La Découverte • M|A|U|S|S R E V U E D U M A U S S N° 4 3 convivialisme comme volonté et comme espérance SEMESTRIELLE • PREMIER SEMESTRE 2014 Du REVUE DU M|A|U|S|S S E N° 43 M E S T R I E L L E PREMIER SEMESTRE 2014 Du convivialisme comme volonté et comme espérance REVUE DU M|A|U|S|S S E M E S T R I E L L E Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales Indépendante de toute chapelle comme de tout pouvoir financier, bureaucratique ou idéologique, La Revue du MAUSS, revue de recherche et de débat, œuvre au développement d’une science sociale respectueuse de la pluralité de ses entrées (par l’anthropologie, l’économie, la philosophie, la sociologie, l’histoire, etc.) et soucieuse, notamment dans le sillage de Marcel Mauss, d’assumer tous ses enjeux éthiques et politiques. Directeur de la publication : Alain Caillé. Rédacteur en chef : Philippe Chanial. Secrétaire de rédaction, préparation de copie : Sylvie Malsan (Le Bord de l’eau Éditions). Conseillers de la direction : Francesco Fistetti, François Flahault, François Gauthier, Jacques T. Godbout, Ahmet Insel, Paolo Henrique Martins, Serge Latouche, Sylvain Pasquier, Alain Policar, Elena Pulcini. Conseil de publication : Giovanni Busino, Cornelius Castoriadis (✝), Jean-Baptiste de Foucauld, Vincent Descombes, François Eymard-Duvernay, Mary Douglas (✝), Jean-Pierre Dupuy, Michel Freitag (✝), Jean Gadrey, Marcel Gauchet, André Gorz (✝), Jean-Claude Guillebaud, Philippe d’Iribarne, Stephen Kalberg, Bruno Latour, Claude Lefort (✝), Robert Misrahi, Edgar Morin, Thierry Paquot, René Passet, Philippe Van Parijs, Annette Weiner (✝). Anthropologie : Marc Abélès, Catherine Alès, Mark Anspach, Cécile Barraud, Gérald Berthoud, David Graeber, Roberte Hamayon, André Itéanu, Paul Jorion, Philippe Rospabé, Gilles Séraphin, Lucien Scubla, Michaël Singleton, Camille Tarot, Shmuel Trigano, Stéphane Vibert. Économie, histoire et science sociale : Geneviève Azam, Arnaud Berthoud, Éric Bidet, Genauto Carvalho, Pascal Combemale, Annie L. Cot, François Fourquet, Alain Guéry, Marc Humbert, Jérôme Lallement, Jean-Louis Laville, Vincent Lhuillier, Jérôme Maucourant, Gilles Raveaud, Jean-Michel Servet. Écologie, environnement, ruralité : Pierre Alphandéry, Marcel Djama, Fabrice Flipo, Jocelyne Porcher, Éric Sabourin, Wolfgang Sachs. Paradigme du don : Étienne Autant, Dominique Bourgeon, Mireille Chabal, Anne-Marie Fixot, Pascal Lardelier, Jacques Lecomte, Paulo Henrique Martins, Henri Raynal, Dominique Temple, Bruno Viard. Philosophie : Jean-Michel Besnier, Stéphane Bornhausen, Marcel Hénaff, Michel Kaïl, Philippe de Lara, Christian Lazzeri, Pascal Michon, Chantal Mouffe, Fabien Robertson. Débats politiques : Cengiz Aktar, Antoine Bevort, Pierre Bitoun, Christophe Fourel, JeanClaude Michéa, Jean-Louis Prat, Jean-Paul Russier, Philippe Ryfman, Alfredo Salsano (✝), Patrick Viveret. Sociologie : Frank Adloff, Norbert Alter, Rigas Arvanitis, Yolande Bennarrosh, Olivier Bobineau, Simon Borel, Denis Duclos, Vincent de Gauléjac, Françoise Gollain, Aldo Haesler, Annie Jacob, Michel Lallement, Christian Laval, David Le Breton, Louis Moreau de Bellaing, Pierre Prades, Ilana Silber, Roger Sue, Frédéric Vandenberghe, François Vatin. Psychanalyse : Carina Basualdo, Elisabeth Conesa, Olivier Douville, Tereza Estarque, Roland Gori. Les manuscrits sont à adresser à : MAUSS, 3 avenue du Maine, 75015 Paris. Revue à comité de lecture international, publiée avec le concours du Centre national du Livre. ISBN : 978-2-7071-7891-6 ISSN : 1247-4819 REVUE S E M DU E S T M|A|U|S|S R N°43 I E L L E PREMIER SEMESTRE 2014 Du convivialisme comme volonté et comme espérance Alain Caillé, Philippe Chanial 5 Présentation I. Du convivialisme comme volonté et comme espérance A) Introductions générales au convivialisme Patrick Viveret Philippe Frémeaux Bernard Perret 25 Les tâches d’un mouvement convivialiste 31 La lutte contre les inégalités, un objectif et une méthode 35 Transition écologique ou choc de la finitude ? Elena Pulcini 41 Care et convivialisme. Un commentaire du Manifeste convivialiste Roland Gori 44 Mesure et démesure Gus Massiah 47 Pour une démarche convivialiste. Sortir du néolibéralisme Marc Humbert Paulo Henrique Martins Ahmet Insel 63 Une indispensable offensive intellectuelle collective 75 La nature symbolique et les usages du « Bien vivre » 89 Des « transitions démocratiques » interminables B) Qu'un monde plus convivial est possible, souhaitable et nécessaire. Quelques exemples Jacques Lecomte 99 Le convivialisme existe, je l’ai rencontré Claude Alphandéry 115 L’économie sociale et solidaire, vecteur du convivialisme Jean-Louis Laville 117 Convivialisme, luttes sociales et économie solidaire