LES RÉCITS DE TRADITION ORALE EN GRANDE-BRETAGNE ET EN AFRIQUE NOIRE Perspectives anthropologiques et littéraires Préface de Djibril Samb Collection « Littératures & civilisations » « Littératures & Civilisations » Collection dirigée par Mamadou Kandji Mamadou KANDJI LES RÉCITS R DE TRADITION ORALE EN GRANDE E-BRETAGNE ET EN AFRIQUE NOIIRE Perspeectives anthropologiques et littéraires Préface de Djibril SAMB Collecction « Littératures & Civilisations » Du même auteur Kandji, Mamadou, The Irrational and the Supernatural in the English Novel 1780-1891: A Study of Scott, the Brontë Sisters, Dickens, George Eliot and Thomas Hardy in Relation to Supernatural Experience and Irrational Behaviour, Sheffield, Sheffield University Thesis, 1979. Kandji, Mamadou, « Espace ludique et fonction des jeux de hasard dans la création romanesque de Thomas Hardy », in Bridges : revue africaine d’études anglaises, Dakar, Institut sénégalo-britannique, 1 (1990), p. 31-43. Kandji, Mamadou, « Du Rameau d’or à L’Herbe d’or : étude herméneutique interprétation d’un signe », Bridges : Revue d’Études Anglaises, Dakar, Institut sénégalo-britannique, 2 (1991), p. 47-54. Kandji, Mamadou, Roman anglais et traditions populaires de Walter Scott à Thomas Hardy, Québec, Humanitas, 1997. © L'HARMATTAN, 2012 5-7, rue de l'École-Polytechnique ; 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-296-54905-0 EAN : 9782296549050 PRÉFACE Voici un ouvrage qui suscite un intérêt soutenu dès les premières lignes. Tout d’abord, le doyen Mamadou Kandji identifie, on ne peut plus clairement, son objet et le définit en termes précis. Il s’agit d’étudier certaines modalités des traditions orales dans le contexte de deux cultures a priori très différentes : celle, anglo-écossaise, prise sous l’angle privilégié mais non exclusif de la ballade, et celle, négroafricaine, dont la compréhension est souvent apparue identique à celle de l’oralité. Certes, en Grande-Bretagne même, comme l’ont souligné Horton et Finnegan (Modes of Thoughts. Essays on Thinking in Western and Non-Western Societies, London : Faber & Faber, 1973, p. 52-56 et p.114144), les références à la culture orale restent marginales dans la littérature anthropologique des années 1930-1960, avant de retenir l’attention d’Evans-Pritchard, nommément dans son fameux ouvrage, The Zande Trickster (Oxford : Clarendon Press, 1967). Mais même lorsque l’anthropologie britannique, que connaît très bien notre auteur, commence à marquer un certain intérêt pour les cultures orales, elle les réduit à une forme d’altérité radicale et les mure dans une espèce d’opposition dogmatique à la civilisation de l’écrit. Prenant le contrepied de cette approche, le doyen Kandji opère comme une mutation dans son objet, car, non seulement il n’admet pas la solution de continuité que l’on établit d’ordinaire, et d’une manière absolue, entre culture orale et culture écrite, mais encore il décide de faire de leur possible rencontre – qu’il décrit, expressis verbis, comme une mise « en miroir » – l’objet propre de son investigation. Cet objet nouveau commande la méthode du doyen Kandji. Chercheur talentueux et pédagogue chevronné, il connaît parfaitement les grands courants de pensée (évolutionnisme, diffusionnisme, etc.) et les examine attentivement, avant de tirer de chacun d’eux, s’il y a lieu, ce qui lui permet d’élaborer sa propre approche à la fois comparative et synthétique. En un sens, sa méthode 7 MAMADOU KANDJI devait être obligatoirement comparative dans la mesure où son étude met en regard les faits de l’oralité anglo-écossais et leurs homologues dans la culture négro-africaine. Cette mise en regard, par elle-même, oblige à une synopsis, d’où le caractère par nature synthétique de sa démarche globale. Cette méthode est en parfaite adéquation avec le matériel qui en est le référent. Le corpus de la ballade populaire anglo-écossaise lui est fourni notamment par l’irremplaçable English and Scottish Popular Ballads (1882-1898) de F. J. Child, mais servi par son immense connaissance de l’Angleterre