Des musulmanes en France - feminisme islamique et nouvelles

publicité
DES MUSULMANES EN FRANCE :
FÉMINISME ISLAMIQUE
ET NOUVELLES FORMES DE
L’ENGAGEMENT PIEUX
Zahra ALI
Etudes et analyses – N° 27 – Septembre 2012
URL : http://religion.info/pdf/2012_09_Ali.pdf
© 2012 Zahra Ali
Les femmes voilées ont fait couler beaucoup d’encre. Nous voudrions ici1 revenir sur la
genèse de l’engagement associatif et politique de femmes musulmanes voilées en France, en
commençant par nous intéresser à leur parcours religieux et identitaire. Depuis quelques
années, beaucoup de femmes engagées dans leur croyance à l’islam ne sont pas dans une
<;?5@5;: 01 =AM@1 0Y-//;99;0191:@? 1:@>1 Z0K85@K 2-9585-81 1@ 5:@K3>-@5;: H 8- ?;/5K@K
française. Elles ont développé une posture de double critique tant de leur tradition – familiale
et religieuse – que de la société environnante – ses discriminations et la politique française à
l’égard de l’islam et/ou des musulmans.
Ce dépassement s’est fait de deux manières. Il s’est fait tout d’abord par la foi. Les
musulmanes engagées ne sont pas des produits de l’éducation familiale et l’indice d’une
communautarisation des musulmans de France. Au contraire, elles se sont construites en
sujets croyants à travers un itinéraire de « renaissance » où la re-découverte de l’islam allait
de pair avec une mise à distance de l’héritage familial.
Ce dépassement s’est fait ensuite par l’engagement associatif et politique. En effet, ne
pouvant ou ne voulant compter sur les enseignements des parents, elles se tournent, souvent
très tôt, vers l’activité associative pour pallier l’exclusion dont elles font l’objet au sein de la
société française. Mais le discours établi ne les convainc guère et elles sont alors en quête
d’un discours alternatif.
Si l’adoption d’un modèle de religiosité de born again, volontariste et anti-tradition,
souvent individualiste et intellectualisé, leur a permis souvent de se doter de positions
0Y-A@;>5@K 0-:? 81A>?2-95881?<>5?1 0Y5:[A1:/1 ?A> 8- >18535;?5@K 01? <->1:@? 8- >1/41>/41
idéologique d’une théologie égalitariste suit alors quasi immédiatement.
En effet, depuis une vingtaine d’années, les femmes musulmanes engagées dans leur foi
gagnent en autonomie, se réapproprient le lexique religieux tout en se politisant. Leur
politisation et leur autonomisation sont à la fois liées à des réalités intracommunautaires – évolution du champ associatif musulman et critique à l’égard des « frères » – et à
l’environnement politique général caractérisé par une mise à l’index de l’islam et de la
« question des femmes en islam ». Cela a imposé un engagement politique de défense des
musulmanes, caractérisé à partir de 2003-2004 par des partenariats tissés avec des réseaux
antiracistes et féministes.
Les militantes musulmanes, notamment les plus instruites d’entre elles, passent d’un
discours féminin à des revendications féministes impliquant une dimension autocritique de
1
Notre étude repose sur une enquête anthropologique qui a été menée entre avril 2008 et mai 2009 à
l’intérieur des dynamiques associatives féminines musulmanes à Lille, Lyon, Paris et sa région, Rennes et
Toulouse et sur des entretiens semi-directifs avec 17 femmes engagées dans ces dynamiques âgées de 22 à 39
ans portant le foulard (celui – appelé aussi voile – dont il est question dans notre étude est celui qui couvre les
cheveux et le cou, et non le niqab=A5/;AB>181B5?-31 La majorité de ces femmes est d’origine nord-africaine,
et deux sont des converties à l’islam. Elles sont étudiantes, salariées à mi-temps ou à plein temps, ou encore
femmes au foyer. Certaines d’entre elles sont mariées et ont des enfants, d’autres non. Pour toutes, l’engagement
associatif occupe une place prépondérante de leur temps et de leurs préoccupations. Ces femmes pratiquent
assidûment la religion musulmane, de manière visible et assumée. L’islam est pour elle un référent majeur, tant
dans leur vie quotidienne, rythmée par les cinq prières canoniques, les recommandations de bienséance, les
gestes et les paroles de gratitude et de reconnaissance à Dieu, que dans leur vie publique, au travers de leur
engagement associatif et politique.
Ali - Des femmes musulmanes en France - Septembre 2012
2
la pratique des « frères » et de la pensée musulmane dominante. Elles adressent en même
temps une critique fondamentale au féminisme occidental. Investissant les mosquées,
s’appropriant le lexique religieux et s’imposant comme des modèles communautaires, les
musulmanes détournent l’autorité religieuse orthodoxe et la critiquent en se la réappropriant.
Dans un contexte de politisation de l’islam, les discours et pratiques militantes passent
rapidement de la mosquée à l’espace public, où ils s’articulent à partir d’une critique
multiple imbriquant antisexisme et antiracisme.
Cette nouvelle posture féministe n’est pas encore pleinement élaborée : les outils – une
littérature religieuse musulmane alternative accessible – sur lesquels elles pourraient trouver
appui intracommunautaire sont encore très peu disponibles et maîtrisés par ces femmes
musulmanes, et le monde féministe ainsi que la société en général demeurent fermés à leurs
revendications. Elles demeurent en quête d’une légitimité « théologique » pour mettre en
pratique les réformes qu’elles jugent nécessaires.
L’adoption d’une religiosité engagée: une (re)naissance
L’islamisation de ces femmes et leur adhésion à une orthodoxie qui suppose une
certaine forme d’adhésion ou d’idéal communautaire se caractérisent pourtant par des
dynamiques propres à religiosité moderne : les démarches sont rationnelles, individuelles,
refusent la tradition, insistent sur la spiritualité.
Tout d’abord, l’adoption d’une posture engagée est le fruit de démarches le plus
?;AB1:@ 5:@1881/@A-85?K1? >K[1D5B1? /;:?/51:@1? 1@ ?;AB1:@ 1: 0K/-8-31 X 9-5? <-?
forcément en tension – avec leur environnement familial.
Pour toutes les femmes interrogées, l’adhésion à un islam assidûment pratiqué, visible
et revendiqué est l’issue d’un cheminement à caractère spirituel, jalonné de questionnements
existentiels souvent liés à une remise en question identitaire durant l’adolescence et la
jeunesse.
Certaines se sont toujours considérées comme musulmanes : elles se sont engagées
0-:? 8- <>-@5=A1 >185351A?1 -<>L? A:1 >1:/;:@>1 ?53:5Z/-@5B1 8- 81/@A>1 05>1/@1 0YA:1
traduction du Coran, d’un ouvrage ayant trait à l’islam, ou encore après avoir écouté un
prêche ou une conférence alors qu’elles étaient en recherche de savoir sur elles-mêmes et sur
leur culture d’origine.
