée dans ce travail. Dans le premier chapitre, il
sera question de l’orientation sociologique à travers laquelle sera abordée cette
question. La réforme en Allemagne et aux Etats-Unis fera l’objet du second
chapitre. Le troisième chapitre traitera des liens entre réformisme et sionisme.
Dans le dernier chapitre, on effectuera une analyse sociologique de la réforme
en Israël selon la perspective définie au début de cette recherche.
1. Orientation sociologique
Né en 1934, Raymond Boudon devint professeur de sociologie et sciences
sociales à l’Université de Bordeaux. Vers 1970, il fut nommé à l’Université de
Paris-Sorbonne. Il a été le moteur de recherches sociologiques au CNRS.
Actuellement, ses théories sont très prisées car elles s’apparentent à celles de
certains milieux économistes et libéraux.64 Pour parvenir à une explication
sociologique, il faut, selon Boudon, passer par trois étapes : premièrement,
60
The Universal Jewish Encyclopedia / Vol. 9. New-York, Isaac Landman, 1948, p. 101.
Encyclopedia Judaica / Vol. 14. Jérusalem, Keter Publishing House Ltd, 1971, p. 23.
62
STRAUSS Janine : La Haskala. Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 1991, p. 5.
63
Encyclopedia Judaica / Vol. 14. Jérusalem, Keter Publishing House Ltd, 1971, p. 23-24, 26-27.
64
BRÉCHON Pierre : Les grands courants de la sociologie. Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 2000,
p. 205.
61
identifier le fait social, secondement utiliser une théorie, troisièmement,
expliquer le phénomène social à l’aide de celle-ci.65 Ce processus apparaît
clairement dans son analyse du problème de « […] l’inégalité d’accès des
différentes classes sociales à l’enseignement supérieur. »66 On recourra ici au
même procédé.
L’utilisation de la théorie de Boudon dans ce travail requiert quelques
explications supplémentaires. Pour analyser un phénomène unique, ce qui est le
cas ici, on peut, selon Boudon, utiliser trois méthodes : a) Admettre au départ
l’existence de lois historiques ou de lois du changement par rapport auxquelles
les faits particuliers sont expliqués ; b) Montrer une implication logique entre un
phénomène social général et un phénomène isolé. L’explication se base sur la
démonstration de la parenté logique entre des faits sociaux. Telle était la
méthode utilisée par Weber dans L’éthique protestante et l’esprit du
capitalisme ; c) Recourir à l’analyse fonctionnelle : un phénomène social est
impliqué par l’ensemble des autres faits sociaux. Dans ce travail, on utilisera la
méthode b), au sujet de laquelle on donnera maintenant encore quelques
compléments. Revenant à L’éthique protestante de Weber, Boudon relève que
cet ouvrage comporte deux notions méthodologiques : celle de l’idéal-type qui
revient à choisir des traits caractéristiques de la réalité du fait social et celle
d’homologie structurale qui consiste à expliquer un phénomène par comparaison
entre deux structures. Chez Weber, cette comparaison s’effectuait entre
l’attitude de l’entrepreneur capitaliste et celle engendrée par la philosophie
calviniste. Bien que Weber ait établi que le protestantisme soit à l’origine du
capitalisme, son explication sociologique se basait sur une identité de structure.
Cette méthode recourant aux homologies structurales est toujours d’actualité.67
En effet, « […] le sociologue a fréquemment recours, lorsqu’il analyse des
phénomènes sociaux complexes, à une méthode qu’on peut caractériser par deux
étapes : 1) La constitution de types idéaux ; 2) La recherche de correspondances
structurelle entre ces types. »68 On reprendra ici le même procédé d’explication.
Au deuxième chapitre, on commencera par établir un idéal-type du judaïsme
réformé allemand et américain quant à ses principes religieux. Puis au début du
quatrième chapitre, on identifiera le judaïsme réformé en Israël comme fait
social. Sur les pas de Max Weber, Raymond Boudon adhère à la théorie de
l’individualisme méthodologique : « Selon ce principe, tout phénomène social
doit être analysé comme la résultante d’un ensemble d’actions individuelles. On
ne peut comprendre le social qu’à partir des intentions des acteurs individuels,
qu’en reconstruisant les motivations des individus concernés par ce phénomène
social. »69 Les faits économiques et sociaux se traduisent mathématiquement,
65
BOUDON Raymond : La logique du social. S.l., Hachette, 1979, p. 239-257.
Ibidem, p. 239-240.
67
BOUDON Raymond : Les méthodes en sociologie. Paris, Presses Universitaires de France, 1991,
p. 97-98, 100-102.
68
Ibidem, p. 105.
69
BRÉCHON Pierre : Op. cit., p. 206.
66
d’après lui, par une équation : M = ∑ m S M’. Dans ce calcul, M représente
l’ensemble ∑ des actions m des acteurs sociaux, qui évoluent dans un contexte
macro-social ou économique défini M’, où ils sont influencées par leur situation
S.70 Boudon illustrait cette théorie par un exemple : Tocqueville, au XVIIIème
siècle, a cherché à savoir pourquoi l’agriculture française stagnait par rapport à
l’agriculture anglaise (M = phénomène social constaté). Quelles actions
individuelles provoquaient ce fait social ? En fait, les propriétaires terriens
français bénéficiaient d’une baisse d’impôts s’ils allaient s’installer en ville, ce
qui les induisait souvent à s’y établir et à délaisser leurs propriétés (m = choix
individuel des propriétaires dont l’ensemble des actions s’exprime par le ∑).
Leur vie citadine, outre le fait qu’elle était fiscalement avantageuse, leur donnait
la possibilité d’accéder à des charges royales, nombreuses à cette époque (S =
situation). En effet, la centralisation de l’administration française avait accru le
nombre des charges royales davantage qu’en Angleterre (M’ = contexte macrosocial). En France, l’ensemble des choix individuels des propriétaires terriens de
s’établir plutôt en ville a privé les campagnes de nombreux entrepreneurs
agricoles. En Angleterre, les paysans vivaient dans une autre réalité. Leur intérêt
consistait plutôt à améliorer leurs exploitations.71 Par ces deux types de
comportements s’expliquent les développements différents observés
respectivement dans l’agriculture anglaise et française : « Cette différence de
développement s’explique par des actions individuelles différentes d’acteurs
rationnels qui s’adaptent à des situations macro-sociales différentes. »72 A la fin
du quatrième chapitre, on passera le judaïsme réformé en Israël au philtre de
l’idéal-type déterminé, ce qui constituera l’analyse proprement dite.
2. Origines et développements de la réforme
2.1. Le développement de la réforme en Allemagne
Pour rester bref sur le développement de la réforme en Allemagne, dans les
confrontations qui eurent lieu au XIXème siècle entre orthodoxes, conservateurs
et réformés radicaux, différents noms apparaissaient au premier plan : Zunz
(1794- 1886) et Fränkel (1801-1875) pour les conservateurs, Holdheim (18061860) et Geiger (1810-1874) pour les réformateurs radicaux.73 On ne
considérera ici que les trois derniers en commençant par les radicaux. Abraham
Geiger, né en mai 1810 à Francfort, considérait l’interprétation talmudique
comme valable à une époque déterminée. Le Talmud devait être interprété selon
les besoins présents. Il pensait que le judaïsme était une religion en constante
évolution.74 Ainsi, les rabbins d’aujourd’hui étaient autorisés à réviser le
70
Ibidem, p. 207.
Ibidem, p. 208.
72
Ibidem, p. 208.
73
EISENBERG Josy : Histoire moderne et peuple juif. S.l., Stock, 1997, p. 478.
74
HAYOUN Maurice-Ruben : Le judaïsme moderne. Paris, Presses Universitaires de France, 1989,
p. 94-95.
71
judaïsme médiéval, comme autrefois les sages avaient reformulé le judaïsme
biblique. Mais les modifications ne devaient pas entraîner de rupture avec le
passé. La morale et le monothéisme formaient pour lui l’élément central de la
religion. Les rituels, en tant que symboles de ces principes, n’avaient de raison
d’être que s’ils jouaient ce rôle. Ils pouvaient donc subir des modifications.75
Samuel Holdheim, né à Kempen en 1806, devint rabbin de Francfort-sur-l’Oder
en 1836, puis de Mencklenburg-Schwerin en 1840 et enfin de Berlin en 1846.76
Célèbre par sa phrase : « Le Talmud parle avec la conscience de son temps et il
a raison, je parle avec la conscience de mon temps et j’ai raison »77, il n’hésita
pas à adopter une attitude radicale, à célébrer des mariages mixtes, à organiser
des offices le dimanche et à abandonner l’hébreu dans les services religieux.78
Selon son point de vue, la Bible contenait des éléments toujours valables et
d’autres temporaires. Ces derniers, correspondant au monde antique des
Hébreux, devinrent caducs au moment de la destruction du Temple en 70 ap. J.C. Cette considération incluait les lois cérémonielles. Suite à cet événement,
seuls les aspects inchangeables de la religion, le monothéisme et la morale,
restèrent d’actualité.79 Zacharias Fränkel, fut à l’origine du judaïsme
conservateur. Né à Prague en 1810, il étudia à l’Université de Budapest, puis
devint rabbin à Leitmeritz puis à Dresde. Préconisant une réforme prudente, il
situait la Torah au-delà de l’histoire, donc au-delà de toute discussion. Par
contre, la tradition, en tant qu’élément inclus dans l’histoire, pouvait faire l’objet
d’une adaptation. En effet, la loi rabbinique avait subi des changements au cours
du temps et donc les Juifs pouvaient procéder à des modifications selon les
conditions de temps et de lieux. Sa pensée tentait de concilier orthodoxes et
réformés. Mais en admettant la possibilité de réadapter la loi rabbinique, il s’
attira l’hostilité des orthodoxes.80
Ces quelques aperçus biographiques suffisent à mettre en évidence que, dans le
courant de réforme deux tendances se dessinaient : les conservateurs, très
prudents dans les modifications à entreprendre, et les réformés radicaux, plus
incisifs dans l’effort de réinterprétation de la tradition. Comment établir la
différence entre les deux tendances ? On peut avancer que celle-ci résidait dans
le fait que les conservateurs, bien qu’ils approuvent une modification possible
des lois rabbiniques, ne l’effectuaient qu’avec une grande modération. Les
réformés, quant à eux, en distinguant l’essentiel de l’accessoire, attribuaient le
caractère inaltérable de la religion à des aspects abstraits : le monothéisme et la
morale, ce qui leur laissait davantage de marge pour la réinterpréter.
75
Encyclopaedia Judaica / Vol. 14. Jérusalem, Keter Publishing House Ltd, 1971, p. 25.
HAYOUN Maurice-Ruben : Op. cit., p. 99-100.
77
Ibidem, p. 101.
78
Ibidem, p. 100.
79
Encyclopaedia Judaica / Vol. 14. Jérusalem, Keter Publishing House Ltd, 1971, p. 25.
80
MEYER Michael A. : Response to Modernity. Détroit, Wayne State University Press, 1995,
p. 85-87.
76
En Allemagne toutefois, le mouvement de réforme ne dura pas et il s’épuisa peu
à peu. Une autre nation prit alors le relais : les Etats-Unis. En effet, dans les
autres pays d’Europe, il eut peu de retentissements, à l’exception de
l’Angleterre.81 L’immigration juive allemande vers le nouveau monde au milieu
du XIXème siècle donna alors une nouvelle impulsion au mouvement.82
2.2. Le développement de la réforme aux Etats-Unis
2.2.1. Isaac M. Wise et David Einhorn
L’extension du judaïsme réformé aux Etats-Unis constitue un chapitre
important du mouvement, difficile à condenser en quelques mots. Deux
personnages jouèrent un rôle essentiel dans cette revivification : Isaac M. Wise
(1819-1900) de Steingrub en Bohème, qui devint rabbin d’Albany en 1846, et
David Einhorn (1809-1879), nommé rabbin de la Congrégation de Har Sinai à
Baltimore en 1855. Brillants intellectuels tous les deux, ils permirent au
mouvement de se développer et lui donnèrent son cadre définitif. Leurs pensées
divergeaient quant à la doctrine et aux moyens d’action, mais leur influence n’en
était pas moins considérable sur l’esprit de leurs contemporains.83 En fait, la
distinction entre réforme modérée et radicale se retrouvait aux Etats-Unis, Wise
incarnant la première et Einhorn la seconde.84 Les deux tendances existant
autrefois en Allemagne, conservatrice et radicale, poursuivaient donc leur
développement dans le nouveau monde. Wise trouvait que les radicaux
n’abordaient pas les lois religieuses de manière appropriée. D’après lui, il fallait
que le judaïsme, en continuité avec le passé, parle à l’homme actuel : « There is
now a wide schism between life and religion…[…] Some assert that, since
rabbinic Judaism has preserved Biblical Judaism for nearly 2000 years, to touch
it is to make the whole edifice unstable. […]. But now cardinal principles are
lost sight of for the multitude of thoughtless observeances. Hence the only
choice now is conformity or indifference. The essential spirit of Judaism must
be liberated. The principle of Reform is : All forms, to which no meaning is
attached any longer, are an impediment to our religion and must be done away
with…Whatever makes us ridiculous before the world as it now is, may safely
be and should be abolished…Whatever tends to the elevation of the divine
service, to inspire the heart of the worshiper and to attract him, should be done
without any unnecessary delay… Whenever religious observances and the just
demands of civilized society exclude each other, the former have lost their
power…Religion is intended to make man happy, good, just, charitable, active
and intelligent. » 85 Ce passage montre clairement la détermination de Wise
d’adapter la religion à l’environnement pour qu’elle réponde aux exigences de la
vie contemporaine et lui donne sens. Un exemple illustre bien ses propos : il
81
The Universal Jewish Encyclopedia / Vol. 9. New-York, Isaac Landman, 1948, p. 103.
EISENBERG Josy : Op. cit., p. 479.
83
The Universal Jewish Encyclopedia / Vol. 9. New-York, Isaac Landman, 1948, p.103.
84
Encyclopedia Judaica / Vol. 14. Jérusalem, Keter Publishing House Ltd, 1971, p. 26.
85
HELLER James G. : Isaac M. Wise ; His Life, Work and Thought. New-York, The Union of American
Hebrew Congregations, 1965, p. 556-559.
82
instaura l’office du Shabbat le vendredi soir au lieu du samedi. Dans la
Diaspora, travailler le Shabbat était devenu plus important que de renoncer à
toute activité ce jour-là. En 1869, à Cleveland et Louisville, face au désintérêt
général pour l’adoration du samedi matin, Wise et ses collègues introduisirent
un office le vendredi soir. Cette pratique fut ensuite vouée à un succès durable.
Personne n’avait dès lors d’excuse de manquer l’office du Shabbat, d’autant
plus que l’élévation spirituelle n’en était en rien affectée.86 La première
congrégation à instituer la réforme fut celle de Har Sinaï à Baltimore en 1842.
Puis de nombreuses communautés suivirent ses traces, ce qui incita Wise à
instaurer un lien entre elles. En 1873, il créa l’Union des Congrégations
Hébraïques Américaines (UAHC : Union of American Hebrew Congregations).
Deux ans plus tard, il fonda le Collège de l’Union Hébraïque (HUC : Hebrew
Union College) à Cincinnati chargé de l’instruction des rabbins réformés.87 Les
efforts de Wise ne permirent cependant pas de maintenir l’unité entre
conservateurs et radicaux.
2.2.2. L’orientation spirituelle de la réforme américaine
Au cours du XIXème siècle, la tendance radicale devint prépondérante et sa
doctrine continua de s’affirmer durant le siècle suivant. En 1885, la Conférence
Centrale des Rabbins Américains (CCAR), appelée Pittsburgh Platform, établit
que la priorité du mouvement consistait à s’occuper de justice sociale, reléguant
ainsi le rituel et la pratique religieuse au second rang. Lors de cette assemblée,
les membres affirmèrent clairement leur intention de renoncer à tout ce qui
apparaissait en désaccord avec l’époque.88 Mais cette attitude changea aux
environs de 1930, moment où les rituels reprirent de l’importance. Cette
tendance se profilait nettement à la Columbus Platform en 1935. Reconnaissant
que certaines lois étaient caduques aujourd’hui89, les rabbins n’en affirmaient
pas moins que le « Judaism as a way of life […] requires in addition to its moral
and spiritual demands, the preservation of the Shabbath, festivals, and Holy
Days, the retention and development of such customs, symbols, and ceremonies
as possess inpirational value. »90 Le rabbin Salomon Freehof déclarait quelques
années plus tard que le mouvement de réforme devait énoncer clairement son
rapport à la loi juive.91 En effet, celui-ci restait ambivalent au sujet de la pratique
des mitzvot92 : fallait-il imposer un cadre obligatoire à respecter ou laisser
l’individu décider ? Cette ambivalence demeure encore actuellement.93 Selon
86
MEYER Michael A. ; PLAUT Gunther W. : The Reform Judaism Reader. New-York, UAHC Press, 2001, p.
78-80.
87
The Universal Jewish Encyclopedia / Vol. 9. New-York, Isaac Landman, 1948, p.103.
88
GOLDSTEIN Niles E. ; KNOBEL Peter S. : Duties of the Soul. New-York, UAHC Press, 1999,
p. 8-9. Dès lors, lorsqu’on parlera du mouvement de réforme aux USA sans autre précision, il s’agira de son aile
radicale.
89
Ibidem, p. 11-12.
90
Ibidem, p. 12.
91
Ibidem, p. 11.
92
Mitzvah au singulier et mitzvot au pluriel signifient « commandement divin ». LEIBOVITZ Yeshayahou :
Judaïsme, Peuple juif et Etat d’Israël. Tel-Aviv, J.-C. Lattès, 1985, p. 18.
93
GOLDSTEIN Niles E. ; KNOBEL Peter S. : Op. cit., p. 17.
rabbin Schaalman, accomplir un mitzvah signifie accepter sa soumission à Dieu
et affirmer son intention de vivre comme partenaire de Dieu. Si le mouvement
de réforme a élevé la conscience individuelle comme autorité finale, le choix du
croyant engage sa responsabilité personnelle devant Dieu.94 A travers ces
quelques explications, on peut maintenant élaborer l’idéal-type du mouvement
de réforme en Allemagne et aux Etats-Unis en mettant en relief les trois critères
suivants :
- l’autorité ne se base plus sur les pieux Anciens ; - l’adaptation à
l’environnement moderne ; - le retour à l’essentiel i.e. réévaluer la Halakha.
La communauté réformée américaine constitue actuellement le groupe le plus
puissant du mouvement en raison du grand nombre de ses membres et des
moyens financiers considérables qu’elle possède. Au niveau mondial, elle dirige
les communautés réformées des autres pays, même si à l’étranger, celles-ci
demeurent plus traditionnelles dans leurs pratiques.95 Ce survol a montré les
débuts du mouvement de réforme aux Etats-Unis et son orientation doctrinale
générale. Cependant, à la fin du XIXème siècle et au début du XXème siècle, le
monde juif était secoué par l’apparition d’une nouvelle doctrine : le sionisme.
Quelle position adopta le judaïsme réformé à son égard ? Et comment la
situation évolua-t-elle avec la Deuxième Guerre mondiale et la création de l’Etat
d’Israël ? Ces questions feront l’objet du prochain chapitre.
3. Sionisme et réforme : un revirement
3.1. L’émergence du sionisme et l’opposition réformée
La vague d’antisémitisme qui balaya l’Europe à partir de 1880 remit en question
l’émancipation des Juifs.96 Autrefois, les crises qu’ils traversèrent se
cristallisèrent en mouvements messianiques. A la fin du XIXème siècle, l’hostilité
que la société occidentale montra envers eux engendra dans leur communauté
l’apparition d’un messianisme politique, plus adapté à l’ère du temps : le
sionisme. Le moteur de ce mouvement fut Théodore Herzl (1860-1904). Né à
Budapest dans une famille de commerçants sépharades, il entreprit des études de
droit à l’Université de Vienne puis se consacra à la littérature, faute de trouver
un emploi dans la magistrature en raison de ses origines juives.97 L’affaire
Dreyfus ébranla sa conscience : « Ce fut l’affaire Dreyfus, à laquelle j’avais
assisté en 1894, qui fit de moi un sioniste. »98 Il écrivit un ouvrage Der
Judenstaat (L’Etat Juif) en 1895, dans lequel il développait l’idée qu’il n’y avait
pas d’autre salut pour le peuple juif que le retour vers la terre de ses ancêtres.
L’œuvre de Herzl rencontra immédiatement le soutien des Juifs d’Autriche, de
Roumanie, de Galicie et de Russie. Travaillant sans relâche pour son projet, il
94
Ibidem, p. 31-32.
Encyclopaedia Judaica / Vol. 14. Jérusalem, Keter Publishing House Ltd, 1971, p. 27.
96
EISENBERG Josy : Op cit., p. 490, 492.
97
DOUBNOV Simon : Histoire Moderne du Peuple Juif 1789-1938. Paris, Cerf, 1994, p. 1377-1379.
98
Ibidem, p. 1379-1380.
95
organisa le premier congrès sioniste à Bâle en 1897, qui se fixa pour tâche de
recréer en Palestine une nation juive et d’obtenir des appuis politiques pour
parvenir à cette fin. On détermina aussi à ce moment le fonctionnement du parti
sioniste. Lors du second congrès en 1898, il fut question de gagner les
communautés juives au mouvement. Les deux derniers congrès en 1899 et 1900
n’apportèrent pas de résultats tangibles.99 Dans les milieux religieux, le sionisme
engendra différentes réactions. Chez les orthodoxes européens, il provoqua de
grands débats et des divergences de vue. Pour certains d’entre eux en effet, le
sionisme politique sentait le soufre. Ils considéraient que le peuple juif, exilé par
Dieu loin de sa terre, n’y serait rassemblé que par le Messie. Toute entreprise
humaine allant à l’encontre de cette croyance revêtait l’aspect d’une rébellion
contre le Créateur. D’autres ne voyaient pas d’inconvénient à participer au
nouveau mouvement politique. Les émeutes antijuives de 1929 en Palestine et la
Seconde Guerre mondiale déterminèrent un revirement de position chez les
orthodoxes anti-sionistes, dès lors acquis en masse à l’idée de la création d’un
Etat juif.100 Qu’en était-il maintenant des Juifs réformés ? Les adhérents aux
idées de la réforme en Allemagne au XIXème siècle, puis aux Etats-Unis aux
XIXème et XXème siècle, pensaient que le judaïsme se limitait à l’aspect religieux
depuis la destruction du second temple, et qu’il était dès lors privé de toute
identité nationale. Ils avaient préféré abandonner l’idée du retour en Palestine,
probablement par crainte d’être accusé de déloyauté envers leur pays d’accueil.
Pour ces raisons, dans un premier temps, ils prirent position contre le
mouvement sioniste.101 En outre, pour les Juifs réformés, l’antisémitisme ne
remettait pas en question l’émancipation et l’intégration de leurs
coreligionnaires dans les sociétés occidentales. Bien que quelques groupes
marginaux aient adhéré au sionisme assez rapidement, la majeure partie de la
communauté réformée s’opposa à celui-ci jusqu’à la Seconde Guerre mondiale.
Tandis qu’une aile de l’orthodoxie avait combattu le sionisme pour des motifs
religieux, on s’aperçoit que les réformés avaient adopté la même position pour
d’autres raisons, des raisons sociales, car ils tenaient à l’intégration.102 Les
événements du milieu du XXème siècle modifièrent ce point de vue.
3.2. Le revirement de position et la concrétisation du rêve sioniste
Vers 1930, la dégradation des conditions de vie des Juifs en Europe incita le
mouvement de réforme américain à changer de position, d’autant plus que de
nombreux orthodoxes des pays de l’Est, jusque là hostiles au sionisme, s’étaient
finalement ralliés à cette cause en raison des circonstances menaçantes. Alors
qu’en 1935, la Conférence Centrale des Rabbins Américains (CCAR), renonçant
à son opposition de 1897, adopta une attitude neutre, deux ans plus tard, à la
99
Ibidem, p. 1380, 1386, 1391, 1396-1397, 1401-1402.
BAUER Julien : Les partis religieux en Israël. Paris, Presses Universitaires de France, 1998,
p. 18-20, 27.
101
http://www.reform.org.il/english/About/Faq.htm Date de consultation le 9 mars 2006 (Israel Movement for
Progressive Judaism : IMPJ).
102
Conférence du Professeur Jacques Ehrenfreund à l’Université de Fribourg le 1er février 2006.
100
Columbus Platform, elle se déclara ouvertement pro-sioniste.103 En 1937
toujours, l’Union des Congrégations Hébraïques Américaines (UAHC) se
déclara favorable à l’établissement d’un foyer juif en Palestine : « Resolved that
the Union of American Hebrew Congregations, in council assembled, expresses
its satisfaction with the progress made by the Jewish Agency in the upbuilding
of Palestine. We see the hand of Providence in the opening of the Gates of
Palestine for the Jewish people at a time when a large portion of Jewry is so
desperately in need of a friendly shelter and a home where a spiritual, cultural
center may be developed in accordance with Jewish ideals. The time has now
come for all Jews, irrespective of ideological differences, to unite in the
activities leading to the establishment of a Jewish homeland in Palestine, and we
urge our constituency to give their financial and moral support to the work of
rebuilding Palestine. »104 On voit qu’avant la fin de la Seconde Guerre mondiale,
le sionisme était déjà répandu parmi les Juifs réformés américains et qu’il
occupait même une position forte. Le 8 mai 1945, la fin de la Seconde Guerre
mondiale laissait la communauté juive d’Europe dans une situation humaine
épouvantable. En juillet de la même année, 94 représentants des rescapés de la
Shoah s’assemblèrent près de Munich et réclamèrent un Etat juif en Palestine.
Le 14 mai 1948 à Tel-Aviv, David Ben Gourion (1886-1973) prononçait la
Déclaration d’Indépendance d’Israël.105 Peu avant la création de l’Etat juif, Ben
Gourion s’était engagé par lettre au nom de l’Agence Juive auprès d’Agoudat
Israël, parti orthodoxe, que le futur état respecterait certains principes
religieux.106 Vu l’importance de cette lettre pour le présent sujet, laquelle
détermine le Status Quo en matière religieuse, il est nécessaire d’en reproduire
un passage : « Messieurs, […]. Cela étant, la direction de l’Agence juive
comprend vos demandes. Elle sait que ces demandes ne sont pas seulement
celles d’Agoudat Israël, mais de tous les croyants de la foi d’Israël, dans le camp
sioniste ou en dehors de tout parti politique. […]. Nous vous faisons donc
connaître la position de la direction de l’Agence juive : a / Chabat : Il est
évident que le jour de repos légal dans l’Etat juif sera le Chabat (samedi), étant
entendu que les chrétiens et les personnes appartenant à d’autres religions
pourront choisir leur propre jour de repos. b / Cacherout : Tous les efforts
seront entrepris afin de garantir que dans toute cuisine publique destinée à des
Juifs la nourriture soit cachère. c / Droit des personnes : […]. Tous les organes
représentés par la direction s’engagent à faire tout ce qui sera possible pour
satisfaire l’exigence profonde des croyants, en vue d’éviter à tout prix le
103
MEYER Michael A. ; PLAUT Gunther W. : Op. cit., p. 132, 138.
Ibidem, p. 138-139.
105
EISENBERG Josy : Op. cit., p. 571-573, 583.
106
KLEIN Claude : Le caractère juif de l’Etat d’Israël. Paris, Cujas, 1977, p. 119. L’Agence juive représentait
les sionistes en Palestine sous le mandat britannique. Ibidem, p. 19. L’Agouda fut fondé en 1912 à Kattowitz. Au
départ, le mouvement se voulait orthodoxe et anti-sioniste. Cependant les circonstances historiques, notamment
la guerre 1939-1945, obligèrent l’Agouda à revoir sa position et elle adopta finalement le sionisme. Mais elle
resta longtemps indécise sur son rôle politique en Israël. BAUER Julien : Op. cit., p. 25-27, 29.
104
malheur que constituerait la scission du peuple d’Israël en deux. d / Education :
L’autonomie complète des différentes branches de l’enseignement sera garantie
[…]. Il n’y aura aucune atteinte de la part des autorités publiques à la foi et à la
conscience religieuse d’aucun groupement en Israël. […]. »107 Cet extrait
montrait déjà un premier profil de l’Etat juif qui s’annonçait alors comme
imminent. Le contexte religieux général sera abordé dans le prochain chapitre
lorsqu’on parlera de l’environnement macro-social. Pour revenir au sionisme et
à la réforme, en 1951 se déroula le 23ème congrès sioniste, le premier à avoir eu
lieu en Israël, où le Programme de Jérusalem fut adopté. Ce dernier consistait en
trois points : consolider l’Etat, rassembler les exilés et promouvoir l’unité du
peuple juif. Le sionisme devenait dès lors gestionnaire d’un Etat.108 Mais le
mouvement, après avoir réalisé son objectif majeur, la création de l’Etat juif, n’a
pas été en mesure d’édifier un nouveau but capable de mobiliser ensemble les
Israëliens et les Juifs de la Diaspora. Aussi l’Organisation Sioniste Mondiale
déclare qu’Israël doit devenir une puissance mondiale à tous les niveaux, pour
servir l’humanité.109 Actuellement, ARZENU, fondé en 1980, représente
l’organe principal des sionistes réformés radicaux (Progressive Judaism) du
monde entier. Il défend leurs intérêts dans l’Organisation Sioniste Mondiale et
dans l’Agence juive en Israël. Au nombre de ses objectifs figure
l’encouragement à l’Aliyah ou retour à la patrie des ancêtres et le développement
du judaïsme réformé radical en Israël, où il s’efforce de promouvoir un
pluralisme religieux.110 De même, MERCAZ est le porte-parole du mouvement
réformé conservateur dans l’Organisation Sioniste Mondiale et dans l’Agence
juive.111 Il est temps d’aborder maintenant le sujet central du travail.
4. Analyse sociologique de la réforme en Israël
4.1. L’environnement macro-social en Israël
4.1.1. Le contexte politique
Israël, selon la déclaration d’Indépendance de 1948, est une démocratie. Bien
que le pays ne soit pas encore pourvu d’une constitution, il est régi par un
ensemble de lois fondamentales. Le parlement, la Knesset comprend 120
députés élus à la proportionnelle d’après une liste nationale. Le Président de
l’Etat est choisi par la Knesset, tandis que le Premier Ministre est élu au suffrage
universel. Les lois sont votées et adoptées par le Parlement. La Cour Suprême
arbitre les conflits et jouit de pouvoirs étendus.112 Cette dernière joue le rôle de
garde-fou de la démocratie avec les tribunaux civils et le Président de la
107
KLEIN Claude : Op. cit., p. 120-121.
BAUER Julien : Op. cit., p. 74-75.
109
http://www.wzo.org.il/en/resources/view.asp?id=2000 Date de consultation le 22 janvier 2006 (Organisation
Sioniste Mondiale).
110
http://www.arzenu.org.il/ Date de consultation le 22 janvier 2006 (ARZENU).
111
http://www.masortiworld.org/about/mercaz.html Date de consultation le 9 mars 2006 (Mouvement
conservateur israélien Masorti).
112
EISENBERG Josy : Op. cit., p. 681-682.
108
République.113 Deux éléments interviennent dans la politique en matière
religieuse : les interdictions en vigueur dans le judaïsme et le poids des partis
religieux. On traitera de ces deux faits dans l’ordre. Les interdictions religieuses
se réfèrent à la lettre de Ben Gourion mentionnée précédemment et écrite en
1947. Celle-ci définissait l’orientation de la politique israëlienne dans le
domaine religieux ( = le Status Quo ) au sujet du Shabbat, de la Kasherout, du
droit des personnes et de l’éducation.114 Au sujet du droit des personnes, en
1953, une loi appelée « Loi sur la juridiction des tribunaux rabbiniques »
décrétait que les mariages et divorces des Juifs en Israël relevaient uniquement
des tribunaux rabbiniques et s’effectuaient selon la Thora. Cette disposition non
seulement interdit les mariages mixtes, mais elle entraîne en outre de nombreux
problèmes entre Juifs : un Cohen, c’est-à-dire un membre de la caste sacerdotale
de l’ancien Temple, ne peut épouser une femme divorcée. Une femme Halitza,
c’est-à-dire une femme veuve sans enfants non libérée par le frère de son mari
de son obligation de l’épouser, n’est pas autorisée à se remarier. De plus, une
femme dont le divorce religieux n’est pas achevé ne peut se remarier. Si elle
conçoit un enfant d’un autre homme avant que le tribunal rabbinique ne se soit
prononcé, des interdits pèsent sur l’enfant. La Cour Suprême est intervenue à de
nombreuses reprises sur ces questions. Quant aux Juifs souhaitant un mariage
civil, ils ne trouvent aucune ouverture en Israël. Incontestablement, le rôle du
statut personnel montre la volonté du gouvernement de maintenir l’identité juive
en Israël, et il manifeste au plus haut point l’influence de la religion dans la
législation.115 Au sujet du Shabbat, le premier texte de loi a été adopté en 1948
et il concerne aussi les jours fériés. La loi décrète une interdiction absolue de
travailler le Shabbat. Si l’on veut travailler malgré tout ce jour-là pour un motif
quelconque, il faut une autorisation spéciale du gouvernement.116 Par rapport à
la Kasherout, la législation est moins pesante. La Kasherout signifie
l’interdiction de consommer certaines viandes, et pour les viandes autorisées la
nécessité d’abattre rituellement l’animal. De plus, il y a des règles diététiques
particulières, comme ne pas mélanger viandes et laitages. En ce domaine,
aucune contrainte ne pèse sur les citoyens. Hôtels et restaurants peuvent choisir
de l’appliquer ou non. Par contre, tous les établissements publics contrôlés par
l’Etat (écoles, armée etc…) suivent rigoureusement les règles de la Kasherout et
sont contrôlés par le Grand Rabbinat selon l’engagement pris dans la lettre de
1947.117 Quant à l’éducation, deux sortes d’écoles publiques, religieuses et
laïques, laissent aux parents le choix quant à la scolarité de leurs enfants, droit
qui leur a été accordé par la grande loi sur l’enseignement public de 1953.118 En
dehors de la lettre de 1947 définissant les bases du Status Quo, il existe d’autres
113
BENSIMON Doris : Religion et Etat en Israël. Paris, L’Harmattan, 1992, p. 256.
KLEIN Claude : Op. cit., p. 118-121.
115
Ibidem, p. 118, 122-126.
116
Ibidem, p. 127-128.
117
Ibidem, p. 131-133.
118
Ibidem, p. 133.
114
lois en rapport avec la religion. Celles-ci concernent l’exemption possible des
femmes dans l’armée (1952), l’autorisation de pratiquer des autopsies pour des
raisons scientifiques et judiciaires (1953 et 1958), la protection des lieux saints
(1967) et l’interdiction de l’élevage du porc (1962).119 Mais la plus importante
d’entre elles est incontestablement la Loi du Retour, adoptée en 1950 : « Tout
Juif a le droit d’émigrer en Israël. »120 Cette définition entraîne la question de
savoir « Qui est Juif ? »121 En raison des nombreux problèmes engendrés par
l’identité, la loi a été complétée en 1970 : « Pour les besoins de cette loi, est
considérée comme juive une personne née d’une mère juive ou convertie (au
judaïsme) et qui n’appartient pas à une autre religion. »122 On verra par la suite
les problèmes engendrés par cette définition. D’autre part, cette loi est en rapport
avec les conversions. Dans la politique israélienne, outre la législation, les partis
religieux orthodoxes possèdent un pouvoir important. Se basant sur la Halakha,
ils tentent d’intégrer une religion ancienne dans un Etat moderne.123 Leibovitz
montre bien la problématique touchant à cette prétention. La Halakha concerne
la sphère individuelle et le temps de l’exil. Elle n’est pas adaptée à des réalités
modernes telles que la société, l’Etat, le peuple, la patrie. Il faudrait, selon lui,
élaborer de nouvelles lois tirées de la Halakha concernant la vie publique et
sociale. Mais jusqu’à aujourd’hui, personne n’a osé se lancer dans une telle
entreprise.124 Pour en revenir aux partis religieux, tentons un rapide inventaire de
l’échiquier politique. A gauche se trouvent le Parti Travailliste, le Mapam (Parti
uni des travailleurs), le Ratz (Mouvement pour les droits civiques), le Shinoui
(Changement), le Parti Communiste et les partis arabes. A droite siègent le
Likoud (Union), parti nationaliste et populiste, et les 4 partis ultra-nationalistes :
le Tehya (Renaissance), le Kach, le Tsomet et le Moledet. Il n’existe aucun parti
centriste. Depuis 1981, le Likoud et le Parti Travailliste s’opposent l’un l’autre et
il leur est de plus en plus difficile de former des gouvernements. Dans cette
situation, les partis religieux orthodoxes jouent un rôle toujours plus important.
Ceux-ci comprennent le Mafdal ou Parti National Religieux (moderniste),
l’Agouda Israël (théocratique), le Goush Emounim (Bloc des croyants), le Shas
(parti ultra-orthodoxe sépharade) et le Deguel Hathora (parti ultra-orthodoxe
ashkénaze). Le Mafdal a toujours lutté pour maintenir le Status Quo. Mais
religieux et laïcs interprétent le Status Quo différemment et s’opposent toujours
sur cette question. En Israël, le gouvernement se constitue sous forme de
coalitions, selon le résultat des élections se basant sur la proportionnelle
119
Ibidem, p. 135-136, 162.
Ibidem, p. 27, 30.
121
Ibidem, p. 37.
122
Ibidem, p. 156.
123
BAUER Julien : Op. cit., p. 81.
124
LEIBOVITZ Yeshayahou : Judaïsme, Peuple juif et Etat d’Israël. Tel-Aviv, J.-C. Lattès, 1985,
p. 70-71, 150-152. Leibowitz (1903-1994) naquit à Riga en Lettonie. Neurobiologiste et philosophe, il enseigna
à l’Université de Jérusalem. Il composa de nombreux ouvrages comprenant des points brûlants pour le peuple
juif et il fut un militant engagé contre le conflit isrélo-arabe. LEIBOWITZ Yeshayahu : Peuple, Terre, Etat.
Paris, Plon, 1995, dos du livre.
120
intégrale.125 Le Mafdal étant le soutien indispensable à la formation de toute
coalition, le Status Quo a été maintenu.126 En outre, les partis religieux
orthodoxes trouvent une unité dans leur lutte contre le judaïsme réformé radical
et conservateur. En effet, les mouvements de réforme s’attaquent aux institutions
publiques contrôlées par le rabbinat dans le but de voir instauré un pluralisme
religieux, i.e. la fin de l’establishment orthodoxe dans les sphères politiques et
religieuses.127
4.1.2. Le contexte religieux
Les institutions religieuses comprennent une direction spirituelle et
administrative incarnée dans le Grand Rabbinat, les conseils religieux et les
tribunaux rabbiniques. Au dessus se trouve le Ministère des Affaires religieuses,
qui lui s’occupe également des autres religions présentes dans l’Etat. Le Grand
Rabbinat est constitué d’un conseil de douze membres : les deux grands rabbins
(un sépharade et un ashkénaze) et dix autres rabbins, tous élus chaque cinq ans.
Les deux grands rabbins sont d’office présidents du Grand Tribunal rabbinique,
qui coiffe les tribunaux rabbiniques régionaux. Ces tribunaux religieux
possèdent l’exclusivité pour traiter des mariages et des divorces. Le Grand
Rabbinat délivre également les certificats de Kasherout. En outre, les deux
grands rabbins représentent officiellement le judaïsme. Au niveau local, les
conseils religieux s’occupent d’organiser les cultes. Les membres qui y siègent
sont désignés par le ministre des Affaires religieuses, le conseil municipal et le
rabbinat local. Ces conseils religieux sont financés par l’Etat et les collectivités
locales.128 Actuellement, le rabbinat à tous les niveaux est exclusivement dans
les mains des orthodoxes. C’est pourquoi, réformés radicaux (Pogressive
Judaism) et conservateurs (Masorti Movement) se virent, dans un premier
temps, empêchés de siéger dans les conseils religieux. Ceux-ci s’étant adressé à
la Cour Suprême en 1995, cette dernière leur donna raison contre les orthodoxes
et ordonna la dissolution de trois conseils religieux où réformés des deux
tendances avaient été évincés. Généralement, la Cour Suprême est tolérante en
matière religieuse. D’autre part, les partis religieux se disputent le contrôle des
conseils religieux, mais à l’avenir ils risquent de s’allier ensemble pour y
empêcher l’entrée des deux représentants du judaïsme réformé.129 Il faut relever
que les mouvements non-orthodoxes deviennent peu à peu connus. Ainsi, lors
d’une enquête menée par le Shiluv-Konso Researchers and Strategic Planning en
1999 sur 501 individus, 92 % connaissaient le mouvement réformé radical
(Progressive Judaism) et 85 % le mouvement conservateur (Masorati). Parmi
ceux-ci, 36 % s’identifiaient au mouvement de réforme radicale et 11 % au
125
BENSIMON Doris : Op. cit., p. 81-85, 87-88, 91.
KLEIN Claude : Op. cit., p. 131. En fait, le parti Mafdal donne son accord pour participer à une coalition
contre l’engagement de celle-ci à maintenir le Status Quo.
127
BAUER Julien : Op. cit., p. 100. On retrouve en Israël les deux tendances réformées qui s’étaient développées
en Allemagne et aux Etats-Unis : le courant radical et le courant conservateur.
128
KLEIN Claude : Op. cit., p. 114-117.
129
BAUER Julien : Op. cit., p. 101 et 111.
126
mouvement conservateur (ce qui donnait au total 47 % des personnes
interrogées), alors que seulement 24 % de ceux-ci se reconnaissaient dans la
mouvance orthodoxe.130 L’influence croissante de ces courants alternatifs du
judaïsme dans la société israélienne annonce des débats animés sur la scène
religieuse dans ces prochaines années.
4.2. Position du judaïsme réformé en Israël
Le judaïsme réformé, tant la tendance radicale que la tendance conservatrice,
n’est toujours pas reconnu par les autorités politiques et religieuses. C’est
pourquoi, Israel Religious Action Center (IRAC) a souvent dénoncé ce fait.
L’IRAC est l’organe public et légal du mouvement réformé radical en Israël
(Israel Movement for Progressive Judaism). Créé en 1987, l’IRAC a déjà mené
beaucoup de combats pour la liberté de conscience.131 Par exemple, à l’occasion
de la Journée Internationale des Droits de l’Homme (10 décembre) en 1999, il a
rappelé que l’Etat juif avait signé en 1966 la « Convention Internationale des
droits civils et politiques », approuvée en 1992 par la Knesset, laquelle
convention garantit les droits fondamentaux de l’être humain, dont le droit de
liberté de religion et de mariage. Or en Israël, les rabbins non-orthodoxes ne
sont pas reconnus comme tels, et les mariages et conversions qu’ils effectuent ne
possèdent aucune valeur aux yeux du gouvernement. De plus, au mur des
Lamentations, les prières des non-orthodoxes sont dérangées par les autres
Juifs.132 En fait, les membres du judaïsme réformé souffrent d’un double
handicap. D’une part, en raison de leur petit nombre, ils n’intéressent pas les
partis religieux. D’autre part, le public israélien ne les appuie pas car ils sont
considérés comme un phénomène américain.133 Mais comme on l’a vu dans le
sondage mené par le Shiluv-Konso (4.1.2.), l’opinion publique commence à
prendre conscience de ces mouvements réformés et à soutenir leur point de vue.
Le fait est que le judaïsme réformé peut être perçu comme un facteur de
division. Leibovitz montrait bien l’enjeu du problème : « Chaque Juif désigne
par ‘son judaïsme’ ce qu’il considère être l’expression de sa judéité, et celle-ci
sera sans doute différente pour un autre juif, tout aussi conscient de sa judéité,
mais qui aura ‘son judaïsme’ à lui. Dans ces conditions, qu’est-ce-que la nation
juive ? Nous n’avons pas de réponse à cette question. Telle est aujourd’hui la
crise du peuple juif et de son sentiment national. »134 Malgré leur position
inconfortable, les réformés radicaux et conservateurs continuent leur lutte pour
s’affirmer, ainsi qu’on va le voir dans le prochain sous-chapitre. Mais le chemin
qui mène au but est semé d’embûches. L’establishment orthodoxe utilise parfois
des moyens de pression indirects contre les membres du judaïsme réformé. Le
premier exemple date de 1999 et se déroule à Beer Sheva. Le conseil religieux
130
http://www.irac.org/article_e.asp?artid=140 Date de consultation les 25 février et 9 mars 2006 (Israel
Religious Action Center : IRAC). On reviendra ultérieurement sur le rôle de ce centre.
131
http://www.irac.org/we_e.html Date de consultation le 14 mars 2006 (IRAC).
132
http://www.irac.org/article_e.asp?artid=188 Date de consultation les 25 février et 9 mars 2006 (IRAC).
133
BAUER Julien : Op. cit., p. 101.
134
LEIBOVITZ Yeshayahu : Peuple, Terre, Etat. Paris, Plon, 1995, p. 158.
de la ville menaça d’ôter le certificat de Kasherout à un restaurant si le
propriétaire autorisait un mariage réformé radical dans son établissement. Sans
ce certificat, le tenancier était économiquement en danger. Cette menace avait,
dans un premier temps, eu lieu par téléphone, puis ensuite par lettre du
responsable du conseil religieux au propriétaire, l’avertissant que tous les
moyens seraient utilisés pour empêcher ce mariage. La lettre contenait en outre
des propos irrespectueux envers les adeptes du judaïsme réformé. Les fiancés se
tournèrent alors vers l’IRAC , qui s’adressa directement par courrier au conseil
religieux de Beer Sheva en les mettant en garde que des moyens légaux seraient
pris contre lui s’il empêchait ce mariage et s’il ne s’excusait pas envers les
mouvements réformés. La lettre relevait que la menace d’enlever le certificat de
Kasherout constituait un abus de pouvoir. En outre, le père de la fiancée était
journaliste à Beer Sheva. Il menaça le conseil religieux de rendre l’affaire
publique. Ce dernier revint alors en arrière et tout rentra dans l’ordre.135 Un autre
cas a été rapporté dans le journal Ha-aretz en février 2001. Deux rabbins
conservateurs qui fréquentaient des synagogues orthodoxes n’étaient jamais
appelés à lire la Thora. Finalement, ils décidèrent d’aller à une synagogue de
leur mouvement, même si la distance à parcourir était plus grande.136 Rabbin
Garaï déclare avoir vécu ce type de discrimination en Suisse, où un rabbin
orthodoxe l’a ignoré jusqu’à la fin, lui proposant de venir lire la Thora en
dernier, ce qu’il a poliment décliné.137 Ces quelques exemples suffisent à
montrer les difficultés auxquelles peuvent se heurter les adeptes du judaïsme
réformé. Passons maintenant aux mouvements eux-mêmes et à leur travail
concret sur le terrain.
4.3. Actions et revendications des mouvements de réforme
4.3.1. Les mouvements de réforme en Israël
Il existe deux représentants du judaïsme réformé en Israël : la tendance radicale
(Progressive Judaism) et la tendance conservatrice (Masorti). Le Mouvement
Israélien pour le Judaïsme Réformé radical (Israel Movement for Progressive
Judaism : IMPJ) est la branche la plus importante de la tendance radicale.138
Israel Movement for Progressive Judaism : En 1958, la première synagogue
du mouvement réformé radical « Jerusalem’s Congregation Har-El, voyait le
jour. En 1973, l’Union Mondiale du Judaïsme Réformé radical (World Union
for Progressive Judaïsm : WUPJ) établissait son centre à Jérusalem dans le but
d’y développer un mouvement local : l’IMPJ. Aujourd’hui, ce groupe comprend
une trentaine de congrégations et deux Kibbutz pour un nombre d’adhérents
toujours en croissance. L’IRAC assure sa défense légale sur la scène publique.
Un tribunal religieux, le Progressive Beit Dîn, s’occupe des conversions et offre
135
http://www.irac.org/article_e.asp?artid=142 Date de consultation les 25 février et 9 mars 2006 (IRAC).
http://www.irac.org/article_e.asp?artid=504 Date de consultation les 25 février et 9 mars 2006 (IRAC).
137
Entretien du 28 février 2006 à la Communauté Israélite Libérale de Genève.
138
Ibidem.
136
une assistance pour les rituels.139 Les rabbins du mouvement jouent un rôle
diversifié dans les différentes communautés. Ils sont tantôt conseillers, tantôt
éducateurs, tantôt guide spirituel et religieux. Parfois ils représentent le
mouvement dans les manifestations publiques. Dans les congrégations où il y a
un rabbin, celui-ci oriente la communauté par ses conseils, son savoir et son
exemple. Celles qui n’ont pas de rabbins se gèrent de manière autonome. Audessus des rabbins se trouve un conseil des rabbins réformés (Council for
Progressive Rabbis : le MARAM) qui prend les décisions pour le mouvement au
niveau national, par exemple interdire aux rabbins de célébrer des mariages
mixtes.140
Masorti (Conservative) Movement in Israel : Le mouvement conservateur,
tout en se basant sur la foi en Dieu et l’attachement à la tradition, garde une
attitude ouverte envers le monde moderne.141 Fondé en 1979, il comprend
environ 50 000 membres affiliés à une cinquantaine de congrégations.142 En fait,
ce sont les Américains qui ont fondé les premières synagogues conservatrices en
Israël, et actuellement un tiers des membres du mouvement israélien vient des
Etats-Unis.143 Les rabbins conservateurs sont regroupés dans une assemblée :
Rabbinical Assembly of Israel.144 Cette dernière, conjointement au Bureau des
Affaires religieuses, s’occupe des problèmes concernant la tradition et les rituels
marquant le cycle de vie : naissances, enterrements etc...145 Le mouvement
conservateur possède un « Bureau Légal du Mouvement Masorti » qui le défend
légalement dans la sphère publique. Il travaille souvent avec l’IRAC pour
dénoncer le non-respect des Droits de l’Homme en Israël.146La principale voie
de diffusion des idées du mouvement passe par les congrégations et son éventail
d’activités. Ces centres communautaires comprennent, pour les plus grands, une
synagogue, des services réguliers, des programmes d’étude et des activités de
groupe.147
4.3.2. Revendications politiques et religieuses
Depuis 1996, suite au refus par les partis religieux de reconnaître les
conversions réformées en Israël, les Américains conservateurs et radicaux ont
passé à l’attaque contre le gouvernement de l’Etat juif. Des organisations juives
américaines ont menacé de couper les fonds à Israël. Appuyés par leurs
confrères américains, les mouvements réformés conservateurs et radicaux luttent
par tous les moyens pour se faire reconnaître dans la sphère publique.148 Ainsi,
139
http://www.reform.org.il/english/About/ProgressiveJudaismilnIsrael.htm Date de consultation le 9 mars 2006
(IMPJ).
140
http://www.reform.org.il/english/About/Faq.htm Date de consultation le 9 mars 2006 (IMPJ).
141
http://www.masorti.org/about/principles.html Date de consultation le 9 mars 2006 (Masorti).
142
http://www.masorti.org/about.html Date de consultation le 9 mars 2006 (Masorti).
143
http://www.masorti.org/about/faqs.html Date de consultation le 9 mars 2006 (Masorti).
144
http://www.masorti.org/related.html Date de consultation le 9 mars 2006 (Masorti).
145
http://www.masorti.org/religious.html Date de consultation le 9 mars 2006 (Masorti).
146
http://www.masorti.org/programs/legal.html Date de consultation le 17 mars 2006 (Masorti).
147
http://www.masorti.org/about/congregations.html Date de consultation le 9 mars 2006 (Masorti).
148
BAUER Julien : Op. cit., p. 101-103.
en 1999, la Radio Publique Israélienne, Kol Israel, permit pour la première fois
la diffusion d’une publicité financée par l’IMPJ et le mouvement Masorti, suite
à une pétition de leur part auprès de la Cour Suprême. L’annonce comportait le
slogan suivant : There is more than one way to be Jewish, accompagné de This
is our way. You can choose. De plus, ce slogan apparaissait partout, aux arrêts
de bus, sur des affiches, etc…Les journaux, en plus du slogan, indiquaient aussi
les références des synagogues des deux mouvements réformés, le public étant
invité à participer aux offices religieux de ces synagogues.149
Leurs revendications politiques et religieuses comportent essentiellement les
points suivants :
1) La fin du monopole orthodoxe en matière religieuse : Selon l’IMPJ
(Progressive Judaism), la Déclaration d’Indépendance de 1948 garantit la liberté
de conscience et de religion à tout citoyen. Face à la non-reconnaissance des
mouvements non-orthodoxes, l’IMPJ se bat par l’IRAC et la Cour Suprême au
niveau légal et public pour changer cette situation. Mais la lutte est loin d’être
terminée.150 Le mouvement Masorti cherche également à promouvoir le
pluralisme religieux et la reconnaissance officielle du judaïsme conservateur.151
2) La fin du Status Quo : Pour l’IMPJ, le Status Quo définit les liens religionEtat. Cet arrangement formulé à la veille de l’indépendance ne correspond plus à
la réalité actuelle. L’IMPJ revendique la séparation entre la Synagogue et l’Etat.
Le gouvernement ne doit pas imposer la loi religieuse interprétée de manière
orthodoxe de façon contraignante à tous les citoyens. En outre, les droits des
Juifs laïcs devraient également être reconnus.152 Les conservateurs vont dans le
même sens et souhaitent la fin du Status Quo.153 Par contre, ils ne soutiennent
pas la séparation entre la Synagogue et l’Etat mais uniquement le pluralisme
religieux.154
3) Une autre lecture de la Halakha : L’IMPJ considère la Halakha comme un
cadre moral qui peut prendre différentes formes. Tout ce qui entre en
contradiction avec les valeurs morales actuelles doit être réévalué par la
conscience individuelle et le consensus de la communauté, en tenant compte du
contexte historique dans lequel ces lois ont été formulées et des découvertes
scientifiques actuelles.155 Le mouvement conservateur pense que la Halakha est
un code de conduite exprimant les valeurs du judaïsme. Mais ces lois se veulent
dynamiques et susceptibles d’être changées selon les conditions de temps et de
lieux.156 Comme exemple de mitzvot pouvant entrer en conflit avec la
conscience morale actuelle, rabbin Garaï citait la polygamie. Il y a dix siècles, le
149
http://www.irac.org/article_e.asp?artid=138 Date de consultation les 25 février et 9 mars 2006 (IRAC).
http://www.reform.org.il/english/About/Faq.htm Date de consultation le 9 mars 2006 (IMPJ).
151
http://www.masorti.org/about/goals.html Date de consultation le 9 mars 2006 (Masorti).
152
http://www.reform.org.il/english/About/Faq.htm Date de consultation le 9 mars 2006 (IMPJ).
153
BAUER Julien : Op. cit., p. 102.
154
http://www.masorti.org/media/02032005_ip.html Date de consultation le 17 mars 2006 (Masorti).
155
http://www.reform.org.il/english/About/Faq.htm Date de consultation le 9 mars 2006 (IMPJ).
156
http://www.masorti.org/about/principles.html Date de consultation le 9 mars 2006 (Masorti).
150
rabbin ashkénaze Gershom (960-1030) décréta que désormais on ne pouvait plus
avoir plusieurs femmes car d’une part la société dans laquelle vivaient les Juifs
de l’époque était monogame et d’autre part la polygamie entraînait de nombreux
problèmes. Il promulgua alors un moratoire de dix siècles qui arrive
actuellement à terme mais qui va être reconduit.157 Toujours est-il que la
réévaluation de la Halakha est un problème délicat et complexe à exposer. Les
partis religieux rejettent cependant unanimement toute légitimation de groupes
n’appliquant pas scrupuleusement la loi juive.158
4) Un réexamen du statut des personnes : les mariages : Les orthodoxes ont
le monopole sur les mariages. Il n’existe pas de mariages civils et les cérémonies
effectuées par les rabbins radicaux et conservateurs sont sans valeur aux yeux de
l’Etat. Ceci pose de multiples problèmes, car de nombreuses personnes ne
peuvent tout simplement pas se marier. A titre d’exemple, on citera les 800 000
Juifs russes arrivés en 1989. Parmi ceux-ci, 30 % ne possèdent pas le statut de
Juif selon la Halakha, ce qui leur dénie le droit de se marier. L’IMPJ et le
mouvement conservateur ont élaboré le moyen de contourner la loi en proposant
aux intéressés un mariage alternatif : il faut d’abord célébrer le mariage en mode
réformé, puis partir ensuite à l’étranger faire un mariage civil, qui lui est ensuite
reconnu par les autorités israéliennes. L’IRAC a même préparé un guide
décrivant les possibilités de mariages dans les pays étrangers. Mais l’IRAC et
d’autres organisations essayent d’intervenir auprès de la Knesset pour faire
changer la loi en faveur des mariages civils et réformés.159 Ceci d’autant plus
que ces mariages alternatifs intéressent de plus en plus de monde. Environ 200
mariages sont célébrés chaque année par des rabbins réformés.160 Selon rabbin
Garaï, le monopole orthodoxe sur les mariages conduit à une supercherie. Dans
les cérémonies traditionnelles, l’acte de mariage appelé Kutuba est aujourd’hui
vidé de son sens juridique. Pourquoi ? Autrefois, la Kutuba mentionnait les
biens de l’épouse lors du mariage, car elle demeurait propriétaire de ceux-ci. Or
actuellement, la Kutuba est préimprimée et ne laisse aucune place pour décrire
les possessions individuelles. Cet acte conçu autrefois pour préciser l’état des
biens de l’épouse au moment du mariage ne répond actuellement plus à ce
besoin. Ensuite, la dote de la mariée se calculait en fonction de la virginité de la
femme, le montant étant plus élevé pour une vierge. Or aujourd’hui, aucun
rabbin n’ose plus demander à une femme si elle est vierge ou non, car cette
question est indélicate. La Kutuba ne mentionne plus ce fait, qui autrefois avait
son importance, donc sur ce point elle ne répond également plus au but pour
lequel elle avait été élaborée. En conclusion, la législation israélienne reconnaît
un acte vidé de toute valeur juridique. Il faudra que ces paradoxes soient une
fois sérieusement discutés et cela amènera peut-être à la reconnaissance des
157
Entretien du 28 février 2006 à la Communauté Israélite Libérale de Genève.
BAUER Julien : Op. cit., p. 103.
159
http://www.irac.org/article_e.asp?artid=16 Date de consultation les 25 février et 9 mars 2006 (IRAC).
160
http://www.wzo.org.il/en/resources/view.asp?id=1833&subject=175 Date de consultation le 22 janvier 2006
(Organisation Sioniste Mondiale).
158
mariages civils et réformés.161 Pour terminer sur la question du mariage, la
principale différence entre les cérémonies orthodoxes et réformées réside dans le
regard posé sur la femme. Radicaux et conservateurs accordent à la femme un
statut égal à celui de l’homme dans la cérémonie de mariage, contrairement aux
orthodoxes.162
5) Un réexamen du statut des personnes lié aux conversions : Selon la Loi du
Retour, n’est reconnue comme juive que la personne née d’une mère juive ou
convertie aux judaïsme.163 Par conséquent, ceux qui veulent bénéficier de la Loi
du Retour et ne répondent pas aux critères sus-mentionnés doivent se convertir
selon une procédure orthodoxe, la seule reconnue jusqu’à aujourd’hui. En 1987,
la Cour Suprême décida que les convertis à l’étranger dans n’importe quelle
congrégation juive devaient être reconnus comme Juifs et bénéficier de la Loi du
Retour. En 1995, elle décréta que les conversions non-orthodoxes effectuées en
Israël devaient être reconnues mais les orthodoxes empêchèrent l’application de
cette décision. Les deux mouvements réformés continuent leur lutte auprès des
tribunaux pour obtenir la reconnaissance des conversions faites par leurs
rabbins.164 En novembre 2005, l’IRAC a déposé une nouvelle pétition à la Cour
Suprême, lui demandant de reconnaître les conversions effectuées par les deux
mouvements réformés en Israël, pour que les immigrés convertis sous ce mode
puissent bénéficier de la Loi du Retour. La pétition incluait la demande de
mettre un terme au monopole orthodoxe sur cette question.165 Les procédures de
conversion pour les deux mouvements exigent des études poussées du judaïsme,
le suivi du candidat par un ou plusieurs rabbins sur une durée variable,
l’implication de l’intéressé dans la communauté et la pratique de sa part des
coutumes juives.166
6) Une autre vision du Shabbat : Pour l’IMPJ, les orthodoxes se basent
uniquement sur les interdictions formulées pour ce jour dans la tradition. Les
réformés radicaux pensent en revanche que l’essentiel n’est pas d’appliquer
strictement chaque interdiction, mais plutôt de considérer le samedi comme un
jour sacré spécial, détaché des soucis mondains. Diverses pratiques religieuses
sont conseillées par eux pour distinguer ce jour des autres, comme par exemple
d’assister aux cultes publics à la synagogue, de lire la Thora ou de lire le
Kiddush, prière de sanctification du Shabbat et des jours fériés. La vie familiale
doit aussi être privilégiée ce jour-là. Les adeptes de l’IMPJ attribuent donc
davantage d’importance à l’état intérieur de la personne qu’aux pratiques
méticuleuses. 167 Par contre, le mouvement conservateur observe le Shabbat
161
Entretien du 28 février 2006 à la Communauté Israélite Libérale de Genève.
http://www.reform.org.il/english/About/Faq.htm Date de consultation le 9 mars 2006 (IMPJ) et
http://www.masorti.org/religious/weddings.html Date de consultation le 9 mars 2006 (Masorti).
163
KLEIN Claude : Op. cit., p. 155-156.
164
http://www.irac.org/article_e.asp?artid=15 Date de consultation les 25 février et 9 mars 2006 (IRAC).
165
http://www.masorti.org/media/11292005_h.html Date de consultation le 9 mars 2006 (Masorti).
166
http://www.reform.org.il/english/About/Faq.htm Date de consultation le 9 mars 2006 (IMPJ) et
http://www.masorti.org/religious/conversion.html Date de consultation le 9 mars 2006 (Masorti).
167
http://www.reform.org.il/english/About/Faq.htm Date de consultation le 9 mars 2006 (IMPJ).
162
avec toutes les règles.168 Au niveau public, l’observation stricte du Shabbat peut
conduire à des différends. Dans une enquête menée par le Smith Institute en
septembre 2000, un grand pourcentage des interrogés se montrait favorable à
l’ouverture des centres commerciaux ainsi qu’au fonctionnement des transports
publics et aériens le samedi.169
7) Un autre point de vue sur la Kashrut : L’IMPJ encourage ses membres à
suivre les principes de la Kashrut, mais il effectue une distinction entre la sphère
publique et la sphère privée. Dans les manifestations publiques, il est obligatoire
d’observer la Kashrut pour que tous les Juifs puissent manger à la même table.
Dans les Kibbutz du mouvement, la cuisine kasher est strictement appliquée. En
privé, chaque famille et chaque individu choisissent ce qu’ils veulent appliquer
des règles de la Kashrut selon leurs connaissances et conscience. Le mouvement
donne donc une orientation en la matière à ses membres, mais il ne les contraint
pas. Le choix individuel implique le respect de la liberté des autres.170 Le
mouvement conservateur préconise par contre l’observation stricte de la
Kashrut.171
Les revendications politiques et religieuses des deux mouvements réformés
contrent principalement les obligations imposées par le Status Quo en matière
religieuses. Il convient d’ajouter que les conservateurs réclament haut et fort le
droit d’obtenir un lieu du mur des Lamentations, situé à l’aile sud, où les Juifs
réformés pourraient prier loin du regard désapprobateur des orthodoxes. Ils
invitent l’IMPJ à se joindre à leur requête.172
4.3.3. Actions religieuses et sociales spécifiques
Chacun des deux courants réformés a mis en place différentes alternatives
concernant les services religieux et les rituels. En outre, ils fournissent une
gamme de prestations sociales. Au sujet des services religieux et des rituels, on
se focalisera ici sur le rôle des femmes dans la vie religieuse, sur le livre de
prière et sur les circoncisions. Concernant le rôle des femmes, les deux
mouvements prônent l’égalité des sexes. Ils considèrent donc qu’elles doivent
accomplir tous les commandements comme l’homme, qu’elles peuvent lire la
Thora et devenir rabbin. Dans leurs synagogues, il n’y a pas de séparation des
sexes, hommes et femmes prient ensemble.173 Le 20 février 2006, le Jérusalem
Post rapportait qu’une centaine de femmes du mouvement conservateur s’étaient
rassemblées dans une de leur synagogue pour y étudier la Thora et le rôle des
femmes dans le judaïsme. Un groupe de femmes rabbins, dont l’influence ne
cesse de croître, dirigeait cette assemblée.174 Le livre de prières traditionnel, le
168
http://www.uscj.org/Shabbat5092.html Date de consultation le 17 mars 2006 (Mouvement conservateur).
http://www.irac.org/article_e.asp?artid=338 Date de consultation les 25 février et 9 mars 2006 (IRAC).
170
http://www.reform.org.il/english/About/Faq.htm Date de consultation le 9 mars 2006 (IMPJ).
171
http://www.uscj.org/Kashrut5091.html Date de consultation le 17 mars 2006 (Mouvement conservateur).
172
http://www.masorti.org/media/02222005_h.html Date de consultation le 9 mars 2006 (Masorti).
173
http://www.reform.org.il/english/About/Faq.htm Date de consultation le 9 mars 2006 (IMPJ) et
http://www.masorti.org/religious/bm.html Date de consultation le 9 mars 2006 (Masorti).
174
http://www.masorti.org/media/02202006_ip.html Date de consultation le 9 mars 2006 (Masorti).
169
Siddur, a été abandonné par les deux mouvements. Chacun a créé le sien propre.
Pour l’IMPJ, il s’agit du Ha’avoda Shebalev (le travail du cœur) et pour le
mouvement Masorti du Va’ani Tefillati. Ces deux livres sont adaptés à la vie
moderne et tiennent compte d’événements contemporains, comme par exemple
la Shoah ou la journée commémorant l’Indépendance de l’Etat juif, pour
lesquels des prières spéciales ont été rédigées.175 Concernant la circoncision
(Brit Milah), l’IMPJ met l’accent sur la signification importante de cette fête :
l’entrée du jeune garçon dans l’Alliance d’Abraham et dans le peuple juif, raison
pour laquelle la cérémonie doit être préparée soigneusement et non accomplie à
la hâte. Une cérémonie marque aussi l’entrée d’une petite fille dans le peuple
d’Israël : la zevot habat, instaurée en raison du concept d’égalité.176 Le
mouvement conservateur quant à lui possède son propre circonciseur (mohel)
qui célèbre la cérémonie dans une salle d’opération. En outre, le mouvement
paye la circoncision de personnes pour lesquelles le Ministère des Affaires
religieuses refuse de la faire. En effet, normalement cet office finance les
circoncisions de ceux qui possèdent les documents satisfaisant le rabbinat
orthodoxe. Dans le cas contraire, il peut refuser d’accomplir ce rituel, et le
mouvement Masorti vient alors en aide à ces personnes.177 Les prestations
sociales fournies par les deux courants se focalisent surtout sur la justice sociale,
l’assistance aux immigrés et les programmes éducationnels. Par rapport à la
justice sociale, l’IMPJ déclare que celle-ci se fonde sur l’enseignement des
Prophètes, qui a encouragé l’aide aux défavorisés, et sur la Déclaration
d’Indépendance. L’IMPJ concentre ses actions concrètes sur l’aide aux pauvres,
aux couches défavorisées et aux minorités dont les Arabes.178 Au sujet des
programmes concernant les Palestiniens, Moti Inbari de l’IMPJ déclare : « IRAC
is working on projects with Israel Arabs and went to court in order to demand
more funds for this population. The movement also raises money for charity and
those funds goes as well to Muslim and Christians in Israel, not just Jews. »179
Concernant l’assistance aux immigrés, le mouvement conservateur comme
l’IMPJ s’occupent de leur intégration dans la société israélienne, notamment
pour ceux qui proviennent de Russie. Ils sont pris en charge dès leur arrivée,
accompagnés les premiers jours et aidés dans leur recherche de travail et
d’appartement. Des programmes éducationnels leur enseignent les bases du
judaïsme et les traditions. En outre, il existe un éventail d’activités culturelles et
de loisirs pour enfants et adultes.180 Les mouvements réformés agissent sur le
terrain social à différents niveaux en déployant un réseau organisationnel
175
http://www.reform.org.il/english/About/Faq.htm Date de consultation le 9 mars 2006 (IMPJ) et
http://www.masorti.org/publications/siddur.html Date de consultation le 9 mars 2006 (Masorti) et
http://www.masorti.org/religious/prayers.html Date de consultation le 9 mars 2006 (Masorti).
176
http://www.reform.org.il/english/About/Faq.htm Date de consultation le 9 mars 2006 (IMPJ).
177
http://www.masorti.org/religious/brit.html Date de consultation le 9 mars 2006 (Masorti).
178
http://www.reform.org.il/english/About/Faq.htm Date de consultation le 9 mars 2006 (IMPJ).
179
Réponse par E-Mail de Moti Inbari de l’IMPJ le dimanche 12 février 2006.
180
http://www.masorti.org/programs.html Date de consultation le 9 mars 2006 (Masorti) et
http://www.reform.org.il/english/communities/default.htm Date de consultation le 9 mars 2006 (IMPJ).
conséquent. En conclusion, pour dresser un tableau rapide du judaïsme réformé
comme fait social, radicaux comme conservateurs luttent par les moyens légaux
disponibles, notamment la Cour Suprême, pour faire reconnaître leurs droits, ils
font parler d’eux dans les médias, ils développent partout des institutions
propageant leurs idéaux et ils défendent des positions ou valeurs en décalage
avec leur environnement.
4.4. Analyse du thème selon une comparaison de structures
4.4.1. Analyse mouvement de réforme radicale (IMPJ)
Dans cette partie, on confrontera chacun des deux mouvements réformés à
l’idéal-type élaboré précédemment : - L’autorité ne s’appuie plus sur les pieux
Ancêtres ; - adaptation à l’environnement moderne ; - retour à l’essentiel i.e.
réévaluer la Halakha. Ensuite, on effectuera une synthèse des données. On
commencera par l’IMPJ en passant ce mouvement au philtre de l’idéal-type et
en procédant dans l’ordre. Sur la question de l’autorité, les réformés radicaux
accordent une place centrale à l’individu. C’est lui qui décide en sa propre âme
et conscience ce qu’il souhaite appliquer comme mitzvot. Donc dans
l’application de la loi juive il n’y a pas de contrainte. L’individu choisit luimême son orientation spirituelle. Ainsi, certains mettent l’accent sur le respect
de la Kashrout, tandis que d’autres trouvent ces règles diététiques caduques.
D’autres observent strictement le Shabbat, alors que d’autres le fêtent à leur
façon. Mais dans les rencontres publiques, les réformés radicaux suivent les
règles strictes pour ne pas se marginaliser du peuple juif. Cependant, l’IMPJ ne
se considère pas comme un judaïsme facile. Le choix individuel se fait sur la
base de connaissances acquises au sujet des traditions et des textes religieux.
Cette manière de procéder est complexe si on la suit avec engagement, en tant
qu’image de Dieu. Elle engage l’individu à sa responsabilité devant Dieu.181
Quant à l’adaptation à la modernité, elle transparaît à travers trois types
d’innovations prônées par le mouvement : la création de livres de prières adaptés
au contexte contemporain, le statut de la femme considérée comme l’égale de
l’homme et le renouvellement des cérémonies marquant les étapes de la vie :
naissances, circoncision et autres événements importants de la vie. On ne
s’attardera ici que sur le statut de la femme qui a le plus d’impact social. Ce
statut d’égalité lui accorde par exemple le droit de pratiquer les commandements
normalement réservés aux hommes : les mitzvot positifs. Rabbin Garaï a
expliqué que les mitzvot positifs comprennent les commandements exprimés de
manière positive, tandis que les négatifs incluent ceux énoncés avec une
négation : Tu n’auras pas d’autre dieu devant Ma Face. Les rabbins d’autrefois
avaient décidé que la femme était exemptée des commandements positifs liés à
un moment, par exemple la prière, pour être totalement dévouées à leur travail à
la maison et à leur famille. Cette exemption, avec le temps, est devenue une
interdiction. Dans le judaïsme réformé en général, on a considéré que si, à
181
http://www.reform.org.il/english/About/Faq.htm Date de consultation le 9 mars 2006 (IMPJ).
certains moments, la femme ne pouvait pas accomplir les mitzvot positifs, alors
elle s’en abstenait. Si, à d’autres moments, elle en avait les moyens, elle les
accomplissait si elle le souhaitait. Cela ne constitue pas une obligation, mais cela
ne lui est pas interdit non plus. Si elle est investie des mêmes obligations que
l’homme, par conséquent elle peut alors témoigner, ce qui lui donne une identité
juridique, et elle a donc la possibilité de devenir rabbin, juge ou d’accéder à
d’autres fonctions importantes.182 On a ici l’exemple d’un rituel réévalué et
adapté au contexte moderne. Par rapport au retour à l’essentiel, en établissant
l’individu comme autorité suprême, le mouvement de réforme radicale ne donne
pas une direction uniforme à ce qu’il convient ou non d’appliquer en matière de
Halakha. Ce que l’IMPJ considère comme essentiel ne relève pas du rituel mais
se situe à un autre niveau. Ce qui se profile à travers son site, par rapport à
l’essence du judaïsme, indique que ce courant se base plutôt sur quelques
valeurs fondamentales : la croyance en Dieu, l’enseignement des prophètes et
son corollaire : la justice sociale et l’aide au prochain, les relations
interpersonnelles fraternelles et l’unité du peuple juif. L’accent est mis sur des
valeurs religieuses et morales et non sur l’observance stricte de la loi.183 Cette
approche très libérale du judaïsme se révèle peu contraignante et proche de la
branche-mère américaine.
4.4.2. Analyse du mouvement conservateur (Masorti)
Par rapport à l’autorité, le mouvement conservateur se veut plus classique. Il se
sent lié à la tradition, mais pas comme les orthodoxes qui vénèrent certains
rabbins d’autrefois jugés infaillibles.184 La Halakha peut être modifiée mais
uniquement par le consensus de ses rabbins : « Accordingly, Conservative
Judaism holds itself bound by Jewish legal tradition, but asserts the right of its
rabbinical body, acting as a whole, to interpret and to apply Jewish law. »185
L’autorité relève donc ici du corpus de rabbins du mouvement et non de la
conscience individuelle, ce qui permet une certaine uniformité de pratique entre
les adhérents. Par rapport à l’ouverture à la modernité, la tâche des rabbins du
mouvement consiste à revoir les points de la tradition qui posent problème dans
le contexte actuel. En outre, le courant conservateur met l’accent sur différents
thèmes : il possède son propre livre de prières, il promeut l’égalité des sexes et
se montre favorable à l’homosexualité. Pour revenir au statut de la femme,
réformés radicaux et conservateurs se rejoignent sur cette question, comme l’a
expliqué rabbin Garaï. Cependant, ce statut d’égalité ne va pas sans poser
problème aux femmes elles-mêmes. Si l’on revient à l’assemblée des femmes
conservatrices rapportée par le Jérusalem Post le 20 février 2006, un certain
nombre de femmes ont témoigné de leur malaise à ce sujet dans cet article.
L’une d’elles se sentait coupable face à ce nouveau statut de la femme et
182
Entretien du 28 février 2006 à la Communauté Israélite Libérale de Genève.
http://www.reform.org.il/english/About/Faq.htm Date de consultation le 9 mars 2006 (IMPJ).
184
http://conservative-judaism.brainsip.com/ Date de consultation le 17 mars 2006 (Mouvement conservateur).
185
Ibidem.
183
souhaitait que son père n’en sache rien. Une autre Juive de la communauté
yéménite avouait qu’à la synagogue yéménite on lui avait dit que la mixité dans
une synagogue et la lecture de la Thora par les femmes étaient comparables à de
l’idolâtrie.186 Ce qui semble évident en Occident peut ne pas l’être en Orient. Par
rapport à l’homosexualité, si le mouvement se veut traditionnel, il reconnaît le
changement continuel de la morale comme une norme, changement où
l’homosexualité trouve sa place. Ainsi, il admet qu’un rabbin soit homosexuel.
Mais sur ce sujet en général, les membres divergent quant à leur opinion.187 Si le
statut d’égalité des sexes pose problème dans un contexte traditionnel, il semble
difficile d’imaginer combien l’homosexualité peut de surcroît frapper les
esprits : « A l’été 1997, […] le très séculaire quotidien Ha-aretz a rapporté
qu’un rabbin réformé israélien proéminent avait béni le mariage de deux
lesbiennes, montrant ainsi à quel point il était coupé de la réalité israélienne et
peu respectueux de la Halakha. »188 Ce genre de procédure apparaît en décalage
avec la société ambiante. Finalement, concernant le retour à l’essentiel, le
mouvement se révèle par contre beaucoup plus traditionnel. Sur les traces de
Zacharia Fränkel, les conservateurs se considèrent comme de fidèles adhérents
de la loi juive. Il faut suivre la Halakha plutôt que de l’abandonner. La loi est
normative et les Juifs doivent l’incorporer dans leur vie, c’est-à-dire qu’il est de
leur devoir de suivre les principes de la Kashrut, d’observer le Shabbat,
d’effectuer les prières quotidiennes et de participer aux fêtes juives. Mais en
réalité, peu de personnes fréquentant leurs centres s’astreignent à une pratique
rigoureuse.189
4.4.3. Confrontation des deux analyses et intégration dans le macro-social
Après avoir passé les deux mouvements de réforme au philtre de l’idéal-type
établi précédemment, il apparaît clairement que les conservateurs demeurent
proches, par leurs principes, du point de vue orthodoxe. Le fait qu’ils ne rejettent
pas la Halakha comme norme leur permet de se trouver facilement en harmonie
avec le contexte social et religieux israélien. Alors que le mouvement réformé
radical s’est implanté en Israël en 1973, il ne possède actuellement qu’une
trentaine de congrégations. Par contre, le mouvement conservateur, qui s’y est
établi en 1979, a aujourd’hui déjà une cinquantaine de congrégations, soit
presque le double. Ce dernier s’est développé beaucoup plus vite que le premier.
De cette analyse, il ressort que le mouvement Masorti, en minorité aux USA
dans un environnement occidental et individualiste, se trouve à l’aise en Israël
dans un contexte oriental. Par contre le mouvement réformé radical, très répandu
en Amérique du Nord, a davantage de peine à s’implanter dans le milieu
traditionnel israélien, où l’autorité des anciens sages et des religieux est vénérée
et prime sur le choix de l’individu. Malgré ces considérations très générales, les
186
http://www.masorti.org/media/02202006_ip.html Date de consultation le 9 mars 2006 (Masorti).
http://www.masorti.org/media/02032005_ip.html Date de consultation le 17 mars 2006 (Masorti).
188
BAUER Julien : Op. cit., p. 103-104.
189
http://conservative-judaism.brainsip.com/ Date de consultation le 17 mars 2006 (Mouvement conservateur).
187
deux courants prônent des valeurs ou principes qui restent en porte-à-faux avec
la société et leur combat n’est pas terminé. L’accès à la reconnaissance par le
haut, la voie politique, demeurant close, les deux mouvements tentent d’agir par
le bas en sensibilisant la population à leur cause par l’augmentation du nombre
de leurs congrégations. En effet, chacun des deux courants forme une sousculture avec ses réseaux.190 Conservateurs comme réformés possèdent leurs
congrégations avec synagogues, leurs kibbutz, leur tribunal religieux, leurs
rabbins et leur conseil rabbinique qui s’occupe des questions religieuses au
niveau national. A côté de ces structures de base identiques, chacune a
développé des organismes et groupes particuliers. Ces réseaux constituent de
puissants moyens de propagande. Premièrement, au niveau religieux, ils
dispensent de multiples services comme les offices divins, des conseils légaux
ou autres prestations. Secondement, ils aident ceux qui se trouvent en difficulté
avec la Halakha, c’est-à-dire surtout les immigrés dont le statut ne répond pas
aux exigences orthodoxes. En outre, les deux courants offrent des moyens de
conversion plus faciles que les orthodoxes, dont la reconnaissance officielle
arrangerait la situation de nombreuses familles. Troisièmement, les
congrégations des deux tendances constituent des lieux de vie, où se déroulent
de multiples activités communautaires, tant pour les enfants que pour les
adultes, telles des excursions en famille ou des programmes d’étude sur la
religion adaptés à tous les âges de la vie. Quatrièmement, ces congrégations sont
sensibles à l’aide au prochain. Par leurs entreprises sociales et religieuses
touchant la population au plus près, ils parviendront probablement à leurs fins.
Conclusion
En conclusion se pose la question de savoir si, dans un proche avenir, le
judaïsme réformé trouvera sa place en Israël dans les institutions publiques.
Alors que la Cour Suprême se montre tolérante en matière religieuse, le rabbinat
orthodoxe et les partis religieux lui bloquent l’accès à une reconnaissance
officielle. En lutte perpétuelle et courageuse avec leur environnement, réformés
conservateurs comme radicaux gagnent peu à peu des sympathies dans tout le
pays, par leurs activités, leurs congrégations et leurs revendications. La
reconnaissance du judaïsme réformé pose problème car elle touche à la question
de l’identité, en crise selon Leibovitz. Si les mouvements réformés avaient de la
peine à s’imposer officiellement dans un proche avenir, il est fort probable que
l’establishment orthodoxe et les partis religieux devront céder sur certains points
et trouver des accommodements avec eux au niveau religieux et politique. On se
trouve face à un double mouvement, l’un qui tient le pouvoir par le haut, l’autre
qui s’infiltre par le bas en gagnant de l’influence sur le terrain. Jusqu’à
aujourd’hui, le dialogue avait du mal à s’établir, malgré la pression faite par les
190
BAUER Julien : Op.cit., p. 124.
Juifs américains. La complexité de la société israélienne permet difficilement
d’entrevoir où l’opposition cédera. Peut-être que la stratégie de proximité
portera ses fruits et que la pression populaire constituera dans l’avenir l’élément
fort qui provoquera un renversement de situation.
Bibliographie
Ouvrages de référence
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BENSIMON, Doris : Religion et Etat en Israël. Paris, L’Harmattan, 1992.
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BRÉCHON, Pierre : Les grands courants de la sociologie. Grenoble, Presses Universitaires de
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DOUVNOV, Simon : Histoire Moderne du Peuple Juif 1789-1938. Paris, Cerf, 1994.
EISENBERG, Josy : Histoire moderne du peuple juif. S.l., Stock, 1997.
GOLDSTEIN, Niles E. ; KNOBEL, Peter S. : Duties of the Soul. New-York, UAHC Press, 1999.
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LEIBOWITZ, Yeshayahu : Peuple, Terre, Etat. Paris, Plon, 1995.
LEIBOVITZ, Yeshayahu : Judaïsme, Peuple juif et Etat d’Israël. Tel-Aviv, Editions J.-C. Lattès,
1985.
MEYER, Michael ; PLAUT, Gunther : The Reform Judaism Reader. New-York, UAHC Press, 2001.
MEYER, Michael A. : Response to Modernity. Détroit, Wayne State University Press, 1995.
STRAUSS, Janine : La Haskala. Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 1991.
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http://www.wzo.org.il/en/resources/view.asp?id=2000 Date de consultation le 22 janvier 2006 (Organisation
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http://www.wzo.org.il/en/resources/view.asp?id=1833&subject=175 Date de consultation le 22 janvier 2006
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http://www.arzenu.org.il/ Date de consultation le 22 janvier 2006 (ARZENU).
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Références internet tirées de l’Israel Religious Action Center (IRAC)
http://www.irac.org/we_e.html Date de consultation le 14 mars 2006 (IRAC).
http://www.irac.org/article_e.asp?artid=15 Date de consultation les 25 février et 9 mars 2006 (IRAC).
http://www.irac.org/article_e.asp?artid=16 Date de consultation les 25 février et 9 mars 2006 (IRAC).
Interview
Interview avec Monsieur le rabbin François Garaï au Centre de la Communauté Israëlite Libérale à Genève le 28
février 2006.
Conférence
Conférence du Professeur Jacques Ehrenfreund sur Les différents courants dans le judaïsme contemporain
donnée à l’Université de Fribourg le 1er février 2006.
Correspondance avec l’IMPJ
Echange de correspondance avec Motti Inbari de l’IMPJ par E-Mail le dimanche 12 février 2006.
CHRISTIANISME
REFORME ET NAISSANCE DE MOUVEMENTS SCHISMATIQUES
OU SECTAIRES
Présenté par Aude-May Cochand
1. INTRODUCTION ___________________________________ - 95 2. RÉFORME ET RÉFORMISTE ________________________ - 95 3. LA RÉFORME, OBJET DE DÉSIR_____________________ - 96 3.1. LE XIIE SIÈCLE ET LA QUESTION DE L’ENGAGEMENT DES LAÏCS - 96 3.1.1. Les Pétrobrusiens_______________________________ - 97 3.1.2. Les Henriciens _________________________________ - 97 3.1.3. Les Vaudois ___________________________________ - 98 3.2. LE XVIE SIÈCLE ET LA RÉFORME MAGISTÉRIELLE __________ - 99 3.2.1. La Réforme zwinglienne_________________________ - 100 3.2.2. La Réforme anglicane __________________________ - 100 4. LA RÉFORME, OBJET DE REFUS ___________________ - 101 4.1. LES VIEUX-CROYANTS ET LA RÉFORME DE NICON ________ - 101 LA FRATERNITÉ SACERDOTALE SAINT-PIE X ET LE CONCILE DE VATICAN II - 102
5. LA RÉFORME INACHEVÉE ________________________ - 103 5.1. L’ANABAPTISME PACIFIQUE. _________________________ - 104 5.2. LES QUAKERS ____________________________________ - 105 CONCLUSION _______________________________________ - 107 BIBLIOGRAPHIE : ___________________________________ - 109 OUVRAGES : _________________ ERROR! BOOKMARK NOT DEFINED.
SOURCES INTERNET : __________________________________ - 109 -
1. Introduction
Des Vaudois du XIIe siècle à la Fraternité sacerdotale Saint-Pie X en passant par
les Quakers anglais, le Christianisme regorge d’exemples de mouvements
schismatiques ou sectaires dont les racines ont la Réforme pour source. De plus,
la Réforme et les luttes d’intérêts qui la constituent ont été un puissant moteur
pour le développement de ces mouvements religieux, du moins durant les
premières années de leurs existences. Si, aujourd’hui, la Réforme ne représente
plus qu’un lointain souvenir pour plusieurs de ces mouvements, elle a pourtant
été à l’origine de leur naissance : Réforme en tant qu’idée, en tant que projet ou
désir, Réforme en tant que réalité espérée, vécue, subie ou refusée.
Devant la diversité de ces mouvements, on peut légitimement s’interroger. Quels
sont donc les liens qui les rattachent à la Réforme pour que des mouvements
religieux si différents trouvent leurs sources dans le même concept, le même
processus ? En vue de répondre à cette question, je vais procéder par
classification, espérant rendre ainsi plus évidente la nature des liens qui peuvent
unir des courants religieux schismatiques ou sectaires à la Réforme. Je
soumettrai cette classification à plusieurs exemples historiques ou
contemporains, pris essentiellement dans le Christianisme, puisque c’est là mon
espace de recherche. Mais avant même de présenter ces différents mouvements
et leurs liens avec la Réforme, il me semble important de préciser ce que
j’entends par Réforme, cette définition ayant conditionné le choix des
mouvements qui constituent l’essentiel de mon travail.
2. Réforme et réformiste
Il n’est pas aisé de définir ce qu’est la Réforme. On entend souvent par Réforme
un changement amorcé au niveau des structures de l’Église, de sa doctrine et de
ses rites. Cette définition de la Réforme renvoie à la Réforme protestante qui
agit dès l’origine sur plusieurs plans simultanément. Non content de faire
évoluer la doctrine de l’Église et ses rites, les réformistes en changèrent
également la structure. Pourtant, il semble imaginable qu’une Réforme ne
s’attaque qu’à un seul de ces aspects. Elle pourrait, par exemple, porter
uniquement sur le changement des structures des liens entre l’Église et l’État
sans pour autant s’intéresser à un changement doctrinal et rituel. Arnauld de
Brescia désirait une telle Réforme, lui qui protestait contre les richesses de
l’Église et son pouvoir temporel sans avoir d’avis réel sur sa doctrine.191 Cela
semble pourtant être un cas rare et, la plupart du temps, un changement effectué
sur quelque aspect que ce soit ne manquait pas de bouleverser les autres
fondements de l’Église.
191
Cf. « Les sectes ». In : Regard. Bibliothèque chrétienne online.
http://www.regard.eu.org/Livres.1/Eglise.d'Occid.%20au.moyen.age/32.html, 11.02.2002.
Peut-on en déduire que tous les réformistes ont tenté, d’une manière ou d’une
autre, de réformer une Église ? Il me semble que non. L’histoire nous donne
quelques exemples de personnalités réformistes qui ne s’attelèrent jamais
directement à la Réforme de leur Église d’origine. Ils n’étaient pas pour autant
des révolutionnaires, car ils s’inscrivaient dans une tradition de Réforme ou de
recherche spirituelle. De plus, ils cherchaient la plupart du temps à re-former
l’Église des premiers jours. On peut donc en déduire qu’ils ne voulaient pas faire
table rase du passé, mais au contraire le revivre, sans pour autant passer par
l’Église officielle. Dans la grande majorité des cas, ces réformistes qui
refusaient l’Église institutionnelle, fondèrent leurs propres Églises, libres de tout
lien avec le pouvoir en place. C’est le cas de Georges Fox qui ne tenta jamais de
transformer l’Église anglicane mais fonda son propre mouvement : le
Quakerisme.
Dans ce travail, je traiterai le cas des réformistes qui se penchèrent sur la
Réforme de leur Église et celui des réformistes qui fondèrent une Église en
marge de l’Église officielle. Les deux cas me semblent dignes d’intérêt. De plus,
si l’on excluait les réformistes-fondateurs, on se priverait de l’analyse de
nombreux mouvements dont l’apport reste significatif, non en terme qualitatif,
mais plutôt au niveau de l’évolution de la foi chrétienne.
3. La Réforme, objet de désir
Les exemples suivants vont montrer comment un mouvement à tendance
réformiste en vient à rompre avec son Église d’origine. La plupart du temps, le
mouvement religieux est convaincu d’hérésie et ses chefs sont excommuniés.
Dans les cas extrêmes, les mouvements n’ont pas survécu aux persécutions
qu’ils ont subies. Le désir de Réforme de ces mouvements est à la base du
schisme qu’ils ont vécu, car il a poussé leurs chefs à critiquer fermement
l’Église d’origine qui refusait de se remettre en question.
3.1. Le XIIe siècle et la question de l’engagement des laïcs
Le XIIe siècle est traversé par les figures de plusieurs grands « hérétiques » dont
les prêches ont connu un certain succès auprès du peuple. Ces croyants, qui
souvent défendaient des idées réformistes, annonçaient « la laïcisation de l’esprit
religieux populaire »192. En effet, ils condamnaient les institutions de l’Église et
exhortaient les laïcs à prendre leur part de responsabilité dans la vie religieuse.
Ces hérétiques permirent aux foules de prendre conscience qu’il existait
différentes options religieuses. Pourtant, l’urgence dans laquelle ils désiraient
accomplir leurs réformes les desservit. Les esprits ne semblaient pas encore
192
Centre interdisciplinaire des Facultés catholiques de Lille (éd.) : Catholicisme : hier, aujourd'hui, demain :
encyclopédie. Paris, 1948.
prêts pour des changements si radicaux. Malgré certains succès, dans le sud de
la France par exemple, leurs mouvements devaient tous s’éteindre assez
rapidement.193 Il ne subsiste de cette époque que le mouvement Vaudois.