et de l’Écosse, il utilise toutes les monographies dédiées aux récits de tradition orale. Dans ce domaine, il ne méconnaît ni n’omet aucune œuvre essentielle. Il entretient une égale familiarité avec les récits de tradition orale africains, étudiés de longue date, en tout cas dès la première moitié du XXe siècle, par Amadou Hampaté Ba, L. S. Senghor et Birago Diop, et, plus récemment, par Bassirou Dieng, Lilyan Kesteloot, A. J. Sissao et quelques autres. C’est à partir de ce matériel solide qu’il organise le dialogue des traditions et des héritages culturels, qu’autorise leur approche comparée. En effet, écrit le doyen Kandji : « La finalité de cette recherche est d’explorer, dans le cadre précis des traditions orales, l’héritage européen et l’héritage négroafricain, afin de jeter des passerelles entre deux héritages qui appartiennent, somme toute, à un même héritage universel. » On remarquera ici l’extrême précision du vocabulaire (« traditions orales », « héritage ») du doyen Kandji qui circonscrit l’objet de son étude, car il sait bien, comme le rappelle la très rigoureuse définition de Mamoussé Diagne (Critique de la raison orale, Paris, Karthala, 2005, p. 246), que « la tradition orale est un ensemble de faits de discours qui ne suffit pas à caractériser une culture ». La ballade, le conte, etc., relèvent, à n’en pas douter, de la définition en extension des traditions orales – qui sont proprement des héritages. Ainsi définie, cette étude est d’une importance capitale, pour deux raisons au moins. La première est qu’elle évite la faute de méthode fondamentale dénoncée par le philosophe ghanéen Kwasi Wiredu dans son ouvrage, si important, intitulé : Philosophy and an African Culture (Cambridge University Press, 1980). En posant la question cruciale : "How not to compare African traditional thought and Western thought ?", Wiredu recadre les études interculturelles entre l’Afrique et l’Europe, 8 Les récits de tradition orale en Grande-Bretagne et en Afrique noire et en fixe l’essentielle clause de pertinence qui est de limiter la comparaison à des termes homologues et, par conséquent, sensément comparables. C’est ainsi qu’il apparaît singulièrement impertinent de comparer la pensée scientifique moderne, dans la mesure où elle serait présumée européenne, à des systèmes de pensée africains traditionnels. En revanche, on peut comparer, comme le fait précisément le doyen Mamadou Kandji, avec un rare bonheur, par exemple ballade écossaise et ballade peul, conte anglais et conte khassonké, conte écossais et conte wolof, etc., dans des perspectives qui ne déparent pas les contextes rapprochés. Ainsi, – j’entrevois la seconde raison –, cet ouvrage montre la bonne manière de conduire une étude interculturelle et vaut, dès lors, comme une mémorable leçon de méthode, dispensée par l’un des plus illustres anglicistes africains de l’Afrique noire. L’ensemble de l’étude est remarquablement conduit et structuré. Le chapitre premier et le chapitre II définissent la sémantique de l’oralité ainsi que la ballade populaire en tant que contenu et vecteur pédagogique. Le chapitre III, qui est central, fixe les répertoires et le patrimoine oral anglo-écossais qui rendent opératoire le foyer herméneutique de tout le travail comparatif. Le chapitre IV met en regard faits de l’oralité britanniques et africains, tandis que le chapitre V explore les fonctions du conte négro-africain. Les chapitres VI et IX, qui étudient respectivement l’intertextualité de la virginité et les faits relatifs au genre dans les récits oraux, montrent bien qu’aucun domaine de la réalité n’échappe à l’interrogation serrée des traditions orales. Le chapitre VII investit l’esthétique d’une ballade négroafricaine, quand le chapitre VIII, revenant sur la ballade écossaise, la soumet à une lecture africaine. Ainsi les différents chapitres de cet essai se présentent-ils comme des miroirs posés les uns en regard des autres, comme si le doyen Kandji avait voulu, par une discrète et subtile invite, placer le Britannique devant un