1. Analyse linguistique

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1. Analyse linguistique
(Jukka HAVU)
1.1. Bref aperçu de l'évolution de la linguistique
Avant de commencer la présentation des mécanismes de l'analyse linguistique, nous essaierons de
décrire, d'une façon très sommaire, l'évolution historique de la linguistique, c'est-à-dire de la science
du langage.
La linguistique est une science relativement jeune ; dans le sens moderne, elle apparaît au
début du XIXème siècle, lorsque des chercheurs allemands découvrent la parenté d'origine de
langues aussi éloignées les unes des autres que le hindi, le français et le russe. A cette époque des
pionniers de la linguistique, la recherche portait essentiellement sur l'histoire et l'évolution des
langues. Les linguistes essayaient d'étudier la genèse et le développement des familles linguistiques
(les langues indo-européennes, finno-ougriennes, sémitiques, etc.) et d'en reconstruire
l'hypothétique origine. La linguistique servait essentiellement à étudier les grandes lignes évolutives
de l'histoire de l'humanité. Pourtant, au début du XXème siècle, les nouvelles études sur la
psychologie humaine poussent la linguistique à adopter une orientation différente; ce sont les
structures de la langue elle-même qui commencent à être étudiées (d'où le nom « linguistique
structuraliste »). Les linguistes cherchent à analyser le fonctionnement des mécanismes qui rendent
possible la communication verbale. Encouragés par le développement des sciences pédagogiques,
les linguistes s'intéressent également aux procès de l'apprentissage de la langue maternelle ou d'une
langue étrangère. Depuis la Seconde Guerre Mondiale, c'est la nature universelle de chaque langue
particulière qui suscite l'intérêt de nombreux linguistes ; on essaie d'analyser ce qui est commun à
toutes les langues humaines pour pouvoir ensuite étudier les mécanismes cognitifs grâce auxquels
l'homme peut structurer son monde.
Il est très important de comprendre que la linguistique n'est pas de nature prescriptive ; un
linguiste n'essaie pas d'enseigner comment il faut parler, mais il étudie les phénomènes qui se
manifestent dans les différents registres (écrit, oral, formel, informel, etc.) d'une langue ou de
plusieurs langues. Par exemple, une expression familière ou argotique, comme Dis-le pas est tout
aussi intéressante pour le linguiste que la forme normative Ne le dis pas, car elle permet l'étude d'un
changement structural du français moderne, en l'occurrence la disparition de la particule négative
ne, qui pourra même avoir des conséquences profondes à l'intérieur d'autres sous-systèmes de la
langue.
La linguistique moderne englobe des applications fonctionnelles et des orientations
théoriques très variées. La sociolinguistique étudie la variation sociale d'une langue, la dialectologie
examine les particularités des dialectes et patois d'une langue particulière, la linguistique
computationnelle a pour objectif le traitement informatisé des données linguistiques, etc. Même
pour l'analyse linguistique, qui constitue le sujet de ce chapitre, il y a plusieurs modèles théoriques
qui sont souvent très différents les uns des autres.
Ce bref aperçu sur l'histoire de la linguistique explique les raisons pour lesquelles il est
nécessaire de présenter quelques notions préliminaires qui constituent obligatoirement le point de
départ théorique de chaque étude linguistique. Cela ne veut pas dire qu'il s'agisse de notions
axiomatiques ; le développement ultérieur de la linguistique peut conduire à l'élimination de
certaines d’entre elles ou à une diminution de leur force interprétative.
1.2. Présentation générale de notions fondamentales pour l'analyse
linguistique
LINGUISTIQUE DIACHRONIQUE vs. LINGUISTIQUE SYNCHRONIQUE. La linguistique
diachronique étudie l'évolution historique d'une langue ou d'un groupe de langues. Au XIXème
siècle, la linguistique était essentiellement de nature diachronique. La linguistique synchronique a
pour objet d'étude le système fonctionnel d'une langue donnée à une époque donnée. Cette
distinction, qui au début du XXème siècle semblait constituer une véritable opposition, a été
relativisée par la suite, car on s'est rendu compte qu'il n'est pas possible de séparer l'état actuel d'une
langue de son histoire. Par exemple, la position structurale de l'imparfait du subjonctif en français,
forme complètement disparue de la langue parlée, illustre le fait que chaque locuteur du français
possède une connaissance au moins superficielle de l'évolution de la langue (un français du XXI ème
siècle pourrait observer qu'on ne dit plus : « Je voulais que tu vinsses, » on dit : « Je voulais que tu
viennes ».
LINGUISTIQUE GÉNÉRALE vs. LINGUISTIQUES PARTICULIÈRES. La linguistique
générale cherche à développer des méthodes d'analyse adéquates pour étudier n'importe quelle
langue humaine, ainsi qu'à identifier les mécanismes universels du langage humain. Les
linguistiques particulières traitent des linguistiques portant sur une langue spécifique.
LINGUISTIQUE DESCRIPTIVE vs. LINGUISTIQUE PRESCRIPTIVE. Un linguiste qui se
consacre à la linguistique descriptive a pour objectif l’étude d’une langue ou des langues en tenant
compte de leur variation (grammaticale, sociale, géographique, stylistique, etc.) et en se fondant sur
un matériel empirique suffisant pour vérifier ses hypothèses (il peut avoir recours à un corpus très
grand de textes écrits et / ou oraux ou il peut se fier à l'intuition linguistique d'un seul locuteur). La
linguistique prescriptive est une notion pédagogique qui se réfère à la norme linguistique d'une
langue donnée, souvent sanctionnée par des institutions officielles dont la tâche est de normativiser
et de standardiser les structures grammaticales et le vocabulaire d'une langue.
LINGUISTIQUE vs. PHILOLOGIE. La linguistique signifie une recherche qui porte sur la langue
dans toutes ses manifestations. Elle peut adopter plusieurs points de départ, social (la
sociolinguistique), psychologique (la psycholinguistique), comparé (un examen contrastif entre
deux ou plusieurs langues), etc. Le but de la philologie est surtout d’étudier et d’interpréter
l'évolution et les structures d'une langue particulière à partir de l'examen de textes écrits en cette
langue et des rapports avec la culture qui les a produits.
LANGUE vs. PAROLE. C'est au début du XXème siècle que les linguistes ont établi la différence
entre langue, le système linguistique commun à une collectivité humaine et indépendant du locuteur
individuel, et parole, qui est la manifestation concrète de la « langue », son actualisation. La
production linguistique concrète, « parole », varie beaucoup selon l'âge, le sexe, l'origine
géographique, etc., des locuteurs, mais elle est toujours en rapport avec la « langue », système
abstrait qui assure la compréhension mutuelle. La « langue » change très lentement, tandis que les
changements qui se produisent dans les mécanismes de la « parole », peuvent être beaucoup plus
rapides. Par exemple, le passage du latin en français a entraîné l'élimination du système casuel (le
latin avait 5 cas) et une complexité croissante du système prépositionnel (le français, qui n'a pas de
cas morphologiques, exprime une bonne partie des relations syntaxiques avec des prépositions) ; il
s'agit d'un changement de « langue ». Par contre, la disparition du passé simple est un changement
de « parole », car le français conserve toujours la possibilité d'exprimer une action achevée dans le
passé, mais c'est le passé composé qui a envahi le champ sémantique du passé simple surtout dans
la langue parlée (il parla vs. il a parlé). Dans des théories plus récentes, on a parfois évoqué les
notions de compétence et de performance, qui sont proches de la distinction « langue » et
« parole ». La « compétence » se réfère à une structure globale qui nous permet de comprendre par
exemple des formes et structures dialectales que nous serions incapables de produire nous-mêmes.
La « performance », par contre, est une notion proche de la « parole »; il s'agit de la manifestation
concrète de la "compétence".
SIGNIFIÉ vs. SIGNIFIANT. En gros, le mot « table » en français et le mot « pöytä » en finnois
désignent le même genre d'objet dans la réalité objective ; il s'agit donc de deux signifiants qui se
rapportent à un seul signifié. Cet exemple démontre que la relation qui existe entre le signifié et le
signifiant est arbitraire ; il n'est pas possible d'établir un rapport objectif entre le mot « table » et
l'objet qu'il représente.
GRAMMAIRE PARTICULIÈRE vs. GRAMMAIRE UNIVERSELLE. Chaque langue humaine
possède sa structure grammaticale, sa grammaire particulière. Pourtant, toutes les langues
humaines présentent des similitudes, et un enfant est capable d'apprendre parfaitement n'importe
quelle langue humaine. Ce fait semble indiquer qu'il peut y avoir une grammaire universelle, c'està-dire une structure sous-jacente commune dont les langues naturelles sont des manifestations
concrètes.
ACQUISITION DU LANGAGE vs. APPRENTISSAGE DU LANGAGE. Le terme acquisition du
langage décrit le procès qui aboutit à une maîtrise parfaite de la langue maternelle. Un être humain
n'est pas généralement capable d'identifier d'une manière systématique les structures et les règles de
sa propre langue dont la connaissance est le résultat d'un procès inconscient et spontané.
L'apprentissage du langage est un effort conscient qui se réfère à l'étude des structures
grammaticales et du vocabulaire d'une langue étrangère.
Une langue humaine est constituée de plusieurs composants dont chacun possède ses propres
structures, mais qui sont interdépendants. Ces composants sont essentiellement :
phonétique et phonologie >
morphologie >
syntaxe >
sémantique >
pragmatique >
étude des sons
étude des formes
étude de la formation des phrases
étude du sens des expressions linguistiques
étude de l’influence du contexte communicatif sur le
sens des expressions linguistiques
1.3. Phonétique et phonologie
La phonétique est l’étude empirique des sons d’une langue naturelle. La phonologie étudie
les traits pertinents, c'est-à-dire ceux qui caractérisent les différents sons à l'intérieur d'un système
en termes de distinctions sémantiques.
Pour mieux comprendre la différence entre la phonétique et la phonologie, il est utile de
retourner à la distinction « parole » et « langue » (cf. chapitre1.2). La phonétique relève de la
« parole » ; il s'agit de réalisations langagières concrètes. La phonologie est un phénomène de
« langue », c’est-à-dire un système abstrait qui régit les manifestations phonétiques concrètes, les
actes de « parole ». Dans les paragraphes qui suivent, nous essaierons de mieux caractériser cette
double nature du système des sons d’une langue humaine.
La phonétique étudie les sons produits par les locuteurs d'une langue ; or, il est facile de
démontrer, même sans recourir à des tests empiriques, que les sons émis par un enfant ou une
femme sont en règle générale d'une fréquence sonore bien plus élevée que ceux produits par un
homme. On peut même prouver, si l’équipement technique le permet, que chaque locuteur du
français a sa propre diction, sa manière de prononcer individuelle. Alors, si chacun prononce
différemment les sons, comment peut-on se comprendre ?