3.1.1. Les Pétrobrusiens
Le terme de Pétrobrusien désigne les disciples et suivants de Pierre de Bruis, un
prêtre du XIIe siècle. Celui-ci prônait le retour à la vie apostolique et la
participation des laïcs à la vie religieuse. « Au nom d’un évangélisme
antisacerdotal »194, il refusait le baptême des enfants, l’eucharistie, les dons en
faveur des morts.195 Comme il était prédicateur itinérant, il niait qu’il y eut un
sens à construire des églises et refusait le symbole de la croix qui était pour lui le
signe de l’abaissement du Seigneur. Violemment anticlérical, il en vint, avec ses
suivants, à détruire des églises et à brûler des croix. Il mourut sur le bûcher en
1126, ses disciples se joignant dès lors à ceux d’Henri l’hérétique.196
Avec des dérapages certains, Pierre de Bruis semble avoir fait preuve d’un réel
esprit réformateur. Il avait pressenti à quel point il devenait important que les
laïcs se sentent investis par les questions religieuses. L’église catholique ne
comprit pas cette nécessité, ce qui mena, plus tard, les Vaudois à s’emparer de
ce problème.
3.1.2. Les Henriciens
Henri de Lausanne ou Henri l’hérétique était un contemporain de Pierre de
Bruis. Il partageait d’ailleurs avec Pierre de Bruis de nombreuses idées. Tout
comme lui, religieux itinérant, Henri se révélait très critique à l’égard de
l’Église, au niveau de la doctrine et des rites. Il déniait à l’Église le droit
d’accorder des mandats pour prêcher. Henri encourageait le peuple à ne plus
suivre les ordres du clergé qu’il accusait d’être vénal et qui ne méritait pas, selon
lui, le respect qu’on lui porte. De plus, il contestait le rôle joué par le prêtre pour
l’acquisition du salut. Se basant sur le Nouveau Testament, il niait violemment
la nécessité du baptême des enfants, la foi personnelle lui paraissant
indispensable au salut. Il considérait de plus que chaque homme était
responsable de sa destinée et que, par conséquent, il n’existait pas de péché
originel. Enfin, il refusait le rôle sacramentel de l’eucharistie, de la pénitence et
du mariage. Ce dernier n’était pour lui qu’un acte consensuel que l’Église
s’attachait à compliquer en y ajoutant des empêchements.197
193
Cf. « Les sectes ». In : op.cit.
CHAUNU Pierre : Le temps des réformes. La crise de la chrétienté. L’éclatement 1250-1550. Paris, Ed.
Fayard, 1975.
195
Cf. Centre interdisciplinaire des Facultés catholiques de Lille (éd.) : op.cit.
196
Cf. « Les sectes ». In : op.cit.
197
Cf. Centre interdisciplinaire des Facultés catholiques de Lille (éd.) : op.cit.
194
Henri voulait d’une Église spirituelle qui n’aurait aucun signe extérieur.198
Comme nombre de religieux de son temps, il croyait au rôle des laïcs dans la vie
religieuse. Il fut convaincu d’hérésie au concile de Toulouse en 1119 ;
emprisonné en 1135, il abjura ses erreurs. Pourtant, dès sa libération, il
recommença ses prêches. Henri serait mort en 1147, dans l’attente de son
jugement.199
3.1.3. Les Vaudois
Le mouvement vaudois naquit à la fin du XIIe siècle avec Valdès, un riche
marchand qui fit voeu de pauvreté et se mit à parcourir la France, prêchant la
nécessité d’un retour à une vie conforme à l’idéal évangélique. Valdès, comme
certains de ses prédécesseurs, était marqué par l’impossibilité vécue par le
commun des mortels de comprendre l’essence de la religion. A l’époque, la
religion du peuple était essentiellement gestuelle et sacramentel et restait
éloignée de toute explication religieuse.200 L’Église se contentait de
l’administration des sacrements et n’envisageait pas de répondre au défaut de
prédication, qui eut pu porter la foi au niveau du peuple. Valdès pensait que
certains laïcs se devaient de palier ce manque au travers de « la prédication et
[de] l’exemple des bonnes œuvres sans lesquelles nul ne peut être sauvé »201.
Ces laïcs pourraient alors assumer pleinement la vie chrétienne qu’ils
entendaient mener. Pour permettre aux laïcs d’avoir accès à la Bible, Valdès la
fit traduire et recopier en langue vernaculaire. Il est bon de remarquer qu’à
l’époque, rares étaient les laïcs qui savaient lire, même la langue vulgaire, d’où
la nécessité de la prédication pour sauver les foules.
Au départ, le mouvement vaudois s’inscrivit plutôt en accord avec l’Église
catholique romaine, son désir de Réforme portant presque uniquement sur la
question des laïcs. Ainsi, lors du concile de Latran II, les pauvres de Lyon,
comme on les appelait, vinrent demander une dispense à l’interdiction faite aux
laïcs de prêcher. Le pape la leur accorda mais elle leur fut bien vite retirée par
l’archevêque de Lyon. Dès lors, les Vaudois suivirent le raisonnement d’Henri
l’hérétique selon lequel il valait mieux obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes. Ils
continuèrent donc à prêcher malgré l’interdiction qui leur était faite. Cela mena
à leur excommunication par le concile de Vérone en 1184.202 Le mouvement
s’écarta dès lors de l’Église catholique.
Les Vaudois condamnèrent alors l’Église romaine pour le luxe dans lequel elle
vivait et la corruption qui la rongeait. Ils attaquèrent également la société
198
Cf. Dictionnaire de l’Histoire du Christianisme. Paris, Ed. Albin Michel, 2000, (Encyclopaedia Universalis).
Cf. « Les sectes ». In : op.cit.
200
Cf. CHAUNU Pierre : op.cit.
201
AMARGIER Paul. Une Eglise du renouveau. Réformes et réformateurs de Charlemagne à Jean Hus 7501415. Paris, Ed. Cerf, 1998.
202
Cf. AMARGIER Paul : op.cit.
199
médiévale, prétendant qu’elle n’était chrétienne qu’en apparence. Ils rejetèrent
les doctrines de l’Église, s’opposèrent au commerce des indulgences et
refusèrent la vénération de Marie et des saints. Ils restèrent pourtant liés au
Catholicisme par leur foi dans les sept sacrements et dans la transsubstantiation,
jusqu’au moment où ils se fondirent dans la Réforme protestante.203
Comme les autres mouvements de leur époque, les Vaudois furent durement
persécutés. Seuls d’entre tous, ils survécurent pourtant jusqu’à devenir une
Église réformée. Leur histoire est étroitement liée aux idées de réforme. Tout
d’abord parce que leur fondateur partageait avec Henri l’hérétique le désir d’une
Réforme de l’Église qui donnerait plus de place aux laïcs. Ensuite parce que les
actions et croyances qu’ils dénoncèrent dans leur développement plus tardif
préfiguraient les condamnations que fit la Réforme protestante.
3.2. Le XVIe siècle et la Réforme magistérielle
Dans un article sur la pré-réforme, Hubert Bost s’exprime au sujet des différents
mouvements réformistes qui, comme les Vaudois, ont précédé la Réforme
protestante. Il prétend que la connaissance de ces courants permet « de
comprendre que la Réforme protestante n’est qu’une modalité particulière –
assurément la plus spectaculaire – d’une vague socio-religieuse aux aspects
variés et complexes qui a traversé toute l’Europe pendant plusieurs siècles »204.
Ainsi, la Réforme protestante n’est pas apparue au milieu d’un désert religieux,
mais elle s’inscrit dans la continuité d’un raisonnement réformiste dont les
prémices sont à chercher dans le XIIe siècle déjà.
Alors que les courants issus du XIIe siècle échouèrent, la réforme protestante du
XVIème siècle réussit. Force est de constater qu’une plus grande implication des
laïcs dans la vie religieuse fut obtenue dès lors que l’accès à la Bible, en tant que
lien unique entre l’homme et Dieu, se démocratisa. Avec le Protestantisme,
l’homme se retrouvait lié au salut non plus par ses œuvres ou ses exercices
religieux, mais par sa foi205 qui est « le consentement de l’homme à la volonté
de Dieu, en même temps que la confiance en l’amour de Dieu. »206 Dans cet
esprit, on ne pouvait plus être faussement Chrétien, car la foi se révélait être
question de conscience et non plus de rites et de gestes religieux. La Réforme
protestante sous tous ses aspects apporta un regain de vitalité à l’Église, et elle
lia religion, structures politiques et sociales. Etant advenue par l’entremise du
203
Cf. Dictionnaire de l’Histoire du Christianisme : op.cit.
Cf. GISEL Pierre et al. : Encyclopédie du protestantisme. Paris, Ed.du Cerf, Genève, Ed. Labor et Fides,
1995.
205
Cf. LENOIR Frédéric et TARDAN-MASQUELIER Ysé : Encyclopédie des religions. Paris, Ed. Bayard,
1997.
206
BOISSET Jean : Histoire du Protestantisme. Paris, Presses universitaires de France, 1970, (Que sais-je ?).
204
pouvoir politique, elle reçut le nom de Réforme magistérielle. Elle devint bien
vite un des instruments de contrôle social de ce même pouvoir.207
Dans ce chapitre, je traiterai des Réformes zwinglienne et anglicane. Bien que
les autres Réformes magistérielles soient également intéressantes, mon choix
s’est dirigé vers Zwingli et l’Église anglicane dans un souci de cohérence : Ces
réformes sont à l’origine des mouvements anabaptistes et quakers dont nous
allons parler par la suite.
3.2.1. La Réforme zwinglienne
La Réforme de Zwingli, comme celle de Luther, partait de l’Église catholique
pour s’en détacher. Zwingli était un curé et il avait étudié les Pères de l’Église.
Tout comme les autres réformateurs protestants de l’époque, Zwingli insistait
sur le rôle premier de la Bible. L’importance qu’il octroyait à l’Écriture sainte le
poussait à critiquer vivement les pratiques et croyances de l’Église, telles que la
vénération de la Vierge et des saints.208 Zwingli croyait que l’Esprit saint
pouvait seul rendre capable de comprendre les Ecritures. Ce même Esprit était
« présent dans la célébration de la Cène»,209 même si, pour Zwingli, la cène
avait une valeur symbolique, le pain et le vin étant des symboles en souvenir de
Jésus-Christ. Cette conception de la scène amena de nombreuses polémiques et
rendit l’alliance entre les protestants zwingliens et luthériens impossible.
Zwingli, bien que d’abord réformateur religieux, se montrait très attaché aux
réformes sociales. Le développement de la communauté civil devait, d’après lui,
être orienté par l’Écriture sainte.210 Il en vint à constituer à Zurich, à l’instar de
Calvin de Genève, un véritable État chrétien qui évolua rapidement vers le
césaro-papisme.211
3.2.2. La Réforme anglicane
Née en 1533 du désir du roi d’Angleterre Henri VIII qui, se voyant refusé le
divorce d’avec Catherine d’Aragon, priva le pape de tout pouvoir sur l’Église de
son pays, l’Église anglicane apparaît comme une « via media »212 entre le
Catholicisme et le Protestantisme. En effet, le roi Henri VIII ne rompit jamais
totalement avec le catholicisme. Son désir n’était pas de créer une Église
nouvelle mais plutôt de se libérer de l’influence de Rome.213 De son vivant, les
progrès de la Réforme en terre anglaise furent donc minces. Tout juste concédat-il aux protestants les « dix articles » pour des raisons qui semblent plus
207
Cf. Dictionnaire de l’Histoire du Christianisme : op.cit.
Cf. id.
209
LENOIR Frédéric et TARDAN-MASQUELIER Ysé : op.cit.
210
Cf. LENOIR Frédéric et TARDAN-MASQUELIER Ysé : op.cit.
211
Cf.BOISSET Jean : op.cit.
212
LENOIR Frédéric et TARDAN-MASQUELIER Ysé : op.cit.
213
Cf. BOISSET Jean : op.cit.
208
politiques que religieuses.214 Cette profession de foi vaguement luthérienne ne
reconnaissait que trois sacrements (baptême, cène et pénitence) mais
n’interdisait ni le culte des saints ni les œuvres en faveur des défunts. « En
somme, du catholicisme, on rejetait les indulgences, et, avec la Réforme, on
affirmait le salut par la foi. Une forme catholique, et un fond… un peu
réformé. »215
A sa mort, les deux « protecteurs » de son successeur Édouard VI, imposèrent
une Réforme plus affirmée et fortement teintée de Calvinisme. Lorsque Édouard
VI mourut, c’est Marie Tudor, une fervente catholique qui monta sur le trône.
Elle voulut au travers de persécutions réinstaurer la pratique du Catholicisme,
mais n’en eut pas le temps. Cette expérience violente renforça le sentiment
national et antipapiste en Angleterre.216 A la suite de Marie Tudor, on réinstaura
la religion anglicane avec son influence calviniste : « l’Écriture est la seule base
de la foi ; la cène est une communion réelle, mais spirituelle, avec le Christ ; la
foi seule justifie. »217 L’Église anglicane resta une Église d’État avec une
interprétation de la foi assez large pour accueillir en son sein de nombreuses
tendances. Les plus importantes étaient les pro-catholiques qui, bien qu’en
acceptant la Réforme, auraient préféré un retour au Catholicisme d’avant Henri
VIII et les puritains qui regrettaient que la Réforme n’ait pas été portée à son
paroxysme en épurant, par exemple, les apparences catholiques du culte.
4. La Réforme, objet de refus
Les mouvements que je vais présenter dans ce chapitre sont issus d’un schisme.
Ils se sont tous deux détachés de leur Église d’origine à la suite d’une Réforme
amorcée par celle-ci, une Réforme dont ils contestaient le sens et l’utilité. On
retrouve de tels mouvements tout au long de l’histoire de l’Église. Par exemple,
les Vieux-Catholiques qui s’opposèrent fermement au dogme de l’infaillibilité
pontificale lors du concile de Vatican I.
4.1. Les Vieux-Croyants et la Réforme de Nicon218
L’histoire des Vieux-Croyants russes prend sa source dans les Réformes de
Nicon, patriarche russe du XVIIe siècle. Nicon voulait moderniser l’Église russe
afin de la rapprocher de l’Église grecque. Pour ce faire il n’hésita pas à
transformer l’Église dans son entier. Il fit remplacer les anciens livres de piété et
de liturgie par des nouveaux, interdit les icônes de facture récente, sous prétexte
qu’elles étaient inspirées de l’art italien, allant même jusqu’à les faire brûler, et
proscrit le signe de croix à deux doigts en faveur du signe de croix à trois. Dans
214
Cf. LENOIR Frédéric et TARDAN-MASQUELIER Ysé : op.cit
BOISSET Jean : op.cit.
216
Cf. Dictionnaire de l’Histoire du Christianisme : op.cit.
217
id.
218
Cf. POLIVAKOV Léon. L’épopée des Vieux-Croyants. Paris, Ed. Perrin, 1991.
215
une Église dont le fondement religieux était constitué de rites, un tel changement
ne manqua pas d’ébranler les mœurs et croyances religieuses.
Cette Réforme occidentalisante fut particulièrement mal reçue par le peuple qui
n’en comprenait pas la nécessité. Le pays fut dès lors scindé en deux, d’un côté
le pouvoir étatique et le haut clergé étaient acquis à la Réforme, de l’autre, le
peuple et quelques personnalités religieuses luttaient intensément contre. La
situation s’aggrava avec le concile de 1666 qui niait la mission universelle de la
troisième Rome. Dès lors que la fonction quasi messianique du peuple russe fut
désavouée, le schisme entre les deux tendances était consommé. Les VieuxCroyants pensèrent que l’Apocalypse était arrivée et que l’Antéchrist siégeait à
la tête de l’Église russe ou sur le trône de l’empereur. Les persécutions qu’ils
subissaient ne faisaient qu’accréditer cette idée. Pour fuir le règne de
l’Antéchrist, les Vieux-Croyants se jetèrent par milliers dans les flammes, les
autres s’enfuirent dans d’autres pays ou en des lieux reculés de la Russie.
Les Vieux-Croyants se constituèrent en secte à la fin du XVIIe siècle. Deux
conciles les menèrent aux considérations suivantes : Le règne de l’Antéchrist au
travers de l’Église visible étant advenu, les sacrements devenaient nuls et la
grâce était épuisée. Il n’y avait donc plus de nécessité de recourir aux prêtres. Le
mouvement ne resta pas longtemps homogène et il apparut deux tendances :
celle des sans-prêtres et celle des presbytériens.
Au XVIIIe siècle, avec l’accession au trône de Pierre le Grand, les autodafés
cessèrent. La vie des Vieux-Croyants devint moins difficile, même s’ils
continuaient à être des parias ayant un minimum de droits civils. La réforme de
Nicon, qui sur un plan purement théologique avait un certain sens, n’avait pas
assez pris en considération les besoins spirituels du peuple. Elle avait mené
l’Église russe à une rupture radicale dont devait souffrir le pays tout entier.
La Fraternité sacerdotale Saint-Pie X et le concile de Vatican II
La Fraternité sacerdotale Saint-Pie X est née d’un différent entre Mgr. Lefebvre
et Rome. A la suite du concile de Vatican II, Mgr Lefebvre refusa de mettre en
place les nouvelles réformes. Par la suite, il durcit ses positions jusqu’à rejeter le
concile de Vatican II, le considérant comme un complot satanique.219
L’œcuménisme, la liberté religieuse, l’ouverture de l’Église sont autant de
thèmes dont Mgr Lefebvre ne voulait pas entendre parler. Conservateur, il
considèrerait que le nouveau rite de la messe voulu par Paul VI dénaturait le
sacrement de l’eucharistie, faisant de ce sacrifice un simple repas de
commémoration. C’est pourquoi son mouvement continue de célébrer le rite
219
Cf. LAFAGE Franck : Du refus au schisme. Le traditionalisme catholique. Paris, Ed. Seuil, 1989.
selon Pie V.220 Il refusait également le nouveau missel qui est un signe de l’unité
de la prière pour les Catholiques. Pour lui, Vatican II était à la base de la crise
des vocations à laquelle devait était confrontée l’Église catholique romaine.221
Par sa remise en cause de Vatican II, Mgr Lefebvre « conteste que la hiérarchie
soit seule dépositaire pour défendre l’intégrité de la foi. »222 Rome lui reprocha
de « subordonner à son propre jugement les directives venant du pape »223, ce
qui, aux yeux du Vatican, correspondait aux dérives sectaires.
La communauté de croyants qui suivirent Mgr Lefebvre fut fondée en 1970 sous
le nom de Fraternité sacerdotale Saint-Pie X ; suivit l’édification d’un séminaire
à Écône en 1971. Malgré de nombreuses tentatives de rapprochement entre la
Fraternité et Rome, le schisme fut consommé en 1988, Mgr Lefebvre ayant
désobéi à une ordonnance de Rome lui interdisant de consacrer des évêques. Dès
lors, Mgr Lefebvre, ainsi que les quatre évêques alors consacrés furent
excommuniés.224 On reprocha au mouvement de Mgr Lefebvre de s’être élevé
contre les réformes de Vatican II au nom de la tradition et d’avoir ainsi omis une
des règles traditionnelles de l’Église catholique, à savoir le respect de l’autorité
du pape.225
5. La Réforme inachevée
Dans ce chapitre, j’aborde la question des mouvements nés de l’idée que la
Réforme entreprise n’avait pas été menée jusqu’à son terme. On peut citer
d’abord la Réforme radicale sous toutes ces aspects qui, rompant les liens avec
les différentes Réformes protestantes (calvinienne, zwinglienne, luthérienne),
prit un chemin nouveau, au travers soit de la résistance armée, soit du pacifisme
le plus total. Il y a ensuite l’exemple des Églises libres en Angleterre, nées du
courant puritain, qui se donnaient pour but de rendre la Réforme anglicane plus
« pure ».226 Dans cette optique, je présente deux courants, l’Anabaptisme
pacifique et les Quakers. Ceux-ci sont vite devenus des sectes autonomes, liées à
la Réforme de leur Église d’origine uniquement par leur naissance. Ils ont
poursuivi leur Réforme en marge de cette Église qui n’avait pas su, à leurs yeux,
pousser la logique de la Réforme à son paroxysme.
220
Cf. Wikipedia : « Fraternité sacerdotale Saint-Pie X ». In : Wikipedia,
http://fr.wikipedia.org/wiki/Fraternit%C3%A9_Sacerdotale_Saint-Pie_X, 10.03.2006.
221
Cf. ANZEVUI Jean : Le drame d’Écône. Sion, Ed. Valprint, 1976.
222
LAFAGE Franck : op.cit.
223
id.
224
Cf. Wikipedia : « Fraternité sacerdotale Saint-Pie X ». In :op.cit.
225
Cf. LAFAGE Franck : op.cit.
226
Cf. GISEL Pierre et al : op.cit.
l’encyclopédie
libre.
5.1. L’Anabaptisme pacifique.
L’Anabaptisme appartient au courant de la Réforme radicale. Celle-ci se
développe au XVIe siècle, en parallèle à la Réforme protestante dans laquelle
elle a pris naissance. Cette Réforme est constituée de nombreux mouvements
religieux très différents les uns des autres. Ainsi, si certains étaient
fondamentalement non-violents, d’autres n’hésitèrent pas à prendre les armes
pour défendre ou imposer leurs idées. Pourtant, ils avaient tous en commun le
refus des ingérences de l’Etat dans les affaires religieuses et la conscience de
« l’importance de l’engagement de l’individu »227. L’Anabaptisme que je vais
présenter est l’Anabaptisme pacifique.
L’Anabaptisme pacifique naquit à Zürich en 1525 des suites d’une dissension
entre Zwingli et certains membres de son Église. A l’époque, l’Église
zwinglienne était déjà fortement liée au pouvoir politique, donnant au Conseil
un grand poids dans le choix des moyens pour faire advenir la Réforme. Pour les
dissidents ce n’était pas au pouvoir politique d’en décider, mais à l’Écriture et à
la communauté chrétienne.228 L’autre source principale de conflit venait de la
question de l’adhésion des hommes à l’Église réformée. A l’époque, on
organisait des disputes théologiques au terme desquelles les dirigeants du canton
choisissaient si celui-ci devait rester Catholique ou devenir Protestant. Ce n’était
donc pas à l’individu de choisir mais à l’organe dirigeant d’imposer une
appartenance religieuse. Les Anabaptistes contestaient cette idée, affirmant
qu’un retour à l’Église des premiers jours ne pouvait advenir que sur l’adhésion
volontaire de chaque croyant, dans la foi et sans pression d’une quelconque
autorité ecclésiastique ou civile. C’est pourquoi ils rejetaient le baptême des
enfants en vue d’obtenir une Église pure et non « multiple ». Le baptême qui
reste la marque de l’entrée dans la communauté ne doit plus advenir qu’à l’âge
adulte, lorsque le croyant est capable de saisir la portée de son acte.229 Cette
pratique permit aux Anabaptistes d’obtenir des communautés parfaitement
autonomes dans lesquelles le contrôle social était aisé.
L’Anabaptisme pacifique reprochait à l’Église protestante de ne pas avoir tout à
fait rompu ses liens avec l’Église catholique. En effet, même si Luther, Zwingli
et Calvin, pour n’en citer que quelques-uns, protestaient vivement contre le
catholicisme, ils n’en restaient pas moins des lettrés qui étaient très influencés
par leurs études et leurs lectures des Pères de l’Église. Aussi concédaient-ils à
quelques pratiques et croyances catholiques une certaine légitimité. Pour les
Anabaptistes, il n’y avait plus d’Église depuis Constantin, celle-ci ayant failli.
C’est pourquoi ils ne pouvaient accorder aucune légitimité aux pratiques
227
GISEL Pierre et al. : op.cit
Cf. SÉGUY Jean : Conflit et utopie, ou réformer l’Église. Parcours wébérien en douze essais. Paris, Ed. Cerf,
1999.
229
Cf. CHÉRY Henri-Charles : L’offensive des sectes. Paris, Ed. Cerf, 1954.
228
perpétuées par les Protestants.230 Cette conception d’une Réforme protestante
vouée à l’échec explique pourquoi les anabaptistes ne désiraient pas simplement
corriger une Église déformée, mais voulaient plutôt restituer l’Église selon le
modèle des origines. L’Église devint dès lors un simple rassemblement de
croyants convertis volontairement. 231
A la naissance de l’Anabaptisme, régnait dans les populations un grand désir
d’égalitarisme social et religieux. C’est cet égalitarisme que les Anabaptistes
pacifiques réussirent à produire dans leurs petites communautés, au travers du
soutien qu’ils s’apportaient mutuellement, qu’il soit matériel ou religieux.232
Leur conception confessante de l’Église, en tant que communauté, poussa les
Anabaptistes à se retirer de plus en plus du monde. Ils refusèrent certaines
normes et activités de la société globale, se soustrayant par exemple à
l’obligation de service militaire ou à toute action politique, pour se tourner
essentiellement vers la vie de la communauté de croyants.233
L’Anabaptisme pacifique fut durement persécuté, principalement pour son refus
de toute ingérence du politique dans l’Église. Son influence a été décisive dans
la formulation publique de la liberté de croyance et a permis une première
application du principe de séparation entre Église et État. L’Anabaptiste
pacifique a survécu jusqu’à nos jours dans le mouvement mennonite.
5.2. Les Quakers
Il est difficile de savoir si le Quakerisme doit être vu comme une branche tardive
de la Réforme radicale ou si le mouvement doit plutôt être relié à la tradition
mystique hérétique qui prend sa source dans le Christianisme primitif. Le
mouvement partage de nombreux points communs avec d’autres mouvements de
la Réforme radicale, tels que le rejet des liens entre l’Église et l’État ainsi que la
mise en avant de l’engagement de l’individu.234 De plus, son fondateur, George
Fox, était né au sein de l’Église anglicane et avait poussé « le principe du libreexamen jusqu’à l’extrême, en rejetant toutes les autorités extérieures : Eglise et
Bible, pour ne reconnaître que l’autorité intérieure : l’Esprit parlant en
chacun. »235 Pourtant, le désir des Quakers de recréer le Christianisme des
origines n’empruntait pas au Protestantisme mais aux groupes mystiques
antérieurs à celui-ci. Ainsi, la question de savoir si le Quakerisme est
l’expression du désir de prolongement d’une Réforme ou, au contraire, s’il
représente une Réforme indépendante reste ouverte. Je justifie le choix d’avoir
adjoint les Quakers à cette classification par la considération suivante : si on ne
230
Cf. GISEL Pierre et al : op.cit.
Cf. Dictionnaire de l’Histoire du Christianisme : op.cit.
232
Cf. GISEL Pierre et al : op.cit.
233
Cf. Dictionnaire de l’Histoire du Christianisme : op.cit.
234
Cf. GISEL Pierre et al : op.cit.
235
VAN ETTEN Henry : Georges Fox et les Quakers. Paris, Ed. Seuil, 1956, (Maîtres spirituels).
231
peut prétendre que le Quakerisme est uniquement un rejeton tardif de la réforme
anglicane, il faut admettre que, enfant de son époque, il est le fruit d’une
effervescence sociale et religieuse qui doit beaucoup à cette Réforme. Il y est
donc lié pour des raisons historiques et sociologiques évidentes.
Le Quakerisme naquit au XVIIe siècle en Angleterre dans un pays en proie à
une vive instabilité, aussi bien sociale que politique et religieuse. Le lent
avènement du capitalisme, la guerre civile, la multiplication des sectes et
courants de pensées poussaient les gens à se détourner de l’Église officielle,
pressentie comme partie prenante d’un système oppressif. Entre 1530 et 1641, le
pays vécut huit révolutions religieuses, chaque roi imposant, lors de son
accession au trône, sa religion au peuple. Dans une situation aussi conflictuelle,
les questions religieuses prenaient de plus en plus d’importance aux yeux du
peuple. Ainsi celui-ci, ayant perdu confiance en l’Église officielle, se mit à
chercher ailleurs un soutien spirituel. On donna à ceux qui participaient à ce
mouvement de recherche religieuse, qui du reste n’avait rien d’organisé, le nom
de « Seekers » (les chercheurs). C’est parmi les Seekers que se recrutèrent plus
tard la plupart de Quakers.236
Georges Fox, le fondateur du mouvement, appartenait aux Seekers. Dans un
monde fortement marqué par l’anarchie sociale, Fox mettait l’accent sur la
responsabilité individuelle.237 Orateur charismatique, il fut vite suivi dans sa
recherche spirituelle par de nombreuses personnes. Pour Fox, un retour au
Christianisme primitif devait être amorcé, les liens directs entre l’homme et
Dieu devaient être rétablis. Pour ce faire, il ne fallait pas se contenter d’un
intermédiaire, comme c’est le cas avec la Bible chez les Protestants. Fox croyait
qu’il existait une étincelle divine en chaque homme et que Dieu s’exprimait dans
le cœur même des êtres humains. En cela, Fox apparaît réellement comme un
réformiste : Allant plus loin que les Catholiques, dont le lien à Dieu est assuré
par l’Église, et que les Protestants, dont il poussa la logique à l’extrême, il désira
restaurer l’Église des premiers temps, celle à laquelle, pensait-il on adhérait par
les mouvements de son cœur.238
Dans l’esprit du Christianisme primitif, les Quakers se déclaraient hostiles à
toute forme d’organisation et de pratique rituelle. Ainsi, ils refusaient les
traditions de l’Eglise comme le prêche financé. Ils n’avaient, par conséquent,
pas de clergé spécialisé. Leur culte se déroulait dans la plus grande simplicité,
les membres se regroupant en un lieu de silence. Il n’y avait expression orale
que si l’un deux se sentait poussé par la lumière intérieure à prendre la parole.
Cette pratique semble si lointaine des cultes catholiques ou protestants qu’on
236
Cf. DOMMEN Edouard : Les Quakers. Paris, Ed. Cerf ; Montréal, Ed. Fides, 1990.
Cf. id.
238
Cf. VAN ETTEN Henry : op.cit.
237
pourrait presque la qualifier de révolutionnaire. De plus, l’absence de sacrement
chez les Quakers conduit au déni du sens donné habituellement à l’eucharistie et
au baptême, ce qui les éloigne encore plus des deux confessions citées ci-dessus.
Pourtant, le Quakerisme n’en est pas moins un mouvement réformiste chrétien :
un de ses plus grands désirs est de re-former l’Église des premiers jours dans
toute sa pureté au travers de la rencontre directe avec Dieu. 239
Les Quakers, pensant que l’on ne peut se joindre à l’Église que poussé par son
désir personnel, furent parmi les premiers à reconnaître réellement la liberté de
conscience. L’un d’eux, William Penn, alla jusqu’à inviter les autres confessions
persécutées en Europe à venir pratiquer librement leur foi dans le nouvel État
qu’il venait d’acquérir : La Pennsylvanie. Cette invitation est à l’origine de la
migration de nombreux Mennonites européens vers les Etats-Unis. A la Réforme
religieuse des Quakers, s’ajoute un désir de Réforme sociale. Farouchement
égalitaristes, ils donnèrent dès leurs débuts la même place à la femme qu’à
l’homme. Lors de la Sainte-Expérience en Pennsylvanie, les Quakers furent
également les premiers colons à vivre en bonne intelligence avec les
amérindiens. Enfin, pacifiques convaincus, les Quakers se sont particulièrement
distingués dans l’aide humanitaire à travers le monde.240
Les Quakers subirent de nombreuses persécutions. Ils furent emprisonnés entre
autres parce qu’ils refusaient de payer la dîme (pour les Quakers la prédication
devait être gratuite car on a reçu Dieu gratuitement) et qu’ils manifestaient leur
objection au service militaire. On alla jusqu'à détruire leurs lieux de réunions et
tuer les participants à leurs cultes.
Si Georges Fox n’a jamais envisagé réformer l’Eglise anglicane ou protestante,
cela ne signifie pas qu’il n’ait pas désiré une Réforme des croyances, voire
même des croyants. Les Quakers sont nés d’un désir de Réforme, la Réforme
des liens qui unissaient les hommes à Dieu. Le quakerisme a permis, à l’instar
de bien des mouvements réformistes, une plus grande implication des laïcs dans
la sphère religieuse ainsi que la découverte d’une foi plus intérieure.
Conclusion
Au terme de ce travail, j’ai pu identifier trois liens premiers entre les
mouvements religieux schismatique ou sectaires et la Réforme en tant que
principe ou processus : la naissance d’un mouvement devant le refus de l’Église
d’origine de procéder à une Réforme, la naissance d’un mouvement s’opposant à
l’Église d’origine désireuse de procéder à une Réforme et enfin la naissance
d’un mouvement comme continuation d’une Réforme considérée comme
n’ayant pas été menée à son paroxysme. Cette classification m’a permis
239
240
Cf. DOMMEN Edouard : op.cit.
Cf. id.
d’étudier plus avant ces mouvements, leurs doctrines, la raison de leur naissance
et leur évolution.
Le principe ou processus de Réforme et la naissance de mouvements
schismatiques ou sectaires sont intrinsèquement liés. Dans l’histoire du
Christianisme, il existe sans doute bien peu d’exemples de Réformes ayant fait
l’unanimité. Aussi, lorsqu’il y a changement en religion, il y a toujours
possibilité, voir risque, d’apparition de nouveaux mouvements religieux. La
controverse, lors de la conduite d’une Réforme, n’est cependant pas toujours
synonyme de schisme, à l’exemple des pro-catholiques anglais qui, bien que
regrettant la Réforme, restèrent fidèles à l’Église anglicane.
Pourtant, dans la plupart des cas, la séparation est consommée, bien souvent au
détriment des deux partis. En effet, dans le schisme, l’Église d’origine se défait
souvent de brillants théologiens et laïcs engagés, et par là même d’une bonne
occasion de se remettre en cause, alors que le mouvement schismatique se
retrouve en marge, persécuté. De plus, tous deux perdent leurs légitimités auprès
d’une importante partie de la population des croyants, ce qui les affaiblit
considérablement. Le schisme n’est donc que rarement désiré par les deux
parties et c’est souvent à la suite de bien des incompréhensions et des
transgressions qu’il est réalisé.
Les mouvements sectaires qui ne sont pas nés d’un schisme mais qui ont tout
simplement été créés en marge de l’Église d’origine sont également intéressants.
Dans leur refus de tenter la Réforme d’une Église, à leurs yeux, défaillante, ils
peuvent apparaître comme révolutionnaires. Pourtant, ils se rattachent tout de
même à la tradition, celle de l’Église des premiers jours qu’ils aimeraient
restituer à la lumière de l’Écriture. Leur naissance semble moins conflictuelle,
en cela qu’ils n’ont pas dû s’arracher à leurs vieilles loyautés. Pour autant, ils
n’en furent pas moins persécutés que les autres mouvements, la liberté de
conscience étant une invention récente chez les Chrétiens.
Bibliographie :
AMARGIER Paul. Une Eglise du renouveau. Réformes et réformateurs de
Charlemagne à Jean Hus 750-1415. Paris, Ed. Cerf, 1998.
ANZEVUI Jean : Le drame d’Écône. Sion, Ed. Valprint, 1976.
BOISSET Jean : Histoire du Protestantisme. Paris, Presses universitaires de
France, 1970, (Que sais-je ?).
Centre interdisciplinaire des Facultés catholiques de Lille (éd.) : Catholicisme :
hier, aujourd'hui, demain : encyclopédie. Paris, 1948.
CHAUNU Pierre : Le temps des réformes. La crise de la chrétienté.
L’éclatement 1250-1550. Paris, Ed. Fayard, 1975.
CHÉRY Henri-Charles : L’offensive des sectes. Paris, Ed. Cerf, 1954.
Dictionnaire de l’Histoire du Christianisme. Paris, Ed. Albin Michel, 2000,
(Encyclopaedia Universalis).
DOMMEN Edouard : Les Quakers. Paris, Ed. Cerf ; Montréal, Ed. Fides, 1990.
GISEL Pierre et al. : Encyclopédie du protestantisme. Paris, Ed. Cerf, Genève,
Ed. Labor et Fides, 1995.
LAFAGE Franck : Du refus au schisme. Le traditionalisme catholique. Paris,
Ed. Seuil, 1989.
LENOIR Frédéric et TARDAN-MASQUELIER Ysé : Encyclopédie des
religions. Paris, Ed. Bayard, 1997.
POLIVAKOV Léon. L’épopée des Vieux-Croyants. Paris, Ed. Perrin, 1991.
SÉGUY Jean : Conflit et utopie, ou réformer l’Église. Parcours wébérien en
douze essais. Paris, Ed. Cerf, 1999.
VAN ETTEN Henry : Georges Fox et les Quakers. Paris, Ed. Seuil, 1956,
(Maîtres spirituels).
Sources internet :
« Les
sectes ».
In :
Regard.
Bibliothèque
chrétienne
online.
http://www.regard.eu.org/Livres.1/Eglise.d'Occid.%20au.moyen.age/32.html,
11.02.2002.
Wikipedia : « Fraternité sacerdotale Saint-Pie X ». In : Wikipedia,
l’encyclopédie
libre.
http://fr.wikipedia.org/wiki/Fraternit%C3%A9_Sacerdotale_Saint-Pie_X,
10.03.2006.
François d’Assise :une attitude chrétienne
à l’extérieur et à l’intérieur des confins ecclésiastiques
Présenté par Sarah Lou Beltrami
1.
INTRODUCTION
Le cadre historique de François d’Assise est caractérisé par des grands
changements et des grandes transformations culturelles. En effet, au cours du
XIIème siècle naissent les premières universités, se développent les communes et
avec eux
les incitations aux échanges commerciaux. Dans ce contexte
caractérisé par l’avènement de la bourgeoisie et d’affairistes dépourvus de
scrupules, la déplorable condition des pauvres et la corruption qui incluait
souvent l’Eglise241, de nouvelles exigences religieuses et des critiques
réformistes mises en oeuvre par les mouvements religieux populaires font leur
apparition. Ces derniers sont caractérisés par un retour aux Ecritures et sont
inspirés par l’esprit de pauvreté. Ils débouchent soit sur l’hérésie (comme c’est
le cas du mouvement Vaudois, des Cathares et des Patari242), soit sur
l’orthodoxie et donc sur leur intégration au sein de l’organisme de l’Eglise.
Mû par un esprit de déception et une envie de réforme qui manifestés par les
mouvements religieux populaires précédents, François décide de quitter son
milieu. Il ne s’agit pas d’un détachement univoque; nous sommes face à un
éloignement ambivalent. D’un part nous trouvons un éloignement que nous
pourrons définir au niveau socio-économique Il s’agit d’une prise de distance
vis-à-vis de l’esprit communale fondé sur l’initiative privée et concurrentielle.
241
FUSI, A., GIAPPICHELLI, M., POLCRI, A., Storia 1 : Dalla fine dell’Impero Romano al secolo XVII,
Firenze, Giunti, 1995, p. 271.
242
Pour ce dernier mouvement, malheureusement je n’ai pas trouvé la traduction en français.
D’autre part nous sommes confrontés à un éloignement qui se caractérise par sa
distanciation à l’égard de l’Eglise, de sa mondanité, de sa corruption et de sa
« soif » d’expansion territoriale.
Paradoxalement, malgré ce double éloignement effectué par François à partir
de son milieu, après quelques années, lorsque son attitude de rupture connaît le
support des autres adeptes, François ressent la nécessité de se rapprocher à
nouveau de son milieu. Le rapprochement se manifeste à travers la demande
d’approbation et de
légitimation du mouvement que François
adresse à
l’autorité pontificale de l’époque incarné par le pape Innocent III.
Comment comprendre alors ce paradoxe qui voit d’une part le détachement
critique de François à l’égard de son milieu et d’autre part sa demande
d’intégration et reconnaissance au sein de ce dernier ?
Etant donné le fait que par son attitude, François se place en même temps à
l’extérieur et à l’intérieur des confins ecclésiales, pouvons-nous considérer le
mouvement franciscain en tant que mouvement réformateur de l’Eglise
Romaine ? Et si oui dans quelle mesure, dans quels termes ?
La première partie de ce travail sera dédiée à la biographie de François
d’Assise et à ses écrits principaux ; en particulier, nous nous concentrerons sur
le texte qui est considéré comme la source originelle de l’esprit franciscain, la
première Règle (ou Regula non bullata).
Dans la seconde partie, nous analyserons le premier de deux pôles qui
constituent le paradoxe exposé dans la problématique, notamment l’éloignement
double de François de son milieu. Premièrement nous nous pencherons sur la
distanciation vis-à-vis de la commune d’Assise, deuxièmement sur celle vis-àvis de l’Eglise.
C’est dans la troisième partie que nous prendrons en compte le deuxième
pôle de la tension, notamment le rapprochement de François à son milieu. Plus
spécifiquement, nous chercherons de comprendre les motivations qui incitent
François à rechercher l’approbation de son mouvement par l’Eglise Romaine.
En dernier lieu, à la suite de l’analyse de tous ces éléments, nous essayerons
de faire émerger des éléments cohérents sous jacents qui nous permettrons de
clarifier le paradoxe initial, illustré dans la problématique.
2.
BIOGRAPHIE ET ECRITS PRINCIPAUX DE FRANÇOIS
2.1.
Qui était François d’Assise ?243
François naît en 1182. Issu d'une riche famille marchande d’Assise, en
Ombrie, il mène d'abord une vie dissipée de jeune noble et rêve de devenir
chevalier. Après l’expérience de soldat dans une guerre contre Pérouse244, il
abandonne la chevalerie, puis tombe malade. Le changement de vie se produit
vers 1206. Il se retire dans une pauvreté absolue, se consacrant à la prédication
et gagnant son pain par le travail manuel ou l'aumône. Il va chez les gens
prédiquer la pauvreté, l’amour et le refus de l’argent et du luxe; il se met au
service des autres et invite à vivre de pénitence et de charité selon les percepts
évangéliques. Très vite, d'autres le rejoignent, et il se retrouve à la tête d'une
petite communauté.
Les disciples qui le suivaient furent appelés les Frères Mineurs (fratres di
penitentia). Ils avaient l’obligation d’effectuer des travails humbles nécessaires à
la survie et de ne recourir à l’aumône que dans des cas exceptionnels. Le
nombre des disciples augmenta très rapidement. Cela amena François, en 1210 à
soumettre la première règle des Frères Mineurs –Regula non bullata- (une règle
constituée par une série de principes évangéliques très simples)245 à
l’approbation du pape Innocent III. Le pontife ne lui accorda que l’autorisation à
243
Références :
DE ZURBARAN Francisco, François d'Assise, http://fr.wikipedia.org/wiki/François_d’Assise, consultation
du 2.03.2006.
FUSI, A., GIAPPICHELLI, M., POLCRI, A., Storia 1 : Dalla fine dell’Impero Romano al secolo XVII,
Firenze, Giunti, 1995, pp. 271-272.
244
Pérouse →commune confinant à celle d’Assise
245
Cfr. avec chapitre qui suit.
-
continuer sa prédication.
Rapidement, l'ordre franciscain tel que l'avait conçu François est dépassé
par son succès. Il s'organise contre ses vœux, si bien qu'après un voyage en
Égypte et une tentative ratée de convertir le sultan (1219), il abandonne la
direction de l'ordre.
En 1223, François se retire dans un ermitage pour réécrire sa règle (qui avait été
reconnu seulement verbalement par Innocent III), qui sera cette fois approuvée
par bulle (Solet annuere ) par Honorius III .
En août 1224, François se retire avec quelques amis au monastère de La
Verna.
Le 17 septembre il reçoit les stigmates. Désormais, il est souvent malade, et est
en proie à des crises d'angoisses. Il se réfugie dans une hutte près de l'église
Saint-Damien, où il avait commencé son itinéraire spirituel. C’est à ce moment
qu’il écrit son « Cantique du soleil » (ou « Cantique des créatures »), célébration
de Dieu en sa création, et l'un des grands poèmes italiens.
Il meurt le 3 octobre 1226, laissant derrière lui un Testament où il professe
son attachement à la pauvreté évangélique.
Il a été canonisé en 1228 par Grégoire IX.
Sa vie est racontée par Thomas de Celano et par saint Bonaventure. Elle a
également fait l'objet des Fioretti, recueil anonyme du XIVe siècle qui raconte
en ton naïf et humoristique les miracles et petites histoires qui seraient advenus
autour de François et de ses premiers disciples. L'une des anecdotes les plus
célèbres est la conversion d'un loup qui aurait terrorisé la population de la ville
de Gubbio. Sa vie, enfin, a été peinte par Giotto dans l'église Sainte-Croix de
Florence.
2.2.
La première Règle : les principes évangéliques de François
La première Règle, rédigée par François dans le laps de temps qui va de
1210 à 1221, constitue la vie et la règle des frères. Elle représente la source plus
importante des origines franciscaines.
K. Esser, se réfère à la première Règle de la manière suivante : « elle est
peut être la source la plus authentique : ne prenait-elle pas forme, ligne pour
ligne, pendant les Chapitres de la première génération franciscaine ? »246 ; D.
Flood ajoute : « l’histoire des origines franciscaines n’a pas de témoin plus
éloquent que le texte de la Règle »247.
En effet, il s’agit d’un document de base pour François et ses frères pour
exprimer leurs intentions qui résultent de leurs interprétations de l’Evangile248.
François et ses frères voyaient dans l’Evangile leur règle de vie. François
résume dans la Règle ce qu’il retient comme l’essentiel de ce Texte Sacré : le
respect total des enseignements de Jésus. De manière générale, la règle
correspondrait à vivre dans l'obéissance, dans la chasteté et sans aucun bien
d’appartenance, et surtout suivre la doctrine et les traces de Jésus-Christ. Elle
constitue le texte plus long et le plus représentatif de la spiritualité de François et
de la première fraternité de franciscain : de fait elle contient leur façon
d’interpréter et de vivre l’Evangile et décrit minutieusement la vie quotidienne
des frères.
Au sein de la première Règle nous trouvons ce qui constitue le
témoignage chrétien de François et de ses premières « fratres ». Ce témoignage
consiste dans le « vivere secundum formam sancti Evangelii »249.
246
ESSER K. cité in : DOZZI, Dino, Il Vangelo nella Regola non bollata di Francesco d’Assisi, Roma, Edizioni
Collegio S. Lorenzo da Brindisi, 19892, p. 30.
247
FLOOD D. cité in : Ibidem.
248
Environ la moitié de la Règle est constitué par des phrases évangéliques.
249
DALARUN, Jacques, Francesco d’Assisi : il potere in questione e la questione del potere, Milano, Edizioni
Biblioteca Francescana, 1999, p. 9.
La première Règle est nommé aussi Regula non bullata : « ainsi l’appellet-on, en dépit de l’assertion initiale selon laquelle le ″seigneur pape″, Innocent
III, aurait concédé et confirmé cette ″vie de l’Evangile de Jésus Christ″, à
François et ses frères, aucune lettre émanant de la chancellerie pontifie n’est
venue officiellement approuver ces dispositions réglementaires »250.
Jugée trop longue et trop stricte, elle est remplacée en 1223 par une
seconde règle, elle aussi de la main de François, approuvée par bulle par
Honorius III , d'où son nom de Regula bullata.
3.
UN ELOIGNEMENT DOUBLE DE SON MILIEU
3.1.
Eloignement au niveau de la commune
Dans cette partie de la recherche nous prendrons en considération la
distanciation opérée par François vis-à-vis de la commune d’Assise. Afin de
comprendre les motivations qui ont poussé l’homme à agir de cette manière,
dans un premier temps nous analyserons ce qui constituait l’esprit de la ville et,
dans un deuxième moment, au contraire, nous nous pencherons sur les principes
à la base de l’esprit de François d’Assise.
3.1.1. L’esprit d’Assise : une économie d’appropriation
La forme féodale de la société se modifie profondément après l’an Mil et
débouche sur le type d’organisation sociale qui se définit comme« communal »
et qui pour ce qui concerne l’Italie, trouve son épanouissement au cours des
XIIème et XIIIème siècles251.
Tout au long de cette période la commune se consacre à la conquête territoriale
des campagnes afin d’élargir sa juridiction et son pouvoir252. Les nouvelles
250
DALARUN, Jacques, François d’Assise ou le pouvoir en question : Principes et modalités du gouvernement
dans l’ordre des Frères mineurs, Paris, Bruxelles, De Boeck et Larcier s.a., 1999, p.29.
251
GUGLIELMINO, Salvatore, GROSSER, Hermann, Il sistema letterario: duecento e trecento, Milano,
Principato, 19922 , p. 31.
252
Idem, p.32.
ordonnances que la commune élabore, sont perçu comme des réponses aux
nouvelles réalités sociales.
Assise, décrète sa charte en 1210253. Celle-ci établit la forme
fondamentale de la commune pour les années futures. Elle décrit ce qui devra
constituer la dynamique sociale ; c’est-à-dire les conditions qui permettent
l’enrichissement matériel. C’est donc l’argent qui occupe la place d’honneur à
l’intérieur de l’ordre social d’Assise. De ce fait, le système socio-économique de
la
commune
est
donc
caractérisé
par
une
économie
individualiste
d’appropriation. L’objectif des citoyens c’est l’accumulation des possessions et
d’honneurs.
D’après un des plus connus historiens de l’économie du Moyen Age, Roberto
Lopez, « la démocratie communale ne pouvait pas être égalitaire car cela aurait
certainement
renversé tout l’ordre décrété par Dieu, qui selon l’opinion
religieuse de l’époque, avait crée les hommes inégaux et subordonnés en sens
hiérarchique selon leur valeur »254. Outre les divisions et les inégalités entre les
classes sociales, l’âge communal – comme d’ailleurs tout le Moyen Age- fut
caractérisé par d’importantes formes de préjugés et d’importants phénomènes de
marginalisation. C’est à cause de ça, que souvent lorsque on prend en
considération cette période historique, on parle de communauté et de chrétienté
fermée255pour se référer à la hiérarchie autoritaire et méfiante à l’égard de
chaque individu ou groupe qui manifestaient des diversités ; ces personnes
étaient perçues comme une menace pour l’équilibre sociale et ses valeurs.
C’est exactement ce qui se vérifie dans la commune d’Assise. En effet,
afin de se protéger contre la contagion des lépreux, la misère des pauvres et des
mendiants, la commune « refusait de reconnaître l’humanité de ces
malheureux : pour la ville ils étaient des hommes morts256 ».
253
FLOOD, David, Frère François et le mouvement franciscain, Paris, Les Editions ouvrières, 1983, p.17.
LOPEZ R. cité in: FUSI, A., GIAPPICHELLI, M., POLCRI, A., Storia 1 : Dalla fine dell’Impero Romano al
secolo XVII, Firenze, Giunti, 1995, p. 264 (traduction faite par moi).
255
LOPEZ R. cité in: Idem, p. 269 (traduction faite par moi).
256
FLOOD, David, Frère François et le mouvement franciscain, Paris, Les Editions ouvrières, 1983, p.31.
254
3.1.2. L’esprit de François : une économie de fraternelle
Le mouvement franciscain vivait une réalité autre que celle professée par
la charte de 1210, qui comme nous venons de le voir en haut constituait le
principe organisateur d’Assise. « Le jeu fondamentale d’Assise, c’était
l’appropriation : les règles du jeu favorisaient la nouvelle classe marchande. Le
jeu fondamental du mouvement, c’était la fraternisation, dans le sens de la
rencontre et du partage avec l’autre ; (…) pour pouvoir vivre ce jeu, les frères
avaient mis sur pied un comportement économique approprié »257. En effet,
François et ses disciples coupent les relations aux hommes et les relations aux
biens qui les intégraient à Assise ; ils définissent un nouvel ensemble de
relations aux biens et aux gens et manifestent une aversion pour toute forme de
pouvoir. Ils développent une économie de subsistance et de service qui ne donne
droit qu’aux possessions qui s’imposent: les vêtements258 et les instrument de
travail. Leur système économique leur assure les choses nécessaires à la vie ;
l’argent est catégoriquement exclu de leur base économique. En effet, François
et ses frères refusent à l’argent toute reconnaissance et toute fonction dans leur
vie : « nous ne devons pas attacher ou accorder plus grande utilité à l’argent et
à la monnaie qu’à des cailloux »259. En outre, l’argent représente un grand
danger car il risque d’éloigner les frères de la vie de précarité continuelle des
autres pauvres, et de cette manière il leur « empêcherait de vivre concrètement
en tant que ″frères mineurs″ »260.
Ils accordent la priorité absolue aux
sentiments de fraternité et minorité. Les frères s’engagent contre l’esprit
d’Assise en prônant le partage des biens. De plus, pour ce qui concerne leurs
relations aux gens, par le fait qu’ils se soient rangés de la part des plus démunis,
257
FLOOD, David, op. cit., p.71.
Mais dans ce cas aussi, par leurs habits humbles, les frères se placent aux antipodes des marchants et des
nobles qui faisaient de leurs vêtements un signe de distinction.
259
François d’Assise cité in: FLOOD, David, op.cit., p.25.
260
DOZZI, Dino, Il Vangelo nella Regola non bollata di Francesco d’Assisi, Roma, Edizioni Collegio S.
Lorenzo da Brindisi, 19892, p. 179.
258
François et ses frères sont allés au-delà des règles de conduite inculquée par leur
milieu : l’intégration sociale des pauvres va contre les pratiques et les lois de la
ville. « Le fait que les frères se solidarisent avec eux dans leurs grands besoins
démontre qu’ils avaient pris parti pour ces malheureux contre la ville qui leur
déniait leur humanité »261. Vivre en tant que « frates minores » correspond
impérativement à partager la vie de tous les pauvres. François et ses disciples
veulent rapprocher le plus possible leur conduite de vie à celle de « Jésus Christ
pauvre et humilié (…) ils désirent partager son destin ; (…) les frères veulent
entrer par leur vie dans la vérité de Jésus Christ, une vérité qui, de fait, ne
cadrait guère avec le monde d’Assise qui se voulait chrétien »262. Cette
identification avec le Christ, leur permet aussi de développer les théories de la
quête et de la mendicité263. La première s’explique par le fait que si Jésus Christ,
le Fis de Dieu n’a pas eu honte de vivre d’aumône, les frères non plus, ne
devront pas avoir honte264 . La deuxième s’impose comme une pratique
nécessaire afin de faire passer la vérité de Jésus pauvre et humilié, qui incarne le
modèle à suivre.
S’il est vrai que la charité publique à l’égard des « débris humains »
exercée par François et ses frères pouvait aussi être jugée positivement par les
citoyens d’Assise, il est aussi vrai qu’en même temps, à cause de leur distance
critique par rapport aux intérêts de la commune, ils continuaient à être regardés
avec dédain265.
3.2.
Eloignement au niveau de l’Eglise
A ce point du travail, après avoir traité de l’éloignement de François et de
ses frères à l’égard du système socio-économique d’Assise, nous nous
pencherons sur ce qui constitue la prise de distance de François au niveau de
l’Eglise romaine. Même si cette distanciation ne s’effectue point de manière
261
FLOOD, David, op. cit., p.32.
Ibidem.
263
Idem, p.45.
264
DOZZI, Dino, op. Cit., p. 187.
265
FLOOD, David, op. cit., p.66.
262
directe et explicite, il est vrai, comme le souligne bien Flood, que « en quittant
Assise, François et ses frères ont quitté l’Eglise d’Assise »266. Dans le but de
mieux saisir ce détachement, nous prendrons en compte premièrement la
mondanité manifestée par l’Eglise au cours des premiers siècles après l’an Mil et
deuxièmement, nous opposerons à cela l’attitude solidaire et pauperiste de
François vis-à-vis des plus fragilisés.
3.2.1. Les fastes, la mondanité la soif d’expansionnisme manifestés
par l’Eglise Romaine
Comme le constate bien David Flood267, dans la poursuite et le maintient
de la paix au Moyen Age, l’Eglise joue un rôle ambigu ! En effet, même si, en
tant qu’institution chrétienne, elle était tenue à prêcher et promouvoir la paix, en
réalité, étant donné le fait qu’elle représentait un gros propriétaire territoriale,
elle donnait la priorité à des intérêts strictement territoriaux. C’est donc à cause
de cette motivation, qu’elle donne son soutien aux guerres de la commune. Un
exemple illustratif de l’attitude débordée des religieux à cette époque, est
incarné par Giovanni Lotario qui, en 1198268, à la veille du XIII siècle fut élu
comme pontife sous le nom d’Innocent III269. Avant tout, le pape se préoccupa
d’ « avoir solidement dans ses mains » le domaine de l’état de l’Eglise et d’en
élargir les confins. Après s’être servis de la curie romaine en comme instrument
de contrôle de la société occidentale entière, Innocent III programma un ample
plan d’extension de l’influence de l’Eglise dans d’autres régions270. De suite, je
mentionne un extrait d’une lettre écrit par Innocent III (Epistolae, I, 401) qui
énonce de manière explicite sa prétention d’affirmation de l’autorité papale et du
prestige politique de l’Eglise : « L’Eglise romaine, que j’ai marié, m’a apporté
une dot : de la part de Rome j’ai reçu soit la mitre -symbole de ma fonction
religieuse, soit la tiare qui me confère le domine sur la terre. Je suis établit par
266
Idem, p.153.
Idem, p.66.
268
FUSI, A., GIAPPICHELLI, M., POLCRI, A., op. cit., p. 232.
269
Giovanni Lotario, nommé comme pape Innocent III, fut pape du 1198 au 1216.
270
Idem, p. 233.
267
Dieu au-dessus des peuples et des royaumes. Rien de ce qui se passe dans
l’univers doit échapper à l’attention et au pouvoir du souverain pontife. »271
3.2.2. La pauvreté, la charité professées par François et ses frères
François a toujours été loin de critiquer ou de désapprouver ouvertement
l’Eglise de Rome. Plutôt que de juger négativement l’attitude matérialiste et
égoïste de l’institution ecclésiastique,
François s’est limité à adopter une
attitude différente de cette dernière Dans sa conduite de vie il n’a donné espace
qu’à l’humilité, la pauvreté et la charité qui le rapprochaient des plus fragilisés
et de Jésus Christ lui-même. Afin d’être fidèle à ses principes jusqu’au fond,
comme nous l’avons vu juste en haut, pour commencer François se dépouille de
tous ses avoirs et richesses. En suite il renie et condamne la centralité revêtue
par l’argent et tous types d’appropriation. Pour n’aller pas contre son idéologie,
François refuse même l’élévation et le prestige social qu’à un moment donné la
collectivité voulait accorder à lui et à ses frères pour les services sociaux offerts.
François n’a aucun autre désire que partager le chagrin des pauvres, leur
humiliations et leur souffrance. Ce n’est qu’à travers cette attitude de vie que
l’on peut saisir, comprendre et partager le destin de Jésus Christ, le plus grand
pauvre et humilié que peut être l’histoire n’aille jamais connu.
4.
LE RAPPROCHEMENT A SON MILIEU
4.1.
La recherche d’approbation du mouvement de la part de
l’Eglise
Tout au long de cette quatrième partie de la recherche, nous nous
occuperons de l’analyse des éléments qui ont poussé François à se rapprocher de
nouveau à son milieu.
L’intérêt repose dans la découverte des vrais motivations qui auraient induits à
la recherche par François de la prise en compte officielle de la part de l’Eglise
271
GUGLIELMINO, Salvatore, GROSSER, Hermann, Il sistema letterario: duecento e trecento, Milano,
Principato, 19922 , p. 285.
de son courant. Est-ce que cette attitude résulte d’une nécessité de profonde
cohérence avec sa théologie ou plutôt s’agit-il d’un escamotage pour éviter
l’hérésie ?
4.1.1 L’approbation comme choix stratégique ?
Est-ce que nous devons concevoir comme une contradiction le fait que
dans un premier temps François refuse le pouvoir et qu’après il fait le choix de
l’institutionnalisation ? En effet, si nous prenons en compte le détachement -bien
que indirect- opéré par François et ses premiers disciples vis-à-vis de l’Eglise,
de prime abord la demande soudaine d’approbation au sein du système
ecclésiastique, nous parait ambiguë et paradoxale.
Flood est de l’avis que « l’éducation sociale que le jeune François c’est
donné à Assise [lorsqu’il menait encore une vie aisée, en tant que fils d’un riche
marchant] (…) (le rend capable de) reconnaître le savoir-faire politique exigé
pour lancer un mouvement en brèche avec le monde, sans s’attirer l’hostilité de
ce monde »272. En effet, cette recherche de « mise en règle » nous amène à
supposer
que
peut-être
l’intérêt
sous-jacent
de
l’institutionnalisation,
correspondrait à éviter de lourdes répercussions pour le mouvement. Il s’agirait
donc d’un choix stratégique mise en oeuvre par François afin de ne pas se
brouiller avec l’institution de l’Eglise de Rome et ne point subir le même sort
des mouvements populaires religieux accusés d’hérésie.
Mais est-ce vraiment le cas ? C’est ce que nous chercherons de découvrir par la
suite !
4.1.1.1. La persécution des mouvements religieux populaires
Tout au long des siècles successifs à l’an Mil, l’Europe chrétienne a été
caractérisé par une contestation religieuse contre le clergé, considéré comme
corrompu, et contre certaines ordonnances de l’Eglise de Rome273. L’agitation
fondait ses racines dans la situation crée par la mondanité de l’Eglise, par
272
273
FLOOD, David, op. cit., p.74.
FUSI, A., GIAPPICHELLI, M., POLCRI, A., op. cit., p. 197.
l’interférence du pouvoir mondain au sein de l’institution de l’Eglise et dans
l’élection des religieux.
De manière générale, les protestations hérétiques considéraient le christianisme
des origines comme son point de référence idéologique. D’après les
historiens274, les mouvements religieux populaires qui de fait incarnaient cette
protestation, cherchaient à animer à nouveau la vie apostolique de Jérusalem où
les premiers chrétiens partageaient leurs biens et proclamaient l’Evangile. Ces
mouvements se caractérisaient par trois traits principaux : envoi évangélique,
pauvreté et prédication pénitentielle275. De fait, ces comportements moraux
rigoureux, en particulier la pratique de la pauvreté communautaire, constituaient
l’accusation la plus efficace contre le clergé. Ce dernier était intégré dans le
système du pouvoir et se préoccupait surtout des richesses territoriales. A la
mondanité exercée par l’Eglise on opposa soit des attitudes qui se référaient à la
pauvreté évangélique soit un sens profond de solidarité sociale.
Cependant, jusqu’au moment où ces mouvements réformateurs se maintenaient
à l’intérieur de l’orthodoxie et de l’institution ecclésiastique, la hiérarchie et
donc le pape, ne pouvaient que les approuver. Le problème se posait lorsque le
renouvellement religieux se « manifesta (…) en formes moins mystiques, selon
une perspective de vie associée et non pas conventuelle ou encore dans une
implacable désapprobation vis-à-vis des fondements religieux : à ce moment le
conflit était inévitable. C’est ce qu’arrive avec ces mouvements que -d’après
l’avis de l’Eglise- seront désignés comme « hérétiques » : ces des Patari, des
Vaudois, des Cathares »276.
274
FLOOD, David, op. cit., 1983, p.61.
Ibidem
276
GUGLIELMINO, Salvatore, GROSSER, Hermann, op. cit. , p. 42.
275
4.1.1.2. Similitudes et différences entre les mouvements religieux
populaire et le mouvement franciscain
L’envie de renouveau religieux, le refus de l’aisance et de richesse, la
pratique de la pauvreté, la solidarité à l’égard des autres, la référence directe aux
sources évangéliques : voilà toutes les exigences, les motivations et les
caractéristiques que le mouvement franciscain (lors de sa naissance) avait en
commun avec les mouvement hérétiques. De manière générale, le mouvement
franciscain se distingue de ces derniers par le fait que François d’Assise canalise
tout ce que nous venons d’exposer en haut, à l’intérieur de l’Eglise officielle.
Mais il existe d’autres distinctions entre les mouvements religieux populaires et
le mouvement franciscain277. Pour commencer, comme nous avons eu l’occasion
de le constater au sein du chapitre 3.1.1., le mouvement de François part d’un
comportement économique en nette opposition avec les structures sociales de ce
temps, tandis que les mouvements religieux populaires provoquent un
redressement moral qui ne met pas en question le système socio-économique. En
suite, François et ses disciples se mêlent à la vie des hommes et des femmes
dans le sens qu’ils sont ouverts aux autres; à donner mais aussi à recevoir.
L’échange entre François, ses frères et les autres personnes, est donc réciproque.
Au contraire, les mouvements religieux populaires, semblent rester plus à
l’extérieur de la vie de gens qui écoutent leur prêche.
4.1.2. L’orthodoxie en tant que choix
Et si la demande de légitimation par l’Eglise, au lieu de correspondre à
une nécessité (née par des pressions circonstancielles) coïnciderait, au contraire,
avec un choix délibéré fait par François ? En effet, pour François,
l’institutionnalisation représentait « d’abord la transposition d’une expérience
277
FLOOD, David, op. cit., pp.62-63.
individuelle en entreprise collective, le passage de l’ego au nos »278 mais aussi
et surtout, une « garantie d’inscription d’une idée dans la durée »279.
De toute façon, il est important de dire que même si François a cherché la
légitimation de son mouvement par l’Eglise, cela ne signifie point que ses
principes coïncidaient avec ceux de cette dernière ; en effet, entre les deux ils
existaient quand même des écarts évidents. « Innocent III (…) et Honorius III
(…) ont toujours supposés que les frères et eux appartenaient au même univers
social de l’Eglise (…), mais comment ces hommes d’Eglise, universitaires et
administrateurs, auraient-ils pu apprécier les conditions de vie concrètes des
frères alors qu’ils ne les partageaient pas ? »280. En effet, la première éclatante
différence entre le mouvement franciscain et l’Eglise correspondait au fait que
cette dernière était prise par le monde de l’argent, tandis que le mouvement de
François ne l’était pas. En deuxième lieu, la notion de pénitence281 revêt une
grande importance pour François : elle constituait un changement de vie exigé
pour suivre Jésus Christ dans toute son humilité et sa pauvreté. De son côté le
haut clergé, se voyait difficilement privés de ses richesses et de son pouvoir. De
plus, au lieu de « subir les rites et les paroles de la culture chrétienne »282,
François se réfère constamment de manière directe à l’Evangile et met en
pratique ses principes dans la vie de tous les jours. François et ses frères se sont
engagés concrètement dans le monde, tandis que l’Eglise ne s’est limitée
qu’aux «grandes théories ».
4.1.2.1. Le principe évangélique d’obéissance
« François et ses frères, soumis à toute créature humaine à cause de Dieu
ne se sont certainement pas révoltés contre les responsables de l’Eglise.»283. Ce
principe d’obéissance est inspiré par leur attitude de minorité qui les induit à
278
DALARUN, Jacques, François d’Assise ou le pouvoir en question : Principes et modalités du gouvernement
dans l’ordre des Frères mineurs, Paris, Bruxelles, De Boeck et Larcier s.a., 1999, p.26.
279
Ibidem.
280
FLOOD, David, op. cit., pp. 150-151.
281
Idem, p. 156.
282
Idem, p. 125.
283
Idem, p. 154.
considérer tout le clergé et tous les religieux en tant que leurs propres supérieurs.
Nous en trouvons l’explicitation au sein des chapitres XVIII et XX de la
première Règle qui présentent la vie des frères en tant que vie d’absolue
obéissance à l’Eglise et de pleine orthodoxie.
Mais quelles sont les raisons qui motivent cette obéissance ?
4.1.2.2. La présence de Jésus Christ dans l’Eglise
C’est seulement dans l’institution de l’Eglise que l’on peut trouver le
pardon des péchés, le corps et le sang du Christ. Les motivations profondes qui
induisent François à vivre dans l’Eglise sont les sacrements de la confession et
de la communion. En d’autres termes, l’Eglise accueille la présence du Christ.
D’ici résulte donc la signification d’une prédication évangélique en harmonie
avec l’Eglise qui met en relief le lien inséparable entre l’obéissance et le Christ,
lequel « parle au sein de l’Evangile qui est vécu dans l’Eglise »284.
5.
CONCLUSION
Tout au long de cette recherche, nous avons essayé de faire ressortir des
éléments pertinents pour chercher à répondre aux questionnements initiaux,
notamment :
Comment comprendre le paradoxe qui voit d’une part le détachement
critique de François à l’égard de son milieu et d’autre part sa demande
d’intégration et reconnaissance au sein de ce dernier ?
Etant donné le fait que par son attitude, François se place en même temps
tant à l’extérieur qu’à l’intérieur des confins ecclésiales, dans quelle mesure
pouvons-nous considérer le mouvement franciscain et tant que mouvement
réformateur au sein de l’Eglise Romaine ?
Comme nous avons eu l’occasion de le constater, l’éloignement de
François à l’égard de son milieu est motivé par le refus d’un esprit matérialiste
et capitaliste.
284
DOZZI, Dino, op .cit., p. 242.
La commune d’Assise donne la priorité à l’argent, à l’enrichissement individuel,
à l’expansionnisme territorial et marginalise les pauvres (les malades, les
lépreux, les mendiants) tout en oubliant leurs conditions de vie pénibles.
L’Eglise, de sa part, au lieu de concrétiser les principes évangéliques de charité
et pénitence, s’adonne au soutien du jeu organisé par la commune. Elle partage
avec la commune l’envie d’enrichissement financière et d’expansionnisme
territoriale. Mais pour ce qui concerne l’éloignement vis-à-vis de l’Eglise, il faut
mettre en évidence une nette distinction opérée par François : plutôt que prendre
de la distance à l’égard de l’institution de l’Eglise, François effectue une
distanciation vis-à-vis de son clergé corrompu. En effet, comme nous l’avons
vu, François reconnaît que au sein de l’Eglise, parmi l’Eucharistie et la
Communion, on retrouve la présence de Jésus Christ. Par conséquence et
compte tenu du fait que François veut suivre les traces du Messie, le
détachement à l’égard de l’institution ecclésiastique est improbable.
La recherche de légitimation faite dans un deuxième temps aux ministres de
l’Eglise, en premier lieu, se justifie donc pour rendre possible le rencontre avec
le Christ. Une deuxième raison c’est le principe de minorité mis en acte par
François et ses frères à l’égard de tout être vivant ; l’obéissance à ses propres
supérieurs constitue une des principes doctrinaux enseignés par le Christ.
Enfin, une motivation plus subtile qui justifierait ce rapprochement,
correspondrait au souci de survivance dans le temps du mouvement franciscain,
réalisable uniquement par l’institutionnalisation de ce dernier.
A la lumière de cette attitude à la fois critique et complaisante de
l’institution catholique, peut-on qualifier François de réformateur ?
Au travers de son exégèse, François a mis en évidence plusieurs passages
de l’Evangile qui lui ont permis de ressortir les principes qui ont justifié sa
démarche sociale. Par la mise en oeuvre de ces principes évangéliques
(notamment la pauvreté, la fraternité, la charité et la pénitence) dans la
quotidienneté de son temps et aux bénéfices des plus démunis, François a mis en
action une réforme des mœurs. Il ne destinait pas ses frères au service politique
de l’Eglise ; il ne semblait avoir d’autres buts que de vivre humble, pauvre mais
joyeux, parmi le chagrin et la tristesse des malades et des pauvres. Dans une
époque marquée par l’indifférence de la part du clergé à l’égard des plus
misérables, François et ses frères, au travers de leur foi laborieuse et active dans
le contexte social, ne peuvent donc qu’être considérés en tant que membres d’un
mouvement réformiste.
R. de Gourmont dans son portrait de François, le qualifie comme « un très
libre esprit (…) qui respecte beaucoup l’autorité ecclésiastique, mais il la
redoute encore davantage. Il n’est pas l’homme de la tradition, mais il imagine,
il innove, il crée, il n’a pas peur d’être original. (…) (Il est donc à considérer)
comme un réformateur de la vie religieuse » 285.
BIBLIOGRAPHIE
DALARUN, Jacques, François d’Assise ou le pouvoir en question : Principes et modalités du
gouvernement dans l’ordre des Frères mineurs, Paris, Bruxelles, De Boeck et Larcier s.a.,
1999.
DOZZI, Dino, Il Vangelo nella Regola non bollata di Francesco d’Assisi, Roma, Edizioni
Collegio S. Lorenzo da Brindisi, 19892.
FLOOD, David, Frère François et le mouvement franciscain, Paris, Les Editions ouvrières,
1983.
FUSI, A., GIAPPICHELLI, M., POLCRI, A., Storia 1 : Dalla fine dell’Impero Romano al
secolo XVII, Firenze, Giunti, 1995.
Sources Internet
-
http://agora.qc.ca/mot.nsf/Dossiers/saint_Francois_d_Assise, consultation du 2.03.2006.
-
http://fr.wikipedia.org/wiki/François_d’Assise, consultation du 2.03.2006.
285
DE GOURMONT Remy, Portrait de Saint François,
http://agora.qc.ca/mot.nsf/Dossiers/saint_Francois_d_Assise, consultation du 4.03.2006.
Deux fonctions de l’Eglise comme lieu dans l’œuvre de Dietrich
Bonhoeffer
Présenté par Gael Calame
• Introduction
Dans le cadre d’une réflexion sur le réformisme, l’œuvre de Dietrich Bonhoeffer
mérite toute notre attention. Alors que l’Allemagne traverse, entre 1930 et 1945,
une sombre période au niveau spirituel -et à plus forte raison, politique- la
pensée du célèbre théologien protestant ouvre de nouvelles voies dans
l’approche du rapport que peut entretenir la religion avec le politique, avec
l’autre, avec une société en phase de sécularisation. De même, l’œuvre de
Bonhoeffer inaugure - parmi d’autres- une nouvelle définition (ou une redéfinition) de ce que doit être pour l’avenir l’institution religieuse (l’Eglise) et
aussi bien la modalité des rapports qu’elle doit entretenir avec le non-religieux
ou l’a-religieux, que le statut ou l’espace qu’elle doit occuper dans l’ensemble
de la société moderne. En effet, une partie non négligeable de la pensée de
Bonhoeffer se concentre sur l’actualisation de l’Eglise, ses fonctionnaires et son
rôle.
Somme toute la direction que prendra ce travail, dans le cadre d’une étude sur le
réformisme, aura pour objet la fonction ou les fonctions de l’Eglise dans la
société moderne, fonction d’une Eglise redéfinie par Bonhoeffer.
L’ensemble du travail portera d’abord sur la re-définition de l’Eglise et son
actualisation, ensuite sur l’ « espace » que doit occuper l’Eglise selon notre
auteur, aussi bien que sur le rôle de l’Eglise dans l’espace social ; enfin, les deux
fonctions de l’Eglise : fonction sociale, fonction politique, que nous définirons
ultérieurement et qui respectivement entretiennent un rapport étroit avec les
questions de l’Autre et de la Sécularisation.
Le choix d’une telle orientation d’étude n’est pas hasardeux. En effet, dans le
cadre d’une réflexion sur le réformisme, force est de constater l’importance que
prennent, pour les acteurs d’un élan réformiste, des questions comme le statut et
le rapport de l’Autre (qu’il soit avec ou sans-Dieu, pour reprendre une formule
de Bonhoeffer), ou simplement le rôle et l’espace que peut ou doit occuper
l’institution religieuse, son influence possible, dans l’organisation sociale. De
même, l’élan réformiste ne passe pas à côté d’une redéfinition de l’institution
religieuse qui l’a vu naître, c’est peut être même là, l’action première d’une
démarche réformiste. C’est pourquoi nous nous efforcerons, comme dit plus
haut, de bien cerner la conception nouvelle d’un Bonhoeffer dans la définition
de ce qu’est l’Eglise.
Pour conclure, il sera nécessaire de s’arrêter quelque peu sur la réception
actuelle de Bonhoeffer. En effet, et c’est là notre avis, toute entreprise réformiste
ne peut s’engager -nécessairement et absolument- que dans une perspective
historique. En effet, l’effort réformiste est principalement motivé par le besoin
de répondre hic et nunc aux travers par lesquels passe l’institution religieuse.
Quand bien même la volonté du réformiste est d’inscrire sa pensée, sa réforme
dans une démarche à long terme (qu’on pense par exemple à la démarche
luthérienne qui, même si elle donna naissance à une nouvelle confession, n’avait
pour volonté première que de répondre à la confusion institutionnelle et
mystique de l’église catholique du XVIème siècle), sa motivation originelle est
d’apporter une réponse à l’ici et au maintenant d’une institution ou d’une
pratique religieuse qu’il considère sur le moment comme détournée, oublieuse
de ses fondements premiers et primordiaux. C’est pourquoi l’on peut
caractériser la perspective dans laquelle s’inscrit l’élan réformiste d’historique.
Sur une telle base, l’intérêt d’une étude de la réception d’une action réformiste
sera de faire la part des choses entre les éléments qui ne s’adressaient
effectivement qu’à l’ici et au maintenant et les éléments qui auront été gardés
ultérieurement, retenus comme éléments essentiels à l’adaptation de l’institution
ou de la pensée religieuse face à l’évolution de l’espace dans lequel elle évolue,
face à la modernité.
1. Définition et actualisation de l’institution religieuse
Une question qui aurait pu être la base de la réflexion de Dietrich Bonhoeffer
nous est posée par H. Mottu, grand commentateur de notre théologien : « Pour
qui, avec qui et au nom de qui sommes-nous l’Eglise ? »286. Un cours de
Bonhoeffer sur l’essence de l’Eglise287 (1932) ainsi que plusieurs écrits
ultérieurs tentent de répondrent à cette question.
« Christ existant en tant que communauté : c’est la une réalité de foi, non
visible. Il va de soi que le Christ se tient aussi vis-à-vis de la communauté.
L’humanité reste toujours l’humanité d’Adam. La croix reste valable. Dans le
catholicisme, ce vis-à-vis est aboli. L’Eglise est considérée comme étant
délivrée du monde, de la bassesse, de l’humanité adamique. L’identité du Christ
et de la communauté devient une identification absolue »288. La formule est
restée célèbre. Que cherche à dire par là Bonhoeffer ? Un trait capital de l’œuvre
de Bonhoeffer se caractérise par sa théorie de « réappropriation incarnationiste »
286
MOTTU, H., Dietrich Bonhoeffer, Cerf, Paris, 2002. p.63.
BONHOEFFER, D., La nature de l’Eglise, Otto Dudzus éd., Labor et Fides, Genève, 1972.
288
BONHOEFFER, D., La nature de l’Eglise, op.cit., p.54.
287
du monde. Comme il est possible de le lire dans l’Ethique289, Bonhoeffer tente
de faire l’illustration d’un monde réconcilié et unifié en Christ. Contre une
éthique et une théologie chrétienne qui définit un monde divisé : monde sacré
(message divin, Parole, institution religieuse hors-monde) et monde terrestre
(humanité, péché) ; le théologien allemand démontre une réalité unifiée par et en
Christ, par la Parole et le Commandement. Quel rapport peut bien entretenir une
telle théorie avec la formule du « Christ existant en tant que communauté » qui
est censée caractérisée l’Eglise ? Nous l’avons vu, Bonhoeffer reproche à
l’institution catholique, ou à sa Tradition d’avoir aboli, malgré sa
compréhension de l’incarnation christique, le « vis-à-vis » du Christ et sa
communauté, et d’y avoir substituer une représentation d’une Eglise délivrée du
monde, de son humanité adamique. Dès lors, « l’identité du Christ et de la
communauté devient une identification absolue ». C’est là le point essentiel de
la théorie institutionnelle de Bonhoeffer. Car notre auteur n’a de cesse d’insister
tout au long de son œuvre sur l’importance, premièrement de l’attachement au
monde de la part de l’humanité (humanité adamique), et deuxièmement de la
« mondanéité » de l’Eglise (contre une Eglise délivrée). C’est dans une
prédication à Barcelone en 1928 qu’il dira « Il n’y a rien de ce qui existe dans le
temps qui soit divin, sûrement pas l’Eglise, même pas notre religion »290. De
même, pour exprimer cette loyauté, cet attachement que doit l’homme à la terre
il dira plus loin : « Dieu veut que nous soyons totalement ce que nous sommes,
[...]. Il veut voir des êtres humains, non des fantômes qui auraient honte de la
surface de la terre, il a fait de la terre notre mère, Lui qui est notre Père. Nous
n’avons pas été créé anges, mais enfants de la terre »291.Nous voyons la le rôle
de l’humain et plus encore celui de l’Eglise qui est de dire oui à la terre, à
affronter son temps. Sous ces accents parfois nietzschéens, se cache le « refus de
toute dichotomie entre le spirituel et le corporel, entre l’éternel et le temporel, et
[le refus] avec la même énergie [de] toute complaisance à l’égard du Zeitgeist et
de ses modes »292. Nous voyons ici les prémisses de la volonté dont Bonhoeffer
fera preuve d’inscrire l’Eglise dans son époque, d’insister sur son rôle au sein de
la politique des années 1930 à 1945. Nous voyons donc en quoi ce « vis-à-vis »
d’une communauté et du Christ mérite d’être sauvegardé face à la volonté d’une
théologie qui voudrait lui substituer une Eglise délivrée. Cette affirmation d’une
« mondanéité » de l’Eglise comporte, et c’est là tout l’enjeu réformiste de notre
auteur, des accents éminemment pratiques. L’impératif stipulant que rien, pas
même l’Eglise temporelle n’est divin, demande une relecture et une redéfinition
de l’organisation religieuse et des rôles internes et externes qu’a à jouer l’Eglise.
Tout d’abord, au niveau structurel et communautaire. Aucun clerc n’est (même
si toutefois il incarne le substitut du commandement sur Terre [Ethique])
289
BONHOEFFER, D., Ethique, Labor et Fides, Genève, 1969.
Cité par MOTTU, H., Dietrich Bonhoeffer, op.cit., p.64.
291
Cité par MOTTU, H., Dietrich Bonhoeffer, op.cit., p.65.
292
MOTTU, H., Dietrich Bonhoeffer, op.cit., p.66.
290
détenteur d’une forme de sacralité ou de Vérité dont lui seul peut jouir a
contrario de ses pairs humains. Bonhoeffer insiste sur l’idée d’un sacerdoce
universel, c’est dire qu’il n’existe pas de nature différente entre le clerc et le
laïque. Si tout deux participent de la même nature, leur rôle seul diffère, dans la
mission qu’ils ont à assumer sur terre, leur mandat293 . Enfin, comme nous le
verrons plus loin, cette « mondanéité » de l’Eglise suppose une redéfinition du
lieu et de la forme que prend l’Eglise dans le monde, lieu et forme jamais définis
et déterminés de façon absolue. Ces affirmations sont en partie là pour répondre
aux tentatives de sécularisation de l’Eglise, entre autres, entreprises par le
théologien Dibelius. Celui-ci avait pour volonté d’affirmer une Eglise et ses
droits dans la vie publique face à un état en voie de sécularisation. Ceci dans le
but de proposer à la société civile des valeurs et une éthique sur laquelle se
fonder, même indépendamment de l’institution religieuse. Mais une telle volonté
ne fait pas raison aux yeux de Bonhoeffer. Lui, affirme qu’une telle démarche se
résume à une vaine entreprise de sécularisation et de christianisation de l’Etat. Il
oppose à cela sa volonté d’une Eglise qui ne s’en tienne qu’à la Parole seule du
Christ et aux pardons des péchés. L’accent est mis sur l’esprit communautaire
qui doit faire face à « l’homme fort », individu-idole, détenteur d’une éthique
basée sur des axiomes moraux uniquement humains (Führer).
C’est ici que nous rejoignons l’idée du « Christ existant en tant que
communauté ». L’Eglise ne s’adresse pas à une catégorie privilégiée ou choisie
de la communauté humain, elle doit, et contre Dibelius, ne pas s’adresser qu’aux
seuls bourgeois, mais bien plutôt à l’ensemble de l’humanité, les bourgeois, les
travailleurs, les exclus, les athées, les sans-Dieu. La Parole, le commandement
s’ouvre et s’affirme à l’ensemble du vivant, l’incarnation Christique embrassant
la somme de tous les possibles humains, de toutes les modalités d’existence
humaines. Cette affirmation capitale, nous le verrons plus bas, révolutionne une
fonction capitale de l’institution religieuse aux yeux de Bonhoeffer : la fonction
sociale et la place de l’Autre.
Dès lors, « qu’est-ce que l’Eglise en tant que révélation de Dieu »294 ?
La question sera donc ici de savoir comment et « [...] à quelles conditions
l’Eglise sert Dieu, se met au service du prochain suit l’appel de Dieu »295. La
réponse que propose Bonhoeffer est en tout novatrice : « L’Eglise sera ce lieu
(humain) où l’on pose cette question et où l’on vit cette inquiétude »296.
2. L’Eglise comme lieu
293
BONHOEFFER, D., Ethique, op.cit.
BONHOEFFER, D., La nature de l’Eglise, op.cit., p.21.
295
MOTTU, H., Dietrich Bonhoeffer, op.cit., p.68.
296
MOTTU, H., Dietrich Bonhoeffer, op.cit., p.68. (C’est nous qui soulignons).
294
Comment comprendre cette formule complexe d’ « Eglise comme lieu » ? Une
première indication nous est offerte par les différentes représentations de
l’Eglise avant Bonhoeffer. L’Eglise catholique parle d’ « Eglise comme être ».
Détentrice de la Tradition véritable, de la Parole et du Commandement divin,
dispensatrice du message biblique et de la vérité mystique, l’Eglise catholique
« porte » le christ en elle-même et le partage dans un mouvement vertical aux
croyants. Le Théologien et ami de Bonhoeffer, Karl Barth, parle d’ « Eglise
comme acte ». Affirmant que la liberté de la grâce ne doit être reçue ni mesurée
par la seule institution pieuse, religieuse, Barth écrit que le premier rapport
s’inscrit dans un dialogue entre le croyant et sa divinité ; dialogue, affirmation
de sa foi, autant d’actes qui doivent être la base de l’organisation religieuse
(Römerbrief).
Enfin, Bonhoeffer affirme une Eglise comme lieu. La finesse et l’originalité
d’une telle définition tiennent en ce qu’elles ne mettent de côté ni le message ni
l’action, mais les regroupent plutôt dans un même élan. Fondée sur l’idée de
« réappropriation incarnationiste » du monde, et sur la définition d’une Eglise
«dans et pour le monde », L’Eglise comme lieu incarne la promesse d’une
réalité et d’un Dieu réconciliés, ré-unifiés par le Christ. L’Eglise devient dès
lors, comme « Christ existant en forme de communauté », le lieu où se maintient
l’incarnation du Christ au milieu du monde. Mais pourquoi affirmé un lieu,
quelle est son utilité pratique ? « [..] parce que si Dieu est réconcilié avec le
monde, cette réconciliation doit s’extérioriser, avoir de la place, non pas du tout
comme une plateforme supérieure (ou inférieure !), au monde, ou comme un
tremplin vers l’au-delà (ou l’au-dedans !), mais comme une structure, où cette
réconciliation se fasse jour »297. Véritable appartenance au monde, l’Eglise doit
être dans le monde car Dieu est lui aussi, plus encore, dans et pour le monde.
Véritable communauté, « l’Eglise manifeste le caractère concret et
communautaire du Christ, comme Christ est en lui-même une personne
structurante, représentative et collective »298. L’Eglise est donc plus la présence
du Christ, Christ présent au monde, qu’une institution chargée d’être la
médiatrice du Christ, ou chargé d’être tournée insuffisamment vers Lui.
L’importance ici est de relevée la nouveauté et la rareté (encore actuellement)
d’une telle position. La « spatialité » christique n’est en effet que rarement
comprise ou interprétée en ces termes. Il est plus commun de trouver une
interprétation du type théologie dialectique de la transcendance. Une position
comme celle de Bonhoeffer mérite qu’on s’y arrête pour comprendre en quoi
elle apporte quelque nouvel élément : « le pourquoi de l’Eglise va apparaître
fondé, non face à la réalité, mais en son milieu »299. Si la « mondanéité » de
l’Eglise prend tant d’importance aux yeux de Bonhoeffer c’est parce qu’elle est
297
DUMAS, A., Dietrich Bonhoeffer. Une théologie de la réalité, Labor et Fides, Genève, 1968. p.92. (C’est
nous qui soulignons).
298
299
DUMAS, A., Dietrich Bonhoeffer. Une théologie de la réalité, op.cit. p.92.
DUMAS, A., Dietrich Bonhoeffer. Une théologie de la réalité, op.cit. p.98.
originelle, reliquat d’une humanité qui a été crée une, « elle est le corps de la
société manifesté sans brisure »300 . Et si l’Eglise doit faire preuve de son
appartenance au monde, c’est également et surtout parce qu’elle s’adresse, ou
plutôt parce qu’elle est le christ s’adressant à la réalité mondaine, à l’humanité
adamique, brisée dans son unité première par le péché. Face, donc, au péché,
l’Eglise doit affirmer la réalité originelle de l’humanité : l’unicité. Cette idée est
magistralement résumée par A. Dumas : « Le péché est la brisure de cette
communauté originelle. Il est ontologique et social. Il amène l’atomisme
éthique, la scission de la conscience contre elle-même, la solitude infinie. Mais
le péché est aussi le lieu où se redécouvre la plus étroite solidarité. Il est la
réalisation inverse de l’Eglise par la réalité de la communion des pécheurs »301.
Voilà sûrement la pierre angulaire de toute la construction théologico-sociale
Bonhoefferienne sur la conception de l’Eglise comme lieu. Ici, dirons-nous, ce
révèle un trait proprement réformiste. L’Eglise n’est plus uniquement institution
intellectuelle, l’Eglise n’occupe plus une place délivrée du monde, l’Eglise n’est
plus uniquement un message s’adressant, dans un mouvement vertical, du clerc
au croyant, l’Eglise devient le lieu de la réalité. Qu’est-ce à dire ? L’Eglise à
pour rôle de rappeler cette unicité originelle d’une humanité divisée.
« Atomisme éthique », « péché ontologique et social », voilà, comme le rappelle
l’Ethique, les bases de la réalité divisée que le christ vient réunifié au travers de
l’Eglise. Et si le péché est le lieu où se redécouvre « la plus étroite solidarité »,
« la communion des pécheurs », une caractéristique spécifiquement sociale de
l’Eglise sera de partir de cette base, non plus de la société bourgeoise comme le
proposait Dibelius, mais bien de la totalité du genre humain, car cette totalité
toute entière participe de l’humanité adamique. En somme, si le péché est
l’origine de la division, paradoxalement, il est une base unique sur laquelle notre
théologien peut se baser pour rappeler l’unicité première de la communauté
humaine. Ainsi, « l’Eglise est [...] au cœur de la réalité. Elle n’est ni la cercle
intime ou l’on cultive le souvenir de la personnalité de Jésus, ni la chaire
critique d’où l’on proclame au monde de l’extérieur sa perdition et son salut, ni
l’institution sacrée dépositaire des moyens de grâce. L’Eglise n’est ni mise à
distance, ni sacralisée. Elle est la réalisation parcellaire, cachée, mais aussi
objective, empirique de la réunification du réel, de la communauté humaine, par
Dieu en Jésus-Christ »302.
La perspective de Bonhoeffer est donc celle d’une Eglise concrète. L’Eglise
concrète comme lieu n’est pas à comprendre comme un ici ou là définit. Selon
notre auteur, l’Eglise est là seulement où et quand elle sert le prochain et
l’évangile ; véritable « centre critique du monde »303, elle le juge, le représente
devant Dieu, pas en dehors mais bien au centre du monde : « elle doit essayer de
300
Idem
DUMAS, A., Dietrich Bonhoeffer. Une théologie de la réalité, op.cit. p. 99.
302
DUMAS, A., Dietrich Bonhoeffer. Une théologie de la réalité, op.cit. p.102.
303
BONHOEFFER, D., La nature de l’Eglise, op.cit., p.26.
301
donner de l’espace à l’action de Dieu »304. L’Eglise doit donc se situer au sein
d’un monde qu’elle doit servir, contre lequel elle ne doit pas se défendre. Son
engagement doit être pour et dans le monde. Toute forme de défense contre le
monde la forcerait à se séculariser. Mais reste, que, comme le rappelle avec
insistance Bonhoeffer, tout doit se faire au nom de l’attachement au Christ, dont
l’Eglise n’est qu’une forme de substitut (selon le respect de son mandat). Pour
conclure citons H. Mottu, dans son ouvrage sur Bonhoeffer : « Finalement,
Bonhoeffer insiste, par sa notion de lieu, sur l’aspect concret de l’Eglise appelée
à s’engager vraiment au service de l’action de Dieu. Ce lieu concret, toujours à
rechercher, doit se situer non dans les rites et les cérémonies visibles, mais dans
« la sphère du quotidien » au sein même de la profanité (ainsi valorisée). Bref,
l’Eglise n’a pas à miser sur la religiosité, ni sur la ritualité mais sur l’action de
Dieu qu’elle doit suivre dans le monde »305.