miroir négro-africain, et le Négro-Africain devant un miroir britannique, et qu’aucun d’eux n’eût aperçu incontinent le subterfuge et s’y fût tout d’abord pris. La grande qualité de ce brillant essai, écrit avec une sobriété cependant emplie d’élégance, c’est d’abord d’étudier la question combien difficile et complexe des traditions orales, surtout entre deux cultures si apparemment irréductibles, en se tenant loin de tout « patriotisme » identitaire. Cette disposition d’esprit, qui est 9 MAMADOU KANDJI essentiellement scientifique en ce qu’elle suppose une forme de neutralité axiologique, lui permet en fin de compte de montrer que, sous les traditions locales les plus fortes, restent à l’affût comme une sympathie du dehors, une attirance pour l’autre, ce non-moi qui est pourtant involontairement moi, de sorte que l’Anglais et l’Écossais et l’Africain sont, en somme, quelque peu frères. Il ne fait alors pas de doute que toute tradition populaire enveloppe, sous ses plis et replis, une sorte de ballade sur l’humaine condition. C’est pourquoi l’ouvrage du doyen Kandji est dû à la fois à un critique et à un humaniste soucieux, à ce titre, de tout ce qui favorise le dialogue des cultures. Pour avoir été, successivement, directeur de l’Institut britannique de Dakar, assesseur de la faculté des lettres et sciences humaines, doyen de la même faculté et vice-président de l’assemblée de l’université Cheikh Anta Diop de Dakar, parmi d’autres fonctions éminentes, le doyen Mamadou Kandji, au terme d’une longue carrière professorale, nationale et internationale, a engrangé une immense expérience administrative et humaine, scientifique et pédagogique, qui transparait à travers chaque ligne de son livre. Cette œuvre magistrale, fruit d’une longue préparation, montrera à nos élites universitaires, d’aujourd’hui et de demain, ce que peut la science africaine lorsqu’elle s’adjoint le talent et la rigueur. Elle démontre aussi qu’à l’excellence il n’est point offert de prétexte à une retraite, fût-elle glorieuse. Djibril. Samb Professeur titulaire des universités de classe exceptionnelle Prix La Bruyère/Médaille d’argent de l’Académie française 10 AVANT-PROPOS Tenter de montrer que les genres oraux en Afrique noire, d’une part, et la ballade populaire en Grande-Bretagne, d’autre part, sont régis, du point de vue de leurs structurations, par les mêmes conventions normatives, les mêmes critères de production et de transmission, qu’ils assurent les mêmes fonctions sociales et pédagogiques d’éducation des masses, est le fil d’Ariane du présent ouvrage. Dans cette entreprise, notre démarche consistera à confronter, chaque fois que l’occasion se présente, la tradition orale des deux espaces culturels ciblés pour en montrer les convergences et les divergences. La finalité de cette recherche est d’explorer, dans le cadre précis des traditions orales, l’héritage européen et l’héritage négro-africain, afin de jeter des passerelles entre deux aires culturelles qui appartiennent, somme toute, à un même héritage universel. Il sera mis en avant le processus de création, la valeur esthétique et, bien sûr, l’œuvre elle-même. Ensuite, il sera question de voir dans quelle mesure le texte oral est le reflet d’une préoccupation de son époque, de la mode, de la culture et de l’histoire sociale, si l’on sait que le texte oral est le produit d’une communauté donnée à une époque donnée de son évolution. Notre approche, qui se veut pratique, s’attachera à aborder les textes des genres en question pour en livrer le contenu des récits et les structures linguistiques, en mettant l’accent sur les variantes et les éléments constitutifs du discours oral. La toute première idée qui a conduit à la rédaction du présent essai était d’articuler, et de mettre en forme, une série de réflexions développées dans nos séminaires de recherche sur la ballade, dans le cadre de l’école doctorale Arts et Civilisations (A.R.C.I.V.) de l’université Cheikh Anta Diop de Dakar. Ces séminaires étaient souvent le lieu de discussions, passionnées parfois, sur