De ce qui vient d’être dit, nous pouvons déduire qu’il y a des phénomènes sonores qui ne
sont pas sémantiquement informatifs. Par exemple, malgré la différence de la hauteur de la voix, le
mot pain prononcé par un enfant, une femme ou un homme est compris de la même façon. La
différence en fréquence sonore n'est donc pas un trait sémantiquement pertinent. Il n’en va pas de
même pour l’opposition pain et sain ; ici il s’agit clairement de deux mots différents. Par
conséquent, il doit y avoir des traits sémantiquement informatifs actualisés par les sons [s] et [p],
respectivement. Si nous analysons la manière dont ces sons sont produits, nous pouvons nous
rendre compte immédiatement qu'en prononçant le son [s], les lèvres s’ouvrent légèrement, la
pointe de la langue touche la partie antérieure du palais et un courant d’air passe par le canal
articulatoire. Le son [p], par contre, est produit en fermant les lèvres hermétiquement et en les
ouvrant ensuite brusquement pour laisser l’air sortir du canal articulatoire. L'opposition sain et pain
nous permet de constater que les premiers sons dont ces mots se composent, ne se prononcent pas
au même lieu d'articulation.
Cherchons à analyser un autre exemple ; le mot bain est clairement différent du mot pain.
Pourtant, les sons qui différencient ces deux mots, [p] et [b], se produisent de la même façon en ce
qui concerne la position des lèvres. Il doit y avoir un autre trait qui nous permet de faire la
distinction entre les deux. Ce trait existe, effectivement. Lorsqu'on prononce [b], il est facile
d’observer qu’avant l’ouverture des lèvres, un bruit distinct est audible. Ce bruit, produit par la
vibration des cordes vocales, distingue le son [b] du son [p]. À la différence de sain et pain, les
mots pain et bain ne se différencient donc pas par leur lieu d'articulation, mais par leur mode
d'articulation. La différence entre [b], [p] et [s] est donc une différence phonologique.
En phonologie, le terme phonologique phonème est préféré à la notion phonétique de
« son ». À l’écrit, on a recours à la transcription phonologique pour montrer qu’il s’agit d’un
phonème d’une langue humaine et non pas d’une lettre de l’alphabet. La notation habituelle
représente les phonèmes entre crochets, [s], [p], [b], etc.
La différence sémantique entre pain et sain, d'une part, et entre bain et pain, de l'autre, nous
permet d'identifier trois notions de base de l'analyse phonologique :
paire minimale (p.ex. sain - pain ; pain deux unités sémantiques complexes qui
- bain ; sain - bain)
se distinguent par la différence
phonique d’un seul des sons dont elles
se composent.
phonème (p. ex. [s], [p], [b], etc.)
unité minimale d’une langue humaine
ayant une valeur fonctionnelle
trait pertinent ou distinctif
caractéristique
phonique
ou
articulatoire qui permet l’identification
des phonèmes
Pour chaque phonème d’une langue, nous pouvons distinguer le lieu d’articulation, c’est-à-dire
l’endroit où il se prononce, et le mode d’articulation, la façon dont il se produit. Dans le cas du
phonème [s], le lieu d’articulation est défini par la position de la pointe de la langue par rapport au
palais ; il s’agit d’un son apico-alvéolaire. Le phonème [b], par contre, se produit grâce au contact
des deux lèvres ; c’est un phonème bilabial. Du point de vue du mode d’articulation, le son [s] est
une chuintante sourde (chuintante = un courant d’air passe par le canal articulatoire, resserré pour
produire le son caractéristique ; sourd = le son n'est pas accompagné de vibrations des cordes
vocales), le phonème [b] une occlusive sonore (occlusive = le canal articulatoire est fermé
momentanément et rouvert tout de suite après ; sonore = le son est accompagné de vibrations des
cordes vocales). Ces phénomènes nous permettent de compléter la notion de « trait pertinent »,
indiquée plus haut :
mode d’articulation = sonore,
sourd, occlusive, etc. ;
lieu d’articulation = bilabial,
uvulaire, apico-alvéolaire, etc.)
caractéristiques phoniques ou
articulatoires qui permettent
l’identification des phonèmes
Nous avons vu plus haut que tous les phénomènes phoniques, par exemple la hauteur de la
voix, ne sont pas sémantiquement informatifs. Or, la hauteur de la voix est indépendante des sons
individuels. Nous trouvons aussi des exemples de traits phoniques associés à des sons individuels
qui ne sont pas sémantiquement pertinents. Par exemple, dans beaucoup de dialectes français (le
bourguignon, le berrichon etc.), on « roule » le [r], comme en finnois. Néanmoins, la plupart des
français prononcent un [R] uvulaire, un son qui est souvent difficile pour un Finlandais. Il ne s'agit
pourtant pas de trait distinctif, car un mot comme « regarder » serait compris de la même façon par
tous les Français, indépendamment du caractère uvulaire ou apico-alvéolaire du phonème [r]. En
français, [r] et [R] sont des variantes individuelles. Il y a aussi des variantes combinatoires ; en
français, le [R] ou [r] sont des phonèmes sonores, mais ils perdent leur sonorité après une occlusive
sourde, comme dans le mot « quatre ». Par contre, il y a une différence fonctionnelle entre le [l] et
le [r] ; la différence sémantique entre « rien » et « lien » prouve que [r] et [l] son deux phonèmes
différents dans le système. Ce n’est pas le cas de toutes les langues ; en japonais, par exemple, il
s'agit de deux variantes d’un phonème. Voici la caractérisation des deux types de variantes :
variante libre individuelle
(p.ex. [r] et [R] en français)
variante libre combinatoire
(p.ex. le [R] français perd sa sonorité
après une occlusive sourde)
deux réalisations phonétiques d’un
phonème qui ne sont pas
sémantiquement pertinentes
deux réalisations phonétiques d'un
phonème qui, tout en n'étant pas
sémantiquement pertinentes, présentent
une régularité systématique dans des
contextes phonétiques déterminés
C'est en étudiant les paires minimales d'une langue que nous pouvons en répertorier les phonèmes.
Nous pouvons ensuite analyser les traits pertinents de chaque phonème pour arriver à une
caractérisation aussi complète que possible du système phonologique fondamental de cette langue.
Il y a bien des phénomènes de langue intimement associés à la phonétique et à la
phonologie. Dans les paragraphes suivants, nous cherchons à donner un bref aperçu de ces
phénomènes, qui sont, très souvent, extrêmement importants pour la bonne formation des messages
linguistiques.
L'observation initiale (cf. plus haut) sur l'interdépendance des composants grammaticaux
d'une langue se justifie très clairement par le rapport qui existe entre la phonologie et la
morphologie (cf. chapitre 1.4). La branche de la linguistique qui étudie ce rapport s'appelle la
morphophonologie. Par exemple, la liaison, très fréquente en français, est un phénomène dont les
réalisations phonologiques sont toujours conditionnées par la structure morphologique de la langue
(p.ex. les eaux [lezo] et les sots [leso]).
Tant en finnois qu'en français, l'accent tonique est fixe ; en finnois, c'est toujours la
première syllabe qui est accentuée, en français c'est la dernière. Dans ces deux langues, l'accent
tonique n'est pas un phénomène sémantiquement pertinent, car il n'y a pas de mots qui se
différencient au moyen de l'accentuation. Pourtant, en français il est important de comprendre que
l'accent tonique n'est pas lexical, mais syntagmatique. Cela veut dire qu'à l'intérieur d'un groupe
syntaxique (cf. chap.1.5) il n'y a qu'une seule syllabe accentuée, par exemple la petite étudiante
[laptitetydiãt]. Cela illustre bien un des traits caractéristiques du français ; le mot individuel n'a pas
d'indépendance, mais il entre normalement dans une unité plus grande, le syntagme ou groupe
syntaxique, à l'intérieur de laquelle il s'unit aux autres éléments constitutifs du groupe.
La prosodie signifie tout ce qui a trait à l’intonation. Par exemple, l’intonation peut avoir
une fonction grammaticale précise ; l’intonation montante peut distinguer une proposition
interrogative d’une proposition assertive (p.ex. Pierre est canadien = intonation descendante >
proposition assertive ; Pierre est canadien ? = intonation montante > proposition interrogative). À
l'aide de l'intonation le locuteur peut donner à son énoncé une nuance émotive, p.ex. de crainte,
surprise, haine, joie ; l'interprétation exacte de l'énoncé Pierre est canadien ! dépend de l'intonation
appliquée.
L'orthographe est un phénomène étroitement lié à la phonétique et à la phonologie.
L’orthographe signifie la forme graphique des sons d'une langue, la façon de les écrire. Chaque
étudiant étranger connaît les difficultés de l'orthographe française, où le rapport de correspondance
entre la forme phonique d'un mot et sa forme orthographique paraît souvent très arbitraire. Par
exemple, la graphie -s à la fin des noms et des adjectifs distingue le singulier du pluriel, mais elle ne
se réalise phonétiquement que dans des contextes morphophonologiques spécifiques. En règle
générale, c'est grâce à la forme de l'article que nous pouvons distinguer, à l'oral, le singulier du
pluriel, cf. la ville [lavil] vs. les villes [levil]. Les caractéristiques de l'orthographe française sont
dues à l'évolution du système phonologique du français ; l'orthographe, plus conservatrice que la
prononciation, représente très souvent une phase ancienne. Une étude de phonétique historique
nous révèle que la prononciation actuelle du mot latin regem « roi » a passé par différentes étapes
[rei] > [roi] > [rue] > [rwe] pour aboutir à la forme phonique actuelle [rwa]. C'est également pour
des motifs historiques qu'il y a bien des mots homophones qui se distinguent dans l’orthographe
mais pas dans la prononciation, comme par exemple verre [= lasi], vers [= säe ; kohti], vert [=
vihreä], ver [= mato].
Pour un étudiant finlandais, la phonétique française est souvent assez difficile à apprendre,
car le finnois et le français sont très différents en ce qui concerne la structure phonique. Le système
des sons du finnois permet de franchir le seuil de compréhension avec un très petit effort
musculaire, tandis que les sons du français exigent un effort articulatoire beaucoup plus grand. Les
mots français étant souvent très courts, une prononciation claire est indispensable.
1.4. La morphologie
La morphologie est l'étude des formes et des mots. L'unité de base de la morphologie est le
morphème, notion qui peut être divisée en deux sous-catégories ; examinons les expressions
suivantes :
le cheval
les chevaux
le chevalier
le cheval de bataille
Nous pouvons observer que ces expressions se composent de deux types d'éléments. Cheval,
chevalier et bataille, pris isolément, sont des « signifiants » (cf. page1.2) qui dénotent des
« signifiés », entités de la réalité extralinguistique ; dans le cas de cheval il s'agit d'un grand
mammifère ongulé à crinière, plus grand que l'âne, domestiqué par l'homme comme animal de trait
et de transport (Le Nouveau Petit Robert, Dictionnaires Le Robert, Paris, 1995, s.v. « cheval »).
Cheval, chevalier et bataille sont communément appelés des morphèmes lexicaux. Par contre, le,
les, de, -aux, et -ier n'existent que comme éléments linguistiques et ne possèdent aucune valeur
lexicale indépendante ; ce sont des morphèmes grammaticaux.
Il est facile d'observer, pourtant, que les morphèmes grammaticaux et les morphèmes
lexicaux constituent deux catégories très différentes l'une de l'autre. C'est pourquoi il est justifié
d'employer le terme lexème au lieu de l'expression « morphème lexical ». Les raisons pour
lesquelles il est préférable de réaliser la distinction terminologique entre les lexèmes et les
morphèmes grammaticaux sont les suivantes :
i) Les lexèmes appartiennent à une classe ouverte d'éléments, tandis que les morphèmes
grammaticaux sont en nombre limité.
ii) Les lexèmes peuvent se manifester non accompagnés de morphèmes grammaticaux (p.ex.
