Être juif ne peut être restreint à une appartenance

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Être juif ne peut être restreint à une appartenance religieuse
Un entretien avec Daniel Farhi
Diasporiques : La revue D­iaspo­
riques/Cultures en mouvement n’est
plus, depuis cette année, une revue
qu’on peut qualifier de « juive » puisqu’elle est désormais coéditée avec
la Ligue de l’enseignement et qu’elle
centre ses réflexions sur le fait diasporique dans toute sa diversité et pas
seulement au travers de la seule expérience – qui demeure néanmoins paradigmatique – de la diaspora juive.
Vous nous faites, Monsieur le rabbin,
l’amitié de la lire, pouvez-vous nous
dire pourquoi ?
dans ses publications. Diaspo­riques
est une revue que je considère comme
apportant un éclairage original,
très différent, très stimulant pour la
­réflexion.
Des Juifs du bord de la route
D. : Le Grand Rabbin Samuel Sirat,
que j’avais interviewé pour Diaspo­
riques il y a très longtemps maintenant, disait, parlant avec sympathie
de ce qui était alors l’équipe juive de
rédaction, « Vous êtes des Juifs du
bord de la route »…
Daniel Farhi : Cette revue tranche
Daniel Farhi
est rabbin depuis
1966 ; il est l’un
des fondateurs du
Mouvement Juif
Libéral de France.
avec la plupart des journaux et revues
que je lis régulièrement, des revues
de la sphère juive en particulier ; je
ne lis pas tous ses articles mais, dans
tous ceux que je lis, elle m’apparaît,
et de façon fort heureuse, comme
indépendante d’esprit, sans inféodation aucune. On connaît les liens de
­l’Arche avec le Fonds social juif unifié
ou encore ceux d’Information Juive
avec le Consistoire central ; quant
au Cercle Bernard Lazare, moins
communautaire, ses engagements
sio­nistes transparaissent clairement
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D. F. : Il y a tant de Juifs qui sont au
bord de la route qu’on finit par se
demander quels sont ceux qui sont
encore sur elle ! Parlant du Talmud
– vous savez que cet ouvrage se présente avec, au centre de la page, son
texte à proprement parler et, tout
autour, une partie des commentaires
que ce texte a suscités – Shmuel Trigano disait un jour : « C’est souvent à
la marge qu’on trouve les choses les
plus importantes ! ». Que voulait dire
à votre avis le Grand Rabbin Sirat ?
J’extrapole beaucoup l’identité juive par
rapport à la seule appartenance religieuse
D. : Il me semble que son message,
empreint de cordialité, signifiait qu’il
prenait acte que nous n’étions pas
religieux, qu’il y avait donc une distance entre lui et nous, mais que cela
ne le conduisait nullement à nous
rejeter en tant que Juifs parce que
nous maintenions nous aussi, à notre
façon, ­certains éléments de la culture
juive.
D. F. : Je n’aurais pas, moi, exactement la même attitude que lui parce
que, personnellement, j’extrapole
beaucoup l’identité juive par rapport à
la seule appartenance religieuse. Bien
que je sois rabbin, il m’est apparu
évident, au travers des contacts que
j’ai pu avoir au cours d’un peu plus
de quarante années de rabbinat avec
toutes les personnes que j’ai côtoyées,
qu’être juif ne pouvait être restreint à
une telle appartenance. Le judaïsme
n’est pas uniquement une religion,
il a de multiples dimensions : cultu­
relles, historiques, sociologiques ; il
est essentiellement divers et la notion
de « marginalité » n’y a pas vraiment
de sens. On peut être juif de mille et
une façons, sans qu’il soit nécessaire
ni souhaitable de les hiérarchiser.
D. : Vous admettez donc parfaitement,
en votre for intérieur, qu’on peut
être juif sans avoir aucune ­ pratique
religieuse ?
37 diversifier
C’est à partir de l’exil, de
la Diaspora, qu’on peut
légitimement parler d’un
« peuple juif »
D. F. : Mais complètement !
D. : Puis-je vous demander comment
vous conciliez cela avec votre foi ?