D’autres ont adopté l’islam après avoir expérimenté d’autres spiritualités, souvent les
plus en vogue, comme le bouddhisme ou les mouvements évangélistes. Aucune de nos
enquêtées ne s’est intéressée au judaïsme ou au christianisme traditionnel qu’elles ont
05?=A-85ZK? 0Y-B-:/1 1@ 6A3K S dépassés ». Cette attitude est d’ailleurs caractéristique des
phénomènes de quête du croire contemporain en Occident, marqué plus particulièrement
<-> A:1 -2Z:5@K <;A> 81? />;E-:/1? 9E?@5=A1? 1@ A:1 0K?-2Z85-@5;: <;A> 81? ;>@4;0;D51?
institutionnalisées2.
L’islam apparaît dans ce contexte comme une religion « nouvelle » dont l’intérêt
suscité, dont témoigne l’ampleur des conversions et des « reconversions », est comparable à
2-B511@1>B51A
K31>?;A?8-05>01Identités religieuses en Europe, Paris, La Découverte, 1996.
Ali - Des femmes musulmanes en France - Septembre 2012
3
celui des « nouveaux mouvements religieux » apparus dans les années 1970 aux États-Unis
puis en Europe occidentale3.
Nos enquêtées considèrent d’ailleurs souvent qu’elles se sont converties au même titre
que les « vraies converties », dans la mesure ou leur entrée dans l’islam a opéré une rupture
entre leur « vie d’avant » et leur « vie après l’islam ».
Le « retour à l’islam » ou la « conversion » de ces musulmanes se sont donc opérés à
partir d’un cheminement individuel, de questionnements et d’expériences qui ont trouvé des
réponses après une recherche personnelle.
Ainsi, pour la majeure partie d’entre elles, l’adhésion à l’islam, bien que provoquant
quelques inquiétudes à ses débuts, liées notamment au zèle ou à l’attitude ouvertement
ostentatoire de la « nouvelle reconvertie [email protected]:-//A1588511@5:[A1:/181?919.>1?018-
famille. La jeune islamisée devient alors une référence religieuse et un modèle d’exemplarité
pour les membres de sa famille, qui, même lorsqu’ils n’adhèrent pas en pratique à cet islam,
l’approuvent en principe.
L’islamisation n’implique pas automatiquement l’adhésion spontanée à un groupe
/;99A:-A@-5>1 51:=A1 81 <;5:@ 010K<->@ ?;5@ ?;AB1:@ A:1 >1:/;:@>1?53:5Z/-@5B1 ;A8-
participation à une manifestation collective organisée par des structures musulmanes ou des
mosquées comme des prêches ou des conférences, nos sujets ont témoigné d’une expérience
« intime » et « personnelle » à travers laquelle elles ont souhaité rester dans une certaine
solitude, impliquant pour elle une « une relation intime à Dieu ».
8 1?@ 0Y-5881A>?@>L? ?53:5Z/-@52 =A18-<8A<->@ 01? 21991?5:@1>>;3K1? ?;/5-85?K1?0-:?
un milieu familial islamisé aient sollicité, pour l’apprentissage de la prière, des personnes
extérieures à leur famille, notamment des « sœurs de la mosquée », alors même qu’au moins
un de leurs parents, ou plusieurs membres de leur famille priaient régulièrement.
L’adhésion à l’islam est très spiritualisée dans le discours de ces femmes, le divin est
synonyme d’amour, et le religieux est appréhendé comme un support, une ressource
supplémentaire, un choix qui donne une préférence au sens, à la logique intrinsèque de
l’islam, plutôt qu’à l’appartenance à un groupe socioethnique. Il s’agit bien d’une modalité
0A/>;5>1 =A5 ?1 2;:01 ?A> A: @>-B-58 01 >K[1D5;: 5:@1881/@A1881 1@ 0Y-:-8E?1=A5 <1>91@ 01
distinguer clairement entre la foi et l’appartenance, la spiritualité et le ritualisme, la créativité
et la reproduction, et qui se traduit tant par la valeur d’amour que par celle de la gratuité de
celle-ci.
';A@1? :;? 1:=AM@K1? ;:@ -2Z>9K -B;5> <>-@5=AK 01 9-:5L>1 -??50A1 81? ;.853-@5;:?
religieuses de l’islam, aussitôt après leur « conversion ». Elles ont adhéré à la religion
musulmane sur le plan philosophique, comme un ensemble de vérités et de principes leur
fournissant une explication fondamentale de la réalité divine, des raisons d’être du monde et
de leur destinée future. Mais l’engagement est aussi une démarche éthique, l’adoption d’un
code moral les exhortant au « bon comportement », au perfectionnement continu de leurs
qualités morales.
3
Hervieu-Léger D. « La religion des Européens : modernité, religion, sécularisation » et avec Davie G. « Le
déferlement spirituel des nouveaux mouvements religieux » in Identités religieuses en Europe, p. 269.
Ali - Des femmes musulmanes en France - Septembre 2012
4
Dans ce travail sur soi, elles font souvent référence à des versets du Coran et à des
Ahadith4 résumant les raisons d’être de la religion au « parachèvement des nobles vertus »5,
au perfectionnement de l’âme, à aimer pour autrui ce que l’on aime pour soi-même. Le sens
ultime de la vie, sa raison d’être est ainsi l’Épreuve, le Grand Djihad 6, c’est-à-dire la lutte
contre l’égo, contre les « mauvais penchants de l’âme », la quête de la paix du cœur
préparant à la rencontre de Dieu le Jour du Jugement.
-<>-@5=A1 01 8Y5?8-959<85=A1 8Y-04K?5;: HA:1 /;99A:-A@K01 Z0L81? :1?1>-5@/1
qu’à travers les pratiques cultuelles collectives, comme la prière en commun du vendredi, la
recommandation d’effectuer les prières canoniques en groupe, et les exhortations à
s’entourer de personnes « pieuses » dans la vie quotidienne. Ainsi, il relève de l’évidence,
pour ces femmes, que « l’islam se vit en communauté ».
-:??-0591:?5;:/;99A:-A@-5>1 81A> -04K?5;:H 8Y5?8-9?53:5Z1 -A??5 019-:5L>1
directe et systématique, une pratique visible et un comportement caractérisé par le principe
fondamental d’al-amr bil ma’rouf wal-nahy ‘an al-munkar – l’acte d’ordonner ce qui est
convenable et de proscrire ce qui est blâmable. Pour elles, l’islam est ainsi synonyme
« d’engagement pour le bien T/;9918Y1D<>591-@59--:? : « En fait, mon entrée dans
l’islam, c’est mon entrée dans l’engagement », c’est-à-dire une incitation à l’action, et une
condamnation de toute attitude de passivité.