Armand Hatchuel 127 Sciences de gestion et convivialisme : concevoir l’agir responsable Dominique Méda 132 Inverser la courbe du chômage ? Jean-Baptiste de 137 Travailler dans une France convivialiste Foucauld François Flahault 141 Une école plus conviviale ? Antoine Bevort 150 Démocratie, populisme et élitisme… Anne-Marie Fixot 154 Vers une ville convivialiste. Introduction de la maîtrise d’usage Andrew Feenberg 169 Les données sur la nature entre rationalisation et passion Sylvain Pasquier 181 Convivialisme et individualisme altruiste Jean Baubérot 191 Une laïcité conviviale Pierre-Olivier Monteil 203 Rétablir la confiance en ravivant le sens du vivreensemble Sylvie Gendreau 213 Création de formes convivialistes Jacques Beaumier 216 Un mode de vie convivialiste à la montagne C) Fondements théoriques, prolongements, accords et désaccords François Flahault 221 La vie sociale comme fin en soi. Contribution théorique au convivialisme Francesco Fistetti 226 Du mythe de la croissance à l’Homo convivialis Christian Lazzeri 247 Quelques remarques sur le Manifeste convivialiste Elena Pulcini 253 Quelques questions sur le convivialisme François Fourquet 258 Un convivialisme mondial Ahmet Insel 262 Le convivialisme vu de Turquie Alain Caillé 269 Quelques réponses à… Philippe Chanial 276 « Tous les droits pour tous… et par tous. » Citoyenneté, solidarité sociale et société civile dans un monde globalisé Simon Borel 292 « Luttes des classes sur le Web ». À propos d’un numéro de la revue Multitudes Thomas Coutrot 298 La bonne vie pour tous ! Alain Caillé 302 Fragments d’une politique convivialiste (pour la France) Eric Sartori 309 La religion de l'humanité de Fredéric Harrison. Positivisme contre ploutonomie II. Libre revue Mark Anspach 327 Hunger Games. La violence de l'arène, la force du don Francesco Callegaro 337 Le sens de la nation. Marcel Mauss et le projet inachevé des modernes Jean-Michel Le Bot 357 Construction sociale et modes d'existence. Une lecture de Bruno Latour Mauro Magatti et 374 Le capitalisme de la valeur contextuelle. Laura Gherardi La perspective de la générativité Nicolas Pinet 395 La politique des profanes. Formes d'action politique et pratiques de citoyenneté des jeunes adultes Bibliothèque 411 Résumés & abstracts 433 Liste des auteurs 457 Présentation Alain Caillé et Philippe Chanial En juin 2013, paraissait (au Bord de l’eau) un petit livre intitulé Manifeste convivialiste. Déclaration d’interdépendance. Signé par soixante-quatre intellectuels français ou étrangers (rejoints par une cinquantaine d’autres depuis), il a déjà été traduit, au moins sous sa forme abrégée, dans une dizaine de langues. Son premier mérite est d’exister. Sa parution montre qu’avec de la volonté il est possible de surmonter les clivages, trop nombreux et qui nous condamnent à l’impuissance, qui séparent encore tous ceux qui, partout à travers le monde, s’opposent pratiquement ou intellectuellement au règne du néolibéralisme et du capitalisme rentier et spéculatif en dessinant les contours d’un monde postnéolibéral. Ces auteurs représentent à titre personnel des courants de pensée, des réseaux associatifs, des réseaux de réseaux, etc., très variés. Pour en rester à la France : l’Appel des appels, Attac, Dialogues en humanité, Fair (le Forum pour d’autres indicateurs de richesse), les États généraux du pouvoir citoyen, le Laboratoire de l’économie sociale et solidaire, le Pacte civique, les revues ou magazines Alternatives économiques, Multitudes, la Revue du MAUSS, une frange du patronat alternatif, etc. 6 Du convivialisme comme volonté et comme espérance Les accords de départ Qu’est-ce qui a permis cette rencontre, puis une telle convergence ? Un accord, explicite ou implicite, sur au moins six points : 1. Tout d’abord, et c’est sans doute ce qui a été le plus déterminant, un très fort sentiment d’urgence. La certitude qu’il ne nous reste guère de temps pour tenter d’éviter, à la mesure de nos moyens et ne fût-ce qu’à une chance pour cent ou mille, toute une série de désastres : climatiques, environnementaux, économiques, sociaux, guerriers, moraux ou culturels, etc. Face à ces périls, il faut à tout prix surmonter les querelles de chapelle ou d’ego, les multiples narcissismes de la petite ou moyenne différence, individuelle ou organisationnelle. 2. La conviction qu’une partie de ces périls résulte de l’hégémonie à la fois idéologique et matérielle exercée dans le monde entier par un capitalisme rentier et spéculatif qui est devenu l’ennemi principal de l’humanité et de la planète, parce qu’il opère et représente une cristallisation paroxystique de la démesure (hubris) et de la corruption. 