les contenus idéologiques semblables entre la ballade 11 MAMADOU KANDJI populaire et les genres oraux négro-africains, surtout ceux de l’aire soudano-sahélienne. Nous avions voulu, en son temps, approfondir les très fortes ressemblances, tant du point de vue de la forme que du contenu entre les récits oraux de ces différents espaces. Même s’il est très largement admis que l’évolutionnisme est aujourd’hui dépassé, il est tout de même permis de retenir que la pensée d’Edward Tylor est, dans son ensemble, d’une très grande pertinence. Tylor fut parmi les premiers anthropologues à souligner « l’unité psychique de l’homme, un principe véritablement fondateur de l’anthropologie » (De Liège 2006 : 27). S’y ajoute que sa « méthode comparative », qui consistait à mettre en miroir des données anthropologiques provenant de sources, de milieux et de cultures différents, était non seulement utile, mais il y avait plus dans la mesure où, dans bien des cas, Tylor a su dépasser cette perspective, en particulier dans ses réflexions sur les coutumes qui régissent la parenté. La méthode comparative de Tylor sera relayée par Sir James Frazer qui a tenté d’éclairer des faits culturels donnés par d’autres faits provenant de contextes culturels différents. Telle est son approche dans son œuvre séminale Le Rameau d’or (1922) où il aborde un certain nombre de mythes fondateurs des sociétés humaines. Son apport à l’anthropologie a été déterminant même s’il a essuyé de très nombreuses critiques, comme d’ailleurs tous les adeptes de la méthode évolutionniste. Nous avions aussi abordé, tour à tour, sous différents angles, les hypothèses diffusionnistes fondées sur le brassage des peuples, des races et des ethnies, ainsi que l’ethnogenèse qui pose la théorie d’une origine multiple de chaque groupe ethnique. Ainsi, là où le diffusionnisme défend l’idée d’une osmose entre différentes ethnies et différentes cultures propres à chaque ethnie, l’ethnogenèse postule l’émergence du fait oral, en même temps, et en plusieurs endroits du globe terrestre. Le diffusionnisme semble faire sa mue à une époque où les échanges planétaires, les Technologies de l’Information et de la Communication (T.I C.) débordent le cadre local pour résolument entrer dans un contexte mondial. Les nombreux progrès qui ont été réalisés cette décennie surtout dans le domaine des T.I.C. ont rapproché des peuples que tout séparait naguère, sans compter les progrès réalisés dans les domaines de la scolarisation. 12 Les récits de tradition orale en Grande-Bretagne et en Afrique noire Tout cela remet au goût du jour le diffusionnisme qu’il ne serait pas inopportun sinon de réexaminer, tout au moins de garder en mémoire dans une perspective de rapprochement des genres oraux et, partant, de faits culturels aussi éloignés les uns des autres que le sont les récits oraux de l’Afrique noire et la ballade anglo-écossaise. Nous voudrions soulever ici un point qui nous paraît capital pour une bonne compréhension de cet essai. Si nous avons employé l’adjectif composé anglo-écossais, c’est bien pour des raisons pratiques. Il est évident qu’il existe des ballades anglaises d’une part et des ballades écossaises, d’autre part, chacune de ces catégories ayant des spécificités qui lui sont propres, que l’essai s’est attaché à faire ressortir et à interpréter. L’approche fonctionnaliste a des avantages et des inconvénients. Elle voudrait que certains motifs universels tels que la chanson d’amour, les chants de funérailles ou de mariage, les rites agraires, ceux de la moisson, par exemple, soient la chose la mieux partagée parce que pouvant justifier du génie des poètes oralistes qui créent cette oralité et qui en facilitent le processus de transmission. En plus, cette approche a le grand mérite de montrer l’universalité du genre humain même si elle simplifie les réalités culturelles. Finalement, l’esprit qui a prévalu dans les séminaires était de faire la synthèse de toutes ces différentes approches, de transcender cette classification artificielle et toute idéologie