Cet engagement pour la communauté se concrétise dans une éthique de la vie
quotidienne devant se caractériser par la générosité, l’honnêteté, le travail sur soi et
l’endurance, tant dans les rapports familiaux, de bon voisinage, ou encore l’engagement
associatif communautaire ou extracommunautaire. Cet islam engagé a permis aux femmes
9A?A89-:1?01>1@>;AB1>A:1053:5@K1@01?Y-2Z>91>-<>L?A:<->/;A>?6-8;::K0Y1D/8A?5;:?
et de discriminations. L’islam leur a permis de trouver un équilibre identitaire et une réponse
valorisante au racisme dont elles font l’objet au sein de la société française.
%
le renversement de la transmission du religieux et la sortie de la tradition
!-5? /1@@1 0K9->/41 - -A??5 K@K A: 9;91:@ 01 <>5?1 0Y5:[A1:/1 0-:? 81A>
environnement familial qu’elles vont s’escrimer à sortir de la tradition.
En effet, ces femmes ne se convertissent pas par suivisme familial. Au contraire, l’entrée
dans une pratique visible s’accompagne de négociations complexes à l’intérieur de la
famille. Si l’accomplissement de la prière de manière assidue et l’adhésion revendiquée à
l’islam ont pu être salués par les membres de la famille, la décision de porter le voile, en
>1B-:/41-2-5@8Y;.61@01@1:?5;:?B;5>101/;:[5@?-B1/81?<->1:@?01:;?1:=AM@K1?
4
Paroles prophétiques, pluriel de Hadith.
Comme la parole prophétique suivante : « Je n’étais envoyé que pour parachever les nobles vertus » (rapporté
<->!-857
5
6
Djihad @1>91->-.1?53:5Z-:@85@@K>-8191:@8A@@11@122;>@
Ali - Des femmes musulmanes en France - Septembre 2012
5
Pour l’écrasante majorité de nos enquêtées la décision de porter le voile s’est heurtée à
une désapprobation familiale plus ou moins forte. Pour la majorité de nos sujets, la
désapprobation parentale est liée à la peur de l’exclusion sociale qu’entraînerait le voile : les
9L>1??;:@0Y-5881A>?@>L?1D<>1??5B1?0-:?81?5:=A5K@A01?=AY1881?/;:Z1:@H81A>?Z881?
1?<->1:@?1?@591:@ ?YM@>1?-/>5ZK?<;A> 8- >KA??5@1?;/5-81 0181A>? 1:2-:@? 81?<L>1?
?;A4-5@1:@ =A1 81A>? Z881? <A5??1:@ :1 <-? /;::-N@>1 81? 052Z/A8@K? 9-@K>51881? =AY58? ;:@
>1:/;:@>K1?1@ 81?9L>1??;A4-5@1:@<;A> 81A>?Z881?/1=AY1881?:Y;:@ <A;.@1:5><;A>1881?
9M91?H ?-B;5> 8Y5:?@>A/@5;: 1@ 8Y-A@;:;951Z:-:/5L>1 S Je me rappelle très bien, raconte
Salma, 38 ans, voilée à l’âge de 22 ans, le jour où j’ai décidé de le mettre, ça a été
catastrophique pour ma mère. Elle l’a vécue comme une violence, mais pas par rapport à
elle, par rapport à ses rêves de réussite pour moi. ».
$;A>@-:@ 81 <>1951> /4;/ <-??K 81? <->1:@? <->2;5? 19.;N@1:@ 81 <-? H 81A>? Z881? :
quelques-unes de nos enquêtées ont ainsi été à l’origine du voilement de leur propre mère.
881? 81A> ;:@ <>;<;?K -A??5 A:1 :;AB1881 0KZ:5@5;: 0A <;>@ 0A B;581 /;991 :;>91
religieuse et non plus seulement obligation sociale.
Plus largement, on peut dire que ces femmes ont été des vecteurs d’islamisation de
leurs parents : en témoigne le fait que plusieurs de nos enquêtées rapportent avoir été à
l’origine de la prière de leur mère.
5:?5 /1 ?;:@ 81? Z881? ->9K1? 01 81A> ?-B;5> -/=A5? ?A> 8Y5?8-9 9-5? -A??5 01 81A>
expérience de vie à l’extérieur du foyer à l’école ou au travail, qui vont devenir une référence
<;A> 81A>? 9L>1? 1? 9L>1?-B;A1:@ 2-/58191:@ 81A> 53:;>-:/1 1@ ?-8A1:@ 8Y-2Z>9-@5;: 01
81A>?Z881?<->81?K@A01?1@8Y-<<>;<>5-@5;:0A?-B;5>>185351AD
Ayant connu une autre réalité que le foyer familial et acquis des connaissances à travers
leurs parcours scolaires et universitaires, elles considèrent en savoir plus et mieux, leur
rapport à l’islam étant intellectualisé, et non un rapport de suivisme et de reproduction
?/8K>;?K1/;9918Y1D<>5915/5&-:--:?S Et c’est quand moi je me suis voilée et que je
lui ai montré que c’était dans le Coran, que ma mère a porté le voile par conviction
religieuse. Sinon, elle le portait parce que dans leur village une femme qui se dévoilait c’est la
honte, ça ne se faisait pas. ».
Le choix de « l’entrée en engagement » devient alors une sorte<>5?10Y5:[A1:/10-:?8-
2-95881 1? 21991? 01B51::1:@ B1/@>5/1? 0YA:1 >18535;?5@K <8A? -2Z>9-@5B1 =A5 1?@ -A??5
perçue comme une nouvelle dignité. Pour Khadija -:?S Mes parents faisaient partie de
1&,C3C7&9.434I.1+&:9E97*97D8).8(7*98.18439&+O72C1*:7.81&2&;*(34:8 ».
Ainsi, la tension entre tradition et religion joue au détriment de la première et se solde
<-> A:1 <>5?1 0Y-A@;>5@K 01? Z881? 0-:? 81A> 2-95881 1? 21991? B;:@ 5:@1>B1:5> 0-:? 81?
2-95881? 1: A?-:@ 01 8- 8K35@595@K =A1 81A> ;22>1 81A> 5?8-95@K <;A> >K381> 01? /;:[5@? 85K?
notamment à l’imposition du voile par les familles, ou des pressions pour des mariages avec
un parent du pays d’origine. Elles utilisent le répertoire religieux pour empêcher des mariages
forcés, le voilement imposé, mais aussi pour faire la promotion d’un investissement des
femmes vers « l’extérieur ». En prenant pour modèles les femmes du temps du Prophète, elles
>1B1:05=A1:@ 8YK3-85@K 01 @>-5@191:@ 1:@>1 81? 3->J;:? 1@ 81? Z881? -A ?15: 01? 2-95881?