Feu!), tandis que ceux-ci ne se réalisent qu'avec le support de lexèmes.
iii) Les lexèmes dénotent des « signifiés » allant du concret (p.ex. cheval) à l'abstrait (p.ex.
divin). Les morphèmes grammaticaux, par contre,
— qualifient ou actualisent cette fonction dénotationnelle des lexèmes (un homme,
cet homme, des hommes, les hommes, etc. ; Pierre parle, Pierre parlait, Pierre
parlerait, etc. ; la voiture de Jacques, mon voyage à Paris, etc.) ;
— servent à former de nouveaux lexèmes à partir des lexèmes déjà existants au
moyen de la dérivation (national > international) et de la composition (pomme, terre
> pomme de terre) ;
— assurent la bonne formation d'un texte en établissant des relations textuelles entre
les propositions dont il se compose (conjonctions, connecteurs, etc. je ne sors pas,
car je suis malade ; Pierre ne vient pas ; par contre, son collègue viendra, etc.).
La limite entre les morphèmes grammaticaux et les lexèmes n'est pourtant pas tout à fait
nette ; par exemple, un déterminant comme ce, cette, etc., est certainement un morphème
grammatical, car il n'est utilisable qu'en association avec un lexème (ce livre, cette femme, etc.),
mais il évoque, d'une manière imprécise, une idée référentielle.
Nous pouvons avancer une définition préliminaire des morphèmes et des lexèmes :
lexème
unité linguistique qui entre directement dans la
formation des phrases
morphème grammatical
unité linguistique qui
- sert à exprimer des relations grammaticales entre
les lexèmes d'une phrase ;
- établit un rapport avec le contexte
conversationnel ;
- entre dans les systèmes de dérivation ou de
composition ou
- permet d'établir des relations textuelles entre les
différents éléments d'un texte
Dans une expression comme les chevaux, les morphèmes grammaticaux le, les et -aux
possèdent des fonctions grammaticales (article défini et pluriel, respectivement) qui actualisent le
lexème auquel ils se rattachent. Il y a pourtant une différence importante entre le, les et -aux. Le et
les sont des morphèmes grammaticaux libres ou non liés, tandis que -aux, terminaison du pluriel
qui se rattache directement au lexème, est un morphème flexionnel ou lié.
Dans les sections suivantes, nous présenterons brièvement les principales caractéristiques de
la morphologie grammaticale et du vocabulaire du français.
1.4.1. La morphologie grammaticale
La morphologie grammaticale peut être divisée en cinq sous-catégories, dont les trois
dernières constituent la morphologie grammaticale lexicale (formation de nouveaux lexèmes) :
a) la morphologie flexionnelle
b) la morphologie des éléments grammaticaux libres
c) la morphologie dérivationnelle
d) la morphologie de la composition
e) la conversion
1.4.1.1. La morphologie flexionnelle
La morphologie flexionnelle comprend les éléments grammaticaux qui s'incorporent directement
dans un lexème (des morphèmes flexionnels ou liés). Les langues qui possèdent une morphologie
flexionnelle riche, sont souvent appelées synthétiques (p.ex. le finnois), tandis que les langues avec
une morphologie flexionnelle pauvre sont des langues « analytiques » (p.ex. le suédois). Le français
se situe entre ces deux extrêmes, car, en français, la flexion nominale (divisée en flexion
substantivale et flexion adjectivale) n'est pas très riche, mais la flexion verbale l'est davantage :
- Flexion substantivale
cheval >
chevaux
Il est à noter, cependant, que très souvent la différence entre le singulier et le pluriel ne se réalise
que dans l'orthographe (homme vs. hommes). Une particularité du système français est que lorsqu'il
y a une différence phonique entre le singulier et le pluriel, c'est ce dernier qui est plus court, p.ex.
travail [travaj] > travaux [travo] ; œuf [œf] > œufs [ø].
- Flexion adjectivale
petit >
petits >
petite
petites
Il y a quelques adjectifs qui ont cinq formes (vieux, vieil, vieille, vieux, vieilles), des adjectifs qui
n'ont que deux formes, p.ex. pauvre, pauvres, ou une seule, p.ex. marron.
- Flexion verbale (nous n'indiquons ici que cinq formes ; le lecteur peut compléter la liste)
présent
imparfait
conditionnel
(je) fais
(tu) fais
(il, elle) fait
(nous) faisons
(je) faisais
(tu) faisais, etc.
(je) ferais
(tu) ferais, etc.
futur
prés. du subj.
(vous) faites
(ils, elles) font
(je) ferai
(tu) feras, etc.
(je) fasse
(tu) fasses, etc.
La complexité de la flexion verbale s'explique par la grande quantité d'informations que
communique le verbe (la personne, le temps et le mode).
1.4.1.2. Les morphèmes grammaticaux libres
Les morphèmes grammaticaux libres sont des éléments indépendants qui remplissent
essentiellement deux fonctions :
— ils entrent dans la constitution de groupes syntaxiques (un groupe syntaxique est un ensemble de
mots et de morphèmes qui ont un sens à l'intérieur des phrases, cf. chap.1.5) et dans la formation de
phrases et de séquences textuelles ; ces morphèmes sont des éléments de relation.
— les morphèmes d'actualisation actualisent les lexèmes dont est constituée la phrase en établissant
un rapport avec le contexte textuel ou conversationnel ; la fonction actualisatrice peut être, entre
autres, celle de détermination (le / la, ce / cette, etc.), quantification (chaque, tout, etc.), temps
(bientôt, désormais, etc.).
Examinons la séquence suivante :
.
Depuis l'aube, le chemin suivait la colline à travers un fouillis de bambous et d'herbe où le cheval et le cavalier
disparaissaient parfois complètement ; /../ (R. Gary, Les racines du ciel. Gallimard, 1980)
Ce texte comprend 12 lexèmes : aube, chemin, suiv(re), colline, fouillis, bambous, herbe, cheval,
cavalier, disparaît(re), parfois, complètement. En plus, il y a un morphème dérivationnel, -ment de
complètement et trois morphèmes flexionnels, -ait (suivait), -s (de bambous ), -ssaient (de
disparaissaient ). Tous les autres éléments sont des morphèmes de relation ou d'actualisation.
Par exemple, dans l'expression depuis l'aube, ce sont les morphèmes grammaticaux depuis
et l' (forme élidée de la) qui qualifient et actualisent le lexème aube. La préposition depuis évoque
l'idée d'un point de départ spatial ou temporel. L'article défini l' actualise l'information véhiculée
par le lexème aube ; il ne s'agit pas de n'importe quelle aube, mais c'est l'aube du jour où se situe la
narration. Comme il a déjà été indiqué plus haut, très souvent les morphèmes d'actualisation
évoquent une image référentielle imprécise, qui se concrétise lorsqu'ils sont rattachés à un lexème à
l'intérieur d'une phrase. C'est ainsi que ces morphèmes permettent de situer une expression ou une
phrase dans un contexte textuel ou conversationnel.
1.4.1.3. La morphologie dérivationnelle
Examinons le cas du mot chevalier; il s'agit d'un lexème qui désigne celui qui appartenait à
l'aristocratie militaire du Moyen Âge ou le membre d'un ordre de chevalerie moderne (distinction
obtenue généralement grâce à des mérites personnels). Pourtant, il est facile de constater que
chevalier est étroitement lié au mot cheval. S'il est comparé à d'autres lexèmes semblables
jardin > jardinier
école > écolier
sauce > saucier, etc.
nous pouvons affirmer que nous avons affaire à un procédé grammatical relativement
systématique ; il s'agit de former de nouveaux mots à partir d'un lexème déjà existant. Ce
phénomène morphologique est appelé dérivation.
En français (et dans beaucoup d'autres langues aussi) la morphologie dérivationnelle est
essentiellement affixale, c'est-à-dire qu'elle comprend des morphèmes dérivationnels qui sont
rattachés à une base lexicale. La dérivation affixale comprend trois sous-catégories :
i) dérivation préfixale
Les préfixes sont des éléments morphologiques qui précèdent la base lexicale. La dérivation
préfixale a pour but de former de nouveaux lexèmes qui appartiennent à la même catégorie
grammaticale que le lexème de base (marché > supermarché ; hypermarché). En règle générale, les
préfixes évoquent, tout comme les morphèmes de relation, un sens difficile à déterminer avec
précision. En outre, très souvent, un lexème muni d'un préfixe s'éloigne, du point de vue
sémantique, du lexème de base ; le sens de l'adjectif indifférent ne peut être déduit de celui de
l'adjectif différent, bien que, en règle générale, le préfixe in- serve à former des adjectifs de sens
opposé à celui du lexème de base. Le sens précis des éléments préfixaux se définit très souvent par
celui du lexème auquel ils se rattachent ; par exemple, les produits précuits doivent être réchauffés
ou cuits de nouveau, mais les produits préemballés ne vont pas être réemballés par le client qui se
les procure. À l'intérieur de la catégorie des préfixes, il y a des éléments dont le sens est très général
(p.ex. a-, de-, in-, re-, etc.) et d'autres qui possèdent une signification plus restreinte et plus précise
(p.ex. anti-, extra-, hyper-, super, etc.). Associés avec des morphèmes suffixaux ou flexionnels, les
préfixes peuvent fonctionner comme éléments de dérivation dite parasynthétique (p.ex. grave >
aggraver).
Voici quelques exemples de lexèmes qui se forment à l'aide d'une base et d’un préfixe.
Parfois la base n'a pas d'existence indépendante ; elle n'existe qu'à l'intérieur du système de
dérivation (comme, par exemple, dans la paire antonymique sympathique vs. antipathique ; il n'y a
pas de mot pathique). La liste est loin d'être complète :
a- normal > anormal
anti- nucléaire > antinucléaire
dé(s)- mentir > démentir ; agréable > désagréable
ex- ministre > ex-ministre
in- (il-, im-, ir-) efficace > inefficace ; poli > impoli ; légal > illégal
pré- emballer > préemballer ; histoire > préhistoire
re- (r-, ré-, res-) voir > revoir ; entrer > rentrer ; écrire > réécrire
etc.
ii) dérivation infixale
Les infixes se placent à l'intérieur d'un mot. Comme éléments flexionnels, nous trouvons en
français des mécanismes infixaux (je finis > nous finissons), mais dans la dérivation ils sont rares,
voire inexistants. D'après certains grammairiens, nous aurions affaire à la dérivation infixale dans le
cas des verbes dérivés d'un verbe de base, comme, par exemple, sauter > sautiller, mais il serait
également possible de considérer l'élément -ill - comme un suffixe rattaché à la base lexicale saut-,
complété ensuite par le rajout de l'élément flexionnel -er.
iii) dérivation suffixale
La dérivation suffixale est plus riche que la dérivation préfixale ou infixale. La suffixation
permet la transposition d'une catégorie grammaticale en une autre (lent [adj.] > lentement [adv.]).