D. F. : Ma foi ? Je crois en Dieu, tout
simplement ! Mais il est dit dans le
Talmud que « tout est entre les mains
de Dieu sauf la crainte de Dieu ». Ce
texte audacieux nous apprend ainsi
que « la crainte de Dieu », c’est-à-dire
en fait la foi, ne dépend pas de Dieu
et par conséquent qu’on peut parfaitement être à l’intérieur de la judéité
sans être croyant. Plus généralement,
les discussions talmudiques ne se positionnent pas du tout par rapport à la
croyance ou à la non-croyance, à l’existence ou à la non-existence de Dieu :
elles sont d’ordre essentiellement juridique, parfois d’ordre allégorique
ou métaphysique, elles se nourrissent
de paraboles. Lorsque je faisais mes
études pour devenir rabbin, j’avais un
professeur de philosophie qui disait
qu’en fin de compte la théologie n’avait
pas été créée par les Juifs. Les discours
38 | Diasporiques | nº 4 Nouvelle série | décembre 2008
sur Dieu, on ne les connaît pas dans le
judaïsme. Certes y a-t-il eu, au Moyen
Âge, des théologiens juifs comme il y a
eu des ­théologiens chrétiens ou musulmans mais ils ne posaient pas de questions relatives à l’existence de Dieu : ils
s’efforçaient seulement d’agir et de recommander d’agir en conformité avec
les valeurs du judaïsme. Le croyant
pensera bien sûr que lesdites valeurs
sont d’origine divine mais le nonreligieux en aura une tout autre interprétation. Nous-mêmes, libéraux, nous
ne pensons pas que toute la Torah ait
été révélée au Sinaï ; il nous semble
qu’elle contient des éléments qui ne
sont pas du tout du domaine de la Révélation. Je reviens donc à votre question : oui, je peux parfaitement concevoir que quelqu’un puisse se dire juif
sans être pratiquant ou croyant. Il faut
bien sûr – mais aussi il suffit – qu’il
déclare se rattacher au judaïsme d’une
façon ou d’une autre !
D. : Par exemple simplement en se
­disant « de filiation juive » ?
D. F. : Par exemple en effet ! Pensez
aussi aux personnes qui sont encore
de nos jours yiddishophones tout en
se disant agnostiques. Le seul fait
d’utiliser cette langue (juive par sa
dénomination même) les conduit
en permanence à faire référence à la
Bible, au Talmud, à la sensibilité
juive, à la yiddishkeit1…
D. : … donc à se rattacher directement à une culture et à une histoire
sans nécessairement y introduire
de dimensions à proprement parler
­religieuses…
D. F. : Exactement !
a fait quelque chose de beaucoup plus
intellectuel, de beaucoup plus rationnel aussi, et d’où ont disparu les
prêtres faisant office d’intermédiaires
entre Dieu et l’homme. Dans le « judaïsme » qui prend alors corps, on n’a
plus besoin d’intercesseurs ou d’une
hiérarchie religieuse, on est, lorsqu’on est croyant, en rapport direct
avec Dieu et, en tout état de cause, on
doit se constituer une identité d’une
autre nature que celle induite par le
système sacerdotal.
D. : Iriez-vous donc jusqu’à dire que
c’est dans l’exil que les Israélites (ou
encore les Hébreux) sont devenus des
Juifs ?
D. :
Je suis, permettez-moi de
vous le dire, très impressionné par
votre ­ vision historico-culturelle du
judaïsme et par votre libéralisme.
Le rôle déterminant
de la diaspora
D. F. : C’est le propre de la diaspora, je crois, que d’induire une telle ­
liberté de pensée. Lorsque les Juifs
étaient sur leur terre originelle, tout
était sans doute centralisé autour du
culte sacerdotal. À cette époque, être
juif – et en fait j’ai tort d’employer ce
mot, qui ne prend signification que
beaucoup plus tardivement, je corrige donc : être israélite, c’était se référer à ladite tradition sacerdotale et
donc accepter que le culte soit au centre de la vie. Lorsque les Israélites ont
été exilés et dispersés, ils ont perdu
cette centralité et – j’allais dire Dieu
merci ! – la pratique sacerdotale du
culte (les prêtres, les sacrifices, etc.).