8Y5:B1?@5??191:@01?Z881?0-:?819;:01 <>;21??5;::181@ 81A><>K?1:/1 -A??5.51:0-:?81?
mosquées qu’à tous les niveaux de la société. Elles reprochent aux familles de priver leurs
Ali - Des femmes musulmanes en France - Septembre 2012
6
Z881? 01? 0>;5@? =A1 S l’islam leur a accordés ». Elles vont élaborer un discours sur les
B5;81:/1? 0;91?@5=A1? 1: -2Z>9-:@ =A1 S le Prophète n’a jamais levé la main sur une
femme », ou encore en citant la tradition prophétique : « Le meilleur d’entre vous est le
meilleur avec sa femme ».
En d’autres termes, alors que le voile est souvent présenté comme l’indice d’un
assujettissement à des normes patriarcales et à une culture religieuse oppressive, c’est
exactement l’inverse qui se joue : c’est par le biais d’une nouvelle vision du monde
religieuse volontariste et born again que ces femmes vont détraditionaliser l’islam parental et
imposer leur propre conception du religieux, plus moderne (elle est le fruit de démarches
B;8;:@-5>1? 9-5?<;@1:@5188191:@ <8A? 5:@>-:?531-:@1-A??5 /->8->18535;::Y1?@ <8A?BK/A1
comme une coutume importée, voire un stigmate, mais comme un droit personnel ou même,
dans certains cas, comme une conduite protestataire.
Conscientes de la stigmatisation dont l’islam fait l’objet, ces musulmanes voilées vont
(surtout après l’adoption en 2004 par le Parlement français de la loi sur le port des signes
>185351AD ;?@1:?5.81? 0-:? 81? [email protected]??191:@? 01:?153:191:@ <A.85/ -A??5 0;::1> H 81A>
voilement un sens de contestation et de remise en question de l’injonction intégrationniste
française.
- /;:@1?@-@5;: =A1 <1A@ ?53:5Z1> 81 B;581 :Y1?@ <-? 0-:? /1 /-? A: >161@ 01 81A>
identité de « femmes françaises », c’est plutôt une revendication d’être « française et
musulmane », exprimant une volonté de normaliser l’islam et d’en faire un élément de la
culture française, quitte à faire dans la provocation -5:?5 "-O9- -:?/;:?50L>1 =A1 :
« Je dis que je suis française depuis que je sais que le voile dérange. Je porte aussi le voile par
)CO54:7)CO*71&84(.C9C ».
La critique de la pensée musulmane dominante : du féminin au féministe
À travers des cercles religieux dans les mosquées, les femmes musulmanes engagées
vont se réapproprier l’autorité religieuse en devenant des modèles communautaires pour les
61A:1?Z881?1@ 81?21991? =A5 -??5?@1:@ -AD /;A>?=AY1881?;>3-:5?1:@ 1881? 2;:@ Z3A>1 01
complément ou d’obstacle à l’islam transmis par les parents et deviennent une nouvelle
autorité de référence.
881? >1:@>1:@ -5:?5 1: /;:[5@ -B1/ 81? <->@5?-:? 01 8Y5?8-9 /A8@A>18 @>-05@5;::18 1:
soumettant toutes les règles et normes de comportement à l’idéal islamique, et font la
promotion d’une identité féminine musulmane revendicatrice de droits garantis par l’islam,
selon elles, et de nouveaux modèles de comportement.
Il n’y a donc plus de place pour la différence de traitement entre hommes et femmes, et
non plus d’assignation à la discrétion et à l’obéissance pour celles-ci. Au contraire, elles
répètent le propos prophétique pour lequel « pas d’obéissance à une créature qui pousse à
la désobéissance du Créateur ».
Ces militantes musulmanes sont d’éternelles étudiantes, se basant sur les traditions
prophétiques exhortant à la quête du savoir, et rappelant que le premier verset révélé du
Ali - Des femmes musulmanes en France - Septembre 2012
7
Coran débute par le mot « Lis »7 qui pose la quête de connaissance comme intrinsèque à la
croyance religieuse. Elles consacrent une grande part de leur temps libre à lire des ouvrages
sur l’islam.
Les cours entre femmes à la mosquée deviennent des espaces où elles tracent les
contours de l’identité féminine musulmane : elles y abordent tant des thèmes généraux sur
l’islam que des sujets propres à leurs réalités de femmes8.
Leur conviction profonde, au-delà de toute règle et norme religieuse concrète, est que
les règles de l’islam sont orientées par le principe fondamental de l’égalité et de la justice.
5:?581?-B5?6A>505=A1?=A5/;:@>105?1:@ 1:<>-@5=A1/1<>5:/5<10YK3-85@KB;:@M@>16A?@5ZK?
par deux rhétoriques qui se complètent : les hommes, ou plus largement les musulmans, ont
mal interprété la volonté de Dieu ou l’ont mal expliquée.
L’autonomisation de l’engagement féminin, avec la création des premières associations
féminines musulmanes à partir du milieu des années 1990, en écho à la politisation de
l’islam en France et de l’importance prise par la question du « statut des femmes » dans les
médias, va faire évoluer le discours musulman de manière radicale. Des femmes
musulmanes deviennent actrices, voire leaders d’associations féminines musulmanes. Elles
sont majoritairement impliquées dans les mosquées, où elles organisent des rencontres sur
des thématiques liées à l’islam ainsi que des cours de religion pour les femmes.
A Z8 01 8- <;85@5?-@5;: 01 81A> 5?8-9 1@ 01 81A> <-??-31 01 8- 9;?=AK19 à l’espace
public, les militantes musulmanes vont faire évoluer le discours sur « la femme musulmane »
vers un ton de plus en plus critique à l’égard des représentations traditionnelles des femmes
en islam. En effet, l’investissement de l’espace communautaire va de pair avec une
impression profonde de décalage.
Saida Kada, fondatrice de l’association Femmes Françaises et Musulmanes Engagées
!1D<>591-5:?5?-/>5@5=A10Achamp islamique : « Tout ce que j’avais pu lire dans les
livres concernant les femmes, ça me faisait mal. Je n’avais pas forcément les connaissances
théologiques pour argumenter, mais l’approche que j’avais eue de ma religion appelait au
bon sens. Dès le départ, il y avait un truc qui clochait : c’est une histoire d’hommes. Je l’ai
Y-04K>1:/1/;991:/1-5:?5 )1>?1@
HS Lis au nom de ton Seigneur qui a créé, qui a
créé l’homme d’une adhérence .8(&71&'439C)*943!*.,3*:7*89.3O3.* ! »
7 &;A>-@18Y8-=
8
Elles vont puiser des modèles de comportement à partir des sources religieuses, comme Aïcha, épouse du
Prophète Muhammed, connue pour sa perspicacité, son intelligence et la profondeur de sa science, faisant
0Y1881A:1>K2K>1:/1>185351A?1<;A>81?21991?1@81?4;991?01?;:K<;=A1 1?45?@;5>1?01?Z3A>1?
coraniques de Hajer et Sarah, d’Oum Moussa, de Mariam ou encore de Bilqis sont racontées et apprises, de
9M91=A181?Z3A>1?2K95:5:1?018YK<;=A10A$>;<4L@1018Y5?8-9
9
L’investissement des femmes musulmanes dans les mosquées, qu’elles s’y rendent pour assister aux prières
canoniques, ou à celle du vendredi, ou qu’elles y organisent ou assistent à des cours de religion, est un
phénomène nouveau propre au mouvement de réislamisation, qui se heurte à la mentalité « des anciens ». La
construction des mosquées, y compris en Europe, est encore inadaptée à la présence féminine, et seul un
espace minime et cloisonné leur est souvent réservé ; il est d’ailleurs parfois tout simplement inexistant. La
présence de nos enquêtées dans l’espace jusqu’ici masculin de la mosquée est révélatrice de leur volonté de
s’imposer à l’intérieur du cadre religieux musulman et de s’y placer dans un rapport d’égalité avec les hommes.