territoriale afin de s’accorder, en définitive, sur l’unicité du genre humain par-delà les différences raciales, géographiques et la question complexe de l’antériorité d’une civilisation par rapport à une autre. Il est vrai que les rapprochements tentés par Aarne-Thompson, Alan Dundes, Vladimir Propp ont bien balisé le terrain ; et il est tout aussi vrai que leurs études, malgré leur très grand mérite, se sont cantonnées aux structures et aux formes pour dégager des motifs de ressemblances significatives et des convergences formelles, en laissant de côté les contenus culturels précis. On pourrait également reprocher à Propp le caractère on ne peut plus désorganisé de sa Morphologie du conte et son approche par trop marxiste qui s’appuie sur le devenir historique, sur la sédimentation des données culturelles et anthropologiques, à l’intérieur même des contes, comme des stades dépassés par l’histoire. Ce faisant, Propp évacue du coup tout ce qui relève du psychisme, des figures imagoïques du père ou de la mère, et les formes archaïques dans le développement de ces récits. Mais si l’on 13 MAMADOU KANDJI prend la peine de faire abstraction de ces limites, l’ouvrage de Propp se révèle, en définitive, un instrument précieux d’analyse de ces récits. De nombreuses autres études ont été faites, mais la plupart d’entre elles ont privilégié l’aspect local en n’abordant la question qu’à partir de l’Angleterre ou de l’Écosse, ou du point de vue négro-africain. La présente étude propose une approche comparative et va tenter de montrer qu’en définitive l’oralité anglo-écossaise, en particulier la ballade, un certain nombre de rites, de coutumes et tout un corpus d’imaginaire rural se retrouvent similairement dans les textes oraux de l’Afrique noire. Les contextes sont certes différents, mais les réalités culturelles que ces genres oraux charrient sont bien les mêmes, et le langage est aussi le même. Nous osons espérer seulement que cette approche va ouvrir de nouvelles perspectives de recherche, dans les limites qui lui sont assignées, et qu’elle va encourager étudiants et chercheurs dans les domaines de l’oralité, et surtout dans ses aspects comparatistes, à élargir et approfondir ce vaste champ de recherche. Dans le cadre et les visées de la Renaissance africaine, il est plus que nécessaire pour l’Afrique de continuer à dialoguer avec l’Occident, de susciter une réflexion soutenue avec celui-ci. La Renaissance africaine, si elle est bien comprise, devrait prendre en charge le caractère local certes, mais aussi des pans entiers de la diversité culturelle, ce qui pourrait renforcer la richesse culturelle du continent par une interpellation de l’universel et de l’humanisme global. La perspective anglo-écossaise a servi d’angle d’approche afin de montrer que la ballade populaire est bien présente, tant dans sa thématique que dans sa forme, dans les genres oraux négro-africains et qu’entre les deux cultures, il n’existe aucune solution de continuité, aucune rupture. C’est partant de ce constat qu’il est proposé ici la mise en place d’une série de réflexions transversales qui puissent baliser à la fois un champ de lecture élargie des genres oraux, et un réexamen rapproché de l’horizon culturel de diverses civilisations de l’oralité ; et c’est la principale raison pour laquelle l’étude procède à des éclairages en miroir et à des va-et-vient permanents entre les genres oraux angloécossais et leurs homologues négro-africains dans la perspective du dialogue des civilisations. À l’intérieur des universaux dans les cultures humaines, existent des universaux linguistiques que l’anthropologie a, à peine, commencé à explorer. Ce retard proviendrait du fait qu’à leurs débuts, 14 Les récits de tradition orale en Grande-Bretagne et en Afrique noire l’anthropologie et l’ethnologie s’étaient définies comme des sciences qui devaient prendre en charge les différenciations entre les groupes humains comme la finalité de leurs études. Même si la mondialisation a rapproché les peuples et les cultures, le rapprochement