Albert Camus contre le totalitarisme: une pensée de la mesure

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L E S J O U R N É E S S O U VA R I N E 2 010
par Stephen Launay *
Albert Camus contre le totalitarisme:
une pensée de la mesure
A
LBERT CAMUS est un penseur de la modération, du juste milieu, de la recherche
de l’équilibre, des intermédiaires, des limites, des médiations. « L’action révoltée
authentique, écrit-il dans L’Homme révolté, ne consentira à s’armer que pour des
institutions qui limitent la
violence, non pour celles qui la
codifient »[1]. Il ne pouvait donc
plaire – si tant est qu’il l’eût
voulu – à certains de ses contemporains, parmi les intellectuels les
plus en vue, dont la radicalisation
lui était étrangère. Francis Jeanson
d’ailleurs, en l’occurrence porteparole du directeur des Temps
Modernes, après une lecture attentive (et en fait partielle et partiale)
de L’Homme révolté, répudie
Camus en écrivant ceci : « […] à
mes yeux, tout se passe comme si
Camus était pour lui-même en
quête d’un refuge, et s’efforçait
par avance de justifier ici un éventuel “décrochage”, une évasion
vers quelque définitive retraite où
© Robert Edwards
se vouer enfin aux délices révolAlbert Camus en 1957
* Politiste, Université de Paris Est.
1. Nous citons l’édition Gallimard/Folio de 2010 (1re éd. Gallimard, 1951) p. 364.
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tées d’une existence sans histoire »[2]. Camus ne pouvait pas être plus voué aux gémonies
que par cette accusation de désengagement, mêlant subrepticement (ou de façon
perverse) une interprétation (fallacieuse) du livre et une accusation personnelle, en un
style qui sera aussi celui de Sartre en août de la même année.
Situation
Nous allons voir qu’il n’a pas voulu s’échapper de l’histoire mais en prendre la mesure…
et la démesure, et qu’il a en ceci de profonds points communs avec de grands libéraux
français, en particulier avec Constant et sa théorie des principes intermédiaires, mais
aussi avec son contemporain José Ortega y Gasset.
Cette position permet de comprendre – il s’agit bien de comprendre et non d’expliquer, ni moins encore de transformer, suivant en cela la conception camusienne de la
connaissance, tout en nuances, qui parcourt ses premiers beaux textes rassemblés dans
Noces – la place que prit Camus dans ce qu’on peut appeler la querelle du totalitarisme.
Cette querelle s’ouvre à la fin des années 1920 et dans les années 1930 surtout, mais
prend toute son ampleur après la Seconde Guerre mondiale, avec la publication des
textes d’Aron sur « les religions séculières » en 1944, puis surtout avec celle des Origines
du totalitarisme de Hannah Arendt la même année que celle de L’Homme révolté (1951),
avec aussi celle de Leo Strauss sur la tyrannie, Aron apportant de nouveau sa pierre à
l’édifice en 1955 avec L’Opium des intellectuels.
Le grand problème auquel s’attelle Camus dans son ouvrage de 1951 est celui de la
« religion de l’histoire », qui s’est esquissée au XVIIIe siècle et développée au XIXe pour
porter le meurtre au rang d’une obligation absolue au XXe siècle.
Il y a chez notre auteur une horreur du nihilisme contemporain – nihilisme dont il
fait la généalogie – à laquelle il répond par une morale de l’incertitude, de l’approximation (« La pensée approximative est seule génératrice de réel » écrit-il dans L’Homme
Révolté)[3], de la prudence, exprimant le rôle qu’il confère à l’intellectuel, rôle qui n’est
certainement pas pour lui celui d’un engagement tous azimuts sous prétexte de responsabilité illimitée, à la manière de Sartre. Examinons donc ces quelques points : l’Histoire
divinisée, la nécessité morale de la mesure, et condition – ce sera le troisième point –
d’une définition au plus juste du rôle de l’intellectuel.
2. L’article de Jeanson puis la lettre de Camus, la réponse de Sartre et le commentaire de Jeanson furent publiés
dans Les Temps Modernes, en mai 1952 pour le premier et en août 1952, pour les autres.