3. Celle, encore, que la première raison de la toute-puissance de ce capitalisme rentier et spéculatif est l’impuissance de tous ceux qui en souffrent, et qui aspirent à un autre mode de vie, à bien percevoir ce qu’ils ont en commun, à le nommer et à commencer à donner une figure et une forme plausibles à leurs espérances. On voit bien que, partout à travers le monde, les peuples se dressent, non seulement contre la misère mais, d’abord et plus profondément, contre la corruption des élites et des dominants. De la Puerta del Sol à Maïdan, en passant par les places Tahrir ou Gezi, d’Alep à Bangkok ou à Caracas, etc., c’est un irrésistible sentiment d’indignation qui les pousse dans la rue, parfois avec un courage inouï. La révolte, dira-t-on, ne suffit pas à faire une politique, et faute d’une représentation partagée d’alternatives praticables, on retombe vite dans les mêmes ornières. Les généraux succèdent aux généraux et les mesures d’économie aux mesures d’économie. Et c’est vrai. Pourtant, les idées ou les initiatives qui dessinent les contours d’un autre monde sont légion : « La défense des droits de l’homme et de la femme, du citoyen, du travailleur, du chômeur ou des enfants ; l’économie sociale et solidaire avec toutes ses composantes : les Présentation 7 coopératives de production ou de consommation, le mutualisme, le commerce équitable, les monnaies parallèles ou complémentaires, les systèmes d’échange local, les multiples associations d’entraide ; l’économie de la contribution numérique (cf. Linux, Wikipedia, etc.) ; la décroissance et le postdéveloppement ; les mouvements slow food, slow town, slow science ; la revendication du buen vivir, l’affirmation des droits de la nature et l’éloge de la Pachamama ; l’altermondialisme, l’écologie politique et la démocratie radicale, les Indignados, Occupy Wall Street ; la recherche d’indicateurs de richesse alternatifs, les mouvements de la transformation personnelle, de la sobriété volontaire, de l’abondance frugale, de l’agrobiologie, du dialogue des civilisations, les théories du care, les nouvelles pensées des communs, etc. » Imagine-t-on la force que représenteraient tous ces courants si, d’une manière ou d’une autre, ils parvenaient à s’opposer ensemble au néolibéralisme financier ? Qu’est-ce qui y résisterait1 ? 4. La certitude que nous ne pourrons plus faire reposer l’adhésion aux valeurs démocratiques – et, a fortiori, les universaliser en les faisant partager par des pays ou des cultures qui y étaient ou y sont encore rétifs ou éloignés – sur la perspective d’une croissance indéfinie et significative du PIB et du pouvoir d’achat monétaire. La croissance forte du PIB ne reviendra pas dans les pays riches, pour des raisons structurelles, et il est donc vain d’en attendre, comme le font encore tous les gouvernements occidentaux, les remèdes à tous nos maux. Et d’autant plus vain, et dangereux, que si par miracle ce remède se trouvait à nouveau à disposition, il engendrerait d’autres catastrophes, écologiques celles-là. En tout état de cause, la planète ne pourra pas survivre à une généralisation du mode de vie occidental, de l’American way of life. Ce n’est pas demain mais dès aujourd’hui qu’on commence, certains jours, à ne plus respirer à Pékin ou à Séoul. Et même à Paris, tout récemment. Quoi qu’on pense des bienfaits ou des méfaits intrinsèques de l’argent, de la richesse monétaire et du PIB, il est clair que le monde postnéolibéral qu’il nous faut inventer sera un monde postcroissantiste. 1. On trouvera un diagnostic particulièrement précis et lucide des limites et des insuffisances actuelles de la généralisation et de l’internationalisation de ces luttes dans l’article de Gus Massiah. 8 Du convivialisme comme volonté et comme espérance 5. La certitude, également, que ce qui nous fait le plus cruellement défaut pour commencer à construire pour de bon ce monde postcroissantiste, ce ne sont pas tant les propositions et les esquisses de solutions techniques, économiques, écologiques, etc., qu’une idéologie, ou une philosophie politique, comme on voudra, suffisamment générale, partageable et partagée pour permettre de penser la juste place de ces diverses propositions vues dans leur cohérence. Les idéologies politiques dont nous sommes les héritiers : libéralisme, socialisme, communisme, anarchisme, que nous combinons tous, chacun à notre façon, dans des proportions variables (parfois avec des restes de traditions religieuses), ne nous permettent plus de penser à la fois notre passé, la situation présente, les avenirs possibles et le futur désirable, comme c’est le rôle des idéologies politiques de le faire. Et c’est là une autre raison fondamentale de notre impuissance