des langues procède d’une question anthropologique autrement plus complexe. Mais de plus en plus, des ethnologues, parmi lesquels Lévi-Strauss, ont étudié la convergence des cultures humaines, y compris celle des langues qui entretiennent une richesse et une signification au sein même de leur diversité. Cette convergence trouve ses sources dans un fonds commun de civilisation qui montre que celles-ci sont plus nombreuses que les différences. Le hasard avait voulu qu’au moment où se terminaient les séminaires, nous parvînt une lettre d’un universitaire oraliste écossais, qui nous demandait s’il existait une ou plusieurs versions négroafricaines de la célèbre ballade écossaise Thomas-the-Rhymer (Child 37)1. Cette lettre nous a beaucoup stimulé pour la rédaction de cet essai. Et nous remercions son auteur pour avoir suscité en nous toute la réflexion sur le cycle de Thomas-the-Rhymer ; nous espérons seulement qu’il trouvera ici quelques réponses à son interrogation. Il importe, sans doute, à ce premier stade de la réflexion, de souligner que le présent essai n’a pas pour démarche d’aborder les questions sous un angle historiographique, mais plutôt de montrer les valeurs esthétiques interculturelles entre la littérature orale angloécossaise et la tradition culturelle négro-africaine. Des traditions culturelles telles que les canons esthétiques, l’art culinaire, l’habillement, la construction des demeures traditionnelles, la sociabilité et les modes de communication, bien que présentant de très frappantes similitudes entre les aires culturelles étudiées, n’ont été abordées qu’incidemment, dans la mesure où l’accent a été plutôt mis sur la pratique des genres oraux et sur les formes narratives orales. La perception de l’oralité négro-africaine, à travers les contes populaires, ressemble étonnamment aux pratiques écossaises des ceilidhs2, ces danses et regroupements autour du feu de bois où l’on 1 Les ballades de la collection de Child seront référencées Child suivi du numéro de la ballade, à l’exception de quelques références aux textes introductifs pour lesquels sont fournis le volume et la page. 2 Ces veillées ne se déroulaient pas de façon désordonnée. Elles étaient programmées et bien organisées. Pour certaines d’entre elles, les dates étaient fixées d’avance, et ceux-là qui devaient conter, connus d’avance. Ce qui leur permettait de répéter leur 15 MAMADOU KANDJI racontait des histoires, disait des contes, récitait des poèmes, sortait des proverbes, posait des énigmes, bref, à ce contexte de sociabilité partagée. Le mot ceilidh est le nom ethnique d’origine gaélique pour désigner cette veillée. Tout cet imaginaire rural est très proche, dans sa forme comme dans son fond, de celui du monde négro-africain. Une interrogation essentielle structure cette étude : quelle est la relation entre la ballade populaire anglo-écossaise et les ethnotextes négroafricains ? Négro-africain recoupe, dans cet essai, toute l’Afrique noire au sud du Sahara, et en particulier la zone soudano-sahélienne, dont les peuples partagent un idéal de vie communautaire façonné par des images symboliques et une même vision du monde. Les langues négroafricaines jouent un rôle primordial dans ce système de pensée à travers la Parole et le rôle prépondérant que le sacré occupe dans la vie sociale. Dans l’essai, la Sénégambie, loin de désigner une entité politique, recouvre plutôt une aire géographique et culturelle, regroupant deux pays, le Sénégal et la Gambie, qui partagent les mêmes ethnies et les mêmes valeurs de civilisation. C’est cette entité qui fournit le gros des exemples à notre argumentation, mais non exclusivement ; puisque l’étude s’appuiera également sur quelques pays de la zone soudanosahélienne de l’Afrique de l’Ouest : Mali ; Burkina Faso, Niger et sur bien d’autres aires culturelles de l’Afrique noire. Point n’est besoin de revenir ici sur la souveraineté du rythme dans l’univers social et mental du Négro-Africain, tant la question a été débattue en long et en large, mais plutôt sur l’importance