3. Fonctions de l’Eglise
Notre choix de développer seulement deux fonctions de l’Eglise au sein de
l’œuvre de Bonhoeffer est avant tout fonder sur l’orientation que prend notre
étude. Dans le cadre d’une réflexion sur le réformisme avec les outils proposés
par la science des religions, nous avons choisis de ne pas rentrer dans l’analyse
de sujets proprement théologiques, mais plutôt une analyse de sujets qui
s’adaptent facilement à une réflexion de type sociologique ou
phénoménologique, sujets qui permettent d’être envisager sans posséder une
connaissance trop approfondie de l’outil théologique.
3.1 Fonction sociale
Est-il vraiment pertinent de parler de fonction sociale dans le cadre de l’Eglise ?
Il est nécessaire, pour pouvoir répondre par l’affirmative de bien définir ce que
nous entendrons ici par « social ». Nous l’avons vu, la théorie de Bonhoeffer sur
l’Eglise comme lieu attache une importance toute particulière au rôle que
l’institution doit jouer dans le cadre de la communauté humaine. L’Eglise est ce
lieu où se réconcilient la réalité humaine et la réalité christique pour ne former
plus qu’une seule réalité. Or, cette réalité une, si elle veut l’être, doit
impérativement embrasser l’ensemble de l’humanité, c’est dire que l’Eglise doit
représenter, si besoin défendre, l’ensemble des « existants » humains. Dès lors,
si l’Eglise signifie le « Christ existant en tant que communauté », elle doit faire
preuve de cette communauté qu’elle représente. Le chemin emprunté par
Bonhoeffer pour arriver à cette fin sera en premier lieu de rétablir et redéfinir la
problématique de l’altérité au sein du message protestant. C’est particulièrement
dans sa première thèse sanctorum communio que le théologien allemand posera
les bases essentielles du dialogue Moi-Toi. Sa volonté première est combattre
304
305
Idem
MOTTU, H., Dietrich Bonhoeffer, op.cit., p.70.
l’individualisme moderne qui enferme la relation Moi-Toi protestante dans une
conception faible et étriquée du prochain. L’outil idéal pour combattre cette
déviance individualiste, contraire au message christique reste aux yeux de
Bonhoeffer la notion de responsabilité. Comme il l’écrit dans sa thèse : « La
catégorie sociale de base est la relation moi-toi »306. La rencontre avec autrui
prend une importance capitale dans la théologie de Bonhoeffer car elle est la
forme sous laquelle l’homme fait l’expérience du Divin. Il faut passer par le Toi,
par l’Autre pour arriver à Dieu. La foi et son exercice ne peuvent se résumer à
un dialogue individuel et fermé entre le croyant et sa divinité, mais exige le
passage par l’ouverture à l’Autre, l’expérience de l’altérité qui ne peut
s’éprouver qu’au sein de la communauté, dans l’exercice communautaire. La
présence christique se fait jour non pas uniquement en christ (prière
individuelle), mais également dans le Toi, l’autre qui est toujours à découvrir,
affronter. Il est capital de voir comment, dans le cadre d’une étude sur le
réformiste, notre théologien actualise sa pensée avec les outils de son temps.
Alors que la théologie libérale reste fortement teintée de l’idéalisme allemand moteur premier de cette « déviance » individualiste-, Bonhoeffer n’hésite pas à
intégrer les premiers pas de la phénoménologie (Dilthey) et de la réflexion
sociale (Scheler) pour ouvrir de nouvelles perspectives au dialogue
socioreligieux.
Voyons, maintenant, quelles sont les répercutions pratiques d’une telle théorie
de l’ « exister-en-communauté » et ce qu’elles impliquent. Si comme le dit
Bonhoeffer : « L’être humain n’est pas seul, il est en dualité, et son état de
créature consiste précisément dans le fait qu’il soit orienté vers l’autre. Le
caractère de créature de l’être humain, pas plus que sa liberté, ne constitue une
qualité, un donné préalable, un existant, on ne saurait le déterminer autrement
qu’en disant que les êtres humains sont orientés vers l’autre, avec l’autre, pour
l’autre »307, le statut de croyant, donc de créature, nécessite un véritablement
engagement au nom du Christ dans l’univers social. Nous relèverons ici deux
situations capitales où le rapport à l’autre prend tout son sens dans l’optique
bonhoefferienne : la question juive et la question des sans-dieu. Comme nous le
verrons plus loin, Bonhoeffer fut l’un des premiers théologiens à revendiquer un
rôle de l’Eglise dans la question juive. Alors que nombres de pasteur et docteurs
de la foi suivaient aveuglement la montée en puissance de l’antisémitisme
allemand, Bonhoeffer s’impliquera avec force, accompagné de Niemöller, dans
la lutte pour la reconnaissance du martyr juif. Ce combat n’est pas sans
fondements théologiques. Nous l’avons vu sa conception de l’ «exister-encommunauté » suppose la reconnaissance de l’alliance du Christ avec sa
communauté, or cette alliance n’est pas nouvelle et spécifiquement chrétienne
(nouveau testament) mais bien ancienne -l’ancienne alliance- et donc interne aux
livres de l’ancien testament (l’ancienne alliance étant instaurée originellement
306
307
BONHOEFFER, D., Sanctorum communio, cité par Mottu, H., in Dietrich Bonhoeffer, op.cit., p.87.
BONHOEFFER, D., Création et chute, cité par Mottu, H., in Dietrich Bonhoeffer, op.cit., p.94.
avec le peule juif). La question du rejet des juifs par l’Eglise allemande pose un
problème théologique de fond : c’est rejeté le salut en lui-même puisque, en
somme, il s’agit de rejeter l’ancienne alliance. Bonhoeffer dira : « c’est la tâche
de la prédication chrétienne de dire : ici, là où le Juif et l’Allemand se tiennent
ensemble sous la Parole de Dieu, là est L’Eglise »308. Enfin, s’engageant
totalement pour le peuple juif, Bonhoeffer ira jusqu’à en faire les frères des
chrétiens en Jésus-christ, c’est dans l’Ethique qu’il écrira : « Chasser les juifs de
l’Occident signifie chasser le Christ ; car Jésus-Christ était juif »309 et plus
loin : « L’Eglise confesse avoir vu l’usage arbitraire de la force brutale, la
souffrance morale et physique d’innombrables innocents, l’oppression, la haine
et le meurtre sans élever la voix, sans trouver le moyen de se hâter au secours
des victimes. Elle s’est rendue coupable de la mort des frères les plus faibles et
les plus désarmés du Christ »310. Outre la question juive, c’est dans ces pages de
l’Ethique (Chap. Faute, justification, renouvellement), que Bonhoeffer montre le
plus l’attachement dont l’Eglise doit faire preuve à la condition de la
communauté humaine qu’elle symbolise. Véritable mea culpa, ce chapitre
montre le véritable rôle social que l’Eglise doit ou aurait du jouer contre
l’oppression et le martyr.
Passons maintenant à la question des « sans-dieu ».
Le terme « sans-dieu » est à bien comprendre. Plus encore que le terme athée, il
s’attache à définir le statut des « éloignés du christ », « éloignés » qui sont aussi
bien les athées, les agnostiques, que les « faux chrétiens » (excusez la rudesse du
terme). C’est avec force que Bonhoeffer combat « l’éloignement de la croix »,
c’est à dire l’attachement hypocrite à la religiosité, à la ritualité, masquant un
désintéressement des exigences premières de l’Eglise : la foi, la reconnaissance
de l’Autre le respect de la Parole et du Commandement. Ayant lu le
Zarathoustra de Nietzsche et sa critique du faux amour du prochain, il exhorte
lui aussi à l’amour du prochain le plus lointain et non à l’amour du proche
prochain qui ne symbolise que faiblement le Christ : « Derrière le prochain, que
l’appel de Jésus nous recommande, se tient en effet le plus éloigné, à savoir le
Christ, Dieu lui-même. Celui qui ne voit pas le plus éloigné derrière le prochain,
et dans le plus éloigné le plus proche, ne sert pas le prochain, mais soi-même, et
se réfugie hors du grand air de la responsabilité dans l’étroitesse du devoir
accompli. La loi de l’amour ne signifie donc pas une limitation légaliste de la
responsabilité à celui qui est mon prochain sur le plan local, social,
professionnel et familial »311. Véritable apologie de la responsabilité, la théorie
de l’altérité chez Bonhoeffer aidera à faire le fond d’une théologie de la
libération comme nous le verrons plus loin.
308
BONHOEFFER, D., Dietrich Bonhoeffer Werke, cité par Mottu, H., in Dietrich Bonhoeffer, op.cit., p100.
BONHOEFFER, D., Ethique, op.cit. p.66.
310
BONHOEFFER, D., Ethique, op.cit. p.87-88.
311
BONHOEFFER, D., Ethique, op.cit. p.212-213.
309
3.2 Fonction politique
« Qui se sépare délibérément de l’Eglise confessante en Allemagne se coupe du
salut »312, la formule est restée célèbre bien qu’elle ne soit pas la plus
représentative da la pensée de Bonhoeffer. Ce qu’elle exprime toutefois c’est la
ferveur et la puissance avec laquelle notre théologien inscrit le rôle de l’Eglise
dans la situation politique du Reich. Il suffit de parcourir ses œuvres Ethique et
Le prix de la grâce, pour voir l’importance que Bonhoeffer accorde à la
politique dans son œuvre. Il serait vain de vouloir ici résumer la problématique
des mandats, mais rappelons toutefois que : « le commandement de Dieu révélé
en Jésus-Christ nous est transmis dans l’Eglise, la famille, le travail, et par les
autorités »313, parmi ces cinq mandats, deux nous intéressent particulièrement :
l’Eglise (que nous avons pu entrevoir plus haut) et l’Etat. Les mandats se
doivent de respecter le Commandement divin, et le statut des mandats qui lui
font face. Nul « mandé » ne peut s’autoriser les pleins pouvoirs, la possession
d’une Vérité qui lui soit propre et imposer sa représentation du monde, son
éthique aux autres mandats. Ce qui est en jeu ici semble bien être le respect
d’une responsabilité (commandement divin) que doit assumer chaque mandat. Si
Bonhoeffer réagit avec une telle force au Synode de Dalhem, puis Barmen, face
à la « politique » de l’Eglise, c’est bien parce que, et l’Eglise et l’Etat, ne sont
plus dans l’exercice juste de leur mandat respectif. Par le « paragraphe aryen »
l’Etat se pose en « référence éthique absolue », le jugement humain n’est plus le
commandement de Dieu, mais la vision d’un Parti, voir d’un seul homme. De
même la communauté chrétienne en souscrivant au « paragraphe » ne reconnaît
plus la validité de la communauté humaine universelle, et se coupe ainsi de
l’ancienne alliance comme le dira Bonhoeffer dans l’Ethique. Est-ce dire que
l’Eglise doit juger le mandat octroyer à l’Etat, est-ce dire qu’elle possède un
quelconque pouvoir sur l’Etat ? Je ne crois pas que Bonhoeffer serait allé dans
ce sens, comme nous l’avons vu, sa volonté première était que l’Eglise serve le
monde et non pas qu’elle s’oppose à lui, risquant ainsi de se séculariser. De
même sa théorie des mandats s’oppose à toute forme d’union entre l’Etat et
l’Eglise. Il reste toutefois que la mission de l’Eglise est bel et bien de rappeler le
message christique, de rappeler que l’éthique n’est pas l’affaire du jugement de
l’homme mais de la Parole divine.
Dès lors, si comme le dit Bonhoeffer dans Résistance et soumission, la sécularité
n’est plus une exigence mais devient une nécessité, il n’empêche que le rôle de
l’Eglise reste d’affirmer encore et toujours face à l’évolution sociale la primauté
de l’éthique divine face aux balbutiements du jugement humain. Il n’est pas
d’écrits à proprement parlé « politiques » de Bonhoeffer, mais la force avec
laquelle il insiste sur la fonction sociale que doit également remplir l’Eglise peut
312
Remarque de Bonhoeffer datant de 1936 lors du Synode de Dahlem, cité par Mottu, H., in Encyclopédie du
Protestantisme, Cerf - Labor et Fides, Paris -Genève, 1995. p.156.
313
BONHOEFFER, D., Ethique, op.cit. p.229.
nous faire entrevoir qu’elle était sa position sur le sujet. Jamais le théologien n’a
entrevu le sécularisme comme néfaste à l’épanouissement religieux, il parle
même dans ses dernières lettres d’un christianisme non-religieux. Ce qu’il faut
garder en tête, c’est l’insistance dont il fait preuve pour réaffirmer l’unité
première de la réalité terrestre et de la réalité divine qui doit être la source de
toute prise de position et réflexion dans quelques domaine que ce soit. S’il ne
nous reste donc pas d’écrits politiques, certains passages de l’éthique -les
mandats- peuvent nous donner une direction qu’aurait prise Bonhoeffer. Que ce
soit l’Eglise ou l’Etat, totalement détachés des puissances idéologiques et
historiques, puisque inspirés par le commandement divin, ces mandats sont
forcés (dans le leur liberté !) à réaliser le genre humain au travers de leur
mission en plein accord avec l’idéal christologique (l’idéal christologique étant
le monde). On le voit, force est pour le mandat, de s’exercer en plein accord
avec les mandats qui lui font face, dans le respect de ses propres limites et de
celles des autres mandats. Il en va de même pour le mandataire, qui, humble
substitut, ne peut nullement s’ériger en autorité absolue. Conforme au dessein
divin, inspiré par lui, chargé de le transmettre, le mandataire perd sa crédibilité
et son rôle s’il s’éloigne du commandement et peut dès lors être destitué sur la
base de repères concrets.
Cette représentation théologique, en prise avec le réel, exclue toute forme d’abus
de pouvoir, de domination, de fanatisme, de la part des mandats et mandataires ;
et en cela, peut bien être observée comme une réponse admirable aux problèmes
éthiques qui restent sans réponses avec des systèmes moraux basés sur la simple
spéculation métaphysique dépourvue de tout repère dans le vécu humain, de tout
encrage dans le réel.
4. Réception actuelle de Bonhoeffer314
Il serait vain de rendre ainsi une analyse exhaustive de la multitude des courants
d’interprétations de l’œuvre de Dietrich Bonhoeffer. Outre une quantité
d’articles, de chapitres non négligeable, un livre entier s’attache à ce sujet315.
Retenons parmi d’autres les interprétations de type : herméneutique, théologie
dite « de la mort de Dieu » (Altizer, Hamilton), séculariste, ontologie
théologique, juive, féministe, théologie de la Libération, oecuménique. L’intérêt
peut être ici de noter l’évolution dans l’interprétation des écrits du théologien
allemand. Alors que les années 1960-1970, sous l’influence des textes
Résistance et soumission, l’Ethique, insistaient particulièrement sur un
Bonhoeffer défenseur de la sécularisation, sur sa théorie d’un monde devenu
314
DUMAS, A., Dietrich Bonhoeffer. Une théologie de la réalité, op.cit., MOTTU, H., Dietrich Bonhoeffer,
op.cit., Encyclopédie du Protestantisme, op.cit, MOTTU, H., PERRIN, J., éd, Actualité de Dietrich Bonhoeffer
en Europe latine, Labor et Fides, Genève, 2004.
315
MOTTU, H., PERRIN, J., éd, Actualité de Dietrich Bonhoeffer en Europe latine, op.cit.
majeur, la théologie actuelle s’attache plus aux problématiques de la théologie
de la Libération et de l’œcuménisme, (entre autres). La complexité des textes,
les changements de perspectives de la part de l’auteur lui-même, la nouveauté et
la finesse de sa théologie, rendent impossible une interprétation univoque de son
œuvre. Retenons ici, dans la juste ligne de notre travail, quelques traits
« sociologiques » et « politiques ». L’intérêt que marqua Bonhoeffer pour la
défense de la question juive, pour les sans-Dieu, les éloignés du Christ, trouve
des retentissements dans bien des domaines, en particulier celui de la théologie
de la Libération. Un de ces plus grands interprètes sur le sujet reste certainement
Gustavo Gutiérrez. Théologie invitant à partir de « l’envers de l’histoire »316,
l’action de Gutiérrez en droite ligne de celle de Bonhoeffer en appelle à
reconsidérer l’appel du Christ dans le cri du pauvre et non plus dans celui de
l’homme majeur, moderne. Gutiérrez insiste enfin sur le Bonhoeffer des années
de prisons, des lettres qui fait appel à la communion, à l’esprit communautaire
d’une humanité une au-delà de l’histoire et des conditions et inégalités sociales.
Bonhoeffer, attiré par et sensible sur plus d’une point à la théologie catholique,
ne trouve pas des interprètes qu’au sein seul de l’église luthérienne
d’Allemagne. Véritable défenseur d’un œcuménisme en marche, il insista plus
d’une foi sur la nécessité de reconnaître aux différents courants chrétiens leur
base commune : l’incarnation du Christ, sa Parole, son Commandement. Les
interprètes contemporains s’accordent sur l’extrême importance de la théorie
« spatiale » de l’Eglise et donc du Christ (Eglise comme lieu), pour fonder une
base commune et solide au dialogue interconfessionnel.
5. Conclusion : Dietrich Bonhoeffer réformiste ?
Dietrich Bonhoeffer, à mon avis, ne se considère pas au travers de son œuvre
comme réformiste (même si en de nombreux endroits il mentionne la nécessité
de « réformer » l’Eglise sur certains points bien précis). Faut-il dès lors le
considérer comme réformiste ? Pouvons-nous dégager de son œuvre qui
s’adressait en majeur partie à l’ici et au maintenant de l’Eglise Allemande des
années 1930-1945 des traits capitaux qui gardent encore à l’heure actuelle des
répercutions majeures ?
Reprenons la définition du réformisme élaborée par S. Lathion : « [réformisme]
Un courant de pensée capable, au regard de ses références et de nouvelles
interprétations de ses sources, de s’adapter à son temps et aux exigences de la
modernité. Ses objectifs sont la défense de valeurs telles que la liberté, la paix et
la justice dans le respect des différences »317 ; n’est-il pas possible de retrouver
l’élan bonhoefferien au sein de cette formule ? Dans un strict respect des sources
chrétiennes et luthériennes, Bonhoeffer engage une nouvelle lecture,
316
MOTTU, H., Dietrich Bonhoeffer, op.cit., p.155.
LATHION, S., citation tirée du séminaire « Réformisme dans les trois religions abrahamiques », SH 05-06,
chaire de sciences des religions, université de Fribourg.
317
actualisante, de la tradition protestante. Cette actualisation ou re-définition nous l’avons vu- s’inscrit dans la volonté d’adapter le rôle ou la fonction de
L’Eglise à son temps, de répondre aux exigences de la modernité, tout en
gardant une fidélité infaillible à la source première (la Parole et le
Commandement du Christ). Les valeurs défendues par Bonhoeffer ne sont-elles
pas également la liberté (humains condamnés à être libres, comme dit dans
l’Ethique,
la liberté retrouvée par le Christ, reconnaissance
interconfessionnelle), la Paix (mission de l’Eglise, rôle politique, œcuménisme),
la justice (déclaration de Barmen, question juive, mandats divins,
Commandement). Enfin, le respect des différences qui s’incarnera
majestueusement sous la formule « [...] des frères les plus faibles et les plus
désarmés du Christ. »318 avec laquelle Bonhoeffer passera outre la différence
confessionnelle, la pression politique et l’ignominie nazie pour reconnaître à
tout être le droit de participation à une nature première et commune à
l’humanité, le droit à la reconnaissance et à l’égalité, le droit d’être homme avec
ou sans la même image de Dieu.
Sûrement pouvons-nous, au vu de l’action de Bonhoeffer dans son temps et des
répércutions majeures de sa théologie, de l’actualité de ses réflexions, le
reconnaître comme réformiste.
6. Bibliographie
BONHOEFFER, D., La nature de l’Eglise, Otto Dudzus éd., Labor et Fides, Genève, 1972.
BONHOEFFER, D., Résistance et soumission. Lettres et notes de captivité (1951), Bethge.
E., éd., Labor et Fides, Genève, 1973.
BONHOEFFER, D., Ethique, Labor et Fides, Genève, 1969.
BONHOEFFER, D., Qu’est-ce que l’Eglise ?, Dumas, H., (trad.) in Dumas, H., Dietrich
Bonhoeffer. Une théologie de la réalité, Labor et Fides, Genève, 1968
DUMAS, A., Dietrich Bonhoeffer. Une théologie de la réalité, Labor et Fides, Genève, 1968
MOTTU, H., Dietrich Bonhoeffer, Cerf, Paris, 2002.
MOTTU, H., PERRIN, J., éd, Actualité de Dietrich Bonhoeffer en Europe latine, Labor et
Fides, Genève, 2004.
ENCYCLOPEDIE DU PROTESTANTISME, Cerf - Labor et Fides, Paris -Genève, 1995.
318
BONHOEFFER, D., Ethique, op.cit. p.87-88.
Une approche au réformisme dans le christianisme à l’aide de l’oeuvre
«Ethique» de Dietrich Bonhoeffer
1. Contexte général de l’œuvre de Bonhoeffer
a. Contexte historique
Situation du protestantisme dans l'Allemagne des années 1930 :
-Extrême division à l'intérieur du protestantisme allemand (28 Eglises, 3 dénominations) mais
diffus
mépris de la république de Weimar et de ses institutions.
-Fascination par le nazisme. En 1932 fondation de la Glaubensbewegung Deutscher Christen.
But = unification des Eglises + adoption de thèses racistes et antisémites.
-1933: naissance avec le soutien de Hitler de l'Eglise protestante allemande: introduction du
paragraphe arien dans le but de déjudaïser le christianisme.
-En réaction le pasteur Martin Niemöller fonde la Pfarrernotbund (ligue de détresse des pasteurs)
-Par l'œuvre d'une quarantaine de pasteurs autour de la figure charismatique de Karl Barth naît, à partir
des synodes de Béthel (1933) et Barmen (1934) l'Eglise confessante.
But = affirmation de l'indépendance de l'Eglise et de la foi face à l'Etat.
-Divisions théologiques internes diviseront l'Eglise confessante entre une aile qui se conforme aux
propositions du ministre des affaires religieuses du Reich Kerrl, et une aile "dure" résistante.
b. Contexte théologique
Théologie :
-Von Harnack, Schleiermacher et la théologie libérale « néo-protestante » : Le point de départ pour
une compréhension des Evangiles se situe en l’homme, en ses questions existentielles, sa destinée, sa
mort. L’homme est réalité certaine, mais Dieu pas encore, il reste à découvrir.
-Karl Barth et la précédence divine : Acteur principal de l’Eglise confessante. Révolution de la
théologie libérale : Ce n’est plus l’homme mais Dieu qui est au centre. Il est l’origine du dialogue
entre Lui-même et l’homme. Connaissance objective-existentielle : Dieu n’est pas un objet que
l’homme pourrait connaître sans s’engager vis-à-vis de lui. Religion et révélation : effort humain de
connaissance et don divin d’humanité véritable. Engagement éthique : l’homme face au monde,
responsable face à son prochain.
« Toute action authentique en faveur des hommes ne peut, pour Barth, que découler de la
transcendance divine, faute de quoi elle dégénèrerait en idéologie, abandonnée aux aléas de
l’histoire ».319
-Rudolf Bultmann et l’herméneutique démythologisante : En tension avec l’Eglise confessante.
Réinterprétation du langage mythologique qui fait obstacle à l’élaboration et à la compréhension de
l’homme moderne. Foi et compréhension intimement liées. Réflexion herméneutique sur le rôle et
statut du Jésus historique.
-Kirchenkampf : Responsabilité et action du chrétien, de L’Eglise dans un contexte de tourmente.
Religion et politique : déclaration de Barmen.
c. Biographie de l’auteur
Vie de Dietrich Bonhoeffer:
-Dietrich Bonhoeffer naît à Breslau le 4 février 1906. Sa vocation est précoce (14 ans)
-Il fait ses études à Tübingen et à Berlin. Parmi ses séjours d'étude, il faut citer l'année qui passe à
l'Union Theological Seminary de New York
-En 1927 il défend sa thèse en théologie intitulée Sanctorum communio.
319
J.L. Leuba , Bonhoeffer, Encyclopédie du protestantisme.
-En 1931 il est ordonné pasteur, il devient délégué de jeunesse auprès de mouvements œcuméniques et
il commence sa carrière comme professeur universitaire.
-Proche de la Pfarrernotbund et de l'Eglise confessante, il se transfère en 1933 à Londres auprès de la
communauté allemande pour ne pas devoir souscrire le paragraphe arien.
-En 1935 il rentre en Allemagne sous invitation de Barth pour diriger un séminaire clandestin de
l'Eglise confessante. Le séminaire sera fermé en 1937 par Himmler.
-Dès 1938 il est employé dans le contre-espionnage allemand. Il est proche du cercle qui veut
assassiner Hitler.
-Afin de lui sauver la vie des amis américains lui organisent une tournée de conférences aux EtatsUnis en 1939: Bonhoeffer, qui avait accepté, décide de rentrer en Allemagne après trois semaines
seulement.
-À cause de ses activités en faveur des juifs et pour les suspects qui pesaient sur lui après une première
tentative d'assassiner Hitler en 1943, il est emprisonné a Berlin
-Il est exécuté le 9 avril 1945 dans le camp de Flossenburg, par ordre personnel de Hitler.
2. L’oeuvre: “Ethique”
a. Causes et démarche divine
-L’éthique chrétienne cherche à surmonter, dépasser la connaissance du Bien et du Mal en
l’abolissant ; en allant plus en profondeur dans la problématique éthique, en se situant pour ainsi dire
sur un autre niveau de réalité, en s’orientant à «l’origine des tous les problématiques éthiques»320.
-Les 5 éléments qui montrent le déchirement entre Dieu et l’homme : la honte, la conscience, la
réalité vécue est en soi divisée, le jugement, l’hypocrisie dans l’action humaine.
-Jésus Christ est «La réconciliation»:notre réalité réunie par son action rédemptrice et par lui
même en permettant ainsi le dépassement de la division entre Bien et Mal. En connaissant Dieu
l’homme ne connaît plus le déchirement, mais en agissant en et pour le Christ tout le monde se connaît
par lui-même.
b. Démarche humaine : la «responsabilité christologique »
Ethique conforme à la réalité
Le fondement de l'éthique n'est pas dans une formule abstraite que l'on applique fanatiquement en
toute occasion. L'éthique est contingente, liée à la réalité, à l'histoire, à la vie.
"Puisqu'en Jésus-Christ, le Dieu réel toute réalité est acceptée et réunie puisqu'elle a en lui son origine,
son essence et son but, une action conforma à la réalité n'est possible qu'en lui et à partir de lui."321
Æ Éthique conforme à la réalité = éthique conforme au Christ.
Ethique non-idéologique
320
321
Bonhoffer, Ethique, 1.
D. BONHOEFFER, Ethique, Genève, Labor et Fides, 1965, p. 186
Le principe de substitution: l'objet de l'éthique n'est pas l'homme isolé mais l'homme en relation avec
les autres.
La vie, en suivant le modèle du Christ qui est "la Vie", est destinée à être vécue pour les autres.
"La substitution et donc la responsabilité n'existent que dans l'abandon total de toute vie personnelle à
autrui".322 On doit même être prêt à assumer la faute autrui comme le Christ a assumé les fautes de
toute l'humanité.
L'action libre
c. Moyens : les quatre mandats dans la société
Commandement divin :
La seule réalité qui puisse faire l’objet d’une éthique chrétienne : le commandement de Dieu, qui ne
peut être compris que localement et historiquement. Il n’émane pas du monde crée mais de Dieu :
hiérarchie irréversible du commandement sur la terre.
Le commandement est supérieur au « phénomène éthique » (loi « biblique »), celui-ci découle, se
comprend par celui-là. C’est sous la forme de 4 mandats que le commandement divin vient
concrètement à la rencontre de l’humanité.
Mandats :
Le commandement divin est étranger aux puissances historiques, aux idéologies, il prend forme dans
les mandats divins fondés sur la révélation christique : l’Eglise, la famille, la travail, les autorités
(l’Etat). Ce sont des missions divines et non des institutions terrestres. Ils n’ont de sens et de validité
d’existence que vivant les uns avec les autres dans leurs limites réciproques. Fondés sur le
commandement divin, la révélation christique, ils sont saufs de toutes formes d’abus. Mandat de
l’Eglise : annoncer la Parole ; mandataire : substitut de Dieu : le pasteur par la confession et la
prédication.
3. Conclusion
a. Réception de Bonhoeffer dans la théologie contemporaine I
La réception de Bonhoeffer qui influence la nouvelle réflexion théologique en Amérique latine suit les
suivants éléments/concepts323:
322
Ibid., p. 183
a. «être là, aider pour les autres», comme essence même de l’existence chrétienne.
b. la renonciation au privilège pour être vraiment l’église de Jésus Christ.
c. la réflexion théologique (sur la théologie de la libération) est toujours en fonction de l’action.
d. l’ «interprétation non-religieuse» comme point de départ d’une redécouverte de «Dieu -libérateur ».
e. la vie même et la mort de Bonhoeffer comme exemple d’un nouveau et chrétien et homme mûr et
engagé dans la politique.
b. Réception de Bonhoeffer dans la théologie contemporaine II
Sécularisation et Religion.
Ethique, Lettres de prison :
Sécularisation et christianisme non religieux : Constat pessimiste sur la société occidentale
sécularisée : Weber, Simmel.
Problématique d’une société arrivée à maturité (« Mündigkeit »), qui peut laisser de côté la référence à
la religion et fonctionner de manière régulière. Réappropriation incarnationiste du monde : les 4
mandats. Religion et foi : méthodisme et négativité. Défi hérité de Bonhoeffer : théologie qui ne
craigne le monde et son autonomie, qui transmette toutefois une expérience de foi qui ne s’assimile
pas au monde, re-définition de religion chrétienne.
c. Réformisme comme “défi de la modernité”et Réformisme comme “ouverture à l’autre”:
-Relation étroite entre La vie de Bonhoeffer, son éthique et le contexte historique
L'éthique de Bonhoeffer est influencée par le contexte historique et personnel et en même
tempes, elle est la base pour son action.
-En quoi peut-il être défini comme réformiste:
Défi avec la modernité: Théorique: renouveau de l'éthique Æ innovation dans l'interprétation
du Nouveau Testament
Pratique: lutte contre le nazisme, action responsable fondée sur son
éthique.
Fusion de ces deux nivéaux dans l'idée de mandat: Réforme des institutions
Ouverture à l'autre:
323
Théorique: éthique qui prend en considération l'Autre
Pratique: refus du paragraphe arien
Cfr. SCHÖNHERR Albrecht/KRÖTKE, Wolf (Hgg), Bohoeffer-Studien, Beiträge zur Theologie und
Wirkungsgeschichte Dietrich Bonhoefers""", Berlin 1985, 142.
ETHIQUE
de
Dietrich Bonhoeffer
Une approche au réformisme dans le christianisme
de l’entre-deux-guerres à l’aide d’un texte du
théologien reformé allemand Dietrich Bonhoeffer
Présenté par :
Gaël Calame
Davide Pesenti
Andrea Rota
TABLE DES MATIÈRES
1. Contexte général de l’œuvre du Bonhoeffer
1.1 Contexte historique
1.2 Contexte théologique
1.2.1 L’Eglise protestante et sa théologie au début du XXème siècle
1.2.2 L’Eglise catholique et sa théologie au début du XXème siècle
1.3 Biographie de l’auteur
2. L’oeuvre: “Ethique”
2.1 Causes et démarche divine : la division entre “Bien” et “Mal” et leur dépassement
2.2 Démarche humaine : la «responsabilité christologique »
2.3 Moyens : les quatre mandats dans la société
3. Conclusion
3.1 Réception de Bonhoeffer dans la théologie contemporaine
3.1.1 Bonhoeffer et la théologie de la libération en Amérique latine
3.1.2 Bonhoeffer et le monde sécularisé
3.3.3 Bonhoeffer et son «Ethique» sur le regard de la théologie catholique
3.2 Eléments principales réformistes
Réformisme comme “défi de la modernité”
Réformisme comme “ouverture à l’autre”:
4. Commentaire personel
7
1. Contexte général de l’œuvre de Bonhoeffer
1.1Contexte historique l'Eglise protestante dans l'Allemagne des années 1930.324
Une profonde division règne à l'intérieur du protestantisme allemand pendant
l'entre-deux-guerres. On compte 28 différentes Eglises à leur tour divisées en 3
différentes dénominations.325 Toutefois un trait commun peut être remarqué dans
plusieurs de ces Eglises, c'est à dire un diffus mépris pour la république de
Weimar, anticléricale et née à la suite de la défaite allemande lors de la première
guerre mondiale. Chez les milieux protestants conservateurs, le nazisme est vu
d'une façon positive comme un moyen de redressement national. En effet,
l'humiliation pour la défaite étant toujours brûlante, l'Allemagne doit aussi faire
face à la crise économique la plus sombre de son histoire. À partir de ces
milieux iront naître, en 1929, les premiers groupes de "chrétiens allemands" qui
en 1932 fusionneront dans la Glaubensbewegung Deutscher Christen. Le but du
mouvement était celui de fonder une Reichskirche unifiée, tout en adoptant des
thèses racistes et antisémites. Hitler avait séduit ces groupes en soutenant aussi
bien leur théologie - qui se voulait "ancrée dans le peuple - que leur désir
d'unité. Le Führer cherchait en cette période d'obtenir une certaine
reconnaissance par les milieux religieux. Dans cette ligne, le 20 juillet 1933, il
avait obtenu la signature d'un concordat avec le Vatican. Le 11 juillet 1933 on
assiste à la fondation de l'Eglise protestante Allemande, guidée par un
Reichsbischof, Ludwig Müller, un "chrétien allemand", ancien aumônier
militaire proche de Hitler. Très vite cette Eglise adopte un paragraphe arien qui,
dans le dessein de déjudaïser le christianisme, défendait à tout chrétien d'origine
juive de devenir pasteur.
Les positions des "Chrétiens allemands" n'étaient pas partagées par la totalité
des protestants et contre la mainmise de ces groupes sur plusieurs Eglises et en
rupture ouverte avec les thèses du paragraphe arien, le pasteur Martin Niemöller
fonde en 1933 le Pfarrernotbund (la ligue de détresse des pasteurs).
C'est à l'initiative d'une quarantaine de pasteurs dans la mouvance de Niemöller
que, sous le guide charismatique du théologien d'origine suisse Karl Barth,
naîtra, des synodes de Béthel (1933) et de Barmen (1934), l'Eglise confessante.
L'Eglise confessante n'est pas une nouvelle dénomination chrétienne, mais plutôt
une Eglise qui revendiquait son indépendance, et l'indépendance de la foi plus
en général, face à l'Etat.
324
Pour la rédaction de ce paragraphe on s'est basés principalement sur le chapitre de J.-M. MAYEUR,
L'Allemagne et l'Autriche, in: J.-M MAYEUR (dir.), Histoire du catholicisme des origines à aujourd'hui, vol. XIII,
pp. 567- 610
325
Sept Eglises regroupent quatre cinquièmes des Protestants. Vingt et une autres Eglises locales ne réunissent
qu'un cinquième des protestants. Le protestantisme allemand se partage en trois dénominations principales: les
Eglises luthériennes, les Eglises réformées et les Eglises Unies. Cf. J.-M. MAYEUR, L'Allemagne et l'Autriche, in:
J.-M MAYEUR (dir.), Histoire du catholicisme des origines à aujourd'hui, vol. XIII, p. 586
Malheureusement des divisions théologiques internes porteront à la division de
cette Eglise. Une aile fidèle au commandement chrétien d'obéissance à l'autorité
terrestre sera portée, après 1937, à se rallier aux dispositions de Hans Kerrl, le
nouveau ministre des affaires religieuses du Reich, qui avait promulgué une loi
visant à mettre sous "protection" de l'Etat toute Eglise protestante. Pour l'aile
"résistante" de l'Eglise confessante, représentée par des personnalités comme
Niemöller, Barth ou Bonhoeffer, cette intervention de l'Etat dans les questions
d'Eglise était en revanche inacceptable. Cette division durera jusqu'en 1945.
Il faut bien se rappeler que l'Eglise confessante n'était pas un groupe
d'opposition politique, mais théologique. Toutefois, suite à ses prises de position
contre les initiatives de Hitler en matière de religion, elle remettra implicitement
en discussion l'ensemble de l'Etat totalitaire nazi.326
1.2 Contexte théologique
1.2.1 L’Eglise protestante et sa théologie au début du XXième siècle327
Il peut être intéressant de faire un survol du contexte théologique au sein duquel
Bonhoeffer grandit et développa ses idées, afin de mieux comprendre les
orientations que prend sa théologie et afin de constater si cet auteur peut ou non
répondre au terme de réformiste.
Schleiermacher, Harnack et la théologie libérale « néo-protestante » :
La modernité pose pour toute théologie un problème de taille qui est celui d’une
liberté qui se veut de plus en plus individuelle et dégagée de tout schéma, de
toute représentation du monde.
La Réforme bien qu’insistant déjà sur une liberté de conscience, l’envisageait
toutefois toujours et uniquement comme inscrite dans une représentation du
monde religieuse, protestante.
La théologie libérale aura donc pour tâche de révéler en quoi et comment
l’homme moderne libre peut exercé cette liberté avec et en Dieu. Au delà d’un
protestantisme normatif, la théologie néo-protestante se veut théologie moderne
définissant la place et le rôle de la théologie dans le monde moderne, tout en
reconnaissant la légitimité religieuse de la modernité.
Acteur principal de la modernité, l’homme est au centre du monde, l’habite. La
théologie devra dès lors, pour enseigner les évangiles, partir de cet homme, de
son questionnement existentiel, sa destinée, sa mort. Seule réalité certaine,
326
L'attitude que sera propre de l'Eglise confessante ressort très bien d'un texte de Barth de 1933 (Theologiche
Existenz heute) où il affirme: "Je m'oppose à une théologie qui cherche appui aujourd'hui auprès du nationalsocialisme. Mais je ne m'oppose pas à la Constitution nationale-socialiste de l'Etat et de la société. Certainement
pas par indifférence monacale à l'égard de (ces) questions […] mais simplement parce que j'ai la conviction que
[…] l'Eglise est le domaine supérieur, mis à part, que les décisions véritables même concernant l'Etat et la société
ne sont pas prises dans ceux-ci mais dans l'Eglise." Cit. in: J. BAUBEROT, Les Eglises protestantes, in.: J.-M.
MAYEUR, Histoire du Christianisme des origines à aujourd'hui, op. cit., Vol XIII, p. 276
327
Encyclopédie Du Protestantisme, Cerf - Labor et Fides, Paris-Genève, 1995. et
A. DUMAS, Une théologie de la réalité : Dietrich Bonhoeffer, Labor et Fidès, Genève, 1968,
empirique, l’homme n’est pas à démontrer, prouver, découvrir. Ces efforts
seront, par contre, à faire pour établir une connaissance puis une relation avec
Dieu. L’homme ainsi est l’instigateur du dialogue avec sa divinité, il fait appel à
Dieu et Dieu doit répondre.
Karl Barth et la précédence divine :
Effectuant une véritable révolution, Barth renverse toute la représentation de
l’homme moderne et de son rapport avec Dieu. L’homme n’est plus au centre,
instigateur du dialogue avec Dieu, mais devient l’appelé du Christ. C’est Dieu
qui est au centre. C’est le christ qui prend l’initiative du dialogue. Précédence
absolue, Il est « avant et premier » tant dans le domaine de l’être que dans celui
de la connaissance. Mais une précédence qui implique toujours et déjà
l’humanité de Dieu, par un Christ qui se fait Dieu. L’essentiel sera donc
l’humanité de Dieu et non une divinité de l’homme. (Nous verrons ô combien
cette précédence aura une influence sur la théologie incarnationiste de
Bonhoeffer).
La théologie de Barth aura dès lors de grandes répercutions sur une foi qui se
veut existentielle, et qui par là même, s’inscrit également comme active dans
l’agir politique.
Rudolf Bultmann et l’herméneutique démythologisante :
Un outil essentiel à la théologie moderne voit le jour avec Dilthey et Bultmann :
l’herméneutique religieuse. Le rapport aux évangiles se veut de plus en plus
actualiste et plus normatif, figé. L’herméneutique sera l’outil principal dans cette
démarche interprétative. Pour Bultmann, le texte biblique devra non plus être lu
du point de vue normatif mais de son point de vu existentiel, son véritable
kérygme. Ceci devant poussé l’homme à une réflexion fondamentale sur son soi.
La compréhension devient intimement liée à la foi, l’un n’allant plus sans
l’autre. Foi et compréhension, cette représentation amènera Bultmann à élaborer
son programme de démythologisation (démarche qui le mettra en tension avec
l’Eglise confessante, particulièrement avec Barth). Une réinterprétation du
langage mythologique est nécessaire pour l’élaboration et la bonne
compréhension de l’homme moderne.
Kirchenkampf :
Il serait vain, ici, de vouloir résumé et synthétisé en quelques lignes la période
du kirchen kampf. Notons toutefois quelques éléments essentiels. L’église
allemande, d’abord favorable à l’arrivée et au programme politique d’Hitler, se
divisera ensuite comme nous l’avons vu plus haut. L’Eglise confessante et ses
principaux acteurs (Niemöller, Barth, Bonhoeffer) développa une théologie
indissociable des concepts de responsabilité et de politique, élaborant ainsi une
théologie mondaine et « du moment ». Le chrétien devient responsable dans un
monde de tourmente où les valeurs humaines et chrétiennes sont foulées au pied.
De même, l’assemblée des chrétiens est responsable face aux abus de l’Etat et de
la politique et ne doit pas hésiter à faire entendre son mécontentement :
déclaration de Barmen.
1.2.2 L’Eglise catholique et sa théologie au début du XXième siècle
Pour toute la théologie catholique, les premières décennies du XXième siècle ont
étés une époque préparatoire décisive en vue du grand changement et
renouvellement interne qui a été le Concile Vatican II (1962-1965). Une période
qui présentait -aux plusieurs niveaux- des précises intensions de changements,
vu le développement de la société et les difficultés de l’église à trouver sa vrai
place dans la société d’ailleurs. La confrontation avec la culture moderne
naissante, qui avait commencée déjà en XIX siècle voyait au début du XX siècle
avec les théologiens réformistes que Pie X nommait «Modernistes» sa
continuation et devenait toujours plus importante. Notamment il y avait d’un
côté des catholiques attachés au passé, au enseignement traditionnel, avec une
attitude d’immobilisation et qui étaient ainsi fidèle à une la ligne restauratrice du
Vatican. D’autre côté on trouvait des courants théologiques projetés dans
l’avenir qui postulaient une réforme autant au niveau formel (dans les structures
des diocèses, des études, des séminaires…) que des contenus (liturgiques,
pastorales, exégétiques…). On peut brièvement résumer la situation théologique
dans les principales branches comme suit :
- liturgie: le mouvement liturgique de Romano Guardini postulait une reforme
de la liturgie romaine pour une « participation active » des fidèles dans les
messe.
- exégèse: on est surtout confronté avec la problématique naissante de
l’exégèse critico-historique (un des majeurs acteur était Alfred Loisy) et à
laquelle Pie XII répondait avec l’encyclique «Divino afflante Spiritu» en 1943.
- éthique sociale : surtout avec l’encyclique « Quadragesimo anno » (1931) qui
élargissait les conclusions du «Rerum novarum» (1891), l’église, consciente de
la problématique sociale de cette période, montre la claire intension de
instaurer un esprit chrétien dans les activités humaines.
- pastoral et ecclésiologie: l’intense activité missionnaire de Pie XI qui
augmentait la formation du clergé autochtone en orient et l’intégration des
collaborateurs laïcs dans les activités grâce à la création de l’action catholique,
montrent une redécouverte du sens et mystère de l’église.
- œcuméne : soi l’Eglise officielle, malgré une certaine réticence à son
intérieur, depuis Benoît XV (avec la création en 1917 de la Congrégation pour
l’Eglise orientale), que beaucoup de religieux et mouvements montrent un
nouvel intérêt et effort pour s’approcher aux autres églises.
L’activité de l’Eglise catholique ne se limitait pas au niveau théologique, mais
elle était présente aussi au niveau sociopolitique. En effet dès 1931 Pie XI
dénonça le fascisme et le communisme athée, en rappelant les droits que chaque
homme a (cfr. «Divini Redemptoris» et «Mit brennender Sorge»).
1.3 Biographie de l’auteur
Dietrich Bonhoeffer naît le 4 février 1906 à Breslau, mais il ira bientôt se
transférer avec toute sa famille à Berlin pour suivre le travail du père, un célèbre
psychiatre. La vocation de Bonhoeffer est précoce: déjà à l'âge de 14 ans, il
exprime la volonté de devenir pasteur. Il fera ses études à Tübingen et à Berlin,
en défendant sa thèse en théologie, Sanctorum communio, en 1927. Une partie
importante de sa formation lui est donnée par nombreux voyages et séjours
d'étude dont le plus important est sûrement celui d'une année à l'Union
Theological Seminary de New York. En Amérique, il aura la possibilité
d'expérimenter les conditions de vie des immigrés noirs de Harlem et se liera
d'amitiés précieuses pour l'avenir.
En 1931, à l'âge de 25 ans, il est nommé pasteur, il commence sa carrière de
professeur universitaire, et est nommé délégué des jeunesses auprès du naissant
mouvement œcuménique.
Dès 1933 il est un opposant résolu du nazisme. Dans un discours radio (qui lui
fut coupé avant qu'il le puisse terminer) Bonhoeffer tranche nettement avec le
problème de la soumission à l'autorité qui préoccupait de nombreux chrétiens. Il
explique que lors qu'on se dévoue complètement au Führer, celui-ci devient le
Verführer, le séducteur, le Malin.
Proche des idées du Pfarrernotbund de Niemöller et de l'Eglise confessante, pour
ne pas devoir souscrire le paragraphe arien en 1933, il se refuge à Londres
auprès de la communauté allemande. Il rentre en Allemagne en 1935, appelé par
Barth - pour lequel Bonhoeffer avait, dès les temps de l'université, une grande
admiration - pour diriger à Finkenwalde un séminaire qui devait former les
pasteurs pour l'Eglise confessante. Ce séminaire sera fermé en 1937 par
Himmler dans la vague de déchristianisation et de néo-paganisme qui caractérisa
la politique nazie de cette période. L'activité de Bonhoeffer continua alors dans
la clandestinité. Il lui sera défendu d'enseigner, de publier, de parler en publique
et il sera aussi banni de Berlin. En 1939, la guerre étant toujours plus proche, ses
amis américains lui organisent une série de conférence de la durée de deux ans
aux Etats-Unis dans le but de lui sauver la vie. Après avoir dans un premier
temps accepté, Bonhoeffer rentra néanmoins en Allemagne après trois semaines
seulement, afin de participer aux souffrances de sa nation.
Déjà dès 1938, Bonhoeffer remplissait des fonctions dans le contre-espionnage
allemand et il était proche du cercle qui voulait organiser un attentat contre
Hitler. La Gestapo suspecte toutefois de lui et le tien sous stricte surveillance.
En 1943, suite à ses activités en faveur des juifs, conduite de l'intérieur du
contre-espionnage, et à une première tentative d'assassiner Hitler, il est
emprisonné à Berlin. À fur et à mesure que des détailles sur son activité sont
découvert, sa situation s'aggrave. En février 1945 il sera transféré au camp de
concentration de Buchenwald et il sera exécuté le 9 avril au camp de
Flossenburg, par ordre personnel de Hitler.
2. L’oeuvre: “Ethique”
2.1 Causes et démarche divine : la division entre “Bien” et “Mal” et leur
dépassement
Toute l’analyse de l’éthique de Bonhoeffer débute d’une conception, une
définition très précise et certainement particulière de ce qu’ est l’éthique
chrétienne. Elle n’est pas comme les autres éthiques, lesquelles cherchent à
réfléchir sur l’action humaine (partant des lois qu’elles se donnent) afin de
connaître ce qui est «Bien» et ce qui est «Mal». L’éthique chrétienne cherche,
selon l’auteur, à surmonter, dépasser cette connaissance en allant plus en
profondeur dans la problématique éthique. Elle se situe, pour ainsi dire, sur un
autre niveau de réalité en s’approchant et s’orientant à «l’origine des tous les
problématiques étiques»328. C’est précisément «la possibilité de connaître le bien
et le mal»329 qui constitue notre réalité limitée en opposition à la réalité divine
suprême: cette séparation, ce déchirement entre l’homme et Dieu. Partant de
cette approche et préalable fondamentale, Bonhoeffer jette les bases de son
éthique. Il analyse la condition de divorce avec Dieu avec le chapitre 3 du livre
de la Genèse et énumérant cinq aspects qui la révèlent : un déchirement après
lequel l’homme désire la redécouverte de l’unité perdue : ce qui nous montrera
l’« Ethique ».
Pouvant connaître le bien et le mal, l’homme se met en opposition à Dieu.
Séparé de son origine, il éprouve de la honte (décrite comme «nudité»), qu’il
essaie de couvrir mais il n’y arrive pas. Cette recherche de retrouvé l’unité
perdue se fait soi dans l’union sexuelle, soi dans la religion, mais elle reste
toujours partielle. Le deuxième élément qui montre la division de l’homme est
sa conscience pour laquelle il y a seulement des «actions admises ou
défendues»330. Le troisième élément est le fait que pour cet homme séparé, qui
doit se connaître, toute réalité qu’il vit est en soi divisée (vie-loi, raison-instinct,
connaissance- action,…) et révèle un monde déchiré : un déchirement présent
soit dans l’homme lui-même, soit entre l’homme et Dieu. Bonhoeffer voit cette
réalité de séparation par exemple dans le pharisiens et son attitude. Il est
l’exemple de l’homme qui en réfléchissant, en jugeant, en accusant incarne la
problématique éthique de la connaissance du bien et du mal. Vivant cela il ne
fait pas autre que aggraver la division déjà existent. Il agit en partant d’une
328
D. BONHOEFFER, Ethique, Genève, Labor et Fides, 1965, p. 1.
idem.
330
Ibid , p. 3.
329
norme suprême qu’il se donne lui-même dans le processus intellectuel du
jugement . Il y a là dedans toute les limites de l’homme, qui doivent être dépassé
pour qu’il puisse bien vivre et retrouver sa unité primordiale en faisant
disparaître le déchirement. Cette attitude de jugement (quatrième élément de la
séparation) est vu contraire à un des aspects éthiques centraux de Bonhoeffer:
l’action.
Si le jugement exclus l’action, alors celui qui juge se met au dessus de la loi et
ainsi il ne peut pas l’accomplir (ce qui serait la seul attitude convenable pour la
loi divine). C’est exactement cette différence qui est décrite comme hypocrisie.
Cette hypocrisie de l’homme consiste en une «pseudo-action» donnée oui par
une connaissance et dans l’écoute de la loi, mais pas dans une «vrai
action spontanée» qui naît de la Parole de Dieu »331, elle-même authentique, car
pas décidé par notre connaissance. Dans ce discours sur l’action à accomplir
(thème central de chaque réflexion étique), on souligne le concept important de
l’ «amour». C’est lui «qui distingue l’homme uni à l’origine de celui qui en est
séparé»332 et c’est donc par l’amour que nous arrivons à rétablir l’union avec
Dieu. Vu qu’il y a plusieurs formes d’amour Bonhoeffer spécifie qu’il s’agit
d’un vrai et unique amour qui donnera la réconciliation avec Dieu. Quel ou Qui
et donc cet amour? Comment le connaître, le vivre et expérimenter? La réponse
à cette question est Jésus Christ qui est «La réconciliation». En effet notre réalité
divisée est réunie par lui-même et son action rédemptrice, ce qui permet ainsi le
dépassement de la division entre le Bien et le Mal. C’est en connaissant Dieu
que l’homme ne connaît plus le déchirement. En agissant dans et pour le Christ
chaque homme se connaît par lui-même. Cette nouvelle connaissance qui à
l’origine d’une vraie nouvelle réalité : une réalité qui selon l’auteur comporte dans la vie humaine quotidienne- une précise éthique de responsabilité.
2.2 Démarche humaine: «la responsabilité christologique»
Quels sont-ils les attributs et les conséquences de l'éthique de responsabilité que
la réconciliation du monde en Christ et par le Christ permet et demande?
Une éthique conforme à la réalité
Pour Bonhoeffer, la question éthique ne peut pas être séparée de celle de la Vie
et de l'Histoire. Le bien ne peut pas être pensé de façon abstraite, de même que
l'individu ne peut pas être pensé isolé du reste du monde. Par conséquent
l'éthique ne peut pas être réduite à un ou plusieurs principes abstraits, à une
formule qu'il faudrait fanatiquement appliquer à tout contexte. Une telle
conception de l'éthique arracherait l'homme aux données de la Vie. L'homme,
occupé à suivre des principes "hors du monde", serait porté à oublier son
prochain. L'éthique au contraire doit être continuellement conforme à la réalité.
331
332
D. BONHOEFFER, Ethique, op.cit, p. 27.
Ibid, p. 29.
Cela ne signifie pas que l'éthique proposée par Bonhoeffer est un éthique
opportuniste. La réalité a été en effet complètement transformée par JésusChrist. Le monde réconcilié avec Dieu ne peut être compris qu'à partir du Christ
qui est la réalité réelle.
Puisqu'en Jésus-Christ, le Dieu réel, toute réalité est acceptée et
réunie, puisqu'elle a en lui son origine, son essence et son but, une
action conforme à la réalité n'est possible qu'en lui et à partir de lui. 333
Une éthique conforme à la réalité est donc une éthique conforme au Christ. En
Jésus-Christ, l'action "mondaine" et l'action "chrétienne" se fondent (pourvu que
l'on soit prêts à assumer l'assomption du monde par le Christ).
Contre une éthique idéologique
L'homme qui agit conformément à la réalité n'agit donc pas en appliquant un
principe abstrait quelconque. Il évalue plutôt pragmatiquement ce qu'il faut faire.
En agissant de cette façon, il n'anticipe pas le jugement sur l'origine et le but de
ses actes. Par cette démarche, Bonhoeffer veut créer une éthique qui ne soit pas
idéologique. Une éthique idéologique, victime du déchirement primordial d'avec
Dieu, d'avec l'Origine, cherche en elle-même, dans la connaissance du bien et du
mal, la justification de l'action (j'ai fait bien/mal en raison de tel ou tel principe).
L'agir responsable, au contraire, renonce à connaître sa justification en remettant
le jugement à Dieu. On agit de façon responsable seulement dans l'ignorance du
bien et du mal (ce qui signifie en connaissant Dieu).
Celui qui agit selon son idéologie se voit justifié par son idée; par
contre le responsable remet ses actes entre les mains de Dieu, et vit de
la grâce et de la bienveillance divines.334
Le principe de substitution
Comme on vient de voir, l'objet de l'éthique pour Bonhoeffer n'est pas le sujet
isolé, mais le sujet en relation aux autres. La responsabilité qui incombe à
l'individu est par conséquent la responsabilité envers les autres hommes. Comme
Jésus-Christ, qui est "la Vie", s'est substitué à l'humanité entière en mourant sur
la croix, la vie de l'homme responsable est destinée à être vécue pour les autres.
La substitution et donc la responsabilité n'existent que dans l'abandon
total de toute vie personnelle à autrui.335
Cette substitution doit arriver jusqu'au point de s'assumer la faute autrui. Le
Christ est encore une foi l'exemple de l'attitude à suivre. Comme le Christ, le
"pécheur innocent", a assumé toute les fautes de l'humanité pour permettre la
rédemption, l'homme responsable doit être prêt a assumer les fautes de son
prochain en se remettant à la grâce de Dieu.
333
D. BONHOEFFER, Ethique, op.cit, p. 186
Ibid., p. 191
335
Ibid., p. 183
334
Toute action substitutivement responsable a donc son origine en
Jésus-Christ, le pécheur innocent. Elle ne peut se soustraire à la
solidarité avec le péché humain, puisqu'elle s'occupe exclusivement
d'autrui, et qu'elle procède de l'amour désintéressé pour l'homme réel,
le frère. […] Qui veut se soustraire à cette culpabilité se détache du
mystère rédempteur du Christ-pécheur-innocent et n'a pas de part à la
justification divine qui repose sur cet événement.336
L'action libre
De l'application de l'étique de responsabilité, découle finalement la possibilité
d'une action libre. L'homme responsable peut agir sans devoir se cacher derrière
ses semblables, derrière les circonstances (son action n'est donc pas
opportuniste) ou des principes. Il peut par conséquent se concentrer sur l'action:
il est indépendant, libre et responsable.
C'est en cela précisément que l'action responsable constitue un risque
libre; elle n'est justifiée par aucune loi; elle renonce à toute autojustification valable, à sa connaissance dernière du bien et du mal.337
2.3 Moyens : les quatre mandats dans la société
Commandement divin et mandats :
Nous l’avons vu, la théologie de Bonhoeffer tend à dépasser une dualité qui
tiendrait en un monde humain et un monde divin, ou plutôt, entre une réalité
humaine et une réalité christique. Par son commandement Dieu réunifie le
monde en une seule réalité ; nous pouvons ici parler à juste titre de
« réappropriation incarnationiste » du monde : « Le créateur habite la
créature »338. Par là même, le connaître humain doit dépasser, comme
susmentionné, la dichotomie bien/mal. C’est ici que le terme « éthique » prend
tout son sens : il ne s’agit plus -comme héritage de la spéculation philosophique
et morale- d’un jugement de valeur reposant sur des critères purement humains
et terrestres hérités de l’expérience et de son évaluation par le seul homme. Non
pas, le terme « éthique », trouve avec Bonhoeffer, une nouvelle acception : « [...]
le mot éthique a deux sens très différents. Il désigne soit les dilemmes de la
conscience dans la connaissance du bien et du mal, soit la reconnaissance de la
réalité unifiée par le commandement de Dieu »339. L’éthique et son but devient
donc cette reconnaissance de la réalité, reconnaissance possible seulement par la
connaissance du commandement divin : « La tâche de l’éthique consiste non pas
à exhorter à partir du divorce entre le devoir et le réel, mais à décrire ce qui dans
336
D. BONHOEFFER, Ethique, op.cit, p. 196
Ibid., p. 203
338
A. DUMAS, Une théologie de la réalité : Dietrich Bonhoeffer,op.cit, p. 161.
339
Ibid. p.168.
337
la réalité est commandement concret de Dieu. L’éthique est le compte rendu
ontologique du monde, où Dieu ordonne et non la prédication métaphysique
d’un Dieu extérieur au monde [...] »340.
Cette définition très personnelle soulève un problème de taille qui consiste en la
reconnaissance de l’autorité qui sera à même de traité de l’éthique. « Tout
d’abord, l’on peut imaginer deux réponses : ou bien on trouve cette autorité dans
la réalité donnée, à la manière positiviste, sans procéder à une tentative
d’interprétation plus poussée ; ou bien l’on construit un système d’ordres et de
valeurs dans lequel cette autorité est attribuée au père, au patron et au
magistrats »341. La première réponse ne peut satisfaire au corollaire qui veut que
l’éthique ne consiste pas en une représentation « bien/mal » de la réalité. La
deuxième réponse nous rapproche un peut plus du but : comme nous le verrons,
père, patron, magistrats, sont autant de statut, d’autorités fondés par le
« commandement de Dieu ». Or, si ces autorités sont à même d’être des
autorités éthique c’est uniquement en raison de leur subordination au
commandement divin. Dès lors, « le commandement constitue la seule
autorisation à parler éthique »342.
Mais, dès à présent, comment définir ce commandement de Dieu ? En quoi
consiste-t-il ?
Seule réalité qui puisse faire l’objet d’une éthique chrétienne, le commandement
est la revendication totale et concrète de l’homme en Jésus-Christ
(réappropriation incarnationiste du monde) : « Le commandement est la parole
que Dieu adresse à l’homme, une parole au contenu et à la forme concrets
adressée à l’homme concret »343. Commandement qui ne peut être compris que
localement et historiquement par l’homme, quels sont donc son contenu et sa
forme ? Concrètement, c’est sous la forme de quatre mandats qu’ils est transmis
à l’humanité : « le commandement de Dieu révélé en Jésus-Christ nous est
transmis dans l’Eglise, la famille, le travail, et par les autorités »344 ; « C’est
sous quatre formes différentes, unies par le seul commandement, que celui-ci,
révélé en Jésus-Christ, vient concrètement à notre rencontre, dans son unité qui
comprend la vie entière, revendiquant l’homme et le monde dans leur totalité par
l’amour réconciliateur de Dieu »345.
Eglise, famille, travail, autorités, les mandats ne sont en aucun cas des
institutions terrestres élaborées par le seul vouloir humain, mais bien des
missions divines : « Les mandats ne sont pas des institutions en soi, par exemple
des ordres de création, subsistant par eux-mêmes, mais, selon l’étymologie
personnaliste du mot, des missions de Dieu, qui prennent la forme concrètes
340
A. DUMAS, Une théologie de la réalité : Dietrich Bonhoeffer, op.cit, p. 170.
D. BONHOEFFER, Ethique, op.cit, p.226.
342
Ibid. p.228.
343
Ibid. p.228.
344
Ibid. p.229.
345
Ibid. p.236.
341
d’instances terrestres ayant le caractère d’un commandement divin »346.
Missions divines, les mandats ont à jouer sur terre un rôle concret : « Nous
entendons par ‘mandats’ la mission divine concrète, basée sur la révélation
christique et attestée par les Ecritures, l’autorisation d’accomplir un
commandement déterminé, l’octroi de l’autorité divine à une instance
terrestre »347.
Octroi d’autorité divine, ce terme n’est pas sans conséquences. En effet, Le
mandataire incarne sur terre le substitut de l’autorité divine. C’est à bien
comprendre : il ne s’agit nullement ici d’une forme de réification divine qui
ferait de l’homme autorisé une nouvelle divinité. Non pas, c’est le terme de
substitution -déjà rencontré plus haut- qui prend tout son sens. Avec humilité et
responsabilité, le mandataire se substitue à l’autorité divine pour exercé la part
de commandement qui lui est conférée. Bonhoeffer insiste particulièrement dans
son Ethique sur le mandat de l’Eglise. Chaque mandat porte une responsabilité
et une mission bien déterminée que lui seul est à même d’exercer. Dans
l’Eglise, le commandement divin prend une forme concrète dans la prédication
et la confession. Ces deux « disciplines », s’il on peut s’exprimer ainsi, ont pour
seule mission l’annonce de la parole : « Dieu veut l’existence d’un lieu où sa
parole est sans cesse prononcée, communiquée, interprétée, propagée, jusqu’à la
fin du monde »348. Le mandataire sera ici le pasteur, qui est seule autorité, seul
substitut autorisé à la mission divine de l’annonce de la Parole.
Nous parlions plus haut des conséquences de cet « octroi d’autorité divine »,
l’essentiel est à venir. Théologie qui se veut éminemment concrète, traitant de la
réalité et de l’agir humain, elle trouve ici une forme particulièrement
intéressante dans la réglementation des abus. En effet, tout mandat tien sa
légitimité du commandement divin. En aucun cas, un mandat ne peut s’autoriser
à s’ériger en autorité absolue, totale et se soumettre les autres mandats.
Totalement détachés des puissances idéologiques et historiques, puisque inspirés
par le commandement divin, les mandats sont forcés (dans le leur liberté !) à
réaliser le genre humain au travers de leur mission en plein accord avec l’idéal
christologique (l’idéal christologique étant le monde). On le voit, force est pour
le mandat, de s’exercer en plein accord avec les mandats qui lui font face, dans
le respect de ses propres limites et de celles des autres mandats. Il en va de
même pour le mandataire, qui, humble substitut, ne peut nullement s’ériger en
autorité absolue. Conforme au dessein divin, inspiré par lui, chargé de le
transmettre, le mandataire perd sa crédibilité et son rôle s’il s’éloigne du
commandement et peut dès lors être destitué sur la base de repères concrets.
Cette représentation théologique, en prise avec le réel, exclue toute forme d’abus
de pouvoir, de domination, de fanatisme, de la part des mandats et mandataires ;
et en cela, peut bien être observée comme une réponse admirable aux problèmes
346
A. DUMAS, Une théologie de la réalité : Dietrich Bonhoeffer, op.cit. p.170.
D. BONHOEFFER, Ethique, op.cit. p.237. (C’est nous qui soulignons).
348
Ibid. p.241.
347
éthiques qui restent sans réponses avec des systèmes moraux basés sur la simple
spéculation métaphysique dépourvue de tout repère dans le vécu humain, de tout
encrage dans le réel.
3. Conclusion
3.1 Réception de Bonhoeffer: dans la théologie contemporaine
3.1.1 Bonhoeffer et la théologie de la libération en Amérique latine
Une des approches théologiques contemporaines où l’on trouve une importante
réception de Bonhoeffer est le mouvement complexe qu’on appelle «théologie
de la libération» et qui est actif en Amérique latine. Les motifs des intéressants
liens aux niveaux des contenus et des pratiques entre Bonhoeffer et les
théologiens de la libération se trouvent soit dans la ressemblance des questions
posées sur la réalité ou les difficultés des fidèles et de l’Eglise, soit dans
l’attitude critique contre les pouvoirs politiques auxquels par et grâce à la foi
faut résister. En effet, le centre de la réflexion qui intéresse ces théologiens est
notre réalité moderne qui est considérée et analysée en lien/avec celle de Dieu
(Lui, qui au même temps, est Dieu de toutes réalités).
L’idée d’une «interprétation non-religieuse des concepts bibliques» ou d’un
«christianisme non-religieux » est le premier motif qui soutient les nouveaux
efforts théologiques (qui sont en même temps politiques et sociaux) en
Amérique latine. La religiosité vécue se montrait d’ailleurs trop peu présente
comme «expression de protestation sociale». Selon ces théologiens, elle n’était
pas assez concrète et pas liée à la réalité terrestre (en étant conscients de la
présence de Dieu sur la terre), mais au contraire, devait être vraie pratique de
l’amour et de la fraternité. Deuxième c’est particulièrement chez les protestants
que croît l’intension d’une nouvelle évangélisation qui sensibilise et défend une
justice sociale. C’est ainsi au début des années ’60, avec le mouvement «Eglise
et société en Amérique latine» et le protestantisme à Cuba, que commence le
processus de réception de Bonhoeffer (surtout de ses lettres en prisons qui ont
été écrits à Eberhardt Bethge et qui ont été publiées dans l’ouvres «Résistance et
Soumission). Cette réception, à l’intérieur d’un contexte socialiste, est
influencée par les concepts bonhoefferiens suivants 349:
¾ a. « être là pour les autres » comme essence même de l’existence chrétienne.
¾ b. le renoncement aux privilèges pour être vraiment Eglise de Jésus Christ.
¾ c. la réflexion théologique (sur la théologie de la libération) toujours en
fonction de l’action
humaine responsable, un engagement personnel.
¾ d. l’ «interprétation non-religieuse» comme point de départ d’une
redécouverte de «Dieu
349
SCHÖNHERR Albrecht/KRÖTKE, Wolf (Hgg), Bonhoeffer-Studien, Beiträge zur Theologie und
Wirkungsgeschichte Dietrich Bonhoeffers, Berlin 1985, p.142.
Libérateur».
¾ e. la vie et la mort de Bonhoeffer comme exemple d’un nouveau chrétien, un
homme murs, engagé dans la politique.
Ces éléments sont mêmes présents dans la «Confessio cubana», un texte qui, en
lui-même, montre comment et en quoi se constitue la réception de Bonhoeffer.
Cette approche théologique en Amérique latine, naît -troisième- dans les milieux
intellectuelles qui participaient au mouvementes oecuménique où son influence
était aussi sensible, montre comme la théologie du Bonhoeffer a été recepée et
au niveau théorique (analyse de la réalité) et pratique (libération concrète). Cela
on peut le noté dans ces trois autres aspects de la réflexion:
¾ a. l’importance de dépasser la distance, la séparation qui était présente
entre l’Eglise et le
Monde mondaine.
¾ b. la volonté de gérer les tensions qui existaient entre la foi des chrétiens
et l’idéologie
politique présente dans la société des années 60.
¾ c. grâce à l’œuvre «Le Prix de la grâce» beaucoup des intellectuels (pas
seulement des
protestants, mais tous les chrétiens qui luttaient pour la libération) se
sont sentis soutenus
dans leurs efforts révolutionnaires.
C’est ainsi que Bonhoeffer a contribué au discours théologique qui à débouté il
y a presque un demie siècle et est devenu un interlocuteur important en
Amérique latine, même si quelques intellectuels l’ont critiqué à cause de sa
caractérisation de l’homme adulte et de la considération de la société vue trop
limitée dans des conceptions occidentales (liées aux théories de Max Weber).
En résumant, il faut souligner comment la justice, la paix, l’action personnelle
en vu du royaume de Dieu déjà ici sur la terre, l’ engagement de l’homme dans
sa société et pas seulement la pratique extérieure des cultes et rites caractérisent
les aspects centraux de cette théologie d’ Amérique latine qui s’est inspirée à
Bonhoeffer, dont il a été -en quelque sort- un «ouvre-piste», un stimulateur, un
précurseur et il continue à l’être, vu les significatifs liées politico - sociales
qu’on y trouve.
3.1.2 Bonhoeffer et le monde sécularisé
Sécularisation, foi et religion350 :
La théologie de Bonhoeffer ne passe pas à côté de la modernité, nous l’avons vu,
mais l’affronte de face. Alors que des auteurs étudiés par le théologien allemand
pose un constat pessimiste d’un monde moderne qui tend à devenir sans religion
350
LLUIS OVIEDO, sécularisation et critique de la religion chez Bonhoeffer, in H. MOTTU, JANIQUE
PERRIN ED. Actualité de Dietrich Bonhoeffer en Europe latine, Labor et Fides, Genève, 2002. et
H. MOTTU, Dietrich Bonhoeffer, Cerf, Paris, 2002. et
A. DUMAS, Une théologie de la réalité : Dietrich Bonhoeffer, op.cit.
(Weber, Simmel), Bonhoeffer fait preuve d’un réel optimisme face à la
modernité. Certes, il ne nie pas la sécularisation, mais il l’interprète de façon
originale. Pour lui, le monde est arrivé à un tel stade de maturité qu’il peut se
permettre de se passer de toute référence à la religion pour évoluer de façon
autonome et régulière. Cette maturité permet au monde de se passer de la
religion même pour la gestion des domaines sociaux et éthiques. Mais le constat
de Bonhoeffer ne s’arrête pas là. La sécularisation soulève la question du rapport
qu’entretient le monde avec la foi, et plus encore avec la religion. En tant que
système métaphysique abstrait, voir dégagé du monde (acception ancienne de la
religion), la religion ne fait plus sens avec la modernité. La vitalité de la religion
ne peut que s’atténuer si elle est considérée comme telle. Reste donc que la foi
chrétienne doit se repenser en termes non religieux (acception ancienne).
Constat de l’époque et toujours d’actualité, la foi subsiste malgré une désertion
flagrante des rites pratiqués dans les églises, la communauté des croyants peine
à se retrouver dans l’image que propose l’Eglise. Dès lors que doit faire la
théologie pour offrir une voie de survie à la foi, de peur qu’elle ne s’éteigne
comme la pratique commune au sein de l’église ? Faudra-t-il recourir à une
récupération (fanatique ?) de la religion, recourir au méthodisme ; où plutôt
dépasser la religion ? Bonhoeffer ne nous a laissé que peu d’explications, reste
toutefois un élément essentiel que l’on trouve dans l’Ethique. Le seul outil pour
réconcilier foi et modernité et, à plus forte raison, religion et modernité consiste
une réappropriation incarnationiste du monde. La théologie doit démontrer
l’impossible dualisme consistant en un monde terrestre et un monde divin, en un
monde a-religieux et un monde religieux. En aucun cas il s’agira donc de
méthodisme et, même si cette démarche passe par un au-delà de la religion,
reste que celle-ci gardera sa place au sein d’au moins un mandat : l’Eglise.
Un tel regard sur la modernité a certes eu plusieurs répercutions. La théologie
actuelle n’a malheureusement, pour diverses raisons (qu’il serait vain de vouloir
résumer ici), pas réussi à amener le programme proposer par Bonhoeffer à son
terme. Il reste un grand écart de nos jours entre monde a-religieux et religieux,
l’Eglise peine à se situer au sein du monde moderne et il semble que de plus en
plus de croyants peinent à se retrouver dans l’image de la communauté
chrétienne que propose l’Eglise. Reste, toutefois, que nombre de théologiens
puise à la source de Bonhoeffer pour répondre à la crise de la modernité, source
qui fait preuve d’optimisme et de confiance en l’avenir.
3.3.3 Bonhoeffer et son «Ethique» sur le regard de la théologie catholique
Vu qu’à l’intérieur de la théologie catholique j’ai rencontré une réception plutôt
«individuelle» (faite par plusieurs différents théologiens) que «officielle»,
comme «exemple représentatif» d’une vue catholique sur l’ouvre de Bonhoeffer
dans ce chapitre je prend l’analyse de Martino Dotta351 (théologien catholique
351
DOTTA, Martino, Bonhoeffer: lo strutturarsi della fede nel mondo, Comano, 1995, p.47-64.
qui a fait ses étudies sur Bonhoeffer a Fribourg). En mettant on relief certains
aspects de l’«Ethique», Dotta souligne l’importance de 5 concepts qui -dans uns
optique œcuménique- ont même aussi une grande valeur dans la théologie
catholique:
¾ la théologie de l’Incarnation et la centralité de la personne, de la morte et la
résurrection du Christ qui est considéré comme «parole ultime et définitive
de Dieu sur ce monde»352 qui est une réalité dans la quelle Dieu est présent.
¾ l’importance donnée au message biblique (spécialement au évangile), ou on
présente pas une réalité divisé, mais unit dans le Christ.
¾ une ecclésiologie vivante et liée strictement au Christ : dans l’Eglise on
connaît l’acte divin de la rédemption. Le témoignage et l’annonce du salut
sont vus comme mission dans la réalité.
¾ l’action responsable est la concrétisation de notre correspondance au Christ
et de notre écoute des commandements divins.
¾ la force des concepts «justification» et «croix» et leur importance dans le
monde réconcilié.
En résumant, l’originalité de cette théologie est vue dans l’approche
christologique des concepts «action», «substitution au Christ, «conformité au
Christ» et «dernière/avant-dernière» qui décrivent pas une séparation, mais un
nouveau rapport (de réconciliation) entre notre réalité et celle de Dieu.
3.2 Eléments principales réformistes
Réformisme comme “défi de la modernité”
Réformisme comme “ouverture à l’autre”:
En conclusion on peut remarquer une étroite relation entre la vie de Dietrich
Bonhoeffer, son Ethique, et le contexte historique dans lequel il a vécu et écrit.
Les contenus de l'Ethique sont évidemment influencés par ses expériences
personnelles et par les événements de son temps. En même temps, l'étique "liée
à la Vie et à l'Histoire" que Bonhoeffer développe lui sert de fondement
théorique pour son agir concret.
À la lumière de ce qu'on a vu jusqu'à présent, on peut maintenant montrer en
quoi Bonhoeffer peut être considéré un réformiste.
En premier plan ressort le défi avec la modernité que Bonhoeffer assume aussi
bien au niveau théorique (ou théologique) qu'au niveau pratique. Au plan
théorique, il l'assume par une tentative de renouveau de l'étique chrétienne
replaçant au centre de l'action la dimension christologique du monde. Ses thèses
s'opposent à la théologie libérale, dominant à son époque, par un innovation
dans l'interprétation des sources, donc de l'Ancien et du Nouveau Testament.
Pratiquement, sa réponse au défi de la modernité se concrétise dans sa lutte
contre le totalitarisme nazi en traduisant dans les faits son éthique de l'action
352
DOTTA, Martino, Bonhoeffer: lo strutturarsi della fede nel mondo, op.cit, p. 62.
responsable. Son choix de rentrer en Allemagne des Etats-Unis - où il aurait été
sauvé - en 1939, exemplifie très bien ce principe de substitution qui est une
partie centrale de son éthique.
Le moyen d'application du renouveau éthique proposé, c'est-à-dire les quatre
mandats divins, sous-entend cette réforme des institutions qu'on a vue être un
des traits de la pensée réformiste.
Finalement Bonhoeffer invite à une ouverture vers l'autre. Son éthique, qui ne se
cache pas derrière des principes abstraits, demande explicitement de se
préoccuper du prochain, jusqu'au point de se substituer à lui et d'assumer sa
faute. Bonhoeffer concrétisera cette attitude dans son travail en faveur des juifs
persécutés par le régime nazi et en refusant ouvertement le paragraphe arien.
4. Commentaires personnels
Même si j’ai dû me confronter avec certaines difficultés, j’ai trouvé la
préparation de l’exposé et la rédaction du travail écrit très agréable et positif. La
longueur du texte qu’on a reçu, la complexité du thème (l’éthique) traité,
l'étendue des contenus et des bases historico - théologiques et mes connaissances
linguistiques pas encore si élevées comme il faudrait, n’ont pas rendu le travail
facile, mais ont développé sûrement un intérêt à l’égard d’un théologien et son
approche que je considère surprenant et toute moderne. En détail je évalue le
travail comme il suit:
Premièrement je trouve que le travail en groupe a très bien fonctionné (rendezvous, réflexions ensemble, subdivision des taches,…) et qu’on a eu un bonne
collaboration entre nous (ce que n’ai pas toujours le cas). Deuxièmement le
temps à disposition, même s’il n’était pas beaucoup, a été suffisant pour trouver
les informations essentielles et préparer tout. Troisièmement je crois qu’a été
important le fait de pouvoir se confronter et contribuer à l’exposé, car on
apprend toujours beaucoup chose sûr des contenus, mais aussi sur soi-même.
Le problème le plus grand, pour moi, a sûrement été la compréhension du texte.
Parfois un langage théologique presque "initiatique" demandait qu'on relise des
passages plusieurs fois. Si le sens général du livre sort assez clairement, la
lecture de certaines parties a été fatigante. Cela dit, je ne pense pas que le texte
était excessivement difficile ou trop long, même s'il a fallu plusieurs heures de
travail personnel pour le "déchiffrer". Les discussions avec les collègues du
groupe ont sûrement aidé la compréhension du texte. Je pense qu'on a eu dès la
première rencontre une très bonne entente à l'intérieur du groupe et cela a
vraiment aidé au bon résultat final. On s'est rencontré 4 fois: 1) après une lecture
personnelle du texte pour en discuter les contenus; 2) après des
approfondissements personnels (contexte historique, vie, théologie) pour établir
un plan de travail et partager les chapitres; 3) afin d'harmoniser les parties; 4)
pour discuter les détails. À chaque rencontre, tout le monde apportait des
informations et des idées intéressantes. D'autres idées sont ressorties des
discussions qu'on a eues lors de ces rencontres.
Malgré la longueur notoire du texte et l’effort de lecture qu’il suppose (plus
complexe qu’un texte historique ou critique), malgré le temps nécessaire aux
recherches annexes (courant de pensée, personnage, répercutions), ce fut un réel
plaisir de travailler avec une équipe qui fonctionnait bien. Reste également que
le choix de l’auteur tombait à merveille, idées passionnantes autant que
déroutantes. J’approfondirai.
BIBLIOGRAPHIE
ADAM, Adolf, Grundriss Liturgie, Freiburg, Basel, Wien, 1985.
BOHNOEFFER, Dietrich, Ethique, Genève, Labor et Fides, 1965.
BAUBEROT, J., Les Eglises protestantes, in.: J.-M. MAYEUR, Histoire du Christianisme des
origines à aujourd'hui, Vol XIII.
DOTTA, Martino, Bonhoeffer: lo strutturarsi della fede nel mondo, Comano, 1995.
DUMAS, A., Une théologie de la réalité : Dietrich Bonhoeffer, Labor et Fides, Genève, 1968.
Encyclopédie Du Protestantisme, Cerf - Labor et Fides, Paris-Genève, 1995.
FISCHER, Helmut, Christentum. (Schnellkurs DuMont), Köln 2003.
MAYEUR, J.-M., L'Allemagne et l'Autriche, in: J.-M MAYEUR (dir.), Histoire du catholicisme
des origines à aujourd'hui, vol. XIII.
MOTTU, H., Dietrich Bonhoeffer, Cerf, Paris, 2002
OVIEDO, L., sécularisation et critique de la religion chez Bonhoeffer, in :H. MOTTU, J.,
PERRIN ED. Actualité de Dietrich Bonhoeffer en Europe latine, Labor et Fides, Genève,
2002.
PIERRARD, Pierre, Histoire de l’Eglise catholique, Paris, 1972.
SCHÖNHERR Albrecht/KRÖTKE, Wolf (Hgg), Bohoeffer-Studien, Beiträge zur Theologie und
Wirkungsgeschichte Dietrich Bonhoefers, Berlin 1985.
Présenté par :
Patrick Bondallaz
François de Raemy
Léa Tinguely
Claudia Zanini
1. Introduction
2. Biographie
3. Le contexte historique des XIXe–XXe siècles
3
3
4
3.1. L’Eglise et la science
4
3.2. Les courants idéologiques
4. L’originalité de l’oeuvre
4.1. Généralités
4.2. Le paradigme évolutionniste
5. Le message de Teilhard
5.1. Le futur est dans l’hominisation
6
8
8
11
11
5.2. Les lignes directrices de l’évolution
12
5.3. La moralisation de l’évolution
13
6. La portée de son oeuvre dans le monde ecclésiastique
6.1. Une oeuvre livrée à la polémique (1955-1961)
14
14
6.2. La révision d’un procès (1961)
7. Conclusion
8. Bilan
15
16
18
9. Bibliographie
19
1. Introduction
Nous allons nous intéresser à l’une des pensées philosophiques et
théologiques les plus originales du XXe siècle, celle de Pierre Teilhard de
Chardin, considéré par certains comme « le plus éminent jésuite du siècle »353.
Son œuvre est foisonnante, polymorphe et, comme le laisse entendre le titre de
sa pièce maîtresse – Le phénomène humain – elle possède un caractère totalisant
peu commun pour une œuvre explicitement rattachée à la tradition chrétienne.
Le principal enjeu de notre propos, aussi limité soit-il par les contraintes dues
aux exigences de ce séminaire, consistera à déterminer de quelle manière la
pensée de Teilhard peut être assimilée à une démarche réformiste. Sachant que
l’importance et l’impact d’une pensée se mesure en partie à l’aune des remous
qu’elle a pu provoquer, nous placerons les jalons de notre analyse d’abord à son
amont, pour saisir le contexte dans lequel elle fut produite, puis à son aval, afin
de connaître les réactions et les éventuels changements dont elle fut à l’origine.
Nous commencerons toutefois par donner quelques indications biographiques
concernant l’auteur et nous décrirons sommairement les principaux thèmes que
son œuvre recouvre.
2. Biographie354
Pierre Teilhard de Chardin est né en 1881 dans une famille paysanne aisée du
Puy-de-Dôme (en France). Il se peut d’ailleurs que ce milieu rural, proche de la
terre, ait influencé son avenir. En effet, après avoir été ordonné prêtre au sein de
la Compagnie de Jésus en 1911 et après la Première Guerre mondiale, notre
théologien a obtenu un doctorat de sciences naturelles qui lui a permis
d’enseigner la géologie et la paléontologie à Paris. Sa compétence de
paléontologue reconnue, il fut chargé de postes importants dans les organismes
scientifiques internationaux (ex. : direction de l’étude stratigraphique,
paléontologique et archéologique lors des grandes fouilles de Choukoutien en
Chine).
Par contre, sur le plan philosophique et théologique, le Vatican l’a considéré
comme un innovateur dangereux (ex. : par rapport au péché originel) et lui a
interdit de publier des textes de cette allure, sans pour autant le condamner. Cela
explique ses émigrations en Chine et aux Etats-Unis. Néanmoins, entre 1916 et
1955, notre auteur a écrit, en plus de ses dix grands volumes scientifiques, trois
livres et un grand nombre d’essais sur la signification philosophique et
religieuse de l’évolution et sur la spiritualité chrétienne qui ont finalement tous
353
DELUMEAU J., « Jésuites » in Encyclopaedia Universalis, Paris, Encyclopaedia Universalis, 1968, vol. 9, p.
424.
354
Cf. CUENOT C., Ce que Teilhard a vraiment dit, Paris, Stock, 1972, pp. 13-36 ; CUENOT C., « Teilhard de
Chardin » in Encyclopaedia Universalis, Paris, Encyclopaedia Universalis, 2002, vol. 22, pp. 251-252 ;
MOONEY C. F., « Teilhard de Chardin, Pierre », in ELIADE M. (éd.), The Encyclopedia of Religion, New
York, 1987, pp. 366-368.
été publiés en quinze volumes après sa mort à New York en 1955. En effet, on
respecta son vœu testamentaire selon lequel il avait demandé de publier ses
œuvres, dont Le Phénomène humain, qui lui conféra une immense célébrité.
3. Le contexte historique du XIXe–XXe siècle
3.1. L’Eglise et la science
Il convient de situer le point de rupture entre l’éclosion des idées nouvelles et
l’ordre établi en 1789. En effet, dès la Révolution et jusqu’en 1860, le conflit
entre la science et l’Eglise s’est accru, même si des savants de la Renaissance
(ex. : Galilée) avaient déjà bousculé les dogmes ecclésiastiques. La première
moitié du XIXe siècle connaît donc un écart de plus en plus marqué entre foi et
raison suite au développement des nouvelles sciences (archéologie,
paléontologie, géologie, biologie, …). Deux illustres intellectuels du XIXe
siècle, Félicité Robert de Lamennais et Ernest Renan ont été victimes de cette
crise. A cause de leurs idées progressistes qui souhaitaient davantage
d’interaction entre science et religion, ils se sont heurtés à l’intransigeance de
l’Eglise et n’ont finalement pas eu d’autre choix que de se séparer radicalement
de la Hiérarchie (Renan tomba même dans l’athéisme).
Sur le plan scientifique, la géologie pose de sérieux problèmes aux Ecritures.
En effet, les études géologiques foisonnent durant tout le siècle et essaiment à
travers toute l’Europe. La première à défrayer la chronique est celle de Sir Lyell.
Il esquisse en 1830, une chronologie géologique de la genèse terrestre qui
outrepasse radicalement la chronologie biblique qui fixait la Création à 6000 ans
av. J.-C.355 Mais l’Eglise refuse obstinément de prendre en compte ces
découvertes et se tient à sa chronologie révélée jusqu’au début du XXe siècle…
D’autre part, les premières critiques scientifiques de la Bible commencent à
fleurir. Elles débutent d’abord dans les pays protestants, notamment en
Allemagne (ex. : La vie de Jésus, en 1835, de D. F. Strauss, qui réduit la figure
du Christ à un simple mythe.356), avec l’essor des universités protestantes dès le
XIXe siècle, et en Angleterre et gagnent même les Etats-Unis. Comme l’Eglise
avait interdit cette pratique aux intellectuels catholiques, ceux-ci se sont donc
trouvés incapables de contrer raisonnablement les arguments de leurs
adversaires protestants, libéraux, rationalistes ou athées. C’est un coup dur pour
la crédibilité de l’Eglise catholique qui s’efforce de défendre des positions de
plus en plus ambiguës, floues et caduques jusqu’aux environs de 1870. Ainsi, les
catholiques accusent un retard de plus en plus marqué en ce qui concerne les
sciences, la technique et l’exégèse. En réaction, des tendances favorables à
l’élaboration d’une science catholique ont émergé dans les milieux intellectuels
355
Cf. MINOIS G., L’Eglise et la science, Histoire d’un malentendu. De Galilée à Jean-Paul II, France, Fayard,
1991, p. 215.
356
Cf. idem., p. 218.
catholiques, mais, immédiatement contrées par l’autorité romaine, sont vouées à
l’échec.
Dans ce climat très tendu, les attitudes des papes envers les sciences modernes
ont un impact déterminant sur la relation entre le dogme chrétien et la raison. Pie
IX (1846-1878) s’est farouchement opposé à la science moderne. Dans son
encyclique Quanta cura (1864), il condamne en bloc toutes les nouvelles
doctrines de l’époque (démocratie, socialisme, science, rationalisme, etc.) que
l’Eglise a allègrement amalgamées.357 Trois sciences sont particulièrement
prohibées, à savoir l’astronomie, la géologie et la physiologie. D’autre part, six
ans plus tard, le deuxième texte du concile Vatican I, Dei filius, souligne qu’il
n’y a pas de contradiction entre foi et raison mais une primauté absolue de la
foi.358 S’ensuit le magistère de Léon XIII (1878-1903), qui semble se montrer
plus souple envers les sciences modernes. En effet, il accepte d’organiser des
congrès entre théologiens et scientifiques de 1887 à 1900 dans l’espoir
d’élaborer une science conforme au catholicisme. Or, comme
l’illustre l’encyclique Providentissimus, Léon XIII n’apporte finalement que peu
de changements par rapport à Pie IX : la théologie est toujours la reine des
sciences, la Bible détient la vérité et les critiques bibliques des catholiques qui
apparaissent dès 1890, telles L’histoire du canon de l’Ancien Testament de
l’abbé Loisy sont dénoncées.359 Puis, le conflit se poursuit sous Pie X (19031914) qui radicalise la position de l’Eglise en condamnant globalement la
modernité au travers de l’encyclique Pascendi dominici gregis (1907)360 : le
vocabulaire est virulent contre la modernité et la supériorité de la foi sur la
raison est réaffirmée. S’ensuit la période dite de « l’intégrisme » (1909-1914)
durant laquelle les mises à l’index et les excommunications sévissent
durement.361 Ainsi, l’Eglise du début du XXe siècle rejette totalement les
conclusions de la science moderne au sujet de l’âge du monde, de l’apparition de
l’homme et du transformisme pour s’en tenir scrupuleusement au seul contenu
de la Bible.362 Elle est plus que jamais cantonnée dans ses dogmes qu’elle ne
veut pas changer malgré les progrès scientifiques.
Parallèlement et paradoxalement à cette époque durant laquelle l’Eglise est
totalement hermétique à la science, des études d’abbés préhistoriens, que l’on
peut considérer comme les prédécesseurs de Teilhard de Chardin, apportent de
nouvelles perspectives sur l’origine de l’homme (ex. : J. Bourgeois, L. Bardon
ou A. Bouysonie qui a découvert en 1908 un homme de Neandertal vieux de
45000 ans.).363 On peut estimer qu’il y avait un décalage idéologique au sujet
des rapports à la science entre, d’un côté, la Hiérarchie, et de l’autre, le bas
357
Cf. id., p. 220.
Cf. id., p. 242.
359
Cf. id., p. 271.
360
Cf. id., p. 281.
361
Cf. id., p. 285.
362
Cf. id, p. 289.
363
Cf. id., p. 319.
358
clergé et les intellectuels catholiques. Puis une période de prudentes mutations
s’ouvre avec Pie XI (1922-1939), dont nous retiendrons seulement l’ouverture
de l’académie pontificale de la science en 1936 en vue de réaliser une véritable
science catholique. Enfin, il faut attendre Pie XII (1939-1958), pour voir un
pape définitivement favorable aux sciences. L’encyclique Humani generis
(1950) souligne son ouverture. Mais l’autorité ecclésiastique n’approuve pas les
conclusions sur l’origine de l’homme, dernier point conflictuel entre science et
foi. En effet, cette encyclique exclut la possibilité d’un évolutionnisme absolu
qui fait naître l’esprit de la matière, ce qui condamne implicitement les idées de
Teilhard de Chardin.364 Finalement, l’hypothèse monogéniste, qui confère à
Adam et Eve la place d’ancêtres communs à toute l’humanité, est la seule
théorie approuvée et recommandée par le pape pour expliquer le péché originel.
3.2. Les courants idéologiques
Avant de pousser notre investigation plus en avant, jetons un œil sur le
contexte intellectuel et scientifique dans lequel émergea l’œuvre de Pierre
Teilhard de Chardin. Cet aperçu – très large - pourra nous permettre de mieux
comprendre les réticences qu’elle suscita dans les rangs catholiques.