Les suffixes peuvent être divisés en suffixes productifs et suffixes improductifs. En linguistique, la
productivité d'un élément signifie son degré d'applicabilité à des contextes nouveaux. Les suffixes isme et -iste sont extrêmement productifs (Clinton > clintonisme, -iste, mots qu'on ne trouverait
dans aucun dictionnaire, mais dont le sens est clair pour tout locuteur français), tandis que le suffixe
-son (lier > liaison ; pendre > pendaison) ne sert plus à former de nouveaux lexèmes.
Le nombre des suffixes est très élevé. La classification traditionnelle distingue les suffixes i)
nominaux, ii) verbaux et iii) adverbiaux qui, à partir de bases substantivales, adjectivales et verbales
servent à former de nouveaux substantifs, adjectifs, verbes et adverbes. Ci-dessous nous donnons
quelques exemples de mécanismes de suffixation ; une liste complète des suffixes français
dépasserait les objectifs de cet ouvrage :
subst. > subst.
verbe / adj. > subst
adj. > subst.
verbe > subst.
subst. > adj.
verbe > adj.
adj. > adj.
adj. > verbe
adj. > adv.
-at
-age
-ier
-eur
-(i/e)té
-esse
-ise
-age
-ment
-(a/i)tion
-(t)ure
-al
-el
-eux
-ier
-able
-aud
-iser
-iter
-ment
etc.
professeur > professorat
pays > paysage
cheval > chevalier
porter > porteur ; rouge > rougeur
sonore > sonorité ; pauvre > pauvreté
petit > petitesse
gourmand > gourmandise
démarrer > démarrage
sentir > sentiment
citer > citation ; opposer > opposition
fermer > fermeture ; scier > sciure
continent > continental
mort > mortel
peur > peureux
famille > familier
aimer > aimable
lourd > lourdaud
légal > légaliser
facile > faciliter
admirable > admirablement
Il existe aussi des moyens de dérivation qui permettent de passer d'une catégorie grammaticale à
une autre sans le rajout d'un élément flexionnel. Dans ces cas, nous parlons de suffixation zéro. Ce
mécanisme peut être complété par la présence d'un préfixe pour donner un sens spécifique au
nouveau lexème. Par exemple, grandir veut dire devenir grand, tandis que agrandir signifie
rendre grand :
subst. > verbe
adj. > verbe
verbe > subst.
réforme > réformer
grand > grandir, agrandir ; bleu > bleuir ; large > élargir
marcher > marche
Le système de dérivation suffixale est pourtant extrêmement complexe. Dans les
paragraphes précédents nous n'avons pu donner qu'un aperçu très sommaire des principes les plus
généraux. La forme et la possibilité d’emploi de bien des préfixes et suffixes présentent des
éléments qui sont difficilement classifiables. Par exemple, que dirons-nous du mot cavalier ? Il est
évident que le suffixe -ier évoque le même mécanisme que nous trouvons dans chevalier, écolier,
etc. Pourtant, la base lexicale caval- n'existe pas. Originalement, cavalier est un mot d'emprunt de
l'italien cavaliere, mais pour un français moderne cette origine est impénétrable et il a tendance à
associer le mot cavalier comme une forme française dérivée sans base lexicale indépendante (d'où
d'autres mots semblables, cavalcade, cavalerie). La suffixation présente beaucoup de phénomènes
qui, n'étant pas systématiques, doivent simplement être mémorisés par l'étudiant étranger (p.ex.
pourquoi dit-on blanchir < blanc, blanche, mais noircir < noir, noire ?).
1.4.1.4. La morphologie de la composition
L'expression cheval de bataille peut signifier deux choses ; ou bien il s'agit i) de la monture
d'un soldat, ou ii) d'un argument de débat, employé d'une façon répétée par un des participants à la
discussion. Dans les deux cas, c'est une expression complexe qui dénote une notion simple dans la
réalité objective. Pourtant, elle est formée de deux lexèmes simples, cheval et bataille, qui sont unis
par la préposition de, de sorte que le second élément qualifie le premier. Cette procédure est
également assez systématique. Comparez, par exemple :
chef d'État
maison de poupées
main-d'œuvre,
etc.
Ici aussi, il s'agit d'un procédé d'enrichissement du vocabulaire par un mécanisme grammatical,
appelé composition.
En règle générale, les mots composés forment une seule unité notionnelle, c'est-à-dire que le
sens de l'expression est un ensemble solidaire où l'interaction sémantique des deux éléments qui le
composent produit les sens définitifs. Par exemple, la définition du mot composé main-d'œuvre
selon un dictionnaire unilingue est 1) Travail de l'ouvrier ou des ouvriers participant à la
confection d'un ouvrage ; 2) L'ensemble des salariés. (Le Nouveau Petit Robert, Dictionnaires Le
Robert, Paris, 1995, s.v. main-d'œuvre). Dans le cas de main-d'œuvre, le sens de l'expression n'est
pas déductible de celui de ses composantes. Il s'agit d'une unité notionnelle indépendante, et cela se
reflète même dans la forme orthographique du mot ; il y a un trait d'union qui permet de constituer
une seule unité orthographique.
Une autre caractéristique des mots composés est le fait que leurs composantes ne peuvent
pas généralement être déterminées séparément. Nous ne disons pas * un chef très âgé d'État,1 mais
un chef d'État très âgé.
Il n'est pourtant pas toujours aisé de définir la notion « mot composé ». Considérons le cas
des expressions verbales du genre faire gaffe. Dans cette expression, qui équivaut plus ou moins à
« faire attention », le mot gaffe ne peut pas être déterminé par un autre élément. Il n'en va pas de
même de l'expression faire une gaffe, où le mot gaffe garde son indépendance (faire une gaffe très
maladroite). Il y a un nombre très élevé expressions de ce type en français, faire peur, prendre la
fuite, avoir raison, etc. Doit-on les considérer comme des « mots composés » ou des « locutions » ?
1
Le signe * (= astérisque) indique que l'élément qui suit est agrammatical ("kieliopin vastainen").
1.4.1.5. Conversion
On appelle conversion ou dérivation impropre le mécanisme qui consiste à faire passer un
lexème appartenant à une catégorie grammaticale dans une autre sans qu'il y ait de modification de
forme.
Des cas de conversion se manifestent dans presque toutes les classes grammaticales :
nom commun > adjectif
adjectif > adverbe
adverbe > adjectif
adjectif > nom
verbe (infinitif, participes) > nom
etc.
une personne clé ; un cas limite ; une
voiture marron
parler bas ; frapper fort
une femme bien
le rouge ; un contribuable
le devoir ; le rire ; un mendiant ; un raté
La conversion est très productive en français moderne. Il s'agit souvent de formations
lexicales qui manifestent un changement linguistique en cours.
1.4.2. Le vocabulaire ; l'ensemble des lexèmes
Les lexèmes constituent le vocabulaire ou le lexique d'une langue naturelle. Les lexèmes du
vocabulaire français se divisent en lexèmes simples (« cheval ») et lexèmes complexes
(« chevalier », « cheval de bataille »). Les lexèmes simples sont des éléments indivisibles en unités
plus petites qui seraient grammaticalement ou lexicalement informatives ; ils ne peuvent être divisés
qu'en phonèmes. Les lexèmes complexes, par contre, se composent de lexèmes dérivés ou de
lexèmes composés. La dérivation et la composition constituent des exceptions à la nature arbitraire
du signe (cf. 1.2) ; si « école » est un signifié arbitraire (il n'y a aucun rapport logique entre la forme
phonique du mot et l'objet qu'il représente), le lexème « écolier » ne l'est pas. « Écolier » est un
lexème formé à l'aide de mécanismes grammaticaux relativement systématiques et souvent très
productifs. D'autre part, les formes dérivées peuvent acquérir des sens propres et même perdre le
lien notionnel avec leur base de source et commencer, partant, une existence indépendante. Par
exemple, nous avons déjà vu qu'il existe un mécanisme dérivationnel qui consiste à former, à partir
des adjectifs, des antonymes de sens négatif par l'affichage du préfixe in-, im-, ir- (« poli >
impoli »). Pourtant, le mot impertinent, qui ne conserve plus aucun lien sémantique avec la base
lexicale pertinent, doit être considéré comme un lexème simple, bien que du point de vue
morphologique il s'agisse d'un lexème complexe formé avec le préfixe in- ajouté à pertinent.
La structure et la réalisation du vocabulaire reposent sur la connaissance que nous avons du
monde qui nous entoure et dans lequel nous vivons (cf. chapitre 1.6 sur la sémantique). Il est
important de comprendre qu'il est possible de former des propositions qui sont grammaticalement
correctes, mais qui n'ont pas de sens dans le monde où nous vivons. Par exemple, la phrase
1.
Je bois cette table.
est une phrase parfaitement grammaticale, mais qui ne correspond pas à une situation imaginable
dans la réalité objective. Par contre, dans la poésie on trouve souvent des expressions qui dénotent
des entités fictives ; la poésie signifie souvent la création d'un monde nouveau qui obéit à des règles
différentes du nôtre. Que pensez-vous de ce vers dadaïste de Tristan Tzara : regarde la pendule qui
devient langue larme de bifurcation qui te dira la température (« katso seinäkelloa josta tulee kieli
haarautuman kyynel joka kertoo sinulle lämpötilan ») ?
1.5. La syntaxe
1.5.1. Introduction
L’objet d’étude de la syntaxe est la phrase (simple ou complexe), unité linguistique qui contient un
message complet.
La syntaxe d’une langue comprend les mécanismes qui assurent la bonne formation des
phrases et de ses constituants.
La syntaxe étudie également les fonctions ou rôles grammaticaux des constituants d’une
phrase.
Les constituants syntaxiques comprennent trois catégories :
— classes grammaticales (appelées également parties du discours) = unités syntaxiques
de base (nom, adjectif, verbe, etc.)
— syntagmes = unités fonctionnelles qui constituent les catégories syntaxiques d’ordre
supérieur.
Un syntagme simple est constitué d’un seul élément (p.ex. Pierre dans Pierre travaille à Paris). Un
syntagme complexe, p.ex. la maison luxueuse de Marie, est composé d’un élément de base
(maison), de son déterminant ou spécifieur (la) et de ses compléments (luxueux ; de Marie ).
L’élément de base détermine le statut catégoriel du syntagme ; p.ex. s’il s’agit d’un nom, c’est un
syntagme nominal, comme la maison luxueuse.
— propositions = éléments constitutifs d’une phrase complexe.
Les propositions en tant que constituants syntaxiques se divisent en propositions principales et en
propositions subordonnées. Les propositions indépendantes constituent à elles seules une
phrase.
Un constituant syntaxique peut remplir différentes fonctions grammaticales à l’intérieur d’une
phrase, comme dans les exemples suivants le syntagme nominal Pierre :
2.
3.
4.
Pierre mange trop
Je ne connais pas Pierre
Je trouve Pierre sympathique
= sujet
= complément d’objet direct
= attribut du complément d’objet direct
Les fonctions grammaticales fondamentales sont au nombre de cinq :
— le verbe est l’un des deux éléments obligatoires d’une phrase. Il y a des verbes qui n’ont pas de
sujet sémantique (un sujet syntaxique est obligatoire en français, cf. plus bas), il pleut.