à penser les voies d’un dépassement effectif du néolibéralisme. Cet essoufflement théorique et idéologique. Qu’est-ce qui rend ces quatre idéologies de la modernité aujourd’hui, sinon caduques, à tout le moins insuffisantes ? Deux choses, probablement. La première est que, aussi universalistes ou cosmopolistes qu’elles aient pu se penser ou se vouloir en principe, elles ont toujours en réalité pensé l’émancipation qu’elles promettaient dans le cadre des États-nation. Qu’il faut bien se garder de trop vite enterrer, mais qui ne sont pas ou plus à l’échelle des problèmes désormais clairement mondiaux qui se posent à nous. La seconde raison, encore plus fondamentale, est que toutes quatre partageaient la conviction que le problème fondamental de l’humanité est celui de la rareté matérielle. Ou, encore, que les humains sont avant tout des êtres de besoin (matériel). Or si tel est le cas, alors il faut en déduire que le problème numéro un de l’humanité est le problème économique et qu’il est donc naturel que toutes les sociétés, les États et les gouvernements actuels subordonnent toute la vie sociale à la quête de l’efficacité économique et à la croissance du PIB. Ce n’est donc pas de ce côté-là qu’il faut chercher secours pour penser une société postcroissantiste2. 2. C’est sans doute ici que je (A. C.) sollicite le plus l’opinion de mes amis très au-delà de ce qu’ils ont explicitement exprimé, mais aucun d’entre eux, non plus, n’a émis de critique vis-à-vis des idées formulées dans ce cinquième point et que je développais dans Pour un manifeste du convivialisme, Le Bord de l’eau, Lormont, 2012. Présentation 9 6. La certitude, enfin, que le seul espoir d’échapper de manière civilisée à toutes les menaces qui nous assaillent est d’approfondir et de radicaliser l’idéal démocratique. Vaste programme, à l’évidence exigeant et compliqué, dès lors qu’il est clair qu’il ne pourra s’identifier ni à la promesse de l’opulence matérielle pour tous, puisque c’est une société postcroissantiste qu’il s’agit d’édifier, ni à la multiplication indéfinie des droits pour tous, puisqu’il s’agit de lutter contre la démesure3. Il faudra bien limiter au moins le « droit » à l’enrichissement sans limites. Mais il serait trop facile de laisser entendre que l’hubris n’atteint que les méchants capitalistes ou les dominants du moment, et qu’elle ne menacerait pas les hommes et les femmes ordinaires, qui seraient miraculeusement immunisés contre elle. Contre les ravages de l’aspiration à la toute-puissance, il faudra bien équilibrer les nouveaux droits à conquérir par des devoirs et des interdictions. C’est donc d’une autre manière, et dans un autre registre que celui de la multiplication indéfinie des biens, des services et des droits, qu’il faut penser la réalisation de l’idéal démocratique. La direction générale à suivre est probablement la suivante : là où les idéologies politiques héritées plaçaient leurs espoirs les unes dans le Marché, les autres dans l’État, l’idéologie politique postcroissantiste à venir, le convivialisme, donc, si ce nom s’impose, les placera dans la Société elle-même, dans l’infinie myriade des actions entreprises en commun par les citoyens, les femmes et les hommes assemblés à de multiples fins, dans les associations si l’on veut et, plus généralement, dans la société civile auto-organisée. Ou, mieux, dans ce que Patrick Viveret nomme très justement la société 3. Sur cette question de la place de la demande de droits, sur leur nécessité et leur légitimité, d’une part, mais aussi sur leurs limites possibles, on lira ici même le remarquable article de Philippe Chanial, et aussi, celui, déjà cité, de Gus Massiah. Pour ce garder de tout idéalisme en la matière et se convaincre de la difficulté de défendre et de généraliser l’idéal démocratique dans sa formulation actuelle, on lira, dans la version numérique de ce numéro, le premier article d’Ahmet Insel qui décrit admirablement la situation, majoritaire dans le monde, de toutes ces sociétés (dont la Turquie est un excellent exemple), mi-dictatoriales mi-démocratiques, qui n’en finissent pas de commencer et de recommencer sans cesse leur supposée « transition démocratique ». On peut imaginer que la transition vers une démocratie postcroissantiste sera encore plus difficile à réaliser. Mais peut-être est-ce le contraire qui est vrai. L’idéal central de la démocratie convivialiste est la lutte contre les inégalités insupportables et contre la corruption. N’y a-t-il pas là un mot d’ordre aisément universalisable et dont la mise en œuvre tend par elle-même vers la démocratie ? 