Il y a donc eu une véritable mutation
des pratiques cultuelles – le Talmud
en est une bonne illustration – qui en
D. F. : Le mot « juif » existe déjà dans
la Bible, bien qu’il n’y soit employé
que très parcimonieusement. C’est
dans le Livre d’Esther qu’on l’utilise,
à propos de Mardochée-le-Juif. Qui
est cet homme ? Le récit ne dit rien
ni de sa croyance ni de sa ­ pratique
religieuse. Quant au mot Dieu, il
est, lui, presque totalement absent
de ce texte. Le Livre d’Esther est ­
particulièrement intéressant parce
qu’il se situe au moment où l’on passe
de l’Histoire sainte à l’histoire des
hommes. Dieu est absent parce que ce
sont les ­hommes eux-mêmes qui vont
forger leur destin. C’est un homme,
Mardochée, qui va prendre en main
le destin d’Israël, le devenir de son
peuple. Les rabbins arrivent quand
même à trouver, c’est vrai, une toute
petite allusion à Dieu dans le Livre !
C’est lorsque Mardochée dit à Esther :
« Attention, si tu ne fais rien – parce
qu’Esther n’était pas très tentée d’aller
discuter avec le roi Assuérus, qui était
pourtant son époux ! – si tu ne fais
rien, le secours viendra d’ailleurs (en
Le « mode de vie juif ».
1 39 diversifier
hébreu : Mimakom Aher) ». C’est-àdire en fait de Dieu ; dans la tradition
juive on désigne en effet parfois Dieu
sous ce nom de Makom. Mais, comme
vous le voyez, c’est quand même très
marginal !
C’est donc bien à ce moment-là qu’on
commence à parler des Juifs – au départ les habitants de la Judée, qu’on
dénomme aussi parfois (et qu’on
devrait sans doute plutôt appeler)
les Judéens. Et vous avez raison :
c’est à partir de l’exil, de la Diaspora,
qu’on peut légitimement parler d’un
­« peuple juif ».
élan ­ messianique. Le messianisme
traverse le judaïsme comme une espérance permanente mais une espérance lucide, ce qui rejoint en fait
ce que vous disiez ! Le messianisme
nous demande de croire à l’avenir
mais surtout de croire en la perfectibilité de l’homme, ou plutôt de jouer
le jeu de cette possible perfectibilité.
Mais derrière cette phrase il y a quand
même aussi, de façon plus concrète,
le souhait des Juifs de la Diaspora de
revenir un jour sur leur terre…
D. : … qui n’est pas vraiment leur terre
puisque c’était celle des Hébreux !
L’an prochain à Jérusalem
D. F. : Disons alors : sur la terre de
D. : Comment, dans ces conditions,
interprétez-vous le vœu récurrent de
la diaspora juive : « L’an prochain
à Jérusalem ! » ? N’est-il pas,
en ­ termes symboliques et pour ­
s’inspirer de Gramsci, l’expression d’un optimisme de la volonté
(l’an prochain est à notre portée,
c’est demain !) fortement tempéré
par le pessimisme de la raison (l’an
­« prochain » est toujours repoussé,
par ­définition, à ­l’année suivante) ?
leurs lointains ancêtres ! Et, peutêtre le savez-vous, en Israël, les Juifs
­disent : « L’an prochain à Jérusalem
reconstruite ». Ce qui va bien en
réalité dans votre sens : quand on
exprime ce vœu sur place, il ne peut
évidemment pas concerner la Jérusalem terrestre, c’est bien de la Jérusalem divine, celle de l’ère messianique,
qu’il s’agit et c’est ce qu’exprime explicitement le concept de « reconstruction », employé bien sûr ici dans
un sens abstrait.
D. F. : C’est une jolie interprétation,
semblable à celle des marxistes disant
que le communisme était à l’horizon !
À l’horizon, c’est-à-dire sur une ligne
qui s’éloigne au fur et à mesure qu’on
s’en rapproche ! Plus sérieusement,
je pense que, sur le plan religieux
en tout cas, c’est l’expression d’un
Derniers ouvrages parus
Profession Rabbin, Albin Michel, Paris, 2006.
Au dernier survivant, paroles sur la
Shoah, Albin Michel, Paris, 2007.
40 | Diasporiques | nº 4 Nouvelle série | décembre 2008
D. : Tout ceci laisse donc la question idéologique du sionisme complètement ouverte, en l’occurrence celle des conséquences d’une ­
implantation territoriale des Juifs
à vocation de pérennité. Alors que
l’histoire ­ bimillénaire des Juifs est
fondamentalement diasporique, pensez-vous qu’on puisse rester « juif »
au même sens du terme dès lors
qu’il faut désormais assumer les fortes contraintes d’un mode de vie éta­
tique, donc radicalement différent ?
