2000 mots Un portrait de la valeur de la connaissance scientifique Une composition de Vernon Sullivan. «Le peu que je sache, je veux néanmoins le faire connaître afin qu’un autre, meilleur que je ne suis, découvre la vérité et que l’oeuvre qu’il poursuit sanctionne mon erreur. Je m’en réjouirai pour avoir été, malgré tout, cause que cette vérité se fasse jour. » Albert Dürer. Il y a trois passions qui habitent le regard du scientifique : l’émerveillement, la curiosité et le doute. La première inspire à l’homme la recherche de la vérité, la seconde l’éclaire, la troisième l’en rapproche, mais aucune n’y mène. Certes, pour l’homme qui recherche la vérité, rien n’est plus salutaire que ces trois passions, car la vérité, si elle existe, ne se dévoile pas sans qu’on la cultive à force de pensée rationnelle. À ce propos, le philosophe et mathématicien, Jacob Bronowski, avançait que «la réalité n’est pas une exposition destinée à l’examen de l’homme, étiquetée “Ne pas toucher”.» 1 Ainsi, les scientifiques ont compris que la vérité ne se révèlerait pas à eux, qu’ils doivent s’adonner à sa conquête. Ils ont discerné dans la science l’unique moyen de tendre vers cette vérité, puisque la valeur de la science est d’instruire l’homme dans le vrai, sans jamais qu’elle ne se révèle pleinement à lui. Néanmoins, prétendre que la science porte sur ses épaules le fardeau de la pleine et complète vérité, c’est alléguer qu’il est permis à l’homme d’accéder à la connaissance absolue ou, formulé plus humblement, de parvenir à «la compréhension du monde expérimental grâce à la pensée logique cohérente et constructive 2 », puisque la science, de sa racine latine scientia, est connaissance. Un tel désir de connaissance vraie rejoint le leitmotiv des épistémologues, c’est-à-dire la question d’une connaissance véritable. Peut-on alors affirmer que la valeur de la science dépend de la méthode avec laquelle on la pense ? 1 2 Traduction de BRONOWSKI, Jacob. Science and human values, Harper and Row, New York, 1965, p.20 EINSTEIN, Albert. Comment je vois le monde, ChampsScience, Flammarion, 1979, p.241. Qu’on se referre au rationalisme, faisant de la raison le seul outil de la connaissance, ou à l’empirisme, voulant que l’expérience soit première quant à la connaissance du réel, ou à toute autre école de pensée, les conclusions, quant à la connaissance du monde, diffèrent. Par exemple, les penseurs rationalistes ne s’entendent pas avec les empiristes pour ce qui en est de l’existence d’une vérité absolue, et accessible à l’homme par la science, et de la méthode pour y accéder. Dès les premiers balbutiments de la science, on remarque que des relents de la philosophie s’y trouvent fortement mêlés. Qu’on pense aux philosophes de la nature de la Grèce Antique ou, plus récemment, aux rationalistes de la révolution scientifique, on constate que leurs pensées sont habitées à la fois de velléités scientifiques et métaphysiques. Ainsi, on peut dire que, par exemple, tels ses contemporains, Pascal et Leibniz, «Descartes philosophe ne saurait ainsi être dissocié de Descartes savant, 3 » puisque, comme nombres de ses pairs, il exerce les deux disciplines dans une grande proximité. De cette manière, c’est sans étonnement que ces penseurs appliquent à la science leur vision philosophique du monde et considèrent que la raison confère à la science son potentiel de vérité. Selon Descartes, et de manière plus générale, selon les rationalistes, la science porte effectivement la vérité absolue, mais encore, ces philosophes considèrent que cette vérité est évidente à la seule raison, puisque comme le disait le philosophe hollandais Spinoza, «tout de même que la lumière fait paraître elle-même et les ténèbres, de même la vérité est sa propre norme et celle du faux.» 4 La vérité de la science est considérée «évidente par elle-même 5 » ; pourtant, elle n’est pas pour autant donnée à l’homme. Descartes, par sa célèbre méthode, composant avec la méthode expérimentale de Bacon, la méthode scientifique, offre aux hommes les outils de l’esprit qui leur permettent de retirer le voile d’ignorance qui couvre la vérité, la rendant accessible à l’entendement humain. En rupture avec les rationalistes, John Locke, philosophe anglais du 17ème siècle, propose dans 3 4 5 LECOURT, Dominique.La philosophie de la science, Presses Universitaires de Paris, Paris, 2011, p.9. SPINOZA.De la réforme de l’entendement, 35, 36. POPPER, Karl. Conjectures et réfutations, Payot, Paris, 1985, p.35. 