10 Du convivialisme comme volonté et comme espérance civique. C’est dans cette perspective qu’il conviendra de penser un nouvel équilibre à trouver des droits et des devoirs. Les accords établis dans le Manifeste convialiste La rédaction du Manifeste a résulté d’une petite dizaine de réunions, étonnamment amicales et constructives, suivies de multiples échanges par internet qui ont permis de préciser nombre de points, de nuancer certaines formulations ou, au contraire, d’en durcir d’autres. La formulation la plus centrale, celle en tout cas qui a suscité le plus d’échanges et dont il est possible de dire qu’elle représente pour cela le point d’équilibrage du groupe, est celle qui présente le convivialisme comme la pensée ou la recherche « d’un art de vivre ensemble (con-vivere) qui valorise la relation et la coopération, et permette de s’opposer sans se massacrer, en prenant soin des autres et de la Nature ». Une première formulation le présentait à peu près, et plus sèchement, comme une philosophie du vivre-ensemble permettant de s’opposer sans se massacrer4. Mais pourquoi s’opposer, objectaient les uns ? D’autres, au contraire, auraient volontiers davantage insisté sur le conflit. Il n’y a guère eu de discussion, en revanche, sur la liste des cinq questions centrales et des quatre principes de base du convivialisme. Cinq questions : « La question morale : qu’est-il permis aux individus d’espérer et que doivent-ils s’interdire ? La question politique : quelles sont les communautés politiques légitimes ? La question écologique : que nous est-il permis de prendre à la nature et que devons-nous lui rendre ? La question économique : quelle quantité de richesse matérielle nous est-il permis de produire, et comment, pour rester en accord avec les réponses données aux questions morale, politique et écologique ? Libre à chacun d’ajouter à ces quatre questions, ou pas, celle du rapport à la surnature ou à l’invisible : la question religieuse ou spirituelle. » Ou, dit autrement, la question du sens. 4. « S’opposer sans se massacrer », la formule est de Marcel Mauss, dans l’Essai sur le don. Et il ajoutait : « … et se donner sans se sacrifier ». Présentation 11 Le Manifeste précise que la seule politique légitime est celle qui s’inspire d’un principe de commune humanité, de commune socialité, d’individuation et d’opposition maîtrisée. « Principe de commune humanité : par-delà les différences de couleur de peau, de nationalité, de langue, de culture, de religion ou de richesse, de sexe ou d’orientation sexuelle, il n’y a qu’une seule humanité, qui doit être respectée en la personne de chacun de ses membres. Principe de commune socialité : les êtres humains sont des êtres sociaux pour lesquels la plus grande richesse est la richesse de leurs rapports sociaux. Principe d’individuation : dans le respect de ces deux premiers principes, la politique légitime est celle qui permet à chacun d’affirmer au mieux son individualité singulière en devenir, en développant ses capabilités, sa puissance d’être et d’agir sans nuire à celle des autres, dans la perspective d’une égale liberté. Principe d’opposition maîtrisée : parce que chacun a vocation à manifester son individualité singulière, il est naturel que les humains puissent s’opposer. Mais il ne leur est légitime de le faire qu’aussi longtemps que cela ne met pas en danger le cadre de commune socialité qui rend cette rivalité féconde et non destructrice. La politique bonne est donc elle qui permet aux êtres humains de se différencier en acceptant et en maîtrisant le conflit. » Ce qui contredit au premier chef à ces quatre principes, et qui empêche du même coup de trouver réponse aux cinq questions principales du vivre-ensemble, c’est le cercle vicieux qui relie, à des degrés plus ou moins forts de proximité et de connivence, l’hubris, la corruption, l’explosion des inégalités, le capitalisme rentier et spéculatif, les paradis fiscaux et le crime organisé. Face à cela, le mot d’ordre le plus aisément universalisable est celui de la lutte contre la corruption et les inégalités, dont la traduction la plus concrète est l’instauration conjointe d’un principe de revenu minimum et de revenu maximum. Aucune communauté politique ne peut être considérée comme légitime si elle viole les principes de commune humanité et de commune socialité en laissant des couches plus ou moins importantes de la population sombrer dans l’abjection de la misère ou, à l’opposé, de l’extrême richesse. Sur quelles armes un mouvement convivialiste pourrait-il compter pour affronter les ennemis redoutables mentionnés à 12 Du convivialisme comme volonté et comme espérance l’instant ? L’arme première, celle qui est déjà à l’œuvre partout mais trop épisodiquement, sera le sentiment d’indignation. Mais