de la Parole que partagent, en vérité, toutes les civilisations où l’oralité prend largement le dessus sur l’écrit. Si l’Afrique noire forme un tout et participe d’une certaine unité culturelle, il n’en demeure pas moins qu’il existe en son sein des spécificités locales, en rapport avec les faits de culture tels que la langue, l’art culinaire et l’habillement, contrairement aux réalités répertoire. L’intervention successive de plusieurs conteurs aidait à en varier le contenu et la tonalité. Loin d’être une affaire d’improvisation, ces veillées étaient distribuées dans le temps selon le calendrier festif. En Bretagne et en Écosse, on ne contait bien que la nuit ; et, au demeurant, l’hiver était le moment idéal. En Afrique, on conte au clair de lune, au milieu de la concession, et surtout en période de faible activité agraire. En Bretagne et en Écosse, le feu était là comme un élément matériel et spirituel à la fois, participant de ce fait à l’ici-bas et l’au-delà (Hélias 1992 : 240). 16 Les récits de tradition orale en Grande-Bretagne et en Afrique noire anthropologiques qui fournissent des données plus stables, quand bien même on accepterait l’idée que la biologie et l’anthropologie sont engagées dans un processus d’interactions permanentes et tendent à subir, de ce fait même, des transformations. Il existe toutefois des « lois de la Culture négro-africaine » (Senghor 1964 : 252). Parmi celles-ci figurent les faits de civilisations comme les institutions et les Totems que l’on retrouve chez tous les Négro-Africains et qui ont des valeurs universelles. On y repère aussi, en bonne place, la primauté de la famille et du clan que constitue l’ensemble des personnes qui ont un Ancêtre commun (205). En tout état de cause, il ne serait peut-être pas superflu de rappeler la place importante qu’occupent les langues africaines dès qu’il est question d’aborder les civilisations de l’oralité en Afrique noire. Les études sur les langues africaines ont beaucoup évolué dans les dernières décennies du XXe siècle. À ce sujet, l’appellation « langues négro-africaines » proposée par Delafosse (1904) a été vivement contestée et remise en cause puisqu’elle a tendance à classer celles-ci en référence à la géographie et surtout à la race. Puis il y a eu les études de C. Meinhoff et de D. Wasserman qui les avaient classées, un peu trop hâtivement, il est vrai, en deux grands groupes : les langues soudanaises et les langues bantou. En 1949, Greenberg proposa une classification qui s’appuie sur l’état de la recherche contemporaine qu’elle dépasse en intégrant les langues africaines dans une catégorie linguistique plus réduite et tenant largement compte, cette fois-ci, des très nombreuses ressemblances aussi bien lexicales, sémantiques que grammaticales (Greenberg 1963). Et ce fut bien plus tard que, s’appuyant sur cette recherche, Wasserman, prolongeant les conclusions de J. Greenberg (1955), distingua seize familles linguistiques qu’il ramena ensuite à douze, et enfin à quatre. La question des langues celtiques n’est pas moins complexe. Cellesci se répartissent en deux groupes : d’une part les langues goïdéliques (l’irlandais, le gaélique d’Écosse et le manx) et, d’autre part, les langues brittoniques (le gallois, le cornique et le breton). Ce sont des langues dites néo-celtiques3. Dans l’essai, le mot celte est employé pour désigner les langues, les peuples et les coutumes des anciens celtes; particulièrement ceux de la grande branche des langues aryennes: le breton, le gallois, l’irlandais, le manx, l’écossais gaélique et toutes les anciennes langues que ceux-ci représentent, à l’exception du cornique, langue qui s’est éteinte. 