3. L’Homme révolté, p. 170-171 essentielles, plus «les déicides» p. 173.
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L’histoire divinisée
Nous avons mentionné la hauteur, voire le mépris qu’exprimait Jeanson en 1952 pour la
pensée de Camus. Pour Jeanson en effet, la protestation de Camus est «trop belle, trop
souveraine, trop sûre d’elle-même, trop accordée à soi» et Camus joue le «pur esprit» qui
s’oppose donc, nous nous en doutions, à la «conscience située» que défend l’entourage de
Jeanson.
Mais contre quoi Camus proteste-t-il? Allons directement au cœur du problème, et
dans ce dessein, citons Camus lui-même: «Dès l’instant où les principes éternels seront mis
en doute en même temps que la vertu formelle, où toute valeur sera discréditée, la raison se
mettra en mouvement, ne se référant plus à rien qu’à ses succès. Elle voudra régner, niant
tout ce qui a été, affirmant tout ce qui sera. Elle deviendra conquérante. Le communisme
russe, par sa critique violente de toute vertu formelle, achève l’œuvre révoltée du XIXe siècle
en niant tout principe supérieur […]. Le règne de l’histoire commence et, s’identifiant à sa
seule histoire, l’homme, infidèle à sa vraie révolte, se vouera désormais aux révolutions nihilistes du XXe siècle qui, niant toute morale, cherchent désespérément l’unité du genre
humain à travers une épuisante accumulation de crimes et de guerres».
Voici qu’apparaissent «les révolutions cyniques, qu’elles soient de droite ou de gauche»,
fondées sur «la religion de l’homme». Et cette conclusion lapidaire: «Tout ce qui était à
Dieu sera désormais rendu à César»[4].
Sont ici présents les principaux éléments de l’idéologie totalitaire, donc de ce que, au
même moment, Arendt désigne comme la mise en branle de «la logique d’une idée» qui
arase le réel et d’abord l’humanité.
Pour Camus, la divinisation de l’histoire est la suite logique de celle de l’homme. Le
problème vient de ce que, toute valeur étant discréditée, la raison se nie elle-même comme
raisonnable, en justifiant son propre mouvement – seulement son mouvement – par une
divinité creuse, l’Histoire, qui n’a de correspondance avec le réel que dans l’action répétée
indéfiniment. Mais il s’agit d’une action particulière, dont le trait spécifique est d’être ce que
le penseur espagnol José Ortega y Gasset nomma en 1930 «l’action directe»: action qui n’a
plus de raison(s), qui ne donne pas ses raisons mais dont la nature est seulement de s’imposer. Ortega y Gasset la distingue (dans La Révolte des masses) de «l’action indirecte»,
action de la raison civilisée qui trouve des médiations pour s’affirmer et qui ne s’affirme
pleinement que dans le dialogue.
« L’action directe» d’Ortega y Gasset semble donc la manifestation apparente de ce que
Camus nomme « le nihilisme », produit d’un hégélianisme tordu, voire torturé, et qui
aboutit, comme on le lit dans L’homme révolté, à ce que «les philosophes de la dialectique
4. Ibid.
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incessante ont remplacé les harmonieux et stériles constructeurs de la raison». La pensée
totalitaire délaisse ici un aspect de l’hégelianisme qui «a voulu être l’esprit de la réconciliation». En oubliant que «tout ce qui est réel est rationnel et tout ce qui est rationnel est réel»,
la voie est ouverte à la justification de «toutes les entreprises de l’idéologue sur le réel.»[5]
Le nihilisme individuel du «tout est permis» s’accomplit alors, selon Camus, dans le
«chigalévisme». Chigalev, le philanthrope des Possédés, soutient l’entreprise nihiliste jusqu’à
son extrême pointe: le terrorisme d’État. Camus le nomme aussi «socialisme scientifique»,
«société militaire», «despotisme illimité», empruntant cette expression au personnage cité.
Le lien entre le socialisme individuel et le socialisme militaire (ce dernier refusant et
niant le premier) se fera par une aspiration folle à l’égalité qui ne peut se réaliser qu’avec
l’arme ultime du désespoir: «Parti de la liberté illimitée, dit Chigalev, j’arrive au despotisme
illimité.»[6] La «totale dictature» (expression de Camus) devient un passage obligé. Et Camus
de diagnostiquer : « C’est le gouvernement des philosophes dont rêvaient les utopistes,
simplement ces philosophes ne croient à rien».