— le sujet est l’autre élément obligatoire. Le verbe s’accorde avec le sujet, tu parles ; nous
parlons.
— le complément d’objet est indissolublement lié au verbe. Les verbes transitifs se
construisent avec un complément d’objet direct (je connais Jean), ou indirect (je parle à Jean), les
verbes intransitifs n’ont pas de complément d’objet (il pleut).
— l’attribut assigne une propriété au sujet, Jean est professeur, ou au complément d’objet direct,
je trouve Jean intelligent.
— le complément circonstanciel est une expression de temps, lieu, manière, etc. qui porte sur
toute la phrase, je connais Jean depuis 1980.
Il est important d’établir une différence entre phrase et énoncé. Les énoncés sont des productions
langagières concrètes dont le sens est déterminé par le contexte communicatif (Toi ici ? ; Feu ! ; Zut
alors ! ; Dégueulasse, ce café, etc. sont des énoncés, et non pas des phrases). Pour une explication
plus détaillée de la différence entre la phrase et l’énoncé, cf. les chapitres 1.6 et 1.7.
La syntaxe est intraphrastique ; les relations transphrastiques entre les phrases d’une
séquence narrative ou d’un dialogue intéressent la linguistique textuelle et l’analyse du discours
dont il sera question dans1.7.
1.5.2. Les fonctions grammaticales
Pour identifier les différentes fonctions grammaticales, nous disposons de tests syntaxiques dont les
plus importants sont :
— La substitution, qui consiste à remplacer un élément par un autre pour s’assurer qu’ils
remplissent la même fonction dans une phrase. Par exemple, Jean et le père de Jean sont
remplaçables par il (sujet) dans les phrases suivantes ; par conséquent, ils ont la même fonction :
5.
6.
Jean arrive en retard > il arrive en retard.
Le père de Jean arrive en retard > il arrive en retard.
— Le déplacement, qui consiste à changer la place d’un élément de la phrase pour identifier son
statut catégoriel :
7.
8.
Je compte sur ta coopération > * Sur ta coopération, je compte.
Il est arrivé sur les onze heures > Sur les onze heures, il est arrivé.
Dans les deux exemples précédents, le constituant introduit par la préposition sur remplit
différentes fonctions. Dans 7, il s’agit d’un complément d’objet indirect, constituant étroitement lié
au verbe et inséparable de lui. Dans 8, par contre, nous avons affaire à un complément de phrase,
une expression temporelle qui permet de situer dans le temps l’événement dénoté par le verbe.
— L’effacement, qui consiste à éliminer un des éléments de la phrase pour identifier son statut
catégoriel :
9.
10.
11.
12.
Marie travaille à la banque.
* Marie travaille banque.
* Marie travaille à banque.
Marie travaille.
Il est facile d’observer que l’élimination de toute l’expression à la banque n’affecte pas la
grammaticalité de la phrase ; il s’agit donc d’un constituant. Ce constituant forme un tout
indissociable, ce qui est prouvé par l’agrammaticalité de 10 et 11.
Les principales fonctions grammaticales sont le sujet et le verbe. Le verbe est le seul
constituant obligatoire, mais la syntaxe du français exige, presque systématiquement, que le sujet
soit exprimé d’une façon explicite. Il est possible de former un nombre pratiquement illimité de
phrases contenant uniquement le sujet et le verbe, Jean court ; mes amis arrivent ; il pleut ; je sors,
etc.
Le sujet est une catégorie spécifiquement syntaxique. En français, il y a un critère formel qui
permet de l’identifier : le verbe s’accorde toujours avec le sujet. Du point de vue sémantique, par
contre, les sujets peuvent correspondre à une réalité extralinguistique très variée. Comparons les
exemples suivants :
13.
14.
15.
Jean écrit une lettre.
Jean reçoit une lettre.
Jean dort.
Dans chacun de ces exemples, Jean est le sujet syntaxique ; le verbe s’accorde avec lui. En
revanche, du point de vue sémantique, Jean est un agent actif dans13 (il fait quelque chose) et le
bénéficiaire d’une action dans 14 (il ne fait rien). Dans 15, il ne s’agit pas d’une action, mais d’un
état (le fait de dormir) qui se manifeste dans le sujet ; le sujet est le siège de l’état (cf. également
1.6.5).
Les autres rôles grammaticaux fondamentaux sont remplis par les compléments du sujet ou
du verbe et par les attributs du sujet ou du complément d’objet. Les compléments « complètent »
l’information communiquée par la combinaison sujet—verbe. Les attributs expriment des propriétés
du sujet ou du complément d’objet direct.
Le complément d’objet (direct ou indirect) est une fonction importante, car il est souvent
obligatoire. De nombreux verbes exigent la présence d’un complément d’objet :
16.
Le père de Jean déteste la famille de Marguerite.
Le SN la famille de Marguerite est le complément d’objet direct du verbe détester ; ce verbe exige
la présence d’un complément d’objet direct ; on ne peut pas dire simplement je déteste, mais il faut
exprimer ce que ou qui on déteste. Il y a des verbes qui exigent la présence simultanée de deux
compléments d’objet :
17.
Jean a donné ce livre à Marguerite.
Le verbe donner exige la présence d’un complément d’objet direct, le patient de l’action (livre), et
d’un complément d’objet indirect, le bénéficiaire de l’action de donner (Marguerite). Le
complément d’objet indirect est introduit par une préposition.
L’attribut assigne une propriété au sujet (18.) ou, plus rarement, au complément d’objet
direct (19.) :
18.
19.
Jean est professeur / un bon professeur / riche.
Je trouve Jean sympathique.
Les compléments circonstanciels sont des expressions qui situent la phrase dans un temps
ou lieu donnés ou décrivent la manière dont se déroule l’action qui y est exprimée. Les
compléments circonstanciels portent sur toute la phrase, mais ce sont plutôt des compléments de
phrase :
20.
21.
22.
Je passe mes vacances en Provence.
Jean connaît Marguerite depuis dix ans.
Marguerite parle très clairement.
La classe des compléments circonstanciels est hétérogène dans le sens que leur comportement
syntaxique présente une variation considérable. Par exemple, la place des expressions temporelles
est relativement libre, mais celle des expressions locatives obéit à d’autres critères :
23.
24.
Depuis 10 ans, Jean habite Paris / Jean, depuis 10 ans, habite Paris /
Jean habite Paris depuis 10 ans.
Jean travaille à Paris / À Paris, Jean travaille / Jean, à Paris, travaille.
Dans l’exemple 24, les deux dernières variantes, comparées à la première, ont un sens particulier ;
elles sont peu acceptables sans un contexte plus large :
25.
À Paris, Jean travaille, en Provence, il passe ses vacances.
Il n’est pas toujours facile de distinguer les compléments circonstanciels des compléments d’objet
indirect. Comparons, à titre d’exemple, les exemples suivants :
26.
27.
28.
Depuis 1980, Marie réfléchit à ce projet.
Marie réfléchit depuis 1980 à ce projet.
Marie réfléchit à ce projet depuis 1980.
La mobilité de l’expression depuis 1980 nous révèle que c’est un complément de phrase. En
revanche, l’autre construction prépositive de ces exemples, à ce projet, qui se rattache étroitement
au verbe réfléchir, est un complément d’objet indirect. Le test d’effacement prouve que nous
pouvons sans aucune difficulté éliminer des exemples 26-28 l’expression depuis 1980, sans que cela
affecte leur grammaticalité. Par contre, nous ne pouvons pas nous passer de à ce projet :
29.
Depuis 1980, Marie réfléchit.
Cette phrase est incomplète ; on se demande immédiatement À quoi réfléchit-elle ? La différence
catégorielle entre les SP des exemples 26-28 se manifeste également dans le domaine de la
substitution. Contrairement à ce qui se passe avec depuis 1980, le SP à ce projet peut être remplacé
par l’adverbe pronominal :
30.
Depuis 1980, Marie réfléchit à ce projet > Marie y réfléchit.
Il faut reconnaître, néanmoins, que la différence entre les compléments circonstanciels et les
compléments d’objet indirect est flottante.
1.5.3. Les parties du discours
Voici une phrase complexe, composée de deux propositions principales (coordonnées par la
conjonction et) et une proposition subordonnée (introduite par la conjonction que) :
31.
Jean déteste profondément les livres de poche et il dit toujours qu’ils sont
insupportables.
Les unités élémentaires ou parties du discours dont se compose la petite séquence indiquée
ci-dessus appartiennent à sept classes grammaticales élémentaires, qui sont les unités de base de la
structure syntaxique du français. :
1. nom
nom propre (Jean)
nom commun (livre, poche)
2. verbe (détester, dire, être)
3. adjectif (insupportable)
4. adverbe (profondément, toujours)
5. pronom (il, ils)
6. déterminant (les)
7. mot invariable
préposition (de)
conjonction (et, que)
Les parties du discours entrent directement dans la formation des syntagmes dont la structure, tout
comme celle des phrases, est régie par des mécanismes syntaxiques.
1.5.4. Les syntagmes
Les syntagmes constituent les catégories fondamentales de la syntaxe du point de vue des fonctions
grammaticales. Les syntagmes peuvent être des expressions simples ou des expressions complexes
(appelées souvent « groupes syntaxiques ») :
32.
33.
Jean déteste la famille de Marguerite.
Le père de Jean déteste la famille de Marguerite.
Ces deux phrases contiennent chacune un sujet, un verbe et un complément d’objet direct. Dans 32
la fonction sujet est assurée par une expression simple Jean, dans 33, par contre, cette fonction est
exprimée par une expression complexe le père de Jean. Aussi bien père que le père de Jean
constituent un syntagme nominal. Qu’il s’agisse de la même fonction syntaxique peut être vérifié
par la substitution pronominale ; aussi bien Jean dans 32 que Le père de Jean dans 33 peuvent être
remplacés par il :
34.
Il déteste la famille de Marguerite.
L’expression complexe le père de Jean comprend
un élément central — père
un déterminant ou spécifieur (qui définit ou spécifie l’élément central) — le
un complément (qui qualifie ou complète l’élément central) — de Jean
L’expression le père de Jean est composée en réalité d’un SN (le père) et d’un sous-groupe, d’un
syntagme prépositionnel (SP) (de Jean).
Il est fréquent de représenter la structure syntaxique d’un syntagme (et d’une phrase, cf. plus
bas) par un schéma arborescent ou arbre. L’expression le père de Jean recevrait la représentation
(simplifiée) suivante :
SN
Dét
N'
N
SP
SN
Pr
N
le
père
de
Pierre
La bonne formation des syntagmes est régie par des mécanismes syntaxiques qui varient d’une
langue à autre. Dans le schéma ci-dessus, il y a, en plus de l’information lexicale et grammaticale
fournie par les morphèmes et les lexèmes, trois catégories :
— la tête (père / de / Jean) indique les éléments centraux des syntagmes.
— la branche (Dét, N, Pr) indique les parties du discours.
— le nœud (SN, SP, N’) indique les constituants syntaxiques. Nous pouvons observer qu’il y a
deux sortes de nœuds qui correspondent à une hiérarchie syntaxique. Dans notre exemple, le nœud
N’ indique le nom père et son complément ; c’est toute cette combinaison qui est déterminée par
l’article défini le.