Commençons par rappeler qu’au début du XXe siècles, les esprits étaient
encore fortement marqués par l’héritage idéologique du siècle précédent –
emprunt notamment du positivisme d’Auguste Comte et d’une foi vivace dans le
progrès (inspirée notamment par la pensée d’Herbert Spencer). Or on sait que
cet héritage, participant d’une lame de fond scientiste d’une grande amplitude,
mettait directement en cause les positions théologiques et eschatologiques de
l’Eglise. La vision historicisante de Comte, pour reprendre son exemple, avait
fait du dépérissement de la religion une des principales caractéristiques du stade
ultime de l’évolution humaine. Les avancées fulgurantes réalisées dans le
domaine des sciences « dures », et avec elles l’essor des grandes théories de
l’évolution (darwinisme, lamarckisme) avaient en outre profondément dérouté
les conceptions fixistes qui lui étaient chères. Le tableau du moment était
d’autant plus accablant pour l’Eglise que c’est aux environs de cette période
qu’elle dut faire le deuil de son implication politique en France. La persévérance
de l’ordre laïque était en effet parvenu à la bouter hors du cadre républicain –
mise au ban stigmatisée par la bien fameuse loi de 1905. Après des siècles
d’ingérence gallicane, s’en était définitivement fait de son autorité temporelle –
ce qui explique peut-être pourquoi elle fut si intransigeante dans les domaines
qu’on ne lui contestait pas, à l’image de la période de l’avant-guerre (cf. supra).
Notons en sus qu’il y avait déjà longtemps que les milieux philosophiques,
enhardis par une liberté de penser chèrement conquise, ne se sentaient plus
l’obligeance d’accorder à la religion de cette nécessité impérieuse qu’on lui
364
Cf. id., pp. 365-366.
vouait jadis. En effet, malgré un regain de religiosité lors de la seconde moitié
du XIXe - marqué chez certains intellectuels par la conversion, à l’image de
Paul Claudel ou de Léon Bloy365, on osait désormais sabrer dans le vif de la
tradition sans craindre de froisser les âmes dévotes - à l’image de Schopenhauer,
de Feuerbach, de Nietzsche et de bien d’autres figures intellectuelles de
l’époque. La sociologie naissante n’était pas en reste puisque, à la suite de
Comte, Durkheim et Weber s’étaient attelés à l’étude méthodique du fait
religieux et avaient contribué par la sorte à lui donner une portée proprement
humaine. Mentionnons encore que la situation était d’autant plus rude que la
fronde ne se cantonnait pas aux seuls cénacles de l’intelligentsia européenne
mais avait gagné, par l’entremise des doctrines socialistes, l’ensemble des
couches sociales. Les discours d’obédience marxiste, incitant les masses
prolétaires à s’émanciper du giron paternaliste de l’Eglise, contribuait à
l’effritement d’une part importante de son audience traditionnelle366. L’alliance
« clérico-conservatrice », scellée entre des catholiques réactionnaires de tous
bords, eut beau tenter, vers la fin du XIXe , d’ancrer la religion dans la
modernité, elle ne parvint jamais à ressusciter la cohésion idéologique qui fut la
sienne du temps de l’Ancien régime367.
Et comme si cela ne suffisait pas, il fallut que la crise se mît à gangrener
l’édifice de l’intérieur. C’est en effet aux environs du début du siècle
qu’émergea ce qu’on appelle la « crise moderniste » - modernisme, mot qui fait
écho à « modernité » et qui désigne par là ses déviances. On doit cet épisode
sensible de l’histoire du catholicisme à l’attitude cavalière de certains hommes
d’église qui souhaitaient donner au christianisme romain les moyens de
s’inscrire pleinement dans la modernité, quitte à faire fi de quelques préceptes
utiles à son autorité. Les principes modernistes aspiraient à des réformes
profondes de la structure institutionnelle, approuvant la sécularisation et
exigeant des sciences religieuses qu’elles soient affranchies de la tutelle
magistérielle et qu’elles disposent d’une véritable autonomie critique. Des
motifs suffisants pour provoquer l’ire papale qui, par l’encyclique Pascendi
(1907), s’empressa de condamner en bloc ce qu’elle considérait comme une
hérésie. On citera parmi les figures les plus éminentes de ce mouvement
réformiste, Alfred Loisy (excommunié en 1908), Lucien Laberthonnière ou
encore Max Blondel368.
365
Cf. PELLETIER D., Du dialogue philosophique à la crise du modernisme chrétien, Association Religions –
Laïcité – Citoyenneté, http://www.arelc.org/article.php3?id_article=152, 12.10.2005.
366
On sait en effet le peu d’estime que tant les pères fondateurs du socialisme (les utopistes de la première heure
à la Saint-Simon, Fourier, Owen et autre Cabet) que ses théoriciens radicaux (sauce Marx - Engels) vouaient à
l’institution religieuse. S’il fallait d’ailleurs leur trouver un point commun, ce serait certainement d’avoir
attribué à la religion - du moins sous sa forme catholique cléricale - un rôle aliénant qui ôtait au peuple l’envie
de se libérer du joug bourgeois.
367
Cf. POULAT E., « Modernisme » in Encyclopaedia Universalis, Paris, Encyclopaedia Universalis, 1968, vol.
11, p. 136.
368
Cf. COLIN P., Modernisme et crise moderniste, Esprit & Vie – Revue catholique de formation permanente,
http://www.esprit-et-vie.com/breve.php3?id_breve=63, 14.12.2005.
4. L’originalité de l’œuvre
4.1. Généralités
Que ce soit dans son contexte ou non, l’œuvre philosophique et théologique de
Teilhard est hors du commun. Notre penseur est effectivement inclassable. Il a
synthétisé un grand éventail de pensées interdisciplinaires allant de la science
positive à la voie unitive de la mystique, en passant par une nouvelle théologie
qui dynamise la théologie classique à l’aide de la théorie de l’évolution.369 Plus
schématiquement, nous pouvons reconnaître l’originalité de l’œuvre de Teilhard
à travers son but, son style et son contenu.
Tout d’abord, Teilhard désire renverser le mur élevé entre croyants et
évolutionnistes, qui recherchent tous deux la vérité selon leurs propres
méthodes. Cette volonté d’adaptation fait figure de proue au sein d’une Eglise
encore attachée à ses traditions.
Pour ce faire, notre auteur a développé un style particulier qui lui a servi à
renforcer sa pensée. Nous pouvons observer que son discours se compose
d’archétypes ouverts à l’intervention d’expériences religieuses (ex. : métaphores
telles que les énergies « intercentriques »370, « l’Amour-Energie »371, etc.), ce
qui permet d’ailleurs d’unir sans problème des Absolus que la foi, la science et
l’art tendent en général à rechercher séparément. De plus, il utilise beaucoup de
néologismes (ex. : « noosphère »372).
4.2. Le paradigme évolutionniste
Quant à l’originalité du contenu, elle touche aussi bien la doctrine
évolutionniste que la théologie. Tout d’abord, notre penseur considère que la
matière contient une puissance spirituelle qui évolue vers un point de
convergence : le point Oméga. Désormais, l’évolution est la condition même de
toute pensée scientifique car elle envahit tout l’univers. Le monde n’est plus un
cosmos immobile, mais une cosmogenèse, car il se déploie dans l’espace et dans
le temps.373 Le mécanisme générateur de la complexification de l’Univers
s’explique en deux temps. D’abord, à l’instar du néodarwinisme, il procède du
dehors en ce qui concerne les zones pré-humaines de la vie, c’est-à-dire par tri
ou sélection de hasards. Puis le dedans reprend l’avantage à partir de l’Homme,
car ce dernier a la capacité de choisir et de conscientiser (cf. le
néolamarckisme).374
369
Cf. CUENOT C., « Teilhard de Chardin » in op. cit., p. 251.
Cf. TEILHARD DE CHARDIN P., Le Phénomène humain, Paris, Le Seuil, 1955, p. 265.
371
Ibidem.
372
Ibid.
373
Cf. ARNOULD J., L’Eglise et l’histoire de la nature, Paris, Cerf, 2000 (Histoire du christianisme), p. 65.
374
Cf. TEILHARD DE CHARDIN P., L’Avenir de l’Homme, Paris, Le Seuil, 1961, pp. 226-227.
370
Mais la particularité de sa perspective évolutionniste se situe surtout dans
l’assimilation de ce point de convergence à la figure divine du Christ universel.
Ce Christ universel est en fait une synthèse du Christ et de l’Univers. Ainsi, le
Jésus de l’histoire prend toute sa dimension, car il prend sur lui non seulement
l’histoire de la réalité humaine, mais encore toute l’histoire de l’univers auquel il
est biologiquement lié. Si bien que les transformations de l’univers (l’histoire, le
devenir et l’évolution) s’identifient à celles du Verbe de Dieu lui-même.375
On peut ainsi se demander comment Teilhard conçoit le péché originel, si la
science ne lui trouve aucune place temporelle. Cette question l’a justement incité
à écrire une « Note sur quelques représentations historiques possibles du Péché
originel » (15 avril 1922).376 Celle-ci présente deux thèmes essentiels du débat
entre la théologie chrétienne de la création et la vision scientifique de la nature
au cours du XXe siècle. Le premier thème concerne justement l’état de péché à
interpréter comme une rupture de l’homme avec lui-même, avec sa propre
conscience, avec les autres, avec l’évolution, et enfin avec Dieu, et cela par un
acte libre. Autrement dit, Teilhard propose de diffuser la Chute dans l’histoire
universelle et de renoncer à une Chute initiale (cf. Adam et Eve) : si le péché est
apparu avec l’homme, il appartient avant tout au domaine coextensif de la
conscience et de la liberté.377 De plus, le second thème soutient que non
seulement la Chute, mais encore la Création, l’Incarnation et la Rédemption sont
des événements coextensifs à la durée et à la totalité du Monde en devenir. Mais,
comme pour la conception du rapport entre la matière et l’esprit et pour l’idée
d’une unification progressive des éléments de la réalité, cette « Note » a donné
lieu à des débats et à des critiques.378
En contraste avec ces originalités conflictuelles, nous pouvons cependant
constater que notre penseur est « hyperorthodoxe »379, car il insiste sur la
personnalisation de chacun tout en fortifiant l’harmonie communautaire. Il
s’oppose ainsi à la simple individuation qui émane de la société moderne et nous
encourage à travailler constamment au développement de notre identité : le
Christ. Bien qu’il reprenne l’annonce du Christ cosmique de saint Paul, son
originalité réside ici dans la mise en évidence de la personne au sein du
christianisme.380 Cela crée aussi une grande potentialité d’affirmation sociale,
contrairement à la neutralité d’un simple groupe d’individus, car la dimension
collective reste importante. En effet, Teilhard invite les chrétiens à repenser le
sens du travail, de la recherche et du progrès, car ils semblent manquer de
375
Cf. BERGERON I. ; ERNST A.-M., Le Christ universel et l’évolution, Paris, Cerf, 1986, pp. 170-171.
Cf. ARNOULD J., op. cit., pp. 66-73.
377
BERGERON I.; ERNST A.-M., op. cit., p. 79.
378
Ibid.
379
Cf. CUENOT C., « Teilhard de Chardin » in op. cit., p. 251.
380
TEILHARD DE CHARDIN P., Le Phénomène humain, p. 264 : « c’est vers l’Autre, qu’il nous faut avancer.
Le bout de nous-mêmes, le comble de notre originalité, ce n’est pas notre individualité, - c’est notre
personne ».
376
sympathie à l’égard des personnes qui se vouent corps et âme à l’avènement
d’un monde meilleur, d’une nouvelle humanité.381
Après cette esquisse générale, nous pouvons désormais approfondir le contenu
des extraits que nous avons abordés dans notre analyse : ceux du Phénomène
humain382 et de L’Avenir de l’homme383.
5. Le message de Teilhard de Chardin
5.1. Le futur est dans l’hominisation
L’auteur est assez optimiste en ce qui concerne le futur des hommes. Il
affirme qu’une progression ultérieure dans le sens d’une hominisation est encore
possible, condition nécessaire à cette montée vers la conscience est l’unification
de l’Humanité. C’est à travers la synthèse de ce qu’il y a de plus original en
chaque individu que chacun peut découvrir sa personne :
« Pour être pleinement nous-mêmes, […] c’est dans le sens d’une
convergence avec tout le reste, c’est vers l’Autre, qu’il nous faut
avancer. Le bout de nous-mêmes, le comble de notre originalité, ce
n’est pas notre individualité, mais notre personne ; […] nous ne
pouvons la trouver qu’en nous unissant. […] l’élément ne devient
personnel qu’en s’universalisant. » 384.
La personnalisation est le processus par lequel l’élément devient pleinement
soi grâce à la réflexion. C’est « un approfondissement de la conscience sur ellemême »385. Il faut faire attention à ne pas confondre personnalisation avec
individualisation. L’individualisation est le processus qui pousse les individus à
s’éloigner les uns des autres, en entraînant le Monde en arrière vers la
pluralité.386
Maintenant, la question est de savoir suivant quel principe l’Humanité peut
s’unifier. Teilhard de Chardin réfléchit au pouvoir de l’amour, la seule force
capable d’unir les hommes au fond d’eux-mêmes et de les achever en tant
qu’êtres. Il suffit donc d’élargir ce sentiment à tout être. Si l’univers se
personnifie et se constitue en foyer des attractions personnelles des hommes,
alors l’amour universel devient possible.
381
Cf. BLANCHET B., Teilhard de Chardin, son héritage scientifique et spirituel, Archidiocèse de Rimouski
(Canada), www.dioceserimouski.com/ecol/documents.html, 16.3.05.
382
Op. cit., pp. 256-274.
383
Op. cit., pp. 207-277.
384
Cf. TEILHARD DE CHARDIN P., Le phénomène humain, p. 264.
385
Cf. id., p. 261.
386
Cf. id., p. 264.
Dans L’avenir de l’homme387, l’auteur précise que le principe de
rapprochement doit venir de l’intérieur. Un principe imposé de l’extérieur ne
peut que donner lieu à une union temporaire. C’est pourquoi Teilhard de
Chardin creuse dans le cœur des hommes pour trouver un sentiment fort,
irréversible, qui puisse être le ciment de l’Humanité. Sa recherche aboutit à la
foi en l’homme : existant depuis toujours, elle est la seule foi commune à tout le
monde. Elle est à la base de toute idéologie, car si l’on n’a pas confiance en
l’homme, on ne peut pas espérer qu’un monde meilleur soit possible et
atteignable. Etant donné que « par nature tout ce qui est foi monte et tout ce qui
monte converge inévitablement »388, la rencontre de toutes les croyances à
l’apparence si inconciliables (ex. christianisme et marxisme) est possible.
En conclusion, pour évoluer, il suffit de reconnaître Oméga, le Centre de nos
centres, le « groupement où personnalisation du Tout et personnalisation
élémentaires atteignent leur maximum. »389
5.2. Les lignes directrices de l’évolution
Dans L’avenir de l’homme,390 Teilhard de Chardin affirme qu’il est vain de
faire des calculs précis concernant l’évolution, sa durée, etc. Cependant il est
possible de retracer ses trois lignes directrices : unification, technisation et
rationalisation. Premièrement, comme conséquence de la croissance
démographique, les hommes sont contraints à l’interaction et ils réagissent en
s’organisant. L’aboutissement est une organisation au niveau global,
l’Humanité. Deuxièmement, la montée de la technique : elle est un phénomène
irréversible, car elle facilite et multiplie notre action en nous conduisant vers un
« maximum de conscience par un minimum d’effort »391, la réalisation d’un
rêve. Troisièmement, le processus de rationalisation, selon lequel l’homme
cherche à tout penser et à tout expérimenter jusqu’au bout.
Dans L’avenir de l’homme392 Teilhard de Chardin affirme que l’évolution se
définit par quatre propositions conséquentes:
1. Dans l’Univers matériel, la Vie est l’essence du phénomène : la Vie est
rare, parce que, en étant une forme supérieure de l’évolution, elle n’arrive pas à
se former partout.
2. Dans le Monde biologique, la Réflexion (=Homme) est une forme
supérieure de la Vie : l’espèce humaine a acquis la possibilité de prévoir et
d’inventer, en devenant le moteur et le guide de l’Evolution grâce à l’émergence
de l’intelligence et de la pensée.
387
Cf. TEILHARD DE CHARDIN P., L’avenir de l’homme, pp. 207-214.
Cf. id., p. 213.
389
Cf. TEILHARD DE CHARDIN P., Le phénomène humain, p. 264.
390
Cf. id., pp. 259-269.
391
Cf. id. p. 261.
392
Cf. TEILHARD DE CHARDIN P., L’avenir de l’homme, pp. 243-255.
388
3. Dans le Monde humain, le phénomène social marque un progrès essentiel
de la Réflexion : comme atomes et cellules se sont organisés suivant la loi de la
sélection naturelle, les hommes ont choisi de vivre en société.
4. Dans l’organisme social humain, le phylum chrétien représente l’axe de la
socialisation. C’est la rencontre entre la foi chrétienne et la science :
l’aboutissement de la maturation envisagé par la science. L’accomplissement de
la personne par l’association aux autres, coïncide avec l’état qui surviendra au
moment de la Parousie (établissement du Royaume de Dieu). C’est pourquoi on
peut affirmer que le christianisme est la foi qui soutient l’Evolution : elle active
les hommes en maintenant vif leur « élan vital ». En outre, pour le chrétien :
« le succès biologique finale de l’Homme sur Terre est, non
seulement une probabilité, mais une certitude : puisque le Christ (et,
en Lui, virtuellement le Monde) est déjà ressuscité. »393
5.3. La moralisation de l’évolution
Comme on l’a vu, l’évolution ne se termine pas avec l’Homme, car
l’Humanité a une nature convergente : l’espèce humaine tend inévitablement
vers l’unification. C’est pourquoi sur Terre la Matière est engagée dans un
processus d’arrangement continu. Deux éventualités sont aux origines de cette
marche vers une organisation croissante. Selon la logique de la théorie
darwinienne, Teilhard de Chardin envisage un arrangement « du dehors », guidé
par la sélection automatique. Suivant la pensée de Lamarck, il propose une
origine interne : l’invention, c’est-à-dire toute activité humaine qui contribue à
la construction de la Noosphère à travers le déploiement de nouvelles forces
d’agencement de la Matière. Précisons que la Noosphère correspond
spatialement à la biosphère, mais par sa nature centrée, réfléchie, elle est une
sorte d’ « individualité supérieure », de « super-conscience »394.
Même si dans l’histoire, la sélection automatique a occupé une place
dominante, c’est dans l’invention que se trouve la puissance de renouvellement
et de rebondissement du Monde :
« Née sous les apparences et le signe du Hasard, c’est seulement par
la finalité réfléchie lentement conquise, que la Vie peut espérer
s’élever désormais plus outre, par effet d’auto-évolution, dans la
direction conjuguée de la plus haute complexité et de la plus grande
conscience. »395
393
Cf. id., p. 269.
Cf. id., p. 224.
395
Cf. id., pp. 226-227.
394
A ce stade, une question se pose : comment alimenter l’« élan humain » vers
l’Evolution ? Comment entretenir son inventivité ? Si le but est la montée
irréversible dans le Personnel, conjugaison de complexité et de conscience, alors
l’Univers doit répondre aux exigences fonctionnelles de l’activité humaine.
L’Univers le plus stimulant est celui qui a le plus haut « coefficient
d’activance ».
Cependant, arrivé à un certain bout, le progrès de la science se charge
d’obligations internes : l’autorégulation correspond à une moralisation, dont
découle un nouveau besoin spirituel. Les différentes croyances expliquent la
recherche de l’homme d’une vision du monde qui active et libère l’âme
humaine. Selon Teilhard de Chardin le christianisme est la foi destinée à
triompher grâce à « son extraordinaire pouvoir d’immortaliser et de
personnaliser dans le Christ »396.
En résumé:
« l’évolution terrestre de la Vie, si vraiment elle se prolonge et se
continue dans une hominisation étendue à l’échelle de la Noosphère,
ne saurait rejaillir pour un nouveau bond sans se moraliser, et même,
dans la mesure où elle requiert une “foi”, sans se “mysticiser”. »397
6. La portée de son œuvre dans le monde ecclésiastique
6.1. Une oeuvre livrée aux polémiques (1955-1961)
Du vivant de Teilhard de Chardin, l’Eglise catholique lui a imposé le silence
sur ses idées et ses ouvrages n’ont jamais paru. Or, dans les jours qui suivent sa
mort, la presse l’acclame comme un génie (ex. : Le Monde du 13.04.55, Le
Figaro du 16.04, etc.). Ces journaux relatent la censure implicite dont il a été
victime et soulignent une fâcheuse conséquence : l’impossibilité de débats
publics qui auraient non seulement facilité la compréhension de son œuvre mais
qui auraient aussi contribué à alimenter les réflexions du penseur.398
En France, sa congrégation réagit dans la revue jésuite Etudes en honorant le
bon comportement du scientifique mais ne porte pas de jugement clair sur le
fond de son œuvre, encore mal connue.399 Dans un premier temps, les jésuites
tentent d’empêcher la publication de ses essais pour ne pas causer de scandale.
Puis, devant le fait accompli, ils s’abstiennent de toute condamnation officielle
pour éviter une nouvelle polémique avec le monde scientifique.400 Toujours est396
Cf. id., p. 235.
Cf. ibid.
398
Cf. D’OUINCE R., Un prophète en procès : Teilhard de Chardin dans l’Eglise et son temps, AubierMontaigne, Paris, 1970, p. 188.
399
Cf. id., pp. 198-199.
400
Cf. id., p. 201.
397
il qu’il est accusé « d’égarer les croyants ».401 Aujourd’hui, il demeure suspect
aux yeux de sa congrégation et plutôt mal considéré. Par contre, les jésuites
d’Italie se montrent plus sévères dans l’examen de l’Auvergnat. Quelques-unes
de ses idées fondamentales sont réprouvées le 17.12.1955 dans la Civilta
cattolica, à savoir l’évolutionnisme comme paradigme scientifique incontestable
(car il ne se plie pas aux recommandations de Humani generis), sa conception
moniste de l’univers (en vertu de laquelle rien ne peut apparaître à un stade de
l’évolution s’il n’est pas en germe dans un stade inférieur), l’absence de création
ex nihilo sui et subjecti et l’absence d’allusion au monogénisme défendu par le
Vatican.402 Du coté du Vatican, Teilhard est honorablement considéré en tant
que savant mais qualifié d’ « amateur incompétent et dangereux » en matière
religieuse.403
Or, ses écrits deviennent des succès littéraires qui provoquent l’effervescence
des lecteurs. Ainsi, neuf mois après son décès, en face d’une audience populaire
passionnée, la revue Etudes porte enfin un jugement plus détendu sur le jésuite.
Trois ouvrages sont édités en 1958 sur le Père Teilhard.404 Néanmoins, de 1955
à 1961, une grande tension reste palpable dans l’opinion publique et l’autorité
ecclésiastique.
6.2. La révision d’un procès (1961)
Le revirement de l’opinion romaine sur Teilhard de Chardin a justement lieu
en 1961, lorsque le T.R.P. Janssens (Supérieur Général de la Compagnie de
Jésus) lève l’interdit qui pesait sur sa mémoire.405 René d’Ouince ne donne pas
d’explications très claires sur les détails qui entourent sa réhabilitation. Il semble
qu’il fut le bénéficiaire de l’attitude favorable de Jean XXIII et des dissensions
entre les écoles théologiques et les congrégations romaines lors des phases
préparatoires du concile Vatican II. Quoiqu’il en soit, le Père de Lubac, l’un des
meilleurs théologiens de la compagnie jésuite et aussi ami de Teilhard,
commente moins d’un an après ses réflexions dans La pensée religieuse du Père
Teilhard de Chardin. Pour la première fois, ses écrits reçoivent une appréciation
positive et sont même jugés conformes à l’orthodoxie. C’est le début de ce que
René d’Ouince qualifie de « révision d’un procès »406, à laquelle plusieurs
théologiens vont s’aligner pour réhabiliter le jésuite français.
Par conséquent, le climat s’envenime au Saint-Siège et, sous la pression des
théologiens du Saint-Office, toujours hostiles à la théologie de Teilhard, un
Monitum paraît dans l’Osservatore Romano le 1er juillet 1962.407 Les griefs à son
401
Cf. id., p. 203.
Cf. id., p. 204.
403
Cf. id., p. 200.
404
Cf. id., p. 210.
405
Cf. id., p. 214.
406
Id., p. 219.
407
Cf. id., p. 220.
402
encontre sont « les ambiguïtés au sujet de la notion de création et de la liberté de
l’acte créateur, la répugnance à admettre la transmission héréditaire du péché
originel, la méconnaissance des frontières profondes qui séparent la matière de
l’esprit ».408 Désormais, deux positions s’affrontent sur le sort de l’œuvre de
Chardin : certains théologiens de sa compagnie reconnaissent que, malgré les
ambiguïtés, le sens de son œuvre est profitable au christianisme, alors que les
théologiens du St- Office stipulent que « les erreurs de Teilhard sont telles que
son œuvre est inutilisable par un chrétien soucieux de témoigner
authentiquement de Jésus-Christ. »409 Ainsi, le débat se poursuit dans les milieux
ecclésiastiques, où le Monitum de 1962 pèse toujours sur le Père jésuite.
Relevons également que l’influence de la pensée teilhardienne interfère
indirectement dans les débats du concile Vatican II. On peut y percevoir
l’influence de ses idées dans le texte conciliaire Gaudium et Spes. Les thèmes
suivants, inaugurés par le Concile, se rapprochent étrangement du sens de
l’œuvre teilhardienne410 : optimisme convaincu dans l’avenir, achèvement du
monde comme tâche essentielle de l’homme et socialisation comme processus
d’unification. Ainsi, l’Eglise prend conscience que l’Amour de Dieu passe par
l’Amour des hommes et que la construction de la cité céleste passe à travers
celle de la cité terrestre. Par contre, le thème de l’évolution biologique est
totalement absent des débats.
7. Conclusion
À présent que nous connaissons mieux les caractéristiques de l’œuvre de
Teilhard de Chardin, nous pouvons essayer d’en tirer quelques conclusions
probantes d’abord en relevant les points qui nous semblent importants puis en
tentant de les inclure dans une perspective réformiste.
Commençons par relever qu’elle constitue une manière originale de repenser
la place de Dieu, celle de l’homme et du rôle de ce dernier. Elle a redéfini leur
relation en des termes radicalement innovants puisqu’il lui a intégré des
variables dynamiques et scientifiques. Elle a par ailleurs offert à l’humanité de
reconsidérer sa véritable dimension en expliquant qu’elle se trouvait à la pointe
de l’évolution universelle et que, de ce fait, elle disposait d’un rapport
privilégier au divin. D’un point de vue idéologique, elle ne cherche pas à
conformer l’ordre du monde aux impératifs de la théologie classique. Elle
procède même de manière inverse : c’est au cœur même des ressources
eschatologiques traditionnelles qu’elle puise les figures qui lui permettent de
démontrer la cohérence de l’évolution.
Cette audace intellectuelle confère à l’œuvre de Teilhard un indéniable statut
408
Id., p. 221.
Id., p. 222.
410
Cf. ARNOULD J., Darwin, Teilhard de Chardin et Cie, l’Eglise et l’évolution, Paris, Desclée de Brouwer,
1996, pp. 104-115.
409
visionnaire – certains ont même dit « prophétique »411. Il a, entre autres,
pressenti le grand retour des aspirations mystiques et spirituelles au sein de la
société occidentale - retour qui va véritablement se populariser dans le sillage de
Vatican II et que certains sociologues des religions ont évoqué en termes de
« recomposition du fait religieux »412. Il est à ce propos intéressant de constater
que, parmi les formes chrétiennes issues de ce regain spirituel, il en est de
nombreuses qui revendiquent explicitement leur attachement à l’œuvre de
Teilhard de Chardin - à l’image de certaines mouvances du Renouveau
charismatique français413.
On pourra en outre reconnaître dans la description de certains concepts
teilhardiens l’annonce des grands changements qui vont bouleverser la société
vers la fin du XXe siècle – l’émergence des phénomènes de conscience
collective, de réseau ou encore de globalisation (cf. la notion de noosphère).
Cette originalité de pensée ne va d’ailleurs pas sans poser des questions
essentielles sur la dimension identitaire d’une religion. Peut-on encore rattacher
une vision aussi téméraire que celle de Teilhard au canon traditionnel chrétien
ou est-elle déjà trop altérée pour y prétendre ? Cette question de filiation figure
bien le défi que représente, pour une institution religieuse, une pensée réformiste
issue de ses propres rangs – ce considérant qu’il est toujours inconfortable pour
elle d’accuser l’un de ses membres de dissidence alors que ce dernier, dans les
faits, ne défie ni son autorité ni sa hiérarchie. C’est d’autant plus vrai lorsque
que celui-ci possède des compétences qui ne relèvent pas du seul domaine
théologique et qu’elles sont, de surcroît, unanimement saluées dans le monde
scientifique…
Le revirement progressif de l’Eglise catholique à l’égard de l’œuvre de
Teilhard laisse penser que, à défaut d’avoir ouvertement cédé aux pressions
réformistes, elle entendait désormais intégrer à ses réflexions les perspectives
révélées par la science. En ce sens, Teilhard a su démontrer que le catholicisme
disposait au cœur même de sa tradition de puissantes ressources pour
appréhender l’évolution du monde.
Il pourrait à présent être intéressant de s’inspirer de la posture adoptée par
Teilhard pour discuter des différences que l’on peut relever entre la démarche du
réformateur et celle du réformiste.
8. Bilan
411
Cf. CUENOT C.: « Teilhard de Chardin » in op. cit., p. 844 .
Cf. HERVIEU-LEGER D. : « Croire en modernité : aspect du fait religieux contemporain en Europe », in
LENOIR F. ; TARDAN-MASQUELIER Y.(dir.) : Encyclopédie des religions, Paris, Bayard Editions, 2000, p.
2089.
413
Cf. BASTIAN B., La fécondité spirituelle de Teilhard de Chardin : Témoignage de la Communauté du Puits de
Jacob, Fondation Pierre Teilhard de Chardin, www.teilhard.org/panier/ 1_fichiers/Pere.Bernard.Bastian.pdf,
8.11.2003.
412
Sur un plan méthodologique, nous n’avons pas rencontré de difficultés
majeures dans l’élaboration de notre travail. Un large éventail d’ouvrages est
facilement accessible sur l’œuvre de Teilhard de Chardin, ce qui a rendu les
recherches documentaires peu contraignantes. La confrontation de ces
nombreuses études nous a justement permis de mieux saisir toute la complexité
de la pensée teilhardienne.
Sur un plan plus pratique, le véritable défi fut d’agencer adéquatement le
travail entre quatre personnes, sans compter les inévitables dilemmes lorsqu’il
s’agit de fixer une date de rencontre entre quatre emplois du temps différents.
D’autre part, la densité du sujet est telle, qu’il devient très ardu de cantonner
une analyse à une quinzaine de pages. D’une manière plus générale, le thème du
séminaire peut sembler trop vaste… En effet, il est difficile d’avoir une vision
globale du phénomène de réforme dans un champ de comparaison si large. Les
divers réformismes abordés dans les trois traditions religieuses ne nous
apparaissent que comme des aperçus fugitifs. Il aurait été plus profitable de
resserrer les bornes spatiales ou temporelles, en demandant éventuellement de
plus courts travaux, et en diversifiant les méthodes d’enquêtes. Il en résulterait
peut-être une approche mieux ciblée sur la question de la réforme avec
d’avantage de réflexions personnelles et de débats. De plus, une base de
connaissances communes et approfondies dans un seul domaine d’étude (p.ex. le
réformisme dans le christianisme) ainsi qu’une continuité dans l’enchaînement
des exposés aurait apporté plus de cohésion à ce séminaire.
9. Bibliographie
Œuvres de P. Teilhard de Chardin :
- L’Avenir de l’Homme, Paris, Le Seuil, 1961, p. 207-277.
- Le Phénomène humain, Paris, Le Seuil, 1955, p. 256-274.
Ouvrages généraux :
- ARNOULD J., Darwin, Teilhard de Chardin et Cie, l’Eglise et l’évolution, Paris, Desclée
de Brouwer, 1996.
- ARNOULD J., L’Eglise et l’histoire de la nature, Paris, Cerf, 2000 (Histoire du
christianisme).
- BERGERON I. ; ERNST A.-M., Le Christ universel et l’évolution, Paris, Cerf, 1986.
- CUENOT C., Ce que Teilhard a vraiment dit, Paris, Stock, 1972.
- D’OUINCE R., Un prophète en procès : Teilhard de Chardin dans l’Eglise et son temps,
Aubier-Montaigne, Paris, 1970.
- MINOIS G., L’Eglise et la science, Histoire d’un malentendu. De Galilée à Jean-Paul II,
Fayard, France, 1991.
Articles encyclopédiques :
- CUENOT C. : « Teilhard de Chardin » in Encylopaedia Universalis, Paris, Encyclopaedia
Universalis 1968, vol. 15 (2002, vol. 22).
- DELUMEAU J. : « Jésuites » in Encyclopaedia Universalis, Paris, Encyclopaedia
Universalis, 1968, vol. 9.
- HERVIEU-LEGER D. : « Croire en modernité : aspect du fait religieux contemporain en
Europe », in LENOIR F. ; TARDAN-MASQUELIER Y., (dir.) : Encyclopédie des
religions, Paris, Bayard Editions, 2000.
- MOONEY C. F., Teilhard de Chardin, Pierre, in : ELIADE, M. (éd.), The Encyclopedia of
Religion, New York, 1987, vol. 14.
- POULAT E. : « Modernisme » in Encyclopaedia Universalis, Paris, Encyclopaedia
Universalis, 1968, vol. 11.
Ressources Internet :
- BASTIAN B., La fécondité spirituelle de Teilhard de Chardin : Témoignage de la
Communauté du Puits de Jacob, Fondation Pierre Teilhard de Chardin,
www.teilhard.org/panier/ 1_fichiers/Pere.Bernard.Bastian.pdf, 8.11.2003.
- BLANCHET B., Teilhard de Chardin, son héritage scientifique et spirituel, Archidiocèse de
Rimouski (Canada), www.dioceserimouski.com/ecol/documents.html, 16.3.05.
- COLIN P., Modernisme et crise moderniste, Esprit & Vie. Revue catholique de formation
permanente, http://www.esprit-et-vie.com/breve.php3?id_breve=63, 14.12.2005.
- PELLETIER D., Du dialogue philosophique à la crise du modernisme chrétien, Association
Religions – Laïcité – Citoyenneté, http://www.arelc.org/article.php3?id_article=152,
12.10.2005.
Théologie de la libération et Magistère de l’Eglise:
un rapport impossible?
Présenté par Davide Pesenti
1. Introduction
2. Questionnement théologique fondamental et encadrement de la démarche de
la Théologie de la libération
3. La réception par le Saint Siège: analyse de deux textes principaux
3.1 «Libertatis nuntius» (1984)
3.2 «Libertatis coscientiae» (1986)
4. Réflexion socioreligieuse
5. Mouvement réformiste et Institution: entité et rapport entre Théologie de la
libération et le Magistère de l’Eglise catholique
6. Conclusion
BIBLIOGRAPHIE
1. Introduction
Au début des années septante du siècle dernier, les églises locales d’Amérique
latine ont vu naître une nouvelle façon de “théologiser”, de percevoir et
d’interpréter l’action concrète dans la vie quotidienne des fidèles dans leur foi en
Jésus Christ. Il s’agissait d’une “nouvelle théologie” ou - pour mieux dire d’une approche différente et innovatrice. L’Eglise, et son Magistère en
particulier, a dû s’y confronter dès le début portant aussi de nombreux
théologiens européens à y réfléchir. Perçue et désirée comme réforme
sociopolitique et religieuse par ses fondateurs, la Théologie de la libération
(TdL) a lancé un débat entre quelques théologiens latino-américains et le
Magistère de l’Eglise catholique qui, après une décennie, s’exprimait à plusieurs
reprises sur ce sujet. Le rapport entre les théologiens de la libération et le Saint
Siège n’a pas toujours été aisé, mais il serait jugé d’une manière limitée et
réductive, si on se limitait seulement à le voir comme conflictuel, non productif
et dans un enjeu de condamnation. Afin de mieux percevoir les motivations
apportées du Magistère à l’égard de cette théologie et les diverses conséquences
de ses prises de position, il est important d’approfondir (même si je ne peux le
faire que d’une manière superficielle) les argumentations théologiques du Saint
Siège. L’engagement d’une analyse des textes centraux dans cette discussion
représente précisément une nécessité. D’une part, afin de saisir profondément la
réception et les réactions de l’Eglise officielle romaine et, d’autre part, dans le
but d’éviter, a priori, des positions critiques qui n’aident aucunement à la
systématisation et compréhension de la problématique. C’est une problématique
théologique qui surgit et s’articule sur des interprétations du rôle et des
approches à l’intérieur de cette science de la foi qui sont différentes ou, même
parfois, opposées.
C’est à l’aide de deux textes publiées par la Congrégation pour la doctrine de la
foi (”Libertatis nuntius” de 1984 et ”Libertatis coscientiae” de 1986) que ce
travail tente d’approfondir les enjeux théologiques et sociaux que la
confrontation du Saint Siège présente avec cette nouvelle théologie. En ne
voulant pas être un texte apologétique, ce travail focalise son point de vue sur
les positions du Magistère et découvre les éléments principaux de son
argumentation théologique ainsi qu’une réflexion comparée. Cette analyse ne se
fige pas à une lecture de condamnation, mais en essayant de clarifier la réception
de la TdL, elle désire approfondir la thématique exposée précédemment en
répondant à la question de base suivante:
Quel rapport existe-t-il entre la Théologie de la libération et le Magistère de
l’Eglise catholique romaine?
Ce travail de re-découverte positive des problématiques socio théologiques au
sujet de la théologie de la libération se structure en trois parties: une première
partie systématique approfondit une définition et la pertinence du concept de la
TdL. Elle sera suivie par une deuxième partie herméneutique et analytique qui
se concentre sur les deux textes du Magistère. Une troisième partie descriptive et
comparative, qui essaiera d’analyser les rapports entre l’Institution et la TdL,
conclura cette étude sur ce thème important et débattu à l’intérieur de la
théologie chrétienne de la fin du XXème siècle.
2. Questionnement théologique fondamental et encadrement de la
démarche de
la Théologie de la libération
Gustavo Gutierrez (Lima 1928), au début de son œuvre “Teologia de la
liberacion“414, s’interroge sur la signification de la théologie. Afin d’aborder la
thématique du travail, je mentionne quelques questions théologiques qui
présentent une approche différente au concept de la TdL pour les théologiens.
Elles ne peuvent pas être approfondies dans ce travail, mais constituent l’arrière
fond de toute l’analyse suivante et leurs importances ne peuvent être négligées.
Puisque la théologie est une réflexion et une étude415 sur les données de la
Révélation en Jésus Christ, son but principal peut-il être de soutenir
414
415
Cf. GUSTIAVAO GUTIERREZ, Teologia de la liberacion, Perspectivas, Salamanca 1987.
Cf. Catechismo della Chiesa Cattolica, Città del Vaticano, 19992, p. 43-44.
théoriquement des données pratiques dans le but de l’action concrète, comme
chez les théologiens de la libération? La réflexion théologique qui souhaite
envisager une reforme à divers niveaux peut-elle être à la base d’une démarche
sociopolitique révolutionnaire? Les pages qui suivent exposent des réponses
diverses et portent à des conclusions incompatibles l’une avec l’autre et créent
des incompréhensions.
Afin de cadrer le sujet de ce travail, il est nécessaire de présenter une définition
de Leonardo Boff (Concordia 1938), un des pères de la TdL, qui présente le but
et la démarche des théologiens de la libération: « Le théologien de la libération
se tourne vers les Saintes Ecritures en charriant avec lui toute la problématique,
la douleur et l’espérance des opprimés. Il demande lumière et inspiration à la
Parole divine dont il opère ici une nouvelle lecture : l’herméneutique de la
libération »416.
Par cet extrait, on déduit que les points centraux de la réflexion sont l’attention
aux opprimés, une conception précise de la libération et de l’action ainsi
qu’une “nouvelle lecture” réalisée d’après une herméneutique des textes
bibliques dans l’intention d’aider les hommes dans la réalité où ils vivent. Mais
de quel genre d’herméneutique s’agit-il? Comme il va suivre dans le prochain
chapitre, la divergence se situe au niveau de la compréhension d’un texte ou
d’une réalité, ainsi que dans le choix des moyens adéquats pour atteindre ce
travail de compréhension; ce sont ces différences qui créent des points de
friction.
3. La réception par le Saint Siège: analyse de deux textes principaux
Dans ce chapitre, deux textes importants seront présentés. Ils analysent d’une
part la légitimité des moyens pour une libération de toutes oppressions sociales,
politiques, etc. et, d’autre part, clarifieront les points centraux de la démarche
argumentative du Saint Siège afin d’expliquer les motifs principaux des
divergences.
3.1 “Libertatis nuntius” (1984)
Le premier texte dédié au sujet de la théologie de la libération a été publié en
1984 sous le titre : “Instruction de la congrégation de la foi sur quelques aspects
de la théologie de la libération”417. Il s’agit d’un texte qui, dans son approche
méthodologique (de la théorie à la praxis) et dans sa démarche argumentative
(essentiellement théologique), se distingue clairement de la réflexion de la TdL,
elle-même liée à des aspects concrets, politiques et idéologiques.
416
BOFF, Leonardo et Clodovis, Qu’est-ce que la théologie de la libération, Paris 1987, p.59.
Cf. SEKRETARIAT DER DEUTSCHEN BISCHOFSKONFERENZ (Hg), “Instruktion der Kongregation für die
Glaubenslehre über einige Aspekte der «Theologie der Befreiung», in Verlautbarungen des Apostolischen Stuhls
55-64, Bonn 19842.
417
Afin de clarifier l’incompatibilité sur certains points de la TdL avec la foi de
l’Eglise et en les critiquant sous différents aspects, le Magistère se concentre
particulièrement sur le principe de la “lutte des classes”. Ce principe est pris en
considération comme une clé herméneutique déterminante pour toute l’action
libératrice. Dans ce texte, les discours se déroulent essentiellement sur deux
voies distinctes:
(a.) celle des théologiens de la libération - qui mettent l’accent essentiellement
sur une modification des structures sociales établies pour une vie meilleure des
hommes - s’orientant au niveau sociopolitique, tandis que l’autre (b.) - celle du
Magistère - se concentre sur un changement de la personne qui, elle-même,
métamorphosera la société.
Des concepts centraux présents dans cette réflexion comme la justice, la
responsabilité sociale et la solidarité avec les pauvres et les opprimés ont été de
nombreuses fois traités dans plusieurs autres textes418. Le but principal de ce
texte est d’orienter les pasteurs et les fidèles en les rendant attentifs à certains
dangers de déviation qui ont leur origine dans certains courants de la pensée
marxiste qui peuvent détruire la foi et que l’approche de la TdL présente. Ces
concepts et ces idéologies, que certains théologiens intègrent sans une suffisante
critique dans leur réflexion théologique, deviennent hybrides et difficile à
discerner.
Il est important de souligner à quel point la critique du Saint Siège n’est pas
orientée à tous les courants de la TdL, mais uniquement à la théologie qui,
spécifiquement, présente les éléments critiques suivants:
a.
une “nouvelle interprétation” de la foi et de la vie chrétienne qui s’éloigne
de l’enseignement traditionnel de l’Eglise (par exemple, la réduction des
concepts “Eglise des pauvres”, “Eglise du peuple” à “Eglise de classe”).
b.
une orientation qui intègre des éléments du marxisme dans une théologie
propre à elle même, qui les applique inconditionnellement à une réalité
déterminée, en ne faisant preuve ni d’un sens critique face à cette idéologie, ni
d’une analyse adéquate de la situation sociale spécifique.
c.
un retour à une herméneutique biblique rationaliste. Elle s’éloigne de
l’engagement pour les pauvres et met tout d’abord l’accent sur la lutte des
classes ou la révolution sociopolitique et non individuelle et spirituelle.
En énumérant synthétiquement les points centraux de l’argumentation présentés
dans ce texte, cette analyse tente à montrer quelles sont les différences
d’approche entre le Magistère et les théologiens de la libération, afin
d’approfondir les sources des divergences et des incompréhensions:
418
Ces concepts sont présents p.ex. dans les textes “Gaudium et Spes”, “Mater et Magistra”, “Pacem in terris”,
“Evangelii nuntiandi”, “Redemtor hominis”, “Laborem exercens” etc.
1. Préalablement esquissé, la base des divergences a son origine initialement
dans un problème d’ordre herméneutique difficilement surmontable puisqu’il
s’agit de deux manières divergentes de comprendre ce terme. De quelle
libération s’agit-il et de quoi devons-nous être libérés?
Cette question théologique peut de prime abord sembler trop “technique”.
Cependant après la lecture de ce texte, il en ressort qu’elle représente le centre
de toutes les discussions et visions différentes à l’égard de la conception de la
liberté. Deux types de libération nous sont effectivement présentés: leurs
compréhensions dépendra de l’accent que les deux courants théologiques
mettent dans la signification du concept de libération. Il s’agit d’une part (a.)
d’une conception de libération des esclavages liée à la vie sur la terre et dans
notre société défendue par la TdL et d’autre part (b.) d’une libération des péchés
qui sont à l’origine de toutes les injustices selon la conception du Magistère.
Afin d’expliquer au mieux sa position, le Magistère ajoute le concept de
“libération chrétienne”: c’est le Christ le libérateur des hommes. Il les a libérés
du péché et de l’esclavage de la loi et de la chair. C’est cette catégorie de
“liberté spirituelle” qui est mise au centre du discours; toutes autres libertés sont
liées et dépendantes d’elle et sont donc de second ordre.
2. Afin d’expliquer cette interprétation du concept de libération, le Magistère
procède à l’analyse de certains éléments bibliques. La conclusion de sa réflexion
expose que les libérations dans l’Ancien Testament (Exode, prophètes,…) ne
peuvent pas être limitées et réduites à une libération de nature (socio) politique,
(comme chez certains théologiens de la libération), mais doivent être inscrites
dans un plan religieux, en s’agissant d’une nouvelle alliance, qui amènent tout
d’abord le salut spirituel et personnel de l’homme. Dans le Nouveau Testament
(notamment dans les Béatitudes) le commandement de l’amour fraternel sera
celui qui deviendra définitivement la loi suprême de la vie sociale. Dans cette
approche, le point de départ de toutes formes de libération est la libération
individuelle du péché. Cette libération, donnée par la grâce du Christ, aura a
posteriori des conséquences au niveau social et collectif. On présente ainsi la
création d’un homme nouveau comme point de départ et condition sine qua non
pour toutes autres nouvelles créations.
C’est seulement dans un deuxième temps que les mauvaises structures
sociopolitiques changeront. En effet l’origine du mal présent dans les structures
est déterminée par l’action de la personne libre et responsable et réside en ellemême.
C’est dans la grâce du Christ que la personne peut vivre et agir comme une
nouvelle créature qui contribue à changer son entourage social. Une perspective
semblable critique l’attitude souvent présente chez les théologiens de la
libération d’une révolution radicale qui est tout d’abord dans les structures
sociopolitiques et étatiques. C’est une transformation sociale qui réussit à
amener immédiatement à la liberté individuelle. Cette attitude met
inévitablement au deuxième plan le renouvellement de l’individu et sa liberté
personnelle et se heurte ainsi à la conception du Magistère.
3. On souligne d’autre part, que le désir des peuples de liberté individuelle, de
justice sociopolitique et d’égalité est perçu comme particulièrement important.
On le désigne comme “signe des temps” qui conduit à des questions importantes
pour l’Eglise et qui doit mobiliser tous les chrétiens. Le Magistère n’a pas
l’intension de nier l’existence des problèmes et ne critique pas les intensions de
la TdL. Au contraire, il est conscient des problèmes et rend attentif à ne pas
oublier la conception chrétienne de liberté. Le Magistère désire souligner le fait
que tous les moyens ne sont pas justifiés pour atteindre les buts préfixés de
libération. C’est précisément l’existence de deux aperçus différents de la
manière d’agir qui est à la base des divergences. Quelle est la voie chrétienne à
prendre dans l’engagement afin de résoudre les situations sociales? Le magistère
rend vigilant les acteurs dans le but de ne pas se concentrer et se limiter au
combat pour la justice sociale et la liberté humaine au niveau sociopolitique et
économique - “un Evangile terrain” - au détriment de l’Evangile du Salut qui
représente l’action salvifique du Christ.
4. Un autre point central de la critique du Magistère est une prise de position
claire sur l’analyse et l’idéologie marxiste à laquelle certains théologiens se sont
orientés afin de rechercher les causes des situations de soumission et de pauvreté
pour trouver des solutions. Le danger principal est décrit dans le fait que les
théologiens utilisent des instruments présents dans le marxisme comme méthode
d’analyse sociale. Il s’agit d’un schéma d’interprétation et de concepts (comme
par exemple la lutte des classes) qui ont été acquis dans un contexte
sociopolitique déterminé et qu’ils appliquent à une réalité différente, écartant les
liens propres avec cette idéologie. Le texte souligne aussi comment l’athéisme
ou la négation de la liberté humaine se situent au centre de la conception
marxiste. Une telle intégration de cette conception dans la théologie représente
une incohérence puisqu’elle affirme le contraire.
C’est ainsi que les critères appliqués dans une réflexion théologique peuvent être
exclusivement de caractère théologique et que les résultats des recherches
d’autres sciences doivent être mis à une stricte épreuve critique afin d’en déduire
leur utilité et pertinence. Les références à une vision marxiste du monde
entraînent les théologiens de la libération à prendre des positions ainsi qu’une
image de l’homme qui ne sont pas associables aux valeurs chrétiennes. En se
situant sur un niveau pratique, le Magistère souligne que la TdL ne débute pas
d’un donné de fait pour son analyse (par exemple les différents niveaux
sociaux), mais c’est la théorie de la “lutte des classes” qui devient la loi
structurelle de base, le moteur de l’histoire de l’homme. La conséquence de
toute cette théologie est que le royaume de Dieu est identifié avec le mouvement
de libération. Autrement dit, dans sa propre évolution historique, l’homme
réussit à se sauver lui-même grâce à son action de lutte en tant que telle ainsi
que celle des classes, qui est à contre sens de la foi de l`Eglise catholique. Ce
présente ainsi le danger de nier la réalité théologique des vertus théologales que
sont la foi, l’espérance et la charité, et à politiser la foi ; toutes les expressions de
foi son ainsi soumises à des critères politiques. Cette échelle de valeur n’est pas
acceptée par l’Eglise puisqu’elle écarte la vérité de foi transcendante pour laisser
place à des vérités politiques et immanentes. Confondre les pauvres des
Ecritures avec le prolétariat signifie idéologiser le sens de la pauvreté chrétienne
et en réduire sa signification.
5. Somme toute, l’incompréhension est causée, selon le Magistère, par le
présupposé des théologiens de la libération que la position des classes soumises
est la seule qui détient la vérité. De ce fait, ils élèvent au premier rang une
pratique révolutionnaire à “vérité théologique” et éloignent le rôle premier qu’a
la foi.
Cette vision appelée “herméneutique des classes” mène à une relecture
exclusivement politisée des Ecritures qui est limitée et oublie la nouveauté du
Nouveau Testament dans la personne du Christ. De même, l’Eglise est vue dans
cette structure en classes et le Magistère est considéré comme faisant partie de la
classe opprimante. Le Magistère ne peut admettre cette vision qui s’éloigne de la
Tradition, qui n’adhère pas à une exégèse ouverte à tous les croyants, néglige la
sacramentalité de la hiérarchie et se limite à une analyse sociologique.
6. Cette analyse des diverses démarches déduit les trois points suivants :
a. Après un premier éclairage, l’origine des problèmes de compréhension est
discernée clairement. Les principales différences sont liées à l’herméneutique, à
la vraie dimension des textes bibliques, à la définition et but d’une réflexion
théologique sur le concept de “liberté” et aux méthodes d’argumentations
sociologiques ou théologiques.
b. Toute critique est faite pour (re)mettre l’être humain, indépendamment de son
apparence dans l’échelle sociale, et sa capacité morale au centre d’une lutte de
libération et de conquête d’une justice sociale. Un justice qui se base sur une
anthropologie chrétienne, et non matérialiste, suffisamment définie: l’homme en
tant qu’image de Dieu et appelé à la grâce du salut.
c. Le caractère théologique de la réflexion montre comme la seule approche
sociologique est considérée comme limitée et réductive. La critique désire avoir
aussi un caractère constructif; elle amène à un profond engagement dans l’esprit
des Béatitudes et s’oppose à toutes formes de violence révolutionnaire et à une
politisation de la vie humaine.
3.2 “Libertatis coscientiae” (1986)
Un autre texte fondamental du Magistère qui parle du concept de liberté et plus
indirectement de la TdL est l’ “Instruction de la congrégation pour la doctrine de
la foi sur la liberté chrétienne et la libération”419. Publié en 1986, ce texte élargit
le champ de la réflexion commencé avec “libertatis nuntius” en se situe dans la
même ligne théologique en confirmant le concept fondamental de liberté
chrétienne.
On déduit spécifiquement quatre aspects considérés dans cette analyse.
1. En énumérant différents aspects historiques et techniques qui ont amené
l’humanité à la situation de vie contemporaine, le Magistère présente l’élément
principal de sa réflexion qui, comme nous le verrons par la suite, ne se situe pas
au même niveau que celle de théologiens de la libération.
En effet, il souligne à nouveau que la plus profonde libération que l’être humain
désire atteindre est celle du péché et de la mort qui est donnée dans la grâce
exclusivement par la mort et la résurrection du Christ.
2. Parallèlement au premier texte, le Magistère introduit à nouveau la dimension
spirituelle et théologique (voir sotériologique420) du concept de la libération et
de la liberté. Cette interprétation n’est pas en cohésion avec celles
sociopolitiques, pratiques et matérialistes des théologiens latino-américaines.
C’est le concept de la personne qui est au centre tandis que les aspects collectifs
et sociologiques ne sont pas écartés mais sont placés nettement au deuxième
plan. La lutte pour la liberté se déroule tout d’abord à l’intérieur de l’homme
(lutte spirituelle) et non pas vers l’extérieur (lutte sociale ou des classes) sur
laquelle la TdL désire mettre l’accent. L’importance et la nécessité pour les
chrétiens d’une lutte sociale et politique contre les injustices et les soumissions
est soulignée et soutenue dans ce texte. Cependant, afin de saisir une complète
dimension éthique et rejoindre concrètement la liberté dans l’action, le
Magistère affirme que :
(a) la dimension sotériologique, dimension liée au salut donné par le Christ, ne
peut pas être réduite à la pure dimension socio éthique et que (b) cette dimension
sotériologique doit toucher tout d’abord les aspects spirituels qui constituent
l’être humain. La première divergence qui se manifeste peut être décrite de
qualité “méthodologique- doctrinale”.
419
SEKRETARIAT DER DEUTSCHEN BISCHOFSKONFERENZ (Hg), “Instruktion der Kongregation für die
Glaubenslehre über die christliche Freiheit und die Befreiung, in: Verlautbarungen des Apostolischen Stuhls 6580, Bonn 19862.
420
Cf. Gal 5,1
3. Le Magistère ne cite pas expressément la TdL, mais deux passages421 font
allusion à ce mouvement réformateur. Dans le premier -repris de Libertatis
nuntius- il souligne comme l’Eglise est fidèle à sa mission quand elle condamne
les méthodes et les théories de certains mouvements politiques. En effet (a.) ils
contredisent l’Evangile et (b.) s’opposent à l’homme422. Dans le second passage
de ce texte, qui peut être aperçu comme un très bref résumé de toute la pensée et
l’approche du Saint Siège, le Magistère renforce son appel aux capacités de la
personne et rappelle à la nécessité d’une conversion intérieure.
Une conversion inaliénable si l’homme souhaite atteindre des changements
économiques et sociaux qui lui sont vraiment utiles423. La préoccupation
principale est celle de se concentrer particulièrement sur l’âme des personnes.
Cette vision combat d’une part une anthropologie matérialiste qui voudrait
mettre au premier plan la modification des structures (c’est le cœur qui selon le
Magistère doit être changé).
D’autre part elle s’engage contre l’utilisation de la violence pour le combat de la
libération qui doit être toujours dans l’esprit de l’Evangile.
4. En intégrant une analyse sur les concepts de vérité, justice et responsabilité, et
en soulignant l’importance des exemples de Marie et des saints comme
exemples des initiatives libératrices, le texte (n° 31 en particulier424) donne aussi
sa propre définition de libération terrienne qui relativise d’une certaine manière
le phénomène de libération compris par la TdL et la décrit comme une action
n’étant pas directement à l’origine de la liberté. La libération est, au contraire,
un ensemble d’événements qui a le but de créer et garantir les conditions pour la
réalisation d’une vraie liberté pour l’homme. Cette définition redimensionne la
portée des fins de la TdL et met l’accent sur l’inaliénable présence de liberté
dans l’être humain ; il est en effet l’image de Dieu, même dans des circonstances
sociopolitiques difficiles.
5. Les divergences se présentent sur les deux pôles suivants:
a. La confrontation se situe entre une vision de la TdL d’une libération liée aux
aspects immanents qui est critiquée comme “illusion” et considérée comme
possible cause d’autres esclavages et une représentation du Magistère qui peut
se définir en tant que libération spirituelle; source de toutes libérations
matérielles.
421
SEKRETARIAT DER DEUTSCHEN BISCHOFSKONFERENZ (Hg), op.cit, p. 35,41,42.
Cf. “Sie [die Kirche] ist schliesslich ihrer Sendung treu, wenn die politische Bewegungen beurteilt, die gegen
Elend und Unterdrückung mit Theorien und praktischen Methoden kämpfen wollen, die dem Evangelium und
dem Menschen selbst entgegenstehen“.
423
Cf. “(…) man müsse zuerst an die geistigen und moralischen Fähigkeiten der Person appellieren und an die
fortwährende Notwendigkeit innerer Bekehrung erinnern, wenn man wirtschaftlichen und soziale Veränderungen
erreichten will, die dem Menschen wahrhaft dienen.”
424
SEKRETARIAT DER DEUTSCHEN BISCHOFSKONFERENZ (Hg), op.cit, p. 17,18.
422
b. La liberté est définie premièrement par le Magistère comme une liberté
sotériologique qui, deuxièmement, se concrétise dans une exigence éthique et
non l’inverse comme dans la réflexion de la TdL.
4. Réflexion socioreligieuse
Dans les trois premiers chapitres ce travail a esquissé une analyse
principalement théologique; ce chapitre abordera maintenant deux réflexions de
type sociologiques.
1.
Il faut tout d’abord souligner à quel point la TdL a été développée par des
“acteurs théologiques” qui, au départ, se situaient à l’intérieur d’une Tradition
théologique commune, mais, qui dans leur démarche, ont élargi leurs horizons
d’action et de réflexion en ce concentrant sur d’autres champs scientifiques. Ces
“entrepreneurs religieux politiques”, révélés comme exemples pour de
nombreuses personnes à l’intérieur de leur société, sont devenus de plus en plus
d’importants leaders dans la lutte contre les injustices et les ont rendus connus et
appréciés.
Quelle sorte d’attitude s’est donc développée à l’intérieur des communautés
religieuses latino-américaines suite à leurs apparitions et leurs actions? Est-ce
que la naissance d’une telle approche a vu surgir une identité religieuse
différente ou nouvelle? Y a-t-il eu des résultats concrets et des améliorations
pour la société?
2. La possibilité ou la nécessité “d’exportation” de la TdL dans d’autres réalités
socioculturelles est une autre question importante. On peut apercevoir comment
certaines revendications (par exemple l’importance de la base d’une
communauté) ne sont pas seulement limitées à l’Amérique latine mais sont
présentes aussi dans d’autres Eglises locales, comme en Suisse par exemple.
C’est un signal de l’universalité des désirs humains de liberté (et donc une
possible globalité de la TdL) et des vastes possibilités de développement à
l’intérieur d’une communauté.
Toutes ces questions présentées précédemment ne peuvent malheureusement pas
être abordées, mais elles touchent une série des aspects socioreligieux liés aux
conséquences, à l’adaptabilité et même à l’avenir de la TdL.
5. Mouvement réformiste et Institution: entité et rapport entre la Théologie
de la libération et le Magistère de l’Eglise catholique
Ce chapitre propose trois points de réflexion liés à l’essence de la TdL, à ses
caractéristiques principales et à son rapport avec le Magistère. Ces aspects sont
les points de réflexion du séminaire sur les réformismes dans lequel est né ce
travail écrit. Les questions qui vont suivre représentent une brève synthèse des
données acquises à ce sujet.
1. Peut-on déduire de cette analyse un exemple idéal et d'élucidation d’un
rapport pas toujours facile entre une “Institution religieuse établie” et un
“mouvement réformiste” -présupposant qu’il en soit un-? A cause de sa
démarche peu ordinaire, la TdL a rencontré de nombreuses critiques (cf.
chapitres 3 et 4). Elle a été confrontée à la difficulté de dialogue avec
l’Institution qu’elle bouleversait dans ses conceptions théologiques. La TdL était
effectivement un mouvement innovateur qui essayait d’appliquer des éléments
traités dans les Ecritures à une réalité contemporaine afin de trouver des
solutions et présenter de nouveaux critères d’interprétation. Ces aspects portent
à affirmer qu’il s’agit d’un véritable rapport entre l’Institution et le mouvement
réformiste. Ce rapport ne peut qu’être conflictuel et causé par de fortes
divergences, mais n’est jamais impossible. En restant en communication, il peut
influencer et enrichir la réflexion des deux parties.
2. La réinterprétation à l’aide d’une différente et nouvelle herméneutique du
message biblique -qui est la source primordiale dans la réflexion-, représente la
caractéristique spécifique qui rend aussi la TdL en tant que mouvement -outre
que réformateur- fondamentaliste. En effet, les différentes propositions de la
TdL remontent à « une façon particulière de recourir à certains textes choisis,
qui sont ensuite mis en rapport les uns avec les autres pour former un système
plus ou moins rationalisé; (…) une opération de l’esprit qui amène une
réification de quelque chose de spirituel considéré comme essentiel »425 et qui
dévient la base pour un activisme socioreligieux. À l’intérieur de cette
mobilisation socio-théologique, deux âmes principales sont donc présentes qui,
s’unissant, rendent cette nouvelle approche théologique complexe à saisir dans
toute sa structure.
A l’aide des réflexions à plusieurs niveaux, la TdL se présente en effet comme
une théologie complexe et articulée, mais aussi unilatérale. Elle concentre sa
réflexion sur l’aspect pastoral social, sur les éléments liturgies (diaconie) et peut
s’intéresser aux contenus dogmatiques. De quelle théologie s’agit-il si l’on se
limite à une des différentes branches de la science théologique? En prennent en
considération les aspects historiques et socio culturels ou les attentes
personnelles des populations pauvres, on peut se poser la question s’il ne s’agit
effectivement pas d’une “théologie camouflée”. En surface, ce mouvement a une
connotation religieuse, voir chrétienne, mais en vérité, ce sont les aspects
politiques qui sont prédominants.
C’est exactement cette ambiguïté d’intention et de moyens qui mène à une
critique et développe une attitude sceptique et de la méfiance vers une telle
425
WAARDENBURG, Jacques, Fondamentalisme et activisme dans l’islam arabe contemporain, dans: Pratique et
Théologie. Volume pour Claude Bridel. Genèvre, 1989, p 102.
approche qui est considérée seulement partiellement théologique puisqu’elle
intègre aussi plusieurs autres approches.
3. D’autre part, la réaction de l’Eglise aurait-elle pu être différente à l’égard de
ce mouvement réformateur? Après la description des textes du Magistère, trois
raisons peuvent être présentées en tant que réponse négative:
a. Sa position est basée sur une herméneutique biblique et sociale et une
argumentation théologique qui se fonde sur l’autorité de la Tradition
ecclésiastique.
b. Comme développé précédemment, les nouveaux moyens théologiques
appliqués par la TdL ne sont pas appropriés dans toutes les situations humaines
et portent à une négation de la liberté individuelle.
c. Comme base de l’argumentation du Magistère, il y a une interprétation et une
définition de liberté qui n’est pas commune à celle de la TdL et empêche une
confirmation, même partielle, des concepts proposés par la TdL.
6. Conclusion
Les points principaux apparus au terme de cette démarche qui a tenté de
réfléchir sur les différences des buts et de l’essence de la TdL en répondant à la
question initiale Quel rapport y a-t-il entre Théologie de la libération et
Magistère de l’Eglise?, peuvent être résumés ainsi :
1. Divergence de caractère méthodologique. Les théologiens de la libération
partent d’une analyse pratique de la situation et appliquent les données à leur
réflexion théologique, tandis que le Magistère développe principalement une
réflexion théologique qui applique (lorsque c’est possible) à la situation
spécifique. Ces points de départ différenciés rendent une possible confrontation
extrêmement tendue qui peut être dépassée grâce à un rapport ouvert et
réciproque qui a été partiellement possible entre 1980 et 2000.
2. Confrontation et visions différentes sur le concept de liberté à plusieurs
niveaux: entre libération terrienne et libération spirituelle, liberté sociopolitique
et liberté sotériologique, etc. Pour la TdL, les moyens et les fruits de l’action
libératrice sont en effet liés à la réalité d’ici bas, tandis que pour le Magistère
tout a son origine dans une libération plus profonde qui dépasse la vie sur terre.
3. Différence dans l’herméneutique biblique et sociale. La réflexion se base
sur deux interprétations: la TdL interprète essentiellement dans le but de la
libération de l’homme, de ses soumissions et de sa pauvreté, tandis que le
Magistère perçoit une libération totale qui s’élargit à l’essence spirituelle de
l’homme.
4. Perception différente du rapport entre Religion (foi) et Etat (politique).
Elle représente un problème de base. Les taches de la religion sont saisies
différemment: de la religion, la TdL déduit la possibilité ainsi qu’une certaine
légitimité de la lutte révolutionnaire qui apporte la liberté pour l’homme. A
l’opposé, le Magistère soutient qu’il ne faut pas combattre pour l’égalité et la
paix. Le message évangélique est exactement inversé! L’approche
sociopolitique marxiste n’est pas adéquate à la religion et à la foi chrétienne. En
effet, c’est en changeant tout d’abord le cœur de l’homme suivant l’exemple du
Christ, que l’on pourra transformer la société.
Ces quatre points qui représentent en quelque sorte la quintessence de ce travail,
nous montrent comme la seule approche sociologique à la problématique de la
soumission politique et à la réflexion de la TdL est limitée et réductive pour une
compréhension approfondie de ces phénomènes. Comme le Magistère tente de
le présenter, c’est en englobant aussi une perspective théologique que la
possibilité d’élargissement de la conception sur la liberté humaine et la
réalisation d’une vraie libération par les moyens sont données à l’humanité dans
la révélation divine.
BIBLIOGRAPHIE
a) Sources
Catechismo della Chiesa Cattolica, Città del Vaticano, 19992.
La Bibbia, Nuovissima versione dei testi originali, Torino 1987.
SEKRETARIAT DER DEUTSCHEN BISCHOFSKONFERENZ (Ed), “Instruktion der Kongregation für
die Glaubenslehre über einige Aspekte der « Theologie der Befreiung », in: Verlautbarungen
des Apostolischen Stuhls 55-64, Bonn 19842.
SEKRETARIAT DER DEUTSCHEN BISCHOFSKONFERENZ (Hg), “Instruktion der Kongregation für
die Glaubenslehre über die christliche Freiheit und die Befreiung, in: Verlautbarungen des
Apostolischen Stuhls 65-80, Bonn, 19862.
b) Monographies
BOFF, Leonardo et Clodovis, Qu’est-ce que la théologie de la libération, Foi Vivante, Paris,
1987.
GUTIERREZ, Gustavo, Teologia de la liberación, Salamanca 1987.
c)Commentaire
CECI, Lucia, La teologia della liberazione in America latina, L’opera di Gustavo Gutiérrez,
Milano 1999.
HANS, Dieter u.a. (Hg.), Religion in Geschichte und Gegenwart, Band 1, Tübingen, 1998.
VAN NIEUWENHOVE, Jacques, Les théologies de la libération latino-américaines, Le Point
Théologique : Théologies de la libération en Amérique latine / Centre d'études et de
recherches interdisciplinaires en théologie (C.E.R.I.T.) de Strasbourg-1,10, Paris 1974.
WAARDENBURG, Jacques, Fondamentalisme et activisme dans l’islam arabe contemporain,
dans: Pratique et Théologie. Volume pour Claude Bridel, Genève 1989.
d). Multimédia
www.vatican.va
Pouvons-nous considérer la théologie de la libération comme une
réforme du catholicisme ?
Présenté par Emmanuelle Buchard
1. Introduction
2. Les origines de la théologie de la libération
2.1 Les causes religieuses
2.2 Le contexte social et politique latino-américain
3. Le nouveau message
3.1 Libération de l’oppression
3.2 Revendication face à l’Eglise catholique
4. Les démarches
4.1 Une première partie analytique
4.2 Démarche théologique
4.3 Démarche sociale et politique
5. Les conséquences de la théologie de la libération
5.1 Son impact concret en Amérique latine
5.2 Les critiques de l’Eglise de Rome
5.2.1 Critique théologique
5.2.2 Critique de l’analyse marxiste
6. Conclusion
Bibliographie
1. Introduction
« Les bonnes idées ne tombent jamais du ciel »426 mais sont au contraire
toujours le fruit d’une réflexion qui s’enracine dans une réalité concrète et
historique. Tout mouvement de pensée qu’il soit politique, culturel, économique
ou religieux naît d’un prolongement, d’une réaction, d’une critique totale ou
partielle d’une situation préexistante. La naissance de chaque religion et de
leurs fondements ne peut se comprendre sans l’analyse du contexte
géographique, historique, économique et culturel de l’époque qui les a vu
apparaître.
Dans cet exposé, nous nous intéresserons à la théologie de la libération,
expression d’un vaste mouvement social qui s’enracine justement dans la vie et
la culture des défavorisés du continent latino-américain. Dès 1968, ses évêques
assemblés à Medellin engageaient l’Eglise catholique dans la lutte pour la liberté
et la justice. Cette nouvelle forme de théologie qui se dévoue entièrement pour
la cause des démunis se construit-elle dans la lignée de la tradition catholique
représentée par l’Eglise romaine ? Est-elle une théologie parmi tant d’autre, une
région particulière du système théologique globale ? Ou, au contraire, est-elle
une reprise critique et un dépassement de l’orthodoxie de l’Eglise catholique ?
En d’autres termes, pouvons-nous considérer la théologie de la libération
comme une réforme du catholicisme ?
Afin de répondre à cette question, il nous faut comprendre pleinement le
phénomène. Toutes les réalités qui participent à sa création, à son
développement et à sa forme telle que nous la connaissons aujourd’hui, doivent
être analysées. Premièrement, les réalités sociales, politiques et religieuses de
l’Amérique latine des années soixante doivent être décrites et comprises comme
des causes participantes à la création de la nouvelle théologie. Les causes
extérieures au continent doivent également être signalées afin de comprendre le
cœur du message de la théologie de la libération. Ce message nous l’étudierons
ensuite, de même que les objectifs et les revendications exprimées. Dans la
troisième partie de notre exposé, nous expliquerons les démarches politiques,
sociales et théologiques mises en place afin d’atteindre au mieux les objectifs
fixés. Finalement, nous approfondirons les conséquences concrètes de cette
nouvelle théologie sur les communautés religieuses et laïques sud-américaines
mais aussi la réaction du Vatican, représentant de la foi catholique.
2. Les origines de la théologie de la libération
L’Amérique latine c’est l’avenir de la chrétienté, son nouveau centre de gravité.
Avec plus de 600 millions de fidèles, le christianisme n’est mieux représenté sur
aucun autre continent. La religion et la morale deviennent un facteur essentiel
426
TAMAYO-ACOSTA, Juan José, Para comprender la teologia de la liberación, Estella, Editorial
Verbodivino, 1989, p.10.
dans la motivation des milliers d’activistes chrétiens engagés dans les syndicats,
les associations de quartier, les communautés de base et les fronts
révolutionnaires qui fleurissent dans toute l’Amérique latine des années 60. La
théologie de la libération apparaît donc dans un continent où l’identité religieuse
est déjà profondément enracinée dans la culture populaire. En plus de ce terreau
religieux favorable, un ensemble de changements convergents se produisent
vers la fin des années 50 au sein de l’Eglise et hors d’elle, participant ainsi à la
naissance de la nouvelle théologie.
2.1 Les causes religieuses
Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, un changement interne touche
l’ensemble de l’Europe catholique. Avec une ouverture croissante aux
interrogations de la philosophie moderne et des sciences sociales, une nouvelle
forme de christianisme social voit le jour.
En légitimant et systématisant de nouvelles orientations, le concile Vatican II
constitue le point de départ d’une nouvelle époque de l’Eglise. Une ouverture au
monde contemporain et à ses idées marque la tentative de renouveau au sein de
l’Eglise traditionnelle.
Ainsi, l’espoir d’une nouvelle spiritualité adaptée à la réalité sociale du
continent latino-américain devient de plus en plus légitime pour de nombreux
théologiens. Cependant, malgré cette ouverture souhaitée par le Vatican, la
tendance dominante des Eglises sud-américaines reste puissamment
conservatrice, traditionaliste, hostile à la théologie de la libération et liée
organiquement aux classes dominantes (ainsi qu’à la curie romaine).
Cette tentative d’ouverture au monde moderne aura donné à la théologie de la
libération une partie de son impulsion et de sa légitimation même si la réalité
conservatrice du continent a sans doute limité son expansion et son influence.
2.2 Le contexte social et politique latino-américain
La réalité sociale sud-américaine des années 50 est le point de départ, le cœur
mais aussi le but de la théologie de la libération. A cette époque, les
gouvernements populistes sont au pouvoir et le développement industriel
devient leur priorité. Mais dans un pays déjà fortement marqué par la pauvreté,
la malnutrition, l’inégalité des chances, l’illettrisme et le chômage,
« l’industrialisation va développer le sous-développement.»427Une grande partie
de la population est parquée dans des favelas et se retrouve ainsi écartée de toute
participation à la vie économique, politique et sociale de leur pays. Cette
situation d’exclusion devient qualitativement l’un des atouts maîtres que jouent
en particulier les théologiens de la libération.
427
LOWY, Michael, La guerre des Dieux, Religion et politique en Amérique latine, Paris, Editions du Félin,
1998, p.59.
Avec le triomphe de la révolution cubaine de 59 s’ouvre en Amérique latine une
nouvelle période : celle des revendications et des mobilisations populaires. Ces
luttes sociales ont la particularité d’être imprégnées d’un renouveau de la pensée
marxiste dont l’influence ne cesse d’augmenter dans tout le continent,
particulièrement chez les étudiants et les intellectuels.
Le continent entier vit désormais dans un climat de profond changement social
et politique marqué par l’apparition croissante de syndicats, d’associations et
d’organisations sociales mais aussi par la succession de guérillas et de coups
d’état militaires.
A l’intérieur de ces luttes et de ses engagements populaires, un vaste
mouvement social emmené par des prêtres, des évêques et des groupes religieux
laïcs (Action catholique, Jeunesse universitaire chrétienne, Jeunes ouvriers
chrétiens) s’engage auprès des pauvres.
La théologie de la libération qui en tant que doctrine élaborée n’existe pas
encore deviendra ainsi le résultat d’une pratique et d’une réflexion qui lui est
antérieure. Cette dernière serait en quelque sorte le produit spirituel et
conceptuel, l’emballage de ce grand mouvement social qui touchait l’Amérique
latine du début des années 60. La théologie de la libération, même s’il elle
n’influence qu’une minorité des Eglises latino-américaines, en légitimant ce
mouvement social et en lui offrant une doctrine religieuse cohérente, a
singulièrement contribué à son extension et à son renforcement.
L’émergence de cette nouvelle théologie, en Amérique du Sud précisément,
n’est nullement le fruit du hasard. Continent catholique par excellence, marqués
par des luttes sociales et des tentatives de révolutions ininterrompues, ajoutez à
cela le renouveau du Vatican II , l’Eglise du continent ne peut qu’être ébranlée.
Ainsi en 1968, les évêques latino-américains rassemblés à Medellin dénoncent
les injustices croissantes auxquelles leur peuple est soumis et proclame la
solidarité de l’Eglise avec les aspirations du peuple à la délivrance de la
servitude. Ces théologiens progressistes vivant dans ce contexte explosif
dénoncent ainsi la passivité de leur Eglise face à la misère qui les entoure.
C’est finalement en 1971 avec le livre Théologie de la libération de Gustavo
Gutiérrez, un jésuite péruvien, que la nouvelle théologie en tant que doctrine
élaborée voit le jour. Mais n’oublions pas que son histoire lui est antérieure.
Expression de dix années de pratiques de chrétiens socialement engagés et de
nombreuses années de discussion parmi les théologiens progressistes
d’Amérique latine, la théologie de la libération ne tombe justement pas du ciel.
3. Le nouveau message
3.1 Libération de l’oppression
Dans la tradition chrétienne, les pauvres ont tenu depuis les origines une place
particulière : ils sont à la fois des modèles et des sujets de compassion et de
charité. La théologie de la libération dépasse ce point de vue, et propose non
seulement de libérer les pauvres de leur dénuement, mais en plus d’en faire les
acteurs de leur propre libération. Les individus sont les premiers agents
créateurs de leur environnement. Ils possèdent donc le pouvoir de modifier le
contexte qui les entoure et d’éliminer ainsi les causes de leur oppression,
dénoncées ici comme étant le capitalisme. Par ses propres actions, guidées et
légitimées par une nouvelle herméneutique biblique, la population sudaméricaine pourra se libérer de toutes structures sociales, économiques,
ethniques ou religieuses oppressantes.
Mais, selon ces nouveaux théologiens, ce n’est que par un changement intégral
des formes sociales qu’une nouvelle société plus juste et plus libre, pourra
émerger. « Seule une destruction radicale du présent état de choses, une
transformation profonde de système de propriété, l’accession au pouvoir de la
classe exploitée, une révolution sociale mettant fin à cette dépendance. Seules,
elles permettront le passage à une société socialiste, ou tout du moins la rendront
possible. »428 Le modèle socialiste auquel fait référence les théologiens de la
libération doit être compris comme un idéal chrétien de justice et de liberté qui
pourrait se construire dans la réalité concrète et historique plutôt qu’un
programme politique systématisé. Reconnaissant l’autonomie de la sphère
politique, dans sa majorité, la théologie de la libération se limite à la critique
sociale et morale de l’injustice, à la prise de conscience et l’initiative populaire.
« Réfléchir à partir de l’action pratique en se situant dans l’effort immense des
pauvres et de leurs alliés, en cherchant dans la foi et dans les Evangiles les
sources d’inspiration d’un engagement contre la pauvreté et pour la libération
intégrale de tout homme et de l’homme tout entier, voilà ce que signifie la
théologie de la libération.»429
La théologie de la libération devient ainsi une théologie de terrain, dévouée à la
cause des démunis en leur proposant une aide et des solutions concrètes. Vrai
facteur d’engagement, le christianisme doit dépasser sa fonction critique et sa
forme abstraite afin de remplir l’exigence d’une conviction qui se veut pratique.
Cette primauté de la pratique trouve sa légitimation dans la foi même du
croyant : tout chrétien vivant dans ce contexte de misère, confronté chaque
matin à la pauvreté, à la faim, à l’insécurité se doit d’agir. Rester inactif et passif
devient le plus grand des péchés. Ainsi, immergés dans ce milieu spécifique,
« les chrétiens ressentent la nécessité d’une synthèse vitale entre le projet de vie,
428
429
LOWY, Michael, op.cit., p.71.
BOFF, Léonardo et Clodovis, Qu’est-ce que la théologie de la libération ?, Paris, Les Editions du Cerf, p.22.
exprimé dans les coordonnées de la Foi, et les options historiques concrètes
auxquelles ils sont acculés. »430
3.2 Revendications face à Eglise catholique
A travers son message, la théologie de la libération insiste en premier lieu sur la
nécessité de rompre avec le dualisme hérité de la pensée grecque. A force de
délimiter et de séparer la réalité temporelle et spirituelle, L’Eglise se détourne de
la première et ne se définit plus que comme un guide éthique, théorique et
personnel. Ainsi, la nouvelle théologie reproche au catholicisme de s’être réduit,
avec la modernisation, à un code formel de valeurs et de principes. Mais dans un
contexte moderne, où la séparation du religieux et du laïc participe à sa
définition, peut-il en être autrement ? La place du christianisme dans les pays
développés devient en effet de plus en plus restreinte et confinée dans la sphère
du privé. L’Eglise n’a pas pleinement choisi cette nouvelle orientation mais s’en
est en quelque sorte contentée.
Nous remarquons ainsi, de la part des théologiens de la libération, un
scepticisme certain concernant l’Eglise latino-américaine. Elle a reproduit dans
ce contexte spécifique des modèles et des structures importées d’Europe.
L’Eglise, ses dogmes, ses fonctions et ses principes, cristallisés dans un moule
purement éthique et spirituel, dénudés de tout aspect pratique ne peuvent
satisfaire pleinement une population latino-américaine chrétienne.
Les théologiens de la libération exigent de l’Eglise une prise en main de ses
responsabilités face aux problèmes du peuple sud-américain. Ils émettent ainsi
une forte critique face à son attitude à se complaire dans la théorie, à vider le
monde de son caractère historique et à témoigner d’une sensibilité très mince à
la question sociale des pauvres latino-américains et à leur libération historique
concrète.
La tradition de l’Eglise a tendance à réduire le message révolutionnaire du
Christ à une décision de foi de l’individu, sans relation avec le monde social et
historique où il est inséré. Les prédications de Jésus contiennent cependant une
forte critique des traditions sociales et religieuses de son peuple mais « tout ceci
a été spiritualisé dans l’Eglise, est devenu marginal et finalement a été perdu en
tant que force contestatrice et critique de l’histoire. »431
L’Eglise au cours de son histoire a ainsi réussi à imposer une image d’un christ
apolitique, qui ne s’intéresse qu’au domaine privé, qui n’a parlé qu’à l’esprit et à
l’âme. Cette critique peut s’étendre à la doctrine entière de l’Eglise qui de nos
jours à tendance à se définir comme uniquement transcendante et personnelle.
Cependant, pour les théologiens de la libération la foi n’est pas uniquement un
guide spirituel, elle est une exigence pratique qui oblige l’individu à se
positionner face aux problèmes de la réalité concrète.
430
431
Id., p.29.
BOFF, Léonardo et Clodovis, op.cit., p.34.
Malgré ces fortes critiques face à l’Eglise traditionnelle, la théologie de la
libération ne se voit pas comme un mouvement réformateur mais juste une
« aide à l’Eglise pour remplir sa mission d’évangélisation libératrice dans
l’histoire. »432 Adhérant entièrement à la doctrine sociale de l’Eglise, elle ne
contredit en rien le message de L’Eglise mais le complète aux moyens de
compétences différentes, adaptés surtout à un contexte spécifique.
Cependant, même si les théologiens de la libération ont l’impression de revenir
au vrai message du christianisme et de ce fait de ne pas réformer la tradition,
nous pouvons affirmer que jamais depuis la Réforme, il n’y a eu de critique
intérieure aussi forte.
En effet, tout, au niveau dogmatique, politique et ecclésiastique est relatif pour
les théologiens de la libération Fruit d’une construction à partir de paroles du
Christ qui dès l’origine ont été interprétées et ainsi déformées, l’orthodoxie
romaine devient susceptible d’être critiquée. Cette attitude revendicatrice
devient un élément important qui nous encourage, à ce stade de l’analyse, à
affirmer que la théologie de la libération est une réforme de l’Eglise et de sa
doctrine traditionnelle.
4. Les démarches
4.1 Une première partie analytique
La théologie, comprise dans le sens d’un système théorique complet se
développe ultérieurement. D’abord, se trouve la pratique libératrice. Ainsi, il
importe de développer un mouvement préthéologique qui nous permet de
connaître pleinement la réalité sociale et le contexte d’oppression. Car, « (…)
si la foi veut être efficace, tout comme l’amour chrétien, elle a besoin de garder
les yeux ouverts sur la réalité historique qu’elle désire féconder. »433
Ainsi, la théologie de la libération dans sa volonté d’agir concrètement dans la
réalité va puiser dans les sciences sociales les outils susceptibles de lui faire
connaître les causes réelles de l’oppression. Toute pensée abstraite et
anhistorique, à ce stade de la réflexion ne sont d’aucune utilité. Afin de résoudre
un problème concret dans son ensemble, en connaître ses causes historiques et
matérielles devient indispensable. Et c’est le marxisme qui prêtera ses outils
analytiques aux théologiens de la libération.
Toutes les formes de pauvreté que nous rencontrons en Amérique du Sud
deviennent le résultat de situations et de conditions économiques, sociales et
politiques bien définies et le fruit d’un mal bien spécifique : le capitalisme.
Les concepts d’analyse marxiste deviennent des outils afin de comprendre
l’origine de l’oppression mais aussi des moyens pour y remédier. Les ouvriers
exploités, les victimes du sous-emploi, les marginalisés du système, les paysans,
les illettrés, les sans-abri deviennent le prolétariat définit par Marx. Et, comme
432
433
Id., p.67.
BOFF, Léonardo et Clodovis, op. cit., p.15.
ce dernier, ils ont le devoir, afin de se libérer, de mener une révolution c’est-àdire une transformation des bases du système économique et social.
C’est dans cette partie de la démarche que la théologie de la libération rencontre,
et le problème de la théorie marxiste et les critiques d’idéologisation de la foi.
Cependant, les théologiens de la libération n’utilisent jamais le marxisme
comme une fin en soi. Purement utilitaire, il « (…) aide à éclairer et à enrichir le
renouveau théologique de notions majeurs de la théologie : peuple, pauvre,
histoire, et même praxis et politique. Cela ne veut pas dire que nous ayons réduit
le contenu théologique de ces notions pour les enfermer dans la forme marxiste.
Au contraire, nous avons eu recours au contenu théorique valable de notions
marxistes à l’intérieur de l’horizon théologique. »434
C’est donc une première partie critique et analytique qui forme la base de la
théologie de la libération. Mais ces théologiens ne sont pas des intellectuels de
cabinet, ils sont avant tout des militants : « s’il possède un pied dans un centre
de réflexion, il en garde un autre dans la vie de la communauté, et c’est du reste,
le pied droit. »435
4.2 Démarche théologique
L’engagement concret avec les pauvres et leur libération fournit au théologien
un nouvel esprit théologique qui induit une démarche et une herméneutique
originale.
La nouvelle herméneutique est une critique de la théologie dualiste traditionnelle
et devient une justification de l’intervention concrète en faveur de la libération.
En se basant sur les textes bibliques, les théologiens de la libération vont
dépouiller le message de Jésus, en particulier, de toute cristallisation
dogmatique, empilée au fil des siècles. Ils prônent donc un retour à la vraie
nature et à la base des textes afin de chercher le sens textuel approprié au
contexte particulier de l’Amérique latine des années 60.
La lecture de la Bible est toujours orientée en fonction des défis et des
problèmes concrets et « refuse d’emblée une conception intemporelle et
purement spirituelle, dans le sens de privatisation.»436 Cette nouvelle
herméneutique relève le côté historique et politique de certains passages
bibliques qui deviennent des exemples pour la situation latino-américaine. La
Bible et ses textes sont lus avec la perspective des pauvres et des oppressés.
L’Exode devint l’emblème de la libération politique et religieuse et la vie des
prophètes pour leurs revendications face aux injustices ou encore les Evangiles
pour le message révolutionnaire de Jésus deviennent les modèles de tout un
peuple. La figure de Jésus a une importance considérable dans la nouvelle
434
LOWY, Michael, op. cit., p.113.
BOFF, Léonardo et Clodovis, op.cit., p.39.
436
CHENU, Bruno ; LAURET, Bernard, Théologies de la libération, Documents et débats, Paris, 1985, p.56.
435
herméneutique. Le Jésus historique qui se bat contre les injustices sociales et la
théologie dormante des rabbins de son époque prend le pas sur le Jésus plus
spirituel. Nous retrouvons ici la critique faite à l’Eglise traditionnelle qui a trop
tendance à occulter la dimension pratique et historique de la religion pour se
replier uniquement sur l’aspect spirituel.
C’est une donc une théologie formulée à partir du peuple qui a pour but de
trouver une interprétation d’événements bibliques susceptible de conduire au
changement de la personne et de l’histoire. Mais c’est aussi une théologie
nouvelle, contemporaine, adaptée au contexte actuel des pauvres qui se légitime
sur l’essence même de la religion biblique, c’est-à-dire dynamique et ouverte.
4.3 Démarche sociale et politique
La théologie de la libération va définir des stratégies visant la libération des
opprimés Cependant, tout en privilégiant les méthodes non-violentes et
légitimées par l’éthique évangélique, comme le dialogue, la persuasion, la
pression morale, les manifestations, les grèves, les résistances pacifiques,
certains théologiens n’excluent pas « en dernière instance, le recours à la
force. »437 Mais, il serait faux de généraliser et de penser que tous les
mouvements de libération sont violents et engagés politiquement. Ces derniers
restent une minorité.
Sans une pratique de transformation sociale solidaire avec les opprimés, il est
impossible que naisse une théologie de la libération. Elle se distingue des autres
théologies par sa praxis. Praxis des opprimés de manière réelle et concrète et
non uniquement en théorie. « Nous sommes du côté des pauvres que lorsque,
auprès d’eux, nous luttons contre la pauvreté qui leur est injustement
occasionnées et imposée. »438 Le vrai théologien de libération est celui qui a
vécu parmi les pauvres, qui connaît leur situation malheureuse et qui éprouve le
besoin d’agir.
Agir oui, mais pas n’importe comment. Il devient nécessaire de dépasser
l’assistentialisme, qui fait du pauvre un objet de charité et jamais un sujet de sa
propre libération. Il faut donc amorcer un processus de conscientisation auprès
des pauvres afin qu’ils deviennent conscients de leur oppression et de la
possibilité d’engager des actions rationnels pour l’éliminer. Les défavorisés
doivent ainsi revendiquer ce que le système dominant peut leur donner :
amélioration des salaires et des conditions de travail, de meilleures conditions de
logement, un accès à l’éducation… Cette réflexion critique sur les causes de la
pauvreté stimulent des actions politiques et sociales : syndicats indépendants,
organisations paysannes, associations de quartier, groupes d’action et de
réflexion. Les opprimés agissent eux-mêmes, avec leurs moyens, en vue
d’élaborer une société nouvelle avec des relations sociales plus justes.
437
438
BOFF, Léonardo et Clodovis, op.cit., p.72.
Id., p.16.
Les théologiens de la libération créent des communautés de bases afin de
stimuler les transformations sociales par le bas. Ces communautés deviennent
l’action maîtresse du processus de libération mais aussi une nouvelle forme de
l’Eglise et une alternative au mode de vie individualiste imposé par le
capitalisme.
Ainsi, la partie la plus active et la plus importante reste la théologie populaire,
celle du terrain. Le prêtre est ainsi lié à une communauté concrète dans une
favela, dans un groupe de la périphérie où il vit et connaît réellement la misère
du peuple. Elle est surtout une théologie orale qui met en scène des passages de
l’Evangile adaptées au contexte. Egalement critique, elle analyse les causes de
l’oppression et propose des moyens pour y remédier. Ces modes particuliers de
penser et d’agir qui constituent le cœur de cette nouvelle théologie, ne sont pas
perçus par ces acteurs comme infidèle à la foi traditionnelle. « (…) il ne s’agit
pas ici d’une autre foi, mais de celle des Apôtres et de l’Eglise, articulées sur les
angoisses et les espérances des opprimés. »439
5. Les conséquences de la théologie de la libération
5.1 Son impact concret en Amérique latine
Même si la grande majorité des Eglises latino-américaines restent conservatrices
et s’opposent à la nouvelle théologie, plusieurs des principaux développements
de la lutte pour la libération des opprimés et des exploités en Amérique latine
apparus aux cours des dix ou quinze dernières années, n’ont été possibles
qu’avec la participation de la théologie de la libération : la formation du Parti
des travailleurs au Brésil, la révolution sandiniste au Nicaragua, le soulèvement
populiste au Salvador pour ne citer que quelques exemples.
Avec la fin du succès du socialisme en 1989 et la contre offensive conservatrice
du Vatican que nous décrirons ultérieurement, beaucoup ont annoncé la mort de
la théologie de la libération. Le succès des églises évangéliques conservatrices
envers les pauvres montrerait qu’une forme de religion traditionnelle et non
engagée séduirait à nouveau.
