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Société
Dounia Bouzar : « Le wahhabisme est une secte, le niqab n'est pas
l'islam »
Rédigé par Hanan Ben Rhouma | Lundi 10 Mars 2014
Le radicalisme défigure les religions, l'islam n'est pas épargné et les musulmans en sont les
premières victimes. Mais désamorcer le radicalisme, quand il ne tue pas, ne se fait pas sans
risques de confusion et d’incompréhension. Dounia Bouzar s’y est essayée et a publié en janvier
l’ouvrage « Désamorcer l’islam radical » (Ed. de l’Atelier). De ce livre est né le Centre de
prévention contre les dérives sectaires liées à l'islam (CPDSI), dont l’anthropologue du fait
religieux, également membre de l’Observatoire de la laïcité, a annoncé la création fin février pour
prévenir le radicalisme sur le terrain. Dounia Bouzar, qui défend le port du voile tout en refusant
celui du niqab, nous livre, sans langue de bois, son analyse et sa démarche qui ne laissent
personne indifférent.
Dounia Bouzar © Didier Goupy / Editions de l'Atelier.
Saphirnews : Dans votre ouvrage, vous posez comme postulat qu’il n’y a pas besoin
d’en arriver à la violence ou au départ vers un pays étranger pour d’obscures
raisons pour considérer une personne comme radicale. Quel est le diagnostic que
vous posez des jeunes qui tombent dans ce discours ?
Dounia Bouzar : Les premières alertes datent du premier livre de 2006, Quelle éducation face au
radicalisme religieux ?, avec Omero Marongiu et Tareq Oubrou. On avait déjà commencé à travailler sur
ces jeunes, mal dans leurs corps ou dans leur identité, dont certains ont des comportements qui ne
ressemblent pas du tout à l’islam, et sur la méthode à adopter face à un jeune qui se met en rupture, arrête
l’école, ne fréquente plus qu’un petit groupe, dit que ses parents ne sont pas de bons parents, se coupe de
ses anciens copains et de toutes ses attaches au nom de l’islam.
On était parvenu à l’analyse que ce n’était pas un problème religieux, que ces jeunes, quelles que soient
leurs origines, ne connaissaient rien de la religion et que leur seul point commun est qu’ils n’avaient eu
aucun repère. Quand on envoyait un imam leur parler, cela n’avait aucune incidence parce que leur réflexion
était plutôt de fuir la réalité, ils n’étaient pas en recherche de spiritualité. J’avais l’habitude de dire à
l’époque qu’ils se fichent de ce que Dieu dit ; ce qu’ils aimeraient, c’est avoir la place de Dieu.
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Quelles sont les actions à mettre en place pour faire œuvre de prévention auprès
de ces jeunes ?
Dounia Bouzar : Il faut travailler sur les représentations négatives de l’islam, puisque la majorité de la
société le perçoit comme une religion par essence archaïque, qui invite à ne pas réfléchir… Il y a une forte
notion de soumission dans les représentations qu’on se fait de l’islam dans les relations hommes/femmes,
musulmans/non- musulmans, croyants/non-croyants. Les représentations négatives sont tellement
partagées par l’ensemble de la société que, du coup, on ne s’étonne plus de rien.
L’exemple que je répète à n’en plus finir, c’est quand même l’exemple du niqab. C’est une pratique
préislamique des tribus pachtounes et la seule parole du Prophète (Muhammad, ndlr) était de dire que si ces
tribus se convertissaient, il faudrait que leurs visages soient identifiés et identifiables quand ils feront le
pèlerinage. Ce sont ensuite les wahhabites d’Arabie Saoudite qui ont sacralisé ce niqab en disant que, depuis
14 siècles, les musulmans avaient mal compris leur islam !
L’Assemblée nationale a validé, pour moi, l’interprétation des wahhabites, puisque la commission statuant
sur l’interdiction du voile intégral a fait le procès de l’islam en faisant cette loi. Celle-ci ne parle pas d’islam,
certes, mais pendant un an, les débats ont validé l’idée que porter le niqab, c’était appliquer l’islam au pied
de la lettre. Pour moi, c’est un exemple typique : au lieu de traiter le besoin de cacher ses contours
identitaires comme un symptôme de souffrance pour la jeune fille, même si elle se sent très libre, on valide,
comme à chaque fois en France, des comportements qui sont des symptômes de rupture comme étant de
l’islam orthodoxe.