La présence de la tête est obligatoire ; lorsqu’il n’y a pas de syntagme complexe, mais un
élément unique, c’est toujours la tête. La tête donne son nom au syntagme ; la tête d’un syntagme
nominal est un nom (le père de Jean), la tête d’un syntagme prépositionnel est une préposition (de
Jean), etc.
Le complément d’objet direct est étroitement lié au verbe, et dans les exemples 32-34 le
complément d’objet direct la famille de Marguerite est un sous-élément, un constituant du
syntagme verbal (SV). La représentation syntaxique de l’exemple 33, le père de Jean déteste la
famille de Marguerite est la suivante :
P
SN
Dét
SV
SN
N'
N
V
Pr
N'
Dét
SP
N
SN
Pr
N
le
père
de
Pierre déteste
SP
la
famille
de
SN
N
Marguerite
La structure hiérarchique de la phrase comprend aussi d’autres syntagmes :
35.
Depuis dix ans, le père de Jean déteste très profondément la famille
parfaitement insupportable de Marguerite.
Dans cet exemple, nous pouvons identifier les syntagmes suivants (observez qu’un syntagme
d’ordre supérieur peut être constitué de plusieurs syntagmes) :
syntagme nominal (SN) : le père ; le père de Jean ; Jean ; la famille ; la famille de Marguerite ;
Marguerite
syntagme verbal (SV) : déteste la famille ; déteste très profondément la famille ;
déteste très profondément la famille de Marguerite ; déteste très
profondément la famille parfaitement insupportable de Marguerite
syntagme adjectival (SA) : parfaitement insupportable
syntagme adverbial (SAdv) : très profondément
syntagme prépositionnel (SP) : depuis dix ans ; de Jean ; de Marguerite
Comme on l’a déjà vu plus haut, il est possible de former des phrases où les têtes sont des
expressions simples (et non pas des expressions complexes) :
36.
Jean boit.
Cela est pourtant assez rare en français. La tête d’un SN est généralement déterminée par un
déterminant (le / un / ce / mon / du / chaque, etc.) ; seuls les noms propres (et quelques autres cas
peu nombreux) échappent à cette contrainte. Par contre, en finnois un syntagme nominal est très
souvent sans déterminant :
37.
38.
39.
40.
Jean vient.
* Père vient.
Le père vient.
Isä tulee.
La syntaxe du français veut que le déterminant soit systématiquement antéposé au nom (ce n’est pas
le cas de la syntaxe de toutes les langues ; en suédois, par exemple, l’article défini est postposé au
lexème, ett barn - barnet ).
Les compléments qualifient la tête ou complètent l’information qu’elle communique. En
français, les compléments se situent généralement à droite de la tête du syntagme. Chaque syntagme
peut contenir des compléments :
41.
42.
43.
44.
45.
La maison de mon frère est très ancienne.
Jean est conscient de son incompétence.
L’idée que tu viennes me rend heureux.
Jean déteste Marie.
Marie donne une fleur à Jean.
Dans l’exemple 41 le SP de mon frère est le complément du nom la maison, dans 42 le SP de son
incompétence est le complément de l’adjectif conscient. Dans 43 c’est toute la proposition
complétive que tu viennes qui est le complément du nom l’idée. Dans 44, comme nous l’avons déjà
vu plus haut, Marie est un complément du verbe, son complément d’objet direct. Le verbe détester
(transitif) a un seul complément d’objet direct, le verbe donner (transitif) de l’exemple 45 exige la
présence de deux compléments d’objet (direct et indirect), tandis qu’un verbe comme briller
(intransitif) n’admet pas de compléments d’objet :
46.
* Le soleil brille la chaleur.
Le sujet et les compléments d’un verbe constituent sa structure argumentale ; il s’agit
d’une notion qui est à cheval sur la syntaxe et la sémantique (cf. chapitre 1.6). Il ne faut pas
confondre la structure argumentale avec la structure syntaxique de la phrase. Pour se rendre compte
de cette différence, il suffit de comparer les deux exemples suivants :
47.
48.
Jean a écrit ce livre.
Ce livre a été écrit par Jean.
Cette opération est connue sous le nom de construction passive. Elle consiste à changer la position
syntaxique du sujet et du complément d’objet direct. Dans la construction passive, c’est le sujet
(constituant syntaxique) qui fonctionne comme objet de l’action (rôle sémantique), et le SP
(constituant syntaxique) qui assume le rôle d’agent (rôle sémantique). Nous voyons donc que le
changement radical des rôles syntaxiques laisse intacts les rôles sémantiques.
En général, les locuteurs « natifs » d’une langue savent, sans devoir étudier de règles
précises, quand un syntagme est bien formé et quand il ne l’est pas. Cette compétence linguistique
intuitive n’est plus fonctionnelle au moment d’entamer l’étude, à l’âge adulte, d’une langue
étrangère, et il faut constater que c’est précisément la syntaxe qui constitue une difficulté majeure
dans l’apprentissage d’une autre langue. N’oublions pourtant pas que, dans la communication, la
seule grammaticalité n’est pas suffisante pour assurer la bonne formation des messages ; il y a
également d’autres facteurs qui interviennent. Imaginez, par exemple, la structure et l’informativité
de la phrase suivante, parfaitement grammaticale, et le schéma arborescent qui lui correspondrait :
C’est le titre du livre du fils de la voisine du grand-père de l’amie du maire de la capitale du
département des Pyrénées maritimes.
1.5.5. Les propositions
Comme nous l’avons observé au début de ce chapitre, les propositions se divisent en propositions
indépendantes, propositions principales et propositions subordonnées. Aussi bien les propositions
indépendantes que les propositions subordonnées peuvent être coordonnées (en français, on
remplace par que certaines conjonctions introduisant une subordonnée coordonnée avec une autre) :
49.
50.
Michelle sort et Simone entre.
Thérèse rentrera quand elle aura terminé son article et que son mari
viendra la prendre.
Les propositions subordonnées peuvent être des constructions infinitives ou participiales :
51.
52.
53.
Je dois partir.
Le réunion terminée, Jean est rentré.
Jeanne travaille en chantant.
Traditionnellement, on divise les propositions subordonnées en propositions substantives, adjectives
et circonstancielles selon leur fonction à l’intérieur de la phrase :
54.
55.
56.
Je sais son nom / Je sais comment il s’appelle
Une maison blanche / Une maison qui est blanche
Je mangerai avant 2 h. / Je mangerai avant que tu partes
= prop. subst.
= prop. adj.
= prop. circ.
La correspondance entre les propositions subordonnées et les syntagmes n’est pourtant pas
complète. Par exemple, il y a beaucoup de verbes qui peuvent prendre comme complément d’objet
direct un syntagme nominal, une proposition infinitive et une proposition complétive :
57.
Je veux une bière / Je veux partir / Je veux que tu partes.
Néanmoins, il y en a d’autres, qui n’acceptent pas de proposition complétive comme complément
d’objet direct :
58.
Je commence le travail / Je commence à travailler / * Je commence que
tu travailles.
L’impossibilité d’avoir une complétive après commencer n’est pas un phénomène syntaxique, mais
sémantique ; elle dépend du sens de ce verbe.
2. Didactique du français langue étrangère : concepts,
méthodologies et stratégies d’apprentissage
(Mélanie BUCHART)
« La didactique d’une discipline est la science qui étudie, pour
un domaine particulier, les phénomènes d’enseignement, les
conditions de transmission de la « culture » propre à une
institution et les conditions de l’acquisition des connaissances
pour un apprenant. »
(Johsua S. ; Dupin J-J [1993] Introduction à la didactique des
sciences et des mathématiques. Paris. PUF
La didactique (du grec didaskein : « enseigner ») désigne ce qui vise à enseigner, à instruire. Par
extension, ce terme désigne maintenant l’ensemble des théories d’enseignement et
d’apprentissage utilisées dans ces buts (élaboration de méthodes, hypothèses, principes). Il existe
autant de didactiques que de disciplines d’enseignement. Chaque didactique s’adapte et s’applique à
sa propre discipline. Par conséquent, on n’enseignera pas de la même manière ni avec les mêmes
méthodes les mathématiques ou les langues. De même, on ne peut théoriser « la didactique des
langues » puisqu’on n’enseignera pas le français de la même façon que l’allemand ou le japonais.
La didactique des langues étrangères découle des théories de didactique générale : différentes
méthodes ont été inventées et proviennent à chaque fois de l’une des trois grandes conceptions en
didactique générale : conception transmissive, béhavioriste ou socio-constructiviste. Ces
méthodes ont évolué en fonction des époques et des avancées technologiques (développement des
TICE : Technologies de l’Information et de la Communication dans l’Enseignement). On préfère
aujourd’hui parler de stratégies d’apprentissage plutôt que de méthodes. La stratégie
d’apprentissage choisie dépend aussi des besoins des apprenants, de leur langue maternelle et doit
s’adapter aux difficultés propres à celle-ci.
2.1. Théories de l’apprentissage et de l’enseignement
2.1.1. Qu’est-ce qu’une relation didactique ?
Il importe tout d’abord de distinguer le terme de « didactique » de celui de « pédagogie ». En effet,
on a souvent opposé voire confondu ces deux notions sensiblement différentes. La didactique
concerne principalement la relation maître/savoir, l’élaboration de la transmission des concepts
(ce qui donnera le jour aux méthodes appelées désormais « stratégies d’apprentissage ») et une
réflexion sur les possibilités de franchissement des obstacles liés à la discipline en question. La
pédagogie est davantage centrée sur la relation maître/ élève et implique souvent une réflexion sur
l’école et le système éducatif mis en place. Ces deux dimensions de l’enseignement sont bien sûr
indissociables mais on aura tendance à opposer l’approche « scientifique » de la didactique à
l’approche plus « doctrinaire » de la pédagogie. On schématise souvent la relation entre enseignant,
savoir et apprenant par « le triangle didactique », métaphore des interactions nécessaires entre ces
trois pôles :
enseignant
savoir
apprenant
Une relation est donc définie comme « didactique » dès lors que ces trois facteurs sont réunis et
interagissent. Cette relation devient « non-didactique » aussitôt que l’élève n’est plus en situation
d’apprentissage, d’acquisition d’un savoir. En raison de la modernisation des techniques
d’enseignement (par le biais de l’informatique par exemple), est apparue la notion de relation « adidactique ». Dans ce cas, le processus d’apprentissage est activé mais l’apprenant est placé dans
une situation scolaire sans la présence directe ou de proximité de l’enseignant. La didactique est une
discipline en constante progression qui doit tenir compte des évolutions technologiques.
2.1.2. L’émergence de la didactique du FLE
La didactique du français se subdivise en trois disciplines :
-
-
la didactique du FLM : français langue maternelle (langue parlée par un français natif)
la didactique du FLS : français langue seconde (langue souvent indispensable, étudiée par
l’apprenant en même temps que ou après l’acquisition de sa langue maternelle. C’est le cas
par exemple d’enfants d’immigrés en France ou en pays francophone qui parlent le français
à l’école mais une autre langue à la maison).