Cependant, les théologiens de la libération ont contribué et contribuent encore à
la naissance d’un grand nombre de mouvements sociaux et politiques non
confessionnels en Amérique latine, depuis les associations locales des
bidonvilles jusqu’aux partis ouvriers ou aux fronts de libération. Ces
mouvements sont désormais indépendants de l’Eglise. Ils possèdent désormais
leur dynamique propre et n’ont donc plus besoin de se légitimer.
439
BOFF, Léonardo et Clodovis, op. cit., p.75.
5.2. Les critiques de l’Eglise de Rome
La théologie de la libération n’a pas laissé indifférent l’Eglise catholique
romaine et ses représentants. Dès ses débuts, elle est devenue l’objet de vives
discussions au sein même de l’Eglise. Le fond de la théologie de la libération
qui consiste à apporter son aide aux plus démunis n’est pas remis en cause. Au
contraire, elle est même encouragée. Dans une lettre à la Conférence des
évêques du Brésil, Jean-Paul II reconnaît que la théologie de la libération peut
être bonne, utile et nécessaire. C’est donc plutôt la forme que pourrait prendre
cette aide qui est remise en question. Ainsi, de nombreux traités épiscopaux,
pointant du doigt les risques de déviation d’une théologie politisée, voient le
jour. Le livre publié par Joseph Ratzinger qui alors était cardinal, reste la
critique la plus représentative. L’instruction sur quelques aspects de la théologie
de la libération met en avant le danger du marxisme et d’une interprétation des
Ecritures avec des outils marqués par la modernité critique. Certaines formes de
cette théologie novatrice, aux yeux du Cardinal, « s’écarte gravement de la Foi
de l’Eglise, bien plus, elle en constitue la négation pratique. »440
Les critiques de l’Eglise catholique que nous allons décrire ci-dessous vont
puiser leur légitimité dans la tradition et dans les textes sacrés.
5.2.1 Critique théologique
Dès l’introduction du document du Cardinal Ratzinger, il est dit que la théologie
de la libération se conçoit elle-même « comme une nouvelle herméneutique de
la foi chrétienne, autrement dit comme une nouvelle forme de compréhension et
de réalisation du christianisme dans sa totalité. »441 Et un peu plus loin, il est
précisé que ce qui rend difficile le combat contre cette théologie, c’est
précisément « (…) qu’elle n’entre dans aucun schéma d’hérésie ayant existé à ce
jour : sa position de départ se trouve en dehors de ce qui peut-être saisi par les
schémas traditionnels de discussion. »442 Il est donc évident que l’un des
principaux reproches adressés à la théologie de la libération, c’est sa nouveauté
et son caractère non traditionnel. Mais quelle est cette position de départ qui va à
l’encontre de la tradition ? C’est la subordination du Jésus de l’histoire au Jésus
de la foi.
Pour la tradition catholique, la source des injustices terrestres se trouve dans le
cœur des hommes. Ainsi, la libération de l’individu passe d’abord par une
libération intérieure. Les changements sociaux apparaîtront quand les hommes
vivront selon leurs capacités éthiques. Toute liberté économique et politique est
souhaitable mais ne constitue pas une fin en soi. L’homme transcende ces
440
RATZINGER, Joseph, Instruction sur la liberté chrétienne et la libération, Avec l’Instruction sur quelques
aspects de la théologie de la libération, Editions du Centurion, Paris, p.76.
441
RATZINGER, Joseph, op. cit., p.83.
442
Id., p.85.
aspects terrestres, il est plus que cela. Ainsi, la théologie de la libération fait
fausse route en tentant de « (…) réduire sa mission aux dimensions d’un projet
simplement temporel, ses buts à une visée anthropocentrique ; le salut à un bien
être matériel ; son activité à des initiatives d’ordre politique ou social. S’il en
était ainsi, L’Eglise perdrait sa signification foncière. »443
La foi substituée à une pure action, dénudée de tout aspect transcendant attaque
ainsi l’originalité même du message et de la vocation de l’Eglise, c'est-à-dire
sauver l’homme dans sa totalité. Ainsi, la première erreur de la théologie de la
libération est de croire que « (…) par elles-mêmes des structures nouvelles
donneront un homme nouveau. »444
5.2.2 Critique de l’analyse marxiste
Tout acte doit être en total accord avec la foi catholique et celle-ci doit devenir
le critère de vérité, de légitimité. Un action est bonne si en remontant la chaîne
de ses causes, le maillon ultime est un critère de nature théologique. Or, pour
l’Eglise traditionnelle, la théologie de la libération justifie tout acte, même la
révolution, par une vérité marxiste, une vérité des classes. Affirmer la lutte de
classe peut dans une certaine mesure encourager la participation à des actions
violentes comme la guérilla, ce que refuse le Vatican. Si nous acceptons les
outils, nous acceptons en même temps l’idéologie marxiste, incompatible avec
la conception chrétienne de l’homme et de la société. Cependant, après avoir
analyser les revendications et les démarches entreprises par la vraie théologie de
la libération aucune trace d’athéisme, de négation de l’homme, ou de
matérialisme n’imprègne sa doctrine.
L’erreur de la théologie de la libération et de l’utilisation du marxisme est de
souligner unilatéralement certains aspects du réel tout en laissant d’autre dans
l’ombre : la libération spirituelle de l’homme. La vérité devient vérité de classe.
La théologie de la libération fait un amalgame ruineux entre pauvre et classe et
réduit ainsi l’Eglise à une Eglise de classe. Or l’Eglise est universelle et ne se
dédie pas qu’à une catégorie d’individu. L’option préférentielle comprend le
risque de devenir un choix partisan et de nature conflictuelle.
Le combat entre Rome et les théologiens de la libération se déroule dans un
premier temps sur le terrain théologique. Dans la pratique, Rome va refreiner les
ardeurs de ces nouveaux défenseurs de la liberté, en nominant systématiquement
des évêques conservateurs. Elle va mener « une véritable politique de
normalisation du catholicisme latino-américain.»445
L’arme décisive de Rome contre les déviations doctrinales et l’activité jugée
trop politique des chrétiens latino-américains reste la nomination d’évêques
443
Id., p.75.
Id., p.91.
445
LOWY, Michael, op. cit., p.76.
444
conservateurs, réputés pour leur hostilité envers la théologie de la libération.
Pour les plus réactionnaires, Rome n’hésite pas à les exclure des ordres
religieux. Depuis 1972, la direction des Congrégations des évêques latinoaméricains est entre les mains de conservateurs.
Les tendances conservatrices sont désormais soutenues et encouragées par
Rome, à l’image de l’Opus Dei, mouvement dénudé de tout engagement social
et qui prône une soumission totale à l’autorité du Vatican.
6. Conclusion
La théologie de la libération se veut pratique et engagée. Sa légitimation, elle la
trouve dans le contexte social de l’Amérique latine. Elle devient une théologie
adaptée à la réalité d’un continent et c’est pour cela qu’elle devient nouvelle.
Une religion si elle se veut utile doit apporter des réponses concrètes aux
questions actuelles. Ainsi, la réalité sociale du pays joue un rôle primordial dans
la définition et les fonctions d’une religion. En Europe, l’Eglise et la religion
catholique prennent de moins en moins de place dans la vie quotidienne des
individus. La religion tend à devenir purement spirituel et reste une affaire du
domaine du privé. Cette nouvelle place de la religion est le résultat d’une
adaptation au contexte de modernisation Européen.
L’Amérique latine des années 60 est caractérisée par un situation sociale
spécifique : une population opprimée mais profondément croyante et un vaste
mouvement de revendications sociales à caractère marxiste. Dans ce contexte, la
religion a la possibilité de retrouver son aspect pratique et utilitaire.
Nous nous retrouvons ainsi avec deux théologies dont le fond et le message
difèrent mais où la forme surtout, se distingue clairement l’une de l’autre. La
théologie de la libération devient une réforme du catholicisme surtout dans sa
démarche : « Il (le théologien) doit d’abord s’asseoir sur le banc des humbles
pour pouvoir entrer à l’école des docteurs »446
La réalité latino-américaine exige des réponses que la religion élaborée dans un
contexte de modernisation ne peut fournir. La théologie de la libération devient
donc carrément une nouvelle théologie. Elle se basent sur les mêmes textes que
l’Eglise de Rome mais les adaptent aux réalités sociales du continent. Est-ce
qu’une adaptation est une réforme ? Cela dépend le point de vue que nous
prenons. La vive réaction du Vatican nous prouve qu’à travers son message et
sa démarche, la théologie de la libération ébranle certains principes
fondamentaux. Ainsi, si nous comprenons la religion catholique uniquement par
rapport à l’orthodoxie romaine, la théologie de la libération n’est pas une simple
adaptation mais une réforme. Cependant, si nous considérons la foi d’abord
comme un livre qui contient un message dynamique et ouvert à toutes
446
BOFF, Léonardo et Clodovis, op. cit., p.44.
interprétations, la théologie de la libération n’est nullement une réforme mais
une réponse, une aide concrète et adaptée à un contexte spécifique.
Bibliographie
- BOFF, Clodovis et Léonardo, Qu’est-ce que la théologie de la libération ?, Brésil, 1987.
- BOFF, Léonardo, Jésus-Christ libérateur, Paris, 1983.
- CHENU, Bruno ; LAURET, Bernard, Théologies de la libération, Documents et débats,
Paris, 1985
- LENOIR, Frédéric ; TARDAN-MASQUELIER, Ysé, Encyclopédie des religions, vol.2,
Paris, 2000.
- LOWY, Michael, La guerre des Dieux, Religion et politique en Amérique latine, Paris,
1998.
- POUPARD, Paul, Le concile Vatican II, Paris, 1983 (Que sais-je, 2066).
- RATZINGER, Joseph, Instruction sur la liberté chrétienne et la libération, Avec quelques
aspects de la théologie de la libération, Paris, 1986.
- TAMAYO-ACOSTA, Juan José, Para comprender la teologia de la liberación, Estella,
1989.
Martin Luther King, apôtre de la non violence. Un réformiste ?
Présenté par Valérie Dénervaud Tendon
1. INTRODUCTION ................................................................................
2. QU’EST-CE QUE LE RÉFORMISME ? ..........................................
3. LE PROBLÈME RACIAL AUX ETATS-UNIS ...............................
3.1
3.2
HISTORIQUE ......................................................................................
DIVERSES VISIONS POUR Y REMÉDIER ...............................................
4. LE COMBAT DE MARTIN LUTHER KING..................................
4.1 L’HOMME, SA VIE…..........................................................................
4.2 … ET SA CONFESSION DE FOI .............................................................
4.3 SON ENGAGEMENT SOCIAL................................................................
4.4 SA VISION DE NON-VIOLENCE : LA DÉSOBÉISSANCE CIVILE ...............
4.4.1 Maîtres à penser .......................................................................
4.4.2 Démarche théologique et politique ..........................................
5. QUE RESTE-T-IL DE SON MESSAGE ? ........................................
6. CONCLUSION .....................................................................................
BIBLIOGRAPHIE...............................................................................
Introduction
La situation actuelle des Noirs américains a grandement évolué depuis les
années 60. Comme le féminisme, la lutte pour les droits civiques des Noirs a
même engendré une discrimination positive. Il est désormais de bon ton
(politiquement correct) dans le cinéma hollywoodien, plus particulièrement dans
les séries, d’avoir des vedettes noires…
Le nom de Martin Luther King est synonyme de non-violence et de lutte pour
les droits civiques des Noirs. Il s’est engagé corps et âme pour obtenir l’égalité
de ses concitoyens noirs. Il ne faut pourtant pas oublier que King était pasteur
baptiste. Le but de ce séminaire est de tenter de dégager les fondements de son
action. Dans quelle mesure son engagement social et politique se rattache à sa
foi et à l’Evangile ? Peut-on le qualifier de réformiste ou demeure-t-il,
« simplement », un homme profondément conscient des injustices de son
monde ?
Le concept de réformisme sera brièvement esquissé. A partir de ce
fondement, nous pourrons construire l’image de Martin Luther King, en se
référant aux thèmes centraux qui définissent les réformistes. Le contexte
historique, social et politique sera développé à travers le problème racial en
Amérique. Après une biographie de King, on entre dans le vif du sujet en
décrivant son engagement social et le but qu’il poursuivait. Cela amène
naturellement à évoquer la méthode qu’il préconise, la non-violence. Nous
continuerons ensuite en examinant l’impact de son message, pour terminer par
une conclusion.
Qu’est-ce que le réformisme ?
Le premier réflexe est d’associer la réforme avec le mouvement religieux se
déroulant au XVIe siècle, dont le protestantisme est issu. Le concept est
cependant plus vaste. La notion de réforme comprend « un changement apporté
dans les mœurs, lois ou institutions,… avec l’espoir d’obtenir de meilleurs
résultats »447. Il faut souligner l’implication d’une crise sous-jacente, dont les
racines peuvent être profondes. Chaque réforme diffère donc par la crise à
laquelle elle répond, et par les moyens utilisés pour y remédier. Ce changement
ou amélioration demeure progressif, au contraire d’une révolution. Cela signifie
qu’une réforme tend souvent, dans un premier temps, à être déclenchée par un
membre de la communauté. Elle peut, par une adaptation des structures,
demeurer au sein de celle-ci ou déboucher sur une rupture.
447
LATHION, Stéphane : Réformisme dans les trois religions abrahamiques. Entre texte et contexte, répondre
aux défis sociaux (1850-2000). Séminaire, Université de Fribourg, Fribourg, 2005-2006 (notes de cours
personnelles).
Dans ce séminaire, l’intérêt se portera sur le réformisme religieux. Il se
caractérise par la volonté de rétablir le culte ou l’ordre religieux dans sa forme
primitive, jugée pure. Au-delà de cette volonté de restauration, le réformisme
comporte trois axes de progression. D’une part, la doctrine ou le courant de
pensée réformiste interprète d’une nouvelle manière ses références religieuses,
aboutissant à une innovation ou un changement structurel. Cela implique une
adaptation à son temps et aux exigences de l’époque. Enfin, le réformisme prône
l’ouverture aux autres, défendant des valeurs comme la liberté, la paix et la
justice448. Ces trois préoccupations sont primordiales pour déterminer un courant
ou une pensée comme réformiste. Pour affiner l’analyse, Joachim Wach définit
trois types de réformistes : mystique, érudit ou révolutionnaire. Le premier vit
isolé dans ses livres et rayonne par sa dévotion, comme Eckhart. Malgré
l’isolement, la capacité de générer des changements peut être étonnante.
L’érudit, comme Erasme, cultive une prédisposition à devenir un guide moral ou
intellectuel. Quant au révolutionnaire, comme Münzer (extrême) ou Calvin, il
attire irrésistiblement des compagnons dans l’organisation qu’il crée et se
distingue par une influence immédiate sur les gens449.
Martin Luther King disposait d’un impact considérable sur les foules qui
l’adulaient. C’était un homme charismatique, un orateur d’exception, mais avant
tout un pasteur. Il puisait son inspiration dans la Bible et les Evangiles. A-t-il
donc tenté de réformer une vision théologique jugée trop passive, ou a-t-il
entrepris une démarche énergique basée sur l’enseignement déjà prôné ?
Le problème racial aux Etats-Unis
Pour bien situer l’œuvre de Martin Luther King, il est nécessaire de retracer
le contexte dans lequel il a grandi. Le racisme et son expression légale, la
ségrégation, imprègnent sa vie et ses engagements.
Aux Etats-Unis, l’esclavage est officiellement aboli en 1865 après la défaite
de la Confédération lors de la guerre de Sécession450. Diverses lois sur les droits
civiques furent adoptées451, garantissant la citoyenneté et l’égalité des Noirs. Cet
arsenal législatif n’a cependant pas permis aux Noirs de s’intégrer, plus
particulièrement dans les Etats du Sud. Egaux en théorie, ils demeuraient en
marge de la société.
448
Ibid.
WACH, Joachim : Sociology of religion. Chicago, University of Chicago Press, 1949, pp. 344-345.
450
Onze Etats esclavagistes du Sud font sécession en 1861, entre autres pour maintenir leur mode de vie et
d’économie basé sur l’exploitation des Noirs. Ils provoquent une guerre civile de 4 ans.
451
On parle d’amendements à la Constitution. Le 13e amendement concerne l’abolition de l’esclavage, les 14e et
e
15 la non-discrimination à l’égard de citoyens américains.
449
La ségrégation entre Blancs et Noirs s’est peu à peu imposée dans des
interdictions : séparation à l’intérieur des transports publics, écoles différentes,
mise à l’écart dans des restaurants, des magasins, etc452. Des tracasseries visaient
également à priver les Noirs du droit de vote dans les Etats du Sud453. Le régime
fédéral, en garantissant une autonomie importante aux Etats, a rendu possible ce
développement, même anticonstitutionnel. Un progressif désintérêt de la
condition des Noirs apparié à une reprise du pouvoir par les ex-sécessionnistes
ont durci la vie des anciens esclaves454. La Cour Suprême ira jusqu’à légaliser la
ségrégation en 1896455. Le Ku Klux Klan, fondé en 1865, finit de détériorer
l’atmosphère. S’opposant à la Reconstruction456, il n’a jamais accepté l’idée
d’une égalité. Un climat de terreur est instauré dans les Etats du Sud, le Klan
lynchant impunément des citoyens noirs, avec le soutien passif des autorités.
En d’autres termes, le sentiment d’infériorité de la race noire est resté
profondément ancré dans la mentalité des Blancs sudistes, et s’est traduit par les
lois ségrégationnistes. Il a même fait son chemin dans l’inconscient collectif des
Noirs…
Les difficultés économiques de la fin du XIXe siècle, plus particulièrement
dans les zones agricoles du Sud, et l’essor industriel dans le Nord ont poussé les
Noirs à migrer massivement. Cela a transposé le problème racial à un niveau
national. Si des avancées ont alors eu lieu, notamment avec une Cour Suprême
plus objective, elles restèrent timides.
La déségrégation a réellement commencé dans l’armée, au lendemain de la
Seconde Guerre mondiale. Engagés au front, les Noirs se sont battus pour une
liberté dont ils ne jouissaient pas pleinement chez eux. Cela a servi de catalyseur
pour la lutte des droits civiques. A partir des années 50, ce combat prendra de
l’ampleur.
Bien que manifestement contre la ségrégation, les Noirs l’ont ordinairement
endurée. Quelques personnalités l’ont cependant remise en question, dès le
début.
Le premier d’entre eux est Booker T. Washington (né en 1856). Il estimait
que le meilleur moyen d’améliorer la condition des Noirs était d’accéder à un
métier. En effet, la foule des Noirs exerçait un métier subalterne : domestique,
chauffeur,… des Blancs. Pour Washington, une égalité sociale permettrait de
452
MOLLA, Serge : Les idées noires de Martin Luther King. Genève, Labor et Fides, 1992, pp. 18-19. On est à
l’époque de MLK, cette ségrégation est encore en place.
453
Ibid, pp. 62-63. Histoire restée célèbre : Un Noir tente de s’inscrire pour voter. Comme il a fait plus que
répondre au questionnaire liminaire, la panique s’empare des responsables du bureau. Ils décident de soumettre
au requérant un quotidien rédigé en chinois et lui demandent s’il comprend ce qu’il a sous les yeux. « Oui, tout à
fait », dit-il. « Cela signifie que les Noirs ne voteront pas encore cette année-ci dans l’Etat du Mississipi ».
454
FOHLEN, Claude et SABBAGH, Daniel : « Noirs Américains » in Encyclopaedia Universalis. Paris, 1971.
455
OATES, Stephen B : Martin Luther King. Paris, Le Centurion, 1985, p. 37.
456
Période qui suit la Guerre de Sécession, dominée par les Républicains nordistes et leurs idées.
reconquérir par la suite les droits politiques bafoués. Mais cela revenait à
accepter de fait la ségrégation, ainsi que les normes et valeurs des Blancs. En
bref, un compromis457.
A l’inverse, W.E.B. Du Bois (1868-1963) incitait à l’initiative. Avec un
groupe d’intellectuels noirs et de progressistes blancs, il est à l’origine de la
fondation de la NAACP (National Association for the Advancement of Colored
People, 1909). Celle-ci promouvra l’égalité civique et combattra plus
particulièrement au plan juridique et légal. Cette voie portera progressivement
des fruits. Cependant, les autorités législatives, notamment sudistes, tenteront
par tous les moyens de limiter les progrès.
Marcus Garvey (1887-1940) prônera quant à lui une ségrégation noire,
invitant au retour en Afrique. Il insistera sur la fierté raciale. Garvey inspirera
quelque peu le futur leader noir, Malcolm X.
Ces quelques visionnaires tentèrent non seulement de solutionner le
problème racial, mais également de le mettre en lumière. L’Amérique restera
cependant longtemps indifférente aux malheurs de sa population noire. Certains
allaient même jusqu’à prétendre les Noirs satisfaits de leur sort458. Par ailleurs, si
la ségrégation dans le Sud est discernable, elle prend une coloration plus subtile
dans le Nord. La condition des Noirs n’y est que peu enviable : vivant dans des
ghettos, comme à Harlem, ils sont touchés de plein fouet par les problèmes de
chômage, pauvreté, etc.
Le combat de Martin Luther King
Martin Luther King est né le 15 janvier 1929 à Atlanta. Etudiant doué, il
obtient sa licence en sociologie à 19 ans et poursuit ses études en théologie à
Crozer (Pennsylvanie, Etat du Nord), prestigieuse école intégrée459. En 1951, il
rejoint l’université de Boston et décroche son doctorat en théologie
fondamentale en 1955. Il épouse Coretta Scott en 1953.
En 1954, King accepte le poste de pasteur de la paroisse de Dexter à
Montgomery (capitale de l’Alabama, Etat du Sud). Le début de son ministère est
marqué par un engagement social, sans vraie remise en cause du système
ségrégationniste460. Prédicateur réputé, c’est en décembre 1955 que sa vie prend
une tournure capitale. Mme Rosa Parks, couturière noire, refuse de céder sa
place à un Blanc dans le bus, comme le prévoit la loi. Elle est arrêtée, et ce geste
déclenchera un mouvement de protestation sans précédent de la population
noire. Les bus, dont la clientèle dominante est noire, seront boycottés durant une
457
Ibid, p. 36.
Ibid, p. 38.
459
Signifie qu’elle accepte les Noirs, au contraire de nombres d’écoles et d’universités, particulièrement dans les
Etats du Sud. C’est seulement en 1954 que la Cour Suprême déclare anticonstitutionnelle la ségrégation en
milieu scolaire. Mais l’acception des étudiants noirs se fera dans la douleur.
460
MOLLA, Serge : op. cit., p. 23.
458
année. King prend la tête du mouvement (MIA, Montgomery Improvement
Association) et obtient de manière non-violente la déségrégation des bus. Après
une résistance acharnée, les autorités de la ville devront s’incliner. Dès lors,
Martin Luther King s’implique totalement dans la lutte contre la ségrégation. En
1957, il fonde la SCLC (Southern Christian Leadership Conference). Puis King
et sa femme s’installent à Atlanta, où Martin seconde son père dans la paroisse
d’Ebenezer.
King devient rapidement médiatisé. Avec la SCLC, il organise des
campagnes de protestation et de manifestations non-violentes pour dénoncer le
système racial : notamment à Albany (Géorgie, 1961), où cela se solde par un
échec, et à Birmingham (1963), avec succès. En 1963, une marche interraciale
de protestation, réunissant des dizaines de milliers de gens, se déroule à
Washington. King prononcera son fameux discours « I have a dream… »461. Sa
popularité atteint son apogée, King est reçu par le président Kennedy. En 1964,
il devient le plus jeune lauréat du prix Nobel de la Paix. Durant ces années, les
droits civiques des Noirs sont peu à peu reconnus.
En 1966, King analyse d’une manière plus critique les conditions des Noirs
dans les Etats du Nord, notamment à Chicago, où il mène une action contre la
ségrégation en matière de logement et d’emploi (résultats limités). Il se
rapproche du point de vue exprimé par Malcolm X462 et radicalise son action.
D’un optimisme qu’il qualifie de presque naïf à ses débuts, Martin Luther King
évolue dans la critique de la société463. La dénonciation de la guerre du Viêt-nam
lui aliène le soutien du gouvernement et de nombreux Blancs. Dès 1963, le FBI
s’est intéressé à lui en tant qu’agitateur potentiellement dangereux. L’étiquette
de communiste lui sera souvent accolée. En 1965, le quartier noir de Watts (Los
Angeles) s’enflamme après l’arrestation d’un Noir. L’été 1967 est également
marqué par de violentes émeutes dans les ghettos noirs de Neward et Detroit.
Alors qu’il prépare une nouvelle marche sur Washington, pour défendre les
pauvres en général, King est assassiné le 4 avril 1968 à Memphis. Un jour de
deuil national sera rapidement décrété, l’Amérique blanche célébrant
fébrilement les vertus de ce pasteur : elle a perdu un interlocuteur de confiance
qui propageait les thèmes gandhiens de non-violence. Elle a désormais peur…
461
[…] Je fais pourtant un rêve. C’est un rêve profondément ancré dans le rêve américain. Je rêve que, un jour,
notre pays se lèvera et vivra pleinement la véritable réalité de son credo : « Nous tenons ces vérités pour
évidentes par elles-mêmes que tous les hommes sont créés égaux » […]. Cité dans KING, Martin Luther :
Autobiographie. Textes réunis par Clayborne Carson. Paris, Bayard, 2000, p. 275.
462
Malcolm X (1925-1965, assassiné). Ancien leader des Black Muslims. S’adresse principalement aux foules du
Nord, vivant dans des ghettos noirs. Se convertit à l’islam après une peine de prison. A une analyse plus critique
de la société américaine et prône une auto-protection (à l’inverse de King, qui défend la non-violence comme
méthode) et la séparation. Il revendique comme King la dignité des Noirs.
463
CONE, James H. : Malcolm X et Martin Luther King, même cause, même combat. Genève, Labor et Fides,
2002, p. 34.
Il est nécessaire de réinsérer Martin Luther King dans sa confession baptiste,
et surtout dans l’Eglise noire. S’il est militant, il reste avant tout un pasteur, il ne
faut pas l’oublier.
L’Eglise baptiste a été fondée au XVIIe siècle par des pasteurs anglais
dissidents, John Smith et Thomas Helwys. Adeptes de la doctrine réformée, ils y
ont joint certains principes spécifiques : baptême par immersion d’adultes,
séparation de l’Eglise et l’Etat, autonomie des Eglises locales. Les baptistes
accordent une grande importance à l’expérience personnelle de la foi, de même
qu’à son expression. Le baptême se caractérise dès lors par un acte volontaire
d’entrée dans la communauté. En effet, la foi est décrite comme une relation
personnelle avec Dieu, d’où le refus d’une religion d’Etat. Les textes bibliques
demeurent l’ultime autorité dans cette communauté qui défend la liberté
religieuse. L’Eglise locale est indépendante, sans hiérarchie ecclésiale. Elle
nomme son propre clergé464.
Les Noirs américains font majoritairement partie de l’Eglise baptiste ou de
l’Eglise méthodiste. Petit, Martin Luther King était gêné par les démonstrations
émotionnelles des croyants dans l’église de son père465. Il réfutait ce qu’il
ressentait comme un caractère fondamentaliste dans l’enseignement religieux.
Pour mieux décortiquer les Ecritures, il entreprend des études de théologie466.
Pourtant, il renoue avec les racines de l’Eglise noire et ses traditions lors de son
pastorat à Montgomery. Il faut bien comprendre que l’Eglise est la base de la
communauté noire. Leur foi leur a permis d’endurer les souffrances de
l’esclavage, puis de la ségrégation. C’est en ce lieu qu’ils peuvent exprimer leurs
sentiments, leur dignité, par ailleurs déniés dans la société civile467, « le culte se
vit comme un intense moment de liberté »468. C’est ici que la dénonciation du
racisme se fait la plus forte. Le pasteur s’impose naturellement comme le chef
de file. C’est un homme respecté et écouté, représentant souvent sa communauté
devant les autorités blanches.
King endossera activement ce rôle. Mais il tient sa force de sa foi : foi en
Dieu, en son amour et sa justice. Ces deux facettes sont fondamentales dans le
message délivré par le pasteur King. Message théologique, message social.
Son engagement social
L’injustice du système de ségrégation l’a profondément marqué, même s’il
est issu de la bourgeoisie noire et donc relativement privilégié : écoles, bus,
cinémas,
restaurants,
magasins
séparés,…
cela
provoquait
de
464
SEGUY, Jean : « Baptisme » in Encyclopaedia Universalis. Paris, 1971.
MOLLA, Serge : op. cit., p. 19.
466
KING, Martin Luther : op. cit., pp. 23-24.
467
MOLLA, Serge : op. cit., pp. 185-186.
468
Ibid, p. 38.
465
l’incompréhension, puis du ressentiment469. Que l’Amérique soit fière de sa
démocratie, alors même que l’égalité des citoyens n’était pas acquise, restait
inacceptable :
« […] Il y a un siècle de cela (1863), un grand Américain (Lincoln) […]
signait notre acte d’émancipation. […] Mais cent ans ont passé et le Noir
n’est pas encore libre […] toujours tristement entravé par les liens de la
ségrégation, les chaînes de la discrimination. […] Il est évident aujourd’hui
que l’Amérique a failli à sa promesse en ce qui concerne ses citoyens de
couleurs. Au lieu d’honorer son obligation sacrée, l’Amérique a délivré au
peuple noir un chèque sans valeur. […] Le moment est venu de réaliser les
promesses de la démocratie […]470.
Martin Luther King revendiquait la déségrégation, en d’autres termes,
l’égalité des citoyens américains, quelle que soit leur race ou leur couleur. C’est
le message essentiel qu’il tenait à donner. Les grands principes démocratiques
proclamés par l’Etat avaient conduit à une antithèse de la démocratie, où voter
devenait une affaire de couleur. En tant que pasteur, il dénonce le racisme
comme un péché. En effet, nier la dignité humaine des gens de couleur revient à
les rabaisser au rang d’objet et donc à donner tort au fait que tout être humain est
une créature aimée de Dieu471. Finalement, l’homme blanc s’est approprié le
pouvoir divin en jugeant une race inférieure. King revendiquait la dignité,
l’humanité des Noirs. On voit donc que l’analyse des maux de la société dans
laquelle il vit est effectuée à travers un prisme théologique :
« La tragédie de la ségrégation réside dans le fait qu’elle traite les êtres
comme des moyens plutôt que comme des fins, les réduisant ainsi à l’état de
choses […]. Tant qu’il (le Noir) ne sera pas considéré comme une personne
d’une valeur sacrée, l’image de Dieu en lui est bafouée et par conséquent,
elle est proportionnellement perdue pour ceux qui en sont responsables »472.
Dès l’époque de l’esclavage s’est forgée l’idée d’un Dieu libérateur, qui
« peut tout ». Les Spirituals regorgent de textes véhiculant cette pensée. Comme
son peuple, King a foi en l’engagement de Dieu dans le combat des Noirs. Car
n’a-t-Il pas libéré Israël de l’esclavage en Egypte ? Par ailleurs, toutes les
marches pour la liberté, les marches de protestation s’effectuent dans un climat
religieux. Les événements sont précédés de prières, de sermons, de chants. La
lutte pour les droits civiques telle que l'évoque King s’inscrit fondamentalement
dans une démarche spirituelle.
469
KING, Martin Luther : op. cit., pp. 25-29.
Discours lors de la marche sur Washington en 1963, « I have a dream ». Ibid, pp. 273-274.
471
MOLLA, Serge : op. cit., pp. 54-57.
472
Martin Luther King, cité in MOLLA, Serge : op. cit., p. 58.
470
Pour autant, il ne faut pas oublier que King prêchait principalement pour les
Noirs du Sud. Ceux du Nord, plus indifférents peut-être au christianisme, étaient
davantage sensibilisés au discours de Malcolm X. Celui-ci, issu des mêmes
quartiers, comprenait mieux la déchéance des ghettos urbains473.
L’objectif de Martin Luther King était d’intégrer les Noirs dans la société
américaine. Il estimait nécessaire une série de réformes dans le système pour
que celui-ci accède enfin aux idéaux défendus dans la Constitution. Cela signifie
qu’il a toujours veillé à ne pas heurter de front les autorités, plus
particulièrement le gouvernement fédéral474. Ceci jusqu’à l’entrée des Etats-Unis
dans la guerre du Viêt-nam. La volonté de réforme s’est fortement affirmée, plus
particulièrement à la fin de sa vie où il préconisait plutôt une révolution du
système entier. Son approche s’était radicalisée, notamment à travers les échecs
et l’attitude du gouvernement. Il avait élargi sa conception et combattait
désormais la paupérisation en général, générée par le système. Son inspiration
restait toujours théologique :
« Mon inspiration vient d’un Galiléen, serviteur de l’humanité, fils de Dieu.
Et j’ai retenu ce qu’il dit un jour : « Chaque fois que vous l’avez fait à l’un de
ces plus petits qui sont mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait » [Mt
25,40]475.
King éprouvait le sentiment que l’Eglise ne s’engageait pas assez
socialement. Elle prêchait l’égalité dans l’au-delà, mais pas ici-bas. Il faut
préciser que l’Eglise noire, autrefois très engagée dans la lutte contre
l’esclavagisme et la ségrégation, avait quelque peu baissé les bras. Il revendique
donc un rôle actif et prône un Evangile social. King prend souvent exemple de la
vie de Jésus Christ et critique le christianisme en général. Il confrontait les
Blancs et l’incohérence entre leur lecture de la Bible et le credo revendiquant
l’égalité des hommes, et la pratique du système ségrégationniste. L’Eglise
blanche a longtemps prêché la supériorité de la race blanche et ne s’est que peu
engagé dans cette lutte :
« […] J’ai été vivement déçu par l’Eglise blanche et ses dirigeants. Bien sûr,
il y a quelques notables exceptions. […] J’avais pensé que les pasteurs
blancs, les prêtres, les rabbins, dans le Sud, figureraient parmi nos plus
puissants alliés (dans l’affaire du boycott des bus de Montgomery). Bien au
contraire, certains se sont révélés être nos adversaires résolus. […] J’ai
attendu en vain que les pasteurs blancs disent : « Respectez cet arrêt parce
473
CONE, James H. : op. cit., p. 27.
« Il me paraissait étrange que le gouvernement fédéral accorde plus d’attention aux événements de Budapest
[révolte anti-communiste en 1956] qu’à ceux de Birmingham. Mais je me disais que selon lui [le président
Eisenhower], si nous faisions monter la pression, cela aggraverait les tensions, et qu’il trouvait préférable
d’attendre encore quelques années pour voir les choses s’arranger d’elles-mêmes ». in KING, Martin Luther : op.
cit., p. 141.
475
Martin Luther King, cité in MOLLA, Serge : op. cit., p. 194.
474
que l’intégration est moralement juste et parce que le Noir est votre frère ».
[…] Au milieu du grandiose combat que nous livrons pour libérer notre pays
des injustices raciales et économiques, j’ai entendu bien des pasteurs dire :
« Ce sont des questions sociales dont l’Evangile n’a que faire » ; et j’ai vu
bien des églises consacrer entièrement leurs préoccupations religieuses à
l’autre monde en faisant une étrange distinction entre l’âme et le corps
[…] »476.
L’influence de Walter Rauschenbusch, leader du « Nouvel Evangile social »
est palpable. Cet homme faisait partie des chrétiens modernistes dénonçant les
ravages d’un capitalisme sauvage. Ils exhortaient l’Eglise à revenir à l’écoute
des problèmes du monde et à délaisser ses propres intérêts. King trouve là un
fondement théologique à ses préoccupations sociales477. Niebuhr, autre
théologien, l’aide cependant à se libérer d’un optimisme trompeur quant à la
capacité du bien. Le mal est réel, a toujours existé, il suffit d’étudier l’histoire.
King dénonce le statu quo de l’Eglise. Pour lui, la religion ne devrait jamais
l’entériner, « car le pire service que nous puissions rendre au christianisme serait
de devenir les commanditaires et les adeptes du statu quo. […] La religion
pourvoit à son propre avancement et porte en elle la promesse d’un progrès.
Mais quelle est la réaction de la société face à de tels hommes (Jérémie) ? […]
Elle détruit ce genre d’hommes »478.
Le pasteur baptiste ne dénonce pas simplement le racisme comme péché, cela
aboutit à une lutte. Pour lui, si l’on veut être fidèle à l’Evangile, il est nécessaire
de s’engager contre le mal. Néanmoins, cela ne signifie pas haïr l’auteur de ce
mal. Au contraire, fidèle à l’exemple du Christ, il appelle à l’amour.
Par ces aspects, Martin Luther King est totalement dans la lignée d’un
réformiste. La dénonciation de la ségrégation se base sur une approche
théologique et ne l’empêche pas de prôner l’ouverture aux autres, en
l’occurrence les Blancs. Sa protestation non-violente du système lui permet
d’instaurer un dialogue. De plus, il insiste sur l’intégration des Noirs dans la
société américaine. Sa vision de l’Evangile et de l’Eglise, comme socialement
engagés, est assez innovatrice pour son époque, qui admettait une indifférence
coupable. Il aspire à un changement dans l’interprétation biblique de son temps,
mais surtout dans la manière de vivre cette interprétation. Peut-on parler de
changement structurel ? Car King se rattache à l’exemple de Jésus. En ceci, il
revient aux fondements de la Bible et de sa foi : pour lui, il est essentiel de
rappeler que Jésus a œuvré en faveur des plus démunis, des marginaux. La
démarche de King se rallie autant à un souci de suivance du Christ, et donc à
une volonté de restaurer la pureté des intentions christiques, qu’à un souci de
476
Extrait de la Lettre de la geôle de Birmingham (1963), in KING, Martin Luther : op. cit., pp. 243-244.
OATES, Stephen B. : op. cit., p. 41.
478
Extrait d’une dissertation au séminaire de Crozer, 1948, cité in KING, Martin Luther : op. cit., p. 43.
477
réagir aux épineux dysfonctionnements de l’époque. Ainsi, sa lutte contre la
ségrégation démontre sa sensibilité vis-à-vis des tourments modernes. Il veut
réformer socialement les injustices, en s’appuyant sur la théologie. La défense
de la justice et de la liberté demeure une motivation essentielle pour ce pasteur
baptiste. L’extraordinaire impact dont il dispose sur les foules le rangerait dans
la catégorie des réformistes révolutionnaires.
Sa vision de non-violence : la désobéissance civile
Il ne faut pas sous-estimer sa vision théologique par rapport à sa vision
sociale. Au contraire, toutes ses démarches se fondent sur une interprétation de
la Bible, de la foi. King trace un parallèle entre la souffrance du Christ, mort
pour racheter les péchés des hommes, et celle de son peuple. Le message
d’amour que Jésus de Nazareth a tenté de substituer au légalisme juif est
révélateur et fondateur de sa pensée.
Maîtres à penser
King fut profondément influencé par deux penseurs : Thoreau et Gandhi.
Henri Thoreau (1817-1862) est un écrivain américain contestataire et
solitaire, dénonçant la vie moderne et son influence néfaste aboutissant au
conformisme. Thoreau visait à ce que l’individu pense par lui-même et vive
libre. Soucieux de la démocratie, il n’hésite pas à en critiquer le fonctionnement,
jugé trop capitaliste et étatique479. Il ira jusqu’à refuser de payer des impôts à un
Etat qu’il qualifiait d’inique en raison de son soutien à l’esclavagisme. C’est à
cette époque qu’il rédige son traité de « Désobéissance civile » (1849), après
avoir été emprisonné une nuit. La prison l’avait en réalité rendu libre, car son
esprit l’était. Ce « geste d'objection individuelle se voulait susceptible
d'entraîner d'autres citoyens à bloquer la machine politique en ne la finançant
pas »480. Cela implique l’idée qu’une minorité a la capacité de générer une
révolution morale481. L’ouvrage inspirera Gandhi puis King, qui tentaient de leur
côté d’engendrer un mouvement de masse.
Gandhi développa sa doctrine du Satyagraha (Force de la vérité) en Afrique
du Sud, où l’Empire britannique appliquait une discrimination dure envers les
Indiens, main d’œuvre importée et bon marché. Cela devint le combat pour la
vérité, une résistance aux lois injustes, une lutte non violente qui mêlait grèves,
boycotts et marches de protestation. Le tout était chapeauté par l’amour, l’amour
de son oppresseur et de la justice divine :
479
COMBESQUE, Marie-Agnès et DELEURY, Guy : Gandhi et Martin Luther King, leçons de la non-violence.
Paris, Ed. Autrement, 2002, p. 43.
480
GRANGER, Michel « Thoreau, Henri David (1817-1862) » in Encyclopaedia Universalis. Paris, 1971.
481
OATES, Stephen B. : op. cit., p. 38.
« Quoique respectueux des autorités légitimes, je dois obéir d’abord à la loi
de ma conscience : donc je plaide coupable »482.
Gandhi s’est attaqué à la couronne britannique qui imposait une
discrimination à l’égard des Indiens, à l’exploitation des pauvres, mais
également au système hindou des castes qu’il considérait injuste483. Il a voulu,
par la non-violence, faire régner la justice et l’amour dans un monde dominé par
la violence et la recherche du profit.
Démarche théologique et politique
La démarche de désobéissance civile et de non-violence est directement
inspirée par Thoreau et Gandhi. Il ne faut pourtant pas omettre l’exemple de
Jésus dans l’Evangile :
« La résistance non violente constituait la technique du mouvement, tandis
que l’amour lui servait d’idéal modérateur. En d’autres termes, le Christ
fournissait l’esprit et la motivation, tandis que Gandhi fournissait la
méthode »484.
« Je connais un homme dont je voudrais vous parler […]. Il s’est contenté de
servir. […] C’était un prédicateur itinérant. […] Il n’a jamais écrit de livre. Il n’a
jamais eu de fonction officielle. […] Il ne représentait que lui-même. Il avait
trente-trois ans quand le courant de l’opinion se retourna contre lui. On l’accusa
de vouloir soulever la populace. On l’accusa de fomenter des troubles. […] Il
pratiquait la désobéissance civile ; il violait les injonctions judiciaires. C’est
ainsi qu’il fût livré à ses ennemis. […]. Il ne possédait rien. Il se contentait de
servir et de faire le bien »485.
Cette démarche est donc également théologique. Elle s’appuie sur Jésus, qui
a lui-même pratiqué la désobéissance civile. Il s’est opposé à la violence par la
force de l’amour. La figure du Christ est également porteuse de sens pour les
auditeurs du pasteur baptiste. Leur tradition est submergée par l’image de Jésus,
non par Gandhi.
King parvient à la conclusion que l’homme est capable du bien et du mal.
Tout est dualité. Ainsi, celui qui exhorte à la non-violence doit caresser la corde
sensible au bien. Pour cela, il est nécessaire de démontrer la nature pécheresse
de la ségrégation, d’ouvrir les consciences.
« La philosophie sur laquelle repose la démocratie est diamétralement
opposée à la philosophie sur laquelle repose la ségrégation […]. La
482
COMBESQUE, Marie-Agnès et DELEURY, Guy : op. cit., p. 71.
Ibid, pp. 41-43 et p. 66.
484
KING, ML : op. cit., p. 93.
485
MOLLA, Serge : op. cit., p. 97.
483
ségrégation est un mal, la ségrégation est un cancer dans le corps politique et
il faut l’en extirper pour que notre démocratie soit en bonne santé »486.
Cependant, il ne faut pas répondre à la violence par la violence, il faut étouffer
les oppresseurs par l’amour, quelles que soient les circonstances.
« Nous avons foi dans le respect de la loi et le maintien de l’ordre. […]
Ne prenez pas vos armes. Celui qui vit par l’épée périra par l’épée.
Rappelez-vous que c’est Dieu qui l’a dit. Nous ne prêchons pas la
violence. Nous voulons aimer nos ennemis. Soyez bons avec eux »487.
« Vous en venez à aimer la personne qui commet le mal, à l’aimer au sens
de comprendre et de pouvoir haïr ce qu’elle fait »488.
King insiste sur le fait que c’est une méthode pour des personnes
courageuses, qui affirment ainsi leur liberté. Elle doit être adaptée à la fin
poursuivie, en l’occurrence la Réconciliation. Malgré la non-violence, c’est une
résistance active au mal, la ségrégation. Mais il ne faut pas confondre le mal et
la personne qui le perpétue. La souffrance, inévitablement engendrée, est vue
comme Rédemptrice. On voit ici un parallèle avec Jésus. Enfin, l’amour reste le
centre de la résistance.
Peut-on qualifier cette démarche de réformiste ? Car, que véhiculait-elle,
sinon une mise en exergue de la vie de Jésus ? En ce sens, on a une volonté de
restaurer les premiers instants de la communauté primitive. Pourtant, le terme
d’adaptation est plus approprié. King, méditant l’exemple christique, prend
place aux côtés des marginaux et dénonce l’attitude passive, voire négative, du
gouvernement. On retrouve l’un des axes de l’ouvrage des réformistes.
La démarche politique est fondée sur la désobéissance civile, adoptée entre
autres par Gandhi. Le concept est d’agir selon sa conscience. Cela signifie en
l’occurrence dénoncer les lois ségrégationnistes, considérées comme injustes :
refuser d’obtempérer à une loi pour en démontrer le fondement inique. Si des
militants sont arrêtés, ils respectent la décision. Des boycotts, des marches de
protestation, des sit-ins sont organisés afin de transmettre l’opinion. La
désobéissance civile doit être révélatrice et donc publique. Une médiatisation
soutient généralement la cause non-violente, en particulier lorsque les autorités
répondent par des représailles brutales. La pression médiatique et populaire,
choquée par de tels comportements, rend plus difficile le maintien des lois
discriminatoires.
486
KING, Martin Luther : op. cit., p. 119.
Ibid, p. 107. Discours prononcé après qu’une bombe ait explosé dans sa maison, sans faire de victimes
(1956).
488
OATES, Stephen B : op. cit., p. 151.
487
Des millions de lecteurs américains voyaient avec stupeur les photos de
chiens policiers se jetant sur de jeunes marcheurs, de pompiers les balayant
sous la puissance de leurs jets, de policiers clouant au sol une vieille femme
noire à coups de matraque. […] Une tempête d’indignation souffla sur le
pays489.
Du fait que les Blancs contrôlaient la politique et l’économie du Sud, une
protestation non violente était adéquate pour renverser ce système. Si des
militants sont morts, cela n’a pas été un bain de sang principalement noir. Ils
sont décédés en montrant leur humanité :
« La non-violence représente à mes yeux une issue à l’inertie des Noirs
satisfaits de leur sort, d’une part, et d’autre part, à la haine et au désespoir des
nationalistes noirs. J’essaie de canaliser les griefs des Noirs, parfaitement
normaux et sains, en force constructive »490.
On voit donc que la démarche de Martin Luther King est autant théologique
que politique. Le tout est lié.
Que reste-t-il de son message ?
Qu’a obtenu Martin Luther King par son engagement ? Il a connu des succès
comme des échecs. La déségrégation des bus à Montgomery (1956),
l’interdiction de la réglementation ségrégationniste à Birmingham, la marche sur
Washington, le prix Nobel de la Paix, la Loi sur les Droits civiques (1964), …
ont été réalisables grâce à son engagement, même s’il n’était évidemment pas
seul. Son éloquence et son charisme lui ont permis de captiver un auditoire
étendu, également chez les Blancs, et donc de diffuser les revendications du
peuple noir. Grâce à sa notoriété, des sommes colossales d’argent, soutenant le
mouvement des droits civiques, ont été récoltées par King.
Il a cependant connu des échecs, comme lors de la campagne à Albany
(1961), où la ségrégation des lieux et services publics fut maintenue après son
passage. La marche de Selma (1965) fut également révélatrice des dissensions
internes des mouvements luttant pour les droits civiques des Noirs. L’impatience
des citoyens noirs augmentait progressivement, en réaction à l’immobilisme des
autorités. De plus, King est peu à peu devenu indésirable sur la scène publique,
particulièrement lorsqu’il s’est attaqué au système en dénonçant la liaison entre
racisme, économie et militarisme. Son réquisitoire contre la guerre du Viêt-nam
l’a rendu suspect aux yeux de nombres d’Américains. Tant qu’il restait cantonné
dans la défense des Noirs, il était un interlocuteur apprécié. Mais dès lors qu’il
défiait le système américain, il devenait gênant. Des campagnes de diffamation
489
490
Ibid, p. 266.
Ibid, p. 257.
l’ont égratigné, notamment sur ses incartades sexuelles (entre autres avec des
femmes blanches, comble de « l’infamie »).
En définitive, King, symbole des mouvements défendant les droits civiques
des Noirs, a obtenu les lois sur le droit de vote et sur les droits civiques.
Cependant, la véritable intégration dans la société était encore utopique au
moment où il fut assassiné.
Son message théologique était bien reçu, puisque situé en droite ligne avec la
tradition de l’Eglise noire militante. Il rendait aux Noirs leur dignité, leur
courage pour se battre et risquer leur vie pour leur liberté. Pourtant, le respect de
soi-même ne signifiait pas dénigrer ou haïr l’autre. King en appelait à la
conscience des gens, de l’Amérique. Le parfait accord entre ses sermons et ses
engagements sociaux lui assurait une aura confondante. « Le pouvoir moral de
King dépassait les frontières nationales et raciales »491. Cependant, on assistait
également à une utilisation stratégique de la non-violence. Des divergences
d’opinion avec le SNCC (Student Non-Violent Coordinating Committee) étaient
manifestes. Celui-ci témoignait d’une réticence toujours plus grande envers la
non-violence et l’amour que prônait King. On assiste en 1966 à l’émergence du
slogan « Black Power ! », en total désaccord avec King492.
Malcolm X, s’il respectait profondément King, n’en critiquait pas moins sa
méthode :
« Le Blanc est complètement fou s’il s’imagine que nous allons le laisser
nous casser la gueule, nous traîner dans les rues, nous lâcher ses chiens, tout
en s’attendant à ce que nous ne répliquions pas. Si nous sommes incapables
de vaincre, tout au moins mourrons-nous en essayant »493.
Il raille ainsi l’hypocrisie des Blancs libéraux nordistes. Pour Malcolm X, la
philosophie/théologie ( ?) de King incitait les Blancs à commettre plus de
crimes, puisque aucunes représailles n’étaient envisagées.
La philosophie non-violente de Martin Luther King n’a pas résisté à son
assassinat… Des violences ont ensanglanté le pays, éclatant dans plus de 100
villes. Le réalisme manifesté durant ses dernières années l’avait fait prendre
conscience de l’impatience qui grandissait. Il n’a néanmoins pas réussi à
l’endiguer. Son combat a cependant continué, notamment par l’entremise de sa
veuve, Coretta. De plus, sa pensée reste particulièrement vivante et toujours
d’actualité….
491
CONE, James H. : op. cit., p. 82.
OATES, Stephen B. : op. cit., pp. 440-441.
493
Malcolm X, cité in CONE, James H. : op. cit., p. 41.
492
Conclusion
De nos jours, les droits civiques des Noirs américains paraissent avoir
toujours existés. Cependant, l’époque où régnait une ségrégation « légale » n’est
pas si éloignée, moins d’un demi-siècle. Martin Luther King, pasteur baptiste,
s’est entièrement engagé dans cette lutte. Peut-on pour autant le considérer
comme un réformiste religieux ?
Un réformiste religieux œuvre généralement selon trois pivots : une nouvelle
interprétation de ses référents religieux amenant à une innovation ou
changement structurel ; une adaptation à son temps et les problèmes qui le
marquent ; la défense souvent passionnée de valeurs comme la justice, la liberté,
la paix.
Se pencher sur la vie de Martin Luther King revient à s’abreuver au fleuve du
racisme et de la ségrégation. En effet, malgré les principes d’égalité défendus
par la Constitution américaine, l’esclavage s’est poursuivi dans les Etats du Sud
jusqu’au milieu du XIXe siècle. Si la guerre de Sécession a aboli toute servitude,
l’étendard de la démocratie ne s’est pas étendu sur les citoyens noirs. La
ségrégation, légalisée par la Cour Suprême en 1896, a rythmé leur vie. La
majorité de la population a enduré la nouvelle situation, générant un sentiment
d’infériorité. Le combat contre cette discrimination raciale s’est cependant
amplifié à partir des années cinquante.
King s’inscrit dans ce mouvement. Pasteur baptiste, il s’appuie sur les racines
et la tradition de l’Eglise noire pour dénoncer les conditions qui règnent dans le
Sud, mais également au niveau national. Sa principale revendication porte sur la
dignité à laquelle tout être humain a droit. Il analyse la ségrégation comme un
péché que la société blanche américaine a commis en s’adjugeant le droit divin
de qualifier une race comme inférieure. Cela signifie que son message repose
principalement sur des bases théologiques. Et effectivement, les marches de
protestation sont généralement précédées de chants, sermons, etc. Cela se
déroule dans un climat religieux autant que social. Ainsi, King est extrêmement
sensible aux maux de la société dans laquelle il vit. D’ailleurs, il reproche
souvent à l’Eglise son manque d’engagement social. Celle-ci devrait, selon
King, se préoccuper du matériel comme du spirituel. Or, l’Eglise blanche
cautionne fréquemment le système ségrégationniste. Quant à l’Eglise noire, base
essentielle de la communauté, elle a quelque peu perdu sa combativité. Il
revendique un engagement social, basé sur l’interprétation de l’Evangile. Si
Thoreau et Gandhi lui ont fourni les bases de sa démarche politique de
résistance non-violente, son principal mentor demeure Jésus. Celui-ci s’est en
effet dressé en faveur des démunis et des pauvres. Il a lui-même pratiqué la
désobéissance civile et a surtout prôné l’amour. Ce concept est primordial dans
le message de Martin Luther King. La dénonciation du mal ne doit pas aboutir à
la haine, mais bien à l’amour de l’oppresseur. Cela permet d’envisager une
intégration réussie des Noirs dans la société, objectif ultime de King.
Des succès comme des échecs ont jalonné son parcours. La loi sur le droit de
vote et les droits civiques reste sa principale victoire. Cependant, l’intégration
demeurait utopique. De même, son appel à la non-violence n’a pas longtemps
résisté après son assassinat en 1968. La fin de sa vie est marquée par une prise
de conscience plus affinée des problèmes sociaux en Amérique. Sa dénonciation
de la guerre du Viêt-nam, si elle lui a aliéné ses soutiens politiques fédéraux, se
place cependant dans la ligne de non-violence prêchée par ce pasteur.
Par sa prise de conscience des problèmes sociaux, par son engagement se
basant sur une réinterprétation de l’Evangile, par sa défense de la liberté et de la
justice, par sa dénonciation de la guerre et de la violence, Martin Luther King se
positionne définitivement dans la catégorie des réformistes. L’indéniable impact
social généré par cet orateur d’exception le classe dans les réformistes
révolutionnaires. Pour autant, peut-on réellement parler de réformisme ? Les
églises baptistes sont indépendantes les unes des autres. Il n’y a donc pas de
hiérarchie ou même de vision d’ensemble. Comment donc parler de
réformisme ? Car quel impact Martin Luther King a généré au sein même de
l’Eglise baptiste ? Mais cela revient à poser la question différemment. Parle-t-on
de réformisme à l’intérieur d’une confession de foi, ou peut-on au contraire lui
insuffler un sens plus universel, au niveau du christianisme ?
King agit à une époque secouée par la crise. Le système ségrégationniste
s’effrite peu à peu mais reste un joug extrêmement sévère pour la communauté
noire. De plus, il base sa lutte et son engagement principalement sur des
préceptes religieux, en réimposant l’exemple du Christ. L’impact sociologique
dégagé tout au long de cette lutte est indéniable, que ce soit sur les foules ou au
niveau juridique. A-t-il cependant un impact théologique, si ce n’est celui de
rappeler à l’Eglise son devoir d’engagement envers les démunis de la société ?
On voit donc la difficulté de catégoriser les personnes… La balance pencherait
pourtant du côté du réformiste religieux.
La radicalisation de sa pensée que l’on entrevoit lors des dernières années de
sa vie lui assure une vision beaucoup plus globale que la seule déségrégation des
Noirs. A ce niveau, il se rapproche peu à peu de Malcolm X et de son analyse du
système et des défaillances. King en viendra à lier les problèmes de racisme,
pauvreté et militarisme.
La lecture sociale de l’Evangile qu’il préconise fait songer à la théologie de
la libération. Des parallèles peuvent être tirés. D’ailleurs, King fut fréquemment
accusé de marxisme, bien que ce ne soit pas la réalité. Il était cependant sensible
au socialisme, comme celui adopté en Suède.
Depuis une dizaine d’années, les mesures de discrimination positive sont
devenues illégales dans certains Etats (Texas, Louisiane, Mississipi,…)494. Il ne
faut donc pas se leurrer sur l’intégration des minorités de couleur : dans un
monde dominé par la globalisation, le racisme reste d’actualité. Il n’est pas
nécessaire de remonter loin dans le temps pour vérifier cela. En 1992, un jury
composé de Blancs acquitte quatre policiers blancs ayant brutalisé un
conducteur noir, Rodney King, ceci malgré une vidéo démontrant leur
sauvagerie. Le verdict enflammera les banlieues de Los Angeles495. Les cours
de justice semblent parfois succomber aux tentations d’instaurer deux poids,
deux mesures… Le chômage, la pauvreté, la criminalité,… demeurent plus
élevés dans la communauté noire que dans la communauté blanche. Les
inégalités socio-économiques persistent.
Le rêve de Martin Luther King, s’il s’est effectivement en partie incarné,
n’en demeure pas moins encore utopique… Mais d’autres gens ont pris le relais.
Bibliographie
Ouvrages
- COMBESQUE, Marie-Agnès et DELEURY, Guy : Gandhi et Martin Luther King, leçons de
la non-violence. Paris, Ed. Autrement, 2002.
- CONE, James H. : Malcolm X et Martin Luther King, même cause, même combat. Genève,
Labor et Fides, 2002.
- KING, Martin Luther : Autobiographie. Textes réunis par Clayborne Carson. Paris, Bayard,
2000.
- MOLLA, Serge : Les idées noires de Martin Luther King. Genève, Labor et Fides, 1992.
- OATES, Stephen B : Martin Luther King. Paris, Le Centurion, 1985.
- WACH, Joachim : Sociology of religion. Chicago, University of Chicago Press, 1949.
Articles
- COMPAGNON, Olivier : « Question noire aux Etats-Unis, repères chronologiques » in
Encyclopaedia Universalis. Paris, 1971.
- FOHLEN, Claude et SABBAGH, Daniel : « Noirs Américains » in Encyclopaedia
Universalis. Paris, 1971.
- GRANGER, Michel « Thoreau, Henri David (1817-1862) » in Encyclopaedia Universalis.
Paris, 1971.
- LATHION, Stéphane : Réformisme dans les trois religions abrahamiques. Entre texte et
contexte, répondre aux défis sociaux (1850-2000). Séminaire, Université de Fribourg,
Fribourg, 2005-2006 (notes de cours personnelles).
- SEGUY, Jean : « Baptisme » in Encyclopaedia Universalis. Paris, 1971.
494
FOHLEN, Claude et SABBAGH, Daniel : op. cit.
COMPAGNON, Olivier : « Question noire aux Etats-Unis, repères chronologiques » in Encyclopaedia
Universalis. Paris, 1971.
495
Peut-on considérer L’Athéisme comme un mouvement de réforme à
l’encontre du christianisme
Présenté par Aline Jacquemet
1. Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Contexte historique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
2. Mise en évidence des premiers éléments fournis par
la rétrospective historique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
3. L’athéisme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
4. Les figures de l’athéisme ; les réformateurs du christianisme ?
5.1 Jean Meslier . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
5.2 Sylvain Maréchal . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
5.3 Ludwig Feuerbach . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
5.4 Karl Marx . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
5. Aujourd’hui . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
6. Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Introduction
L’individu se retrouve aujourd’hui face à une véritable circulation des religions.
Islam, judaïsme, christianisme ou autres mouvements, la possibilité de croire en
ce que l’homme veut est possible mais le choix de ne pas croire l’est également.
Depuis le début du siècle, nous assistons à la prolifération d’une littérature antireligion. Alors mode ou réforme ? Les athées sont-ils à considérer comme des
irréductibles niant vainement l’existence de dieu ou faut-il voir derrière cette
lutte les prémices d’une réforme au sein du christianisme ?
Ce travail se propose dans un premier temps d’exposer dans le cadre d’un
contexte historique la naissance de l’athéisme puis dans un second point d’y
montrer les fondements de base. Nous observerons ensuite au travers de
différentes figures contemporaines ou non de cette idéologie dans quelle mesure
nous pouvons l’assimiler ou non à un mouvement réformiste.
1) Contexte historique
Afin de raisonner au mieux sur notre sujet, nous nous devons de remonter aux
origines du mouvement que nous voulons associer à une réforme. L’entreprise
est vaste et c’est pourquoi nous tâcherons de mettre en évidence les points
importants pour notre question en ne nous étendant pas, pour des questions
évidentes sur tous les éléments historiques.
Nous étudierons donc dans ce point la situation de l’Eglise du XVIème au XXème
passant succinctement en revue les différentes réformes religieuses et
l’apparition de nouvelles idéologies parmi lesquelles nous retrouverons
l’athéisme. Nous observerons également au travers de ce parcours historique
l’émergence au sein même de l’Eglise chrétienne, de théories areligieuses
révélées par des théologiens et des philosophes.
Ces dernières ne seront pas analysées, précisons le, dans cette partie du travail
mais donneront néanmoins déjà des éléments de réponse à la problématique
posée dans l’introduction.
Au XVIème siècle, la situation du pouvoir religieux est en grande difficulté. En
effet, ce dernier ne répond plus assez aux besoins des fidèles. De plus, accusée
de faire preuve d’un excès d’autoritarisme, l’Eglise place dans sa hiérarchie des
individus dont le savoir et l’intérêt en matière de religiosité laisse à désirer. Le
grand scandale de cette époque naît de la nécessité quasi obsessionnelle des
Papes à vouloir restaurer les basiliques et à embellir Rome conjuguant à cela la
quête d’un pouvoir de plus en plus affirmée. L’Eglise n’est alors plus en mesure
d’assumer de tels frais. Afin de répondre aux exigences de beauté et de pouvoir
de cette dernière, il est donc décidé de mettre en vente au peuple les indulgences
capables d’offrir une place au Paradis et d’assurer la rédemption des péchés.
La population du XVIème siècle est anxieuse, la mort rôde partout et l’image de
Satan effraie. Pas question pourtant à cette époque d’envisager une quelconque
réforme. Sorcières et réformateurs connaissent le sort des flammes. Les croyants
se sentent dominés par l’image d’un Dieu sévère. Le chrétien n’est pas en
harmonie avec son Dieu, il subit son vouloir. C’est dans cette période
tumultueuse pourtant qu’apparaît Martin Luther. Né en 1483, ce théologien et
réformateur d’origine allemande, est très occupé par l’idée du salut. Il s’élève
contre le principe de vente des indulgences. Réexaminant l’Epître aux Romains
de Paul, Luther affirme que seul le don de la foi en Jésus-Christ peut apporter le
salut aux chrétiens. Avec la publication de 95 thèses le 31 octobre 1517, Luther
dénonce le caractère illusoire des indulgences et lance la Réforme. Il s’attache
également à démontrer l’autorité des Ecritures et la nécessité pour les chrétiens
de s’y référer. Le conflit avec la papauté ne se fera pas attendre. Nous noterons
encore à propos du travail de ce théologien, qu’il dépassera vite les frontières et
qu’on assistera à l’époque à une diffusion massive de l’idéologie Luthérienne à
travers toute l’Europe du Nord.
Au XVIIème siècle, la Réforme ne laisse pas les catholiques dans l’indifférence.
Les conséquences de la Réforme ne se font pas attendre et, très vite, le
renouveau atteint tous les aspects de la vie religieuse. Les quelques tentatives de
Réformes suscitées par le déclin de l’Eglise romaine au début du XVIème siècle
se soldent par un échec. Néanmoins, l’idée d’une mise sur pied d’un concile
foisonne dans les esprits, et ce malgré l’opposition des Papes.
En 1542, le Pape Paul III inaugure officiellement la Réforme catholique en
convoquant le concile de Trente. Des changements sont alors appliqués dans
tous les domaines. Les dogmes chrétiens sont réétudiés et on envisage une
théologie qui réfléchit la question du salut de façon plus travaillée. Il est pour
certains difficiles d’accepter le concile, pourtant cela se fait petit à petit. Prêtres
et croyants sont mieux instruits, le catéchisme ayant fait son apparition, le
peuple prend la mesure de la religion chrétienne. D’importantes figures de la
théologie font parler d’elles en matière de réforme. Nous pensons, par exemple,
à Thérèse d’Avila qui réforme le Carmel ou à Ignace de loyola, fondateur de la
Compagnie de Jésus. L’apparition de nouveaux ordres est grande durant ce
siècle et marque aussi les premières oppositions entre la religion et la science.
Le mouvement parmi le plus célèbre de cette période est celui de Jansénius,
fondateur du jansénisme qui prône une vision pessimiste de l’homme, vision
condamnée par Rome. Nous remarquons ici un premier mouvement qui marque
son indépendance et sa méfiance envers le pouvoir religieux en place.
Au XVIIIème, la raison prédomine nettement les croyances religieuses. La
philosophie des Lumières prône la sagesse et le bon sens ce qui bien sûr ne
laisse pas de place aux dogmes trompeurs de la religion. C’est à une véritable
croisade contre le christianisme que le peuple est invité par les penseurs de cette
période.
La Révélation, telle qu’elle est présentée est alors par les Textes Sacrés est
littéralement niée et rejetée. Les lumières ouvrent le terrain à l’athéisme et à
l’agnosticisme.
Le XVIIème avait déjà connu des attaques à l’encontre de la religion. En 1637,
par exemple, Descartes professait déjà un renouveau de la chrétienté dans son
"Discours de la méthode" malgré tout, les attaques du XVIIIème contre la religion
restent beaucoup plus virulentes. La haine et l’incompréhension du catholicisme
sont présentes. Des mouvements protestants comme le piétisme font alors leur
apparition afin de rétablir l’ordre. Le XVIIIème siècle sera également le témoin
des missions catholiques en Amérique latine.
Au XIXème siècle, la réaction face au rejet inévitable de Dieu, aboutit à deux
réactions dans le christianisme. Les protestants tendent à faire de la modernité
un atout qu’ils cherchent à concilier au christianisme alors que les catholiques se
replient dans le passé. Les protestants donnent à étudier l’Ancien et le Nouveau
testament, le résultat est effroyable pour les chrétiens. En publiant "La Vie de
Jésus" en 1835 le théologien David Friedrich Strauss n’apporte pas vraiment les
conclusions espérées. Son étude révèle que les Evangiles relèvent d’une vérité
mythologique et en aucun cas historique. A la fin de sa vie, les historiens
noteront chez Strauss une pensée encore plus radicale ; la création divine est un
mythe mondial. Les protestants n’ont de cesse d’analyser les textes alors que
chez les catholiques très peu de penseurs s’expriment sur le sujet. Les
catholiques se sentent menacés, ils redoutent le modernisme et condamnent
radicalement le libéralisme, le socialisme, la science et l’athéisme. La pensée
athée très forte durant ce siècle se défoule sur le Christ. En 1820, Auguste
Comte, considéré comme l’un des fondateurs de la sociologie, philosophe et
père du positivisme parle de la disparition à venir de la religion. Pour lui,
l’observation et le raisonnement prendront le pas sur elle, reprenant ainsi les
grandes idées du XVIIIème siècle. Ludwig Feuerbach ainsi que Arthur
Schopenhauer avec respectivement "L’Essence du Christianisme" et "Le monde
comme volonté de représentation" ou encore Marx et Engels avec "Le manifeste
du Parti communiste" et Charles Darwin "De l’origine des espèces", tous
attestent par l’audace et la franchise de leurs œuvres la chute foudroyante de
l’idéal chrétien au XIXème siècle.
Au XXème siècle, l’œcuménisme voit le jour. Il est rapidement condamné par le
catholicisme qui défend un pouvoir absolu et unique. Les mouvements
fondamentalistes voient également le jour et font apparaître avec eux une
interprétation dite "au pied de la lettre".
A cette époque, abondent les textes de nombreux théologiens protestants.
Dietrich Bonhoeffer, par exemple, théologien pensait qu’il valait mieux vivre
sans Dieu mais sans pour autant renoncer aux évangiles. L’homme doit évoluer
de manière areligieuse et on doit lui démontrer qu’il doit s’engager totalement
dans le monde pour les autres.
Autre Réformateur dans un autre genre, Rudolf Bultman fut rendu célèbre par
son exégèse du Nouveau Testament. Il s’attacha à dépouiller les aspects
mythiques de l’Evangile et tenta de le rendre ainsi plus accessible aux hommes.
2) Mise en évidence des premiers éléments fournis par la rétrospective
historique
Avec son interprétation de l’"Epitre aux Romains" de Paul, Martin Luther lance
le coup d’envoi de la Réforme au XVIème siècle comme nous venons de le voir.
Son travail laisse le libre champ à de nouvelles réformes ou idéologies
notamment au XVIIème siècle avec Thérèse d’Avila qui réforme l’ordre des
Carmels ou Ignace de loyola qui fonde la Compagnie de Jésus. Durant ce siècle,
les premières oppositions naissent avec le jansénisme, ordre fondé par Jansénius
dont la vision pessimiste de la condition humaine face à son sort est rapidement
condamnée par Rome. Le XVIIIème siècle apporte des éléments très intéressants
pour notre sujet puisque nous assistons à la négation et au rejet total de la
Révélation par les philosophes des lumières qui préfèrent alors trouver au
monde des origines issues de la réflexion et du raisonnement. Le XVIIIème se
veut le berceau de l’athéisme et de l’agnosticisme. Il faut attendre le XIXème
pour assister à des réformes d’un nouveau genre ; celle de théologiens
protestants qui défendent de nouvelles théories sur la réalité chrétienne. Parmi
eux, David Friedrich Strauss, théologien protestant d’origine allemande qui en
publiant en 1835 "Das Leben Jusu Kritich bearbeitet" provoque un véritable
scandale qui lui vaut la fin de sa carrière religieuse. Sa critique considère les
Evangiles comme une suite de récits mythologiques ayant une fonction de
prosélytisme.
Auguste Comte, philosophe, annonce quant à lui la mort de la religion, préférant
adopter une attitude scientifique. Sociologue, Comte rejette toute croyance dans
un être transcendant mais admet que la religion offre une certaine stabilité de la
société. Il met en place sa propre religion, celle de l’humanité qui a pour but
d’encourager les hommes à adopter une attitude favorable envers la société.
Autre philosophe, Ludwig Feuerbach propose quant à lui une vision
psychologique de la religion ramenant cette dernière à une dimension humaine.
Arthur Schopenhauer, philosophe allemand, très influencé par le théologien
Maître Eckhart et par les philosophes de la Renaissance et des lumières, expose
les bases de sa philosophie athéiste et pessimiste dans son œuvre "Le Monde
comme volonté et comme représentation". Le XXème siècle connaît aussi ses
réformateurs en matière de religiosité avec le théologien luthérien Dietrich
Bonhoeffer qui tente de réinterpréter le christianisme en tenant compte de la
modernité, vivre sans Dieu mais sans renoncer aux évangiles.
Enfin nous relèverons pour terminer Rudolph Bultman qui réforme à sa manière
le Nouveau Testament le dépouillant de tous ses aspects mythologiques.
Les quelques éléments historiques dont nous disposons donc témoignent d’un
lent déclin, allant de la croyance absolue en Dieu au XVIème à la remise en
question des dogmes chrétiens, de l’historicité des faits et même d’accusation de
prosélytisme au XXème siècle. Mais il n’est pas encore question de parler
d’athéisme ni même de le comparer à un mouvement réformiste. En effet ce sont
les philosophes qui depuis le XVIIIème s’attèlent à démanteler les dogmes de la
religion chrétienne et qui mettent sur pied les fondements de l’athéisme
contemporain. Si nous voulons donc parler de réforme nous nous devons de
trouver dans l’histoire des théologiens qui ont abandonné leurs convictions au
profit d’un athéisme et d’étudier ainsi si nous pouvons parler de réforme. La
partie historique qui vient d’être présentée sert à resituer grâce à la position de
l’église la naissance de l’athéisme qui se situe environ, selon les faits dans la
moitié du XVIème siècle mais plus vraisemblablement dès la moitié du XVIIIème
siècle avec tous les témoignages que nous possédons.
3) Athéisme
Comme nous venons de le voir avec le bref aperçu historique, l’athéisme est une
idéologie toute récente, qui depuis moins de 3 siècles côtoie de très près le
christianisme. Bien que beaucoup d’encre coule à ce sujet l’idée de l’athéisme
vu comme une réforme au sein même du christianisme n’est que très peu
défendue par les auteurs de théologie, de sociologie des religions ou encore de
psychologie des religions. Nous pouvons, en effet, imaginer que l’association
des termes "réforme et athéisme" n’est pas des plus évidente surtout si nous nous
référons aux différentes réformes étudiées dans les trois religions abrahamiques.
Pourtant l’idée n’est pas totalement dénuée de sens. En effet, si nous parvenons
à prouver que l’athéisme est né et se nourrit du christianisme même, cela revient
à dire pour nous que nous nous trouvons face à un phénomène à analyser comme
étant ou n’étant pas une réforme.
Afin de bien saisir les enjeux de cette idéologie, nous étudierons dans ce point
les principes de base en nous arrêtant d’abord sur les différentes définitions mais
également sur les différents termes avec lesquels il ne faut pas confondre
l’athéisme ; puis nous verrons ce que ce dernier conteste ou remet en question
dans le christianisme.
Pour commencer, il convient de préciser que les membres de cette approche ne
parle pas d’un mais de plusieurs athéismes. Le concept ne repose pas sur des
préceptes définitifs et immuables. Au contraire, il s’adapte constamment et se
remet lui-même en question si un principe ne répond plus à la situation. Selon le
dictionnaire "Robert méthodique (Rey-Deboue, 1982)" l’athée est une "personne
qui ne croit pas en Dieu"496. Selon "Larousse" l’athée est une "personne qui nie
l’existence de Dieu, de toute divinité"497. La définition va encore plus loin
puisque le mouvement distingue encore l’athéisme négatif ou privatif de
l’athéisme positif. Le premier indique, en substance, qu’une personne qui
prétend la non-existence d’un ou de plusieurs dieux n’a pour ce faire besoin de
fournir aucune justification. L’athée négatif ou privatif n’a pas à se défendre,
contrairement au croyant qui lui, est dans l’obligation de prouver à la fois
l’existence d’un dieu mais aussi de prouver l’authenticité de sa croyance envers
ce dieu.
La définition de l’athéisme positif découle de la première, en effet, si on admet
l’inexistence d’un dieu particulier comme le dieu des juifs, des chrétiens ou des
musulmans, "les qualité très spécifiques de chacune de ces divinités
hypothétiques réduisent la probabilité de son existence à une valeur
infinitésimale"498.
Dans ce travail qui est le nôtre et qui consiste à vérifier si nous pouvons ou ne
pouvons pas attribuer à l’athéisme le rôle de réforme du christianisme il nous
faut également relever les distinctions nécessaires mais non pas flagrantes avec
la laïcité et l’incroyance qui sont souvent perçues comme synonymes de
l’athéisme. Tout comme l’athéisme, la laïcité est un principe très récent dans
l’histoire. Il ne s’agit pas d’une doctrine mais plutôt d’une idée, celle de la
liberté. Le laïcisme ne tend pas à nier l’existence d’un dieu, elle prétend à une
séparation du pouvoir religieux et du pouvoir étatique. Elle concerne donc avant
tout une idée politique et non pas la foi qu’un croyant peut avoir.
La laïcité est le doit d’"exercer sa liberté de religion et le droit de se libérer de
la religion"499. Concernant la distinction avec le terme d’incroyance, le tâche est
plus délicate : Marcel Neusch, auteur de "aux sources de l’athéisme
contemporain, cent ans de débat sur Dieu" fait la différence suivante ;
l’athéisme se caractérise par un refus conscient et motivé de Dieu alors que
l’incroyance est comme une manière de vivre dans l’indifférence et le refus
pratique de Dieu. Autre distinction, autre auteur, Antoine Vergote dans
"Religion, foi, incroyance", pose le terme d’incroyance dans le contexte de
psychologie des religions. Selon lui l’homme est incroyant car il prend
496
Dictionnaire, Editions Robert, Paris, 1998
Dictionnaire, Editions Larousse, Paris, 2004
498
http://www.athéisme.ca/main/principes-fr.html
499
André Maurice et alii, " Un œil sur la laïcité ", Editions Pemf, Alpes Maritimes, 2004, p. 4 et suivantes
497
conscience qu’il ne pose pas des actes de croyance mais qu’il accomplit des
actes de culte sans avoir conscience qu’il croit à quelque chose. "Le
christianisme engage ses adhérents à attester la disposition religieuse par la
formulation qui est unique dans l’histoire des religions : Je crois en Dieu…"500.
L’incroyance est donc le fruit d’un conflit avec la foi, c’est une remise en
question mais là encore il ne s’agit pas de nier l’existence de Dieu mais
d’interroger sa foi profonde.
Etudions maintenant ce qui motive l’athéisme et les raisons invoquées pour
affirmer l’inexistence d’un dieu chrétien en particulier et des autres divinités en
général.
L’athéisme nie en bloque la vérité dite révélée par la Bible car celle-ci suppose
que les croyants l’adoptent en ayant la foi mais en ne se questionnant nullement
sur elle. Autrement dit l’athéisme rejette le pilier du christianisme et la base de
toute religion à savoir la foi puisque sans preuves ni raison elle ne se révèle être
rien d’autre qu’une illusion. Si la foi est dépréciée, les textes sur lesquels
reposent la foi chrétienne ne le sont pas moins. Les athées perçoivent même ces
derniers comme porteurs de mensonges, d’illusions, de mythes et d’absurdités et
donc comme un véritable danger pour ceux qui y croient. "L’athée ne fait donc
qu’éviter la crédulité "501 en niant l’authenticité des textes chrétiens et le
message divin.
" Il y a bien des millions de personnes qui croient la Bible les mots inspirés de
Dieu, des millions qui pensent que ce livre est un repère et un guide, conseiller
et consolateur ; qu’il comble le présent de paix et le futur d’espoir, des millions
qui croient que c’est la fontaine des lois, de la justice et du pardon et que de ses
enseignements sages et doux, le monde est redevable de ses liberté, sa force et
sa civilisation, des millions qui imaginent que ce livre est une révélation de la
sagesse et de l’amour de Dieu pour l’esprit et le cœur des hommes, des millions
qui considèrent ce livre comme une torche qui conquière les ténèbres de la mort
et déverse son rayonnement sur un autre monde, un monde sans une larme.
Ils oublient son ignorance et sa sauvagerie, sa haine de la liberté, ses
persécutions religieuses : Ils se souviennent du paradis, mais ils oublient le
donjon des souffrances éternelles. Ils oublient que c’est l’ennemie de la liberté
intellectuelle. La liberté est ma religion. Liberté des mains et de l’esprit, de la
pensée et du travail, liberté est un mot haï par les rois - détesté par les papes.
C’est un mot qui renverse les trônes et les autels – qui laisse les couronnés sans
sujets, et la main tendue de la superstition sans aumônes. La liberté c’est la
500
501
Vergote Antoine, " Religion, foi, incroyance ", Editions Mardaga, Liège, 1983, p. 191
http://www.athéisme.ca/main/principes-fr.html
semence et le sol, l’air et la lumière, le rosée et la pluie du progrès, de l’amour
et de la joie "502.
Ces lignes de Robert G. Ingersoll, extraites de "About the holy bible" résument
bien par un langage certes assez virulent les premiers points que conteste
l’athéisme dans le christianisme à savoir les textes sacrés et la foi. Mais plus que
la foi et les textes, c’est l’auteur de la création lui-même qui est remis en doute.
L’homme n’est pas une création de Dieu mais c’est Dieu qui est la création de
l’homme, de quoi faire frémir tous les chrétiens convaincus.
Sans vouloir tout énumérer, ce qui bien sur ne serait pas une affaire de courte
durée, il est important de saisir que l’athéisme s’attache à démanteler point après
point tous les fondements du christianisme. En commençant par Dieu puis Jésus
Christ, la Vierge, l’enfer, la Bible, les rites et les traditions, la mort, la foi des
croyants ou encore la morale religieuse, tout est inlassablement remis en cause,
nié, relativisé avant d’être finalement rejeté.
Au travers des différentes figures de l’athéisme contemporain ou non que sont
Jean Meslier, Sylvain Maréchal, Ludwig Feuerbach et Karl Marx, nous verrons
si nous pouvons parler de cet athéisme comme d’une réforme du christianisme.
5.1
Jean Meslier
Né en 1664, Jean Meslier ordonné prêtre catholique à Etrepigny passe sa vie à
prêcher les écritures saintes avec un dévouement sans faille. Néanmoins à sa
mort en 1729, ses écrits révèlent chez lui un athéisme radical. Voltaire fait
publier le " Testament de l’Abbé Meslier " dans lequel l’abbé dénonce la religion
chrétienne avec une force exceptionnelle. L’Abbé ne se contente pas d’évoquer
les points avec lesquels il diverge, il apporte de plus les preuves de la fausseté de
la religion chrétienne et des autres religions en général qui ne sont pour lui
qu’une invention de l’homme. " Faisant de la foi une croyance aveugle, il niait
toute révélation divine et accusait les religions d’être la cause de la misère et de
l’oppression "503. Nous avons ici un exemple taillé sur mesure pour notre
travail ! Un prêtre convaincu par les dogmes chrétiens en apparence à passer
toute sa vie à repenser sa foi, à l’interroger pour finalement l’abandonner et la
nier. Comment concevoir chez un théologien un tel revirement de pensées ?
Certes le siècle de Meslier connaît des libres penseurs, des libertins, des
sceptiques, des théistes ou encore des panthéistes mais pas encore d’athées
convaincus. Au XVIIIème, l’homme est toujours incroyant, il n’est pas encore un
athée tel que nous l’entendons aujourd’hui. Les mouvements idéologiques
502
Traduit de l’anglais par Scandelle Thierry : http://www.infidels.org/library/historical/robert-ingersoll/aboutthe-holy-bible/
503
http://athéisme.free.fr/Biographies/Maréchal.htm
autour de Meslier auront certes eu sur lui une influence, il est néanmoins
surprenant de se trouver face à un théologien qui a nourri une idéologie
areligieuse au sein même de l’institution chrétienne. Alors que ses confrères
prêchaient en toute sincérité et avec une foi sans faille, Meslier a profité de son
siècle et des nouvelles théories qui naissaient avec lui pour confronter et mettre
à l’épreuve ses propres convictions.
" Chapitre 4 De la fausseté et de la religion chrétienne
Venons aux prétendues visions et révélations divines, sur lesquelles nos
christicoles fondent et établissent la vérité et la certitude de leur religion.
Pour en donner une juste idée, je ne crois pas qu’on puisse mieux faire que de
dire en général qu’elles sont telle que si quelqu’un osait maintenant se vanter
d’en avoir de semblables, et qu’il voulût s’en prévaloir, on le regarderait
infailliblement comme un fou, un fanatique "504.
Peut-on parler néanmoins de l’Abbé Meslier comme d’un réformateur ? Son
attitude est-elle comparable à celle d’un Luther ? L’athéisme de Meslier n’est
pas une réforme. Nous ne pouvons pas ici parler d’un mouvement religieux
révolutionnaire. Nous ne pouvons pas non plus constater une remise en question
de la suprématie de l’Eglise qui abouti à des groupes anti-religieux. Tout
d’abord l’Abbé Meslier s’est préservé de garder secret tous ses écrits et
l’opinion véritable qu’il avait de la foi chrétienne. Le fait d’être resté dans
l’ombre confère d’ailleurs beaucoup plus de poids à son argumentation.
Elle était inattendue et secrète. La réforme, elle, éclate au grand jour et cherche à
toucher beaucoup de partisans. Meslier est parti sans chercher une diffusion
massive de ses idées comme ce fut le cas avec Luther. Le cas de l’Abbé Meslier
en terme de réforme est relativement vite réglé dans le cas ou la réforme est ici
personnelle. Néanmoins, il a laissé dernière lui des écrits et si de son vivant il
n’a pas cherché à réformer quoique ce soit il attendait certainement qu’on le
publie et que des esprits plus neufs donnent suite à ses idées. Bien sûr nous ne
faisons ici qu’imaginer ce qu’il a vraiment voulu faire mais il nous faut admettre
que s’il avait voulu garder le secret sur ses convictions il n’aurait pas laissé
dernière lui une telle source d’information à l’encontre de la religion chrétienne.
S’il avait publié cela de son vivant, Rome l’aurait condamné sur le champ. Les
idées ont cependant été reprises par les libres penseurs et les libertins, entre
autre, ce qui ne permettait pas à Rome d’agir. Théoriquement donc nous ne
pouvons pas dire que l’athéisme de Meslier est une réforme contre le
christianisme. Certes ses écrits disent le contraire mais la réalité est autre.
Meslier n’a pas donné suite à ses convictions de son vivant. Peut-être pensait-il
qu’elles n’auraient pas la même résonance de son vivant que quelques siècles
504
http://www.geocities.com/temporelo/Meslier/chapitre-4.html? 200610
plus tard. En revanche, même si il n’a pas lutté pour ses idées et donc pour une
déchristianisation du peuple, il est ce qu’on appelle un réformateur
psychologique de la religion. Il est le véritable premier athée de son siècle. Sa
réforme ne visait donc pas tant l’institution maîtresse mais les adeptes. En soi
cela était bien plus fort. En convaincant les chrétiens de la fausseté de leur
religion, il aurait en tant que théologien crée une réforme sans précédent. La
réforme d’un théologien donc si elle avait eu lieu aurait eu beaucoup plus
d’impact sur la crédibilité de la foi chrétienne que de simples idées rapportées
par des philosophes.
En plus venant d’un homme qui avait toujours théoriquement consacré sa vie à
Dieu, la négation de ce dernier aurait été reçue bien différemment. Un homme
comme l’Abbé Meslier lève le doute sur l’infaillibilité du système chrétien.
Meslier met en marche au sein même du christianisme une réforme d’idées,
qu’il ne met pas en application dans la pratique. Cela reste néanmoins une
menace pour l’Eglise qui voit remis en cause ses dogmes fondamentaux par un
de ses propres serviteurs.
5.2
Sylvain Maréchal (1750 – 1803)
Les écrits de Jean Meslier ne se sont pas fait oublier comme l’aurait
certainement souhaité l’Eglise. Philosophes, poètes et écrivains ne tardèrent pas
rapidement à reprendre ses idées. Parmi eux, Sylvain Maréchal, poète et écrivain
français qui conduisit une violente campagne anticléricale.
" Un grand scandale a lieu depuis un temps immémorial.
Un mensonge politique, vieux de quelque mille années, rend illusoire la
perfection de l’espèce humaine.
Il n’existe encore aucune Institution, spécialement destinée à combattre et à
détruire la croyance en Dieu ; de tous les préjugés, celui qui fait le plus de mal.
L’urgence d’une telle Institution est reconnue tacitement par tous les bons
esprits ".
(Sylvain Maréchal " Culte et lois d’une société d’hommes sans dieu " – 1798)
" [A propos de Jean Meslier] Il est impossible de professer l’athéisme d’une
manière plus claire et plus franche ".
(Sylvain Maréchal " Dictionnaire des Athées anciens et modernes " – 1800)
Sylvain Maréchal est un érudit. Après avoir suivi des études de droit, il devient
avocat à Paris. Il fréquente dès l’âge de 20 ans des cercles d’auteurs incroyants
parmi lesquels Rousseau, Voltaire ou encore Diderot. Véritablement imprégné
par les idées de son siècle, Maréchal est un militant. Il lutte contre le pouvoir en
place, la politique, la Révolution française et bien sûr la religion qu’il considère
comme un outil d’oppression sur le peuple. Reprenant passablement les idées de
Jean Meslier, Maréchal sera condamné pour son athéisme ce qui ne l’empêchera
pourtant pas d’écrire jusqu’à la fin de sa vie à ce sujet et de laisser derrière lui
une littérature abondante. Nous retiendrons " Dieu et les prêtres, fragments d’un
poème philosophique " en 1781, " Almanach des honnêtes gens " en 1788,
" Pensées libres sur les prêtres " en 1798, " Culte et loi d’une société d’hommes
sans dieu " en 1798 ou encore " Dictionnaire des Athées anciens et modernes "
en 1800 et " Pour ou contre la Bible " en 1801. Nous notons certes chez
Maréchal des convictions areligieuses mais là encore nous ne pouvons pas parler
d’une réforme. Tout d’abord parce que contrairement à Jean Meslier, le poète et
avocat Maréchal n’est pas lié de l’intérieur au pouvoir chrétien. Malgré sa
position extérieure au christianisme, sa pensée, elle aussi, aurait pu mener à une
réforme. Reprenons donc la citation précitée pour y voir plus clair. Nous
pouvons y relever trois éléments importants qui somme toute se retrouvent chez
tous les partisans de l’idéologie athéiste. Maréchal parle d’institution à
combattre d’urgence et utilise le terme tacite. Tout un programme anti-réforme.
Si la réforme est caractérisée par un retour à une observation stricte de la règle
primitive dans un ordre religieux, il paraît clair que Maréchal n’envisage pas un
retour à quoi que ce soit qui se rattache de près ou de loin à un mouvement
religieux. L’athée qu’est Maréchal voudrait idéalement mettre sur pied une
nouvelle institution pour lancer une guerre contre le christianisme. Une réforme
parallèle et donc qui n’est pas issue du christianisme même. Autre élément, le
caractère d’urgence. Maréchal a conscience de la diffusion massive du
christianisme et met en avant l’importance d’agir au plus vite. Cette notion se
retrouve chez beaucoup d’athées. Pour eux, l’idée d’un dieu n’a que trop duré.
Le terme qui offre une analyse intéressante est " tacite ". " L’urgence d’une telle
institution est reconnue tacitement "505. Là encore, il est difficile d’envisager une
réforme tacite, soit sous-entendu. Il est étonnant d’apposer au terme de réforme
un secret, quelque chose de caché. En tant qu’athée convaincu, rien n’est secret
au contraire tout doit être dévoilé au grand jour pour être nié correctement.
Maréchal avait donc sans doute l’envie d’une réforme mais en tout cas pas d’une
réforme catholique. Maréchal était très influencé par les révoltes de son époque
et ne cherchait pas autre chose qu’un conflit. En fait nous pourrions aller jusqu’à
dire qu’il s’est servi du contexte dans lequel il baignait pour faire tomber le
christianisme comme n’importe quel autre pouvoir en place. Il ne s’agit pas là
encore d’une réforme.
Comme nous venons de l’observer avec Meslier et Maréchal, nous ne pouvons
pas parler de réforme cependant nous pouvons constater que ces démarches
idéologiques ont marqué un profond changement dans les esprits européens. Si
durant ce siècle, l’athéisme ne passe qu’au second plan, derrière le scepticisme
et l’anticléricalisme, le XIXème siècle quant à lui révèle de nombreux
505
http://www.athéisme.free.fr
philosophes annonçant la mort de dieu d’une part, démontrant la religion comme
étant une aliénation de l’homme d’autre part. Parmi eux Ludwig Feuerbach,
Karl Marx, Sigmund Freud ou encore Friedrich Nietsche. Ceux qu’on appelle
" les prophètes de la mort de Dieu "506 sont-ils pour autant des réformateurs ?
Nous allons donc envisager le cas de Feuerbach et de Marx et verrons si nous
pouvons considérer leur démarche comme une réforme contre le christianisme.
5.3
Ludwig Feuerbach (1804 – 1872)
Ludwig Feuerbach né en 1804, est très vite attiré par la théologie mais il s’en
trouve également très vite déçu et laisse tomber cette dernière pour la
philosophie. Il rejette le christianisme et lance même la guerre contre lui en 1841
avec la parution de " l’essence du christianisme " : " La religion est l’expression
du sentiment et de l’imagination ", " la philosophie doit la liquider "507.
Feuerbach veut que la religion ne reste pas aveugle. Il tente bien que mal
d’adapter les dogmes chrétiens à l’homme moderne. Pour lui, la religion de Dieu
est nécessaire dans la vie de l’homme si on veut rendre ce dernier responsable.