Vous citez aussi dans votre livre le fait de ne pas serrer la main comme une dérive
sectaire…
Dounia Bouzar : En 30 ans de terrain, aucun homme dans le milieu religieux que j’ai fréquenté n’a refusé
de me serrer la main ou de me raccompagner en voiture, je n’avais jamais rencontré ce type de
comportement. Depuis deux ans, j’ai des jeunes de 25 ans, de toutes origines, qui me disent que sa religion
(l’islam) l’empêche de regarder une femme ou de serrer la main d’une femme. Cela vient entériner la
représentation négative que les gens ont de cette religion. Le roi du Maroc vient de limoger un officier parce
qu’il refusait de tendre la main à une femme (la première femme wali du pays, en février 2014, ndlr) ! Plus il
y a des comportements de rupture, plus cela illustre les représentations négatives des gens : selon eux,
l’islam apparaît bien comme une religion archaïque, incompatible avec l’égalité hommes-femmes… Quand on
sait combien cette notion est, au contraire, au cœur de l’islam, c’est le comble !
Je sais que beaucoup de gens pensent, dans ce climat d’islamophobie général, qu’il aurait mieux fallu se
taire, que mes propos vont alimenter l’islamophobie. Mais je fais le pari contraire. Je dis que plus on laisse
ces comportements se revendiquer comme musulmans, plus ils viennent valider les représentations
islamophobes des gens. Il y a un moment où il faut les nommer autrement et je n’ai pas trouvé mieux que «
dérives sectaires », puisque le discours provoque rupture sur rupture… Voilà comment la réflexion s’est
construite dans mon esprit.
Pouvez-vous donner une définition de la secte pour clarifier votre pensée aux
lecteurs ?
Dounia Bouzar : « Secte » vient de couper, suivre. « Religion » vient de relier, accueillir. Pour ma part, je
regarde l’effet du discours religieux : dès qu’il permet de mettre en place une relation avec Dieu pour lui
permettre de trouver son chemin et vivre dans un espace avec les autres, c’est de la religion. Si l’effet du
discours mène, au contraire, la personne à s’autoexclure et exclure tous ceux qui ne sont pas exactement
comme elle, on est dans l’effet sectaire. C’est vraiment quantifiable. On n’est pas dans les mouvances, on
n’est pas Frères musulmans ou salafistes… cela peut s’appliquer à n’importe quel discours.
A quel moment placez-vous le curseur entre le radical et le sectaire ?
Dounia Bouzar : Pour moi, la radicalité, c’est vraiment l’exclusion. Je ne fais pas de lien avec la religion ou
la croyance car, justement, ces jeunes n’ont aucune réflexion spirituelle. Vous pouvez être orthodoxe sans
être dans la dérive sectaire. Je n’appellerai jamais cela de l’islam radical. Pour moi, « radical » est un terme
d’éducatrice qui se mesure dès que le jeune arrête l’école, renie ses parents, sa filiation, se renie lui-même…
quand il a une vision paranoïaque de la société.
Dans mes expériences, ces jeunes ont eu très peu de transmission religieuse et sont tombés dans le
discours d’Internet. Ce n’est pas pour rien qu’il se développe en Europe, dans les sociétés qui ont une
représentation négative de l’islam et où personne ne le régule. Quand vous vivez dans un milieu de
musulmans pratiquants ou de musulmans qui connaissent l’islam, vous êtes protégés. Être radical ne signifie
pas être très musulman, mais adopter des comportements de rupture et ne pas être musulman… du moins,
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cela n’a rien à voir avec Dieu ni la religion.
Vous ciblez spécifiquement les pratiques promues par le wahhabisme…
Dounia Bouzar : Pour vous le dire franchement, les wahhabites, dans leur façon d’interpréter l’islam, sont
une grosse secte. Je sais que ce n’est pas politiquement correct mais je n’ai aucun problème à le dire.
Interdire des femmes de conduire au nom de l’islam ou de montrer leurs contours identitaires, ce n’est pas
l’islam. Sans parler de la répartition des richesses…
On ne peut qu’être d’accord avec vous sur de nombreux aspects. Mais toute la
difficulté pour les musulmans – et vous le savez –, c’est encore de déclarer
ouvertement que des pratiquants d’une tendance particulière de l’islam, même
minoritaires, sont sortis de la religion, de tomber dans le travers de
l’excommunication.
Dounia Bouzar : Les imams qui sont venus vers moi m’ont dit de continuer mon travail, de dire à
l’ensemble de la société que l’islam, ce n’est pas ça (le wahhabisme) parce qu’ils ne peuvent rien dire.
Quand je leur demande pourquoi, ils disent que s’ils tiennent ce discours, ils vont perdre des fidèles «
entre-deux », qu’ils doivent ramener à eux. Donc à votre question, j’ai envie de vous répondre que, de ma
place à la fois de musulmane, d’anthropologue, d’ancienne éducatrice, de femme engagée et de mère, j’ai
fait le maximum. Je suis en paix avec ma conscience, devant Dieu, sur ce que je peux faire pour mes
enfants et la France, mon pays. Ma façon de renommer les pratiques de rupture « dérives sectaires » a «
libéré » des milliers de musulmans qui ne supportent plus de voir leur religion prise en otage à la fois par les
islamophobes et par les radicaux, qui, finalement, le définissent de la même façon.