On a voulu diviniser l’homme et on est arrivé à le soumettre totalement. «Illimitation»,
«démesure», «totalitaire» – et toutes les expressions voisines – vont dorénavant revenir
comme des litanies sous la plume de notre auteur. Et même s’il fait des distinctions entre
nazisme et communisme (le premier réalisant la folie la plus extrême), le fait que Camus en
montre la généalogie amorale et les développements communs nous permettent de
comprendre le grand intérêt que Arendt porta à la réflexion de cet intellectuel qu’elle considérait comme le meilleur de son époque en France, littéraire comme elle et, dans une
certaine mesure, bouillonnant comme elle l’était.
Nous en arrivons à présent au terrorisme d’État. Si Camus énonce des différences entre
communisme et nazisme dans le style d’Arendt, il faut souligner une nuance de taille qu’il
pose entre Mussolini et Hitler: «Mussolini, écrit-il, juriste latin, se contentait de la raison
d’État qu’il transformait seulement, avec beaucoup de rhétorique, en absolu.» Autrement dit,
Mussolini n’a pas fait table rase du passé; il n’a pas tout à fait supprimé quelque chose qui
s’approche de ce que Camus appelait « la vertu formelle ». Il ne s’agit pas de dire que
Mussolini conserve une sorte de morale des Antiques mais que, dans son comportement il
conserve des aspects de la politique traditionnelle: son machiavélisme le sauve de l’absolue
illimitation national-socialiste. La raison d’État est en effet un principe ou une doctrine d’action qui vise à défendre les intérêts de l’État tels que conçus par ses dirigeants. La raison
d’État peut alors aboutir à une transgression des normes publiques et constitutionnelles,
mais elle constitue aussi, dans le même temps, un principe de délimitation puisqu’elle
s’aligne sur une rationalité politique: celle des intérêts de l’État ou des intérêts nationaux.
5. Op. cit., p. 175.
6. Ibid., p. 224.
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Pour Camus, l’Allemagne hitlérienne est allée beaucoup plus loin. Il écrit: «L’Allemagne
hitlérienne a donné à cette fausse raison [la raison d’État] son vrai langage qui était celui
d’une religion»[7]. Camus laisse ici glisser sa plume en suggérant que la raison d’État est par
définition illimitée. Mais l’essentiel est qu’il nous conduise au cœur de l’irrationalité nazie.
Citons-le: «Les crimes hitlériens, et parmi eux le massacre des Juifs, sont sans équivalents
dans l’histoire parce que l’histoire ne rapporte aucun exemple qu’une doctrine de destruction aussi totale ait jamais pu s’emparer des leviers de commande d’une nation civilisée. Mais
surtout, pour la première fois dans l’histoire, des hommes de gouvernement ont appliqué
leurs immenses forces à instaurer une mystique en dehors de toute morale. Cette première
tentative d’une Église bâtie sur un néant a été payée par l’anéantissement lui-même»[8]. On
voit ici que la morale camusienne repose sur un fondement chrétien raisonné – et raisonnable d’ailleurs.
L’important est que Camus ait distingué la raison d’État mussolinienne et ce qu’il
nomme «la rage démesurée de néant» du nazisme.
La spécificité du «communisme russe» (expression la plus neutre qu’il emploie pour
désigner le phénomène) tient alors en ce que le communisme «prétende ouvertement à
l’empire mondial»[9], ce qui passe par l’exercice d’une «terreur rationnelle» et non plus irrationnelle comme dans le cas du fascisme. Marx n’est d’ailleurs pas exempt de toute responsabilité – pour ne pas dire de culpabilité – dans l’avènement du communisme (on retrouve ce
thème sous la plume d’Aron en 1977 dans Plaidoyer pour l’Europe décadente). Et, même si
Camus reconnaît que les évocations par Marx du communisme sont assez diffuses et imprécises, il discerne chez lui «une notion mystique» qui perturbe «une description qui se veut
scientifique»[10]. Cette «notion mystique» tient en la «disparition finale de l’économie politique [qui] signifie la fin de toute douleur ».