Feuerbach veut faire passer l’homme d’une conviction religieuse à une
conviction anthropologique. L’homme est une réalité alors que la théologie est
une aliénation. Il faut faire chuter le christianisme qui pour lui doit son succès à
la façon dont il a réussi à projeter toute la richesse de l’espèce humaine dans un
seul Dieu qui de surcroît a été humanisé. Tout comme chez Maréchal nous
retrouvons l’idée qu’il faut faire tomber le christianisme, peut-on pour autant
parler de son athéisme comme d’une réforme ? Feuerbach s’inscrit dans la
lignée de Jean Meslier et de Sylvain Maréchal, il est considéré comme le plus
grand athée convaincu de l’époque moderne. Toutefois la question d’une
réforme est ici délicate, en effet même si Feuerbach a lutté pour démontrer le
côté inhumain du christianisme, sa démarche n’as pas abouti à un changement
radical si ce n’est d’avoir apporter de nouvelles théories plus détaillées en
matière d’athéisme. Le christianisme prône le partage, le bien des autres et le
bonheur individuel, pourtant Feuerbach n’entend pas ces principes de la même
manière et pense que le christianisme expose des dogmes qui sont fait pour
donner une illusion de bonheur aux croyants. Avec ce genre de démarche nous
comprenons toute la complexité de la religiosité.
Au fil des siècles, des connaissances nouvelles et des découvertes, les croyants
chrétiens comme Feuerbach deviennent des philosophes, des sociologues, des
matérialistes et des psychologues confrontant inlassablement leur savoir à une
doctrine religieuses vieille de 2000 ans. En soi, Feuerbach ne cherche pas à
réformer l’église chrétienne en voulant faire adopter un regard moins centré sur
506
507
Revue : " Le monde des religions " janvier - février 2006 N° 15
Collecttion Microsoft, Encarta,2004
Dieu. Il cherche à anéantir une conviction qui n’est plus la sienne, il ne lui
accorde pas le bénéfice du doute. De la même manière qu’il accuse la religion
chrétienne d’être un outil d’oppression pour le peuple, il utilise la sienne et la
philosophie comme outil pour oppresser la religion et par là inciter les croyants
à modérer voire à renier leur foi. La lutte moderne qu’est l’athéisme n’a donc là
encore rien d’une réforme. Il ne s’agit pas pour ces penseurs de redonner une
nouvelle image de Dieu mais bel et bien de l’anéantir pour imposer la leur qui
est celle d’un monde peuplé d’hommes dirigés par les hommes eux-mêmes.
5.4
Karl Marx (1818 – 1883)
Voici un athée à côté duquel nous ne pouvions pas passer. L’impact social de
ses idées est tel qu’il a pour nous une place dans ce travail. Marx est un chrétien,
socialement parlant en tout cas puisqu’il a été élevé dans des écoles chrétiennes.
Ce philosophe est loin de faire l’unanimité chez les chrétiens, certains le disent
totalement opposé (" L’athéisme de Marx, ou plutôt sa haine totale et
existentielle de Dieu, n’est pas un élément, un accident ou un résultat de son
communisme, mais sa source et son but : oui, sa cause finale ! C’est de Dieu,
c’est de Dieu lui-même qu’avant tout, partout, après tout, Marx veut nous
libérer. ")508 d’autres ont un avis moins radical (" Marx certes était athée,
« matérialiste », etc. Mais chez un philosophe aussi il convient de distinguer ce
qu’il est et ce qu’il croit être. Ce qui compte, ce n’est d’ailleurs pas ce que Marx
pensait et que nous ignorons, c’est ce que pensent les textes qu’il a écrits. Ce
qui paraît en eux, de façon aussi évidente qu’exceptionnelle dans l’histoire de la
philosophie, c’est une métaphysique de l’individu. Marx est.‘un des premiers
penseurs chrétien de l’Occident ")509.
A son époque la critique de la religion est à la mode même si il trouve ses
sources chez Voegel et Feuerbach, il s’en éloigne assez rapidement car il trouve
que leur vision de l’homme est trop abstraite.
Peut-on parler de réforme avec Marx ? Il n’a pas poursuivi d’étude dans le
domaine ; pourtant il était très populaire et était malgré tout dans la ligne de
mire des chrétiens. Avant d’adhérer à des groupes anti-religieux, Marx
professait bel et bien une réforme du christianisme puisqu’il visait à le
démythologiser et à le ramener à trois concepts : La morale, la foi et la raison.
C’est avec sa rencontre avec Voegel et Feuerbach entre autres qu’il apprend une
nouvelle méthode d’analyse de la religion chrétienne. Il la soumet d’abord à une
analyse historique, la réduisant à un mythe puis lui ôtant finalement son côté
transcendant sans faire référence à Dieu. Il ramène la réalité religieuse à une
réalité anthropologique en cherchant à définir les raisons qui poussent les
hommes à se créer un dieu. Pour Marx, le christianisme est un outil de
508
509
Clavel Maurice, " ce que je crois ", Editions Granet, 1975, p. 96 - 97
Henry Michel, " Marx collection ", " Bibliothèque des Idées ", Editions Gallimard, 1976 T1.
domination. Les hommes en ont besoin car ils ne sont pas capables d’affronter
leurs propres craintes. Marx est un cas très intéressant car avant de faire des
rencontres décisives dans sa vie, il n’envisageait pas l’athéisme comme une lutte
acharnée contre le christianisme mais bel et bien comme une réforme.
En effet il voulait éliminer l’image de dieu pour le ramener à celle d’un homme
commun, il était donc athée et cherchait du changement dans ce sens. De plus il
voulait aboutir à un état de morale, de foi et de raison mais en l’homme et non
pas en un dieu. Il est bien le seul à avoir envisagé l’athéisme comme une
réforme. Cependant sa rencontre avec Voegel, Feuerbach et les autres l’ont
comme nous l’avons dit plus haut mené à reconsidérer sa critique de la
religiosité.
L’athéisme rejette l’idée d’une croyance divine quelle qu’elle soit, elle est une
aliénation. On ne l’accepte pas d’un point de vue psychologique ou
anthropologique. Cependant il tentera dans différents ouvrages de définir les
raisons psychiques et humaines qui poussent les hommes à chercher la croyance
et la foi ailleurs qu’en eux-mêmes.
6) Aujourd’hui
Comme nous l’avons observé précédemment, l’athéisme comme réforme est un
échec. Malgré toute leur volonté de changement, nous avons vu au travers de 4
philosophes, théologien ou chrétien que cette idée est relativement incompatible
avec leur manière de penser la religion. Intéressons-nous donc maintenant à un
athéisme plus actuel, l’athéisme contemporain. L’ouverture d’esprit et la liberté
d’expression favorise la montée en puissance de cette idéologie. Aussi pouvonsnous enfin imaginer une réforme ? La question est ici double ; en effet la
modernité apporte avec elle tous les outils nécessaires aux philosophes et même
à tout un chacun même religieux de constater les dogmes de la religion
chrétienne d’une part mais d’autre part elle apporte également des dérives. En
octobre 1917, le Révolution l’emporte et on assiste avec l’arrivé au pouvoir des
bolcheviques à la mise sur pied d’un athéisme comme idéologie d’état. Réforme
ou pas réforme ? Dans ce cas précis de l’histoire, on a voulu convertir de force
les croyants à une situation de non croyants. La réforme fut donc politique et ne
s’est pas mise en place grâce aux fidèles.
L’athéisme n’est donc pas une réforme et avant même de vouloir contrer le
christianisme on a voulu maîtriser tout un peuple. L’anti-religion touche alors à
l’époque tout le bloc de l’est pour finalement gagner l’Asie. On a ici fait de la
non religion une survie de l’état. Interdire aux gens de croire était le moyen idéal
pour mettre tout le monde sur le même pied d’égalité. Bien sûr ici il s’agit d’une
dérive extrême de l’athéisme que les athées eux-mêmes dénoncent en soulignant
que ce n’est pas la croyance qu’ils condamnent mais le dieu auquel on croit. De
plus, ils dénoncent la religion chrétienne comme un outil d’oppression donc ils
ne veulent en aucun cas qu’on se serve de leur idéologie pour contraindre autrui,
ce qui serait en désaccord avec leurs propres fondements de base. L’athéisme est
une idée de liberté et ne doit pas être utilisée à des fins politiques mais à une fin
anthropologique.
Arrêtons-nous maintenant sur le témoignage d’un philosophe athée
contemporain. Reprenons la substance de son idée quant à la religion chrétienne.
Philosophe et essayiste français, Régis Debray a reçu une éducation marquée par
le christianisme. Une empreinte sociologique en somme que nous retrouvons
rappelez-vous chez Marx. Une idéologie imposée donc de laquelle il a tout
simplement voulu se détacher arrivé à l’âge de l’adolescence. Ses études de
philosophie le mènent à penser que la doctrine chrétienne est trompeuse et
pousse ses fidèles à faire la confusion entre la religion et la croyance en Dieu.
L’athéisme a pour religion la liberté. La religion n’est pas un terme réservé à
l’usage des chrétiens. Pour lui et c’est là que c’est intéressant l’athéisme pourra
avoir un avenir et donc détrôner le christianisme le jour ou comme lui il aura un
credo. Il faut détruire ce qui est existant le remplacer et en faire quelque chose
d’unique. L’athéisme est et ce doit d’être une œuvre, une démarche collective.
Régis Debray dénonce les sois disants athées convaincus qui restent chez eux à
décrier la religion chrétienne sur le papier et non dans les actes. Autrement dit il
conteste le côté individualiste de cette idéologie et pense qu’elle n’aura aucune
réalité historique si on ne met pas toutes ses théories en action.
Il n’est pas difficile sur ce point de rejoindre le point de vue du philosophe,
socialement chrétien, à ce sujet. En effet, les sources utilisées ou seulement
consultées pour ce travail nous ont mené à penser la même chose. Prenons par
exemple Etienne Babut, pasteur de l’Eglise réformée, auteur de " le Dieu
puissamment faible de la Bible " offre certes un propos nuancé et bien sûr ne se
révèle pas être un athée. Néanmoins il remet en question la force d’un dieu tout
puissant et admet qu’il est aujourd’hui même pour un croyant difficile de trouver
des excuses à Dieu. Valentin Strappazzan, franciscain, remet quant à lui " Le
christianisme en question ", se demandant si les religions se valent ou encore si
Jésus-Christ était vraiment Dieu. Jean Delumeau, dans son ouvrage " Le
christianisme va-t-il mourir ? " affirme en tant que simple professeur que Dieu a
fait son temps et que même s’il n’est pas mort il doit conjuguer avec de
nouvelles réalités. Danièle Hervien-Léger avec " Vers un nouveau
christianisme " oppose la modernité à la religion pour tenter d’analyser si le
christianisme peut l’emporter sur le raison.
7) Conclusion
Avec ce travail nous avons donc constaté que l’athéisme n’est pas une réforme
ayant abouti à des résultats concrets au sein du christianisme. Les différents
penseurs, théologiens ou philosophes socialement chrétiens ont montrés un
athéisme qui ne se voulait pas être une réforme mais une lutte qui au fil des
siècles s’est montrée de plus en plus acharnée. Alors qu’il ne s’agissait que de
principes cachés avec Jean Meslier nous voyons toutes les dérives que peut
entraîner cette idéologie aujourd’hui. Malgré cela il n’était pas futile de se poser
la question. L’athéisme a un point commun avec toute autre réforme, elle tire
toute son idéologie des principes chrétiens avant de les contester. Là réside la
différence avec les autres réformes contrairement à la quête d’un changement,
l’athéisme est en quête d’anéantissement. Tout comme une réforme elle tire son
énergie et ses sources des fondements chrétiens non pas pour les dépouiller
d’interprétations erronées mais pour les dépouiller de toute croyance.
L’athéisme ne marche pas comme une réforme dans le christianisme, il avance à
l’opposé du christianisme. A priori donc une réforme athée au sein du
christianisme n’est pas à attendre pour demain mais cependant les exemples de
personnages choisis dans notre travail sont témoins d’un déclin de la
christianisation. Même si leurs théories n’ont pas abouti à des changements
radicaux et donc à une réforme au sein de l’église chrétienne, elles ont ébranlé
les esprits des croyants et créer une réforme d’idées. Nous ne pouvons pas
exclure l’idée à venir d’une réforme mais si elle se fait, ce sont les fidèles qui la
mèneront. Les athées convaincus ne le sont pas devenus sur un coup de tête, il
s’agit d’un travail de réflexion personnelle de longue haleine et d’une critique
bien étudiée de la religion.
Réaliser la non existence de Dieu est en soi un effort de souffrance, aussi vaut-il
sûrement mieux la nier que de chercher à la réformer. En effet à quoi bon une
réforme si l’objet de la réforme est inexistant ?
Dieu n’est pas mort ni dans l’esprit athéiste ni dans la pensée chrétienne,
cependant le doute monte et laisse la porte ouverte à d’autres types de réformes.
Bibliographie
Livres :
1)
André Maurice et alii, " Un œil sur la Laïcité ", Editions Pemf, Alpes Maritimes,
2004
2)
Babut Etienne, " Le Dieu puissamment faible de la Bible ", Editions du Cerf,
Paris, 1999
3)
Briel Patricia, " Regard sur 2000 ans de christianisme ", Editions St-Augustin,
Suisse, 2000
4)
Chavot Pierre et Potin Jean, " l’ABC claire du christianisme ", Editions
Flammarion France, 2004
5)
Clavel Maurice, « Ce que je crois », Editions Granet, 1975, p. 96 – 97
6)
Collection Microsoft, Encarta, 2004
7)
Delumeau Jean, " Le christianisme va-t-il mourir? ", Editions Hachette Essais,
France, 1977
8)
Dictionnaire, Editions Larousse, Paris 2004
9)
Dictionnaire des synonymes Editions Larousse, Evreux 1992
10)
Eliade Mircea, " Histoire des croyances et des idées religieuses " (Tome 1 et 2 ),
Editions Payot, Paris 1987
11)
Frossard André, " Dieu en questions", Desclée de Brouwer, Orne, 1990
12)
Henry Michel, « Marx collection », « Bibliothèque des idées », Editions
Gallimard, 1976 T1
13)
Hervieu Léger Danièle, " Vers un nouveau christianisme ", Editions Cerf
Clamecy, 1986
14)
Neusch Marcel, " Aux sources de l’athéisme contemporain, cent ans de débats
sur Dieu ", Editions Centurion, France, 1977
15)
Nietzsche Friedrich, " l’Antéchrist ", Editions Flammarion, France, 1994
16)
Strappazzon Valentin, " Le christianisme en questions ", Editions Centurion,
France, 1991
17)
Vergote Antoine, " Religion, foi, incroyance ", Editions Mardaga, Liège, 1983
Sites internet :
www.athéisme.ca
www.athéisme.org
Revue :
Le monde des religions " Les athées qui sont-ils ? Histoire de l’incroyance et de
l’athéisme ", janvier - février 2006 N° 15.
ISLAM
La redécouverte d’Averroès peut-elle permettre aux musulmans
de penser une modernité islamique ?
Présenté par Roten Cécile
1.
2.
3.
4.
5.
Introduction
L’Esprit de Cordoue
Biographie d’Averroès
Le Réformisme du 19ème siècle
Foi et Raison chez al-Afghâni et Abduh
6. Averroès : l’accord de la religion et de la philosophie
7. Averroès juriste
8. Conclusion
1. Introduction
« N’est-il pas temps de relever la bannière d’Averroès ? N’est-il pas temps
de dire que, de nos jours, de telles idées conviennent à tout le monde ? ».510
La pensée du philosophe du XIIe siècle n’a heureusement pas disparu en même
temps que ses livres, brûlés sur la place publique, elle a pu grâce aux juifs et aux
chrétiens parvenir jusqu’à nous.
Averroès fut surtout connu en Occident comme « le Commentateur » d’Aristote
mais il était aussi un brillant penseur qui se donna pour mission de concilier foi
et raison, religion et philosophie. C’est un personnage central dans les trois
cultures, musulmane, juive et chrétienne, il incarne un lien profond, la
possibilité d’une ouverture et d’un dialogue entre les deux rives de la
méditerranée contre les mouvements de rejets et de replis identitaires. Il invite à
dépasser les antagonismes en mettant en lien la religion arabe de l’islam et la
philosophie européenne d’Aristote.
Averroès avait à la fois une solide culture religieuse, une grande connaissance
du Coran et de la jurisprudence islamique et une ouverture d’esprit, une curiosité
intellectuelle insatiable dans tous les domaines de la science et de la philosophie.
Il a voulu libérer la pensée musulmane de l’emprise d’un juridisme trop étroit en
faisant usage de la raison tant dans la lecture du Coran que dans les sciences
islamiques et leurs applications.
« Le thème de la raison constitue un enjeu majeur de la modernité en Islam ».511
Aujourd’hui, ce sont les intellectuels musulmans qui réclament, contre l’avis des
traditionalistes, le retour de la pensée d’Averroès et de la philosophie ellemême, dans l’Islam actuel.
La redécouverte d’Averroès peut-elle donner aux musulmans les moyens de
penser une modernité islamique ? D’entreprendre des changements tout en
préservant la permanence et l’esprit du message coranique ?
Dans ce sens, en quoi Averroès peut-il être considéré comme réformiste ?
Nous allons, pour répondre à ces questions, démontrer qu’il existe des
similitudes entre sa pensée et celle des réformistes du XIXe, al-Afghâni et
Abduh, notamment dans l’idée qu’il n’y a aucune contradiction entre foi et
raison, religion et philosophie mais aussi dans leurs conceptions du fiqh, leur
refus du taqlid, imitation et acceptation aveugle d’une doctrine et l’importance
qu’ils accordent à l’ijtihâd, l’effort personnel d’interprétation.
510
RUSHDIE Salman, cité dans ARNALDEZ Roger, Averroès un rationaliste en Islam, Paris, Editions Balland,
1998.
511
CHEBEL Malek, L’Islam et la raison, le combat des idées, Paris, Perrin, 2005, p.11
Mais tout d’abord, il nous paraît nécessaire de présenter les différents contextes
historiques qui ont vu naître leurs idées respectives.
2. L’Esprit de Cordoue
L’esprit de Cordoue du Xe et XIe siècle est un modèle d’humanisme rarement
atteint dans le reste de l’Empire musulman. « La Tolérance était érigée en
modèle, qui inspirait l’élite de la société musulmane : émirs, vizirs, savants et
poètes. Cette classe de lettrés et de politiques donnait l’image d’une société
arabo-andalouse parfaitement sereine et ouverte aux changements de quelque
origine qu’ils proviennent. ».512
L’Andalousie du Moyen-Âge est le lieu de réunion des deux rives de la
méditerranée, où les incompatibilités de culture entre l’Europe et l’Islam, qui
semblent aujourd’hui irréductibles, ont été dépassées. Dans la civilisation d’AlAndalus, les cultures et les hommes ont su cohabiter et même plus vivre
ensemble. Une grande convivialité régnait entre les communautés, qui donnait
aux minorités juives et chrétiennes la possibilité de s’exprimer librement. Nous
pouvons constater que le pluralisme fut la cause principale de la splendeur et de
l’influence de cette civilisation.
Le modèle andalou représente l’expression et la reconnaissance d’un héritage
commun, ce pourrait être le territoire de la médiation, car il fait partie d’un passé
commun aux musulmans et aux occidentaux. Il montre que le progrès moderne a
des origines arabo-musulmanes et n’est pas exclusivement importé par l’Europe.
« On oublie encore très souvent que la civilisation arabe fût le ‘chaînon
manquant’ entre l’Ancien et le Nouveau monde, entre la Grèce antique et la
Renaissance européenne et, finalement, entre la théologie et la science ».513
Nous verrons avec Averroès que parmi ces arabes se sont les andalous qui ont
contribué à la diffusion des connaissances de l’Antiquité.
Comment prendre exemple de l’héritage andalou, sans pour autant l’idéaliser ?
« Un des moyens, qui ne doit occulter ni la dimension politique, ni la dimension
économique et sociale, c’est la culture. Elle est en effet susceptible de favoriser
les conditions de la confiance, d’ouvrir les chemins de la compréhension et de
sortir d’un imaginaire de la peur qui encercle aujourd’hui le monde
méditerranéen ».514
La pensée d’Averroès pourra nous aider à comprendre la civilisation d’alandalous, reconnaître son apport et confronter ce modèle historique à un débat
central pour notre temps : comment vivre ensemble dans la diversité ?
512
CHEBEL Malek, op. cit., p. 87-88
CHEBEL Malek, op. cit., p. 89
514
FABRE Thierry éd., L’héritage andalou, Paris, Editions de l’Aube, 1995, p. 8
513
3. Biographie d’Averroès
Abu-l-Walid Mohamed ibn Rushd, dont le nom fut latinisé en Averroès, est né à
Cordoue en 1126 (an 520 de l’Hégire) dans une importante famille de
magistrats. Son grand-père, dont il porte le nom, avait été grand cadi de toute
l’Andalousie. C’était un célèbre juriste malékite admiré et respecté de tous, qui
semble avoir eu un esprit ouvert et plutôt libéral pour l’époque.
Son père aussi était juge, c’est donc tout naturellement qu’Averroès commença
par étudier le Coran, le hadîth, la tradition relative aux actes, paroles et attitudes
du Prophète et le fiqh, la jurisprudence musulmane selon laquelle le religieux et
le juridique ne se dissocient pas.
Après une bonne formation religieuse, il s’intéressa aux sciences profanes : la
physique, l’astronomie, les mathématiques et la médecine qu’il étudia sous la
direction d’Avenzoar. Mais c’est pour la philosophie qu’Averroès se passionna
réellement. Son maître dans ce domaine fut le philosophe arabe Ibn Tufayl, il
subit son influence ainsi que celle d’Ibn Badja.
Depuis 1106, l’émir almoravide Alî ibn Yûsuf régnait sur une grande partie de
l’Espagne méridionale. Il s’était surtout consacré, avec succès, à la lutte contre
les chrétiens et à la consolidation de l’union du Maroc et de l’Espagne. Les
Almoravides étaient des guerriers berbères, entraînés à la guerre sainte. Ils
avaient conquis le Maroc, fondé Marrakech et passé le détroit de Gibraltar en
1086 à l’appel des princes andalous. Ils avaient finalement pris Cordoue en
1091, infligeant une défaite sévère à Alphonse VI, roi de Castille.
Le règne de Alî ibn Yûsuf coïncidait avec une des plus brillantes périodes de
l’histoire de l’Occident musulman en Espagne et au Maghreb. Le souverain était
entouré de lettrés et Cordoue redevint une capitale intellectuelle où se
réunissaient poètes et savants.
Mais d’autre part, le pays était sous la coupe des juristes malékites
particulièrement intransigeants qui prétendaient fonder le droit sur la tradition de
Médine. En Afrique du nord, le malékisme s’intéressait particulièrement aux
applications du droit (furû) au détriment des principes (usûl), ainsi l’effort
personnel d’interprétation du Coran (ijtihâd) et le hâdith étaient abandonnés.515
A partir de 1125, commença la révolte almohade dans l’Atlas. Le Mahdî Ibn
Tûmart, dont le gouvernement et la pensée exercèrent une grande influence en
Espagne musulmane, s’opposa à l’importance que les juristes malékites avaient
prise dans la vie politique. Il mourut en 1130 et son successeur Abd al-Mumin
fut proclamé en 1132. Tous deux inaugurèrent le mouvement réformiste qui
515
ARNALDEZ Roger, op. cit., p.15-20
caractérise l’époque almohade, pendant laquelle se sont épanouies les différentes
activités d’Averroès.
Les Almohades prirent Cordoue en 1147 et créèrent un nouvel empire
musulman d’Occident. Contre l’avis de sa famille, fidèle au régime almoravide,
Ibn Rushd prit parti pour la réforme almohade. Elle représentait, à ses yeux, une
rénovation religieuse résultant de l’exercice de la raison et un dépassement mais
non un reniement des études traditionnelles. Il était d’accord avec ce projet de
rationalisation des mœurs, basé sur quatre vertus essentielles : la modestie, la
justice, le courage et la générosité.
Averroès dénonça le déclin de la dynastie almoravide qu’il voyait comme
l’incarnation de la dégradation des régimes politiques. Il critiqua la tiédeur et
l’hypocrisie de certains dirigeants et le retour du pouvoir de l’argent. Plus
encore, il condamna les oppositions au régime almohade et l’entêtement dans
une conception erronée de la religion.
Il prit donc réellement position sur l’histoire et les changements politiques de
son temps. En 1153, lors de son séjour à Marrakech, il écrivit même plusieurs
textes en faveur des almohades.
Quelques années plus tard, Ibn Tufayl, son protecteur, le présenta à Abû Ya’qub
Yûsuf, second souverain de la dynastie almohade et ami des philosophes, qui le
nomma en 1169 cadi de Séville, puis de Cordoue en 1171.
C’est l’émir Yûsuf qui lui aurait demandé de traduire, résumer et commenter les
œuvres d’Aristote. Cette tâche lui vaudra d’être reconnu dans tout le monde latin
comme « Le Commentateur » d’Aristote. Ses commentaires exerceront une
influence considérable tant sur la scolastique chrétienne que sur la philosophie
médiévale dans son ensemble.
En 1182, Averroès remplaça Ibn Tufayl comme premier médecin auprès de
Yûsuf, il était très admiré et écouté. Lorsqu’en 1184, Ya’qub al-Mansûr succéda
à son père, Averroès était toujours en faveur à la cour, bien que quelques
soupçons commençaient à peser sur sa pratique religieuse. Finalement, dans les
dernières années de ce califat, il tomba en disgrâce. Al-Mansûr, alors engagé
dans la lutte contre les chrétiens, aurait voulu s’attirer le soutien des juristes
malékites, encore très influents auprès du peuple. Sous la pression des imams, il
fut contraint de bannir Averroès à Lucena et de brûler ses oeuvres sur la place
publique avec tous les autres ouvrages de philosophie. 516
Après la démission des politiques face aux religieux et la disgrâce d’Averroès,
une obscure pensée théocratique se développa dans tous les cercles du califat
almohade, semant le désordre et la terreur au nom de l’Islam. Les fanatiques
religieux voulaient détruire la pensée et avec elle, les livres qui en faisaient
l’apologie.
516
ARNALDEZ Roger, op. cit. p. 26-28
Après la victoire musulmane contre Alphonse VIII de Castille, Al-Mansûr
regagna Marrakech, capitale de la dynastie almohade. Loin du joug religieux qui
pesait sur lui à Séville, il décida de rappeler Averroès près de lui où il demeura
jusqu’à sa mort en 1198.
La postérité d’Ibn Rushd fut assurée essentiellement par des juifs et des
chrétiens. Après la disparition de Maïmonide, l’influence d’Averroès sur la
pensée juive médiévale s’accrut, il donna lieu à de nombreux commentaires et
critiques. Dans le monde chrétien, son nom donna un substantif, l’averroïsme.
Sa pensée connut une nouvelle fois la censure par la condamnation de l’évêque
de Paris en 1270, puis pas le pape Léon X en 1513. Elle fut cependant reconnue
à sa juste valeur et atteignit son apogée dans l’Italie du XIVe et XVe siècle.
Averroès a souvent été mal compris et mal interprété, c’est pourquoi il a suscité
tant de polémiques et de théories contradictoires.
4. Le Réformisme du 19ème siècle
Jamâl ad-Dîn al-Afghâni (1838-1897) et Muhammad Abduh (1849-1905)
doivent affronter un contexte bien différent de celui de l’Andalousie du XIIe
siècle. Ils assistent au démantèlement de l’empire ottoman et à l’accroissement
de la domination européenne à tous les niveaux. Domination économique
d’abord, l’Occident industrialisé progresse à grands pas, son mode de vie et de
consommation s’impose peu à peu à l’Orient traditionnel, domination politique
et précoloniale ensuite, au travers de nombreuses ingérences étrangères dans les
affaires d’état, domination culturelle enfin, au travers des missions et des écoles
fondées par les occidentaux en terre d’islam.
Cette puissance étrangère perçue comme dangereuse, matérialiste et
colonisatrice est une menace pour les valeurs spirituelles de l’Islam, mais n’est
cependant jamais considérée comme la cause initiale de la déchéance du monde
musulman. Selon les réformistes, l’origine première du déclin de l’empire est à
chercher au sein même de la communauté. La constatation du retard accumulé
par l’Orient, ses manques, son inertie ne sont que les conséquences directes de
l’abandon de la ferveur religieuse qui avait fait autrefois la grandeur de cette
civilisation. Les réformistes refusent la fidélité passive à l’égard de la tradition
et la conformité des croyants aux enseignements désuets et figés des différentes
écoles qui relèvent de la paresse. Ils dénoncent l’attachement aux pensées
traditionalistes comme le signe d’un engourdissement intellectuel. Celui-ci,
devenu une caractéristique du monde musulman du XIXe, empêche l’adaptation
possible à la société moderne. De plus, la perte de la foi vive et active à laquelle
s’oppose fermement al-Afghâni et Abduh entraîne la perte de la cohésion sociale
qui se ressent jusque dans les situations familiales devenues catastrophiques.
Face au traditionalisme, à la stagnation intellectuelle, aux divisions internes et à
l’invasion occidentale, al-Afgâni et Abduh comprennent la nécessité et l’urgence
d’une réforme basée sur la religion pour donner une identité commune au monde
musulman et répondre au défi de la modernité.
« Ce contexte historique qui a vu naître les premières formulations de la pensée
réformiste est significatif puisque sa lecture joue un rôle déterminant dans
l’attitude des penseurs. »517
Ainsi pour parler de réformisme, il faut se trouver dans une situation de crise ou
du moins de fortes tensions, ce qui n’est pas vraiment le cas pour Averroès
malgré les condamnations dont il a fait l’objet. Dans l’Andalousie du XIIe
siècle, nous ne retrouvons aucune des causes historiques, politiques ou sociales
susceptibles d’entraîner une réforme comparable à celle qu’a connu le monde
musulman au XIXe siècle. En ce sens, il paraît impossible de qualifier Averroès
de réformiste dans une époque la plupart du temps harmonieuse et paisible ne
nécessitant pas un changement de fond.
Cependant, comme nous le verrons, c’est sur le plan de la pensée qu’il peut être
considéré comme réellement novateur.
5. Foi et raison chez al-Afghâni et Abduh
Tout en affirmant le nécessaire attachement au Coran et à la Sunna, Jamâl adDîn al-Afghâni et Muhammad ‘Abduh croient en « la capacité de l’islam
d’accepter l’évolution et de vivre avec son temps ».518 Cette capacité serait
même inhérente à la religion. La raison, le rationalisme et les sciences en
général ne contredisent pas l’islam, au contraire ils sont en total accord.
« (…) quiconque affirmerait que l’islam est contre les preuves géométriques,
contre les arguments philosophiques et les lois de la nature, celui-là serait un
ami obscurantiste de l’islam. »519
Dans sa pensée, al-Afghâni met en évidence l’importance de la philosophie pour
l’humanité. Elle permet à l’individu de dépasser le stade animal et conduit à la
découverte des sensations humaines et de l’acte rationnel, par la suite elle
devient indispensable au progrès de la civilisation.
Nous pourrions nous demander si cette place accordée à la philosophie réduit,
dès lors, celle de la religion. Or, ce n’est pas le cas chez al-Afghâni pour qui la
Révélation reste première et fondamentale.
517
TARIQ Ramadan, Aux sources du renouveau musulman, d’al-Afghani à Hassan al-Banna un siècle de
réformisme islamique, Paris, Bayard Editions, 1998, p.48-49.
518
Ibid
519
Idem., p.67
« L’islam (…) a donné aux musulmans un esprit philosophique qui fut lui-même
la cause de leur développement en matière de civilisation et de culture. En
d’autres termes, il n’existe aucune contradiction (…) entre religion et
philosophie. Au contraire, la Révélation coranique a permis la naissance de
l’esprit philosophique chez les Arabes : en les engageant à comprendre le
monde, à chercher, à analyser, à expliquer, elle fut vraiment la source de ce
dynamisme de la raison (…). La Révélation et la foi ont libéré l’énergie de la
raison. » 520
Ce rationalisme actif, ce dynamisme de la pensée qui caractérisait les premiers
musulmans ne peut être retrouvé que par un retour aux sources, à l’essence du
message religieux qui permettra de dépasser les considérations des juristes d’une
époque et les querelles d’écoles.
Revenir aux sources de l’islam, ce n’est donc pas faire preuve de
traditionalisme, bien au contraire : « L’esprit philosophique qu’il appelle de ses
vœux, le rationalisme actif et exigeant qu’il revendique, le dynamisme
scientifique et appliqué qu’il défend sont conçus dans la fidélité à l’islam :
mieux, comme la seule fidélité envisageable »521.
Pour al-Afghâni, le Coran implique une raison dynamique, pragmatique et
surtout un besoin permanent de compréhension et de réflexion. Il appelle les
musulmans de son époque à retourner à l’immédiateté des textes, à faire revivre
le principe de l’ijtihad afin de combattre les interprétations figées et de lire les
textes en adéquation avec le contexte sociopolitique de leur temps et non en se
référant à leur sens le plus apparent et restrictif. L’ijtihad permettra de distinguer
le sens littéral du sens figuré, le général du particulier et surtout de dégager
l’objectif du verset pour pouvoir entreprendre une réflexion de nature rationnelle
et s’engager vers l’avenir. L’application concrète de l’ijtihad permettra le lien
entre religion et philosophie. Cette conception rejoint totalement celle
d’Averroès. « Comprendre l’islam, c’est appréhender la totalité Révélationphilosophie-science ou foi-raison-intelligence ».522
Pour Abduh, la raison tient un rôle fondamental dans tout ce qui a trait à la
religion. Croire en Dieu et en sa parole est quelque chose de totalement
raisonnable. « Le Coran nous a enseigné ce que Dieu nous permet et nous oblige
de connaître au sujet de la Divinité (…), il prouve ce qu’il avance (…), il fait
appel à la raison et éveille l’intelligence ; il nous montre l’ordre qui règne dans
l’univers, les lois qui le gouvernent et la sagesse et la perfection qui s’y
manifestent. ».523
520
RAMADAN Tariq, op. cit., p.66
Idem, p.67
522
RAMADAN Tariq, ,op. cit. p.72
523
ABDUH Muhammad , cité dans Idem, p.109
521
Abduh va encore plus loin en affirmant que c’est la raison qui confirme le donné
de la Révélation. La religion ne nous enseigne rien qui soit en contradiction avec
notre raison même si elle nous révèle certaines choses qui dépassent notre
compréhension. Cette idée était déjà celle d’Averroès huit siècles plus tôt.
L’Islam repose donc sur les bases solides de la raison et de la tradition qui ne
sont en aucun cas incompatibles. L’existence de Dieu est d’abord connue par la
raison et ensuite confirmée par la Révélation. Pour Abduh, la raison est
déterminante dans ce qui lie l’homme à son Créateur, même plus que la foi.
Cependant elle est limitée en ce qui concerne la connaissance des vérités
immuables comme la substance et l’essence des choses, l’unicité de Dieu, son
omnipotence qui demeurent des objets de foi. Ainsi les disputes entre écoles
juridiques n’auraient pas lieu d’être si elles s’occupaient des choses essentielles,
c'est-à-dire celles accessibles par la raison.
Le Coran est une référence fondamentale car la raison ne peut pas, à elle seule,
mener au bonheur. « La Révélation telle que la comprend Abduh a une fonction
essentiellement morale en ce qu’elle fixe les devoirs de l’homme et, plus
largement, en ce qu’elle détermine le bien et le distingue du mal. ».524
Elle fait donc office de guide de conduite et vise l’amélioration du
comportement pour arriver au bonheur dans cette vie et dans l’autre.
Abduh affirme qu’il n’y a pas à chercher dans le Coran autre chose qu’un
enseignement moral car s’il encourage le croyant à observer et à comprendre
l’univers, il ne se présente pas lui-même comme un texte scientifique. En cela, il
est très proche d’Averroès, comme nous le verrons.
La discussion à propos de l’exégèse, de la compréhension du Coran et de son
rôle est de première importance pour le réformiste, ainsi Abduh veut rétablir un
lien immédiat entre le croyant et le texte.
Pour lui, comme pour Averroès d’ailleurs, il est du devoir de la raison au nom
même de la religion de chercher à comprendre, de s’engager à savoir et à
expliquer. C’est pourquoi dans le domaine des sciences, où le Coran ne nous ait
d’aucune aide, il faudra avoir recours à l’examen expérimental et à la preuve
rigoureuse pour déterminer le vrai. En ce qui concerne les sciences islamiques,
Abduh donne la priorité à l’exercice libre de la raison sur les traditions.
De même qu’Averroès en son temps, si Abduh a voulu la séparation entre le
domaine religieux et le domaine scientifique, c’est pour mieux les réconcilier.
Al-Afghâni et Abduh s’opposent aux traditionalistes qui refusent tout progrès au
nom de la sauvegarde des valeurs islamiques, mais aussi aux modernistes qui ne
conçoivent de progrès futur qu’en procédant comme l’Europe à une libération
totale vis-à-vis du religieux. Il refuse l’occidentalisation mais accepte la
524
RAMADAN Tariq, op. cit., p. 112
rationalité et le progrès comme valeurs positives et, en soi, en accord avec les
principes de l’Islam.
Selon eux, le monde musulman peut retrouver son épanouissement d’antan et
prendre part à la modernité tout en restant fidèle à sa religion. C’est en dignes
descendants d’Averroès qu’ils démontrent la compatibilité entre foi et raison, et
tentent de réconcilier l’islam avec le progrès et la science. Car rester fidèle au
Coran et à la Sunna tout en admettant le principe de l’évolution du temps et des
sociétés n’est pas contradictoire. En son temps déjà, Averroès mettait en avant la
nécessité du travail rationnel et de l’ijtihad pour contextualiser les prescriptions.
C’est sur ces questions essentielles qu’Averroès demeure d’actualité et peut,
ainsi que nous allons le voir, apporter sa précieuse contribution à la réforme du
monde musulman aujourd’hui impérative.
6. Averroès : l’accord de la religion et de la philosophie
Aux yeux d’Averroès, rien dans la philosophie d’Aristote bien comprise ne
contredit le Coran. La philosophie et la religion ne sont pas en opposition, c’est
ce qu’il va essayer de prouver dans son livre du Traité décisif : l’accord de la
religion et de la philosophie.
Il va examiner si l’étude de la philosophie et des sciences logiques est permise
ou défendue par la Loi religieuse. Pour cela, il va avoir recours à la théorie
juridique des cinq qualifications qui classe tout acte selon sa correspondance à
l’une des appréciations suivantes. Une action peut être : obligatoire (wadjib),
strictement interdite (haram), purement méritoire ou agréable aux yeux de Dieu
(mostahib), blâmable (makrouh), neutre et permise (mobah).
La philosophie a pour but l’étude de l’univers afin de parvenir à la connaissance
de son créateur, Dieu. Selon Averroès, « plus la connaissance de l’univers est
parfaite, plus parfaite est la connaissance de l’Artisan ».525
Or, la Loi religieuse invite à une connaissance rationnelle et approfondie de
l’univers, donc la philosophie, qui permet cette étude, est ou bien obligatoire ou
bien méritoire.
Le Coran dit : « Tirez enseignement de cela, ô vous qui êtes doués
d’intelligence.».526
C’est pour Averroès une énonciation formelle montrant qu’il est obligatoire de
faire usage du raisonnement rationnel en religion. La Révélation pousse à une
réflexion sur tout l’univers, « N’ont-ils pas réfléchi sur le royaume des cieux et
de la terre et sur toutes les choses que Dieu a créées ? ».527
525
IBN ROCHD, L’accord de la religion et de la philosophie, Traité décisif, Paris, Editions Sindbad, 1988, p.12
Le Coran cité dans IBN ROCHD, Ibid.
527
Ibid.
526
La Loi divine prescrit d’appliquer la spéculation rationnelle à la réflexion sur
l’univers et à la connaissance de Dieu et des êtres dont il est l’auteur. Elle donne
donc l’obligation d’utiliser le syllogisme rationnel, qui atteint sa forme la plus
parfaite dans la démonstration. Pour cela, il faut en premier lieu que le croyant
apprenne les diverses espèces de démonstration et leurs conditions. Selon
Averroès, la spéculation sur le syllogisme rationnel n’est ni une innovation, ni
une hérésie, elle est du même ordre que la spéculation sur le syllogisme
juridique.
Dans l’étude de cette forme de pensée rationnelle, c’est un devoir de s’appuyer
sur le savoir de ceux qui l’ont étudiée avant, qu’ils appartiennent ou non à
l’Islam. Il est donc nécessaire de tirer profit de la connaissance des Anciens, les
philosophes grecques et plus particulièrement Aristote. Pour cela, il faut étudier
soigneusement leurs écrits.
Comme en mathématiques, un chercheur doit toujours demander secours aux
chercheurs précédents car un homme ne peut pas tout découvrir à lui seul. C’est
ainsi que se perpétue la connaissance, améliorée de savants en savants apportant
chacun leur contribution d’époque en époque, pour finalement arriver à la vérité.
Chez les prédécesseurs, « ce qui sera conforme à la vérité, nous l’accepterons
avec joie et avec reconnaissance ; ce qui ne sera pas conforme à la vérité, nous
le signalerons pour qu’on s’en garde, tout en les excusant ».528
L’étude des livres des Anciens est obligatoire de par la Loi divine puisque le but
de leurs ouvrages est le même que celui de la Révélation. Selon Averroès, il ne
faut pas en interdire l’étude à ceux qui en sont aptes, c’est-à-dire aux personnes
qui possèdent la pénétration de l’esprit, l’orthodoxie religieuse et une moralité
supérieure. Sinon, ce serait fermer la porte de la spéculation qui conduit à la
connaissance véritable de Dieu. Interdire l’étude de la philo représente aux yeux
d’Averroès le comble de l’égarement et de l’éloignement de Dieu.
Il ajoute, contre les objections des théologiens, que nous ne devons pas renoncer
à cette étude à cause des erreurs qui pourraient en découler, ce ne sont que des
inconvénients accidentels alors que la philosophie est par nature essentiellement
utile.
«Le mal qui peut résulter accidentellement de la philosophie peut aussi résulter
accidentellement de toutes les autres sciences ».529
Cependant, cette étude doit absolument rester réservée à ceux qui possèdent les
qualités et le savoir nécessaires. Pour cela, Averroès va distinguer différents
types de raisonnements correspondants à différents types d’hommes. Il y a
d’abord les arguments démonstratifs qui sont le fait des savants et des
philosophes, ensuite les arguments dialectiques destinés aux théologiens et enfin
les arguments oratoires, rhétoriques pour la masse du peuple.
528
529
IBN ROCHD, op. cit., p.17
Idem., p.19
La Loi divine s’adresse aux hommes de ces trois manières différentes, elle est
donc destinée à tous sans distinction et chacun peut la comprendre à son niveau.
Ces trois méthodes différentes mènent, chacune à leur manière, à une seule et
unique vérité, la même pour tous les hommes.
La démonstration fondée sur la raison ne contredit pas les enseignements donnés
par le Coran car « la vérité ne saurait être contraire à la vérité : elle s’accorde
avec elle et témoigne en sa faveur ».530
Il n’y a donc pas de double vérité chez Averroès comme certains ont voulu le
laisser entendre.
La vérité est une, mais chaque individu y a accès selon son intelligence, sa
culture. La Révélation s’adresse à chacun dans un langage qu’il peut
comprendre.
Il n’y a pas de conflit entre religion et philosophie, ce ne sont pas deux vérités
opposées. Ainsi, quand la spéculation démonstrative fondée sur la raison
parvient à une conclusion en désaccord avec le sens extérieur du texte coranique
alors il faut interpréter celui-ci. Dans ce sens « interpréter veut dire faire passer
la signification d’une expression du sens propre au sens figuré, sans déroger à
l’usage de la langue des Arabes, en donnant métaphoriquement à une chose le
nom d’une chose semblable, ou de sa cause, ou de sa conséquence…».531
Le juriste agit ainsi pour beaucoup de dispositions légales, le philosophe a
d’autant plus de droits de faire pareil.
Ici, Averroès fait intervenir l’idée d’une dualité de sens du Coran, un sens
apparent, exotérique (zahir), accessible à tous et un sens caché, profond,
ésotérique (batin) auquel on parvient par l’exégèse allégorique (tawîl). Le Tawîl
est un commentaire selon le sens figuré, une compréhension en profondeur et
non littérale du texte, il s’oppose au simple commentaire explicatif (tafsir).
Les musulmans dans leur grande majorité sont d’accord qu’il ne faut pas prendre
toutes les expressions du Coran dans leur sens extérieur, ni toutes les interpréter.
Mais ils ne sont pas d’accord lorsqu’il s’agit de définir lesquelles doivent être
interprétées et lesquelles pas. « Les ach’arites, par exemple, interprètent le verset
où se trouve l’expression : ‘Dieu se dirigea vers le ciel’, et le hadîth où il est dit
que ‘Dieu descend vers le ciel de ce bas monde’, tandis que les hanabalites
prennent ces expressions au sens extérieur ».532
Ainsi, la Loi divine présente un sens extérieur et un sens profond pour être
accessible à chaque homme selon sa compréhension. Parce que la masse des
hommes n’acquiesce qu’aux arguments rhétoriques, Dieu a donné à ceux qui
n’ont pas accès à la démonstration des images et des symboles. Si prises au sens
530
IBN ROCHD, op. cit., p.20
Idem, p.21
532
Idem, p.22
531
extérieur des expressions se contredisent, c’est afin d’avertir le savant qu’il faut
les concilier par l’interprétation. L’accord unanime sur ce qu’il faut interpréter
ou non, n’est pas réellement possible. L’unanimité ne peut pas être constatée en
matière spéculative comme elle peut l’être en matière pratique. Donc, nous ne
pouvons pas taxer d’infidèles ceux qui vont à l’encontre de l’opinion majoritaire
sur la question de l’interprétation.
Selon Averroès, les hommes de science doivent pénétrer jusqu’au sens profond,
ésotérique de la Révélation, à la Vérité. Les autres se contentent du sens
extérieur qui précisément leur est destiné. Les premiers savants musulmans,
déjà, jugeaient qu’il y a dans le Coran des choses dont il ne faut pas que tout le
monde connaisse le sens véritable.
Dans cette optique, il n’est rien de pire que de communiquer aux gens du peuple
des interprétations seulement probables, mal fondées qui sèment le trouble dans
les esprits comme le font les théologiens. Il faut donc remplacer les formulations
et arguments des écoles théologiques par un exposé fondé sur le seul texte
coranique qui convienne à la fois aux hommes simples et aux sages.533
Par exemple, le Coran semble suggérer que Dieu a un corps. Certains
théologiens ont prétendu prouver qu’il n’en était rien, au risque de troubler
l’homme du peuple qui en conclurait, peut-être, que Dieu n’existe pas. Selon
Averroès, il faut s’en tenir à la Loi et n’affirmer ni la corporéité, ni
l’incorporéité de Dieu. En disant qu’il est lumière, nous ne nous écartons ni du
Coran, ni de la tradition du Prophète mais nous suggérons à l’homme simple
l’idée d’une existence réelle et noble et aux savants l’idée que leur intelligence
est incapable de saisir Dieu.
Les préceptes pratiques, contrairement aux vérités spéculatives, doivent être
communiqués et s’imposer à tous indistinctement. Dans la vie pratique,
personne ne doit ignorer le bien et le mal, cette connaissance doit donc être
révélée également à tous les individus et nécessite un consensus. Pour Averroès,
l’utilité des lois religieuses est avant tout d’ordre politique et sociale. La vie de
la cité nécessite des règles et ce qui est capable de l’organiser et de la gouverner
participe de sa réalité. La religion permet d’appliquer les vertus morales, c’est
un guide de conduite comme le pensait aussi Abduh.
Car les vertus morales « ne sont possibles que par la connaissance de Dieu, par
son adoration, par les moyens du culte fixés par les lois de chaque religion :
sacrifices, prières, invocations…».534
Les croyances religieuses doivent être respectées, elles assurent l’existence et
l’ordre des communautés.
533
KOUADIO Colette, Averroès, Sos philosophie, http : //perso.wanadoo.fr/sos.philosophie/averroes.htm,
10.12.01
534
ARNALDEZ Roger, op. cit., p. 167
Averroès insiste beaucoup sur le fait que l’interprétation du Coran est réservée
aux hommes de science, aux philosophes car eux seuls sont chargés de cette
mission et leurs erreurs sont excusables. Les autres catégories d’hommes ne
doivent pas se lancer dans l’interprétation car ils n’ont pas les capacités pour le
faire, ils doivent s’en tenir au sens apparent. De même, les savants ne doivent
pas faire part de leurs découvertes au peuple car il ne peut les comprendre et
cela le plongerait dans le doute.
Du point de vue politique, Averroès pense qu’il faudrait interdire à la foule les
livres destinés à l’élite. Il ne veut pas modifier la croyance populaire mais plutôt
établir une sphère de foi raisonnée que le peuple accepte sans toutefois y
participer.
Cette conception est très différente de celle des réformistes du XIXe qui
revendiquent un changement social par le bas, basé sur l’éducation du peuple et
l’organisation d’une résistance politique à la présence étrangère. Pour alAfghâni et Abduh, ce sont les peuples musulmans qui, par leur éducation et leur
formation, détiennent une part de la solution à la crise de la modernité que
traverse le monde islamique.
Nous pouvons aisément comprendre qu’Averroès ait une vision très différente, il
vit à une époque où l’instruction n’est réservée qu’à un petit nombre de
personnes qui constitue l’élite de la société. Sa pensée ne peut pas être
« démocratique », elle s’inspire plutôt du modèle grec, du philosophe à la tête de
la cité. Cela est tout à fait compréhensible au regard du contexte est ne peut être
mis en avant comme un manquement de sa part.
7. Averroès juriste
Averroès exerça la profession de cadi, juge investi du pouvoir de dire le droit. Il
était donc le délégué du calife et à ce titre représentait le pouvoir. Ses fonctions
furent donc à la fois civiles et religieuses. Averroès considérait que les idées
aristotéliciennes relatives à la pratique juridique pouvaient être transposées en
Islam pour l’application de la loi religieuse. Il voulait réformer la science
juridique à l’aide de la raison.
Dans son ouvrage de droit, la Bidâya, étudié aujourd’hui encore à Médine, il
met en évidence la nécessité de l’effort personnel, l’ijtihâd, dans la recherche
juridique. Cet ijtihâd est requis de la part de quiconque s’intéresse au « principes
du droit » (usûl al-fiqh). Il est certain qu’il faut commencer par là, car les versets
coraniques posent de nombreux problèmes d’interprétation. Un texte énonce-t-il
une obligation, un simple conseil ou une permission ? Faut-il le prendre comme
général ou le considérer en un sens particulier ?
A cette époque déjà, Averroès avait mis en avant l’importance de tenir compte
du contexte et de lire le texte coranique en adéquation avec lui. Il pressent déjà
le danger des lectures littérales et le fanatisme qu’elles peuvent entraîner.
L’effort personnel d’interprétation qu’il préconise, s’oppose à l’imitation
aveugle (taqlîd). Cela représente une idée réformiste de sa part.
Dans ce traité général de droit musulman, « il examine tous les problèmes du
fiqh d’une manière objective, c’est-à-dire qu’il passe en revue et soumet
indistinctement à sa critique toutes les doctrines ».535
Ainsi, il admet le raisonnement analogique, inférence de cas particuliers à des
cas particuliers mais aussi une autre forme de raisonnement appelé qiyâs qui
porte sur la signification du mot. Selon cette méthode, nous pouvons généraliser
un terme particulier, étendre son sens à tout ce qui lui est associé, ainsi un verset
qui parle de la femme s’appliquera également à l’homme. Dans son livre,
Dominique Urvoy avance qu’Averroès serait pour l’égalité des sexes, qu’il
déplorerait que la capacité des femmes ne soit pas reconnue dans les Etats et
qu’elles restent cantonnées à un rôle de procréation. Sur ce point, Averroès est
donc très moderne, très en avance sur son temps. De plus, cela concorde avec la
vision de la femme chez les réformistes, notamment Abduh.
Dans la Bidâya, Averroès prend aussi en compte le problème des traditions car
si le Coran n’a pas défini un acte comme juste ou injuste, le cadi doit avoir
recours aux lois traditionnelles (Sunna). Nous sommes là au cœur des problèmes
que posent les fondements du droit musulman : comment reconnaître une
tradition authentique d’une autre non authentique ? Pour cela nous l’avons vu, il
met en évidence l’importance de l’ijtihâd, du raisonnement rationnel mais il
reconnaît quand même la valeur de deux grands recueils canoniques, ceux de
Muslim et d’al-Bukhâri.
En revanche, il condamne le recours à l’opinion personnelle (ray), simple point
de vue, même si c’est celui d’un compagnon du Prophète, car il n’a pas à
prévaloir sur le raisonnement par analogie. A plus forte raison, l’opinion d’un
docteur, si illustre soit-il, ne saurait faire loi.
De ce point de vue, Averroès dénonce et condamne l’autoritarisme de certains
malékites d’Espagne. Il s’oppose à la division des écoles et veut revenir à
l’unitarisme en faisant usage de la raison dans la science du droit. C’est bien, là
encore, une idée que nous pouvons qualifier de réformiste.
Quand les traditionalistes rapportent un hâdith, ils le font précéder de la liste de
tous ceux qui l’ont rapporté, c’est ce qu’on nomme la chaîne d’appui. La
critique d’authenticité se contente d’examiner la valeur de cette chaîne, mais
pour un philosophe comme Averroès, la critique d’un hâdith porte sur le texte et
sa signification rationnelle (maqûl). Selon lui, dans le contenu d’une tradition,
535
ARNALDEZ Roger, op. cit., p.39
rien ne s’oppose à ce que la Loi ait deux sens, un sens utilitaire, qui se rapporte
aux choses sensibles et un sens cultuel, qui se rapporte à la purification de l’âme.
L’unité de la Loi montre l’unité de l’homme, corps et âme, de sorte qu’il ne doit
pas se contenter des prescriptions matérielles, ni se détourner du monde sensible
dans une vie purement contemplative. « Ainsi par la Loi, l’homme de chair est
élevé vers l’esprit, et l’homme spirituel est rappelé à ses devoirs dans le
monde ».536
Les exégètes musulmans revendiquent cet équilibre idéal entre les deux
composantes de la nature humaine comme une caractéristique de l’Islam. C’est,
selon eux, un juste milieu entre le judaïsme qui met trop l’accent sur la
matérialité de la Loi et le christianisme qui évacue la matière pour ne garder que
l’aspect spirituel.
Nous pouvons constater qu’Averroès en tant que juriste a toujours basé ses
questionnements de droit sur la logique et la raison, ainsi il est resté en parfait
accord avec ses points de vue philosophiques. De cette façon, il a pu développer
en matière de fiqh une pensée réellement réformiste, qu’il serait profitable et
nécessaire que le monde musulman d’aujourd’hui redécouvre.
8. Conclusion
Dans ce travail, nous avons essayé de soulever toutes les questions sur lesquelles
Averroès peut être considéré comme réformiste en le comparant pour cela à alAfghâni et Abduh. Et nous avons découvert entre eux plusieurs points
communs. D’abord, ils considèrent tous qu’il n’y a aucune contradiction entre
foi et raison, religion et philosophie et que le progrès, la science sont
parfaitement en accord avec le message coranique. Ensuite, ils s’opposent,
chacun à leur manière, aux théories traditionalistes, à l’élaboration de sciences
islamiques figées, à l’imitation aveugle, ainsi qu’au sectarisme des différentes
écoles qui divisent les musulmans. Enfin, ils prônent l’usage de la raison dans le
domaine religieux, aussi bien dans la lecture du Coran à travers le principe
fondamental de l’ijtihâd, que dans la science juridique du fiqh. Ils mettent ainsi
en évidence l’importance de lire les textes en adéquation avec le contexte
sociopolitique de leurs époques respectives.
Leurs divergences se situent plutôt dans les moyens utilisés. Si Averroès a une
vision élitiste de la société et insiste sur la nécessité de réserver l’interprétation
aux seuls savants et philosophes qualifiés, al-Afghâni et Abduh mettent l’accent
sur l’éducation du peuple qui est le moteur de la réforme. D’un coté, le
changement doit venir des plus hautes sphères de la société, de l’autre il est la
conséquence d’une prise de conscience à tous les niveaux.
536
ARNALDEZ Roger, op. cit., p.43
Cependant, malgré l’absence d’un projet de changement politique et social, nous
pouvons quand même considérer la pensée d’Averroès comme réformiste. Elle
soulève bon nombre de problèmes présents, aujourd’hui encore, dans les
sociétés musulmanes et par la conciliation entre foi et raison, religion et
philosophie, permet de penser le progrès, la science c’est-à-dire la modernité
comme tout à fait compatible avec les valeurs islamiques.
C’est pourquoi, du point de vue de la pensée islamique actuelle il est impossible
de dire qu’Averroès est dépassé. « De même qu’en son temps, le célèbre
philosophe a été un excellent médiateur de la pensée grecque dans la pensée
islamique, de même, aujourd’hui, il peut forcer la pensée islamique trop
enfermée dans l’apologie et l’idéologie de combat, à découvrir avec sérénité le
cheminement de la pensée occidentale depuis l’averroïsme latin. Du même coup,
l’exigence rationaliste propre à l’attitude philosophique, viendra limiter, corriger
les excès d’un discours islamique intégriste et envahissant parce qu’utilisé par
les classes dirigeantes. Quel penseur musulman ‘moderne’ peut se flatter, dans
le contexte actuel, de pouvoir remplir impunément deux fonctions aussi vitales,
aussi urgentes dans les cités qui se veulent plus que jamais ‘islamiques’ ? ».537
Bibliographie
Livres :
-
ARNALDEZ Roger, Averroès un rationaliste en islam, Paris, Editions Balland, 1998.
BENMAKHLOUF Ali, Averroès, Paris, Les Belle Lettres, 2000.
CHEBEL Malek, L’Islam et la raison, Le combat des idées, Paris, Perrin, 2005.
FABRE Thierry éd., L’héritage andalou, Paris, Editions de l’Aube, 1995.
HAYOUN Maurice-Ruben ; DE LIBERA Alain, Averroès et l’averroïsme, Paris,
Que-sais-je, 1991.
JOLIVET Jean éd., Multiple Averroès, Paris, Les Belles Lettres, 1978.
RENAN Ernest, Averroès et l’averroïsme, Paris, Maisonneuve et Larose, 1997
ROCHD Ibn, L’accord de la religion et de la philosophie, Traité décisif, Paris, Editions
Sindbad, 1988.
SENAC Philippe, L’Occident médiéval face à l’Islam, Mayenne, Falmmarion, 2000.
TARIQ Ramadan, Aux sources du renouveau musulman, D’al-Afghâni à Hassan al-Banna
un siècle de réformisme islamique, Paris, Bayard Editions,1998.
URVOY Dominique, Averroès : les ambitions d’un intellectuel musulman, Mayenne,
Flammarion, 1998
Sites Internet :
- BENIES Nicolas, Averroès : philosophe arabe d’avant-garde, le Monde diplomatique,
http://www.monde-diplomatique.fr/1998/08/BENIES/10898, août 1998.
537
ARKOUN Mohammed, Actualité d’Ibn Rushd musulman, in Multiple Averroès, Paris, Les Belles Lettres,
1978, p.55-56
- BIBLIOTHEQUE NATIONALE DE FRANCE, Biographie d’Averroès, bibliothèque
nationale de France, http://classes.bnf.fr/dossitsm/b-averro.htm, 17.03.2006.
- BOUBAKEUR Dalil, Averroès : science et foi le problème de la raison, Mosquée de Paris,
www.mosquee-de-paris.org/Conf/Histoire/V03.pdf, 05.03.2006.
- ENCYCLOPEDIE Wikipedia, Averroès, Encyclopédie Wikipedia,
http://fr.wikipedia.org/wiki/Averro%C3%A8S, 21.02.2006.
- FARISON Marie-Claude, Averroès, Académie de Toulouse,
http://pedagogie.ac-toulouse.fr/culture/religieux/faitreliave.htm, 12.02.2006.
- GOURDOT Jean-Yves, Averroès : médecin, juriste et philosophe arabe, Medarus,
http://www.medarus.org/Medecins/MedecinsTextes/averroes.html, 02.02.2006.
- KOUADIO Colette, Averroès, SOS philosophie,
http://perso.wanadoo.fr/sos.philosophie/averroes.htm, 10.12.2001.
Film :
- CHAHINE Youssef, Le Destin, avec Nour El Chérif, Laila Eloui, Mahmoud Hémeida, 1997.
Comment penser une modernité islamique ?
Au travers de deux réformistes musulmans du 19ème siècle : Jamãl adDĩn al-Afghãnĩ et Muhammad ‘Abduh
Présenté par Cochand Aude- May, Grandjean Laure-Christine, Roten Cécile
Buchard Emmanuelle
1. INTRODUCTION ________________________________________________
2. LES ACTEURS _________________________________________________
2.1. Deux précurseurs importants ____________________________________________
2.2. Les penseurs réformistes _______________________________________________
3. L’UNION ISLAMIQUE PAR UN RETOUR AUX SOURCES ____________________
4. LA RAISON CONTRE LA PENSÉE TRADITIONALISTE ET MODERNISTE _________
5. L’AVÈNEMENT DE L’UMMA…_____________________________________
5.1….par l’action politique _________________________________________________
5.2. …par l’action sociale __________________________________________________
6. LE DÉVELOPPEMENT POSTÉRIEUR DU RÉFORMISME EN EGYPTE :___________
L’EXEMPLE DES FRÈRES MUSULMANS _________________________________
7. CONCLUSION _________________________________________________
8. PROBLÈMES RENCONTRÉS AU COURT DU TRAVAIL : ____________________
BIBLIOGRAPHIE _________________________________________________
1. Introduction
Le réformisme musulman du 19ème siècle ne peut se comprendre sans la
présentation de deux acteurs majeurs : Jamãl ad-Dĩn al-Afghãnĩ et
Muhammad ‘Abduh. Pour ce faire, nous nous basons sur le texte de Tariq
Ramadan : « Aux sources du renouveau musulman ». Afin d’appréhender au
mieux la pensée de ces auteurs, il nous semble important d’exposer le contexte
dans lequel leurs idées se sont formées.
La domination européenne joue un grand rôle dans l’édification de la pensée
réformiste. Domination économique d’abord. L’occident industrialisé progresse
à grands pas et ses goûts s’imposent peu à peu à l’orient traditionnel.
Domination politique et précoloniale ensuite, au travers de nombreuses
ingérences dans les affaires d’état de l’empire ottoman (soutien de révoltes ou
annexion de territoires). Domination culturelle enfin, au travers des missions et
des écoles fondées par les occidentaux en terre d’islam. Cet opposant, identifié
par certains réformistes comme un obstacle à la reformation d’un empire
islamique, n’est jamais considéré comme la cause initiale de la déchéance du
monde musulman.
En effet, l’origine première du déclin de l’empire est à chercher au sein de la
communauté même. Les constatations du retard accumulé par l’Orient, ses
manques ou ses manquements, son inertie ne sont que les conséquences directes
de l’abandon de la ferveur religieuse qui avait autrefois fait la grandeur de cette
civilisation. La fidélité au message n’est pas remise en cause. C’est plutôt la
nature du message qui pose problème. En combattant le taqlîd, les réformateurs
refusent la fidélité passive à l’égard de la tradition et la conformité des croyants
aux enseignements désuets et figés des différentes écoles, tous deux obstacles à
l’effort intellectuel individuel que les textes exigent : « Ainsi, ce qui donne
l’apparence d’une fidélité est, en fait, une déviation, une trahison : les savants
contemporains lisent les textes non plus avec les yeux de leur temps mais en
empruntant les lunettes des ‘ulamã’ du 9ème ou du 10ème siècle et en répétant sans
discontinuer leurs avis. Leur prétendue fidélité relève plutôt de la paresse».538
L’attachement aux pensées traditionalistes reste le signe d’un engourdissement
intellectuel. Celui-ci, devenu une caractéristique du monde musulman du 19ème
siècle, empêche l’adaptation possible à la société moderne. De plus, la perte de
la foi vive et active à laquelle s’opposent fermement al-Afghãnî et ‘Abduh,
entraîne la perte de cohésion sociale qui se ressent jusque dans la situation
familiale.
538
TARIQ, Ramadan, Aux sources du renouveau musulman, D’al-Afghani à Hassan al-Banna un siècle de
réformisme islamique, Paris, Bayard Editions, 1998, p.74.
Face au traditionalisme, à la stagnation intellectuelle, aux divisions internes et à
l’envahissement occidental, Jamãl ad-Dĩn al-Afghãnĩ et Muhammad ‘Abduh
choisissent l’islam comme aiguillon de leur réforme. La religion donne son
orientation et son sens profond au changement, qui permet de donner une
identité commune au monde musulman et surtout de répondre au défi de la
modernité. Car le problème central qui occupe les esprits des réformistes du
19ème siècle est le même qui intéresse les penseurs islamiques du début du 21ème
siècle : comment entreprendre le changement tout en préservant la permanence
et l’esprit du message coranique ? En d’autres termes, comment penser une
modernité islamique ?
Pour répondre à cette question, nous allons dans un premier temps montrer que,
pour ces deux réformistes, il n’y a aucune contradiction entre foi et raison,
modernité et tradition, religion et science. Ensuite, nous développerons les
démarches qu’entreprirent les auteurs pour arriver à leur but. Et finalement, nous
nous attacherons à découvrir l’impact des théories de al-Afghãnĩ et d’‘Abduh
dans l’Egypte contemporaine, au travers de l’exemple des Frères musulmans.
Mais tout d’abord, il nous faut brièvement présenter la vie de ces auteurs ainsi
que celle des personnes les ayant influencés.
2. Les Acteurs
En plus des causes précitées, il est utile, afin de comprendre toute la complexité
de la pensée des auteurs, de se pencher sur leurs existences. Il faut également,
afin de bien intégrer les concepts développés par al-Afghãnĩ et ‘Abduh présenter
deux précurseurs qui les ont grandement influencés.
2.1. Deux précurseurs importants
Taqi ad-Dîn Ahmad Ibn Taymiyya (mort en 1328) encourageait la pratique de
l’ijtihãd, dans un souci de renouveau islamique. Il condamne le cloisonnement
des différentes écoles juridiques et prône un retour aux sources directes. D’après
Henri Laoust, Ibn Taymiyya doit être associé « au renouveau des études
juridiques traditionnelles »539.
La pensée de Muhammad Ibn’Abd al-Wahhãb (1703-1792) doit être située dans
le contexte du début du démantèlement de l’empire ottoman. Pour lui, la
décadence de l’empire musulman ne tient pas aux causes économiques ou
militaires, mais plutôt à une « trahison du message de l’islam »540. Pour remédier
à cette décadence, il faut « reformuler le patrimoine islamique autour de son axe
539
540
RAMADAN, Tariq, op. cit. , p.41.
Id., p.40.
fondamental qui tient en l’expression de l’unicité de Dieu (at-Tawîd)»541. Ceci
devrait permettre une grande libération, à la fois du traditionalisme et de
l’imitation, mais aussi du culte des saints. Il est l’auteur du Kitãb at-Tawîd qui
prétend que seule une foi purifiée permettra le renouveau musulman. La volonté
de Ibn ‘Abd al-Wahhãb d’un strict retour aux sources va à l’encontre du taqlîd,
la lecture traditionnelle qui se base sur les quatre écoles juridiques reconnues.
Pour lui, il est important de dépasser les disputes d’école sur les différents
commentaires et de se replonger à la source de l’Islam, de ne pas sanctifier les
thèses des juristes (seul Dieu et le Prophète font office de preuve en matière
religieuse) afin de pouvoir s’attacher à l’exercice fondamental de l’ijtihãd, c'està-dire l’interprétation des sources. C’est donc par l’expression de l’unicité de
Dieu et par une lecture nouvelle du Coran et de la Sunna que les musulmans
retrouveront leur grandeur d’antan, se libérant ainsi des jougs qui pèsent sur leur
civilisation (paresse, corruption, ingérence étrangère). Il va beaucoup influencer
les réformistes suivants car il avait compris que la lutte contre la domination
occidentale et la fidélité à l’Islam passaient par un renouveau de sa pratique.
C’est la fidélité au Coran et à la Sunna qui prime, d’après lui, sur la fidélité aux
édits d’un quelconque juriste, c’est la nécessaire dynamique de l’ijtihãd en
opposition à la sclérose de l’imitation. Ibn ‘Abd al-Wahhãb fait apparaître que
ce n’est pas l’occident qui est responsable des malheurs du monde musulman,
mais bien plutôt la paresse religieuse qui se développe dans l’empire ottoman.
2.2. Les penseurs réformistes
La biographie de Jamãl ad-Dĩn al-Afghãnĩ (1838-1897) est floue. Tantôt
considéré comme un afghan sunnite, tantôt comme un persan shiite, il est
accusé, à tort selon Ramadan, d’avoir feint un intérêt pour la religion. Il aurait
joué un jeu double, instrumentalisant la religion afin de réaliser ses ambitions
politiques. D’après Ramadan, al-Afghãnĩ était profondément croyant et son
souci principal était de dépasser les divisions entre les différentes écoles afin de
« revenir aux sources premières du Coran et de la Sunna »542. En cela, il
s’apparente plus à un réformiste qu’à un révolutionnaire.
Al-Afghãnĩ prend la mesure du démantèlement de l’empire ottoman au cours de
ses nombreux voyages qui le mènent aussi bien en Egypte qu’à Moscou, à Paris
ou aux Indes. Il observe les différentes alliances et les jeux politiques, s’investit
dans les actions locales. Il opte pour deux stratégies qu’il poursuivra toute sa
vie : « maintenir l’union au moyen de la référence islamique, lutter contre le
colonialisme des puissances occidentales. »543 Pour lui, si l’Europe est
responsable de l’accélération du démantèlement de l’empire ottoman, c’est
541
Id., p.41.
RAMADAN, Tariq, op. cit. , p.51.
543
Id. , p.54.
542
d’abord les musulmans qui sont à la base de leur propre déchéance. En cela, il
est le disciple direct d’al-Wahhãb.
De 1885 à 1897, il s’investit essentiellement dans la politique, délaissant
l’enseignement et l’action directe. Son action se tourne dès lors vers l’extérieur,
ce qui le mènera à une impasse. Il meurt en 1897, isolé et réduit au silence,
ayant échoué dans l’action politique.
Muhammad ‘Abduh est né en 1849. Fils d’un agriculteur qui décide de lui faire
suivre un enseignement religieux dans une des écoles les plus renommées
d’Egypte, il supporte mal le mode d’enseignement et fugue assez rapidement.
Cette expérience aura une grande influence sur son désir de réforme du système
d’enseignement. C’est la rencontre avec le sheikh Darwish Khadr qui va
produire un premier changement significatif chez ‘Abduh. Le sheikh insiste sur
la pratique quotidienne de la spiritualité et dénonce les « musulmans de
nom »544. Arrivé en 1866 au Caire pour poursuivre ses études, il se heurte une
nouvelle fois à la forme de l’enseignement. Il se tourne alors vers l’ascèse.
« Révolté contre les méthodes d’enseignement et le mode de vie des musulmans
dans lesquels, finalement, il constate l’absence d’islam »545 ‘Abduh écrit Risãlta
al-wãrida, un ouvrage d’inspiration soufie.
A cette époque, ‘Abduh fait la connaissance d’al-Afghãnĩ . Commence alors une
collaboration qui durera près de quinze ans. ‘Abduh, tout d’abord l’élève d’alAfghãnĩ, suit son enseignement au Caire pendant cinq ans. Ensuite, à Paris, ils
créeront ensemble le journal et l’association secrète Al-‘urwatul-wuthqã (entre
1882 et 1886). ‘Abduh apparaît comme le disciple d’al-Afghãnĩ par excellence.
Il a, sur de nombreux points, les mêmes avis que son maître : « la nécessité de
réformer les sciences religieuses, l’impératif de s’engager à unir les musulmans,
la lutte contre la présence étrangère dans les pays musulmans, l’opposition aux
intellectuels par trop occidentalisés. »546 Il diffère pourtant de l’opinion d’alAfghãnĩ sur « les moyens et les modalités du changement avec, dans le
prolongement, le choix des priorités concernant l’action de la réforme. »547 En
résumé, on peut dire que si l’action d’al-Afghãnĩ était principalement orientée
par l’extérieur, dans le cas d’‘Abduh, la préoccupation tend plutôt vers la umma
(communauté). Sans doute influencé par l’échec d’al-Afghãnĩ, ‘Abduh pense
son projet sur la durée. Il suppose que les changements sociaux et religieux
finiront par influencer le politique.
544
Id. , p.95.
Ibidem
546
RAMADAN, Tariq, op. cit. , p.96.
547
Ibidem
545
3. L’union islamique par un retour aux sources
Les deux principales causes du déclin du monde musulman deviennent l’axe de
pensée des deux réformateurs qui nous intéressent. Afin de libérer les pays
musulmans du joug européen, ils prônent leur unification autour du seul élément
qui les unit au milieu de tant de diversités politiques, sociales, économiques et
religieuses: le Coran.
Lorsque l’indépendance acquise par la force unificatrice de l’islam, le monde
musulman pourra affronter la modernité avec ses propres armes, ses propres
références. L’acquisition de cette union doit impérativement passer par le refus
des pensées préétablies donnant ainsi à la
responsabilité individuelle un
caractère indispensable. L’ijtihãd, l’effort personnel de recherche et
d’interprétation en matière des sciences des religions et juridiques devient le
maître mot de la réforme.
Jamãl ad-Dĩn al-Afghãnĩ et Muhammad ‘Abduh refusent l’enfermement, le
sectarisme des écoles de pensées qui divisent les musulmans. Ces derniers
doivent, au contraire, s’unir autour de l’essence de l’islam, du message originel
de la Révélation plutôt que de se diviser dans des détails inutiles, cause du
déclin du monde musulman. En prônant le retour au Coran et à la Sunna, ces
réformateurs décident de mettre en avant l’essentiel qui unit plutôt que les
détails qui divisent. Ce retour aux Ecritures devient ainsi un impératif pour une
plus grande solidarité des nations musulmanes entre elles : « Sala, salafiyya,
retour à la pureté de l’islam premier sont en effet les mots clés de cette époque.
Ils sont le leitmotiv de Jamãl Eddine el Afghani, et de ses disciples, dont les plus
marquants furent Mohammad Rachid Rida. En rien nationalistes arabes, ils sont
et n’entendent être que des réformateurs musulmans »548
Ce retour à l’islam premier doit passer par la voie de l’ijtihad, par le refus de
l’imitation et surtout par la prise en compte des réalités de ce siècle. L’exercice
du jugement personnel est la chance du renouveau islamique tout en ne perdant
jamais de vue le contexte actuel. Le Coran et la Sunna ne sont pas figés, au
contraire, ils s’adaptent et offrent des réponses adéquates aux questions du
temps. Cette vision des Ecritures devient le point de départ de leur réflexion sur
l’absence de contradiction entre islam et progrès.
4. La raison contre la pensée traditionaliste et moderniste
Tout en affirmant le nécessaire attachement au Coran et à la Sunna, Jamãl adDĩn al-Afghãnĩ et Muhammad ‘Abduh croient en « la capacité de l’islam
548
RAMADAN, Tariq, op. cit. , p.56.
d’accepter l’évolution et de vivre avec son temps ».549 Cette capacité serait
même inhérente à la religion. La raison, le rationalisme et par extension les
sciences en général ne contredisent pas l’islam au contraire ils font partie d’une
continuité, d’un tout indissociable. « (…) quiconque affirmerait que l’islam est
contre les preuves géométriques contre les arguments philosophiques et les lois
de la nature, celui-là serait un ami obscurantisme de l’islam. »550
Dans le développement de sa pensée, al-Afghãnĩ nous montre l’importance de la
philosophie, de la raison pour l’humanité. Elle permet à l’individu de dépasser le
stade animal et bestial en lui ouvrant les portes des sensations humaines et de
l’acte rationnel, base de toute civilisation et culture.
Cependant il ne soustrait pas la religion à la raison. Au contraire, l’islam est
premier, c’est lui même qui a permis au peuple d’acquérir un esprit
philosophique. Une philosophie non pas métaphysique mais une philosophie
tournée vers l’action. Cet état d’esprit actif, ce dynamisme insufflé par la
Révélation qui caractérisait les premiers musulmans ne peut être retrouvé que
par un retour aux sources, à l’essence du message. Ce message premier
universel permettra à lui seul d’unir tous les musulmans, malgré les différentes
écoles et traditions.
En revenant aux sources de l’islam, al-Afghãnĩ ne fait pas preuve d’un
traditionalisme, bien au contraire : « L’esprit philosophique qu’il appelle de ses
vœux, le rationalisme actif et exigeant qu’il revendique, le dynamisme
scientifique et appliqué qu’il défend sont conçus dans la fidélité de l’islam :
mieux, comme la seule fidélité envisageable »551. Nous voyons dans cette
déclaration toute la nouveauté de la pensée d’al-Afghãnĩ : le Coran implique une
raison dynamique, pragmatique et surtout un besoin permanent de
compréhension et de réflexion. C’est à cet état premier qu’il appelle les
musulmans de son époque à retourner afin de combattre la passivité ambiante,
les sciences islamiques figées et la présence étrangère.
Pour ‘Abduh la religion est une sorte de fil conducteur pour la raison humaine ,
« elle permet d’atteindre l’état que sa Sagesse divine a assigné à l’humanité »552.
Indissociable l’une de l’autre, il affirme même « le côté fondamental de la raison
dans tout ce qui a attrait à la religion»553. Croire en Dieu pour ‘Abdhu et en ce
qu’il dit est quelque chose de totalement raisonnable. Dieu argumente son
discours, réfutes les doctrines divergentes tel que le ferait un philosophe
549
Id. , p.48.
RAMADAN, Tariq, op. cit. ,p.67.
551
Id. , p.67.
552
Id. , p.97.
553
Ibidem
550
défendant sa thèse. Ainsi, la Révélation fait appel à la raison, à l’intelligence de
celui qui veut la vivre pleinement et conformément à son esprit premier.
L’Islam est donc une religion caractérisées par son aspect raisonnable même que
« l’existence de Dieu et la nature de ses attributs sont connues par la raison
d’abord et sont confirmées par la Révélation ensuite ».554
Nous pourrions nous demander, comme pour Afghani, si la raison subordonne
la foi ? Or, ce n’est pas le cas.’Abduh distingue dans l’islam « ce qui ne change
pas » et l’adaptation nécessaire aux circonstances. Les vérités immuables
comme la substance, l’essence des choses, les attributs de Dieu, son unicité, son
omnipotence demeurent des objets de foi par conséquent incompréhensible pour
la raison. Ainsi les dissensions entre écoles juridiques n’aurait pas lieu d’être si
elles s’occupaient des choses essentielles c'est-à-dire celles accessible par la
raison. Et c’est bien là le devoir de tout bon musulmans, user de la raison don de
leur créateur afin de trouver des solutions pour des problèmes actuels.
Toujours dans l’optique de démontrer que la foi n’est pas soumise à la raison
‘Abduh assure « que la raison ne peut pas à elle seule mener au bonheur »555.
Elle ne possède pas l’idée de moralité indispensable à l’homme pour poser des
actes bons nécessaires à l’acquisition de son bonheur. En distinguant le bien du
mal et en fixant les devoirs de l’homme, le Coran tient ainsi ce rôle de guide de
conduite. C’est même sa seule fin, en effet pour ‘Abduh « il n’y a pas à aller
chercher dans le Coran autre chose qu’un enseignement moral »p.114
Nous pouvons constater que chez ‘Abduh la raison prend une place encore plus
importante. Elle devient le principe indispensable à tout changement, elle est
« le paramètre à l’aune duquel la connaissance et l’action se mesureront et ce,
hors de la sphère morale qui, en fonctionnant comme un cadre de référence, est
proprement le rôle de la Révélation. »556
Al-Afghãnĩ et ‘Abduh s’opposent ainsi à deux types de pensées : la pensée
scientifique ou moderne où religion et modernité sont inconciliables et la pensée
traditionaliste qui refuse tout progrès au nom de la sauvegarde des valeurs
islamiques. Le monde musulman peut retrouver son épanouissement d’antan
ainsi que faire face à la modernité en restant fidèle à sa religion comme nous
l’ont démontré les deux penseurs qui nous intéressent ici. « Il est du devoir de la
raison, au nom même de la religion, de chercher à comprendre, de s’engager à
savoir et à expliquer ».557 En respectant l’esprit premier de la religion, c'est-àdire son caractère raisonnable et surtout dynamique, et en restant en prise avec
son époque, il est possible d’apporter des réponses nouvelles à des problèmes
554
RAMADAN, Tariq, op. cit. , p.100.
RAMADAN, Tariq, op. cit. , p.111.
556
Id. , p.118.
557
Id. , p.115.
555
nouveaux. Cependant, « aucune réforme ne sera possible dans les pays
musulmans tant que les chefs religieux n’auront pas réformé leur état
d’esprit »558. Tant que les écoles juridiques se définissent à partir de leurs
différences et que les savants musulmans se contentent de leurs pensées figées,
aucune unité musulmane ne peut se créer et par conséquence aucune réforme. La
responsabilité individuelle et la volonté de changement reste donc indispensable.
Pour que toute réforme puisse se développer, l’idée d’ijtihad doit ainsi
impérativement renaitre.
5. L’avènement de l’umma…
5.1….par l’action politique
Comme nous l’avons vu auparavant, al-Afghãnĩ désirait rassembler les
musulmans autour de leur religion et de leur langue. Réaliser l’union lui
paraissait impossible aussi longtemps que durerait l’ingérence des puissances
étrangères dans les affaires de l’empire ottoman. Bien que son enseignement ait
eu de grandes répercussions dans l’esprit des jeunes révolutionnaires égyptiens,
le but d’al-Afghãnĩ ne se limitait pas à la libération d’un état. La résistance aux
puissances de colonisation n’est qu’un moyen pour atteindre l’objectif ultime :
la création d’une union islamique.
Pour atteindre cet objectif, il ne suffit pas d’éloigner l’occident, il faut aussi
réformer l’action sociale dans le monde musulman. C’est à cette tâche qu’AlAfghãnĩ s’attelle alors qu’il résidait au Caire. Il dispense des cours de
philosophie, astronomie, logique et rhétorique. Ces cours d’un genre nouveau
sont tournés vers la rationalité et une application pratique des connaissances
acquises. C’est ainsi qu’il incite ses élèves à fonder un journal. Sous son
influence se forment de nombreux intellectuels, sa pensée est répandue toujours
plus loin. « Il a l’intuition que ce sont les peuples musulmans qui, par leur
éducation et leur formation, détiennent un part de la solution à la crise que
travers le monde islamique. »559 C’est pourquoi l’enseignement lui parait si
important. Même si ses cours s’adressent avant tout à de jeunes intellectuels, alAfghãnĩ n’oublie pas qu’il est de la plus grande importance d’éduquer le peuple
tout entier. C’est pourquoi, il ne perd aucune occasion de participer à des débats
ou rencontres. Pourtant, il ne se donnera pas les moyens de la formation des
peuples qui lui paraît pourtant si importante. Il se contentera de publier et faire
publier des journaux qui lui paraissent être, d’ailleurs, le seul moyen « de
réformer une société »560. La publication du journal Al-‘urwatul-wuthqã (« qui
signifie l’anse, le lien le plus solide »561) s’inscrit dans l’action pratique d’al558
Id. , p.68.
RAMADAN, Tariq, op. cit. , p.84.
560
Id. , p.85.
561
Id. , p.59.
559
Afghãnĩ pour renforcer l’union islamique. D’après les articles publiés dans ce
journal, le lien le plus solide pour unifier les musulmans réside dans l’Islam.
Al-Afghãnĩ trouvera dans son entrée dans les cercles maçonniques, un moyen
idéal pour diffuser ses idées. Son adhésion aux groupes maçonniques lui
permettra également de rencontrer des personnalités politiques importantes et de
lier des liens avec celles-ci. A la même période, il crée un réseau d’associations
dont la structure s’inspire largement des cercles maçonniques. Ces cercles,
présents en Europe comme en Afrique du Nord et en Asie, regroupent des
intellectuels et des penseurs musulmans dont le but est la promotion de la
fraternité islamique. Ces associations n’étaient liées à aucun pouvoir afin de
préserver leur indépendance.
Le mode d’action pratique, initié au Caire au travers de l’enseignement donné à
de jeunes intellectuels, va être bientôt délaissé par al-Afghãnĩ. Il abandonne la
réforme pour s’intéresser à la décolonisation. Il se tourne dès lors vers l’action
politique. Il tente de lier des contacts avec de nombreux gouvernements, se mêle
à différentes intrigues toujours dans l’espoir de créer l’union islamique qui lui
tient tant à cœur. Pour réussir une telle union, al-Afghãnĩ suit deux axes
différents. Tout d’abord, il tente de convaincre les gouvernements de la
nécessité de s’unir. Il imagine une sorte de fédéralisme, ayant le Coran comme
lien unificateur et dépassant les querelles religieuses ou ethniques.
Malheureusement, cette action essentiellement politique échoue. Les différentes
puissances musulmanes n’arrivent pas à un accord, obnubilées qu’elles sont par
leurs intérêts nationaux. Ensuite, il est persuadé de la nécessité de réformer les
systèmes politiques des pays musulmans. En se basant sur la sharî’a, il soutient
que les gouvernements autocratiques devraient déléguer une part de leur
pouvoir. Son idée est de mettre en place un système de représentation du peuple,
sur le long terme. Il s’adresse tout d’abord aux dictateurs mais, ayant remarqué
que son message restait sans réponse, il se tourne alors vers le peuple. Pour alAfghãnĩ, la population musulmane est responsable de sa situation car elle se
laisse faire par paresse ou lâcheté. Il harangue le peuple pour le pousser à réagir.
Même si, à cette époque, l’action d’al-Afghãnĩ ne tend plus vers les réformes, il
ne faut pas perdre de vue que le soulèvement du peuple (tout comme l’action
directe contre la colonisation anglaise) n’est qu’un moyen et pas une fin. Ses
appels aux peuples comme aux dirigeants ne permettront pas l’édification de
l’union musulmane. Il meurt isolé, mais sa pensée et son action influenceront
grandement les réformistes suivants.
5.2. …par l’action sociale
Pour ‘Abduh, il existe deux causes très claires à la déchéance égyptienne :
« l’état d’ignorance et de paresse intellectuelle des musulmans, d’une part, et le
fait de la présence étrangère, particulièrement anglaise, d’autre part. »562 ‘Abduh
donnera à ces deux problèmes une même réponse : l’éducation.
Si ‘Abduh s’engage, dès 1872 et sous l’influence d’al-Afghãnĩ, dans l’écriture
de journaux afin de toucher le peuple, il n’a pas encore l’idée d’une action
structurée qui permettrait une éducation systématique. Il a pourtant l’intuition
qu’on ne pourra arriver à un réel progrès politique qu’en faisant progresser le
peuple tout entier : « Celui qui veut la perfection de son peuple doit la baser sur
celle des membres qui le composent, il doit faire parcourir à la nation entière le
chemin que parcourt l’individu pour arriver à se perfectionner »563. Pour lui, il
faut procéder par petites étapes successives, en imposant un changement
minimal à la fois. L’éducation du peuple lui semble être le meilleur moyen pour
atteindre l’objectif d’un changement politique. Il donne l’exemple de la
révolution française qui ne s’est pas imposée par le travail des aristocrates, mais
qui est plutôt l’œuvre du peuple. Pour changer un système politique, il faut avant
tout changer les comportements et les mœurs des gens.
Alors qu’‘Abduh affine sa pensée, l’ingérence anglaise dans les affaires de l’état
se fait sentir de plus en plus. ‘Abduh délaisse alors les idées de réforme interne
pour se tourner vers une réponse plus directe à la présence étrangère : l’action
politique au travers de la révolution d’‘Urãbî. Le choix que fait ‘Abduh à ce
moment doit beaucoup aux circonstances et il est, dans tous les cas, temporaire.
Si, sur le moment, ‘Abduh se lie aux révolutionnaires, c’est sans doute parce
qu’il préfère agir plutôt que d’abandonner face à la présence anglaise. La
révolution est un échec, ‘Abduh est forcé de s’exiler en France où il rejoint alAfghãnĩ. A partir de ce moment et jusqu’à sa mort, il reste convaincu que la
liberté ne naîtra pas de manoeuvres politiques, mais qu’elle doit trouver ses
racines dans l’action sociale et le peuple. C’est d’ailleurs cette conviction qui est
à la base de ses dissensions avec al-Afghãnĩ, ils ne sont plus d’accord sur les
moyens permettant la réalisation de leur idéal. Lorsque cesse leur collaboration,
‘Abduh délaisse définitivement la politique pour se tourner résolument vers
« l’éducation et la formation d’une véritable opinion publique »564.
Profitant de sa grande expérience, ‘Abduh s’attaque au « double problème de
l’éducation du peuple et de la nature de l’instruction à dispenser »565. Il apparaît
à ‘Abduh que la shûrã n’est qu’une utopie tant que le peuple ne sera pas
alphabétisé et n’aura pas accès aux références religieuses de base. Le « travail
social dans lequel il s’engage est fondé tout à la fois sur une exigence islamique
et, dans le prolongement, sur l’idée qu’un gouvernement ne saurait être libre en
562
RAMADAN, Tariq, op. cit. , p.99.
Id. , p.100.
564
Id. ,p.105.
565
Id. ,p.95.
563
l’absence de citoyens éduqués et responsabilisés. »566 C’est par la réaffirmation
des racines islamiques dans l’enseignement qu’‘Abduh compte contrecarrer
l’action des missionnaires catholiques : « Ainsi ‘Abduh propose-t-il […] une
éducation et une alphabétisation religieuses de type identitaire dont le but est
autant de préserver les références des peuples que de s’opposer à la mainmise
étrangère. »567 Pour ‘Abduh, l’identité du monde musulman est menacée par les
missionnaires catholiques et les partisans égyptiens de l’enseignement européen,
mais aussi par l’enseignement traditionnel qui, devenu désuet et rébarbatif,
dégoûte ou déroute les élèves et les pousse à aller chercher ailleurs (dans le cas
présent, dans l’enseignement européen) la stimulation intellectuelle qu’ils ne
trouvent pas dans les écoles islamiques. Si ‘Abduh dénonce l’enseignement
donné dans l’université al-Ashar, il ne se contente pas de réformer l’éducation
des intellectuels. Par exemple, il travaille au renouveau de la langue arabe qui
lui semble trop pauvre.
En plus de ses réformes au niveau de l’éducation, ‘Abduh s’attaque au problème
des familles. Comme nous l’avons vu auparavant, il conçoit ses réformes
comme devant agir tout d’abord sur l’intérieur. C’est pourquoi il tente de
changer la situation des familles, et par la même occasion celle des femmes,
avant de transformer la société. Une fois de plus, il s’attache à transformer
l’éducation. A l’époque d’‘Abduh, les femmes sont rarement scolarisées, elles
ne connaissent pas leur religion. Il s’engage en faveur du droit à l’éducation des
femmes et encourage la création d’écoles pour celles-ci. Il tente également de
réformer le divorce qui est, selon lui, prononcé trop fréquemment. Les juristes
peuvent dès lors prononcer le divorce en faveur de la femme et les étapes
administratives pour pouvoir divorcer sont multipliées. ‘Abduh s’attaquera
également à la polygamie. Pour lui, la parfaite égalité de traitement des
différentes femmes est impossible à atteindre. De plus, l’influence négative de la
polygamie sur les relations familiales devrait suffire à convaincre les juges de la
nécessité de l’interdire. Pour ‘Abduh, il n’y a qu’une situation qui justifie la
polygamie : le fait d’avoir une femme stérile. Ces prises de position
provoquèrent beaucoup de réactions à l’époque. ‘Abduh avait l’intuition « qu’il
ne pouvait y avoir de réforme dans les sociétés musulmanes sans un engagement
déterminé à réformer l’espace familial et que cet objectif même ne pouvait être
atteint sans une reconnaissance des droits de la femme. »568 En cela, il allait à
l’encontre des idées largement partagées dans la société égyptienne de l’époque
et on l’accusa de s’être occidentalisé.
Enfin, ‘Abduh tente de réformer les rapports entre le peuple et le gouvernement :
« Elle [la réforme] consiste à tracer une ligne de démarcation bien nette entre les
566
Id. ,pp. 120-121.