il ne permettra d’avancer véritablement que, si dans tous les endroits où il explose et se manifeste, il s’accompagne de la conscience explicite de la communauté des luttes comparables menées partout à travers le monde, dans tous les pays et dans tous les types d’activité. Le but premier du Manifeste convivialiste est de proposer un symbole, un signifiant commun permettant, s’il « prend », de les nommer et de se dire. Bien sûr, pour cristalliser, ces révoltes devront déboucher sur tout un ensemble de dispositions juridiques et politiques5, mais rien ne se fera dans cette direction qui ne soit précédé d’énormes mouvements de l’opinion publique et de la mobilisation de larges masses. La honte, aussi, parce qu’elle est le corollaire de l’indignation, aura aussi son rôle à jouer. Et peut-être, au bout du compte, le plus décisif. Ce sentiment qu’il y a des choses qui ne se font pas parce qu’elles violent la commune humanité, la commune socialité, la common decency. Aucune mutation historique, aucune évolution, aucune révolution politique, sociale ou religieuse n’a été possible, en effet, sans que des membres des couches dominantes ne rallient la cause des dominés en sacrifiant leurs intérêts immédiats, matériels, de pouvoir ou de prestige, à des intérêts supérieurs, les intérêts de commune humanité et de commune socialité. Ou, plus simplement, l’intérêt de pouvoir se regarder dans la glace sans détourner le regard. Peut-être, avant même de songer à pouvoir imposer quelque dispositif légal que ce soit, un mouvement convivialiste en voie d’internationalisation pourrait-il définir un seuil au-delà duquel l’extrême richesse lui semble moralement indéfendable. Nul ne peut exclure que nombre de ceux qui bénéficient actuellement (ou croient bénéficier) de cette extrême richesse y renonceraient alors d’eux-mêmes et que ce mouvement fasse boule de neige6. 5. Voir, en ce sens, la critique du Manifeste par Christian Lazzeri. 6. Bien sûr, certains de nos amis sont restés sceptiques, comme le seront sûrement nombre de nos lecteurs, face à cet appel à l’indignation morale. À titre d’exemple de la puissance potentielle de cette arme, on peut rappeler la non-violence de Gandhi, ou ce fait étonnant rapporté par Hannah Arendt dans Eichmann à Jérusalem : pas un Juif danois n’a été déporté sous l’occupation nazie malgré les demandes incessantes de Berlin, auxquelles les Danois répondaient calmement : Impossible, ça ne se fait pas chez nous. À tel point que les autorités nazies locales n’osaient pas insister. Présentation 13 Mais à quel niveau fixer la barre qui sépare la pauvreté de la misère, la richesse admissible de l’extrême richesse, inadmissible ? Sous quelle forme, selon quelles modalités instaurer revenus minimum et maximum ? Cela dépend, évidemment, des situations locales, et de débats citoyens à mener. Pour que la question puisse être posée, il faudrait que les principes et les analyses présentés dans le Manifeste commencent à trouver des représentants chez les acteurs de la vie politique. Nous sommes loin d’en être là. Le travail à faire, pour l’instant, est un travail de conquête de l’opinion, un travail d’hégémonie, au sens où l’entendait Gramsci. Et, avant même que la question politique puisse être soulevée, il faut être sûr que les thèmes convivialistes trouvent écho auprès de la société civique, puisque rien ne se fera sans elle. Sur ce numéro Un an après la publication du Manifeste convivialiste, le présent numéro du MAUSS se propose de faire le point sur les questions qu’il soulève, les avancées qu’il permet et les obstacles qu’il rencontre. Comme de très nombreux auteurs sont ici réunis, qui voient chacun le convivialisme sous un angle spécifique, et comme il ne saurait être question de prétendre synthétiser leur propos, contrairement aux habitudes de la Revue du Mauss on ne tentera pas de donner un aperçu un peu détaillé de chaque article ni d’indiquer la voie ou la vision générales qui semble s’en dégager, puisqu’il appartient à chacun d’en tirer les leçons qui lui semblent les plus pertinentes. Le mieux est de laisser le lecteur cheminer à sa guise. Munissons-le simplement de quelques indications sommaires pour lui faciliter cette randonnée. Introductions générales au convivialisme Dans une première partie, introductive, on trouvera trois lectures ou interprétations générales, très complémentaires, du convivialisme, respectivement par Marc Humbert, Elena Pulcini et Patrick Viveret. Paulo Henrique Martins en décrit les harmoniques avec le projet bolivien du bien vivir. Philippe Frémeaux, en s’appuyant notamment sur le livre important de Richard Wilkinson et Kate Pickett, Pourquoi l’égalité est meilleure