La manière de Camus de retourner le marxisme contre lui-même est assez intéressante
pour qu’on y soit attentif. En effet, à l’entendre, la dialectique marxienne[11], donc la dialectique que Camus nomme «appliquée» pour la distinguer de celle de Hegel, n’a aucune
raison de s’arrêter, sauf à introduire «un jugement de valeur venu du dehors»[12]. En effet, la
dialectique, par elle-même, suscite toujours un nouvel antagonisme: après la société féodale,
la société capitaliste qui lui est supérieure; puis à la société de classes succédera une société
sans classes ; « mais, dit Camus, animée par un nouvel antagonisme, encore à définir ».
Autrement dit, il faut prendre la dialectique au sérieux… si l’on ne veut pas se moquer du
7.
8.
9.
10.
11.
12.
Op. cit., p. 233.
Op. cit., p. 235.
Op. cit., p. 238.
Op. cit., p. 280.
C’est-à-dire de Marx: Camus ne distingue pas les adjectifs «marxien» et «marxiste».
Op. cit., p. 221.
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monde. Camus l’écrit en un style moins familier: «Si l’on admet le postulat dialectique, il
faut l’admettre entièrement.»[13]
Tout cela revient à dire que, dans l’univers marxiste/marxien, «il n’y a donc […] aucune
raison d’imaginer la fin de l’histoire» qui, pourtant, est «la seule justification des sacrifices
demandés, au nom du marxisme, à l’humanité. ». Par conséquent, l’arrêt de l’histoire
postulé est un «dogme sans fondement», «une valeur […] en même temps étrangère à la
morale.»[14]
À propos de la genèse du terrorisme du XXe siècle, Camus nous dit que le marxisme est
le «dernier représentant de la lutte de la justice contre la grâce» qui finissent par être le
support de la question dont sont morts les nihilistes russes qu’il met en scène dans Les
Justes: «Comment vivre sans grâce et sans justice? »… Réponse provisoire: par la «frénésie
historique [qui] s’appelle la puissance ».
Passons sur Lénine qui, pour Camus, est avant tout un stratège de la prise de pouvoir et
celui qui met en place «l’Empire militaire» communiste. Sur ce point, on ne peut pas ne pas
souligner une lucidité camusienne qui manque encore à certains historiens et politistes
français.
Indispensable mesure
Pour ce qui est de la morale de Camus, de cette attitude raisonnée et raisonnable qu’il
dresse contre la démesure nihiliste, citons un passage de L’Homme révolté qui offre un beau
lien entre sa description de l’âge totalitaire et sa nostalgie active, permanente, de l’articulation passagère mais réitérée des éléments du monde avec l’homme : « La contradiction
ultime de la plus grande révolution que l’histoire ait connue n’est point tant, après tout,
qu’elle prétende à la justice à travers un cortège ininterrompu d’injustices et de violences.
Servitude ou mystification, ce malheur est de tous les temps ».
Nous voyons bien ici la manière de Camus qui, pour mettre en valeur le cœur du
problème qu’il traite, fait mine de relativiser une autre de ses dimensions, alors que la
morale même de notre auteur l’empêche au fond de minimiser ce qu’il a l’air de mettre
entre parenthèses.
« Sa tragédie est celle du nihilisme, continue-t-il, elle se confond avec le drame de l’intelligence contemporaine qui, prétendant à l’universel, accumule les mutilations de
l’homme. La totalité n’est pas l’unité ».
Ici, Camus suggère que nous sommes sortis de l’univers de Kant (qu’il ne cite pas,
étrangement, sans doute parce qu’il n’adhère pas à son austère loi morale), c’est-à-dire d’un
