Bioéthique, politique et économie

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Bioéthique, politique et économie
30 November 1998
Comment s’articulent les concepts de bioéthique et de pluralisme
à la politique et l’économie ?
par le Professeur Yvon Englert, Clinique de Fertilité-Hôpital Erasme – U.L.B. – Bruxelles
Cet article est tiré de la publication “Bioéthique en Europe” (FHE, Novembre 1998).
L’analyse des pérégrinations du projet de directive européenne sur le brevetage des inventions
biotechnologiques.
Introduction
Par l’essence même de sa construction, I’Union Européenne s’est tenue e l’éart des débats
bioéthiques (1) qui ne font d’ailleurs pas partie “per se” des compétences communautaires telles que
définies dans le Traité de Rome. Et ce n’est pas par hasard qu’elle est actuellement confrontée de
manière majeure à un conflit de type bioéthique à I’occasion de l’élaboration d’une directive portant
sur les biotechnologies et plus particulièrement sur le brevetage des inventions biotechnologiques.
En effet, parmi les grands domaines classiques de la bioéthique – reproduction (contrôle de la
fécondité et assistance à la procréation), médecine préclinique et predictive (y compris I’interruption
de grossesse), recherche biomédicale, droit du patient, confidentialité et protection des données
biomédicales, génie génétique (y compris les biotechnologies et la thérapie génique), neurosciences
et santé mentale, greffes d’organes et de tissus ou fin de vie (y compris I’euthanasie) Ie domaine des
biotechnologies était le plus susceptible de croiser les préoccupations majeures de I’Union
Européenne, à savoir la création d’un espace de libre circulation des biens et des personnes
favorisant les échanges commerciaux et le développement économique. En effet, la biotechnologie
comporte des enjeux commerciaux très importants et est fortement liée à une activité industrielle
impliquant des investissements financiers majeurs. D’où I’importance, dans la tradition économique de
la société industrielle, de lui permettre I’accès au brevet, sorte de code social protégeant les intérêts
économiques des investisseurs, en leur garantissant I’exclusivité de I’exploitation d’une invention
pendant une période déterminée. Si I’intérêt de I’investisseur dans Ie brevet est évident, celui de la
collectivité est plus complexe : elle offre un monopole temporaire à celui qui a les moyens financiers
de mettre en valeur une invention en échange du fait de la rendre publique et de la commercialiser.
Mais le véritable intérêt dans la transaction se situe en amont : la possibilité de prendre un brevet sur
un territoire draine des moyens financiers vers un secteur ‘Recherche et Développement’, ce qui crée
de l’activité et des emplois, mais surtout, ce qui ouvre des possibilités de mise au point de nouvelles
inventions, vues comme étant bénéfiques pour la collectivité.
En cas de découverte, la possibilité d’obtention d’un brevet permettait classiquement d’espérer la
création d’une activité économique sur le méme territoire, génératrice de profits et d’emplois, et une
affiliation (fidélisation) des investisseurs. Actuellement, la mondialisation de l’économie rend cela bien
aléatoire.
L’idéologie des brevets est donc liée intimement à une société qui mise sur le développement
technologique pour assurer son bien-être (la découverte est génératrice de progrès et d’activité
économique) et à une société qui fonctionne suivant les règles de l’économie de marché.
Si c’est incontestablement le cas de I’Union Européenne, on peut penser qu’au-delà du conflit
bioéthique propre qui a présidé aux “aventures” du projet de directive européenne sur les brevets en
matière biotechnologique, des arrière-pensées politiques plus profondes touchant au modèle de
société n’ont été présentes chez certains opposants à la directive. C’est certainement le cas pour les
écologistes qui contestent I’idée que le développement technologique en général et Ia biotechnologie
en particulier soient le bon modèle pour une société à la recherche de mieux-étre. Nous y reviendrons
dans les conclusions.
Les aventures du projet de directive sont déja relativement longues puisque c’est un projet présenté
en 1988 qui a été définitivement rejeté par le Parlement Européen le 1″ mars 1995, aprds de multiples
pérégrinations.
Le conflit est-il bien bioéthique?
Le rejet était basé sur des critiques éthiques ou plutôt sur I’absence de considérations éthiques de la
proposition de 1988, alors qu’il s’agissait de breveter du matériel vivant et même humain.
Le comité de conciliation avait émis des propositions pour lever les oppositions, mais celles-ci ont été
jugées insuffisantes par les parlementaires européens. Plus particulièrement, I’objet de la discorde
portait sur le fait de savoir dans quelle mesure le corps humain et ses éléments pouvaient étre
brevetables en tant que tels, I’interprétation donnée par les uns et les autres de ces quatre mots
restant discordante.