3 17 MAMADOU KANDJI Tout cela pour dire la complexité du problème des langues et les difficultés qu’il y a à s’entendre là-dessus, quand bien même on s’accorderait sur le principe qu’elles sont la voie royale pour saisir la vision du monde d’un peuple donné. Du point de vue de son approche, le présent essai favorise l’interdisciplinarité en faisant appel non seulement à la littérature orale et à la littérature savante, mais aussi à l’anthropologie, à l’ethnologie et à la linguistique. Autant que faire se peut, il recourt à la traduction en français, même si certains concepts négro-africains, anglais, écossais ou gallois sont parfois difficiles à rendre en raison de leur fort ancrage culturel. L’étude tente d’y apporter des réponses. Toutefois, l’ouvrage ne propose pas de présenter un modèle théorique de la littérature orale, mais plutôt de discuter et d’interpréter celle-ci à la lumière des ressemblances et des divergences notées dans les deux espaces ciblés. Il perçoit la littérature orale, au sens large, comme une réalité qui peut être analysée en termes de personnages agissant et réagissant dans le cadre de conventions sociales généralement acceptées, plutôt qu’une donnée abstraite qui se juxtaposerait à la société, et qui serait analysable sous la forme de fonctions ou de facteurs sociologiques ou anthropologiques exogènes. En tout état de cause, ces facteurs sont largement pris en compte dans l’étude. Envisager la tradition et la littérature orales comme des productions socio-anthropologiques qu’alimentent les sciences humaines et sociales, la pédagogie, la sociologie, la linguistique, l’histoire, l’ethnologie et, particulièrement, la littérature écrite, comme orale, telle est la finalité de cet ouvrage. L’intérêt qu’un Négro-Africain porte aux genres oraux angloécossais pourrait bien donner à penser. Mais il faut savoir que tout comme l’Afrique noire, l’Écosse, dans une très grande mesure, et l’Angleterre, dans un degré moindre, sont des « pays » de folklore et de tradition. S’y ajoute que la question même de l’existence d’une littérature écossaise écrite ou orale ne fait toujours pas l’unanimité, parce qu’elle serait de nature à remettre en cause l’unité de la GrandeBretagne, et s’inscrirait dans une question plus large encore, celle de l’identité linguistique de l’Europe La question sera abordée dans le cadre d’une perspective comparatiste, dans la forme comme dans le fond, des faits de l’oralité dans les cultures mises en miroir, pour en dégager surtout les très 18 Les récits de tradition orale en Grande-Bretagne et en Afrique noire grandes ressemblances dans leurs modes opératoires. C’est la raison pour laquelle notre approche se voudra pratique et sur le mode de la poétique, entendue dans le sens de l’analyse structurale des genres oraux, pour en appréhender les niveaux discursifs et la fonction des différents segments à l’intérieur de ces récits, segments dont il faudra dégager le sens. L’étude, par un Négro-Africain de la question, à des fins d’éclairage de deux traditions orales, reflète aussi la position d’un critique qui a l’avantage de ne pas être pris au piège d’un débat nationaliste interne et qui a eu le relatif avantage d’appartenir dans l’une des cultures et de pratiquer l’autre depuis plusieurs décennies déjà. Une bonne partie de notre matériau étant en anglais, nous essaierons, autant que possible, d’expliciter, dans le discours et les commentaires, la lisibilité des sources. Nous remercions le Scottish Universities Summer School (Édimbourg) pour nous avoir initié à la civilisation et à la langue écossaises, le département de Folklore and Comparative Mythology de l’université de Californie Los Angeles (UCLA) pour nous avoir ouvert sa bibliothèque et l’Institut universitaire de technologie et de commerce (ITECOM) pour avoir encouragé et soutenu ce projet. Nous voudrions remercier très sincèrement Monsieur Momar Cissé, Maître de conférences au département de linguistique, pour avoir bien voulu contrôler certaines de nos transcriptions phonétiques. Il reste entendu que tout manquement à ce niveau ou à un autre nous est imputable. Nos remerciements vont aussi aux collègues de l’université Cheikh Anta Diop (UCAD) qui ont accepté de relire le manuscrit et, en particulier, au professeur Djibril SAMB qui a spontanément accepté de préfacer l’essai. Nous remercions, dans le même temps, tous les séminaristes pour les échanges fructueux. 19