13. Ibid., p. 281.
14. Ibid., p. 282.
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univers qui ne considérait cette totalité que comme une Idée de la raison, donc comme un
principe d’action admettant que la situation visée resterait hors d’atteinte. Autrement dit, la
loi morale que Kant demandait de suivre, articulée à l’incertitude sur les fins de l’histoire,
laissait un jeu ouvert aux relations de l’homme et du monde. Continuons la citation:
« L’état de siège, même étendu aux limites du monde, n’est pas la réconciliation. La
revendication de la cité universelle ne se maintient dans cette révolution qu’en rejetant les
deux tiers du monde et l’héritage prodigieux des siècles en niant, au profit de l’histoire, la
nature et la beauté, en retranchant de l’homme sa force de passion, de doute, de bonheur,
d’invention singulière, sa grandeur en un mot. Les principes que se donnent les hommes finissent par prendre le pas sur leurs intentions les plus nobles. À force de contestations, de luttes
incessantes, de polémiques, d’excommunications, de persécutions subies et rendues, la cité
universelle des hommes libres et fraternels dérive peu à peu et laisse la place au seul univers
où l’histoire et l’efficacité puissent en effet être érigées en juges suprêmes : l’univers du
procès»[15].
Il faut lire un peu longuement Camus car sa pensée épouse son style et son style est le
moule de sa réflexion (cette belle écriture ou rhétorique que Jeanson et Sartre considèrent
avec mépris): elle est à la fois dans l’écriture pointue, impressionniste souvent (mais de cet
impressionnisme qui est nécessaire approximation, laquelle, dans la langue de sa mère, l’espagnol, signifie «approche». Approche par touches, par suggestions autant que par idées
claires, en un entrecroisement qui finit toujours par souligner les tensions, les antinomies de
la réflexion et de la condition de l’homme face à un univers sans réponse.
Il nous conduit ainsi vers une résolution provisoire de ces tensions, toujours à réévaluer,
résolution sans doute incertaine mais nécessaire à l’indispensable mesure.
L’antinomie, la tension entre « mesure et démesure », fait l’objet de l’avant-dernier
alinéa de L’Homme révolté. Cette tension trouve une sortie possible dans ce que notre
auteur nomme «la pensée de midi». Dans ces ultimes pages, Camus nous invite à assumer
les contradictions de notre époque entre les différentes expressions de la mesure et de la
démesure, afin d’atteindre «la pensée des limites». Pour lui, l’histoire, comme la psychologie, témoignent de notre capacité à nous engouffrer dans les dérèglements les plus
extrêmes parce que nous cherchons encore notre «rythme profond»[16].
On pourrait peut-être trouver ici un signe de filiation avec son ancien professeur de
philosophie Jean Grenier qui avait consacré de nombreuses pages au taoïsme, cette pensée
chinoise centrée sur la recherche du «rythme profond» à travers l’équilibre des tensions…
Il y a aussi une filiation avec Grenier, bien sûr, dans la critique de «l’esprit d’orthodoxie» à
laquelle ce dernier a consacré un ouvrage en 1938.
15. P. 300-301. Je souligne (SL).
16. Op. cit., p. 367.
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Quoi qu’il en soit, la pensée camusienne des limites est une exigence de retour à la
mesure de la révolte qui s’oppose à la démesure rationaliste ou irrationaliste des révolutions
totalitaires. Or, cette mesure de la révolte – qu’il voit, avec une approche proudhonienne,
dans le syndicalisme révolutionnaire, seul à avoir «prodigieusement amélioré la condition
ouvrière» (p. 371) – a pu s’affirmer en définissant la place de ce que Camus appelle «la
valeur médiatrice».
La mesure étant étrangère aux positions extrémistes, elle cherche l’articulation du réel et
du rationnel, de l’histoire et de la vie, avec toujours, bien entendu, le risque de passer… la
limite. Il faut donc avoir conscience que l’on peut se trouver «à la limite», sans en faire un
état de référence sous prétexte que le déséquilibre est permanent et qu’il faudrait rechercher
l’équilibre définitif. «La révolte, écrit-il sans jamais la définir exactement[17], nous met […]
sur le chemin d’une culpabilité calculée. Son seul espoir, mais invincible, s’incarne, à la
limite, dans des meurtriers innocents»[18].
On retrouve ici les accents proudhoniens d’une violence nécessaire sans laquelle la lutte
révolutionnaire serait insensée, injustifiable. Mais Camus s’arrête sur cette limite. Le syndicalisme révolutionnaire l’intéresse d’abord dans la mesure où il est l’inverse «du centralisme
bureaucratique et abstrait.»[19]. Le syndicalisme révolutionnaire, selon Camus, part de l’ordre
réel, de cette «base concrète» qu’est «la profession», pour édifier l’ordre économique.