RAMADAN, Tariq, op. cit. , p.122.
568
Id. , p.125.
567
droits qu’a le gouvernement sur le peuple, et c’est le droit à l’obéissance, et ceux
qu’à le peuple vis-à-vis de son gouvernement, et c’est le droit à la justice. »569
Malgré la très juste conscience qu’‘Abduh avait des enjeux de son temps, il n’a
pas plus réussi à réaliser concrètement ses idées que n’avait réussi al-Afghãnĩ.
Bien qu’‘Abduh ait créé de nombreuses écoles selon ses principes, il fit
plusieurs erreurs capitales qui empêchèrent l’avènement d’une vraie réforme de
l’éducation populaire. Premièrement, il crut pouvoir compter sur le soutien des
riches. Ceux-ci comprirent vite que l’éducation du peuple mettait en péril leurs
privilèges et ils se détournèrent d’‘Abduh. Deuxièmement, ‘Abduh n’avait pas
conçu un système éducatif qui permettait la mobilité sociale. Pour lui « le fils du
paysan devra être paysan ; le fils de charpentier, charpentier »570. La simple
alphabétisation ne permettait pas « au peuple de se libérer »571. Et enfin,
troisièmement, ‘Abduh finit par se lier aux Anglais, croyant qu’ils soutiendraient
sa réforme. L’action d’‘Abduh parait contradictoire : « Il défend une réforme
religieuse audacieuse tout en se liant à de hautes responsabilités contraignantes ;
il s’oppose à la présence coloniale tout en collaborant avec ses administrateurs
au pouvoir ; il défend l’éducation des pauvres en comptant sur le financement
des riches. »572 ‘Abduh prit conscience de s’être fourvoyé dans les derniers mois
de sa vie, sa réforme interne n’avait pas eu de grandes conséquences sociales.
6. Le développement postérieur du réformisme en Egypte :
l’exemple des Frères musulmans
« […] venant après des siècles d’immobilisme, confronté au choc sans précédent
d’une modernité corrosive qui s’accompagnait de domination politique, l’islam
des rénovateurs a cédé sa place visible à un islam qu’il faut bien qualifier de
résistance active culturelle et politique. »573 Au travers de cette phrase, Joseph
Maïla résume bien l’évolution des courants réformistes au cours du siècle
dernier dans l’islam. Les théories sur le changement social d’‘Abduh ont fait
place à un islamisme politique, relativement engagé dans les affaires d’état et
qui se construit, parfois, en opposition à l’occident hégémonique. On peut le
voir au travers de l’exemple du mouvement des Frères musulmans.
Hassan Al-Bannã (1906-1948) est le fondateur des Frères musulmans, une
organisation islamique qui a pour but « l’islamisation de la société et de ses
institutions sociales, juridiques et politiques. »574 Pour Al-Bannã, le monde
569
Id. , p.97.
Id. , p.127.
571
Ibidem
572
RAMADAN, Tariq, op. cit. , p.128..
573
LENOIR Frédéric et TARDAN-MASQUELIER Ysé , Encyclopédie des religions. Bayard Editions, 2000,
p.858.
574
LENOIR Frédéric et TARDAN-MASQUELIER Ysé , op. cit. , pp858-856.
570
musulman souffre d’une perte de confiance en lui ainsi que d’un oubli de ses
propres références et racines. Contrairement à ‘Abduh, il ne s’agit plus de se
contenter d’éduquer le peuple, mais bien de diffuser un message qui redonnerait
foi en eux-mêmes aux musulmans. Pour ce faire, il utilise les journaux, il crée
des écoles, fait construire des mosquées, donne des cours publics. Ce travail
préliminaire d’imprégnation « prépare les esprits à comprendre et à adhérer à sa
[Al-Bannã] conception, afin de les engager ensuite à en soutenir la réalisation
concrète et progressive sur les plans social, politique et économique. »575 Car,
comme ses prédécesseurs, Al-Bannã veut dépasser le cadre purement théorique.
Son but est de créer un état selon les principes coraniques. Pourtant, pour que cet
état puisse advenir, il faut procéder par étapes. Il est important de commencer
par des réformes sociales, puis législatives et économiques avant que
n’adviennent les réformes culturelles et politiques. C’est pourquoi, les Frères
musulmans s’investissent tant sur le plan social (écoles, dons de médicaments,
prêts d’argent). Al-Bannã aura réussi là où ‘Abduh avait échoué. Sa réforme a
une influence notable sur la vie du peuple, même si, à sa mort, l’Egypte n’est
toujours pas gouvernée par l’ordre divin.
Après l’assassinat d’Al-Bannã, Sayyid Qutb (1906-1966) prend la tête des
Frères musulmans. Avec lui, apparaît une certaine radicalisation des idées d’AlBannã. Pour lui, il est du devoir de chaque musulman de se battre afin
qu’advienne l’état musulman et que l’application de la charia soit effective : « le
jihad, pour l’établissement de la société musulmane, est un combat de tous les
jours, une exigence permanente. »576 Qutb influencera grandement les partisans
d’un islam politique ainsi que les groupements qui, en marge du mouvement des
Frères musulmans, « préconisent la voie de la lutte armée contre un pouvoir
impie ou déviant. »577
De nos jours, la situation du mouvement des Frères musulmans est complexe.
En Egypte, le mouvement est interdit mais toléré. Le courant conservateur
revendique fortement son appartenance à l’islam. Le bureau de la guidance, qui
est dirigé par la vieille génération de frères, refuse la création d’un parti et, par
là même, une trop forte politisation du mouvement. Le régime du président
Moubarak, en refusant les partis politiques liés aux Frères musulmans, donne
aux conservateurs un excellent argument. 578
En 1984 commence l’engagement politique direct des Frères musulmans au
travers d’une alliance avec le parti Wafd. Depuis, ils n’ont jamais cessé de se
575
RAMADAN, TAriq, op. cit. , p. 308.
LENOIR Frédéric et TARDAN-MASQUELIER Ysé , op. cit. ,pp. 858-856
577
Id. , pp.858-857.
578
Le monde diplomatique. In: http://www.monde-diplomatique.fr/2005/09/TAMMAM/12793
576
présenter aux élections, remportant un nombre variable de sièges à l’assemblée.
Lors de la première phase des législatives (se déroulant du 16 novembre au 7
décembre 2005), les Frères musulmans ont remporté 34 sièges à l’assemblée en
s’inscrivant en tant qu’indépendants. Ils réussissent par là une nette progression
en tant que force politique et s’imposent comme première force d’opposition.579
En plus de leur engagement dans les différents partis, les Frères musulmans sont
très présents dans les syndicats (médecins, avocats, journalistes). Bien qu’il leur
soit interdit de créer un parti, les Frères musulmans tentent tout de même de
jouer le jeu de la démocratie en s’inscrivant sur la liste d’autres partis ou en tant
qu’indépendants.
Le parti Hizb al-Wasat, constitué principalement de la « génération
intermédiaire », proclame son attachement à l’islam culturel plus qu’à l’Islam
religieux. Aboul Ela Madi en est l’initiateur, afin de créer son parti, il a rompu
avec la confrérie.580 Le programme se base sur le Coran mais il prend en compte
les défis du XXIe siècle. Al-Wasat ne verra pas le jour, il sera interdit le 13 mai
1996 et ses membres seront emprisonnés.581
Dans une interview accordée au site « Religioscope », Amr ElChoubaki résume
bien la situation politique actuelle des Frères musulmans : « Nous retrouvons
[…] les deux tendances qui articulent le discours des Ikhwan: un courant
conservateur dont la majorité est composée de la vieille génération, c'est-à-dire
âgé de 70 ans et au-delà, et un pôle plus libéral qui a désacralisé sa vision
politique, composé de la génération des 40 et 50 ans. »582
Certains groupes armés sont en marge du mouvement des Frères musulmans et
préconisent le recours aux armes afin de hâter l’avènement de l’état musulman.
Par exemple, “al-Talia al-Mukatila ”, l’Avant-garde combattante, d’Adnan Okla
qui rompt avec le mouvement le 17 décembre 1981. Le groupe définit ses
objectifs en opposition à l’occident. Le but de l’Avant-garde combattante est
l’instauration d’un califat dans lequel les partis politiques n’auraient aucune
place. La démocratie n’est, par conséquent, pas à l’ordre du jour : « Pour nous,
conclut le conseiller d’Adnan Okla, les hommes n’ont pas le droit de gouverner
par eux-mêmes, ils doivent être gouvernés par l’ordre de Dieu. »583 En 1982, le
groupe est éliminé par le président syrien Hafez el-Assad qui sentait son pouvoir
menacé.584
579
Nouvel observateur. In: http://permanent.nouvelobs.com/etranger/20051116.OBS5350.html
Religioscope. In: http://religion.info/french/entretiens/article_169.shtml
581
Wikipedia . In: http://fr.wikipedia.org/wiki/Fr%C3%A8res_musulmans
582
Religioscope. In: http://religion.info/french/entretiens/article_169.shtml
583
CHRIS KUTSCHERA. In: http://www.chris-kutschera.com/Freres%20Musulmans.htm
584
Wikipedia . In: http://fr.wikipedia.org/wiki/Fr%C3%A8res_musulmans
580
En conclusion, on retrouve dans l’évolution du mouvement des Frères
musulmans aussi bien l’influence d’al-Afghãnĩ que celle d’‘Abduh. La partie la
plus conservatrice de la confrérie s’en tient à la vision de la réforme que
préconisait ‘Abduh, une réforme sociale, loin des intrigues de la politique. Quant
à la jeune génération de Frères, elle semble renouer avec les théories d’alAfghãnĩ. La réforme au travers de la politique les mènera-t-elle à la même
impasse qu’avait connue al-Afghãnĩ ? Tout dépendra, semble-t-il des progrès
effectués par la société musulmane pendant ce siècle qui sépare les Frères d’alAfghãnĩ. Car, comme le pense ‘Abduh, il ne sert à rien de miser sur la politique,
tant que ne s’est pas crée une opinion publique.
7. Conclusion
L’islam et les musulmans ont-ils les moyens de faire face à leur époque en
restant fidèles à leur référence ? Pour al-Afghãnî et ‘Abduh, cela ne fait aucun
doute. Comme nous l’avons vu, la raison, et par extension la science, ne
contredit pas le message coranique. Au contraire, raison et religion sont
indissociables et leur exercice commun est indispensable pour tout bon
musulman. Cette position va à l’encontre des théories traditionalistes, qui
rejettent toute modernité au nom de l’islam et de ses valeurs premières. Or pour
ces réformateurs, l’essence même de l’islam réside dans sa capacité d’adaptation
au contexte actuel. Le concept de raison inhérent au Coran contredit également
la pensée moderniste des partisans de la colonisation. Ceux-ci pensent qu’il est
impératif d’abandonner les « vieilles valeurs islamiques » afin de pouvoir se
tourner vers la modernité. Ces intellectuels prônent un abandon des références
islamiques au profit de l’adaptation au modèle européen. Al-Afghãnĩ et ‘Abdhu
s’opposent à cette idée qui affirmerait « l’existence de germes islamiques
empêchant la modernisation de la société musulmane ».585
L’un orienta sa démarche vers une approche plus politique et tournée vers
l’extérieur tandis que l’autre dirigea son action sociale vers l’intérieur de
l’umma. Deux itinéraires différents mais dirigés dans un même but :
l’unification musulmane. Malgré le fait que leur objectif n’ait pas été atteint
nous ne pouvons nier l’apport considérable de ces deux penseurs : « Ils ont
déplacé le champ de la relation avec l’Occident du pur contexte géopolitique à
un rapport de référence religieuse et culturelle, clairement de civilisation »586.
Leur pensée réformiste, avant la fin du premier tiers de siècle, s’est également
largement repandue tout en prenant une direction plus sociale et politique
comme nous l’avons vu à travers le cas de l’Egypte.
585
BESSON, Yves, Religions et sociétés au Moyent-Orient, Cours à l’institut d’histoire contemporaine de la
Faculté des Lettres de l’Université de Fribourg, Fribourg, 2005 (notes de cours personnelles).
586
RAMADAN, Tariq, op. cit. , p.134.
Si aujourd’hui, nous voyons se dessiner une identité musulmane fondée sur
l’islam, comme le souhaitait al-Afghãnĩ et ‘Abduh, ce n’est pas dans le sens
d’une réforme, d’une ouverture à la modernité. En observant la situation actuelle
de la plupart des pays musulmans, nous assistons plutôt à un repli sur soi, à la
création d’une opinion musulmane réactive et impulsive, bien loin du travail de
réflexion de ces deux penseurs. Le grand défi n’a toujours pas été relevé avec
succès. Il ne le sera pas tant que le désir de réforme et d’adaptation ne viendra
pas du peuple lui-même. Ainsi, la question actuelle n’est plus de se demander si
l’islam a les moyens de résoudre le problème de sa modernisation mais plutôt de
savoir s’il en a l’envie.
8. Problèmes rencontrés au court du travail :
Le texte de Monsieur Ramadan est assez répétitif, ce qui n’a pas rendu la
division des tâches très aisée. De plus, les idées des réformistes sont
relativement similaires, ce qui crée d’innombrables répétitions dans nos propres
textes.
Le fait de se contenter d'un seul texte pour parler de la vision des réformistes, de
leur message, est plutôt désarmant (On ne doit pas vraiment développer notre
esprit critique. Il nous faut nous contenter de présenter comme telle la vision de
l’auteur).
Les nouveaux mouvements musulmans du 20e siècle:
Entre réformisme et fondamentalisme.
Une analyse d'extraits de textes d'Hassan Al Banna, d'Abou Al Hassan Ali
Nadwi et de Youssouf Al-Qardawi.
Présenté par Mélanie Kohli
1. Introduction.
2. Le Réformisme
2.1. Historique.
2.2. Définition.
2.3. Caractéristiques.
3. Le Fondamentalisme.
3.1. Historique.
3.2. Définition.
3.3. Caractéristiques
4. Analyse de textes choisis.
4.1. Hassan Al Banna.
4.1.1. Le rapport aux sources.
4.1.2. L'opposition à la société occidentale.
4.1.3. La communauté.
4.1.4. Autres.
4.2. Syed Abul Hassan Ali Nadwi.
4.2.1. Le rapport aux sources.
4.2.2. L'opposition à la société occidentale.
4.2.3. La communauté.
4.2.4. Autres.
4.3. Yussuf Al Qardawi.
4.3.1. Le rapport aux sources.
4.3.2. L'opposition à la société occidentale.
4.3.3. La communauté.
4.3.4. Autres.
5. Conclusion
1. Introduction.
L'émergence des nombreux mouvements et penseurs musulmans durant le
vingtième siècle ne peut être comprise sans mentionner le contexte au sein
duquel ils prennent vie.
A la fin du dix-neuvième siècle la société musulmane est marquée par la
confrontation avec l'occident moderne, l'occident du progrès. La communauté
musulmane par le biais de cette confrontation constate son retard par rapport à la
modernité et au progrès occidental. Ceci va remettre en cause des fondements,
des certitudes religieuses auparavant considérées comme acquises,
inébranlables.
Le dix-neuvième siècle est également marqué par une autre sorte de
confrontation. Celle avec "l'occident prédateur"587 par le biais d'intrusions
militaires et par celui de la colonisation. Ainsi, l'empire Ottoman va tomber sous
l'égide coloniale.
Au vingtième siècle, avec la fin de la deuxième guerre mondiale se dessine la fin
de l'empire Ottoman ainsi que la fin du Califat. Ce fut un grand choc pour la
civilisation musulmane qui, opposée dans ses opinions, voyait avec cet
événement soit l'avènement d'une entrée dans la modernité, soit le triomphe de
l'occident dans l'imposition de ses normes. Cette deuxième vision pris petit à
petit de plus en plus d'importance et dans les années septante, "il ne s'agit plus
de moderniser l'islam mais d'islamiser la modernité"588. Le début du vingtième
siècle est aussi marqué par une politisation de l'islam avec notamment la
fondation des frères musulmans et plusieurs événements comme le retour de
l'ayatollah Kohmeyni à Théeran, la proclamation de la république islamique et
l'attaque de la Grande Mosquée de la Mecque par un groupe armé. 589
Ces mouvements, devenus visibles pour l'occident à partir des années septante,
tendent à réislamiser la société musulmane à partir des injonctions des textes
sacrés. Les penseurs et mouvements issus de cette vague, en opposition avec
l'occident, sont difficiles à caractériser et à définir. Certains sont considérés
comme des réformistes ou comme des fondamentalistes.
Dans ce travail, nous nous proposons de définir le réformisme à partir des
informations glanées durant le séminaire s'intitulant "Le Réformisme dans les
trois religions abrahamiques" dirigé par Monsieur Stéphane Lathion.
587
MAÏlA, Joseph, L'islam moderne: entre le réformisme et l'islam politique, in : LENOIR, Frédéric ;
TARDAN-MASQUELIER,Ysé, Encyclopédie des religions, vol. 2, Paris, Bayard Editions, 20002,p. 848.
588
KEPEL, Gilles, La revanche de Dieu. Chrétiens, juifs et musulmans à la reconquête du monde, Paris, le seuil,
1991, p. 14.
589
Id, p. 21.
Nous essayerons aussi de cerner les mouvements fondamentalistes à l'aide de
l'œuvre "Les Fondamentalistes" de Monsieur Jean-François Mayer. Au moyen
de ces données, nous procéderons à l'analyse d'extraits de textes de trois
penseurs musulmans considérés selon les avis soit comme des réformistes, soit
comme des fondamentalistes: Hassan Al Banna (1906-1949), Abul Al Hassan
Ali Nadwi (1914) et Yussuf Al-Quardawi (1926). Cette analyse est axée sur
trois thèmes: le communautarisme, l'opposition avec l'occident et le retour aux
sources. Au moyen de cette étude, nous tenterons de définir ces auteurs comme
des fondamentalistes ou comme des réformistes.
2. Le réformisme.
2.1. Historique.
L'Eglise Catholique subit des transformations radicales dès 1517 principalement
par l'intermédiaire de Matin Luther en Allemagne. Ceci prend forme dans un
contexte de déception envers l'Eglise Catholique Romaine (caractérisée par son
homogénéité). En effet, l'Europe est en période de crise. Elle est déchirée par les
conflits et les maladies. Dans cette situation, l'Eglise ne répond plus aux attentes
de la population qui sont exacerbées par les abus (indulgences) et par les
prérogatives accordées aux religieux. Luther va s'opposer à ces abus et prône
une nouvelle théologie du salut ou l'homme ne doit plus remplir certaines
conditions pour accéder au salut (pèlerinages, messes, sacrements etc.) mais
"quand l'homme croit en l'Evangile, Dieu lui donne gratuitement sa justice"590.
Luther s'oppose aussi au pouvoir du Pape, soutient la primauté des écritures, une
relecture de celles-ci et un retour à l'Eglise d'antan. Les mouvements réformistes
chrétiens vont évoluer au cours du temps. Ils seront marqués notamment par le
concile de 30 et par la révolution française qui impliquera une perte d'influence
de l'Eglise. Toutefois tous ces mouvements partagent des points communs:
Une aspiration à changer les structures, une attention portée à l'époque à laquelle
on vit, un souci de faire face à la modernité et une ouverture œcuménique.
Le réformisme s'applique au début au mouvement protestant puis, par extension,
va s'appliquer aux mouvements des religions abrahamiques revendiquant les
mêmes mutations au sein de leur tradition.
2.2. Définition.
Durant notre séminaire portant sur le réformisme dans les trois religions
abrahamiques, nous avons tenté de trouver une définition qualifiant tous les
mouvements réformistes. Ainsi, le terme réformisme, qui caractérise donc tout
d'abord le mouvement protestant, va s'appliquer à toute "Doctrine, courant de
590
SMOLINSKY, Herbert, traduit de l'allemand par Courtois Jean, Le réformisme protestant, Encyclopédie des
religions, in : LENOIR, Frédéric ; TARDAN-MASQUELIER,Ysé, Encyclopédie des religions, vol. 2, Paris,
Bayard Editions, 20002, p.588.
pensée capable au regard de ses références et de nouvelles interprétations de ses
sources, de s'adapter à son temps et aux exigences de la modernité. Les objectifs
sont la défense de valeurs telles que justice, liberté, paix au travers d'une éthique
respectueuse des différences"591.
2.3. Caractéristiques.
Nous avons observé les réformismes (juifs, musulmans et protestants) durant
notre séminaire, à partir de différents indicateurs:
• Les causes sociales, historiques, économiques, politiques, éthiques et
théologiques.
• Les acteurs.
• Les objectifs.
• La démarche théologique et sociopolitique.
• Les conséquences, les impacts et les acquis de la réforme.
Grâce à ces indicateurs, nous avons découvert que les réformismes musulmans
du 20ème siècle sont principalement caractérisés par:
• Une importance portée aux sources. Le Coran et la Sunna sont de
nos jours toujours purs et légitimes.
• L'islam, auparavant puissant, a décliné. Il y a un fort sentiment
d'infériorité à l'égard de l'occident. On le rejette ainsi que les valeurs
qui lui sont associées.
• Ils prônent un retour à l'époque prophétique qui est idéalisée.
• Il y a une volonté d'autosuffisance, de ne plus dépendre de
l'occident.
• Beaucoup de musulmans ont immigré à des fins économiques, il est
nécessaire de reformer la communauté, d'instaurer un consensus
chez toutes les communautés musulmanes.
• Une volonté de répandre l'islam dans le monde.
• L'éducation est importante. Il faut former les jeunes à l'islam. Il faut
un retour de la foi (perdue lors de la confrontation avec l'occident et
la sécularisation).
• Le prophète est considéré comme un modèle.
• Impression d'une soumission à l'occident. Les musulmans (les bons)
sont dominés par les occidentaux (le mal)
Hors, selon ces caractéristiques, les textes des auteurs que nous avons lus,
semblent contenir des propos issus de courants dit "fondamentalistes". Nous
allons donc présenter brièvement la naissance du terme fondamentalisme ainsi
591
LATHION, Stéphane, Séminaire sur le Réformisme dans les trois religions abrahamiques, 2005/06, notes
personnelles.
que les caractéristiques des mouvements qui s'en réclament ou que l'on définit
comme tel.
3. Le fondamentalisme.
3.1. Historique.
Au dix-neuvième siècle, en Amérique, le protestantisme possède une grande
influence sur la société. Malgré cela, son succès est entaché par les
transformations qui secouent cette époque. On assiste à un changement du tissu
social avec l'urbanisation et l'immigration de populations non protestantes. En
outre, l'enseignement scolaire est de plus en plus marqué par les nouveaux
principes scientifiques qui prônent des théories évolutionnistes.
En réaction à ces changements, de 1910 à 1915, douze volumes sont publiés,
intitulés "The Fundamentals" rappelant les vérités considérées comme
fondamentales au sein du protestantisme:
• L'inspiration et l'inerrance des écritures face à la critique biblique.
• L'essence divine et la naissance virginale du Christ.
• L'importance de l'évangélisation.
• La position prise en opposition au Catholicisme Romain.592
En 1920, le rédacteur du Watchman Examiner propose de désigner
"fondamentalistes" tous ceux qui s'engagent à faire respecter ces doctrines. Ce
terme possède alors une connotation positive. Ce n'est qu'en 1925, avec "le
procès du singe" dans lequel un jeune enseignant fut condamné à ne plus
introduire d'idées évolutionnistes dans ces cours, que le terme prendra une
connotation négative et acquiert une image d'obscurantisme.
Aujourd'hui, ce terme n'est plus seulement renvoyé au christianisme mais aussi à
d'autres groupes qu'ils soient musulmans, juifs ou hindous.
3.2. Définition.
Il n'existe pas un mouvement fondamentaliste mais des mouvements
fondamentalistes. Toutefois, il subsiste des points communs entre tous ces
mouvements. Nous pouvons définir les fondamentalismes comme des "Courants
d'opposition s'appuyant sur des convictions religieuses et qui font appel
(sélectivement) à des éléments de leur tradition pour réagir face aux
conséquences de la sécularisation et de la modernisation. Les adversaires
peuvent être à la fois religieux et politiques"593.
592
593
Mayer, Jean-François, Les Fondamentalismes, Georg Editeur, Editions M&H, 2001, p.12.
Mayer, Jean-François, Op.Cit, p. 59.
3.3. Caractéristiques.
Monsieur Mayer propose neuf traits caractéristiques des mouvements
fondamentalistes en se basant sur les recherches menées dans le fundamentalism
project. Ces caractéristiques ne prennent en compte que le côté religieux de ces
mouvements.
Il présente tout d'abord les caractéristiques liées à l'idéologie:
• Les fondamentalismes réagissent à la marginalisation de la religion
(désacralisation).
• Les fondamentalismes sont sélectifs. Ils mettent l'accent sur un aspect
de la tradition qu'ils souhaitent défendre tout en choisissant des
aspects de la modernité auxquels ils vont adhérer (identification de
cibles).
• Les fondamentalismes tendent à un manichéisme moral: critiques et
soupçons face au monde et à ses orientations présentes.
• Les fondamentalismes adoptent un principe d'absolutisme et
n'inerrance. Ils insistent sur la validité absolue des éléments
fondamentaux de la tradition.
• Les fondamentalismes tendent à adopter une perspective millénariste.
Le bien triomphe du mal et le mouvement établira une société idéale.
Il existe aussi des traits particuliers liés à l'organisation du mouvement:
• Les fondamentalistes tendent à considérer leurs membres comme un
groupe élu.
• Ils établissent des frontières claires entre eux et les autres.
• Ils ont un mode d'organisation autoritaire.
• Ils édictent des règles de comportement.594
Il est important de se rendre compte que ces particularités sont en quelque sorte
des simplifications de la réalité, des typifications et qu'il est nécessaire de les
nuancer quand on les applique à des cas précis.
Comme nous l'avons mentionné auparavant, les mouvements fondamentalistes
possèdent, en plus d'une dimension religieuse, une dimension politique.
Ces mouvements politico-religieux sont caractérisés par une acceptation de la
modernité et par un refus de l'occident. En outre, pour eux, l'histoire profane
tend à s'éloigner de l'histoire sacrée. Ainsi les autorités n'ont plus de légitimité et
les actes radicaux sont justifiés. Ces courants s'élèvent en continuation des luttes
nationalistes indépendantistes inachevées. De plus, ils font souvent référence à
une dimension territoriale en développant l'idée d'appartenance à un espace
sacré lié à un mythe des origines. Finalement, la notion de violence et très
présente. La violence est le reflet d'une guerre cosmique entre le bien et le mal.
594
Id, pp.52-56.
Le groupe militant représente l'agent terrestre de la volonté divine. La violence
est ainsi permise car elle s'oppose au mal et elle sert une cause divine.
Nous pouvons constater qu'il existe deux sortes de fondamentalistes:
premièrement les mouvements fondamentalistes au sens propre qui réagissent à
une modernité et une sécularisation et qui veulent ramener la religion à une
origine idéalisée. Ils prennent appuis sur les écritures saintes, insistent sur les
principes dogmatiques et sur l'orthodoxie doctrinale. Deuxièmement les
nationalistes religieux qui développent un projet politique plus ou moins associé
à un arrière plan religieux. Ils entament une démarche identitaire et la présence
étrangère est perçue comme une menace.
La frontière entre ces deux catégories n'est toutefois pas très claire.
4. Analyse de textes choisis.
Nous remarquons que, selon nos définitions et nos caractéristiques, les
mouvements réformistes et les mouvements fondamentalistes partagent des
points communs comme:
• Une opposition à l'occident et à la sécularisation.
• Une critique de la vie au sein de la société actuelle.
• Un manichéisme: opposition entre nous les musulmans et les autres.
• Une référence constante aux sources.
Nous proposons de faire une analyse de trois auteurs considérés au sein de notre
séminaire comme des réformistes et nous essayerons de voir, à partir de trois
thèmes abordés, les problèmes que nous pouvons rencontrer à définir leur
propos comme tels. Les trois thèmes que nous allons aborder nous permettent
d'englober les points communs mentionnés auparavant. Nous analyserons donc
le rapport aux sources, l'opposition avec la société occidentale ainsi que les
valeurs qui lui sont rattachées et finalement l'idée de communauté.
4.1. Hassan Al Banna.
Les textes analysés d'Hassan Al Banna proviennent de deux œuvres: Islam de
Way of Revival de Riza Mohamed and Dilwar Hussain et Islamique Education
and Hassan Al Banna de Yusuf Al-Qardawi
4.1.1. Le rapport aux sources.
L'auteur se réfère souvent au Coran ou à la Sunna pour légitimer ses dires.
D'ailleurs ces deux livres sacrés sont considérés comme les fondements de la
religion musulmane: "The glorious Qur'ãn and the Sunnah (souligné dans le
texte original) or purified tradition of the prophet Muhammad are the references
of every Muslim for the realisation of the rules of Islam. The Qur'ãn can be
understood according to the principles of the Arabic language without
affectation or controversy, and the Sunnah (souligné dans le texte original) can
be acquired by reference to the trustworthy transmitters of ahãdith (souligné
dans le texte original) or collected sayings of prophet"595. Ainsi selon lui, il ne
semble pas y avoir de problèmes d'interprétation des sources (without
controversy) et donc, on pourrait penser qu'une seule vérité est valable: la
sienne.
De plus, dans le texte, nous pouvons voir que Hassan Al Banna s'oppose à toute
nouveauté dans le domaine religieux, Un des principaux éléments qu'il adopte en
ce qui concerne l'adoration de Dieu est "Adoption of Sunnah (Prophet's way)
and avoidance of any addition or novelty in religion (souligné dans le texte
original), because any addition or novelty in religion is diversion from the right
path"596.
En aucun cas dans notre parcours des deux œuvres nous n'avons vu une
proposition de remise en question des sources à la lumière d'aujourd'hui.
Pouvons-nous donc parler de réformisme? Comme nous l'avons exposé dans
notre définition, le réformisme propose une nouvelle interprétation des sources
ainsi que d'une recontextualisation de celles-ci pour s'adapter à la modernité. Il
est aussi mentionné que le mouvement de Al Banna, est un mouvement qui
choisi une voie médiane dans bien des domaines, et notamment en ce qui
concerne le mysticisme. Ainsi: "Neither did he blindly accept its vice and
virtue, stone and pearl alike, nor did he absolutely reject all its right and wrong,
or evil and good sides, but here too he adopted the way of picking up only the
clean and clear leaving aside the dirty parts"597. Ce qui caractérise les
mouvements fondamentalistes. En effet, les fondamentalistes mettent l'accent
sur un aspect de la tradition qu'ils souhaitent défendre tout en choisissant des
aspects de la modernité auxquels ils vont adhérer. Ici nous pouvons nous
questionner quant à ce qui est considéré comme propre et clair et de ce qui est
considéré comme sale. En somme, nous pouvons nous demander quels sont les
éléments acceptés et non acceptés. En outre, si nous nous référons au fait que Al
Banna n'accepte pas la nouveauté, nous pouvons supposer que tous les éléments
qui ne sont pas en accord avec ce qu'il considère comme les fondements de
l'islam sont rejetés. Nous ne pouvons donc pas parler de réformisme proprement
dit car ici il n'est absolument pas question de nouvelle interprétation des sources,
ni d'éléments de la modernité, ni de respect des différences.
4.1.2. L'opposition à la société occidentale.
Hassan Al Banna réagit à la suprématie de l'occident qui est caractérisé par un
matérialisme et qui est considéré comme l'enfer. Il est donc nécessaire de s'en
protéger: "The first thing against which the worthy heart is to be protected is the
595
RIZA, Mohammed; LWAR, Hussain, Islam the way of revival, United Kingdom, Revival Publications, 2003,
p.41.
596
^AL QARDAWI,Yussuf , Islamic Education and Hassan Al Banna , Translated by shakil Ahmed,
Lebanon,The Holy Koran Publishing House, 1984/1404 AH., p.22.
597
Id. p.140.
unnecessary love of the world. This is the root of all evil and the origin of
troubles"598.
Pour l'auteur, il est capital de propager les principes de l'islam pour améliorer le
monde. Ceci peut se faire au moyen de croisade ou jihad: "And by jehad
(crusade) I mean that obligation which continue till the Day of judgement, and
toward which the Holy Prophet (peace be upon him) has pointed in the
following saying:"He who dies in the state in which he has neither fought nor wished
to fight dies
a death of ignorance"."599.
Ceci peut être interprété de différente manière et on peut facilement comprendre
qu'il faut combattre par la force, toutefois cela n'est pas mentionné
explicitement. Les fondamentalistes légitiment l'usage de la force par le fait qu’il
est le reflet d'une guerre cosmique entre le bien et le mal. Hors dans l'œuvre
d'Hassan Al Banna l'occident est caractérisé comme l'enfer et les musulmans
comme dépositaires du bien et de la bonne voie. Le monde islamique doit être
libre de toute règle étrangère, les usurpateurs capitalistes doivent quitter les
aires islamiques et pour cela il existe plusieurs moyens de procéder: "[…] appeal
for the economic boycott of the English, persuade people to fight for it, and
breath the spirit of crusade in each and every soul […]"600. Toutefois comme
nous l'avons déjà indiqué, il n'est pas fait explicitement mention d'un appel à la
violence ni à la guerre ou, si cela est mentionné, le combat par la force n'est
accepté qu'en dernier recours:" I will say that the Ikhwanul-Muslimoon601 will
surely make use of force, but only at such times when they will have no other
alternative except this"602. Nous ne pouvons donc pas affirmer ici qu'il s'agit de
propos typiquement fondamentalistes. Toutefois, un glissement est toujours
possible car, par exemple, il n'est pas défini ce qu'est "un temps où aucune autre
alternative n'est possible". Il est tout à fait possible de légitimer que, de nos
jours, il n'y a plus d'autre possibilité que de prendre les armes.
4.1.3. La communauté
La communauté est un élément important pour Hassan Al Banna. "Brotherhood
implies the relation which leads to the unity of hearts on the basis of faith. This
is because faith is the strongest and most precious of all relations and
brotherhood is a compulsory element of faith, while diversity and enmity is a
characteristic of Disbelief"603. Mais lorsqu'il parle de fraternité, il parle bien sur
des musulmans (et plus particulièrement ceux qui suivent la voie proposée par
Hassan Al Banna) et non pas des autres personnes:"Only the brotherhood of
598
Id. p. 16.
Id. p. 81.
600
AL QARDAWI,Yussuf , op. cit., p .92.
601
Les Frères Musulmans.
602
AL QARDAWI, Yussuf, op cit., p. 105.
603
Id. p.163.
599
Islam remained which overcame all other relations"604. Pour faire partie de la
communauté il faut répondre à certaines caractéristiques et agir de manière
appropriée. Tout le livre propose d'ailleurs des règles de conduite: "The degrees
of action required from true and sincere brothers are:(1) He should construct his personality.(…)
(2) He should set the foundation of a Muslim society.
(…)
(3) He should reform society, popularise the invitation of
virtuous living among people (…)"605, et ainsi de
suite.
Comme nous pouvons le constater, ce sont des règles de comportement, règles
normalement édictées par les traditions fondamentalistes en plus d'une
organisation autoritaire. Mais ici ces règles ne sont, selon le texte, pas imposées:
"Today my intention is to bring to light the system of education and training of
the Ikhwan, which they have understood from Quran and Hadith, and according
to which they have tried to adorn their lives, but it does not mean that I wish to
put checks and breaks, only to throw light on the pas chosen (…)"606.
4.1.4. Autres.
Selon Hassan Al Banna, son mouvement est moderne car il prend tout en
compte et notamment la politique: "It is modern in the sense that a large number
of human beings, and surprisingly the muslims themselves are ignorant of it, for,
Islam which the Ikhwan has understood, gives equal importance to religion and
world, worship and politics, spiritualism and materialism […]607. La modernité
implique une sécularisation de la société. Hors ici la religion n'est pas séparée du
reste de la vie sociale (comme elle l'était au temps de l'ère du prophète). Hassan
Al Banna insiste beaucoup sur le côté politique:" This islam upon which the
Ikwahn places its faith, considers government as an important part. Just as it
makes use of command and guidance so also it makes use of strength and
power"
Nous l'avons vu, notre définition du réformisme ne comprend pas de mention au
politique, serait-ce une erreur de notre part? Toutefois la dimension du politique
est présente dans le fondamentalisme. La référence à une dimension territoriale
est aussi présente dans la doctrine fondamentaliste (de type politico religieux)
hors Hassan Al Banna fait référence à la Palestine : " No doubt the biggest
problem of the islamic world is the recovery of the first Qibla (Jerusalam) and
604
Id. p.165.
Id. p.119.
606
Id. p.3.
607
AL QARDAWI, Yussuf, op. cit., p. 42.
605
the redemption of Palestine"608, qui est considérée comme une terre sacrée:
"The Holy land"609.
Il est difficile d'affirmer si l'auteur est un réformiste ou un fondamentaliste. Il
n'est pas réformiste dans le sens ou il n'y a pas de réinterprétation des sources de
l'islam. Par contre, il y a une volonté de changement, de vivre autrement, de
changer l'islam dans son mode de vie (gouvernemental, social) pour faire face au
monde occidental, en ce sens il est réformiste. Nous ne pouvons pas affirmer s’il
est fondamentaliste. En effet, certains de ses propos contiennent des
caractéristiques mentionnées auparavant, mais jamais il n'y est fait clairement
allusion (sauf pour quelques exceptions).
4.2. Syed Abul Hasan Ali Nadwi.
Les extraits de textes de Syed Abul Hasan Ali Nadwi sont tidés de "Muslims in
the West, The Message and Mission" et de "L'autre face du monde, sans la
décadence des musulmans" tous les deux De Ali Nadwi.
4.2.1. Le rapport aux sources.
L'auteur idéalise le temps du prophète et plaide un retour à cette période et à
tous les bienfaits qu'on y faisait. Lorsqu’il parle de l'ancien temps, que ce soit la
période d'avant le Prophète ou la période prophétique, Ali Nadwi ne cesse de
donner des exemples en se basant sur le Coran et la Sunna: "The Qur'ãn
challenged the Quraish of Makka and the Romans and Persians, and then, to
comfort and console the leader of the handful of Muslims, The prophet
Muhammad, peace be upon him, Sura Yussuf was reveled : The Qur'ãn
proclaimed:
For those who question, for them are signs (of Allah's sovereignty) in
the life story of Yusuf (Joseph) and his brothers. (12:7)"610.
Il fait de même lorsqu'il parle d'aujourd'hui : "Prendrons alors naissance dans
chaque maison musulmane, des hommes d'une très haute âme qui
correspondront pleinement à la description que contiennent les versets suivants
du Coran:
"…Oui, ce sont des jeunes gens qui croyaient en leur Seigneur et
Nous leur avions accru la guidée […] (18:13-14)"611.
608
Id., p. 91.
Id., p. 97.
610
NADWI, Syed Abul Hassan Ali, Muslims in the West, The Message and Mission, United Kingdom, The
Islamic foundation, 1983/1403 AH., reprinted 1993/1414 AH, p. 119
611
NADWI, Syed Abul Hassan Ali, L'autre face du monde, sans la décadence des musulmans, Paris, Al Qalam, ,
1992, p. 259.
609
Nous constatons ici que les sources ne sont pas retravaillées, même pour éclairer
des problèmes actuels: "Pour les musulmans, il n'y a absolument aucun besoin
d'une nouvelle religion, d'une nouvelle loi canonique ou de nouveaux
enseignements moraux"612. D'ailleurs les fondamentalistes insistent sur la
validité absolue des éléments fondamentaux de la tradition. On observe
également avec la citation ci-dessus, qu'il y a une référence millénariste propre
aux courants fondamentalistes. Il est fait mention d’un temps à venir meilleurs.
Une autre référence millénariste est présente dans l'oeuvre: "Le plan de l'islam
est un plan éternel. Il restera valable pendant tout le temps à venir. Au moyen de
leur religion, les musulmans sont les gardiens moraux de l'humanité et ils
retourneront à leurs tâches lorsqu'ils se réveilleront. Ce jour-là sera le jour du
Règlement pour les nations du monde"613. Toutefois il n'est pas fait
explicitement mention d’un combat final entre le bien et le mal (mais cela peut
très bien être sous-entendu), nous devons donc nuancer le fait que ces propos
sont caractéristiques de mouvements fondamentalistes.
Pour revenir aux sources, la description de la période prophétique est décrite si
positivement que rien ne nous donnerait envie de la remettre en question, même
si le contexte a changé. Cette période était caractérisée par la plus remarquable
révolution de l'histoire, par les influences de la bonne croyance dans la morale,
par la critique de soi, l'honnêteté et la confiance etc.
4.2.2. L'opposition à la société occidentale.
L'auteur critique les précurseurs de la société occidentale et principalement la
société grecque qui est caractérisée par:
"1) Le mépris des vérités transcendantales,
2) Le désir du sentiment religieux et de la spiritualité,
3) L'adoration du confort matériel,
4) Un patriotisme exagéré."614
Le temps présent, comparé au temps de la Jahilliya au contraire du temps
prophétique est décrit très négativement: " Today a theory is formulated, a law
discovered, a powerful machine made; and tomorrow, the whole nation becomes
subservient to them. Bondsmen of the idols and images carved by their own
hands"615 et, pour l'améliorer il est nécessaire de refaire comme avant.
La société occidentale est vivement critiquée. Pourtant beaucoup de musulmans
y ont immigrés. Ceux-ci ont le droit d'y vivre pour des questions économiques
mais ils doivent absolument ne pas perdrent foi en leur religion et ne pas faiblir.
On peut interpréter cette démarche comme une tentative d'adaptation aux
exigences de la modernité: On part à l'étranger car c'est le seul moyen pour
s'enrichir mais il ne faut pas s'écarter de la religion et il faut essayer à tout prix
612
Id., p. 258.
Id. p. 252.
614
Id p. 156.
615
NADWI, Syed Abul Hassan Ali, op. cit.,1993/1414 AH. p. 110
613
de propager ses propres croyances aux autres: "You are here to earn according to
your need, but you must, also know your mission and present before the
Americans a new way of life"616. Il est possible de considérer ces paroles comme
des propos réformistes, y voir une tentative d'adaptation aux exigences de la
modernité. Pourtant, nous observons aussi une opposition à l'autre, une volonté
de le changer et non pas de l'accepter tel qu'il est, nous ne pouvons donc pas
parler de réformisme à part entière.
Comme pour Hassan Al Banna, il est fait mention dans les textes de jihad. Pour
Ali Nadwi le jihad "est une phase éternelle de la vie humaine: Il peut prendre
diverses formes, dont l'une d'elles est la guerre (qui peut être quelquefois la plus
grande forme qu'il puisse prendre), l'objet étant à ce moment-là d'anéantir les
forces du mal qui poussent dans la direction de l'Incroyance et qui entraînent les
gens d'avoir à choisir entre le vrai et le faux"617. Ici il n'est pas fait un appel
direct à la violence mais nous pouvons très facilement l'interpréter comme tel.
Dans tous les textes de l'auteur, l'occident représente les forces du mal qui
poussent les musulmans, et notamment les immigrés, à s'éloigner de la religion.
Il n'y a qu'un pas à faire pour y voir un appel au combat.
4.2.3. La communauté.
La société prophétique est idéalisée ainsi que la communauté de ce temps: "Au
6ème siècle , alors que monde planait entre la vie et la mort et qu'il n'y avait
personne auprès de qui chercher de l'aide, la venue du Prophète Mohammad
(BSDL618) apporta à l'humanité un regain de vie. Il plaça le bien-être humain sou
le soin d'une Communauté qui possédé la Révélation et la Loi Divine619.
"La conception islamique de Dieu comme le Créateur, le Nourrisseur et le
Supporteur de tout le monde et de toutes les nations, et l'étendue universelle du
ministère du Prophète Mohammad (BSDL) avaient enlevé toutes les barrières de
sang, de couleur et de géographie entre l'homme et son prochain et avait soudé
l'humanité en une famille unie"620. Il est ici question d'inclure tout le monde et
ceci est légitimé par les Attributs de Dieu et par la fonction du prophète. On
pourrait croire qu'il y a une volonté d'accepter les différences, l'autre. Mais il est
plutôt question de gommer ces différences par le pouvoir de la religion. Ce ne
sont donc pas des propos réformistes qui auraient pour qualité le respect des
différences.
En ce qui concerne les immigrés musulmans à l'étranger, il est nécessaire pour
eux de vivre en tant que musulmans et pour ce faire, il faut impérativement,
selon l'auteur, créer une société musulmane: "To preserve the distinctive
character and temperament of Islam requires great effort. It is essential to
remain on guard against the dangers of developing regional versions of Islamic
616
Id. p. 112
NADWI, Syed Abul Hassan Ali, op. cit.,1992 p. 123.
618
Que la Bénédiction et le Salut de Dieu soit sur Lui – BSDL.
619
NADWI, Syed Abul Hassan Ali, op. cit., 1992, P. 245.
620
Id. p. 83.
617
culture.This struggle requires an Islamic environment, a network of personal
relations ships, a conscious effort to adopt an Islamic mode of living (souligné
dans le texte original)"621. Dans ce cas, vivre à l'étranger, est perçu comme un
danger, comme une lutte pour ne pas perdre ses racines. Il n'est pas fait référence
à une volonté d'adaptation mais à un mode de vie qui doit absolument rester le
même que celui dans le pays d'origine avec des fréquentations de gens de même
origine. Il n'est donc pas concevable de considérér ces dires comme réformistes
Pour l'auteur, le Prophète est un réformateur car il"[…] brisa les chaînes de
l'ignorance et de la superstition t invita les hommes à une servitude qui les
libérerait de toute autre attache. Il Leur instaurera les légitimes conforts de la
vie. Son avènement donna à l'humanité une nouvelle vie, une nouvelle lumière,
une nouvelle foi, une nouvelle société et une nouvelle culture"622. Ici, nous ne
partageons pas la même signification du terme réformer que l'auteur. Pour lui, il
s'agit d'instaurer de la nouveauté. Il parle aussi d'une correction d'un défaut
moral de la société623, alors que pour nous il s'agit de nouvelles interprétations
des sources et références dans le but d'une adaptation. De plus comme nous
l'avons cité précédemment: "Pour les musulmans, il n'y a absolument aucun
besoin d'une nouvelle religion, d'une nouvelle loi canonique ou de nouveaux
enseignements moraux"624. Ainsi pour l'auteur, selon sa définition du
réformisme, de nos jours, l'Islam n'a besoin d'aucune réforme.
L'auteur distancie le prophète de la politique: "Il n'était pas un chef politique. Il
était un prêcheur du monde divin, un avertisseur et un porteur de bonne
nouvelle"625. Ainsi les politiciens sont perçu négativement et nous pourrions
croire que pour l'auteur, l'islam doit se séparer de la politique. Pourtant l'écrivain
prône un gouvernement islamique qui seul est capable d'éduquer les foules, les
bons croyants: "C'est au commandement musulman de se rendre compte que les
personnes qui ne peuvent penser pour elles-mêmes ne peuvent constituer un
peuple digne de confiance"626. Il y a donc bien une référence au politique mais
cet élément ne nous permet pas de caractériser ces propos comme
fondamentalistes.
Nous pouvons constater que, comme Hassan Al Banna, Syed Abul Hasan Ali
Nadwi, en rapport à nos définitions, ne peut être ni qualifié totalement de
réformiste ni de fondamentaliste. Seul quelques éléments caractérisant l'un des
deux mouvements se retrouvent dans les textes.
621
NADWI, Syed Abul Hassan Ali, op. cit.,1993/1414 AH. p. 133.
NADWI, Syed Abul Hassan Ali, op. cit., 1992 P. 61.
623
Id. p. 63.
624
Id. p. 258.
625
Id. p. 65.
626
Id. p. 261.
622
4.3. Yusuf Al-Qardawi.
Les extraits de textes de Yusuf Al-Qardawi que nous allons analyser
proviennent de deux de ses œuvres: Priorities of the Islamic Movement in the
Coming Phase et Islamic Awakening between Rejection and Extremism.
4.3.1. Le rapport aux sources.
L'auteur fait sans cesse référence au coran pour légitimer les lignes directrices de
son discours, notamment lorsqu’il nous parle du Mouvement Islamique. La
mission de ce mouvement serait de faire revivre l'islam. Hors ce terme a été
utilisé par le Prophète: "The term "revival of Islam" is not an expression of
mine; it was used by the Prophet (peace be upon him) in a sahih hadith
(souligné dans le texte original) narrated by Abu Hurayrah: "Allah shall send at
the start of every hundred years, someone who will revive this Deen (souligné
dans le texte original)"(99:7)"627. Les références auxquelles il fait allusion sont
faites hors contexte. L'auteur prône aussi l'infaillibilité des textes: "This
methodology is generally based on the following principles and fundamentals:
1.Judging by the infallible texts and not by sayings of men"628.
Partant de ce constat, nous pouvons dire que, en ce qui concerne le rapport aux
sources, que l'auteur a une opinion fondamentaliste.
Le penseur propose de redéfinir le fiqh, qui est la base de la jurisprudence
musulmane. Cela nous incite à penser que, contrairement à ce que nous venons
de voir, Qardawi s veut repenser quelque chose considéré comme fondamental
au sein de la religion musulmane. Pourtant ce n'est pas le cas, car le fiqh a pour
lui une signification différente : "We are in need of a new fiqh (souligné dans le
texte original) so that we may deserve to belong to those described by Allah as
"people who understand". By "fiqh"(souligné dans le texte original) here, I do
not mean fiqh (souligné dans le texte original) as it is used in the Islamic
terminology, i.e. the science of jurisprudence that determines the particular
terms and conditions of ablution […]"629. Ainsi en se basant sur des versets du
Coran le fiqh pour lui signifie: "an in-depth understanding of the unchanging
sunan (practices) (souligné dans le texte original) of Allah in souls, minds and
horizons, and in his creation and punishments for those who deviate from the
path ordained by him"630. Il n'est donc ici aucunement question de
réinterprétation ni de changement mais de compréhension profonde du chemin
ordonné par Allah. Nous pouvons avec prudence déceler dans ces propos une
orientation fondamentaliste avec une traduction d’un terme (qui pourtant pour
beaucoup de musulmans signifie jurisprudence) différente de la majorité qui
627
Al QARDAWI, Yussuf, Priorities of the Islamic Movement in the Coming Phase, London, Awakening
Pubblications, 2000, p..30.
628
Id., p. 123.
629
Id., p. 41.
630
Id., p. 42.
permet de légitimer (grâce au Coran) un comportement ou rien ne peut être
changé car il faut se conformer à ce qui a été voulu par Dieu.
4.3.2. L'opposition à la société occidentale.
L'auteur montre clairement son opposition à l'occident qui est vu comme un
envahisseur porteur de matérialisme:"Although the number of such people is
few as a result of the sweeping materialistic wave and the western ideological
invasion […]"631. D'ailleurs pour le combattre, celui-ci affirme son soutient en
faveur du jihad qui, selon lui, ne mérite pas d'être discuté car le jihad est un
devoir. Pourtant, d'après Qardawi, on ne doit pas accuser les musulmans
d'utiliser la force car premièrement, ils n'ont pas libéré les pays musulmans des
usurpateurs et des agresseurs (comme la Palestine ou les Philippines).
Deuxièmement, la propagation qui devrait être faite de l'islam à travers le monde
n'est rien comparée à l'effort que les Chrétiens font pour promulguer leurs
croyances à travers le monde. Finalement: "Those against whom we want to
launch our offensive jihad are the same people who make all of sorts of weapons
and sell them to us. […].This being the case, how can we talk of launching an
offensive jihad to subject the whole world to our Message when the only
weapons we can muster are those given to us by them and when the only arms
we can carry are those they agree to sell to us?"632. Ici nous constatons que la
faute est reportée sur les autres. La violence n'est pas explicitement légitimée
mais en tout cas elle est excusée.
Malgré cela, Qardawi encourage le dialogue, entre les différentes races et
ethnies musulmanes mais aussi envers les minorités et les autres (comme les
dirigeants occidentaux). Toutefois, le dialogue est admis uniquement en vue
d'une possible conversion à l'Islam: "Our mission is to guide the confused
humanity to the way of Allah and link the worldly life to the Hereafter […]"633.
On ne peut donc pas parler de réformisme acceptant les différences.
4.3.3. La communauté.
Le but de Qardawi est de créer le Mouvement Islamique afin de restaurer sa
suprématie: "The Islamic Movement has come into existence to revive Islam
(tajdeed ul Ilsam) (souligné dans le texte original) and reinstate it at the helm of
life once again"634. Ici il est fait référence à un temps révolu de la splendeur et de
la grandeur musulmane. Référence généralement faite par les fondamentalistes.
L'auteur souhaite que le mouvement procède à l'éducation des jeunes. Il souhaite
fonder une école qui permettrait de former les futurs leaders musulmans:
"However, what matters here is that we should, even must, prepare the
leaderships that is required for the coming phase, so as to ensure that there will
631
Id., p. 69.
Id., p. 122.
633
Al QARDAWI, Yussuf, op. cit., 2000, p. 208.
634
Id. p. 30.
632
stand at the helm, only those leaders who are strong, honest, dependable and
knowledgeable"635. Nous distinguons par cet extrait, un comportement
typiquement fondamentaliste avec un mouvement qui propose des règles de
conduite et un mode d'organisation autoritaire fondé sur un programme
totalement idéologique.
Pour répandre le message du mouvement, Qardawi préconise l'utilisation des
médias. Nous voyons par-là même qu'il ne rejette pas les moyens modernes. De
plus, il remet en question certains préceptes en rapport avec le temps présent :
"Can any contemporary state ignore the times it exists in and deprive its subjects
of the invaluable services of television and rely only on the radio, on the
grounds that television depends upon photography which is harãm (souligné
dans le texte original) as some students of "religions education" argue these
days?"636. Ici nous pouvons souligner des propos typiquement réformistes.
Le mouvement a pour but d'unir tous les musulmans pour répandre l'Islam dans
le monde: " The Islamic Movement should do is best to unite all the Islamic
groups and all the groups of the Islamic Awakening into one front for helping
Islam and establishing it on the earth and standing in the face of all the invading
currents that oppose the da'wah of Islam"637. Nous pouvons presque supputer
une vision du monde millénariste (vision fondamentaliste) ou le bien doit
combattre le mal pour voir finalement le mouvement s'instaurer à la tête du
monde entier.
4.3.4. Autres
L'auteur parle d'un refus d'aborder les problèmes face auxquels les musulmans
ne sont pas prêts:" […] So that we may not commit ourselves to matters for
which we are not prepared or for which we do not posses the necessary tools"638.
Il est donc possible de croire qu'il existe un déni du temps présent, de la
modernité, en supposant que de nos jours les musulmans peuvent faire face à des
problèmes jamais rencontrés auparavant. Ce qui n'est pas caractéristique d'une
attitude réformiste, attitude qui se trouve en contradiction avec la volonté de
l'auteur de se tourner vers le futur et d'oublier les problèmes d'antan " One of the
characteristics of the ideology that we wan for the Islamic Movement is that it is
a futuristic ideology that always looks into the future and does not confine itself
to the present"639. Qardawi veut se tourner vers le futur mais refuse les nouveaux
défis auxquels ce futur pourrait le confronter. Cela peut être considéré comme
des propos fondamentalistes car les fondamentalistes acceptent certains éléments
de la modernité (le futur) mais en rejettent d'autres (les problèmes).
635
Id. p.110.
Al QARDAWI, Yussuf , Islamic Awakening, between Rejection and Extremism, U.S.A., International
Institute of Islamic Thought, third edition 1995/1416 AH, p. 116.
637
Al QARDAWI, Yussuf, op. cit., 2000, p. 225.
638
Al QARDAWI, Yussuf, op. cit., 2000, p. 117.
639
Al QARDAWI, Yussuf, op. cit., 2000, p. 143.
636
Cependant, l'auteur parle d'ouverture d'esprit et de contextualisation: "My worst
fear for the Islamic Movement is that it opposes the free thinkers among its
followers and closes the door to tajdeed and ijtihad (souligné dans le texte
original), confining itself to only one type of thinking […]. Our fuqaha
(souligné dans le texte original) said long ago: "a fatwa (souligné dans le texte
original) must change with the change of time, place, customs and
conditions""640. Ce qui dénote d'une volonté de réformisme.
Pour Qardawi, la politique est un élément important de son futur mouvement. Il
prône un mouvement politiquement libre et démocratique. Nous pourrions
croire qu'il accepte un élément des pays occidentaux et de la modernité mais il
nous met bien en garde. Il ne fait pas référence à la démocratie occidentale:
"What I wish to stress here is that islam is not democracy and democracy is not
Islam.[…]. I do not wish that western democracy be carried over to us with its
bad ideologies and values […]"641.et pour lui les principes de la démocratie sont:
"Shura, nasihah (advice) (souligné dans le texte original), enjoining the good
and forbidding the evil, disobeying illegal orders, resisting unbelief and
changing wrong by force when possible"642. On pourrait croire à une acceptation
du terme mais un rejet de sa signification. Serait-ce du fondamentalisme ?
L'auteur oscille entre des propos fondamentalistes et des propos réformistes. En
aucun cas il n'est possible, en se référant à ses dires, de trancher pour l’une ou
l’autre solution.
5. Conclusion.
Tout d'abord, nous souhaitons rappeler que nous avons choisis des parties de
textes qui, à nos yeux posaient problème. C'est-à-dire qu'à partir de ces textes, il
est possible de réaliser plusieurs interprétations. Nous nous rendons compte que
ces extraits de textes sont formulés hors de leur contexte et que d’autres propos
les entourent. Nous avons donc essayé de les restituer et de les interpréter en
fonction du contexte dans lequel ils ont étés émis.
Comme nous l'avons vu tout au long du travail, nos définitions du réformiste et
du fondamentalisme ne nous permettent pas de caractériser les écrits des
penseurs musulmans présentés. Ainsi selon leur propos, ces auteurs formulent
640
Al QARDAWI, Yussuf, op. cit., 2000, p. 133.
Al QARDAWI, Yussuf, op. cit., 2000, p. 187.
56
Al QARDAWI, Yussuf, op. cit., 2000, p 188.
641
soit des opinions réformistes, soit des avis fondamentalistes ou même les deux.
Cela peut être dû au fait que les définitions que nous avons choisies ne sont pas
complètes ou erronées. Nous penchons plutôt sur le fait que ces définitions
essayent d'englober plusieurs phénomènes religieux (en l'occurrence les
religions abrahamiques) et que de ce fait, elles manquent de précision lorsqu’il
s'agit d'analyser dans les détails une religion distincte.
Nous pensons donc qu'il est nécessaire d'adopter des définitions spécifiques. Le
réformisme musulman est particulier et, bien qu'il puisse avoir des points
communs avec le réformisme juif, il est nécessaire de souligner ses
particularités. Il en va de même lorsqu’on parle de fondamentalismes. Nous
pensons également que si nous avons eu quelques difficultés à définir les
auteurs comme appartenant à un groupe ou à un autre, c'est en partie parce que
la frontière (si il y en a une) entre le réformisme et le fondamentalisme n'est pas
très claire. Devant ce constat, il est possible qu'un auteur puisse très bien être
réformiste et avoir certains propos appartenant au fondamentalisme et
inversement.
Nous souhaitons aussi souligner que si nous n'arrivons pas à classer les penseurs
présentés, il s’agit là peut-être d’une volonté de leur part. Certains de leurs
propos sont vagues parce qu'ils l'ont peut-être voulu ainsi et de ce fait, ils
peuvent toujours se défendre d'une accusation quelconque en prétextant que
nous avons mal interprété leur propos.
ISLAM
LAÏCITE ?
La réponse des nouveaux penseurs musulmans
Présenté par Florence Savary
1
INTRODUCTION
1.1
OBJECTIFS DU TRAVAIL ..........................................................................................................
1.2
MÉTHODOLOGIE .....................................................................................................................
2
3
NOUVELLES PENSÉES MUSULMANES
2.1
ISLAM ET POLITIQUE DANS LES TEXTES ...................................................................................
2.2
ISLAM ET POLITIQUE DANS LES RÉALITÉS HISTORIQUES ..........................................................
2.3
L’ISLAM FACE À LA LAÏCITÉ / SÉCULARISATION ......................................................................
2.31
LA MÉFIANCE DE RAHMAN .....................................................................................................
2.32
LA RÉPONSE MODÉRÉE D’ABDERRAZIQ ..................................................................................
2.33
L’ENTHOUSIASME DE TALBI ...................................................................................................
CONCLUSION
Introduction
Toutes les religions entretiennent des rapports particuliers avec la laïcité. Ces
relations varient selon les époques, les lieux, les contextes : elles peuvent être
provoquées et bienvenues, refusées et violentes. La laïcité recouvre une réalité
tant diversifiée qu’il n’est pas possible d’en donner une définition rigide et
statique. Nous pouvons cependant remonter à ses origines pour introduire ce
travail.
La plupart des historiens643 s’accordent à placer l’origine du mot à l’intérieur du
développement de la religion chrétienne. La distinction de Jésus entre ce qui
appartient à César et ce qui est du ressors de Dieu est ancrée dans les annales de
la pensée chrétienne. Vers les XIIe et XIIIe siècles, la laïcité désigne tout ce qui
n’appartient pas à un ordre religieux. Ce n’est qu’aux alentours du XIXe siècle,
sous l’impulsion de la France, qu’elle suppose une distinction établie entre le
pouvoir religieux et le pouvoir politique. Depuis, les représentations de la laïcité
se sont multipliées et nous pouvons observer à travers le monde des contenus
très variés. La laïcité républicaine française (Loi de 1905) se distingue des autres
concrétisations par la prétention à établir un Etat cultuellement et politiquement
neutre. La réalité turque nous présente un cas où plutôt qu’absente de l’Etat, la
religion y est mise sous tutelle. L’exemple indien s’interpréterait plutôt comme
une tendance de l’Etat à reconnaître toutes les croyances et à se montrer
bienveillant envers les différentes religions pratiquées par les citoyens. Comme
le résument ces quelques illustrations, la difficulté première de ce travail
consistera à nuancer les propos pour tenir compte du dynamisme que recouvre le
concept de laïcité.
Le cas des pays dont la religion principale est l’islam demeure très complexe, en
raison de la multiplicité des ses représentations concrètes, des souffrances
nombreuses dues aux tensions entre islam et politique puis des circonstances
difficiles dans laquelle s’est opérée la rencontre avec la sécularisation. Nous
verrons qu’il est impossible de faire un rapport exhaustif des relations existantes
entre islam et laïcité puisque autant l’un que l’autre véhiculent des images
pouvant parfois s’opposer et se contredire. Les mille et unes représentations de
l’islam ne pourront malheureusement pas être présentées ici. De plus, les
peuples des pays musulmans se sont vus contraints d’adopter la laïcité de
nombreuses fois par des colonisateurs étrangers et rarement de leur religion. Les
populations musulmanes du monde ont trop souvent rencontré ce système d’une
manière tragique et violente et ont subi d’immenses souffrances associées
643
C.f. L’HISTOIRE, Dieu et la politique : le défi laïque, 289 (2004).
naturellement à la modernité, à la consommation, au profit et aux plaisirs futiles
d’un Occident pourri et désacralisé, vidé de ses valeurs morales.
Le christianisme, c’est indéniable, a donc connu une relation profonde avec la
laïcité. Hors, dans les sociétés islamiques, le terme séculier ou laïc n’existe pas.
Ainsi l’expression qui recouvre ces notions est lâdînî, « ce qui veut dire
littéralement non religieux, areligieux ou antireligieux »644. Dès les origines,
cette traduction est accompagnée d’une signification très péjorative qui appelle à
la fin du religieux. Il s’agit pour moi de l’une des difficultés supplémentaires à
laquelle doivent faire face les populations musulmanes. Non seulement la
politique a souvent perverti leurs croyances religieuses, non seulement leur
confrontation avec la laïcité ou la sécularisation est brutale, imposée de
l’extérieur, mais en plus les termes en eux-mêmes véhiculent une image très
négative des réalités qu’ils représentent.
Objectifs du travail
Ce travail vise certains objectifs personnels dont celui de mieux comprendre les
rapports que l’islam entretient avec la politique en général. Pour des motifs
égoïstes, je chercherai officieusement à savoir pourquoi ces relations sont si
controversées et les débats toujours si houleux. Cependant, afin que cette
analyse corresponde aux exigences du séminaire, le sujet vaste se doit d’être
précisé et approfondi. Ainsi, ces premières interrogations, bien que servant de fil
rouge au cours de mes lectures ne seront pas spécifiquement abordées ici, mais
je ne pourrai les effacer totalement de l’arrière fond.
Les buts académiques de ce texte seront de comprendre dans quelles mesures
l’islam est compatible avec la laïcité, prise dans une signification qui accepte les
différents contenus qu’elle construit dans un contexte toujours particulier. Afin
de délimiter les réponses au cadre assigné, seules les réponses des intellectuels
de l’islam réformistes seront retenues et étudiées. Les auteurs qui contribueront
largement à l’écriture de ce travail seront Ali Abderraziq, Fazlur Rahman, et
Mohamed Talbi. La question principale sera de déterminer comment les
nouveaux penseurs musulmans ont-ils conçu les relations entre islam et
laïcité ? Ont-ils considéré leur religion et cette conception politique comme
complémentaires, opposées, compatibles ? Il sera essentiel de chercher les
éventuelles solutions et les éléments aidant à faciliter les relations entre islam et
laïcité, afin de contredire les prédictions négatives souvent entendues en Europe.
644
FILALI-ANSARY, A., L’islam est-il hostile à la laïcité ?, Ed. Actes Sud, Arles, 2002, p. 21.
-2-
Ces quelques pages sont écrites dans le but secondaire de confirmer les
hypothèses suivantes. Tout d’abord, il n’y a pas plus d’opposition entre laïcité et
islam, qu’avec toutes les autres religions. En effet, il ne figure pas dans les
fondements de l’islam des prérogatives quant à ce sujet. En outre, j’espère que
les affirmations suivantes seront démontrables, ou du moins rendues
cohérentes : premièrement. la sécularisation est un phénomène social qui n’a
d’incidences sur la religion que dans ses réalités sociales, mais qui ne la renie et
ne l’affronte pas, et n’éloigne pas l’individu de sa foi ; deuxièmement la laïcité
est, ou du moins a été, l’ennemie de toutes les religions monothéistes,
christianisme y compris. Troisièmement, seules des circonstances historiques,
politiques et sociales particulières rendent les relations entre religion et politique
difficiles, et c’est pourquoi il ne faudrait surtout pas voir une corrélation entre
les dogmes religieux et les réalités sociales.
Méthodologie
Le travail tentera donc de vérifier que l’islam et la laïcité peuvent cohabiter
harmonieusement. Les pensées des intellectuelles seront confrontées l’une à
l’autre, ou du moins, comparées. Tout d’abord, nous verrons leur manière
particulière d’interpréter les textes, et plus particulièrement ceux des premiers
temps du Prophète, puisque ce sont eux qui détiendraient les solutions ou les
obligations régissant le rapport entre islam et politique. Ensuite, un bref aperçu
historique nous aidera à mieux comprendre l’évolution des relations entre les
deux termes, les traces qu’elles ont laissées dans les consciences musulmanes, y
compris dans celles des penseurs abordés. Enfin, un dernier chapitre viendra
clore et sera consacré entièrement à la question principale qui nous préoccupe :
dans quelle mesure les nouveaux penseurs musulmans envisagent-ils compatible
l’islam et la laïcité, quelles sont leurs craintes et leurs espoirs ? L’idéal serait de
parvenir à un éventail de solutions qui trouverait sa place dans une conclusion
optimiste et ouverte sur les possibilités de l’avenir.
Nouvelles pensées musulmanes
Ali Abderraziq (Egypte, 1888 - 1966), Fazlur Rahman (Pakistan, 1919 - 1988) et
Mohamed Talbi (Tunisie, 1920 - ) seront les auteurs étudiés pour cette
thématique. Leurs pensées m’ont paru pertinentes pour aborder cette
problématique parce qu’ils rendent compte chacun à leur manière des
possibilités qui s’offrent à l’islam pour répondre à la question principale de ce
travail. Ils appartiennent au courant des réformateurs qui souhaitent moderniser
l’islam de l’intérieur. Les trois penseurs ont le point commun de ne pas
considérer islam et laïcité comme une dichotomie inébranlable. Ils interprètent
les difficultés comme liées à l’histoire plutôt qu’à la religion. Par contre, ils se
-3-
différencient sur le contenu du mot laïcité, ses facettes positives ou négatives, et
donnent chacun différentes clés pour ne pas adopter le chemin de l’impasse.
Islam et politique dans les textes
Les penseurs dont les idées ont été retenues ont chacun agit pour que les textes
sacrés soient relus à la lumière des nouvelles connaissances et méthodes
scientifiques. Le regard neuf de ces intellectuels musulmans permet
d’appréhender les réalités actuelles du monde tout en respectant l’esprit véhiculé
par le Coran et la Sunna. Cependant, certains auteurs ont des visions différentes
sur les principes concernant la politique dans le Coran. L’objectif de ce chapitre
est de les passer en revue, pour comprendre la diversité de possibilités et
découvrir que l’islam est à présent loin d’une période figée.
Rahman considère la première révélation coranique comme porteuse de trois
principes fondamentaux et inséparables : « un dieu unique créateur et support du
monde, la nécessité de la justice socio-économique, le jugement dernier comme
repère absolu »645. Dans les révélations suivantes, ils donneront naissance à des
institutions pour les lois et l’ordre social. Pour le penseur pakistanais, “ the
Qur’an is the divine response, through the Prophet’s mind, to the moral-social
situation of the Prophet’s Arabia, particularly to the problems of the commercial
Meccan society of his day”646. Ainsi, il faut non seulement comprendre le
contexte historique de l’Arabie du VIIème siècle, mais il faut encore admettre que
la religion s’est construite dès ses origines dans des circonstances où l’ordre
socio-économique et politique était à l’esprit de Muhammad. C’est pourquoi
nous le verrons, Rahman sera hostile au concept de laïcité. L’islam, dès qu’il
apparaît, connaît des relations très intimes avec la politique, la vie quotidienne et
le monde social et il serait dangereux de totalement les séparer.
Abderraziq porte une autre opinion sur le sujet. Pour lui, le Prophète a
effectivement été le chef spirituel et temporel sur la première communauté de
croyants. Mais à sa mort, rien n’indique qu’il ait demandé un successeur
spirituel. Les révélations prenaient alors fin. Ce n’est que pour des questions de
pouvoir que le califat et le sultanat ont été instaurés.647 En résumé, Abderraziq
prétend qu’ « au niveau des textes sacrés, Coran et Hadîth, aucune indication
n’imposait un quelconque système politique, ni même l’idée qu’un système
645
FILALI-ANSARY, A., Réformer l’islam ? Une introduction aux débats contemporains, Ed. La découverte,
Paris, 2003, p.189.
646
RAHMAN, F. Islam and modernity, Transformation of an intellectual tradition, The University of Chicago
Press, Chicago, 1982, p.5.
647
C.f. FERJANI, M.-C., Islamisme, laïcité, et droits de l’homme, Ed. L’Harmattan, Paris, 1991, pp.361 et
suivantes.
-4-
politique « islamique » soit nécessaire ou souhaitable »648. Le double titre de
chef dans les affaires quotidiennes et dans le champ religieux ne semble être
admis que pour le Prophète, sans toutefois le considérer comme un roi, mais
comme un homme aux qualités exceptionnelles communes à tous les prophètes.
Talbi innove encore dans son interprétation des textes. Ces derniers ne
définissent pas le bon régime à mettre en place mais véhiculent les valeurs qui
devraient l’habiter, car « Dieu ordonne l’équité, la bienfaisance, et la libéralité
envers les proches parents [… et ] tout système réalisant ces objectifs, ratifié
librement par la umma, garantissant les libertés tout en évitant le chaos, est un
système en accord avec le texte »649. Le Coran prône la liberté de religion,
comme droit fondamental de tous les être humains. Dieu a laissé libre chacun
d’eux pour qu’ils puissent choisir de s’allier à lui en toute sincérité et loyauté.
La dignité de l’homme dépend de cette liberté. La Charte de Médine constitue
un bon exemple pour exprimer les pensées de Talbi, parce qu’elle présente une
« société marquée par le pluralisme des religions et des identités sur la base de la
solidarité, de la justice et de l’égalité réciproque des droits et des devoirs »650.
En s’appuyant sur cette valeur émise dans le texte sacré, Talbi émettra un avis
plus positif que Rahman sur les avantages ou éventuels bienfaits de la laïcité.
Pour conclure, Talbi sait bien que le recours aux textes (c’est-à-dire au modèle
de la vie du Prophète) pour régler la question de l‘imbrication entre islam et
politique a provoqué de tous temps des violences. C’est pourquoi des textes
comme la charia devraient prendre moins d’importance, sans être contredit pour
autant à cause de leur valeur et autorité spirituelles.
Islam et politique dans les réalités historiques
Les penseurs musulmans auxquels nous nous référons sont tous d’accord sur le
point suivant : les relations qu’a entretenues l’islam avec la politique dès la mort
du prophète ont provoqué jusqu’à aujourd’hui bien souvent des tragédies dont
les souffrances sont encore palpables dans les mentalités des populations. On a
figé les textes sacrés pour favoriser un modèle social patriarcal et vider l’islam
de son véritable esprit. Les Réformistes partagent tous « l’idée qu’il faut séparer
le message coranique de son incarnation concrète dans une histoire et un lieu
donnés »651 et pour eux, « la norme juridique est transformée en valeur
éthique »652. Dans la réalité, tous considèrent que seul le régime de Khomeiny
est une représentation moderne de l’Etat islamique, avec les tristes conséquences
648
FILALI-ANSARY, A., 2002, op. cit., p. 101.
TALBI, M., Plaidoyer pour un islam moderne, Ed. Le Fennec, Casablanca, 1998, p.73.
650
Idem, p. 76.
651
ROY, O., La laïcité face à l’islam, Ed. Stock, Paris, 2005, p.80.
652
Idem, p. 85.
649
-5-
que l’on connaît. Ainsi donc, les termes d’Etat musulman restent concrètement
vagues pour tout jugement.
Abderraziq rend bien compte des tensions et des images qui existent entre islam
et politique. Il distingue 3 moments : le premier survient à la mort du Prophète,
lorsque les membres de la communauté « entreprirent de prolonger l’œuvre du
Prophète par la création d’un Etat ayant pour mission de mettre en pratique les
enseignements de la nouvelle religion »653. Cette institutionnalisation paraît alors
naturelle pour la survie de la communauté. On instaure alors le califat, qui
malgré des conflits nombreux restera dans l’imaginaire collectif musulman
comme « symbole du système islamique juste »654. Au Moyen Age, lorsque le
califat s’écroule, les dynasties naissent et se succèdent alors que les premiers
ulamas sont reconnus. Les fonctions politiques commencent progressivement à
se différencier des fonctions religieuses. Mais ce sont les normes religieuses qui
restent appliquées dans la politique, et non l’inverse. Le denier moment est situé
vers les XIXe et XXe, avec la venue de l’Etat moderne comme source des
législations. La colonisation provoque un sentiment d’infériorité gravé comme
un traumatisme éternel pour les différentes populations. La montée des
nationalismes radicaux, les guerres d’indépendance s’ajoutent aux obstacles. Les
rencontres difficiles avec l’occident font cependant naître les débats sur la
laïcité. L’Etat Nation prend la relève des empires déchus et c’est à lui que
revient alors le rôle de réguler la société musulmane. La pression des européens
va encore complexifier la situation des pays en pleine mutation. La rencontre
entre islam et sécularisation s’est faite sous contrôle occidental, ce qui implique
dès le départ des tensions. Les notions telles que progrès (économique !),
science, rationalisation sont venus frappés de plein fouet les consciences
musulmanes.
Rahman considère que l’islam a fait fausse route dans ses rapports à la politique
dès son institutionnalisation. Après la mort de Muhammad, qui n’a laissé ni
successeur ni méthode de gouvernement, les lois ont très vite été établies, sans
prendre le temps de leur permettre d’évoluer et de se développer avec leur
temps. Mise à part les fiqhs, qui permettent une certaine mobilité, un dynamisme
et une marge d’évolution, le corpus musulman souffre de rigidité. Rahman
prétend que « la fixation rapide d’un corpus de loi et sa sacralisation, son
prétendu retrait de l’arbitraire du temps et des hommes, son extraction du
contexte historique où il est né, son élévation au rang de norme échappant au
temps et à l’espace […] sans méthode véritable ni attachement à l’esprit et aux
valeurs socio morales du Coran »655 ont pour longtemps bloquer les
dynamismes de changements et d’évolution naturelle. Non seulement au niveau
653
FILALI-ANSARY, A., 2002, op. cit., p.36.
FILALI-ANSARY, A., idem, p. 37.
655
FILALI-ANSARY, A., 2003, op. cit., p.191.
654
-6-
théologique et politique, mais aussi dans le domaine de l’éducation, les
innovations nécessaires n’ont pas pu se produire, ce qui a très nettement
désavantagé ces derniers siècles l’islam et ses croyants. Le problème est que
« the Muslims’ failure to make a clear distinction between Qur’an ethics and law
has resulted in a confusion between the two”656. Il faut réconcilier la loi et la
morale. En dernier lieu, Rahman nous présente l’autre difficulté cruciale devant
laquelle se trouvent les populations musulmanes. L’islam n’a cessé d’être
manipulé pour des enjeux politiques, et « Islam thus becomes sheer
demagoguery »657.La perversion qui s’est abattue sur la religion a produit son
affaiblissement moral. Tout comme Abderraziq, il déplore qu’une sécularisation
discrète et perverse se soit déjà installée dans l’islam lors des contacts avec
l’occident et des périodes de stagnation intellectuelle.
Talbi abonde dans le même sens et va peut-être encore plus loin que Rahman. Il
pense que « la violence est devenue inséparable de l’histoire politique des
musulmans »658. Les différentes lois qui ont été soi-disant inspirées du Coran ont
surtout servi à légitimer le pouvoir en place et « la religion a été et continue
d’être mise au service de visées politiques opposées, comme tremplin pour
s’emparer du pouvoir et, dans beaucoup de cas, pour justifier le despotisme et la
tyrannie »659. Le penseur tunisien souhaite que les musulmans tirent les
conséquences du passé, où l’islam a parfois permis de justifier les totalitarismes
en tout genre et où ses tentatives politiques n’ont jamais réellement été inspirées
du Coran.
L’islam face à la laïcité / sécularisation
Dans ce chapitre, nous verrons les pensées, les peurs et les angoisses émises par
les nouveaux penseurs. Les réserves émises sur la laïcité varient d’un auteur à
l’autre, c’est pourquoi ici encore, il est pertinent de séparer les avis divergents.
Bien qu’il soit impossible de les opposer, puisque d’après mes lectures, ils
s’accordent tous sur le fondement de leurs théories, nous essayerons de bien
appuyer les nuances là où elles se dévoilent, de comprendre les limites à ne pas
franchir chez chacun.
La méfiance de Rahman
Partant du principe que l’islam, dès ses origines, a mêlé spiritualité et action
dans le monde (pour la justice socio-économique), Rahman n’accorde pas de
656
RAHMAN, F., 1982, op. cit., p. 154.
Idem, p. 140.
658
FILALI-ANSARY, A., 2003, op. cit., p. 172.
659
TALBI, M., 1998, op. cit., p. 72.
657
-7-
grandes vertus à la laïcité. On peut même supposé qu’il soit radicalement contre,
la raison centrale étant qu’elle mènerait à l’athéisme. En fait, Rahman pense
qu’aussi longtemps qu’une métaphysique, une théologie et une éthique basées
sur le Coran ne sont pas formulées, la laïcité représente un grand danger pour les
sociétés. Il faut donc un fondement d’ordre socio-économique si l’on souhaite
avancer sur le chemin de la sécularisation, autrement, le processus n’aura que
des effets pervers sur les fidèles. Les musulmans doivent entreprendre la
construction d’une éthique solide, inspirée de l’esprit du Coran, pour que leurs
actes ne dépassent pas certaines limites inhérentes à leurs croyances religieuses,
pour que Dieu soit présent dans toute décision individuelle et collective et pour
éviter toute manipulation politique perfide.660
L’islam est inséparable des vertus morales, telles que la piété, la justice sociale
et la responsabilité face à Dieu. Renier une imbrication nécessaire entre les
principes religieux et la politique reviendrait alors à renier ces valeurs, qui
fondent l’esprit de l’islam, sa substance. Rahman craint que l’islam soit vidé de
tout son sens et son essence si ces valeurs disparaissent ou lui deviennent
extérieures.661 L’éthique doit se traduire ensuite dans les lois, qui dirigent tous
les appareils sociaux, politiques, et économiques.
Pour terminer, Rahman, loin de contredire ses premières idées, admet cependant
que « the politics being waged most of the time in these countries [c’est-à-dire
les pays à majorité musulmane] is harldy less pernicious in its effects than
secularism itself »662. C’est seulement lorsque les objectifs premiers de Rahman
seront réalisés (métaphysique, théologie, éthique, éducation à repenser) et que
les pouvoirs politiques agiront pour le bien de leur peuple, que l’islam pourra de
manière optimale servir de « guidance » aux gouvernements en place. D’ici là,
la laïcité reste associé à un imaginaire négatif, favorisant le laisser-faire et
diminuant la responsabilité de l’être humain.
La réponse modérée d’Abderraziq
Abderraziq se situe peut-être entre la méfiance de Rahman et l’enthousiasme de
Talbi. Pour lui, une première contradiction évidente réside dans le fait qu’ « une
religion peut être universelle, un Etat non »663. D’emblée, l’Etat islamique est
rejeté. Comme nous l’avons vu précédemment, le penseur considère que le
dernier Prophète n’a jamais évoqué la marche à suivre pour continuer son œuvre
et n’a jamais nommé de successeur à son rôle. Il en résulte que son pouvoir ne
660
C.f. RAHMAN, F., 1982, op. cit.
C.f. FILALI-ANSARY, A., 2003, op. cit.
662
RAHMAN, F., 1982, op. cit., p. 140.
663
FILALI-ANSARY, A., 2002, op. cit., p. 67.
661
-8-
peut pas être transmis à un autre homme, et cela concorde avec la conception de
la sécularisation. Autrement dit, « la mission du prophète n’est pas
transmissible »664. Il y a, devant l’absence de succession, une séparation claire
entre « un pouvoir de type religieux, celui du Prophète, et un pouvoir qui, ipso
facto, ne peut être que… séculier »665. Bien qu’évitant une éloge de la laïcité à la
française, Abderraziq, contrairement à Rahman, considère la sécularisation
comme un processus positif qui pourrait même permettre à l’islam de renaître
pur, sans manipulation de pouvoir.
Pour conclure son ouvrage de référence666, Abderrraziq affirme qu’il n’existe
aucune loi qui empêche les musulmans de se réaliser le meilleur Etat possible :
« Rien ne leur interdit de détruire ce système désuet qui les a avilisés et les a
endormis sous sa pogne. Rien ne les empêche d’édifier leur Etat et leur système
de gouvernement sur la base des dernières créations de la raison humaine et sur
la base des systèmes dont la solidité a été prouvée, ceux que l’expérience des
nations a désignés comme étant parmi les meilleurs »667. Pour solutionner les
conflits régissant entre religion et politique, il préconise la rupture avec les
agissements des derniers siècles.
L’enthousiasme de Talbi
Talbi se montre sans aucun doute comme étant le plus fervent défenseur de la
laïcité, sans adhérer totalement à l’exemple français. Il parvient à y trouver les
conditions nécessaires au revivalisme de l’esprit musulman, ce qui nous permet
de le caractériser comme homme séculier. Pour bien comprendre les opinions
de Talbi, il convient de rappeler sa conception de l’islam. Il considère que la
liberté de religion est un élément central au Coran668. Les textes sacrés stipulent
que l’homme est libre d’accepter ou refuser la foi, qui est cadeau de Dieu. Ainsi,
la tolérance et le respect sont vus comme valeurs fondamentales et inséparables
de l’islam, ce qui confère une légitimité au pluralisme et au droit à la différence.
La liberté de religion s’est le mieux développée dans les pays pratiquant le
libéralisme politique, autorisant le dialogue et poussant au compromis. L’islam
est compatible à tous ces termes, du moins, autant que les autres religions
monothéistes. Pour éliminer les craintes de Rahman, Talbi précise encore que la
liberté religieuse n’est pas l’athéisme. Au contraire, le croyant, étant libre de ses
choix, va accomplir ses devoirs en témoignant de sa foi. C’est l’individu qui
décide de suivre ou non l’appel de Dieu, et non la communauté. Il écrit : « je
664
Idem., p. 69.
Ibidem.
666
ABDERRAZIQ, A., L’islam et les fondements du pouvoir, Ed. La Découverte , Paris, 1994, p.156.
667
Idem, p.156.
668
TALBI, M., Religious liberty, in KURZMAN, C., Liberal Islam: a sourcebook, Oxford Press University,
Oxford, 1998.
665
-9-
n’ai personnellement rien contre la laïcité, à condition qu’elle ne soit pas une
idéologie antireligieuse »669.
Talbi affirme clairement que « l’appartenance à un Etat est une chose,
l’appartenance à une communauté spirituelle en est une autre »670. Pour
permettre que les deux appartenances ne s’opposent pas, il est important que la
démocratie soit implantée dans les nations, et qu’elle garantisse les valeurs telles
que justice sociale et responsabilité, qui forment l’esprit du Coran. Comme
Abderraziq, il dénonce le projet irréel de vouloir reconstituer une umma
planétaire, une unité politique qui l’unisse enfin. Les tentatives qui ont été faites
en mêlant politique et islam se sont révélés la plupart du temps des échecs, et
c’est pourquoi il faut maintenant réfléchir à d’autres manières d’envisager
l’islam comme religion ou Etat. La citoyenneté est un principe qui s’accorde
avec les textes sacrés, indépendamment du groupe religieux.
Talbi admet que « le problème est que la sécularisation n’a aucune racine dans
notre passé »671 et que, par conséquent sa confrontation avec l’islam est d’autant
plus délicate. La laïcité qu’il souhaite pour les peuples musulmans ne doit pas
entrer en conflit avec les aspirations religieuses, c’est-à-dire qu’elle ne provoque
pas la désislamisation de la communauté musulmane. Elle permettrait le
pluralisme, la vision de l’Etat idéal, celui où « le musulman, lorsqu’il mettra son
bulletin de vote dans l’urne, le fera selon ses convictions, c’est-à-dire choisira le
président ou le député qui, à ses yeux, est le mieux à même d’offrir des garanties
à la société musulmane et des non musulmans »672. Le régime le meilleur aux
yeux de Talbi est celui qui réussit à garantir le choix de comportement et
d’opinion de tous, qui aide le libre arbitre à se développer dans les consciences
pour permettre à la pluralité des religions, des consciences, des ethnies, de vivre
ensemble en harmonie. Finalement, nous pouvons conclure que le modèle le
plus proche de ce qu’entend Talbi par laïcité serait l’exemple allemand et
anglais, qui garde une place pour le sentiment religieux en autorisant les
particularismes de chacun à se dévoiler.
Conclusion
Il est clair que ces auteurs s’accordent tous sur le rôle positif que l’islam peut
jouer dans la rédaction des lois. Il est possible que l’éthique du Coran ait une
place centrale dans le système politique sans pour autant s’opposer à la laïcité.
Les valeurs des textes sacrés, comme l’égalité et la justice sociales, la piété, la
responsabilité peuvent contribuer à la construction d’un Etat ou d’une société de
669
TALBI, M., 1998, op. cit., p. 99.
TALBI, M., 1998, op. cit., p .77.
671
Idem, p. 99.
672
Idem, p. 103.
670
- 10 -
droit. Mais ces affirmations ne sont pas obligatoires. Cependant, elles montrent
qu’il n’est nullement contradictoire de considérer l’islam dans un Etat libéral,
pluraliste, démocratique, et sécularisé. Rahman figure peut-être à l’écart de
Talbi et Abderraziq, parce qu’il se montre fort hostile et méfiant face à la laïcité.
Peut-être n’y a-t-il vu que la représentation concrète de la France et il y a associé
un mépris de la religion, la perte de volonté de moraliser la société. Sa
conception des termes sécularisation et laïcité s’est probablement construite sur
des bases très restrictives, qui l’empêchent de pouvoir admettre leurs avantages.
Quant à savoir si l’islam est compatible avec la laïcité selon lui, la réponse me
semble ardue à donner. Rahman craint profondément l’affaiblissement des
valeurs coraniques. Et en suivant ses idéaux (renouveler l’éthique, la théologie,
et surtout, l’éducation), il est vrai que la religion serait bénéfique aux systèmes
politiques qui ont tant baigné dans la corruption, la violence et les guerres de
pouvoir.
Finalement, les perspectives des réformistes se résument à ce que « pour elles
l’islam vise à susciter un piété fondée sur la conscience de la transcendance de
Dieu et la responsabilité de l’homme […] l’islam n’est pas une religion qui
aurait comme particularité de ne se réaliser que par et à travers un ordre
sociopolitique, et uniquement au sein d’une communauté de fidèle »673. Rahman,
Talbi et Abderraziq veulent démontrer que permettre à l’islam de revenir à son
esprit originel, à ses valeurs implique avant tout le travail de chaque croyant en
tant qu’individu. Les consciences individuelles doivent permettre au nouveau
musulman de s’élever, indépendamment des questions politiques et sociales, qui
apparaissent alors comme secondaires.
Finalement, l’islam est-il compatible à la laïcité ? Au terme de ce travail, je
répondrai que oui, les deux notions ne rentrent pas naturellement en
contradiction, mais cela, à une condition. A nouveau, il faut en revenir aux
textes et souligner les méthodes essentielles des nouveaux penseurs, visant à
différencier définitivement l’historique du principiel. La lecture des textes à la
lumière du contexte dans lequel ils ont été énoncés permettra enfin de se
débarrasser de la confusion incessante entre normes et valeurs, entre histoire et
dogme, qui a déjà causé tant de souffrances et de conflits dans la communauté
musulmane (et au-delà). Pour éviter les impasses du passé, Rahman appelle
clairement à la distinction de l’islam normatif et de l’islam historique.674 La
laïcité, si elle ne signifie pas « libéralisme pur, rejetant toute l’idée des valeurs
morales comme ciment social »675, n’est pas plus incompatible à l’islam qu’elle
ne l’a été aux autres religions.
673
FILALI-ANSARY, A., 2002, op. cit., p. 96.
RAHMAN, F., 1982, op. cit., p. 141.
675
FILALI-ANSARY, A., 2002, op. cit., p. 122.
674
- 11 -
Voilà venu le moment où il me faut définitivement récuser l’affirmation selon
laquelle islam et laïcité s’opposent. Comme j’espère l’avoir explicité, ces deux
concepts ne prennent sens que dans la réalité où ils se trouvent et
malheureusement, les contextes historiques de nombreuses sociétés musulmanes
empêchent une cohabitation harmonieuse. Finalement, si la vraie démocratie,
celle qui défend le droit, la justice et le pluralisme, était établie partout,
probablement que les relations islam et politique seraient largement facilitées et
laisseraient place à un avenir radieux.
Il apparaît également que les islamistes qui craignent et combattent la laïcité, ou
les autres musulmans laïcs qui l’admirent mais considèrent l’islam comme
incompatible avec elle mélangent à mon avis deux réalités qui ne se situent pas
sur le même plan. Comment vouloir affirmer des vérités sur d’une part, une
religion, qui base son existence sur une transcendance et, d’autre part un concept
politique qui concerne la vie sociale quotidienne ? Il s’agit d’une grave erreur
selon moi de jouer sur les deux plans à la fois. Et cette faute entraîne trop
souvent des confusions si énormes qu’elles peuvent provoquer des massacres.
Pour conclure ce travail, je souhaiterais proposer une note positive, un rêve. Il
prend bien l’apparence d’un mythe, mais l’idéal serait qu’au fil du temps, la
politisation du religieux sépare sans trop de heurts l’islam de ses dérives
politiques. La religion dans l’Etat annihilerait le sens da la foi et laisserait
apparaître une sécularisation naturelle, qui a son tour permettrait le retour du
religieux au-delà de la politique. Et l’islam retrouverait ainsi toute sa richesse et
sa grandeur, et enfin, les valeurs qu’il véhicule s’ancreraient dans la réalité des
peuples opprimés…
BIBLIOGRAPHIE
‚ ABDERRAZIQ, A., L’islam et les fondements du pouvoir, Ed. La Découverte , Paris, 1994.