pour tous, montre 14 Du convivialisme comme volonté et comme espérance pourquoi le projet de bâtir des sociétés moins inégalitaires ne se recommande pas seulement pour des raisons morales. C’est qu’à ressources matérielles égales on y vit nettement mieux et plus agréablement, et cela est vrai aussi pour les plus riches et les mieux lotis qui, contrairement à ce qu’on pourrait croire, sont perdants, eux aussi, au jeu de la course à l’inégalité. En croisant ces analyses avec d’autres qui mesurent la corrélation entre sentiment de confiance et état de bien-être, on arriverait facilement à la conclusion qu’on peut vivre deux fois mieux, à niveau de ressources matérielles égales, selon que le contexte social est plus ou moins égalitaire (ce qui ne vaut pas dire égalitariste) et confiant, ou, au contraire, marqué par de fortes inégalités et par un climat de défiance générale7. Roland Gori et Bernard Perret touchent, quant à eux, aux trois questions cruciales dont le caractère de plus en plus pressant justifie la démarche convivialiste : la question de la finitude, celle de la démesure et celle de la mesure. À des degrés de conscience plus ou moins avancés, nous sommes tous en train de découvrir l’inexorable finitude de notre monde dont les ressources ne sont pas infinies et exploitables à merci. Et cette finitude se fera sentir d’autant plus vite et implacablement que l’humanité restera en proie à la démesure (hubris), à une volonté de toute-puissance. Face à ce double défi, la démarche convivialiste consiste en une recherche de la juste mesure. Mais quelle place, dans cette optique, accorder aux instruments de mesure ? Il y a là un dilemme, crucial et complexe, à affronter en toute lucidité. D’une part, en effet, il va nous falloir apprendre à faire les comptes, à compter avec toujours plus de précision les ressources dont nous disposons encore, l’eau non polluée, l’air respirable, la terre féconde disponible, les matières premières encore utilisables, etc. D’autre part, nous voyons bien comment toutes les politiques de gestion par le chiffre, le néomanagement avec son cortège de reportings et de benchmarkings, se présentent comme 7. Dans un article récent (« How Inequality hollows out the soul », International New York Times, 3 février 2014, p. 8), Ronald Wilkinson et Kate Pickett font état de nouvelles données qui montrent ou confirment comment, à système médical et enregistrements statistiques équivalents, les maladies mentales, schizophrénie, dépression ou narcissisme, sont trois fois plus fréquentes dans les pays très inégalitaires (États-Unis, par exemple) que dans ceux qui sont plus égalitaires (Allemagne ou Japon, par exemple) et comment ceci est lié à l’inquiétude statutaire, étroitement corrélée à l’accroissement des inégalités. Présentation 15 le bras séculier du capitalisme rentier et spéculatif et produisent un effet à la fois de sidération et d’assujettissement de tous ceux qui tentent de lui résister au nom d’autres logiques et d’autres idéaux. À la politique par les chiffres, conclut Roland Gori, il faut opposer celle de la parole : « Il nous faut réapprendre, écrit-il, à vivre et penser dans la contradiction, irréconciliés peut-être, mais refusant l’humiliation des crimes de la logique et du calcul, avides des paroles d’autrui sans lesquelles il n’y a pas davantage de démocratie que de subjectivité authentique8. » Gus Massiah, enfin, dresse un inventaire très complet de toutes les voies alternatives au néolibéralisme qui s’expriment dans les forums sociaux mondiaux. À compléter par la lecture de l’article d’Ahmet Insel, déjà mentionné. Qu’un monde plus convivial est possible, souhaitable et nécessaire. Quelques exemples Dans la deuxième partie, on examine les sujets ou les secteurs plus particuliers dans lesquels une démarche convivialiste est susceptible de se révéler particulièrement bienvenue ou éclairante. Avant de les détailler, il faut se convaincre qu’une telle démarche n’est en rien de l’ordre du vœu pieux ou de l’idéalisme stérile. Jacques Lecomte renvoie pour le montrer à un important matériau empirique qui atteste que le convivialisme, c’est-à-dire l’attitude confiante et coopérative, « existe », que « ça marche », que ce soit en matière d’enseignement, de politique pénale ou de gestion des entreprises, par exemple. Diagnostic amplement confirmé par François Flahault en ce qui concerne l’école, et généralisé par Pierre-Olivier Monteil qui identifie le convivialisme à une politique de la confiance. Claude Alphandéry et Jean-Louis Laville dégagent les harmoniques possibles entre convivialisme et économie sociale et solidaire. Le développement de l’économie sociale et solidaire (ESS) représente une partie de la réponse au problème du chômage de masse qui tend à devenir structurel, même si sa visée excède de beaucoup ce problème. Mais, au-delà de l’ESS, quels remèdes rechercher ? Pour 8. Sur ce sujet, parmi une très vaste littérature, voir le tout dernier livre publié aux éditions Mille et une nuits, sous la direction de Barbara Cassin, Derrière les grilles. Sortons du tout-évaluation. Voir également Vincent de Gaulejac, La Recherche malade du management, Quae, Paris, 2012. 