Camus écrit que «la profession […] est à l’ordre économique ce que la commune est à
l’ordre politique, la cellule vivante sur laquelle l’organisme s’édifie». Et plus loin: «La révolution du XXe siècle […] prétend s’édifier sur l’économie, mais elle est d’abord une politique et
une idéologie. Elle ne peut, par fonction, éviter la terreur et la violence faite au réel»[20].
« Elle ne peut»: voilà une impossibilité qui nous ramène aux tensions qui traversent la
morale camusienne. Alors que la morale sartrienne est pétrie par la violence, par impossibilité de dépasser l’action (pour ainsi dire «l’action directe» d’Ortega y Gasset), celle de Camus
est tout entière dans les médiations. «J’ai compris, écrit Camus à la fin de Noces, qu’au cœur
de ma révolte dormait un consentement… Comment consacrer l’accord de l’amour et de la
révolte? ».
Comme le montre bien Serge Doubrovsky[21], esprit doué de finesse, le mouvement
permanent de la morale camusienne fait de la révolte et du consentement deux moments
contemporains l’un de l’autre. Camus n’affirme donc pas de «principe» philosophique dont
17. Il cerne l’idée de révolte par approximations, encore une fois, et par comparaisons. On le voit aussi dans l’article que consacre Maurice Weyembergh à cette notion dans Jeanyves Guérin (dir.), Dictionnaire Albert Camus,
Robert Laffont/Bouquins, 2009, p. 780-784.
18. Op. cit., p. 370.
19. Op. cit., p. 372.
20. Idem.
21. Serge Doubrovsky, «La morale d’Albert Camus», Preuves, octobre 1960, n° 116, p. 39-49.
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il serait possible de tirer une morale et ses préceptes. «Le oui à peine posé, le non s’oppose.»
soutient Doubrovsky. Et Camus d’écrire dans L’Homme révolté: «L’homme est la seule créature qui refuse d’être ce qu’elle est». Il écrit aussi: «La mesure n’est pas le contraire de la
révolte. C’est la révolte qui est la mesure, qui l’ordonne, la défend et la recrée à travers l’histoire et ses désordres». Il y a donc une sorte d’issue vitale de la révolte qui est dans la mesure
(ou la maîtrise) de cette révolte, mesure définie par l’intelligence.
Mais l’intelligence camusienne n’est pas abstraite, hyper-rationnelle: elle est horizontale
et se saisit en saisissant le monde vécu dans un geste d’ouverture et de participation. «Ce
raisonnement admet la vie comme le seul bien nécessaire… », écrit-il dans L’Homme révolté
s’opposant ainsi à l’existentialisme de la liberté de faire le monde au point de devoir sacrifier
des vies humaines.22 Mais si l’être vital camusien s’oppose à l’action violente pour soi, il ne
débouche pas sur un pur vitalisme. «Dans l’expérience absurde, écrit Camus à la fin du
premier chapitre de L’homme révolté, la souffrance est individuelle. À partir du mouvement
de révolte, elle a conscience d’être collective, elle est l’aventure de tous […]. Je me révolte,
donc nous sommes».
La morale camusienne ne peut donc sacrifier le présent au nom des fins de l’histoire. Le
«Je me révolte, donc nous sommes» qu’illustre bien son roman La Peste, articule ce que
pourrait être une morale de notre temps, combinant la reconnaissance de ce qui est et le
refus de la démesure. Mais ici, une nuance de taille s’introduit que souligne avec justesse
Doubrovsky: « Camus n’a jamais nié que, dans certains cas exceptionnels, la violence doive
être une arme, mais il s’est toujours refusé à ce qu’elle puisse être une politique»[23].
La «pensée de midi» ou pensée des limites est cela même: accompagner et maîtriser l’affirmation de la vie pour qu’elle ne détruise pas le monde; et en même temps refuser l’action
révolutionnaire qui est nihiliste[24]. Ce qui fait que les intuitions de Camus ne débouchent pas
sur une éthique structurée, systématique mais sur un avertissement réitéré contre les théories
qui nient les tensions inhérentes à l’être, avec lesquelles et par lesquelles nous vivons.