Cependant le conflit était plus large : il portait sur le fait d’étendre le droit des brevets des matières
mécaniques à la matière vivante (et plus particulièrement à des éléments du corps humain), sur celui
de rendre possible la prise de brevet sur des plantes et des animaux transgéniques, sur celle
d’étendre la protection conferée par le brevet et la descendance, puisque une des caractéristiques de
la matiere vivante est d’être reproductible sinon auto-reproductible.
Et, enfin, il provenait de la méfiance chez certains parlementaires de laisser a I’Office Européen des
Brevets la prérogative de juger dans quelle mesure une invention serait contraire d I’ordre public et
aux bonnes moeurs dans un domaine où le consensus social est encore très incertain, à savoir celui
de la modification technologique d’espèces vivantes (transgénèse) et tout particulièrement dans le
domaine de la thérapie génique germinale de I’espèce humaine. Au sens de la définition donnée cidessus, ces conflits sont bien bioéthiques, s’agissant de “conflits de valeurs nés du développement
des sciences et des techniques”.
Le conflit est-il seulement bioéthique?
On peut très raisonnablement en douter: en effet, il a déjà été fait mention d’opposition plus
fondamentale pour certains. De plus, le dernier élément du conflit concernant la directive de 1988
révèle une inquiétude du monde politique sur qui contrôle, et reflète donc un conflit de pouvoir.
Nous touchons là une autre dimension du conflit sur la biotechnologie, celui d’une lutte de pouvoir
non, comme on le dit souvent, entre Ia science et la société, mais entre les décideurs économiques et
politiques. Qui oriente l’évolution d’une société dont les équilibres ont été profondément bouleversés
par I’effondrement du bloc de I’est, dernier obstacle à une mondialisation de l’économie qui se
développe depuis de manière accélérée?
Le pouvoir politique légitime en démocratie parlementaire perçoit bien que les instruments objectifs de
ce pouvoir lui échappent de plus en plus et ce, certainement à l’echelle nationale. L’échelon européen
peut-il être une entité à la hauteur d’un rééquilibrage entre les différents pôles de pouvoir dans la
e
société du 21 siècle, ou bien la mondialisation de l’économie marque-t-elle la mort annoncée du
système de démocratie représentative telle que nous I’avons connu en Europe occidentale dans les
cinquante dernières années ?
On peut penser que la directive sur les biotechnologies apparait comme un bon test de l’équilibre des
pouvoirs à I’aube du 21′ siècle: enjeu economique majeur, domaine au développement impliquant les
trois pôles du pouvoir économique (USA, Japon, Europe), matière technologique pure à haute valeur
ajoutée intellectuelle.
La volonté du Parlement de brider ce secteur d’activité peut être vu comme une expérimentation de
son pouvoir la peur de voir s’accentuer le retard européen face aux concurrents américains et
asiatiques (abondamment utilisé par la Commission pour tenter d’arracher I’accord du Parlement sur
le texte) peut être vue comme une interrogation fondamentale sur les réelles limites de ce pouvoir.
En ce sens et indépendamment de I’opinion qu’on peut avoir sur le bien fondé des critiques portées
au projet de directive, I’enjeu du conflit ici dépasse largement celui d’un conflit de valeurs sur le
brevetage du vivant.
Quelle démarche bioéthique adopter?
Quelle place pour le pluralisme dans la recherche d’une solution des conflits bioéthiques ?
Le projet de directive sur les brevets en matière de biotechnologie pose des questions.
Comme rappelé ci-dessus, les enjeux bioéthiques du problème posé par le projet de directive sont
complexes et, comme souvent dans ces questions, liés à des réactions affectives. Ils sont également
compliqués par le côté particulièrement ardu des matières (tant la biotechnologie que les aspects
légaux des brevets) et par le caractère encore très largement expérimental des procédures : comment
anticiper I’impact de la directive sur les développements futurs de ces techniques aujourd’hui
ignorées?
En ce sens, le recours à des structures de réflexion bioéthique peuvent aider, non pas à prendre la
décision ultime qui ne peut être que politique, mais à éclairer les enjeux au-delà des réactions
affectives immédiates et des a peu près superficiels. Cette démarche demande du temps, pour
permettre un travail de réflexion entre personnes de différentes disciplines, de pôles philosophiques et
de groupes d’intérêts contradictoires, amenant à dégager les grandes lignes des conflits de valeurs
présents dans une question aussi complexe.