La didactique du FLE : français langue étrangère (langue apprise par des non francophones
dans le cadre de l’enseignement scolaire, supérieur, ou dans des établissements spécifiques,
en France comme à l’étranger).
On pourrait aussi évoquer la didactique du FOS (français sur objectifs spécifiques) qui consiste à
enseigner le français à un groupe d’apprenants dans une spécialité donnée : le français des affaires,
le français médical, du tourisme, etc.
La didactique du FLE est une discipline relativement récente (elle est enseignée à l’université
depuis une vingtaine d’années), qui s’est peu à peu structurée en discipline autonome. Elle
s’intitulait à ses débuts « linguistique appliquée » puis fut renommée en 1977 « didactique du
français langue étrangère » par R.Galisson, ceci afin de souligner que la didactique explore les
problèmes posés par l’enseignement et l’apprentissage, ce qui n’est plus du ressort de la
linguistique. Néanmoins, la didactique du FLE dépend encore aujourd’hui, dans de nombreuses
universités, d’un département de sciences du langage ou de sciences de l’éducation. Son autonomie
reste encore toute relative.
2.1.3. Les différentes conceptions didactiques
En didactique générale, il existe trois grandes conceptions de la transmission du savoir d’où sont
issues les méthodes utilisées dans l’enseignement du français langue étrangère.
2.1.3.1. La conception transmissive
Cette conception traditionnelle se base sur l’hypothèse que l’apprenant n’a aucune connaissance des
notions qu’il va étudier (hypothèse de « la tête vide » qu’il faudrait « remplir » selon certains
didacticiens). L’enseignant (la source) est censé communiquer son savoir (le message) à l’élève (le
destinataire). Le rôle de l’élève est alors d’être attentif, d’écouter, de répéter et appliquer, de
prendre des notes tandis que celui du professeur est de présenter le savoir le plus clairement
possible. L’inconvénient de cette conception est que les apprenants sont placés uniquement en
situation de réception et non d’échange. Ils assimileront donc différemment ce qui leur est enseigné
selon leurs connaissances antérieures sur le sujet. L’avantage de cette conception est de pouvoir
transmettre un grand nombre d’informations à un grand nombre d’apprenants en peu de temps. En
didactique du FLE, la conception transmissive donnera le jour à la méthodologie traditionnelle.
2.1.3.2. La conception béhavioriste
Ce terme apparaît en 1913 dans un texte de J.-B. Watson et s’appuie sur un courant psychologique
dont le but est de démontrer que le comportement d’un individu est modifiable en fonction de
certains stimuli qui conditionnent les réponses.
Cette conception s’est ensuite appliquée à l’enseignement : il appartient à l’enseignant de mettre en
place des habitudes et automatismes afin que l’apprenant puisse acquérir un savoir en gravissant
des paliers successifs. Il lui faut pour cela définir les objectifs du cours (« à la fin de la séquence,
l’élève sera capable de… »), puis mettre en place des situations dans lesquelles l’apprenant est
amené à atteindre les sous-objectifs (l’apprentissage est séquentiel) ; enfin, proposer à l’apprenant
des situations d’entraînement systématique pour automatiser l’acquisition de ce nouveau
comportement et pouvoir ainsi passer à l’objectif suivant. L’apprenant, guidé progressivement à
chacune des étapes de l’acquisition du savoir n’a malheureusement pas une vision globale des
connaissances acquises. Cependant, cette conception a le mérite de placer l’apprenant en situation
de réussite presque permanente et de permettre une mise en place de l’individualisation de
l’enseignement. Le béhaviorisme influencera grandement le développement de la méthode audioorale.
2.1.3.3. La conception socio-constructiviste
Elle repose sur les théories de Piaget en psychologie cognitive et sur les études menées sur les
interactions sociales dans l’acquisition d’un savoir. « Apprendre » remet en cause la conception
ancienne que l’élève a de son savoir et lui permet d’accéder à une conception nouvelle et d’intégrer
de nouveaux éléments apportés par la situation. La construction du savoir de l’élève passe alors par
la création d’un conflit provoqué par une contradiction entre une anticipation (élaborée à partir de
l’ancienne conception) et un démenti apporté par le problème lui-même ou par les autres. C’est ce
que l’on appelle un conflit socio-cognitif (« socio » parce qu’il fait intervenir d’autres personnes ;
« cognitif » car les connaissances constituent l’objet du conflit). L’apprentissage ne se fait donc plus
par conditionnement mais par construction des activités mentales en interaction avec
l’environnement. L’apprenant interagit avec des individus plus qualifiés que lui (enseignant, autres
élèves…) ce qui lui apporte, dans une certaine mesure un « soutien ». Gilly (1995) définit ce genre
de tutorat par « les interactions dans lesquelles un sujet naïf est aidé par un sujet expert (adulte ou
enfant plus avancé que le naïf) dans l’acquisition d’un savoir ou d’un savoir-faire ».
2.2. Les grands courants didactiques : historique des méthodologies
utilisées en FLE et en FLS
2.2.1. La méthodologie traditionnelle
Les langues anciennes (le latin, le grec) ont été et sont toujours enseignées selon la méthodologie
traditionnelle. De nos jours, cette méthodologie est de moins en moins utilisée en FLE. Celle-ci
octroie à l’enseignant un rôle central : chargé de transmettre son savoir à « celui qui ignore », il
devient le modèle que l’apprenant doit imiter s’il veut acquérir les mêmes compétences. Il s’agit
d’une pédagogie « frontale » dans la mesure où l’apprenant est pratiquement passif durant toute la
phase d’enseignement. Cette méthodologie accorde un rôle prépondérant à la grammaire, au
vocabulaire et à la traduction (thème et version). L’enseignement est centré sur l’écrit et sur une
« pédagogie du modèle ». Il convient d’écouter l’explication grammaticale formelle puis
d’appliquer ce nouveau savoir à tous les exercices donnés. Au niveau lexical, l’élève doit apprendre
par cœur des listes de mots classés par thème et leur traduction. Seul le français « normatif » est
étudié : les écrits littéraires représentent « le bon usage », c’est pourquoi il est si important de citer
les auteurs en exemple, de traduire leurs écrits, de savoir imiter leur style et d’acquérir des
connaissances en histoire littéraire.
2.2.2. Les méthodes actives
Célestin Freinet (1896-1966) est considéré en France comme le véritable fondateur des méthodes
actives. Ces méthodes laissent davantage de liberté à l’apprenant puisqu’on prend en compte sa
personnalité, ses besoins, ses initiatives et considère que les échanges sociaux sont source de
progrès. Selon Roger Cousinet : « Les méthodes actives sont des instruments non d’enseignement
mais d’apprentissage : ces instruments doivent être mis exclusivement dans les mains des élèves ».
Cette approche psychologique s’appuie sur « l’élan vital » (dynamisme naturel de l’apprenant) et le
« tâtonnement expérimental » (l’erreur permet, d’une certaine façon, d’accéder à la connaissance).
2.2.2.1. La méthode directe
Elle apparaît officiellement en 1901 et est préconisée dans l’enseignement secondaire par arrêté
ministériel. La priorité est cette fois-ci donnée à l’oral (jeux de rôles, saynètes, dramatisation…).
On interdit le recours à la langue maternelle. Les cours se déroulent dans la langue-cible, au besoin
au moyen de mimes, dessins ou autres éléments non verbaux. L’élève doit apprendre à réfléchir
directement dans la langue étudiée. L’apprentissage du vocabulaire se fait d’abord par des mots
concrets, courants, puis s’élargit progressivement vers un lexique plus abstrait. L’enseignement
grammatical est implicite : l’apprenant déduit lui-même la règle grammaticale d’après les exemples
qui lui ont été donnés. Cette méthode issue de la « méthode naturelle » s’oppose au principe de
« grammaire-traduction » de la méthodologie traditionnelle qui insiste sur l’importance du passage
d’une langue à l’autre.
2.2.2.2. La méthode audio-orale
Elle s’est développée pendant la seconde guerre mondiale aux Etats-Unis afin de permettre aux
soldats de différentes origines de parler l’anglais le plus rapidement possible (Basic English, The
Army Method). Il s’agit de mémoriser des dialogues de langue courante avant d’en comprendre le
sens. Les structures syntaxiques doivent devenir des automatismes ; on peut ensuite conserver
ces structures acquises et remplacer simplement le lexique afin que l’apprenant puisse produire luimême les phrases de son choix. Cette conception de l’apprentissage d’une langue étrangère sera
renforcée par deux courants : le structuralisme (en linguistique) et le béhaviorisme (en
psychologie). Les exercices sont donc structuraux et la répétition devient une priorité. De nouvelles
technologies seront mises au service de cette méthode (autrefois le magnétophone, aujourd’hui le
laboratoire de langues).
2.2.2.3. La méthode SGAV (structuro-globale audiovisuelle)
Dans les années 60, le gouvernement français souhaite restaurer le prestige de la langue française à
l’étranger et organiser une politique de diffusion du français. Un linguiste, Georges Gougenheim,
est chargé de mettre au point un « français élémentaire », d’apprentissage et de diffusion faciles. P.
Guberina (Université de Zagreb, Croatie), P. Rivenc (ENS Saint-Cloud, France) et R. Renard
(Université de Mons, Belgique) vont créer, en collaboration avec d’autres universités étrangères,
une association internationale qui développera la méthode SGAV. Cette nouveauté donne priorité
aux interactions en communication orale (incluant le verbal, le paraverbal, la gestuelle…) ainsi
qu’à l’approche situationnelle : l’apprentissage est basé sur des dialogues concrets, quotidiens,
véhiculant un français courant. La compréhension de ces dialogues est facilitée par leur
concrétisation en images : le développement de matériel audiovisuel en français favorise
l’assimilation de la langue. L’écrit est relégué au second plan et n’est travaillé qu’une fois que l’oral
est suffisamment maîtrisé.
2.2.3. Les méthodologies actuelles
Elles sont particulièrement marquées par la psychologie contemporaine, l’étude du développement
de l’enfant et de la métacognition (savoirs du sujet sur ses propres modes et capacités
d’apprentissage).
2.2.3.1. La méthode communicative (dite « approche communicative »)
Son objectif est de développer la compétence à communiquer chez l’apprenant, de toutes les
manières possibles : actes de parole, jeux de rôle, étude de documents authentiques, simulations
globales…, au détriment parfois des composantes grammaticales. Le Conseil de l’Europe va établir
en 1976 un « niveau-seuil » en deçà duquel un adulte ne peut se débrouiller en FLE (sur le modèle
du Threshold level english créé en 1975). La notion de besoin apparaît alors. Les enseignants
auront pour mission d’adapter leur enseignement de la langue aux besoins des apprenants (cibler par
exemple l’acquisition d’une compétence particulière, choisir un matériel pédagogique adapté et
complémentaire du matériel universaliste de base). Ils vont par conséquent privilégier l’étude de
documents authentiques oraux ou écrits (émissions de radio, publicités, articles de journaux…) ou
semi authentiques, autrement dit fabriqués pour répondre aux besoins de l’apprenant tout en étant
aussi proches de la réalité que possible. La grammaire est explicite et conceptualisée.