Ali - Des femmes musulmanes en France - Septembre 2012
8
toujours dit, sur la question de la femme, on avait fait un arrêt sur image. La question de la
femme est placée sous silence. »10
$;A>-@59--:? : « Il fallait trouver une cohérence, et quand je lisais les livres sur la
femme musulmane, ça me donnait envie de ne pas être musulmane ! Il y a des bouquins qui
sont assassins, ils ont des qualités sur le plan du savoir, mais sur le plan de la philosophie et
de la vision qu’ils véhiculent, ils sont catastrophiques. »
1 8- 9M91 9-:5L>1 !E>5-9 -:? 1D<>591 A: ?1:@591:@ 01 0K/-8-31 1:@>1 81?
discours et les écrits sur « la femme musulmane » et sa propre réalité de femme
musulmane : « Quand je suis rentrée dans l’islam, je me suis mise à essayer de coller au
modèle de la femme musulmane telle qu’exposé dans les livres, c’était pas moi. C’est sûr
qu’il y a un décalage, entre cette réalité théorique et la réalité. »
En investissant l’espace des mosquées, elles vont se confronter aux ouvrages de
l’orthodoxie écrits par des ulémas, qui sont exclusivement des hommes socialisés dans le
monde musulman, en particulier dans les pays arabes et tenter tant bien que mal d’adapter
leur contenu à leur contexte de femmes musulmanes occidentales.
Cette adaptation vécue n’est pas toujours clairement explicitée, trouve peu d’appuis
@4K;>5=A1?1@<1A@?141A>@1>H01?052Z/A8@K?85K1?-AD5:/;4K>1:/1?=AY1881<1A@1:@>-N:1>V
titre d’exemple, dans les ouvrages traitant du « statut de la femme en islam », elles vont
trouver une vision très stéréotypée et normative de la féminité et de ce qui est présenté
comme étant la « femme musulmane ». On y aborde la question de la « personnalité » de
« la » musulmane comme un modèle de femme-mère-épouse dont les qualités supposent
obéissance à l’époux et soin apporté aux enfants et au foyer. Les musulmanes se trouvent
face à ces écrits abordant la question des rapports entre conjoints sous l’angle des « droits et
devoirs », et réduisant leur rôle au cadre familial, alors même qu’elles vivent et conçoivent
les choses de manière totalement différente. Entre leur quotidien de femmes étudiantes et/ou
engagées dans le terrain associatif, ne concevant pas le cadre familial comme établissant une
45K>->/451 1:@>1 4;991 1@ 21991 1881? B5B1:@ 0-:? A:1 /;:@>-05/@5;: [-3>-:@1 -B1/ /1?
ouvrages qui ornent leur bibliothèque.
Ces femmes musulmanes font alors appel à des autorités alternatives, comme les
prédicateurs ou prédicatrices musulmans socialisés en France et en Europe (Tariq Ramadan,
Malika Dif ou encore Noura Jaballah 11 881? ;>3-:5?1:@ 01? >1:/;:@>1? <A.85=A1? 1@ 01?
conférences où elles peuvent entendre et faire entendre un discours cohérent sur la pratique
de l’islam en France. À mesure qu’elles prennent de l’assurance dans leur engagement
intracommunautaire et se posent comme des modèles légitimes, elles commencent à
élaborer un discours autocritique de la pensée musulmane dominante sur la question du
statut des femmes.
« Femmes musulmanes et engagées. Entretien avec Saïda Kada », in Boubeker A., Hajjat A., Histoire politique
des immigrations (post)coloniales. France 1920-2008, Ed. Amsterdam, 2008, p. 225-232.
10
11$>195L>1<>K?501:@1018-
53A1>-:J-5?1018-1991!A?A89-:1-2Z85K1H8Y(#1@2;:0-@>5/10A;>A9
Européen des Femmes Musulmanes.
Ali - Des femmes musulmanes en France - Septembre 2012
9
Entre la logique minoritaire et citoyenne : la rencontre inédite de 2004
Au début des années 1990, le paysage associatif musulman a fait la promotion d’un
« islam français », la mort du « mythe du retour au pays » a laissé la place à une volonté de
construire une identité musulmane française. Le paysage associatif musulman a été marqué
par deux logiques concurrentes, l’une minoritaire, véhiculée notamment par les grandes
fédérations musulmanes, et l’autre caractérisée par une volonté de résistance citoyenne. La
logique minoritaire promeut un engagement avant tout axé autour de l’intracommunautaire,
c’est-à-dire aux côtés des musulmans, pour les musulmans. La logique citoyenne fait la
promotion d’un engagement à la fois intracommunautaire, notamment dans le but de
<1>91@@>18Y1:/-0>191:@>185351AD01?Z0L81?1@1D@>-/;99A:-A@-5>1-Z:01<>;9;AB;5>8-
justice sociale, au nom des valeurs universelles.
La logique minoritaire a produit un discours sur l’identité musulmane puisé de manière
quasi exclusive dans l’héritage culturel et religieux du champ islamique. Ainsi, les référents
501:@5@-5>1?1@819;0101Z85-@5;:/4;5?5?/;>>1?<;:01:@H01?9;0L81?1D@K>51A>?-A9;:01
occidental. Les femmes musulmanes engagées dans les associations relevant de cette logique
vont élaborer des revendications féministes en référence aux modèles et aux normes du
champ islamique H 8Y1D/8A?5;: 01 @;A@ -A@>1 9;0L81 1? <>;<;? 01 4-056- -:?
résument bien cette posture : « Ce qui me gênait c’est que la question de la femme
musulmane était limitée à son rôle et son statut d’épouse ou de mère. Or, elle a été aux
premiers temps de l’islam une stratège politique, une responsable économique. Le Prophète a
)433C)*8)74.98.3.2&,.3&'1*8&:=+*22*8&.8O3&1*2*39*11**89&:/4:7)N-:. &1.C3C*5&7
la double journée de travail. Je ne veux pas de nouveaux droits, je veux ce que Dieu m’a
donné. T5:?58-Z85-@5;:/4;5?511?@5?8-95/;5?8-95=A11@:1/41>/41<-?H@>;AB1>0Y-A@>1?