C’est typiquement le rôle du comité d’éthique, organe sans pouvoir et sans représentativité
quantitative, où toutes les opinions sont prises en compte pour éclairer le débat public et non le
confisquer. Il s’agit du rôle des comités d’éthique délibératifs tel que I’a élaboré Luc Ferry. Dans le
cadre d’un tel travail, Ie respect du pluralisme est une donnée de base sans laquelle le travail fourni
n’apporterait aucune aide: Ia composition comme le mode de fonctionnement du comité doivent
amener à ce que les visions contradictoires apparaissent, se confrontent et mûrissent ensemble.
Nous pouvons cependant nous poser la question de savoir si le pluralisme peut aider à la décision
ultime, à la décision politique prise au niveau européen.
Le pluralisme (c’est-à-dire la volonté de reconnaitre, respecter et favoriser des opinions divergentes
dans le débat collectif) est à la base du respect des libertés individuelles telles que précisées dans la
convention européenne des droits de I’Homme, et est intégré dans le Traité de Rome.
Cette référence au pluralisme est évidente lorsque I’on pense aux libertés de pensée, de croyance, de
mouvement par exemple. Elle reste à mon sens pertinente et utile pour chercher des solutions
permettant la vie en commun face à des problèmes de société qui touchent à I’autonomie de chacun
tout en étant éthiquement très conflictuels, comme les problèmes de reproduction, d’avortement ou
d’euthanasie, dans Ia mesure ou ces problèmes sont d’abord du ressort de la sphère privée.
Mais cela devient plus complexe et plus contestable lorsqu’on applique le pluralisme à des champs
qui touchent à des communautés humaines et certainement lorsqu’ils touchent à I’organisation
sociale.
Plaider le respect du pluralisme comme base de décision reviendrait à paralyser toute organisation
sociale, voire toute régulation. Elle ôterait d’ailleurs au pouvoir législatif toute liberté de maneuvre
dans sa mission même qui est d’imposer un certain nombre de règles communes. Cela ne veut pas
dire que lorsqu’il s’agit d’édicter des règles, une référence au pluralisme ne puisse en infléchir le
contenu de façon à respecter autant que faire se peut la liberté de manoeuvre de chacun. Légiférer
seulement sur I’indispensable, c’est aussi implicitement reconnaître la valeur et la place du pluralisme
dans I’organisation sociale.
Conclusion
Il faut une réponse politique à une problématique politique. Il n’en reste pas moins vrai qu’un certain
nombre d’intérêts contradictoires devront être arbitrés en politique et la question des brevets en est un
exemple. Si des solutions intermédiaires existent entre le “tout” brevetable et le “rien” brevetable, il
faudra bien trancher un certain moment en faveur de I’une ou I’autre thèse.
À ce moment de la prise de décision, ce devrait étre la recherche de l’équilibre risque/bénéfice pour la
collectivité qui devrait guider les décideurs politiques, même si pour chacun d’entre eux, I’évaluation
de cet équilibre sera influencé par une foule d’éléments personnels, voire subjectifs parmi lesquels se
retrouvera I’importance qu’ils accordent au pluralisme.
Une fois de plus, à ce moment du processus décisionnel, les informations antérieures, la bonne
perception des enjeux, seront essentielles. L’intérét des activités de réflexion bioéthique dans le
processus décisionnel est d’empêcher que ce ne soient les lobbies respectifs qui déterminent seuls
les orientations de la collectivité et d’assurer qu’une maturation de la question puisse accompagner
les activités de réflexion préalable à la prise de décision.
C’est probablement ce processus de maturation politique qui fait le plus défaut au niveau européen, à
cause du déficit démocratique qui le caractérise.
Toute la phase préparatoire est I’oeuvre de technocrates liés au Comité des Ministres et non à un
gouvernement issu du parlement européen.
En ce sens, les divergences apparues reflètent aussi un conflit de pouvoir issu de I’absence de
contrôle démocratique intégré des instances communautaires. En un mot, du manque d’Europe
politique. Le processus de co-décision parait une demi mesure de contrôle du parlement sur Ia
commission qui est d’abord l’émanation du Conseil des Ministres, c’est-à-dire du consensus entre des
gouvernements aux intéréts divergents et responsables chacun devant leur parlement national.
En ce sens aussi, le processus de co-décision parait une mesure transitoire destinée à disparaître,
soit au profit d’un véritable gouvernement européen, soit devant le renoncement à une véritable
Europe politique.
(1) Pour les besoins de ce document, la bioéthique sera definie d’après Bourgeaux comme “une
activité de réflexion destinée à degager des solutions concrètes à des problèmes conflictuels nés du
developpement des sciences et des techniques”.
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