‚ FERJANI, M.-C., Islamisme, laïcité, et droits de l’homme, Ed. L’Harmattan, Paris, 1991.
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‚ FILALI-ANSARY, A., Réformer l’islam ? Une introduction aux débats contemporains, Ed. La
Découverte, Paris, 2003.
‚ LENOIR, F.; TARDAN-MASQUELIIER, Y., Encyclopédie des religions, Ed. Bayard, Paris, 2000.
‚ L’HISTOIRE, Dieu et la politique : le défi laïque, 289 (2004).
‚ RAHMAN, F. Islam and modernity, Transformation of an intellectual tradition, The University of
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‚ ROY, O., La laïcité face à l’islam, Ed. Stock, Paris, 2005.
‚ TALBI, M., Plaidoyer pour un islam moderne, Ed. Le Fennec, Casablanca, 1998.
‚ TALBI, M., Religious liberty, in KURZMAN, C., Liberal Islam: a sourcebook, Oxford Press
University, Oxford, 1998.
- 12 -
Fatima Mernissi est-elle une réformatrice ?
Présenté par Camilla Cereghetti
1. INTRODUCTION
2. LE HAREM POLITIQUE, LE PROPHETE ET LES FEMMES
2.1 Le mal du présent .....................................................................................................................
2.2 La succession du Prophète.......................................................................................................
2.3 Les Hadiths misogynes .............................................................................................................
2.4 L’hijab et les femmes................................................................................................................
2.5 Conclusions intermédiaires......................................................................................................
3. LA PEUR – MODERNITE, CONFLIT ISLAM DEMOCRATIE 19
3.1 Au début, la peur ......................................................................................................................
3.2 La peur de l’Occident...............................................................................................................
3.3 La peur du chef.........................................................................................................................
3.4 La peur de la démocratie étrangère.........................................................................................
3.5 La peur du passé préislamique.................................................................................................
3.6 La peur de l’aujourd’hui ..........................................................................................................
3.7 Conclusions intermédiaires......................................................................................................
4. LE HAREM ET L’OCCIDENT
23
4.1 Harem oriental et occidental....................................................................................................
4.2 La beauté de l’intelligence .......................................................................................................
4.3 Les images, la tolérance, les femmes .......................................................................................
4.4. Le véritable harem occidental.................................................................................................
4.5 Conclusions intermédiaires......................................................................................................
5. CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
- 13 -
1. Introduction
Ce travail de séminaire a pour titre « Fatima Mernissi est-elle une
réformatrice ? ». En effet, le but de cette recherche est de voir à travers trois de
ses œuvres si Fatima Mernissi est une réformatrice.
Les trois œuvres choisies sont : Le Harem politique, Le Prophète et les
femmes676 ; La peur modernité, Conflit Islam démocratie677 ; Le Harem et
l’Occident678.
Pour pouvoir répondre à ma question de départ je vais, en premier lieu, ressortir
de ces trois écrits les éléments les plus importants. En deuxième lieu, pour
chaque ouvrage, je vais en tirer des conclusions intermédiaires. Pour terminer,
dans la conclusion finale, je vais enfin répondre à ma question, cela en m’aidant
avec les définitions et les indicateurs clés donnés dans le cadre du séminaire sur
le réformisme dans les trois religions abrahamiques.679
Avant d’aborder le travail, je vais donner quelques éléments biographiques de
l’auteur :
Fatima Mernissi est née en 1940 dans une famille de la grande bourgeoisie de
Fez. Elle-même a connu l’authentique harem musulman, grandissant parmi des
femmes cloîtrées.
Elle a ensuite étudié sociologie à l’Université Mohammed V à Rabat, où elle est
actuellement professeur. Son premier ouvrage majeur, Sexe, idéologie et
Islam680, paru en 1983, l’a rendue célèbre dans tout le monde. Le scandale arrive
en 1987 avec son second livre, Le Harem politique, Le Prophète et les
femmes681 : c’est la première fois qu’une intellectuelle musulmane explore sa
propre histoire. Plusieurs groupes intégristes ont proféré contre elle de graves
menaces. Ensuite elle a publié nombreux autres ouvrages, dont : Shéhérazade
n’était pas marocaine, Elle aurait été salariée682 (1988) ; Sultanes oubliées :
femmes chefs d’Etats en Islam683 (1990) ; Le monde n’est pas un harem, Paroles
de femmes au Maroc684 (1991) ; Rêves de femmes, Une enfance au harem685
(1996).
676
MERNISSI Fatima, Le Harem politique, Le Prophète et les femmes, Albin Michel, Paris,
1987.
677
678
MERNISSI Fatima, La peur – modernité, Conflit Islam démocratie, Albin Michel, Paris, 1992.
MERNISSI Fatima, Le Harem et l’Occident, Albin Michel, 2001.
LATHION Stéphane, Réformisme dans les trois religions abrahamiques, Séminaire à
l’Institut de Science des Religions de la Faculté des Lettres de l’Université de Fribourg, 2005
- 2006 (notes de cours personnelles).
680
MERNISSI Fatima, Sexe, idéologie et Islam, Editions Tierce, Paris, 1983.
681
MERNISSI Fatima, Le Harem politique…, Op. cit.
682
MERNISSI Fatima, Shéhérazade n’était pas marocaine, Elle aurait été salariée, Editions le
Fennac, Casablanca, 1988.
683
MERNISSI Fatima, Sultanes oubliées : femmes chefs d’Etat en Islam, Albin Michel, Paris,
1990.
679
684
685
MERNISSI Fatima, Le monde n’est pas un harem, Paroles de femmes au Maroc, Albin Michel, Paris, 1991.
MERNISSI Fatima, Rêves de femmes, Une enfance au harem, Albin Michel, Paris, 1996.
- 14 -
2. Le Harem politique, Le Prophète et les femmes686
2.1 Le mal du présent
Cette œuvre débute avec le « mal du présent »687 des musulmans, donné par les
mauvaises conditions économiques, politiques et sociales : c’est le dégoût de
vivre, le désir d’être absent. Les musulmans veulent fuir vers le passé pour y
puiser la force que le présent leur refuse. Les Etats musulmans se sont ainsi
aperçus qu’ils ne pouvaient gérer avec autorité le présent qu’en imposant le
passé comme référence sacrée.688
L’Occident est la civilisation du temps qui oblige les autres à s’aligner à son
rythme. C’est une nouvelle forme d’impérialisme, puisque c’est une manière
univoque de calculer, évaluer, investir qui est imposée à tout le monde.
La différence entre Occident et Islam réside dans la façon de consommer le
passé : pour les occidentaux c’est un hobby, pour les musulmans c’est une
vocation, une profession. Le problème est que ces derniers sont incapables de
lire le passé, car ils n’arrivent pas à prendre la distance nécessaire.689
2.2 La succession du Prophète
Au-delà de sa dimension spirituelle, l’Islam fut avant tout une promesse de
puissance, d’unité et de triomphe pour un peuple marginalisé, divisé et occupé.
Par le biais d’une croyance, les Arabes vont s’unir et émerger sur la scène
internationale en tant que puissance mondiale, le principe étant celui de
soumettre le comportement quotidien de l’individu à une discipline stricte (les
cinq piliers).
A la mort du Prophète se posa le problème de sa succession politique et
législative : pour le côté politique fut formulée la théorie du khalifat ; pour celui
législatif la science religieuse du Fiqh, c’est-à-dire le contrôle de l’interprétation
du Coran et l’établissement de la Sunna (tradition) du Prophète, en écrivant tout
ce que Mahomet a dit ou fait pour éclairer la voie, les Hadiths.690 Ces derniers,
dont la source principale a été l’entourage même du Prophète, sont le reflet de la
vie quotidienne au VIIe siècle.
Bokhari, érudit du IXe siècle, va recueillir 600'000 Hadiths, dont il va en
reconnaître comme authentiques seulement 7'275.691
Derrière la prolifération des faux Hadiths il y avait des luttes d’intérêt, car être
proche du Prophète permettait d’accéder à de grands enjeux politiques et
économiques. La source de ces faux Hadiths est donc dans la nature même d’un
système politique qui n’a jamais pu se détacher de ses origines élitistes tribales
préislamiques. Les khalifes et les princes se rendirent toute de suite compte de la
686
MERNISSI Fatima, Le Harem politique…, Op. cit.
Idem, p. 23.
688
Cf. Idem, p. 25.
689
Cf. Idem, p. 29.
690
Cf. Idem, p. 44.
691
Cf. Idem, p. 60.
687
- 15 -
portée politique de la matière religieuse : ils l’encouragèrent et contrôlèrent
comme moyen de communication pour leurs intérêts.692
2.3 Les Hadiths misogynes
Le fameux Hadith misogyne « Ne connaîtra jamais la prospérité le peuple qui
confie ses affaires à une femme »693 a été entendu par Abu Bakra, disciple du
Prophète. D’après lui, Mahomet l’aurait prononcé lorsqu’il apprit que les Perses
avaient nommé une femme pour diriger leur Pays. Abu Bakra s’est rappelé de
cet Hadith après la défaite d’Aïcha, épouse du Prophète, dans la bataille du
Chameau contre Ali. Les chroniques du déroulement de cette bataille nous
informent sur le respect de la population envers Aïcha.694 Sur le pourquoi de
cette attitude misogyne d’Abu Bakra, on peut supposer qu’il se soit rappelé de
cet Hadith providentiel pour ne pas tomber en disgrâce, vu les temps
difficiles.695
Selon Malik Bnu Anas (VIIIe siècle), l’un des Fuqahas696 les plus importants, il
ne suffit pas d’avoir vécu au temps du Prophète pour devenir source de Hadiths :
il faut aussi une certaine aptitude intellectuelle et surtout morale. Ceux qui ne
sont pas honnêtes dans les rapports quotidiens ne peuvent transmettre même pas
un Hadith. Cela serait alors le cas d’Abu Bakra, vu qu’il fut condamné et
flagellé pour faux témoignage.697
L’auteur s’occupe aussi d’autres Hadiths misogynes, dont un rapporté par le
disciple Abu Huraira : « Le Prophète a dit que le chien, l’âne, et la femme
interrompent la prière s’ils passent devant le croyant, s’interposant entre lui et la
Qibla698 »699. Aïcha elle-même aurait réfuté cet Hadith, en disant que Mahomet
priait avec elle qui était entre lui et la Qibla. Les disputes entre Aïcha et Abu
Huraira sur la question des femmes ont été nombreuses. Aïcha, la personne que
le Prophète aimait le plus, insistait sur la corrections des Hadiths en matière de
femme, puisqu’elle était consciente des implications : dans l’Arabie
préislamique, la sexualité et la femme menstruée étaient source de pollution et
de forces négatives. Le Prophète, dans son but de combattre toute superstition de
l’époque de l’ignorance, avait donc apporté une amélioration aussi à la situation
féminine. Les Fuqahas, bien qu’ancrés dans la misogynie arabe, vont enquêter la
vie sexuelle du Prophète pour ne pas transgresser, en demandant aux femmes de
celui-ci. Cependant, très tôt leur tendance misogyne va s’imposer, et cela va se
refléter dans beaucoup d’Hadiths.700 Nombreux disciples vont renoncer à
692
Cf. MERNISSI Fatima, Le Harem politique…, Op. cit., p. 61.
Cf. Idem, p. 66.
694
Cf. Idem, p. 77.
695
Cf. Ibidem.
696
Les savants en sciences religieuses.
697
Cf. MERNISSI Fatima, Le Harem politique…, Op. cit., p. 80.
698
La direction vers la Mecque.
699
Cf. MERNISSI Fatima, Le Harem politique…, Op. cit., p. 85.
700
Cf. Idem, p. 98.
693
- 16 -
raconter des Hadiths pour peur de ne pas s’en souvenir exactement. Abu
Huraira, par contre, aurait réussi à se rappeler 5'300 Hadiths…701
2.4 L’hijab et les femmes
Le hijab est un événement daté à l’année 5 de l’Hégire, soit en 627. Il apparaît
au verset 53 de la sourate 33702 pour mettre une barrière entre le Prophète et un
disciple, car ce dernier dérangeait l’intimité de Mahomet avec sa nouvelle
épouse, Zaynab.
Le concept de hijab a trois dimensions : visuelle (dérober au regard) ; spatiale
(séparer) ; éthique (du domaine de l’interdit).703
Le hijab est aussi le rideau derrière lequel les khalifes se soustraient aux regards
des familiers. Parmi les Soufis, le Mahjub, le voilé, est celui qui est couvert d’un
voile, et donc pas par Dieu. Ce terme est aussi utilisé en anatomie pour indiquer
tout ce qui sépare et protège.
La perspective du hijab a été double dès son début : d’un côté le Prophète a tiré
un rideau matériel entre lui et son disciple (niveau concret) ; de l’autre le verset
est descendu de Dieu au Prophète (niveau abstrait). La conséquence a été la
scission de l’espace musulman en deux : espace public et espace privé, qui s’est
orienté vers une ségrégation des sexes.704
La rapidité inhabituelle de cette révélation ne cadre pas avec le rythme régulier
des révélations et avec le caractère calme du Prophète. Comment expliquer cette
décision rapide ?
L’année 627 a été la plus désastreuse pour Mahomet, en raison de la stagnation
suite à la défaite militaire de 625. Le verset du voile doit donc être placé dans
son contexte, une époque de doutes et de défaites militaires.705 Ce verset est
pourtant considéré comme la base de l’institution de l’hijab.
Pendant cette période difficile précédente l’institution de l’hijab, Mahomet
venait attaqué dans sa vie privée dans un moment où il vivait deux expériences
nouvelles : l’incertitude de sa carrière militaire et le déclin dû à l’âge706. Les
opposants à la liberté de la femme iront attaquer ses femmes pour démontrer
qu’elles aussi ne pouvaient pas échapper au destin féminin, qu’elles aussi étaient
un objet sur lequel s’exerce la volonté d’autrui. Aïcha, sa bien aimée, sera
accusée d’adultère pour le faire souffrir : blessé, fragile, il ne pourra plus tenir
tête à ‘Omar, disciple de qualités exceptionnelles qui avait un caractère violent
envers les femmes et qui devint le promoteur de la résistance masculine au
projet égalitaire de Mahomet, et consentira ainsi à l’hijab.707
Il faut encore analyser un autre fait : après le siège de Médine, qui mit à dure
épreuve toute sa population, la ville atteint presque la guerre civile. L’insécurité
701
Cf. Idem, p. 103.
Cf. Idem, p. 109.
703
Cf. Idem, p. 120.
704
Cf. Idem, p. 127.
705
Cf. Idem, p. 117.
706
Environ soixante ans.
707
Cf. MERNISSI Fatima, Le Harem politique…, Op. cit., p. 180.
702
- 17 -
était telle que les femmes du Prophète venaient importunées même chez elles,
soit physiquement soit verbalement. L’entourage va donc présenter à Mahomet
une solution pour protéger les femmes libres, le voile, en dépit des esclaves, qui
ne seront pas voilées. Le hijab reflète donc l’agression sexuelle, en
reconnaissant la rue comme endroit où la fornication est permise.708
Mahomet a accordé une place capitale aux femmes dans sa vie publique.
Khadija, sa première épouse, a été aussi son premier disciple. Après la mort de
celle-ci, il deviendra polygame : certains mariages étaient dus à des motivations
militaires pour renforces des alliances, d’autres à la seule beauté physique de ces
femmes.
Umm Salma, épouse du Prophète, était une femme intelligente, dynamique et
influente. Elle était à la tête d’un courant de protestation des femmes, qui
réclamait une mise en question des rapports entre les sexes. La sourate 4, AnNissaa (les femmes), impose les nouvelles lois sur l’héritage : la femme ne sera
plus « héritée » et, de plus, elle héritera.709 L’Islam affirme la notion d’individu
en tant que sujet, sa conscience étant souveraine, tant pour les hommes que pour
les femmes. Le Prophète proclama aussi des versets consacrés au droit de
succession des orphelins, garçons et filles. Les hommes, contraires à cette
rupture avec la situation préislamique, essayèrent toujours de contourner ces lois
par le moyen de l’interprétation, vu que dans l’Islam chacun a le droit d’avoir
son opinion.710
Le principe d’égalité de tous les croyants devait s’appliquer aussi aux esclaves et
en fait, au moins théoriquement, l’Islam condamne l’esclavage. Revendiquer ce
principe mettait en jeu d’énormes intérêts économiques, car l’esclavage était
alimenté par naissance dans la servitude et par capture à la guerre. Pour
détourner cette loi d’égalité des musulmans, les transgresseurs vont continuer
avec l’esclavage de non – musulmans, jusqu’au XXe siècle, quand il fut
abandonné sous l’insistance des puissances coloniales.711
Suite aux versets affirmant l’égalité des femmes, il y eut une période critique où
d’autres versets réaffirmèrent la suprématie masculine.712 Là aussi il y a une
explication. Les femmes avaient aussi demandé le droit de faire la guerre pour
accéder au butin, celui-ci étant une importante source de revenu. Dans le
système des razzias, le vainqueur avait le droit de tuer les hommes et de réduire
en esclavage les femmes et les enfants. L’esclavage féminin était source de
plaisir sexuel, de travail domestique et de reproduction de force de travail. Donc,
en revendiquant ce droit, les femmes réduisaient de beaucoup les richesses que
les hommes pouvaient gagner. Dans ce climat de tension politique, où le guerrier
musulman était encore attaché à ses prérogatives guerrières et où la crédibilité
708
Cf. Idem, p. 231.
Cf. Idem, p. 151.
710
Cf. Idem, p. 158.
711
Cf. Idem, p. 194.
712
Cf. Idem, p. 163.
709
- 18 -
du Prophète comme chef militaire était entamée, on comprend pourquoi il y a eu
un revirement contre les femmes : en jeu il y avait la survie même de l’Islam.713
2.5 Conclusions intermédiaires
A mon avis, cet ouvrage est très instructif, tant pour les occidentaux que pour les
musulmans. Mernissi enquête sur les questions ambiguës des Ecritures, sur des
aspects contradictoires qui ont jusqu’à présent nui aux femmes. Elle a creusé
jusqu’aux premières années de vie de la communauté médinoise pour y
découvrir un Prophète réformateur, tolérant et doux envers ses femmes.
Pourtant, ses disciples, encore trop attachés au système préislamique, vont tout
faire pour détourner les nouvelles lois et pour le contraindre à retourner sur ses
pas. A ce moment, les choses tournaient mal pour Mahomet : il fut ainsi obligé à
des contradictions afin de maintenir la survivance de sa communauté.
Mernissi nous oblige donc à réfléchir sur le contexte et à l’interpréter, et à partir
de là à voir qu’en principe l’Islam voulait être libératoire et égalitaire envers les
femmes. Ce qui s’est passé ensuite a été une affaire de misogynie, d’intérêts et
d’incertitudes qui ne peut cependant pas effacer l’idée primordiale de l’Islam
prophétique.
3. La peur – modernité, Conflit Islam démocratie714
3.1 Au début, la peur
Le terme arabe hijab s’applique pour tout rideau qui coupe l’espace et qu’ainsi
empêche la circulation.715
Le mur de Berlin était bien un hijab. Sa chute, en 1989, a provoqué des
sentiments et des réactions très fortes dans le monde arabe. L’Europe se
dévoilait sous un aspect inconnu aux musulmans. A ce moment, elle est apparue
comme la promotrice « du credo démocratique qui proposait de résoudre le
problème de la violence et de réduire son emploi »716. Mais tout à coup, cette
promesse humaniste venue de l’Occident fut brisée par la guerre du Golfe de
1991.
C’est bien cette ambiguïté européenne qui, à l’avis de Mernissi, a fait tomber les
esprits dans la confusion la plus totale. Selon l’auteur, le problème est la peur de
l’autre, de la différence et, plus en général, toute peur. Or, le moyen qu’on
utilise contre la peur est la frontière, hudud.717
Tout mot arabe qui indique soit une ville soit une demeure sans défense, donc
exposée aux dangers, est le même pour décrire une femme dévoilée.718 Les
femmes qui se baladent sans voile sont perçues soit comme sans défense, car
elles ont quitté la frontière de l’espace protégé (harem), soit comme débordantes
dans des territoires qui ne leur appartiennent pas. A ce propos, il existe en arabe
713
Cf. MERNISSI Fatima, Le Harem politique…, Op. cit., p. 175.
MERNISSI Fatima, La peur…, Op. cit.
715
Cf. Idem, p. 11.
716
Idem, p. 12.
717
Cf. Idem, p. 14.
718
Cf. Idem, p. 15.
714
- 19 -
un mot qui exprime le danger de la mixité : tabarrudj. Une femme qui se
promène sans le voile est qualifiée de tabarrudj. Circuler avec le visage
découvert signifie s’exhiber au regard de l’autre et l’homme se trouve ainsi dans
une situation de vulnérabilité, sans défense.719
Les gens mariés, muhçan, sont protégés contre les tentations du moment qu’une
satisfaction sexuelle mutuelle est garantie. Une femme mariée est donc protégée,
non seulement physiquement contre la violence d’autres hommes, mais surtout
mentalement, contre les tentations. Ces hudud sexuelles protègent ainsi de
l’adultère mais aussi de l’individualisme, qui est perçu comme la cause de tous
les problèmes. Les hudud permettent ainsi de refouler l’individualisme sous le
hijab et de maintenir la prééminence du groupe.720 C’est à cause de cela que le
problème de l’hijab pose tant de difficultés. Ce dernier est un hudud, une
frontière, qui délimite lui aussi le territoire de l’Islam.
3.2 La peur de l’Occident
Pour les musulmans l’Occident est gharb, l’incompréhensible, l’effrayant.721
Aucune frontière ne les protège du gharb : la seule solution est de le
comprendre. La démocratie est vue comme le secret de la force de l’Occident,
mais aussi comme une maladie. Cela pour une raison bien précise : la peur de la
responsabilité individuelle. Pourtant, la démocratie n’est pas étrangère à
l’Islam : il y a bien eu des tensions entre autorité et individualité, mais dans cette
lutte les opposants ont toujours été éliminés. Le despotisme politique a ainsi
obligé à suspendre la discussion sur la responsabilité et la liberté. L’Occident
oblige par contre les musulmans à se souvenir de ces opposants et de leur sang,
et la démocratie à faire face à la raison (‘aql) et à l’opinion individuelle (ra’y).722
A cause de cela il est nécessaire, pour les musulmans, de connaître leur propre
passé.
3.3 La peur du chef
Dans la théorie politique musulmane, l’imam n’est pas un homme fort : au début
il était un dirigeant contestable et vulnérable et, en fait, il a souvent été
assassiné. Le succès de l’Islam était dû à l’impossibilité d’assumer de
l’autoritarisme pur et l’imam était l’idéel juste puisque en communion avec les
besoins de la communauté. Dans l’Islam moderne, par contre, cet élément de
vulnérabilité a disparu à cause de l’amputation de la tradition rationaliste
musulmane et de l’effet des médias occidentaux : l’imam médiatique est
désormais tout-puissant et incontestable. Cette différence entre imam
prophétique idéal et imam médiatique contemporain est due à la télévision, car
d’un côté le journaliste veut donner un profil simple, clair et rapide ; de l’autre le
chef politique a un message précis à vendre, l’obéissance (ta’a).723
719
Cf. Idem, p. 16.
Cf. Ibidem.
721
Cf. MERNISSI Fatima, La peur…, Op. cit., p. 21.
722
Cf. Idem, p. 28.
723
Cf. Idem, p. 37.
720
- 20 -
En général, nous possédons une idée fausse à propos du fanatisme musulman.
L’histoire du chef en Islam est une « épopée d’assassinats politiques »724
perpétrés par des fidèles mécontents, une sorte de démocratie spontanéiste,
appelée « tradition frondeuse », celle des Khawaridj.725 Avec ce courant, le seul
qui s’est imposé, la masse des croyants est toujours restée de côté. Une autre
forme de contestation a été celle de la « tradition rationaliste », celle des
Falasifa, des Soufis et des Mu’tazila726, qui voulait introduire la raison et
l’opinion individuelle dans la gestion politique.727 Cette dernière a été persécutée
à travers les siècles car vue comme athée ou impie.
En général, la dynamique progressiste est toujours ignorée par les médias
occidentaux.
3.4 La peur de la démocratie étrangère
A la fin de la colonisation les Etats musulmans deviennent indépendants et
rejettent l’humanisme occidental qui est vu comme étranger, ennemi et donc
interdit. La démocratie aussi fut vue comme étrangère à la culture arabe, alors
qu’il n’y eut pas de soucis à l’égard des innovations technologiques comme la
voiture, le téléphone ou la télévision.
Le conflit entre Islam et démocratie est de type légal : l’Islam se base sur le
Coran, la démocratie sur la charte des Nations Unies. Les Etats musulmans
possèdent les deux, mais cela est contradictoire parce que l’une prône la liberté
de penser, l’autre la condamne. La Charte s’impose à tous les Etats signataires
comme supérieure à toutes les lois locales, étant le modèle suprême. Ces Etats
ont donc le choix entre deux voies : ouvrir un débat avec leur peuple, ou bien
cacher ces lois. Cette dernière est l’option choisie. L’absence de clarté est la
caractéristique des Etats arabes modernes, où des amendements et des réserves
permettent de camoufler les textes légaux qui entrent en conflit avec
l’obéissance. Ce vide culturel créé par les Etats afin de ne pas expliquer la
Charte a par conséquent plongé les masses dans la confusion et l’intolérance.728
3.5 La peur du passé préislamique
Le problème de l’Islam avec la démocratie doit être mit en relation avec la
période préislamique, appelée Jahiliya, l’ignorance.729
L’Islam a été la trêve entre les Mecquois et Allah : les premiers ont renoncé à la
liberté de penser (shirk) et Allah leur garantit la rahma730. L’Islam a apporté la
soumission totale, l’annihilation des individualité et donc aussi l’égalité absolue
de tous.731
724
725
726
Idem, p. 38.
Cf. Idem, p. 40.
Au moment où la philosophie des Mu’tazila influençait le pouvoir, l’Islam atteignait son
épanouissement culturel.
727
Cf. MERNISSI Fatima, La peur…, Op. cit., p. 47.
Cf. MERNISSI Fatima, La peur…, Op. cit., p. 99.
729
Cf. Idem, p. 152.
730
Relation d’amour qui lie les membres d’une même famille et qui fait qu’ils se sentent concernés par le sort
des autres.
731
Cf. MERNISSI Fatima, La peur…, Op. cit, p. 146.
728
- 21 -
La liberté de penser de la Charte, traduite par shirk, fait donc régresser les
musulmans à la période préislamique. L’Islam a triomphé grâce au renoncement
des désirs (hawa732), des égoïsmes individuels. Pourtant le désir n’est pas exclu,
mais il doit être géré : en absence d’un clergé il faut garder le sens de la mesure
et jamais perdre de vue l’intérêt de la communauté.733
Avant ce pacte avec Allah, à la Mecque il y avait 360 dieux, dont les plus
puissants et les plus cruels étaient les déesses. De là vient l’occultation du
féminin, car on ne voile que ce qu’est à la fois puissant et dangereux. Manat, Al
– Lat et Al – Uzza étaient les trois divinités les plus importantes, portant le titre
de taghya, tyran.734 Al – Uzza en particulier lie le règne du féminin à cet âge
sombre, car elle réclamait des sacrifices de sang, même humain. Cela explique
l’horreur pour la Jahiliya, qui évite encore toute recherche scientifique de
l’époque. L’Islam va briser ce cycle de pauvreté, violence et désordre de
l’époque préislamique, et pour ce faire il va détruite les déesses et leur pouvoir
en les effaçant de la mémoire. Dès lors, la femme ne sera plus jamais dans le
politique.735
3.6 La peur de l’aujourd’hui
La maîtrise du temps et l’ancrage de la vie humaine dans la course des astres
sont deux idées importantes dans le Coran. Etre musulman signifie être maître
du temps et des astres afin d’établir un calendrier (tarikh) qui résout l’angoisse
de la brièveté de la vie, en associant dans un seul concept la résurrection et
l’écoulement du temps.736 Aujourd’hui il y a une dépendance vis-à-vis de
l’Occident quant à l’utilisation spontanée du calendrier occidental. Désormais
toute la vie active est branchée sur le calendrier obligatoire prétendu universel.
La tradition islamique doit être réactivée comme mouvement fondamental pour
son développement, puisqu’elle est cohérente avec la mondialisation que la
technologie encourage. L’Occident ne peut produire une culture universelle que
s’il renonce au monopole sur le savoir scientifique et technologique, il doit donc
renoncer à ses « drapeaux »737.738
3.7 Conclusions intermédiaires
Cette œuvre a le but de nous expliquer le conflit entre l’Islam et la modernité
occidentale. Tout débute par la peur : les musulmans ont toute une série de peurs
qui leur font craindre la notion de modernité et de démocratie. Les musulmans
ont peur de l’Occident car ils craignent affronter la responsabilité individuelle ;
ils ont peur de l’imam tout-puissant qu’il exige d’eux l’obéissance absolue ; ils
ont peur de la démocratie car elle ne leur a pas été expliquée ; ils ont peur de
leur propre passé préislamique et par conséquent aussi du féminin qui régnait
732
Synonyme d’«opinion».
Cf. MERNISSI Fatima, La peur…, Op. cit., p. 121.
734
Cf. MERNISSI Fatima, La peur…, Op. cit., p. 156.
735
Cf. Idem, p. 168.
736
Cf. Idem, p. 175.
737
Idem, p. 94.
738
Cf. Idem, p. 194.
733
- 22 -
puissant lors de cette époque sombre ; ils ont peur du présent qui désormais
appartient uniquement à l’Occident.
Ce conflit est donc une histoire de peurs et d’incompréhensions, alimentée par
l’attitude colonialiste de l’Occident et par les inégalités qui en découlent. Un
rapprochement est cependant possible entre ces deux mondes : l’Islam, de son
côté, doit connaître son histoire et reconnaître que la démocratie est compatible
avec son univers ; l’Occident, de sa part, doit faire des concessions quant à son
monopole économique, scientifique, technologique et chronologique, afin que
les pays musulmans (et tous les autre pays défavorisés) puissent mettre en route
leur potentiel.
4. Le Harem et l’Occident739
4.1 Harem oriental et occidental
Le mot « harem » vient de haram, l’interdit.740 Le harem oriental est une maison
aux portes fermées qui prive les femmes de leurs droits.
Dans le harem, lorsqu’une autre épouse arrive, les femmes hurlent et organisent
des réunions de protestation. Même si la polygamie est institutionnalisée, cela
n’est jamais émotionnellement acceptable pour les épouses, qui vivent ce
moment comme une trahison et une infidélité.741
Cette réalité historique se heurte avec le « harem occidental », une sorte de lieu
orgiaque où les hommes jouissent de plusieurs femmes esclaves.742
Les miniatures musulmanes représentent les femmes des harems comme
hyperactives, très habillées et sexuellement incontrôlables. L’Islam, en tant que
culture et entité politique, est imprégné de l’idée que la femme soit une force
incontrôlable. De là le débat sur les droits de la femme, qui est un débat sur le
pluralisme, du moment que la femme représente l’étranger à l’intérieur de la
Umma.743 Au temps du Prophète, la femme pouvait même siéger au majliss,
l’équivalent des parlements modernes. Avec al Hakim, khalife égyptien de l’XIe
siècle, le voile et d’autres signes vestimentaires sont imposés aux femmes :
puisque l’égalité est la valeur sacrée de l’Islam, si la femme se montre dévoilée
dans l’espace public, alors le pluralisme s’impose.744 Cependant, les femmes ne
sont pas restées passives : elles ont été et sont les piliers de la résistance à
l’oppression, les actrices de la dissidence. En fait elles ont pu, par exemple,
occuper des postes politiques importants et avoir accès en masse à l’université.
Résister aux discriminations est un réflexe très fort chez les musulmanes, car
cela fait partie de leur héritage historique.745
Le harem occidental est dépourvu de cette vision menaçante de la féminité.
739
MERNISSI Fatima, Le Harem et l’Occident…, Op. cit.
Cf. Idem, p. 18.
741
Cf. Idem, p. 153.
742
Cf. Idem, p. 20.
743
Cf. Idem, p. 30.
744
Cf. Idem, p. 32.
745
Cf. Idem, p. 34.
740
- 23 -
4.2 La beauté de l’intelligence
La jarya, « servante », la femme de l’harem, devait avoir une éducation et des
talents artistiques, les seuls moyens pour elle d’attirer l’attention. Le nutq, la
capacité de l’être humain de traduire ses pensées en mots pour communiquer
avec autrui, est considérée la plus puissante des armes érotiques.746
Schéhérazade, héroïne des Les Mille et une nuits, devient une figure de la
résistance et de l’héroïsme politique grâce à ses trois atouts stratégiques : la
connaissance intellectuelle ; le choix des mots ; le sang-froid.747 Schéhérazade
enseigne qu’une femme peut se rebeller efficacement à condition de réfléchir.
Le cerveau est une arme invincible. L’Occident, avec son cliché de la femme
orientale comme source de plaisir sexuel, élimine son message politique et sa
« sensualité cérébrale »748.
Ce qui frappe Mernissi est la différence de perception de la beauté féminine
entre Orient et Occident : pour Kant, par exemple, la femme qui acquiert et
montre la connaissance perd sa féminité. Les despotes de l’Orient médiéval, par
contre, recherchaient des esclaves érudites. Si pour les hommes occidentaux
l’échange intellectuel est inutile, pour ceux orientaux il est par contre
indispensable.749
Un autre fait est à remarquer à cet égard : à l’XIXe siècle, pendant que les
fameux peintres français créaient des œuvres telles que La Grande Odalisque750
ou l’Odalisque à la culotte rouge751, porte-parole du cliché de la femme
orientale, la Turquie était agitée par un très grand désir de liberté. Le
mouvement Jeunes Turcs, dont K. Atatürk était le leader, luttait contre le
despotisme, le sexisme et la colonisation. En 1909 vient aboli le harem ; en 1920
vient établie la République de Turquie ; en 1926 vient établi le code civil qui,
entre autre, interdit la polygamie. Suivent l’émancipation et le droit de vote.752
Donc, malgré tout ce mouvement de libération de la femme orientale, les
occidentaux continuaient à l’imaginer (et à la rêver) en tant qu’esclave du sexe.
4.3 Les images, la tolérance, les femmes
L’Islam censure les images. A l’origine, l’interdit fut introduit contre l’idolâtrie
préislamique. Quand le Prophète revint à la Mecque, son premier acte fut celui
de détruire tous les idoles de la Ka’aba.753 L’absence d’images dans le culte
oblige ainsi à l’abstraction. Le fait que l’être humain soit doué de raison, lui
permet de se détacher du concret.
Des pays comme la Perse possédaient une longue tradition artistique difficile à
abandonner. Grâce à la tolérance de l’Islam envers les différentes cultures, les
746
Cf. Idem, p. 49.
Cf. MERNISSI Fatima, Le Harem et l’Occident…, Op. cit., p. 58.
748
Idem, p. 78.
749
Cf. Idem, p. 102.
750
Ingres, 1814.
751
Matisse, 1921.
752
Cf. MERNISSI Fatima, Le Harem et l’Occident…, Op. cit., p. 115.
753
Cf. Idem, p.164.
747
- 24 -
Perses continuèrent à produire des images de la vie profane pour magnifier la
culture musulmane, surtout avec l’art de la miniature. La censure des images n’a
pas été strictement respectée pour deux autres raisons : la distinction nette entre
art religieuse et profane ; l’absence d’un clergé capable de faire respecter la
Loi.754
L’Islam insiste sur l’enseignement acquis par la différence puisque c’est une
religion née dans le désert, où la prospérité était due au transit des étrangers.
Dans les premiers temps de la civilisation musulmane, la découverte des cultures
étrangères impliquait aussi celle des femmes : l’amour pour une étrangère et les
risques qui peuvent en découler est un thème très courant dans la littérature
musulmane.755
Un exemple de femme musulmane influente est la princesse Nûr-Jahân, de
l’Inde musulmane du XVIIe siècle, qui introduisit une véritable révolution
picturale avec la commission de l’œuvre « Jahângir et le prince Khurrum
festoient avec Nûr-Jahân »756. Cela pour trois raisons : le réalisme des visages ;
le fait que l’empereur soit à côté de son épouse non voilée ; le fait que la reine
soit représentée comme une hôte honorée.757 La présence bien visible des
femmes dans l’Islam moghol et turc s’explique elle aussi par la tolérance envers
la diversité culturelle.
En réalité, les bases de la discrimination sexuelle musulmane sont plutôt
fragiles, du moment qu’elles se fondent uniquement sur la distribution de
l’espace. Si les femmes envahissent l’espace public, les bases et la suprématie de
l’homme s’écroulent. En fait, c’est ce qui se passe aujourd’hui dans les pays
musulmans avec l’entrée massive des femmes dans les professions scientifiques
(environ le 30%), tendance encore plus accentuée dans les Etats « pétro fondamentalistes »758. Cela s’explique par la longue tradition musulmane de
femmes fortes, comme l’a été Nûr-Jahân.
4.4. Le véritable harem occidental
Lors d’un voyage à New York, Mernissi découvre le harem des femmes
occidentales : la taille 38, autant répressive que le voile musulman.759
En Occident les hommes manipulent le temps et les images pour circonvenir les
femmes : la vieillesse est vue comme un acte coupable. Il n’y a pas de police,
mais les femmes sont quand même obligées à s’analyser. La violence du harem
occidental est peu visible, car « elle est maquillée en choix esthétique »760. Cette
violence a le même but du voile : gêner, donner de l’incertitude.
754
Cf. Idem, p. 166.
Cf. MERNISSI Fatima, Le Harem et l’Occident…, Op. cit., p. 168.
756
Cf. Idem, p. 185.
757
Cf. Ibidem.
758
Idem, p. 188.
759
Cf. Idem, p. 205.
760
Idem, p. 207.
755
- 25 -
La question est de savoir pourquoi la femme accepte tout cela. La réponse vient,
d’après P. Bourdieu761, du concept de la violence symbolique, une forme de
pouvoir qui s’exerce directement sur le corps, sans contrainte, en s’appuyant sur
des codes corporels. A cause de cela, les femmes occidentales sont dans un état
permanent d’insécurité corporelle et « elles existent d’abord par et pour le
regard des autres »762.
4.5 Conclusions intermédiaires
Cet écrit nous donne une vue très claire sur la conception de la beauté de la
femme dans le monde occidental et dans celui musulman. Les occidentaux, bien
qu’ils soient les promoteurs des valeurs universelles telles que l’égalité et la
liberté, désirent uniquement une femme physiquement belle et assujettie,
coincée dans sa taille 38. De plus, quant à la femme orientale des harems, ils
possèdent un cliché totalement faux, celui de l’odalisque nue et lascive.
Au contraire, pour les musulmans, l’intelligence est une composante essentielle
de la beauté. En fait, les femmes qui vivaient dans la triste réalité des harems,
étaient habillées, actives et cultivées, car la connaissance culturelle était le seul
moyen pour améliorer leur condition.
Un autre argument abordé est celui de la tolérance de l’Islam envers les autres
cultures. Cette attitude tolérante a permis l’épanouissement de l’art des
miniatures, lesquelles nous donnent une idée des femmes cloîtrées. Ce côté
tolérant dévoile aussi une autre facette, celle du pouvoir des femmes. Du côté
turc et moghol de l’empire musulman, l’influence des femmes était une réalité
acceptée. Cela amène à la conclusion que le sexisme est ancré sur des bases très
faibles et, à soutien de cette thèse, l’auteur nous informe sur l’entrée en masse
des femmes dans les domaines scientifiques aux pays musulmans.
5. Conclusion
« Le réformisme est une doctrine, un courant de pensée capable au regard de
ses références et de nouvelles interprétations des sources, de s’adapter à son
temps et aux exigences de la modernité. Ses objectifs sont la défense de valeurs
telles que liberté, paix, justice au travers d’une éthique sociale respectueuse des
différences »763. Cette définition de réformisme s’applique bien au quatrième et
dernier courant des réformismes musulmans, notamment celui pour le renouveau
islamique (1939 à 2000), qui a débuté avec l’égyptien Ali Abderraziq (1888 –
1966).764
Ce mouvement est caractérisé par la référence aux sources, par un effort
d’interprétation de celles-ci, par l’importance donnée au contexte de leur
époque, et par un dialogue entre tradition et modernité. Le fait de se référer aux
sources est extrêmement important, car c’est le seul qui puisse donner une
761
762
763
764
Cf. Idem, p. 209.
MERNISSI Fatima, Le Harem et l’Occident…, Op. cit., p. 211.
LATHION Stéphane, Réformisme dans les trois religions abrahamiques…, Op. cit.
Cf. FILALI – ANSARY Abdou, L’Islam est-il hostile à la laïcité ?, Sindbad Actes Sud, Arles, 2002, p. 119.
- 26 -
légitimation aux discours.765 Les intellectuels qui adhèrent à ce type de
réformisme posent leur foi en premier lieu, mais ils acceptent la critique et la
reconstruction de l’histoire islamique.
Tous ces éléments sont présents dans les œuvres de Mernissi. Elle puise à partir
des sources sacrées, et là où il y a des difficultés d’interprétations, elle interpelle
tous les savants passés et présents, avant de formuler son hypothèse.
En tant que croyante et femme, elle n’a pu croire que le Prophète qu’elle aime
autant ait pu punir et écarter les femmes comme il est effectivement advenu.
C’est ce malaise qui l’a poussée à entreprendre son immense travail et à
progresser ainsi dans le renouvellement de l’Islam.
Si l’élément d’émancipation des femmes et évidemment très présent et
important dans ses travaux, la question de la compatibilité de l’Islam avec la
modernité – démocratie est aussi un argument essentiel, qui trouve écho dans
l’œuvre d’un autre intellectuel, Abdou Filali – Ansary, lui aussi professeur à
l’université Mohammed V de Rabat.766
A la lumière de tous ces arguments, Fatima Mernissi fait bien partie de ce
courant et donc elle doit être considérée une réformiste. En outre, par le fait
qu’elle est une intellectuelle visiblement active, engagée et combative pour sa
cause dans tout le monde, je la considère aussi une réformatrice. Je suppose que
les conséquences plus pragmatiques et concrètes de son travail réformateur
seront visibles d’ici quelques années seulement en raison de sa récente
apparition sur la scène.
765
766
Cf. LATHION Stéphane, Réformisme dans les trois religions abrahamiques…, Op. cit.
Cf. FILALI – ANSARY Abdou, L’Islam…, Op. cit.
- 27 -
Bibliographie
-
FILALI – ANSARY Abdou, L’Islam est-il hostile à la laïcité ?, Sindbad Actes Sud,
Arles, 2002.
-
LATHION Stéphane, Réformisme dans les trois religions abrahamiques, Séminaire à
l’Institut de Science des Religions de la Faculté des Lettres de l’Université de
Fribourg, 2005 - 2006 (notes de cours personnelles).
-
MERNISSI Fatima, Le harem politique, Le Prophète et les femmes, Albin Michel,
Paris, 1987.
-
MERNISSI Fatima, La peur – modernité, Conflit Islam démocratie, Albin Michel,
Paris, 1992.
-
MERNISSI Fatima, Le Harem et l’Occident, Albin Michel, 2001.
Bibliographie supplémentaire :
-
MERNISSI Fatima, Sexe, idéologie et Islam, Editions Tierce, Paris, 1983.
-
MERNISSI Fatima, Shéhérazade n’était pas marocaine, Elle aurait été salariée,
Editions le Fennac, Casablanca, 1988.
-
MERNISSI Fatima, Sultanes oubliées : femmes chefs d’Etat en Islam, Albin Michel,
Paris, 1990.
-
MERNISSI Fatima, Le monde n’est pas un harem, Paroles de femmes au Maroc,
Albin Michel, Paris, 1991.
-
MERNISSI Fatima, Rêves de femmes, Une enfance au harem, Albin Michel, Paris,
1996.
Sources Internet :
-
BENMBAREK Najlae, Prix prince des Asturies des lettres, Adjugée à Fatima
Mernissi, www.maroc-hebdo.press.ma, 26. 11. 2005.
-
HUFF – ROUSSELLE Maggie, Fatema Mernissi : A Contemporary Scheherazade’s
Tales of a Borderless World, www.mernissi.net, 26. 11.2005.
-
LOURDJANE Rachid, Le harem politique de Fatima Mernissi, Eclairage sur les faux
hadiths, www.elwatan.com, 26. 11. 2005.
-
MERNISSI Fatima, Pour un Islam différent, Musulmanes, Témoignage de Fatima
Mernissi, www.nouvellescles.com, 26. 11. 2005.
- 28 -
LE MOUVEMENT BAHA’I :
ENTRE RELIGION INDEPENDANTE ET REFORME
DE L’ISLAM
Présenté par : Laure-Christine Grandjean
- 29 -
1. Introduction
2. Héritage religieux
2.1 Shi’isme
2.1.1 Shi’isme duodécimain
2.1.2 École akhbârie
2.2 Shaykhisme
2.2.1 Le Bab
2.2.2 Attente millénariste
2.3 Babisme
2.3.1 De « l’orthodoxie à l’hétérodoxie »
2.4 Baha’isme
3. La Perse du XIXe siècle
3.1 Sur le plan politique
3.2 Sur le plan social
3.3 Sur le plan religieux
4. Nature et action de Baha’u’llah
4.1 Acteur social ou réformateur
4.1.1 Réforme sociale
4.1.2 Moyens de la réforme
4.1.3 Cible de la réforme
4.2 Acteur divin ou prophète
5. Vision des Salafiyyas sur le mouvement baha’i
5.1 Al-Afghani
5.2 Mohammed ‘Abduh
5.3 Rashid Rida
6. Conclusion
7. Bibliographie
1. Introduction
« Ni secte, ni syncrétisme, le baha’isme est une religion indépendante, au
même titre que l’islam, le christianisme et les autres grandes religions. ».767 Si
cette phrase, extraite d’un article du Monde Diplomatique, jette un éclairage sur
la nature de la foi baha’ie, la définition de cette dernière n’est pas toujours
évidente.768 Originaire d’Iran, elle est elle-même héritière du mouvement
babiste, qui fut longtemps « perçu, par ses propres adeptes, comme une simple
réforme - bien qu’audacieuse - de l’islam. ».769
A plus d’une reprise, le bahai’sme fut aussi défini, à l’instar de son
précurseur, comme une réforme. Qu’en est-il réellement ? Quels sont les
éléments de la foi baha’ie qui s’apparentent à ceux d’une réforme ? Et quels sont
ceux qui l’en distingueraient ?
Nous commencerons, en analysant l’héritage religieux et le contexte dans
lesquels s’inscrit le mouvement baha’i, par cibler les aspects qui se
rapprocheraient d’une réforme. Nous nous intéresserons ensuite à la nature du
leader baha’i qu’est Baha’u’llah, en la confrontant à celle d’un réformiste ; puis
nous nous pencherons sur les positions qu’observent, à l’égard du mouvement,
certains réformateurs musulmans, contemporains de Baha’u’llah. Enfin, à
travers tous ces éléments, nous tenterons d’établir en quoi la foi baha’ie peut ou
non être assimilée à un mouvement réformiste de l’islam.
2. Héritage religieux
Avant de confirmer ou d’infirmer l’hypothèse selon laquelle le mouvement
baha’i serait une réforme de l’islam, il convient de préciser à quel islam il est
fait référence. Car on ne peut comprendre l’émergence d’une réforme sans
connaître la tendance religieuse dans laquelle elle s’inscrit.
2.1 Shi’isme
2.1.1 Shi’isme duodécimain
Les shi’ites, on le sait, diffèrent des sunnites par leur concept d’imamat,
lignée d’imams descendants d’Ali, « seul détenteur de l’héritage spirituel »770 de
Mahomet, selon leur point de vue. Toutefois, dans le courant du shi’isme
duodécimain – doctrine officielle de l’Iran depuis le XVIe siècle771 – cette lignée
767
HATCHER William, « La foi baha’ie, un humanisme contre les fanatismes », in : Le Monde Diplomatique,
juillet 1999.
768
Cf. Bureau d’Information Publique de la Communauté Internationale Baha’ie, Les Bahâ’is. Un regard sur la
communauté mondiale de la foi bahá’íe, Paris, Librairie bahá’íe, 1997, p. 10.
769
HATCHER William (1999), op. cit.
770
RICHARD, Yann, Le shi'isme en Iran : imam et révolution, Paris, J. Maisonneuve, 1980, p. 13.
771
Cf. AMIR-MOEZZI Mohammad Ali, « L’Islam ancien et médiéval », in : LENOIR Frédéric ; TARDANMASQUELIER Ysé (éd.), Encyclopédie des religions, Paris, Bayard, 2000, p. 764.
-2-
s’interrompt au douzième imam, lequel, encore enfant, « se serait soustrait à la
vue des mortels, en 873 ».772 Cet imam caché, aussi considéré comme le
Mahdi,773 « sauveur eschatologique de la fin des temps »,774 aurait communiqué
avec certains disciples connus sous le nom de « portes » durant la période dite
de l’ « Occultation mineure ».775 Mais cette communication se serait
interrompue à la mort du « dernier délégué de l’imam caché »776 : aurait alors
débuté la période de l’ « Occultation majeure [qui] se poursuivra jusqu’au retour
de l’Imam à la consommation des temps. ».777 C’est ainsi une tournure
messianique que revêt le shi’isme ; et cette tension « domine toute la conscience
religieuse »778 de la Perse.
Le climat d’attente dont est empreint le monde shi’ite n’est-il pas
précisément un terrain favorable à la venue d’un réformateur ? Ne porte-t-il pas,
du moins, en lui, les germes d’un changement ?
2.1.2 École akhbârie
L’absence temporaire d’un imam, guide de la communauté, va révéler deux
tendances opposées au sein du shi’isme : les osûlis et les akhbâris. Les premiers
vont accorder une place prépondérante aux mojtaheds, connaisseurs et
interprètes de la Loi.779 S’érigeant en « modèles à imiter »,780 les mojtaheds se
verront attribuer « a dominant position within Shiism through their doctrine of
taqlîd ».781 Or, c’est précisément le taqlîd que dénoncent les akhbâris, lesquels
refusent tout intermédiaire, participant de la sorte au « désarmement des
théologiens ».782 Ils prétendent que « chacun doit s’efforcer de suivre l’Imam
Caché directement et non par l’intermédiaire d’un mojtahed ».783
La tendance akhbârie, en définitive, fait ressortir deux éléments qui
participent de la définition d’une réforme.784 Le premier réside dans le refus de
l’imitation aveugle des mojtaheds, soit le refus du taqlîd. On peut soulever, à ce
772
CANNUYER Christian, Les Baha'is : peuple de la triple unité, Turnhout, Brepols, coll. « Fils d’Abraham »,
1987, p 11.
773
Cf. RICHARD, Yann, op. cit., p. 19.
774
AMIR-MOEZZI Mohammad Ali, op. cit., p. 764.
775
ZARANDI Nabîl, La chronique de Nabíl : ce livre relate les premiers temps de la révélation bahá'íe,
(traduction de Shoghi Effendi), Bruxelles, Maison d'éd. bahá'íes, 1986, p. liii.
776
CORBIN Henry, En islam iranien : aspects spirituels et philosophiques, Tome IV, L'Ecole d'Ispahan. L'Ecole
Shaykhie. Le Douzième Imâm, Paris, Gallimard, 1972, p. 324.
777
ZARANDI Nabîl, op. cit., p. liii.
778
CORBIN Henry, op. cit., p. 324.
779
Cf. ibid., p. 249.
780
RICHARD, Yann, op. cit., p. 43.
781
SCHOLL Steven , « Shakhîyah », in : ELIADE Mircea (éd.), The encyclopedia of religion, T. 13, New York,
Macmillan, 1987, p. 231.
782
FASHAHI Mohamad-Rézâ, La théologie politique et le messianisme dans l'islam chi’ite : XVIII-XXe siècles,
Paris, L'Harmattan, 2004, p.16.
783
RICHARD, Yann, op. cit., p. 43.
784
Cf. LATHION Stéphane, Réformisme dans les trois religions abrahamiques - approche historique et analyse
comparée, Séminaire à l’institut de Science des Religions de la Faculté des Lettres de l’Université de Fribourg,
Fribourg, 2005 (notes de cours personnelles).
-3-
sujet, l’analogie établie par Henry Corbin : « Il y a là comme la version shî’ite
du principe scripturaire de la Réformation : Scriptura sacra sui ipsius interpres,
l’Écriture sainte est elle-même sa propre interprète […] ».785 Le second élément
réside en un rejet plus radical : le refus de tout pouvoir. En effet, comme le
soulève Albert Soued : « La shia’h [en l’occurrence, la tendance akhbârie] se
distingue par une frustration de pouvoir et, en conséquence, par une contestation
de tout pouvoir. Elle est basée sur une absence momentanée de chef temporel et
spirituel. ».786 Le statut du Mahdi apparaît alors comme « défi à tout l’ordre
religieux, social et politique existant. ».787
2.2 Shaykhisme
2.2.1 Le Bab
L’école shaykhie, fondée par le Shaykh Ahmad Ahsâ’i,788 se réclame de la
tendance akhbârie,789 en repoussant clairement « la division des croyants en
imitateurs et mojtahed, car chaque shi’ite a vocation à l’ejtehâd […] ».790 S’il ne
reconnaît pas la soumission au mojtahed, Shaykh Ahmad introduit en
contrepartie la doctrine d’un quatrième pilier, celle de la croyance en un
« Bab ».791 A la suite des trois piliers du shi’isme : « the unity of God,
prophethood, and the imamate »,792 il ajoute la croyance en des « Babs », shi’ites
parfaits, intermédiaires entre les imams et les croyants ; à la différence des
mojtaheds, ils sont doués d’une vision spirituelle et non pas d’un raisonnement
discursif faillible.793
2.2.2 Attente millénariste
C’est avec le successeur de Shaykh Ahmad, Kazim Rashti,794 que s’affirme
principalement la dimension millénariste de l’école shaykhie. En effet, le
disciple prédisait, « dans son enseignement, l’imminence de la parousie de
l’Imâm […] ».795 Si sa lecture renoue « avec les origines messianiques de
Shi’isme duodécimain »,796 il y intègre un aspect clairement millénariste, en
calculant le retour du Mahdi « mille années lunaires après sa Petite Occultation
en 874 »,797 soit peu après l’année de sa prédiction. Comme « quiconque veut
785
CORBIN Henry, op. cit., p. 251.
SOUED Albert, La révolution des messies : judaïsme, christianisme et islam, Paris, L'Harmattan, 2000, p. 85.
787
MAYER Jean-François, Les nouvelles voies spirituelles : enquête sur la religiosité parallèle en Suisse,
Lausanne, L'Age d'homme, 1993, p. 174.
788
RICHARD, Yann, op. cit., p. 44.
789
Cf. CORBIN Henry, op. cit., p. 250.
790
RICHARD, Yann, op. cit., p. 44.
791
Cf. SOUED Albert, op. cit., p. 93.
792
SCHOLL Steven , op. cit., p. 231.
793
Cf. ibid.
794
Cf. ibid., p. 232.
795
FASHAHI Mohamad-Rézâ, op. cit., p. 25.
796
BOYER Stéphane ; DENIZEAU Christophe, « Le babisme », in : Les baha’is, http://www.bahaibiblio.org/centre-doc/ouvrage/histoire-bahaie/histoire-bahaie-sommaire.htm, 09.07.2000.
797
Ibid.
786
-4-
contacter l’Imâm doit passer par son ‘bâb’ »,798 Kazim Rashti dépêche un de ses
disciples, Mulla Husayn, qu’il envoie sillonner la Perse afin de trouver le bab.799
Toute l’école shaykhie se tient alors à l’affût d’un homme porteur de
changement.
2.3 Babisme
2.3.1 De « l’orthodoxie à l’hétérodoxie »
Aussi Mulla Husayn désigne-t-il, en 1844, le jeune ‘Ali-Muhammad (18191850), marchand de Shiraz, comme étant le Bab.800 Celui-ci allait bientôt attirer
à lui des milliers d’adeptes, succès qui n’est pas sans cause : « Thus it was that
the Shaykhî teachings paved the way for the Bâb and it is doubtful if the Bâb
would have attracted so many adherents if it had not been for the Shaykhî
doctrines. ».801 L’appui de précurseurs, comme dans les réformes étudiées,802
semble jouer un rôle non négligeable pour la réussite du mouvement.
Il est intéressant de relever les critères qui ont mené Mulla Husayn à jeter son
dévolu sur ‘Ali-Muhammad : connaissance du Coran, de la langue arabe et
aptitude à l’exégèse, soit à l’ijtihad, qualités que l’on retrouve prônées par les
réformateurs musulmans : « le jeune homme répond en effet aux questions les
plus épineuses d’exégèse et rédige, avec une rapidité extrême, un merveilleux
commentaire en arabe – lui dont la langue maternelle est le persan ! – de la
surate de Joseph […] ».803
Dans un premier temps, le Bab s’inscrit en vrai musulman : il revendique sa
filiation au prophète Mahomet,804 accomplit son pèlerinage à La Mekke805 et
commente certaines sourates du Coran806 dans lesquelles « il n’a aucunement
falsifié ou transformé les sources et les ramifications de l’islam et les croyances
chi’ites ».807 Si son enseignement « différait fort peu à l’origine de celui des
musulmans »808 « and his followers kept to islamic Sharî’a »,809 le Bab adoptera
néanmoins une attitude de plus en plus hétérodoxe. En effet, il entreprend
quelques modifications au sein des traditions, comme l’ajout d’une phrase à
798
FASHAHI Mohamad-Rézâ, op. cit., p. 19.
Cf. HATCHER William, « Le Bâb, Bahâ’u’llâh et la foi bahâ’îe », in : : LENOIR Frédéric ; TARDANMASQUELIER Ysé (éd.), Le livre des sagesses : l'aventure spirituelle de l'humanité, Paris, Bayard, 2002, p.
778.
800
Cf. ibid.
801
MOMEN Moojan, An Introduction to Shi’i Islam : The History and Doctrines of Twelver Shi’ism, London,
Yale University Press, 1985, p. 231.
802
Cf. LATHION Stéphane, op. cit.
803
CANNUYER Christian, op. cit., p. 12.
804
Cf. COMMUNAUTÉ INTERNATIONALE BAHÂ’IE, « Le Bâb », in : Bahâ’i World News Service,
http://www.bahaiworldnews.org/terraces/opening.fr.html, 2001.
805
Cf. CANNUYER Christian, op. cit., p. 13.
806
Cf. ZARANDI Nabîl, op. cit., p. 29.
807
FASHAHI Mohamad-Rézâ, op. cit., p. 29.
808
HUART Clément, La religion de Bab : réformateur persan du XIXe siècle, Paris, E. Leroux, 1889, p. 51.
809
MOMEN Moojan, op. cit., p. 231.
799
-5-
l’adhân810 : « Je confesse qu’‘Ali Muhammad est la porte de Dieu. »,811 ainsi que
le « changement d’orientation de la prière (qibla) […] dans la direction du lieu
où se trouve le Bab ».812 Par ces modifications, le Bab va jusqu’à abroger
certaines lois du Coran813 et prétendre être lui-même l’imam occulté,814 ce qui
lui vaudra la sentence capitale de la part des autorités persanes et du clergé.
Ayant posé les jalons d’un changement à venir, le Bab, peu avant sa mort,
annonce la venue d’une autre figure messianique, le Mahdi, lequel sera à la base
d’une « véritable révolution morale, spirituelle et sociale. »815
2.4 Baha’isme
En 1853, dans une prison de Téhéran, Husayn-‘Ali (1817-1892), fervent
défenseur babi, reçoit le signe de sa mission prophétique, qu’il dévoilera
quelques années plus tard : il est « Celui que Dieu manifestera »,816 soit le
Mahdi. Prenant le nom de Baha’u’llah (Gloire de Dieu),817 il s’inscrit à la suite
« d’une série d’épiphanies divines dont la liste inclut Abraham, Moïse,
Zoroastre, Bouddha, Jésus-Christ et Mahomet »818 et abroge les révélations
antérieures.819 Ses écrits préconisent « la solution religieuse des problèmes
sociaux ».820 Le but social de la religion rend bien compte de la vision de
Baha’u’llah pour lequel cette dernière « n’est pas une fin en soi »,821 et ne doit
pas servir à « promouvoir la croyance en une idéologie ».822
Nous n’allons pas ici développer plus longuement le mouvement baha’i
puisqu’il en sera pleinement question dans la suite de l’exposé. Mais nous
pouvons relever, jusqu’à présent, que le mouvement s’inscrit dans un courant en
quête de changement, contestataire vis-à-vis du pouvoir en place ainsi que situé
dans l’attente d’un homme particulier. Si ces éléments correspondent à la
définition de la réforme, le mouvement baha’i rentre-t-il pour autant dans cette
définition ?
810
BOYER Stéphane ; DENIZEAU Christophe, op. cit.
CANNUYER Christian, op. cit., p. 13.
812
HEINE Peter, « Babisme », in : KHOURY Adel Theodor ; HAGEMANN Ludwig ; HEINE Peter (et al.),
Dictionnaire de l'islam : histoire, idées, grandes figures, Turnhout, Brepols, 1995, p. 52.
813
Cf. ibid.
814
Cf. SOUED Albert, op. cit., p. 93.
815
HATCHER William (2002), op. cit., p. 778.
816
CANNUYER Christian, op. cit., p. 21.
817
Cf. HATCHER William (2002), op. cit., p. 779.
818
GRYNBERG Noémie, « Israël : Carrefour des religions – Le Bahaïsme », in : Israël magazine, juin 2002.
819
Cf. CANNUYER Christian, op. cit., p. 21.
820
RIES Julien, « Bahâ’ie (Religion) », in : POUPARD Paul (éd.), Dictionnaire des religions, T. 1, Paris,
Presses universitaires de France, 1993, p. 177.
821
HATCHER William (2002), op. cit., p. 782.
822
Ibid.
811
-6-
3. La Perse du XIXe siècle
« Often […] the political and economic conditions of a particular time and
place affect the customary morality and evoke a religiously grounded demand
for reform ».823 En effet, plusieurs événements politiques et sociaux de la Perse
du XIXe siècle se révèlent être des stimuli à l’émergence de réformateurs.
3.1 Sur le plan politique
Deux facteurs majeurs préoccupent la Perse au niveau politique. En premier
lieu, le pays est en proie à l’absolutisme de la dynastie Qâdjâr, dont les
principaux représentants à cette époque sont Mohammed Shâh (1834-1848) et
Naser Ed Din Shâh (1848-1896). Véritable « despote »,824 le Shah détenait
« toutes les tâches gouvernementales, législatives, exécutives et judiciaires ».
Seuls ses descendants « se voyaient confier les postes les plus lucratifs à travers
le pays ».825
En second lieu, la domination progressive de l’Occident se fait de plus en
plus ressentir comme une atteinte à la civilisation perse, jadis prospère.826 « Les
deux grandes puissances de l’époque – l’Angleterre et la Russie – avaient
chacune des intérêts géostratégiques en Perse, outre leurs envies
colonialistes. ».827 Bien que la Russie s’empare déjà « des provinces du Caucase
et du nord de l’Araxe »828 par le traité de Tourkmantchaï en 1828, et que
l’Angleterre impose, en 1856, « au Traité de Paris, la reconnaissance par l’Iran
de l’Afghanistan et la perte de la province de Harat »,829 Naser Ed Din
entreprend, de surcroît, de « donner des concessions aux puissances
européennes »,830 prétextant ainsi développer le pays. Il confie alors
l’administration et le commerce à des monopoles étrangers.831 De plus, le Shah
impose des réformes judiciaires et civiles basées sur le modèle occidental. Tous
ces facteurs réunis vont susciter la colère du peuple perse, notamment au sein du
clergé.832 Le sentiment d’une colonisation progressive provoquera alors « un
sursaut nationaliste et des aspirations démocratiques dans l’ensemble de la
population. ».833 Aussi le nationalisme se renforcera-t-il par l’union autour de
823
BLAU Joseph L., « Reform », in : ELIADE Mircea (éd.), The encyclopedia of religion, T. 12, New York,
Macmillan, 1987, p. 238.
824
ZARANDI Nabîl, op. cit., p. XXV.
825
Ibid., p. XXVI.
826
Cf. ibid., p. XXV.
827
MANSOUR Joffrey Malek, « Histoire générale de la Perse (Iran) », in : L’Iran,
http://homepages.ulb.ac.be/~jmalek/iran_histgen.html, 18.03.2006.
828
OLOUMI Zia, « Une terre de migration : de la Perse à l'Iran - Les principales dates. », in : Iran. Une
civilisation millénaire, http://oloumi.jurispolis.com/zia/iran/dates-cles.htm, 16.08.2005.
829
Ibid.
830
RICHARD, Yann, op. cit., p. 48.
831
Cf. OLOUMI Zia, op. cit.
832
Ibid.
833
MANSOUR Joffrey Malek, op. cit.
-7-
l’islam afin de se liguer contre l’absolutisme et l’ingérence étrangère.834 Les
premières réactions islamiques verront alors le jour contre la Russie, par une
déclaration de la guerre sainte en 1826.835
3.2 Sur le plan social
« Le pouvoir excessif des potentats locaux »836 reflète toute la corruption qui
a cours dans la société persane du XIXe. « Chaque personne, presque sans
exception, de la hiérarchie officielle […] n’a dû son poste qu’à un cadeau en
argent […] ».837 Ces exactions douteuses, nommées « madâkhil »,838 pénètrent
« toutes les actions et [inspirent] la plupart des actes de la vie. ».839
Outre la corruption, on peut relever d’autres dépravations de mœurs, comme
celle d’ « un système géant de prostitution, sous l’autorité de l’Église »840 : tout
pèlerin qui, en chemin vers La Mekke, faisait halte dans la ville de Mashhad,
avait la possibilité de « contracter un mariage temporaire »841 avec une épouse,
et cela uniquement pour la période de son séjour.
Ce sont précisément ces facteurs d’immoralité sociale ou de déséquilibre
politique qui appellent à des réformateurs : « Nei periodi minacciati da
decadenza o disintegrazione, nei gruppi religiosi sorgono capi […] ».842 Ainsi,
c’est sous l’impulsion d’un réformateur comme Jamâl Ad-Dîn Al-Afghâni que
le peuple se soulèvera, en 1890, contre « le monopole des tabacs à la Régie de
Talbot » ;843 plus précisément grâce à son décret selon lequel « l’usage du
tanbakû et du tabac, sous n’importe quelle forme, équivaut à entrer en guerre
contre l’Imam du Temps (le XIIe Imam) […] ».844
Outre Al-Afghâni, la Perse du XIXe sera témoin d’une effervescence de
réformateurs sociaux, dont Melkom Khan (1833-1908), diplomate qui luttera
entre autres pour « l’abrogation de la polygamie, la réforme de l’écriture
persane »,845 Abd al-Rahim Tâlebof (1834-1911) qui « critique l’absolutisme et
propose des réformes […] comme l’union des sunnites et des shi’ites. »,846 Mirzâ
834
Cf. RICHARD, Yann, op. cit., p. 47.
Ibid.
836
HANOTIAU Yves, « Histoire », in : www.ΣΚΙΟΥΡΟΣ.net,
http://www.skiouros.net/voyages/2001/iran/_histoire.html, 18.03.2006.
837
ZARANDI Nabîl, op. cit., p. XXVII.
838
Ibid.
839
Ibid.
840
Ibid., p. XLVI.
841
Ibid.
842
WACH Joachim, Sociologia della religione (trad. e introd. all'edizione italiana di Giovanni Filoramo),
Bologna, Ed. Dehoniane, 1986, p. 358. « Dans des périodes menacées par la décadence ou la désintégration se
lèvent, parmi les groupes religieux, des chefs […]. »
843
RICHARD, Yann, op. cit., p. 48.
844
Ibid., p. 49.
845
SPI, « Le dualisme », in : Social Democratic Party of Iran,
http://www.spiran.com/francias/articles/le_dualisme.htm, 18.03.2006.
846
RICHARD, Yann, op. cit., p. 50.
835
-8-
Aga Khan Kermani (1854-1896) ayant lui-même été « attiré un moment par le
bahâ’isme »,847 et bien d’autres hommes encore.848 Contemporains à cette
réforme sociale, les mouvements babi et baha’i y prennent aussi part. Les babis
en seront même des acteurs incontestables, puisque certains d’entre eux
s’affichent être les auteurs de l’assassinat du Shah en 1896.849
3.3 Sur le plan religieux
Hormis les aspects politiques et sociaux, l’aspect religieux jouit d’un
engouement réel dans la Perse du XIXe siècle. En effet, « the approach of the
Muslim year 1260 (1844) was accompanied by a general rise in expectancy of
the return of the Hidden Imam ».850 Cette échéance donne ainsi « un espoir
insoupçonné aux masses shi’ites en Iran ».851
Les conditions de l’apparition du Mahdi sont celles d’un monde « plongé
dans le mensonge et la permissivité […] où la tyrannie devient une source
d’orgueil, où l’immoralité, la corruption et l’oppression seront la loi […] ».852
Quant au Mahdi attendu, il sera, selon les interprétations, « jeune, beau et de
taille moyenne […] et se déclarera à la Mecque entre le Coin de la Kaaba et le
Lieu d’Abraham ».853
Ainsi, dans le baha’isme, héritier du messianisme shi’ite, le contexte n’est
que le fruit d’un « programme ». Il n’est pas celui qui appelle un réformateur –
comme il était le cas dans les réformes étudiées854 – mais il est celui qui est
appelé par le « réformateur ». En effet, le Mahdi ne se révélera que dans le
contexte établi par la prédiction. Contexte qui a permuté son statut : il n’est plus
la cause, mais la condition à l’émergence d’un « réformateur ».
En résumé, la Perse du XIXe se voit être le cadre de nombreuses réformes,
dues aux points politiques et sociaux évoqués. S’il y a simultanéité entre
l’apparition des réformes musulmanes et celle du mouvement baha’i, il y a, en
revanche, différence au niveau des modalités d’apparition de ce dernier. Par
l’héritage religieux dont il se réclame, le baha’isme, né d’une prédiction, ne
partage pas la spontanéité réactionnaire de tout autre mouvement réformiste.
847
Ibid., p. 51.
Cf. ibid., pp. 49-52.
849
Cf. OLOUMI Zia, op. cit.
850
MOMEN Moojan, op. cit., p. 231.
851
SOUED Albert, op. cit., p. 92.
852
Ibid., p. 88.
853
Ibid., p. 89.
854
Cf. LATHION Stéphane, op. cit.
848
-9-
4. Nature et action de Baha’u’llah
4.1 Acteur social ou réformateur
La personnalité de Baha’u’llah rentre clairement dans certains des aspects de
la typologie établie par Wach au sujet de la nature du réformateur : jouissant
d’un grand charisme, il est un excellent guide intellectuel et moral.855
4.1.1 Réforme sociale
Baha’u’llah est, sans conteste, un acteur social important, qui « concentre ses
efforts sur l’amélioration de la société ».856 Parmi les changements dont il est
l’auteur, on peut citer la revendication de l’égalité des sexes, laquelle se doit de
passer par l’universalité de l’éducation.857 Sur ce point, Baha’u’llah va même
jusqu’à prôner la priorité de l’éducation des filles, qui sont « les premières
éducatrices de la société ».858 Position que l’on retrouve chez le réformateur
Muhammad ‘Abduh, lequel, envisageant la situation de la femme comme
« centrale dans l’optique d’une réforme sociale »,859 va encourager « la
fondation d’écoles pour la formation des filles. ».860
Un autre apport social que véhicule l’enseignement baha’i réside dans « la
nécessité d’introduire des réformes dans les relations économiques du riche et
du pauvre ».861 Dénoncée dans La Chronique de Nabîl, qui oppose les hommes
« vivant dans un style princier »,862 dans une « richesse gaspillée en maisons de
campagne luxueuses, en curiosités européennes et en énormes suites de
serviteurs »,863 au « malheureux paysan »,864 l’inégalité ambiante interpelle
fortement Baha’u’llah. Celui-ci prend l’initiative d’un programme économique,
dont voici exposées les principales lignes : « participation conjointe des
capitalistes et des travailleurs aux bénéfices des entreprises, soutien des pauvres
par le trésor public, taxation progressive des revenus importants, etc. ».865
Un élément supplémentaire qui participe de la réforme sociale de Baha’u’llah
est l’ouverture face « au progrès scientifique et technologique ».866 Ce progrès
n’est réalisable que si l’on comprend la science et la religion comme deux
855
Cf. WACH Joachim, op. cit., p. 358.
RIES Julien, op. cit., p. 176.
857
CINR Centre d'Information sur les Nouvelles Religions (sous la dir. de), Nouvel âge ... nouvelles croyances :
répertoire de 25 nouveaux groupes spirituels religieux, Montréal, Ed. Paulines, 1989, p. 175.
858
CANNUYER Christian, op. cit., p. 55.
859
RAMADAN Tariq, Aux sources du renouveau musulman. D’al-Afghani à Hassan al-Banna, un siècle de
réformisme musulman, Bayard Éditions, Paris, 1998, p. 123.
860
Ibid., p. 124.
861
ESSLEMONT John Ebenezer, Bahá'u'lláh et l'ère nouvelle : introduction à la foi bahá'íe, (trad. de l'anglais
par Juliette Rao), Bruxelles, Maison d'éditions bahá'íes, 1990, p. 154.
862
ZARANDI Nabîl, op. cit., p. XXVIII.
863
Ibid.
864
Ibid., p. XXVII.
865
CANNUYER Christian, op. cit., p. 55.
866
LES BAHA’IS DE FRANCE, « Quelle attitude face au progrès scientifique et technologique ? », in : Les
bahá’ís de France, http://www.bahai.fr/Quelle-attitude-face-au-progres.html, 18.03.2006.
856
- 10 -
éléments complémentaires :867 « La religion ignorant ou rejetant la science ne
serait ue superstition, tandis que la science faisant abstraction de la religion
sombrerait dans le matérialisme ».868 Baha’u’llah cherche ainsi à « réhabiliter le
dialogue entre la science et la religion »,869 sur ce raisonnement commun à
plusieurs réformateurs musulmans : « La science procède par invention, la
religion par révélation. Les contradictions apparentes entre elles sont dues à la
faillibilité du raisonnement humain et à son orgueil qui l’empêche de reconnaître
ses limites. ».870
4.1.2 Moyens de la réforme
Conscient de l’utilité de la presse pour la diffusion des idées, Baha’u’llah
relève l’importance de son rôle « en tant qu’auxiliaire pour répandre la
connaissance ».871 Toutefois, le prosélytisme étant défendu,872 l’émission de
périodiques, comme le Bulletin, ne s’adresse qu’aux membres de la
communauté.873 Les adeptes, interdits de toute propagande, ne « ‘prêchent’ que
par l’exemple »874 et partent, en volontaires, s’installer dans des régions où leurs
idées ne sont pas connues.
4.1.3 Cible de la réforme
Si la réforme sociale qu’entreprend Baha’u’llah concerne avant tout la frange
populaire de la Perse, le message est d’abord accueilli auprès des « esprits
religieux cultivés – en majorité d’origine urbaine – dégoûtés par l’ignorance et
le sectarisme du clergé shî’ite, et profondément marqués par le millénarisme
mahdique. ».875 Parmi ces « esprits cultivés » figurent plusieurs réformateurs
musulmans.876 L’analogie entre baha’i et réformateur sera alors vite établie.
Nous reviendrons ultérieurement sur la pertinence de cet amalgame.
4.2 Acteur divin ou prophète
« Si trova un culto del fondatore nel cristianesimo […] e lo stesso può dirsi
per le figure di fondatori di religioni minori come […] il babismo […] ma non di
riformatori come Mosè, Lutero […] ».877 Si le fondateur du babisme se voit
vouer un culte, il en va de même pour le fondateur du baha’isme, dont le
867
Cf. ibid.
BASSET Jean-Claude et al. (éd.), Panorama des religions : traditions, convictions et pratiques en Suisse
romande, Lausanne ;Genève, Enbiro ; Plateforme interreligieuse, 2001, p. 74.
869
HATCHER William (2002), op. cit., p. 781.
870
CANNUYER Christian, op. cit., p. 54.
871
ESSLEMONT John Ebenezer, op. cit., p. 167.
872
Cf. CINR Centre d'Information sur les Nouvelles Religions (sous la dir. de), op. cit., p. 176.
873
Cf. ibid., p. 177.
874
Ibid., p. 176.
875
CANNUYER Christian, op. cit., p. 140.
876
Cf. ibid.
877
WACH Joachim, op. cit., p. 355. « On trouve un culte du fondateur dans le christianisme et l’on peut dire la
même chose pour la figure des fondateurs des religions mineures comme le babisme, mais pas des réformateurs
comme Moïse, Luther. »
868
- 11 -
tombeau, situé à Haïfa, voit affluer chaque année des milliers de pèlerins.878
C’est ainsi la première différence qui distingue Baha’u’llah d’un simple
réformateur.
Plus que simple sujet à vénération, Baha’u’llah est considéré comme un
prophète par les adeptes du mouvement. Et c’est là la deuxième distinction. En
effet, la caractéristique essentielle d’un prophète, selon Wach, est sa
« comunione immediata con la divinità […] ».879 Mais, à l’instar du réformateur,
le prophète peut développer une activité politique et sociale880 : « Grazie al suo
contatto con le più profonde sorgenti della vita, il profeta reagisce in modo
vigoroso contro ogni turbamento o perversione dell’ordine civile o morale
[…] ».881 C’est bien dans un prophétisme dit « social », selon la typologie de
Neher,882 que s’inscrit Baha’u’llah. Or, cette flagrante similitude avec le profil
sociologique du réformateur induit de la sorte bien des confusions : « La
profezia […] è stata confusa, dai contemporanei e dalle generazioni successive,
con altre forme di autorità religiosa. »883
A la manière des réformateurs musulmans – les « Salafiyya » –,884
Baha’u’llah effectue, en un premier temps, un retour aux sources que sont le
Coran et la Sunna. Cependant, il interprète les écrits au travers d’une vision
messianique, vision dont l’actualisation lui confère un statut divin. Par la
divinité que lui octroie cette interprétation, Baha’u’llah peut s’arroger le droit
d’abroger les lois coraniques existantes et les remplacer par d’autres
révélations : « son œuvre transcende celle d’un simple réformateur
religieux ».885 Ainsi, plus qu’à la définition d’un réformateur, Baha’u’llah
répond à celle de prophète, et plus précisément de « prophète
eschatologique »,886 comme l’expose Neher.
5. Vision des Salafiyyas sur le mouvement baha’i
Le programme développé par Baha’u’llah, qui est celui d’une réforme « for
societies that found themselves faced with the new world of the industrial
878
Cf. Bureau d’Information Publique de la Communauté Internationale Baha’ie, op. cit., p. 47.
WACH Joachim, op. cit., p. 362. « communion immédiate avec la divinité »
880
Cf. ibid., p. 363. « Grâce à son contact avec les sources les plus profondes de la vie, le prophète réagit de
façon vigoureuse contre les autres tourment ou perversion de l’ordre civil ou moral »
881
Ibid.
882
Cf. NEHER André, Prophètes et prophéties : l'essence du prophétisme, Paris, Ed. Payot & Rivages, 1995, p.
52.
883
WACH Joachim, op. cit., p. 367. « La prophétie a été confondue, par les contemporains et par la génération
suivante, avec une autre forme d’autorité religieuse ».
884
JOMIER Jacques, « Réformistes musulmans (‘Salafiyya’) », in : POUPARD Paul (éd.), Dictionnaire des
religions, T. 1, Paris, Presses universitaires de France, 1993, p. 1678.
885
Bureau d’Information Publique de la Communauté Internationale Baha’ie, op. cit., p. 10.
886
NEHER André, op. cit. p. 57.
879
- 12 -
revolution, [and] the mass politics of the French Revolution […] »,887 ne laisse
pas indifférents les Salafiyyas du XIXe. En effet, « the shift of focus from
millenarianism to a social gospel made Baha’i thought suddenly relevant to
Muslim reformers who were confronted with many of the same problems ».888
Mais l’attitude des réformistes vis-à-vis du mouvement baha’i est plutôt
ambiguë,889 car loin d’être homogène. On peut relever, au sein de ces
modernistes, trois différentes positions, illustrées par les figures majeures que
sont Al-Afghani, Mohammed ‘Abduh et Rashid Rida.
5.1 Al-Afghani
Al-Afghani retient de ce mouvement sa vision d’une religion unique,890
principe qui peut corroborer l’idéal pan-islamique du réformateur, ne serait-ce
que dans l’abolition des sectarismes shi’ite et sunnite.891 Si Al-Afghani adhère à
la position, adoptée par le mouvement baha’i, qui est réfractaire au clergé
sectariste et conservateur, il se méfie toutefois de leur position « outside the pale
of Islam »892 qui les définit comme une menace à l’unité islamique, tout comme
l’évangélisme chrétien.893 Malgré une sérieuse antipathie envers ce mouvement,
due aux raisons évoquées, Al-Afghani juge toutefois utile de conserver des liens
avec ses membres.
5.2 Mohammed ‘Abduh
Le sentiment négatif de Al-Afghani ne semble en rien s’être répercuté sur son
disciple, Mohammed ‘Abduh, lequel voue une grande admiration au
mouvement.894 ‘Abduh considère ce dernier comme « the most progressive and
creative muslim group »,895 et le tient pour une secte du mouvement shi’ite.896
‘Abduh lui-même sera influencé par les idées baha’ies, comme l’illustre sa
fameuse interprétation concernant la restriction de la polygamie : « the Islamic
law allowing polygamy could fruitfully be reinterpreted so as to restrict the ease
with wich another wife could be taken ».897 Il est à relever que Mohammed
‘Abduh correspondra avec ‘Abbas Effendi – nommé Addu’l Baha – qui n’est
autre que le fils et successeur de Baha’u’llah. ‘Abduh soulignera les qualités de
887
COLE Juan R.I. « Muhammad `Abduh and Rashid Rida: A Dialogue on the Baha'i Faith. », World Order,
Vol. 15, no 3-4, 1981, p. 7.
888
Ibid.
889
Cf. ibid.
890
Cf. CANNUYER Christian, op. cit., p. 53.
891
Cf. SHEPARD William E., « Nahdah », in : ESPOSITO John L. (éd.), The Oxford encyclopedia of the
modern Islamic world Oxford, Oxford University Press, 1995, p. 217.
892
COLE Juan R.I. (1981), op. cit., p. 7.
893
Cf. ibid.
894
Cf. ibid., p. 8.
895
Ibid.
896
Cf. ibid., p. 12.
897
COLE Juan R.I, « Rashid Rida on the baha’i faith : a utilitarian theory of religions, Arab Studies Quarterly,
Vol. 5, no 3, 1983, p. 282.
- 13 -
son correspondant en ces termes : « He is, in fact, a great man ; he is the man to
whom it is right to apply that epithet. ».
5.3 Rashid Rida
Rashid Rida, disciple de Mohammed ‘Abduh, s’insurge, quant à lui, de la
sympathie dont témoigne son maître vis-à-vis des Baha’is. C’est lui qui
proférera la critique la plus acerbe à l’égard du mouvement, le jugeant
extrémiste et le discréditant aux yeux d’‘Abduh en tant que voie de la Réforme
de l’Islam.898
Une des critiques avancées par Rida réside en la divinité de Baha’u’llah,
théophanie qui assimile la foi baha’ie plus au christianisme qu’à la foi
transcendante de l’Islam.899 Le disciple d’‘Abduh conteste la vision des Baha’is
selon laquelle la réforme « could be successfully undertaken only by a new
Messenger of God »,900 caractéristique de la divinité de Baha’u’llah, relevée
précédemment.
De plus, la prétention de Baha’u’llah à vouloir modifier les lois islamiques901
apparaît aux yeux de Rida comme une hérésie : en révélant une nouvelle loi,
Baha’u’llah choisit d’abandonner l’Islam plutôt que de le réformer.902 Car pour
Rahsid Rida, la réforme ne réside que dans « a adherence to the immutable
religious law of the Prophet Muhammad ».903
Prolongeant le point de vue d’Al-Afghani, Rida soutiendra que le baha’isme
est un danger plus grand que le christianisme, puisqu’il s’infiltre sous une
apparence musulmane, prête à duper les musulmans. Ce même argument sera
soulevé dans une thèse de doctorat, réalisée en 1942, sur le rapport entre
babisme et Islam, dans laquelle l’auteur considère le premier mouvement –
précurseur du baha’isme – comme destiné à « évincer l’Islam ».904 En cela, le
disciple d’‘Abduh critique véhément les Baha’is de se comporter en musulmans,
alors que, selon son point de vue, ils suivent intérieurement une autre foi.905
Usant de ces arguments pour dissuader son maître, il nous relate le débat dans
son journal, Al-Manâr.906
Dans ce même ouvrage, Rida met en exergue deux moyens de réforme : le
retour au Coran ou la reconnaissance d’un Mahdi. Cependant, la seconde voie,
principalement shi’ite, est selon lui néfaste à l’Islam.907 D’éducation sunnite,
898
Cf. COLE Juan R.I. (1981), op. cit., p. 8.
Cf. ibid., p. 10.
900
Ibid.
901
Cf. COLE Juan R.I, (1983), op. cit., p. 281.
902
Cf. COLE Juan R.I. (1981), op. cit., p. 11.
903
Ibid.
904
TAG Abd El-Rahman, Le babisme et l'islam : recherches sur les origines du babisme et ses rapports avec
l'islam, Paris, R. Pichon et R. Durand-Auzias, 1942, p. 3.
905
Cf. COLE Juan R.I. (1981), op. cit., p. 11.
906
Cf. ibid., p. 12.
907
Cf. COLE Juan R.I, (1983), op. cit., p. 286.
899
- 14 -
Rida attribue la composante mahdique, qu’on retrouve dans le mouvement
baha’i, à une « lower-class folk religion ».908 Classe qui, selon lui, ne peut pas
faire l’usage de la raison, facteur pourtant essentiel à l’établissement d’une
réforme.
Enfin, Rida a poussé son aversion pour les Baha’is au point d’en expulser les
membres qui étaient présents à l’université d’Al-Azhar,909 laquelle avait été le
berceau de plusieurs conversions.910 L’attitude négative de Rida semble avoir eu
une influence à long terme sur l’institution, puisqu’en 1986, l’université du
Caire fut l’instigatrice de toute une campagne contre le mouvement baha’i, par
le biais d’un communiqué : « The Azhar statement on ‘Baha’is and
Baha’ism’ ».911
6. Conclusion
Le communiqué d’Al-Azhar s’inscrit dans la lignée de nombreuses autres
persécutions commises à l’égard des Baha’is. Qu’elles émanent du clergé ou de
réformateurs musulmans, tels Al-Afghani et Rashid Rida, ces critiques
démontrent clairement la non-reconnaissance du mouvement au sein de l’Islam.
Mais cette prétention à l’indépendance vis-à-vis de l’Islam ne provient pas
uniquement de la sphère musulmane : elle est aussi soutenue, voire revendiquée,
par la position baha’ie. Aussi les partisans du baha’isme voient-ils dans la
répression dont ils sont victimes un moyen d’émancipation qui aboutit à la
reconnaissance de leur mouvement comme une révélation indépendante.912 Ainsi
l’illustre une accusation portée par les autorités ecclésiastiques contre trois
Baha’is égyptiens, en 1925 : elle exigeait que « divorcent leurs épouses, qui
étaient musulmanes, sous prétexte que leurs maris avaient abandonné l’islam
après leur mariage légal en tant que Musulmans ».913 Ce jugement apparut
comme une « déclaration positive »914 aux yeux des Baha’is, puisque, selon
l’autorité musulmane, « la foi embrassée par ces hérétiques devait être
considérée comme une religion distincte ».915
Alors pourquoi cette filiation à l’Islam persiste-t-elle ? D’une part, l’héritage
religieux dans lequel s’inscrit le mouvement – soit la quête d’un changement
induite par le shi’isme, le refus de pouvoir propre à l’école akhbârie et l’attente
d’un homme capable de changement que fait apparaître le shaykhisme –
908
Ibid., p. 289.
Cf. COLE Juan R.I. (1981), op. cit., p. 10.
910
Cf. EFFENDI Shoghi, Dieu passe près de nous, Paris, Assemblée spirituelle nationale des Bahá'ís de France,
1970, p. 378.
911
MOHSEN Enayat, « A commentary on the Azhar’s statement regarding ‘Baha’is and Baha’ism’ », in : My
Baha'i Faith Pages from Skye, http://www.breacais.demon.co.uk/abs/bsr02/27_enayat_azhar.htm, 18.03.2006.
912
Cf. EFFENDI Shoghi, op. cit., p. 457.
913
Ibid., p. 458.
914
Ibid., p. 459.
915
Ibid.
909
- 15 -
présente bien des similitudes à une réforme. D’autre part le baha’isme prend
naissance, historiquement, dans un contexte qui voit l’émergence de nombreux
réformateurs musulmans, dont les objectifs sociaux ne se distinguent guère de
ceux de Baha’u’llah. D’où une confusion, à cette époque où « le terme babi
était employé pour désigner, à tort, certains réformateurs opposés à la monarchie
Qajar »916 comme l’illustre l’exemple de Sheykh Hâdi qui « fut injustement
accusé d’être babi ».917 Enfin, les analogies culturelles et rituelles entre l’Islam
et le baha’isme sont flagrantes : elles s’expliquent différemment selon deux
phases. Premièrement, dans le babisme, période de transition, la tradition
islamique était conservée non pas pour sa valeur islamique endogène, mais
instrumentalisée en tant que support d’un message exogène : si la Bab effectue
son pèlerinage à La Mekke, ce n’est pas dans le but d’accomplir un devoir
propre à l’Islam, mais afin d’annoncer sa nouvelle mission.918 Il en va de même
pour l’ajout qu’il impose à l’adhân, ce dernier devenant le moyen de faire passer
un nouveau message. Deuxièmement, dans le baha’isme, les reliquats rituels
propres à l’Islam ne sont qu’un moyen de protection, dans un contexte de
répression : « Baha’is […] continued to observe Muslim rites for fear of
persecution. ».919 Ainsi, ce n’est que tardivement que Shoghi Effendi, petit-fils
de Baha’u’llah, abolira le vendredi comme jour de prière. Par cet acte, « he cut
the last formal links with Islam ».920
Après les similitudes établies avec la réforme, lesquelles peuvent nous
tromper sur la nature du baha’isme, venons-en à la différence majeure qui les
distingue clairement : la qualité de prophète qu’est Baha’u’llah. Fruit d’une
lecture messianique, cette qualité lui confère le droit d’abroger les lois
coraniques. Aussi se situe-t-il en dehors de l’Islam. Loin du concept de la
réforme : « reform is always used to a return to older. »,921 on est ici projeté vers
un changement radical, puisque « la révélation prophétique va de pair avec une
création ex novo du monde ».922 La révélation baha’ie s’est affranchie, en les
abrogeant, des sources dont se réclame essentiellement un mouvement
réformiste : aucune source ne peut être « reformée », puisque toute source est
« révolue ». De la réforme, impossible, à la révolution. Car c’est bien à une
révolution que s’apparente le mouvement baha’i.
916
BOYER Stéphane ; DENIZEAU Christophe, « Situation en Iran », in : Les baha’is, http://www.bahaibiblio.org/centre-doc/ouvrage/histoire-bahaie/histoire-bahaie-sommaire.htm, 09.07.2000.
917
RICHARD, Yann, op. cit., p. 52.
918
Cf. CANNUYER Christian, op. cit., p. 13.
919
COLE Juan R.I, (1983), op. cit., p. 281.
920
COOPER Roger, « The Baha’is », in : TAPPER Richard (éd.), Some Minorities in the Middle East. London,
Centre of Near and Middle Eastern Studies, 1992, p. 8.
921
BLAU Joseph L., « Reform », in : ELIADE Mircea (éd.), The encyclopedia of religion, T. 12, New York,
Macmillan, 1987, p. 238.
922
CANNUYER Christian, op. cit., p. 43.
- 16 -
Ainsi révélation implique révolution. Et la révolution est propre à la nature
du prophète, du Messie, comme le révèle précisément le titre de l’ouvrage
d’Albert Soued : La révolution des messies.
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Party
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Iran,
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