Je vais continuer à former les institutions pour qu’ils arrêtent de penser l’islam négativement, ce qui mène à
la discrimination, voire au harcèlement, des pratiquants mais aussi au laxisme envers les radicaux, mais je
ne peux rien faire de plus. C’est maintenant à la communauté de croyants connaissant bien la théologie, qui
n’est pas mon domaine, de trouver le moyen pour prendre le relais et parvenir à faire ce travail-là avec leurs
propres mots, leur propre culture, leur propre mémoire de l’exil.
Comment éviter les amalgames entre ce qui relève de l’islam et du radical et donc
du sectaire selon vos mots ?
Dounia Bouzar : Parce que l’amalgame n’existe pas déjà ? Les pratiquants sont tout le temps suspectés de
radicalisme, et les radicaux sont validés comme de simples musulmans ! Pour moi, ceux qui ne s’étonnent
pas de tous ces comportements de rupture font le jeu des islamophobes, ce sont eux qui laissent
l’islamophobie monter… Laisser faire croire que la rupture scolaire et familiale est le produit de l’islam, c’est
cela qui alimente l’islamophobie.
Parenthèse faite, il faut arrêter de harceler les musulmans pratiquants parce que plus on fait de l’amalgame
entre les pratiquants et les radicaux, plus on nourrit le radicalisme. Une idéologie de rupture fait autorité sur
des individus qui ont le sentiment que, là où ils sont, leur place n’est pas garantie par les autres. Autrement
dit, qu’ils ne sont pas considérés comme étant utiles. Quand je dis cela, je pense profondément aux mamans
qui portent un foulard, qu’on ne laisse pas accompagner les enfants en sortie scolaire et c’est très grave
(référence à la circulaire Chatel, ndlr). Comment le petit enfant pourra-t-il avoir la certitude que les autres
lui garantissent une place dans la société alors que sa propre maman est non seulement inutile auprès de la
figure symbolique de l’instituteur mais en plus interdite ? C’est comme si on préparait des générations à se
reconnaître dans un discours dangereux qui sera le seul à leur faire miroiter une place et un rôle.
Vous êtes consciente que vous êtes en terrain miné par votre double approche…
Dounia Bouzar : Cela fait 15 ans et 15 livres que je suis en terrain miné, parce que j’ai toujours essayé de
penser les choses, je n’ai jamais voulu caressé des groupes dans le sens du poil. Dès qu’on parle d’islam de
façon honnête, sans vouloir se faire aimer, on se fait critiquer. J’ai toujours tapé sur les institutions et les
élus qui font la traque aux musulmans pratiquants et, en même temps, je n’ai pas peur de dire qu’un niqab,
ce n’est pas l’islam. Je travaille non pas pour me faire aimer, mais pour penser avec ceux qui me lisent.
Quels liens entretenez-vous avec la Miviludes (Mission interministérielle de
vigilance et de lutte contre les dérives sectaires) ? Avez-vous pour objectif
d’inscrire les pratiques que vous dénoncez au rang des dérives sectaires ?
Dounia Bouzar : Non, d’ailleurs le droit ne le permet heureusement pas. La loi anti-sectes About-Picard a
donné des indices pour déterminer « l’effet sectaire » qui ressemble à « l’entrave aux droits de l’enfant » et
je me suis déjà appuyée dessus tout au long de mon livre : rupture scolaire, rupture amicale (en très peu de
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temps), rupture familiale, perte des souvenirs familiaux, remplacement de l’identité et de la réflexion
individuelle par celles « du discours sectaire », etc. Ce sont des indicateurs quantifiables qui existent déjà et
qui permettent justement de faire la différence entre religion et dérive sectaire. Donc les pratiques que je
dénonce sont déjà, de fait, au rang de dérives sectaires… Pas sur le plan judiciaire, car il n’y a pas de gourou
physique et on ne peut pas punir Internet. Mais sur le plan éducatif et préventif, c’est-à-dire dans mon
domaine.
Y compris pour le niqab ?
Dounia Bouzar : Le niqab est aussi, de fait, un des indicateurs du discours sectaire puisqu’il détruit le
contour identitaire. Ah, j’aurais bien voulu faire interdire le niqab comme un signe sectaire, au lieu d’assister
encore au procès de l’islam à l’Assemblée nationale ! Mais vous ne trouverez personne dans la politique
française qui acceptera de penser le niqab comme une pratique sectaire parce que, pour eux, c’est l’islam :
une religion qui détruit le corps de la femme et qui lui interdit d'exister…
Dounia Bouzar, Désamorcer l'islam radical. Ces dérives sectaires qui défigurent l'islam, Ed. de l'Atelier,
janvier 2014, 224 p., 20 €. Site de l'éditeur
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Lettre ouverte à mes sœurs qui portent le voile intégral
L'éducation face au radicalisme religieux
Source :
http://www.saphirnews.com
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