2 son ouvrage Essai sur l’entendement humain, une nouvelle philosophie : l’empirisme. Cette philosophie privilégie une méthode basée sur la préhension de la nature par les sens. Selon Locke, la vérité d’une théorie est confirmée par sa concordance répétitive avec les faits, et plus les expériences confirment une théorie, plus elle est considérée incontestable. Ainsi, l’empirisme se base sur l’induction des faits particuliers pour cheminer vers une vérité générale, à l’inverse des rationalistes, qui s’appuient sur des principes déductifs pour cheminer vers une vérité particulière. Dans le Traîté de la nature humaine, le philosophe empiriste David Hume admet que «ce n’est pas la raison le guide de la vie, mais l’habitude seule qui détermine l’esprit en toutes circonstances, et permet de supposer que le futur sera conforme au passé. 6 » Hume soulève ici une faille dans la logique de l’induction, puisque, selon lui, «toute connaissance dégénère en probabilité. 7 » Hume base ce propos sur le raisonnement de l’induction qui stipule que «le soleil se lève à tous les jours, donc il se lèvera demain», bien que rien, mis à part l’expérience passée, ne le confirme. La connaissance humaine reposant sur ce principe non-absolu, le devient, elle aussi, par le fait même. 8 De la philosophie empiriste se détache un mouvement de pensée qui se veut plus radical : le positivisme. Le positivisme ne reconnaît rien qui ne soit vérifiable par l’expérience. Avec la pensée du positivisme du philosophe Auguste Comte, la question de la vérité absolue ne constitue pas l’intérêt principal, puisque la valeur de la science ne devrait pas être sa qualité de connaissance absolue et véritable, mais les progrès technologiques qu’elle permet. En effet, l’intérêt de la science consiste en sa «destinée à fournir la véritable base rationnelle de l’action de l’homme sur la nature. 9 » Certes, la science est avant tout savoir, mais sa qualité n’apparaît que sous forme de savoir-faire. Le but du scientifique se traduit par «l’[étude] de ce qui est afin d’étudier ce qui sera.» Pour sa part, le philosophe allemand, Emmanuel Kant, s’attaque au débat épistémologique de la science en tentant de trouver ce qui garantit à la théorie de la mécanique newtonienne la 6 7 8 9 HUME, David. Traîté de la nature humaine, t.I, 1739. Citation de Hume reprise par : CLÉRO, Jean-Pierre. Hume : une philosophie des contradictions, Blibliothèque des philosophies, Vrin,1998, p.114. Reflet de la pensée de Hume COMPTE, Auguste. Cours de philosophie positive, 2e leçon, p.45 3 vérité qu’il est assuré qu’elle possède. Kant part du principe de Hume présenté dans le Traîté de la nature humaine, selon lequel les théories, formées des observations, présentent «un besoin de l’esprit humain 10 ». Cependant, l’auteur de la Critique de la raison pure, pousse la réflexion jusqu’à prétendre que la connaissance est la conséquence de l’impression active que l’entendement – soit la capacité de l’esprit humain de produire des jugements – fait de la nature. Il soutient donc que «l’entendement ne puise pas ses lois dans la nature mais les lui prescrit. 11 » Ainsi, Kant coupe le noeud gordien en renversant le processus de la connaissance, causant une véritable «révolution copernicienne 12 », car, désormais, l’esprit imprègne la nature, et non le contraire. Par conséquent, nos conceptions du monde sont, au préalable, une expression de la configuration de l’organisation de nos pensées. Toutefois, Kant avance que, bien que l’entendement humain joue une part importante dans l’appréhension de la connaissance, la science constitue le seul outil à la disposition de l’homme lui permettant de rejoindre la vérité. Évidemment, cela n’implique pas l’infaillibilité de la science, ou qu’un tel but soit accessible, mais Kant identifie la science comme le seul vecteur de la connaissance vraie. Le philosophe autrichien, Karl Popper, reprend le flambeau et, en cherchant les critères de démarcation scientifique, identifie un problème dans la logique de l’induction des empiristes (nommé le «problème de Hume»), soit : comment la généralisation d’observations particulières permet-elle la légitimité d’une loi générale ? En réponse, Popper propose un rationalisme critique, où la valeur d’une théorie repose sur la réfutabilité, plutôt que l’induction. La réfutabilité, c’est-à-dire le rejet d’une théorie par sa non-conformité avec le réel, permet à Popper de reconnaître que «l’entendement prescrit ses lois à la nature, mais la nature peut résister 13 .» Donc, Popper n’impose pas sur le réel l’entendement de l’esprit comme le fait Kant, mais il préfère admettre le rejet d’une conjecture par son antagonisme avec les faits. Ainsi, il soutient que les scientifiques ne voient pas un échec dans la réfutation d’une théorie, mais plutôt un pas vers la vérité, parce que la connaissance de la fausseté 10 HUME, David. Enquête sur l’entendement humain, Livre de poche, 1999. KANT, Emmanuel. Prolégomènes à toute métaphysique future, § 36, AK IV, p. 362, t. II, p. 97 12 JARRONSSON, Bruno. Invitation à la philosophie des sciences, Éditions du Seuil, 1991, p.162. 13 Ibid., p.165. 