Le rôle de l’intellectuel
Dans ce cadre, comment Camus a-t-il pu définir le rôle de l’intellectuel, ou de «l’artiste»
comme il dit plus volontiers dans les textes qu’il donne lors de la réception de son prix Nobel
en décembre 1957? Et d’abord, que dire, sur ce plan, de son adhésion au Parti communiste?
22. Doubrovsky, op. cit., p. 47.
23. Ibid.
24. Il faudrait ici souligner les ambiguïtés, voire les contradictions de Camus qui rejette l’action révolutionnaire
mais non le syndicalisme révolutionnaire. Il développe, au fond, une philosophie libérale, qu’il n’aura pas le
temps d’expliciter – l’âge de sa mort et le «sinistrisme» ambiant sont décisifs – mais dont nombre d’éléments
fondamentaux égrènent ses écrits.
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Jean Grenier aborde cette question dans l’ouvrage de souvenirs qu’il a consacré à son
ancien étudiant: «Pourquoi, comment Albert Camus a-t-il adhéré au parti communiste?
C’est une question que se posent et que posent beaucoup de gens, bien que l’œuvre ne soit
pas directement concernée par cette adhésion qui a duré peu de temps»[25].
Il y a visiblement, selon Grenier, un mélange de volonté de s’élever en accomplissant
une action utile, et peut-être d’ambition à la Julien Sorel, en empruntant l’un des rares
chemins ouverts à quelqu’un d’origine modeste ; cela en cultivant d’entrée de jeu une
distance critique à l’égard de la doctrine marxiste: «[…] Je me refuserai toujours, écrit
Camus dans une lettre d’août 1934 qu’il adresse à Grenier, à mettre entre la vie et l’homme
un volume du Capital»[26].
Nous voilà donc revenus à la vie, au rapport de l’homme et du monde. En
décembre 1957, en Suède, Camus donne une conférence («L’artiste et son temps») dans
laquelle il présente sa conception du rôle de l’intellectuel, «l’artiste». «Le temps des artistes
irresponsables est passé», s’y risque-t-il à dire. Cette affirmation répond à ce qu’il écrivait
auparavant: «Il s’agit en somme de définir les conditions d’une politique modeste, c’est-àdire délivrée de tout messianisme et débarrassée de la nostalgie du paradis terrestre.» Ou
encore: «Il n’y a plus qu’une chose à tenter, qui est la voie moyenne et simple d’une honnêteté sans illusions, de la sage loyauté.»[27]
La cohérence de Camus avec ses conceptions antérieures est entière: il ne veut pour l’artiste ni consentement total à ce qui est, ni refus total. Dans sa conférence du 14 décembre
1957, il refuse la prophétie qui juge l’homme du présent «au nom d’un homme qui n’existe
pas encore.»: « Le but de l’art, au contraire, n’est pas de légiférer ou régner, il est d’abord de
comprendre. Il règne parfois, à force de comprendre. Mais aucune œuvre de génie n’a été
fondée sur la haine et le mépris».
Nous sommes loin de l’engagement à la mode de l’époque. «Embarqué me paraît ici
plus juste qu’engagé. Il ne s’agit pas en effet, pour l’artiste, d’un engagement volontaire,
mais plutôt d’un service militaire obligatoire. […] Nous sommes en pleine mer. L’artiste,
comme les autres, doit ramer à son tour, sans mourir, s’il le peut, c’est-à-dire en continuant
de vivre et de créer.» Mais sans, non plus, le «réalisme socialiste» où «l’art culmine […]
dans un optimisme de commande, […] et le plus dérisoire des mensonges».
Pour véritablement conclure, il faudrait en fait revenir aux premiers textes de Camus et
montrer leurs correspondances avec son dernier roman inachevé, Le Premier Homme. Ce
serait une autre histoire, complémentaire, dépassant les dimensions de cette intervention.
25. Jean Grenier, Albert Camus. Souvenirs, Gallimard, 1968, p. 37.
26. Cité par Jean Grenier, p. 46.
27. Actuelles, citées par Doubrovsky, p. 48.
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OCTOBRE 2010
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