C’est une question délicate, qu’il ne
Peut-être eût-il mieux valu que
l’homme n’existât pas. Mais
puisqu’il existe…
faut pas mal interpréter, mais que
nous avons le devoir de nous poser…
D. F. : Beaucoup d’Israéliens se la
posent eux-mêmes ! Restons-nous
fidèles au sionisme d’abord (qui était
quelque chose en état de devenir
et qui désormais est advenu) et au
judaïsme ? Il me semble que, dans
la mesure où certains Israéliens se
­posent ces questions, ils restent juifs !
Ce qui m’inquiéterait, et je crains que
beaucoup d’Israéliens ne le pensent,
serait d’estimer suffisant de vivre
sur la terre d’Israël pour être juif, de
croire qu’on n’a plus à se poser les
questions récurrentes que se posent
à ce sujet les Juifs de la Diaspora.
Mais si je regarde un peu la littérature et le cinéma israéliens, qui sont
très universels et universellement reconnus, je m’aperçois qu’ils sont traversés par des questionnements qui
ressemblent à celui que vous venez
de formuler sur la fidélité aux principes de la judéité et aux valeurs du
peuple juif et, en fin de compte, de
la Torah. Leur questionnement est
manifestement la résultante d’une situation qui semble antinomique avec
cette fidélité. Est-il possible pour un
peuple – quel qu’il soit – de rester fidèles à ses idéaux à partir du moment
où il doit affronter tous les jours les
réalités d’une politique impliquant
qu’on se défende, qu’on accepte de
faire, le cas échéant, le sale boulot que
cela implique, etc. J’avais un maître,
quand j’ai fait mes études de rabbinat
– un rabbin tunisien, David Berdah.
Cet homme, dès que l’État d’Israël a
été créé, y est parti ; et il en est revenu
un ou deux ans après en écrivant de
véritables horreurs sur ce qu’il avait
vécu là-bas ; il l’a fait sous formes
de poèmes et de prophéties (c’était
un grand bibliste et un grand poète
aussi). Ces poèmes sont d’une inimaginable dureté, qui rappelle celle
d’Isaïe ou de Jérémie lorsqu’ils s’en
prennent au peuple. Et nous n’étions
qu’en 1949 ou 1950 ! Berdah disait
qu’il n’avait rien trouvé là-bas de ce
qu’il avait espéré, et il mettait violemment en cause les religieux aussi bien
que les non-religieux. On ne peut
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ressentir qu’une profonde amertume
en prenant connaissance de ces écrits.
Cela étant, je ne pourrais pas, pour
ma part, supporter l’idée que l’État
d’Israël n’existe pas…
D. : … n’existe pas ou n’existe plus ?
D. F. : … n’existe plus ! « N’existe
pas » n’a effectivement guère de sens
puisqu’il existe… Dans le Talmud, qui
a le secret des questions difficiles, on
trouve entre autres la suivante, formulée par certains rabbins : eût-il
mieux valu que l’homme existât ou
qu’il n’existât point ? Ils en discutent
à perte de vue et en arrivent finalement à la conclusion qu’il eût mieux
valu qu’il n’existât pas. Mais, ajoutent-ils, puisqu’il existe, il faut faire
avec !
D. F. : Absolument ! Je pense que
cet État va passer par des crises
­intérieures sévères, qui vont conduire
à mettre progressivement en lumière
des choses qui étaient de complets tabous. Pensez par exemple à l’audace
de la nouvelle histoire d’Israël : on est
loin du tableau idyllique qu’on nous
présentait il y a quelques décennies !
Le fait que cette nouvelle histoire
existe, le fait que le cinéma israélien
puisse être parfois aussi critique – il
n’y a pas qu’Amos Gitaï ! – sur la société israélienne, le fait qu’il existe
une revue israélienne des Droits de
l’homme qui fasse état de toutes les
exactions accomplies par Israël dans
les Territoires, tout cela atténue mon
pessimisme, me rendrait même plutôt assez optimiste quant à la capacité
de ce peuple à ne pas perdre toutes
ses racines juives. 
D. : Une très belle définition de l’État
d’Israël, si je vous suis bien ?
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Propos recueillis et transcrits
par Philippe Lazar
Photographies de Jean-François Lévy
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