>K2K>1:@?0-:?8-91?A>1;Q8Y5?8-9?1?A2Z>-5@H8A59M91
La seconde logique, portée notamment par la dynamique Présence Musulmane,
promeut une identité musulmane française qui se caractérise par une multiplicité de
Z85-@5;:? : l’héritage culturel et religieux du champ islamique, l’héritage culturel occidental,
9-5? -A??5 8Y4K>5@-31 01? 8A@@1? 01 8Y59953>-@5;: 1@@1 <;??5.585@K 01 Z85-@5;: H <8A?51A>?
héritages va permettre aux femmes musulmanes actrices de cette dynamique de puiser des
modèles de luttes dans d’autres référentiels. Elle a impulsé une volonté de s’inscrire, au nom
des valeurs universelles, dans d’autres luttes impliquant la mise en place de partenariats avec
01?-??;/5-@5;:?8-O=A1?1@2K95:5?@1?Y1?@-5:?5=AYH<->@5>0A;>A9&;/5-8A>;<K1:&
de Saint-Denis en 2003, des partenariats vont se tisser pour la première fois entre des
structures associatives musulmanes et le réseau altermondialiste européen. À partir de cette
première prise de contact avec le milieu altermondialiste, des réseaux et des plateformes
95D@1? 01 >K[1D5;: B;:@ ?1 91@@>1 1: <8-/1 >KA:5??-:@ A:1 2>-:31 01 8- 3-A/41 01?
personnalités féministes et des acteurs musulmans. C’est à partir des réseaux de la
Commission Islam et Laïcité 12, ainsi que des partenariats tissés au FSE, que va naître la
dynamique hostile à la loi du 15 mars 2004. Cette dynamique donnera naissance au Collectif
12 >KK11:
<->8-
53A101 8Y1:?153:191:@?;A?8YK3501 018- 53A101?0>;5@?018Y4;991 1@0A
Monde diplomatique01<A5?18811?@A:3>;A<10YK@A011@01>K[1D5;:?A>8-<8-/1018Y5?8-91:>-:/11@
regroupe des intellectuels, acteurs associatifs et représentants d’organisations religieuses et laïques.
Ali - Des femmes musulmanes en France - Septembre 2012
10
A:1 /;81<;A>';A@1?? $'13 1@ -A;881/@52 01?K95:5?@1? $;A> 8Y3-85@K $ 14 qui
lutteront contre la loi du 15 mars 2004.
C’est le plus souvent – mais non exclusivement – au sein d’une « minorité active » issue
des réseaux associatifs faisant la promotion de cette seconde logique que l’on observe
l’émergence d’une conscience féministe et la tentative d’élaboration d’un nouveau discours
et de nouvelles pratiques quant à la question des femmes en islam.
Ici, les questions sont clairement explicitées et posées et l’exigence d’égalité est
>1B1:05=AK1 -A :;9 01 8- Z0K85@K H 8Y1??1:/1 01 8- >18535;: 9A?A89-:1 1? <->@1:->5-@?
tissés avec le monde féministe durant les mobilisations autour de la loi du 15 mars 2004,
vont rendre plus audible ce discours, y compris dans le cadre intracommunautaire, et
devenir un appui supplémentaire pour ces féministes musulmanes.
D’une part la possibilité d’articulation entre féminisme et antiracisme offerte par des
réseaux comme le CFPE et des personnalités telles que Christine Delphy15 , va permettre
l’appropriation du lexique féministe par les musulmanes : le vocable féministe, ainsi qu’une
terminologie telle que patriarcat, domination masculine, lutte contre l’oppression, vont être
réinvestis par les musulmanes tout en garantissant à leurs pairs musulmans que cette posture
politique s’articule à la lutte contre l’islamophobie et le racisme. Ainsi, le discours féministe
gagne en légitimité dans les milieux musulmans dans la mesure où il est élaboré dans le
cadre d’une lutte antiraciste et de défense des droits des musulmans.
D’autre part, cette alliance avec des partenaires non musulmans va donner une
visibilité à ce discours, tant dans l’intracommunautaire que dans l’espace public en général.
Ainsi le discours et la posture critique de ces féministes musulmanes ne sont pas perçus par
leurs pairs musulmans comme exogènes à la tradition musulmane et gagnent en légitimité
0-:?8-91?A>1;Q/12K95:5?911?@6A?@5ZK?Y1?@>1:0AB5?5.811@?Y1?@>1:2;>/K0-:?81/-0>1
d’une mobilisation de défense de l’islam et des musulmans. Nombre de nos enquêtées ont
acquis un poids et une notoriété parmi leurs pairs musulmans en s’appuyant sur des réseaux
non musulmans ; leurs carrières de militantes sont tout autant dépendante des réseaux
féministes et antiracistes extracommunautaires que de leur appartenance à des associations
musulmanes.
Ces militantes développent une légitimité dans ces différents espaces grâce à leurs
appartenances conjointes à ceux-ci et effectuent des croisements entre les lexiques des uns
et des autres. Schématiquement, chez les non-musulmans, elles sont les « représentantes des
13 ;>9KZ:1:>K-/@5;:-A<>;61@018;5B5?-:@H5:@1>05>1812;A8->0H8YK/;81-A@;A>018-<K@5@5;:8-:/K1
en septembre 2003 par des acteurs de l’éducation, et des militants associatifs, laïques et féministes dont
:;@-991:@ 81 /;881/@52 1? !;@? &;:@ 9<;>@-:@? !& : « Oui à la laïcité, non aux lois d’exception ». Il
représente la dynamique nationale de tous les collectifs locaux formés en France (Paris, Strasbourg, Lyon, Lille,
%1::1?U/;9<;?K?019585@-:@?-??;/5-@52?8-O=A1?9A?A89-:?1@:;:9A?A89-:?
14 ";:95D@1 2;>9KZ:1:>K-/@5;:-A<>;61@ 018;5B5?-:@ H 5:@1>05>1812;A8->0H8YK/;81 -A@;A> 01 8-
pétition lancée par des personnalités féministes : « Un voile sur les discriminations » paru dans le Monde le 9
décembre 2003. Regroupe des féministes laïques, musulmanes et non-musulmanes.
Figure du mouvement féministe matérialiste en France et fondatrice de la revue Nouvelles Questions
Féministes.
15
Ali - Des femmes musulmanes en France - Septembre 2012
11
musulmans » et, chez les musulmans, elles sont « les sœurs qui nous représentent et nous
défendent chez les non-musulmans T
$"#"
Cette nouvelle posture féministe qui critique à la fois le sexisme de la société
majoritaire et celui vécu aux côtés des pairs – attitudes, discours et littérature musulmane
disponible sur les femmes – en l’articulant à une mobilisation pour la défense des droits des
musulmans et de lutte contre l’islamophobie, est donc assez nouvelle en France : l’ouverture
du monde féministe aux musulmanes est encore très circonscrite et leur conscientisation
féministe se heurte à une littérature musulmane marquée une vision traditionnelle des
femmes.