11 4 d’une théorie rapproche la science de la vérité. Selon le nobel, Sir J. Ecclès, une telle découverte «réjoui[t], car là aussi la science remporte un succès.» Ainsi, selon Popper, la science, dans le but de se rapprocher de la vérité, doit proposer des «conjectures audacieuses et vérifiables 14 » : l’audace assure que la conjecture apporte du nouveau matériel à la théorie déjà connue, et la réfutabilité permet d’opposer la conjecture au réel dans le but de vérifier sa proposition. De cette manière, selon Popper, la vérité d’une théorie ne peut être prouvée de façon apoditique. Prenons l’exemple de la théorie de la mécanique newtonienne, théorie longtemps acceptée et pourtant erronée tel que l’a démontré, plus tard, Einstein. Ainsi, Popper réaffirme que bien qu’«aucune théorie ne [soit] peut-être vraie, les sciences progressent néanmoins dans la vérité.» 15 C’est du moins ce qu’avance Popper avec son concept de vérisimilitude. Conscient qu’il n’y a que la fausseté qui soit indubitablement démontrable par la réfutabilité, la vérité pure de la physis demeure, selon Popper, inaccessible à l’homme. En revanche, «la recherche de la vérisimilitude présente un but plus clair et réaliste» 16 , puisqu’elle permet d’établir qu’une théorie conjecturale est davantage dans le vrai qu’une autre théorie concurrente. 17 Ainsi, comme le soulignait si bien Victor Hugo, «la science est l’asymptote de la vérité.» 18 On comprend qu’il s’agit ici davantage d’un idéal vers lequel la science doit tendre, et, non plus, une vérité qu’elle pourrait prétendre posséder une fois pour toute. Ainsi donc, la science est décrite en tant que progression de la connaisssance, comme le souligne le philosophe Max Weber, reconnaissant au scientifique le devoir de s’oublier devant le progrès scientifique, et spéculant que «tout “accomplissement” scientifique implique de nouvelles “questions”, il demande à être “dépassé” et à vieillir. Quiconque veut servir la science doit s’en accomoder. [...] être dépassé d’un point de vue scientifique n’est pas seulement notre destin à tous, c’est notre but à tous.» 19 Par conséquent, en admettant la vérisimilitude de Karl Popper, le scientifique est 14 POPPER, R. Karl. La connaissance objective, Aubier, France, 1991, p.226 Ibid., p.12 16 Ibid., p.116. 17 Reflet de la pensée de Karl R. Popper 18 HUGO, Victor.William Shakespeare,1864. 19 WEBER, Max. La profession et la vocation du savant, Le savant et le Politique, La Découverte, 2003, p.82. 15 5 conscient que le but ultime de la science, c’est-à-dire une connaissance absolue de la nature, demeure inaccessible. Néanmoins, la science n’est pas stagnante et, contrairement à la foi, elle progresse dans la vérité, et le scientifique prend conscience que son devoir consiste en l’atteinte de cette vérité, reconnaissant en elle plus de valeur qu’en sa propre prétention au savoir. Le philosophe Gaston Bachelard, insiste, pour sa part, sur le caractère progressif de la science, concédant que dans la nature «rien n’est donné, tout se construit. 20 » Ainsi, afin que la science soit, il doit y avoir progression, autrement il n’y aurait rien. De plus, Bachelard reconnaît à la science, principalement à la physique moderne, le titre de stade ultime de la connaissance, puisqu’elle présente à la fois un dynamisme et une étude d’effet à effet, et non pas exclusivement une observation des faits. Phénoméniste, Bachelard admet que le monde est sujet au devenir, pensée que l’on retrouve également chez le philosophe grec Héraclite voulant qu’«on ne peut pas descendre deux fois dans le même fleuve 21 », puisque qu’il est en perpétuel mouvement. En conséquence, la science, en étudiant les relations entre les phénomènes, comme le fait la physique moderne, se rapproche de la conception du devenir du monde. En conclusion, il semble que la science porte en elle le fardeau de la vérité humaine, bien que, comme le soulevait Einstein, «confrontée à la réalité, [elle] apparaît primitive et enfantine - et pourtant c’est ce que nous possédons de plus précieux.» Certes, son existence procure à l’être humain les plus incroyables découvertes, lui permettant d’accéder, à l’occasion, à la connaissance vraie, ou du moins d’y tendre par un effort constant de rationalité. Cependant, la science ne suffit pas comme nourriture de l’âme ; prétendre qu’à elle seule, elle puisse sauver l’homme de son existence, est irréaliste et relève du scientisme. Il n’en demeure pas moins qu’il s’agit de la plus belle entreprise humaine, car, dans la précarité de cette entreprise, la science agit en tant que prise de conscience de l’univers, de connaissance de son propre fonctionnement, et ce, par le travail de l’une de ses parties les plus fragiles et éphémères, les êtres humains. Par la science, l’humanité, quoi qu’on en pose, expose toute son humilité et sa grandeur. 20 21 BACHELARD, Gaston. La formation de l’esprit scientifique, Librairie scientifique, J. Vrin, 1970, p.14. HÉRACLITE. Traduction et Commentaire des Fragments, Abel Jeannière, éd. Aubier Montaigne, fragment 91, 1985, p. 116 6