L’enseignement est centré sur l’apprenant ; l’enseignant, en retrait, est là pour fournir les
situations de communication. A un niveau plus avancé, les supports choisis permettent également
un enseignement de la civilisation française. Depuis les années 80, tous les manuels et toutes les
méthodes2 publiées en FLE se réclament de l’approche communicative. Selon leurs besoins, ces
méthodes peuvent privilégier l’une ou l’autre des quatre compétences fondamentales en FLE
(compréhension écrite ou orale, expression écrite ou orale). L’une des approches qui permet de
travailler ces compétences de manière ludique et atypique est la simulation globale. Elle consiste à
inciter les apprenants à créer leur double fictif, personnage qu’ils conserveront pendant toute la
durée de la simulation. Ces personnages sont placés dans un lieu-thème selon leurs besoins ou leur
spécialité (un hôtel, un immeuble, un cirque…) dans lequel se dérouleront toutes les activités orales
et écrites. Les didacticiens de l’approche communicative redoublent de créativité pour imaginer de
nouveaux concepts d’apprentissage.
2.2.3.2. Les méthodes non-conventionnelles3
Ces méthodes appelées Humanistic approaches en anglais et Alternative methoden en allemand,
sont issues de l’holisme (ici, théorie épistémologique selon laquelle on doit toujours prendre en
compte l’environnement de l’apprenant). On sollicite davantage l’hémisphère droit du cerveau
(siège de la créativité, des émotions, de l’imagination) que l’hémisphère gauche (capacités
analytiques, rationalisation).
La méthode communautaire, mise en place en 1961 par le psychologue Charles A. Curran
insiste par exemple sur l’importance du groupe qui entoure l’apprenant. La langue est
perçue comme un moyen d’interaction sociale et les mots appris en cours serviront d’abord à
ces échanges, d’où l’importance de l’instauration d’une grande confiance et d’un respect
mutuel au sein du groupe-classe.
La méthode par le silence fut inventée en 1963 par Caleb Gattegno. L’apprentissage se
concentre sur la maîtrise de la liaison graphies/sons. L’enseignant, réduit au silence,
construit son cours à l’aide de différents tableaux de couleur répertoriant toutes les
combinaisons graphies/sons existantes. Le silence favoriserait la réflexion, la mémorisation
et la concentration de l’apprenant. Cependant, le manque de résultats de cette méthode fut
souvent très critiqué, ce qui lui valut d’être très peu utilisée.
La méthode par le mouvement aussi appelée « apprentissage par la réaction physique
totale » date également des années 60. Elle privilégie l’apprentissage de l’impératif : les
apprenants jouent le rôle d’acteurs : ils imitent puis répètent les instructions données à
l’impératif et intègrent ainsi ce mode petit à petit tout en acquérant du vocabulaire. Cette
méthode utilisée seule ne permet pas d’apprendre une langue mais a le mérite de développer
l’expression orale de façon ludique.
Un psychiatre bulgare, Georgi Lozanov, s’intéresse en 1965 à la suggestologie, c’est-à-dire
à la capacité d’influencer un sujet consentant grâce à la suggestion. Ce phénomène
s’apparente à l’hypnose, à ceci près que le sujet reste éveillé et conscient pendant toute la
suggestion. Après avoir testé sa théorie dans le milieu médical (lors d’anesthésies par
exemple), Lozanov réalise que celle-ci est applicable à l’enseignement. Sa méthode devient
alors la « suggestopédie ». Cette théorie repose sur l’idée qu’en créant l’atmosphère de
2
Ici au sens de « matériel didactique ». Une méthode peut être composée d’un manuel, d’un cahier d’exercices, de
cassettes audio, vidéo, etc.
3
Voir Galisson R. et al. [1982]. D'autres voies pour la didactique des langues étrangères. Paris : Hatier-Crédif, Coll.
LAL ou Dufeu B. [1996] Les approches non conventionnelles des langues étrangères. Paris : Hachette, Coll F
détente adéquate (diffusion de musiques classique ou baroque en classe, création d’une
identité fictive, intonation particulière de l’enseignant…), on favorise la concentration et la
mémorisation inconsciente de l’apprenant. Cette pratique atypique a grandement influencé
l’apparition des simulations globales (citées plus haut).
2.3. Une didactique à adapter à la langue maternelle des apprenants : les
difficultés spécifiques aux locuteurs finnois
La didactique du français langue étrangère est une discipline tenue de prendre en compte l’origine
des locuteurs et les problèmes engendrés par l’écart entre leur langue maternelle et le français.
L’enseignant doit donc s’efforcer de corriger les difficultés spécifiques à ces locuteurs et dispenser
un enseignement adapté à son public.
2.3.1. Les difficultés phonétiques
Pour le locuteur finnois, il est très difficile de prononcer correctement les voyelles nasales
françaises de type [ ] (bain), [ ] (sans), [ ] (ombre), [ ] (lundi). En outre, il lui faut comprendre
qu’en français, on ne prononce pas toutes les lettres. L’étude des enchaînements vocalique et
consonantique est primordiale. Dans cette perspective, il faut également assimiler la chute du e [ ],
comprendre ce qu’est le e muet et la différence entre voyelles ouvertes et fermées. Au niveau des
consonnes, le principal problème concerne la prononciation correcte des occlusives sonores [b], [d],
[g], l’opposition entre les occlusives sourdes et sonores [p/b], [t/d], [k/g], ou encore l’opposition
entre certaines consonnes fricatives sourdes ou sonores [s/z], [ / ]. Enfin, l’apprenant devra
veiller à corriger son intonation en utilisant dans les phrases exclamatives, affirmatives et
interrogatives, l’intonation de circonstance.
2.3.2. Les difficultés grammaticales et syntaxiques
L’origine finno-ougrienne du finnois rend la compréhension de la grammaire et de la syntaxe des
langues indo-européennes plus ardue. La construction de la phrase en français et en finnois est
totalement différente. La première des difficultés dans l’apprentissage du français est d’ordre
lexical : il s’agit de connaître le genre des mots et d’utiliser les articles définis et indéfinis à bon
escient. Le pronom personnel sujet doit être exprimé (sauf à l’impératif) à toutes les personnes. Par
ailleurs, tout Finlandais qui entreprend l’étude du français doit apprendre les règles de ponctuation
car celle-ci joue un rôle stylistique essentiel au sein du texte et permet de rythmer les phrases (il faut
notamment saisir le rôle de la virgule et du point-virgule). L’utilisation des prépositions peut
s’avérer aussi problématique dans la mesure où le finnois emploie des cas là où le français emploie
des prépositions. Pour cette raison, il faut également que le locuteur finnois comprenne que la place
des mots en français obéit à certaines règles puisque le français n’est pas, contrairement au finnois,
une langue agglutinante.
2.3.3. La culture comme concept didactique : transmission des codes culturels
français
L’aspect culturel ne peut être dissocié de l’aspect idiomatique lors de l’apprentissage d’une langue.
La production langagière ne prend véritablement son sens que dans un contexte culturel connu du
futur locuteur. On parlait jadis de « civilisation française » ; désormais, les didacticiens s’accordent
à dire que le terme de « culture » est plus approprié. Ce terme générique englobe ce que Pierre
Bourdieu appelait la « culture cultivée », autrement dit toutes les productions intellectuelles et
artistiques d’un groupe social (littérature, peinture, cinéma, musique…), ainsi que la « culture
anthropologique », aussi appelée « culture ordinaire » ou « culture patrimoniale », et définie par
Louis Porcher4 comme « un ensemble de pratiques communes, de manières de voir, de penser et de
faire qui contribuent à définir les appartenances des individus, c’est-à-dire les héritages partagés
dont ceux-ci sont les produits et qui constituent une partie de leur identité ». Ces deux composantes
de la culture n’ont pas tout à fait la même valeur : la culture dite anthropologique est, d’une part,
implicite, car acquise inconsciemment grâce aux éléments de civilisation disséminés dans le cours ;
d’autre part elle est à la fois transversale (elle s’adresse à tout le monde) et non spécialement
valorisante en raison de sa transversalité. En revanche, la culture dite cultivée est davantage élitaire
(elle n’est étudiée que par peu de personnes, à un niveau avancé ou de perfectionnement),
volontaire et codifiée (fréquentation de lieux culturels par exemple). En ce sens, elle est beaucoup
plus valorisante que la culture patrimoniale seule. Ainsi, pour s’approprier le français et « produire
du sens », l’apprenant devra étudier tous les aspects constitutifs de la culture française. Dans le cas
des locuteurs finnois, il s’agira pour l’enseignant de transmettre certains codes culturels
fondamentaux. L’exemple le plus parlant est le vouvoiement, très important en France mais
relativement exceptionnel en Finlande. La méconnaissance de cette réalité passe très vite en France
pour un manque évident de respect et de politesse. Il reviendra à l’enseignant d’expliquer
clairement les situations requérant une certaine formalité en France.
2.4. Conclusion
Depuis l’apparition de la didactique du français langue étrangère, les méthodes n’ont cessé
d’évoluer en fonction des recherches scientifiques, des avancées technologiques et de ce que l’on
pourrait appeler les « modes ». L’influence des recherches en didactique d’autres langues étrangères
est significative.
La méthode la plus utilisée aujourd’hui est l’approche communicative car le corps enseignant
souhaite conférer à l’apprenant un rôle central (en didactique, cela s’appelle la « centration sur
l’apprenant »). Cependant, on ne peut affirmer que les enseignants décident de la méthode à adopter
ni qu’ils la suivent scrupuleusement. Ils vont en général « piocher » dans différentes méthodes pour
constituer un enseignement adapté au groupe d’apprenants. En effet, on ne peut enseigner le
français de la même façon à des enfants ou à des adultes en formation, à des Chinois ou à des
Finlandais, à des débutants ou à des apprenants en perfectionnement. La méthode choisie sera donc
plus ou moins ludique selon le contexte et plus ou moins axée sur l’oral ou l’écrit. Il importe aussi
d’ajuster l’enseignement selon qu’il s’agit d’un milieu endolingue (les participants à un acte de
communication parlent tous la même langue) ou exolingue. A ce propos, la définition des situations
« endolingue » et « exolingue » s’est elle aussi élargie. On parle désormais d’endolinguisme quand
les apprenants étudient le français dans son contexte, c’est-à-dire en France, et d’exolinguisme
quand ils l’apprennent dans leur pays d’origine ou tout autre pays dont la langue officielle n’est pas
4
Porcher L. [1995] Le français langue étrangère, Emergence et enseignement d’une discipline. Hachette Education.
Paris
le français. Il faut tenir compte de tous ces paramètres pour élaborer une stratégie d’apprentissage
efficace et cohérente.
Bibliographie de base
Cucq, J-P. (dir.) [2003] Dictionnaire de didactique du français langue étrangère et seconde. CLE international.
Paris
Cucq, J-P. et Gruca, I. [2005] Cours de didactique du français langue étrangère et seconde. PUG. Paris
Cyr, P. [1998] Les stratégies d’apprentissage. CLE international. Paris
Goes, J. [2004, 2005], Une initiation à la didactique du FLE, Craiova, SITECH ; deuxième édition
revue et augmentée 2005.
Martinez, P. [1996] La didactique des langues étrangères. PUF. Paris
Porcher L. [1995] Le français langue étrangère, Emergence et enseignement d’une discipline.
Hachette Education. Paris
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