Elles affrontent pourtant deux obstacles de taille. D’une part, leur dénonciation de
8Y5:?@>A91:@-85?-@5;: 0A 2K95:5?91 H 01? Z:? >-/5?@1? -5:?5 =A1 81A> >1B1:05/-@5;: 0YA:
féminisme en accord avec leur islam les expose au rejet de la part du mouvement féministe
(et de la société en général.. D’autre part, elles souffrent de l’absence d’appuis théologiques
85@@K>-@A>1-//1??5.811@Z3A>1?/4->5?9-@5=A1?81A> <1>91@@-:@010K21:0>1/1@@1<;?@A>11@
de la rendre légitime à l’intérieur du cadre musulman.
La littérature féministe musulmane, fruit d’une dynamique intellectuelle internationale
qui s’est amorcée depuis maintenant une vingtaine d’années, reste largement réservée à un
public académique et n’est pas disponible en langue française. Seules parmi nos enquêtées,
celles qui ont poursuivi les études les plus poussées dans le domaine des sciences sociales
ont eu accès aux auteurs féministes musulmans.
De plus, des personnalités pionnières du féminisme musulman comme Amina Wadud
ont été fortement stigmatisées et rejetées par la communauté musulmane pratiquante. La
<8A<->@ 01:;?1:=AM@K1?:1?1>1/;::-5??1:@ <-?0-:?A:1Z3A>1/;991*-0A0/->/1881
ci a un parcours religieux et militant très différent de celui des musulmanes socialisées en
France. L’unique auteure féministe musulmane dont les écrits ont été accessibles au sein de
la communauté musulmane pratiquante en France est Asma Lamrabet, qui a publié ses
ouvrages aux éditions Tawhid et a impulsé une dynamique avec des militantes musulmanes
0;:@ 8- <8A<->@ ?;:@ :;? 1:=AM@K1? B5?-:@ S la relecture des Textes sacrés » et la
« réhabilitation du rôle des femmes dans l’histoire musulmane » 16. Ses ouvrages, notamment
le Coran et les femmes : une lecture de libération, publié en 2007, répondent tout à fait à la
demande de ces musulmanes, car le ton est moins académique et beaucoup plus accessible,
et l’auteure utilise tant le lexique islamique orthodoxe que le lexique féministe pour élaborer
son discours féministe musulman.
Sur un ton assez différent de la littérature musulmane dominante, la posture d’Asma
Lamrabet est double 0K21:0>1 8Y4K>5@-319A?A89-:1:/18-1881-??A>1?-Z0K85@KH 8Y5?8-9
1@?1<>;@L310YM@>1-//A?K101@>-45>8-/;99A:-A@K1@2;>9A81>A:1-A@;/>5@5=A1@>L?/8-5>1
du « machisme qui caractérise le discours musulman dominant sur les femmes ». C’est la
161@@10E:-95=A1-0;::K:-5??-:/1-A>;A<1:@1>:-@5;:-80YG@A01?1@01%K[1D5;:?A>81?1991?1:
?8-9%<>K?50K<->?9- -9>-.1@1@/;:?@5@AK019A?A89-:1?9-6;>5@-5>191:@5??A1?018-0E:-95=A1
Présence Musulmane.
Ali - Des femmes musulmanes en France - Septembre 2012
12
grille de lecture patriarcale de savants à travers l’histoire qui aurait dénaturé le message
émancipateur et libérateur de l’islam.
De la même manière, à partir de 2003-2004 (toujours dans le contexte des polémiques
-A@;A> 0A B;581 01? 2K95:5?@1? 9A?A89-:1? 01 0522K>1:@1? B5881? 0;:@ .1-A/;A< 01 :;?
1:=AM@K1?;:@;>3-:5?K01?S formations féminines » dispensées par l’intellectuel et leader
charismatique Tariq Ramadan. Ces formations, réservées à un public féminin, étaient offertes
dans le but d’apporter des réponses religieuses aux interrogations des musulmanes quant aux
=A1?@5;:? 0YK3-85@K <;8E3-951 05B;>/1 2-95881U 881? B5?-51:@ -A??5 H <1>91@@>1
l’élaboration d’un discours face aux non-musulmans, et surtout aux camarades féministes
quant aux questions sensibles auxquelles sont désormais confrontés les musulmanes investies
dans les milieux féministes: homosexualité, comment défendre «l’égalité des droits » dans la
mesure ou cela implique une défense du mariage homosexuel, etc…
Les féministes musulmanes demeurent insatisfaites de ces initiatives et sont en demande
d’une littérature plus importante et d’appuis communautaires et théologiques qui leur
permettraient de produire ce nouveau discours et de défendre des pratiques nouvelles. La
plupart d’entre elles considèrent qu’il est inapproprié de se lancer dans un travail de réforme
sans avoir le « bagage théologique » nécessaire ; dans ce domaine, les arabophones (comme
?9- -9>-.1@?;:@ /;:?50K>K1?/;991 <8A? 8K35@591? =A1 81? -A@>1? - <8A<->@ 01 :;?
enquêtées ont suivi des études islamiques dans des instituts francophones comme le
CERSI17 ; certaines d’entre elles ont appris l’arabe à l’IESH18, à l’université ou dans un pays
->-.1G3E<@1;A&E>51:;@-991:@1@?A5B1:@-/@A188191:@ A:/A>?A?01?/51:/1?5?8-95=A1?
à l’IESH. Celles-ci se destinent à des carrières de leaders communautaires et de femmes
imams.
Dans ce contexte, leurs discours appelant à la « réforme de la pensée musulmane » se
8595@1?;AB1:@H01?<K@5@5;:?01<>5:/5<11@H01?/;:2K>1:/1?3>-:0<A.85/;Q1881?-2Z>91:@
une posture sans pour autant que celle-ci soit tout à fait clairement élaborée. Elles sont en
=AM@1 01 81-01> 1@ 01 @4K;8;351 -8@1>:-@5B1 ?-:? =A;5 1881? 6A31:@ @>L? 052Z/581 01 2-5>1 8-
promotion de nouvelles pratiques.
17
Le Centre d’Études et de Recherches sur l’Islam est un centre proposant une formation générale en études
islamiques en langue française, destinée à un public non spécialiste et souhaitant approfondir sa connaissance
générale de la religion musulmane.
18
L’Institut Européen des Sciences Humaines est le premier et le principal centre européen d’enseignement
supérieur et de formation en sciences islamiques en Europe. Il propose des études de langue arabe, des
2;>9-@5;:?/8-??5=A1?01?/51:/1?5?8-95=A1?1:8-:3A1->-.1<;A>2A@A>?59-9?:;@-991:@1@01?2;>9-@5;:?
1:K@A01?5?8-95=A1?<8A?3K:K>-81?1:8-:3A12>-:J-5?1
Ali - Des femmes musulmanes en France - Septembre 2012
13
Conclusion En France, dans ce contexte où l’islam est minoritaire et stigmatisé, le voile a pu faire
;2Z/101>K?5?@-:/1 -A9;0L81 5:@K3>-@5;::5?@1 2>-:J-5?9-5?-A??5 01:;:/;:2;>95?91 -A
modèle de féminité dominant19. A la suite de la polémique autour du foulard à l’école qui a
débuté au printemps 2003, et qui a conduit à l’alliance sans précédent entre des associations
musulmanes et une partie du milieu antiraciste et féministe français, une nouvelle donne
s’est ajoutée, tant dans le paysage féministe qu’à l’intérieur des mouvances associatives
musulmanes. L’ouverture du mouvement féministe français -même s’il s’agit d’une minorité à
l’intérieur de celui-ci- à une forme de féminisme prenant sa source dans le religieux et à des
Z3A>1?9585@-:@1?5??A1?018Y59953>-@5;:-/;:0A5@ HA:1>1/;9<;?5@5;:0A9;AB191:@ A
côté des militantes musulmanes, l’alliance avec des féministes non religieuses, dont le
parcours militant est bien différent de celui qu’elles ont expérimenté, a en quelque sorte
rendu légitimes l’utilisation du vocable féministe et l’investissement politique en des termes
féministes.
Les femmes qui tentent aujourd’hui d’élaborer une pensée féministe musulmane en
France sont ainsi confrontées à de nombreux écueils : dans le cadre extracommunautaire, le
rejet du mouvement féministe majoritaire de toute revendication féministe prenant pour
référentiel la religion musulmane, et sous l’angle intracommunautaire, l’absence de discours
1@ 01 85@@K>-@A>1 -8@1>:-@5B1 ?A>81?21991?1: 5?8-9 -5:?5 =A1 8- 052Z/A8@K01 8Y-A@;/>5@5=A1
dans un contexte de racialisation de l’islam. Cette racialisation a aussi provoqué une forme
de repli communautaire qui est visible dans l’importance croissante dans l’espace des
mosquées des courants littéralistes dits « ?-8-Z?@1? », qui opposent une résistance de taille à
ce discours féministe émergent. Toujours est-il que, depuis 2004, ces musulmanes ont réussi
à élaborer une posture qui dépasse l’attitude de renversement du stigmate en proposant à
côté de la dénonciation de l’islamophobie dont elles sont victimes une réelle autocritique
intracommunautaire. Ainsi, pour elles, si l’islam est stigmatisé, cela ne doit pas exempter les
musulmans de formuler une critique de l’héritage patriarcal qui a pu laisser ses traces sur la
vision islamique des femmes formulée par l’orthodoxie musulmane. Cette posture est
nouvelle et encore en construction, tout comme le féminisme islamique à l’échelle
internationale est en pleine élaboration : son expression académique se résume encore à
quelques colloques et la possibilité même de son existence est controversée.
$8A? 8->3191:@ 1: /;:@1D@1 9A?A89-: 8- 052Z/A8@K 01 /;:/585-@5;: 1:@>1 81 champ
féministe et le champ islamique est double, tout d’abord du fait de l’héritage colonial du
féminisme et ensuite en raison de son caractère souvent matérialiste et hostile à la religion. Si
des féministes musulmanes ont pu, en s’inscrivant dans la lignée du féminisme critique noir
1@-:@5/;8;:5-8?1>K/;:/5851>-B1/8-Z85-@5;:2K95:5?@18-=A1?@5;:0A9-@K>5-85?910191A>1
une barrière importante, ainsi que l’absence de discours alternatifs à l’intérieur de
l’orthodoxie musulmane. Comme l’a remarqué Ziba Mir-Hosseini dans son ouvrage sur le
L’étude de Leila Ahmed, dans son ouvrage A Quiet Revolution. The Veil’s Resurgence, from the Middle East to
America (+-81(:5B1>?5@E$>1??
propose des conclusions similaires en ce qui concerne les mouvances
associatives musulmanes nord-américaines.
19
Ali - Des femmes musulmanes en France - Septembre 2012
14
féminisme islamique en Iran20 , il n’existe pas encore de lien entre les productions
académiques des chercheuses en sciences sociales de culture musulmane sur les
dynamiques de genre dans le monde musulman et les écrits théologiques des penseurs et
ulémas du monde musulman.
La dynamique féministe musulmane que nous avons étudiée et plus largement
l’émergence du mouvement féministe musulman à l’échelle internationale peuvent apporter
un début de réponse à ce lien manquant entre la pensée orthodoxe musulmane sur les
femmes et la recherche en sciences sociales sur les questions de genre en islam. La
constitution récente de plusieurs réseaux féministes musulmans, comme Musawah 21 ou
1:/;>181>;A<1:@1>:-@5;:-80YG@A011@01%K[1D5;:?A>8-19911:?8-9/;9<;?KH8-
fois d’intellectuelles et de militantes de terrain cherchant aussi à travailler avec les ulémas du
monde musulman, est un premier pas vers une conciliation entre le féminisme islamique
académique, les militantes de terrain féministes musulmanes et la pensée théologique
musulmane.
Zahra ALI est doctorante en sociologie à l’EHESS et à l’IFPO. Elle travaille autour des thématiques
liées au genre, à la racialisation, à l’islam, et au Moyen-Orient. Ses recherches traitent de
l’émergence d’une dynamique féministe musulmane en occident et dans le monde musulman et
sur les mouvements de femmes dans le monde arabe, notamment en Irak. Ses recherches de thèse
porte actuellement sur le mouvement des femmes dans l’Irak post-2003, sur l’histoire des femmes
irakiennes ainsi que plus globalement sur les questions de genre, de nation et de religion dans
l’Irak contemporain. Dans le cadre de son mémoire de Master 2 de sociologie à l’EHESS sous la
direction de Nïlufer Göle, elle s’est intéressée à l’émergence d’une conscience féministe
musulmane en France. Elle a publié à ce sujet un article co-écrit avec Simona Tersigni « Feminism
and Islam : a post-colonial and transnational reading », in Exchanges and Correspondence : The
Construction of Feminism, dir. C. Fillard et F. Orazi, Cambridge Scholars Publishing, 2009. Elle a
dirigé récemment un ouvrage intitulé Féminismes islamiques (Éditions La Fabrique, 2012).
Mir-Hosseini Z., Islam and Gender. The Religious Debate in Contemporary Iran, Princeton University Press,
1999.
20
21
Fondé en 2007, initié notamment par l’organisation malaisienne Sisters in Islam : www.musawah.org.
Ali - Des femmes musulmanes en France - Septembre 2012
15
Téléchargement