16 Du convivialisme comme volonté et comme espérance Dominique Méda, ils passent nécessairement par une réduction du temps de travail. Jean-Baptiste de Foucauld suggère pour sa part toute une série de mesures qui convergeraient vers un Pacte civique pour l’emploi auquel les citoyens, les diverses organisations qui structurent la vie économique et sociale, et les responsables politiques (seraient) invités à adhérer. L’inspiration commune, en arrière-plan de ces deux approches à la tonalité bien différente, est l’appel à une politique du temps et, plus spécifiquement peut-être, à une politique du temps choisi, permettant le plus possible à chacun d’arbitrer entre plus de revenu monétaire et plus de subordination salariale, ou moins de revenu monétaire mais plus de liberté (ou moins de subordination). Mais rien ne se fera véritablement si, au-delà de l’indispensable critique du néomanagement, on n’appelle pas à une réforme de la gestion et à une refondation de l’entreprise. On lira, en ce sens, l’éclairante mise au point d’Armand Hatchuel sur l’idée même de gestion. Cinq contributions éclairent, ensuite, certaines des voies d’un approfondissement nécessaire de l’expérience et de l’exigence démocratiques. Antoine Bevort appelle à ne pas se laisser intimider par les supposées menaces de populisme et à faire confiance à une logique de démocratie radicale9. Anne-Marie Fixot montre comment, pour surmonter l’échec des politiques de la ville et des appels incantatoires à la participation des habitants, il faut instaurer en matière d’urbanisme, en complément des maîtrises d’œuvre et d’ouvrage, une « maîtrise des usages » qui suppose que les citoyens intéressés ne soient pas seulement informés ou consultés épisodiquement (quand ils le sont…) mais équipés d’une expertise suffisante pour pouvoir effectivement faire valoir leur point de vue. Comme dans les conférences de consensus10. Voilà qui pose la question des rapports et de la frontière entre la sphère de la technique et de l’expertise, d’une part, celle de la citoyenneté et de la délibération démocratique, de l’autre. 9. Deux livres parus depuis la rédaction de son article viennent à l’appui de son propos : David Van Reybrouck, Contre les élections, Babel, Paris, 2014 ; et Olivier Christin, Vox populi. Une histoire du vote avant le suffrage universel, Seuil, « Liber », Paris, 2014. 10. On revient sur l’opposition possible entre ces deux conceptions dans l’article d’Alain Caillé, « Fragments d’une politique convivialiste ». Voir infra. Présentation 17 Le grand intérêt de l’article d’Andrew Feenberg, un des principaux philosophes de la technique contemporains, est de montrer comment le pouvoir de la technocratie repose sur la certitude qu’il existe une sphère de la technique socialement et axiologiquement neutre, et donc indiscutable par le profane. Ce qu’Andrew Feenberg nomme théorie critique de la technologie, ou constructivisme critique soutient, au contraire, que « la technique présente un biais inhérent… autrement dit, qu’elle n’est ni universelle ni neutre par rapport aux valeurs ». C’est par ce biais que le débat démocratique peut et doit s’emparer également des questions techniques et manifester ainsi une agence, une capacité d’agir technique. Mais pour que des citoyens s’emparent des questions urbanistiques ou techniques, encore faut-il… qu’il y ait des citoyens, intéressés par le bien commun et la chose publique. Est-ce toujours le cas ? L’individu ne s’est-il pas substitué au citoyen ? Sylvain Pasquier nous rassure en dégageant les traits d’un individu altruiste en passe de devenir le fer de lance actif du convivialisme. Un individu altruiste qui sera peut-être, plus généralement, le militant de cette laïcité conviviale que dépeint Jean Baubérot, une laïcité non pas exclusive et de combat, mais inclusive et réconciliatrice. Sylvie Gendreau, enfin, dans un tout autre champ, décrit une expérience artistique convivialiste prise par elle. Espérons que ce soit là le début d’une foule d’initiatives comparables, car il est clair que le convivialisme n’aura aucune chance de succès s’il ne sait pas parler au plus grand nombre, et cela ne se fera pas à travers des concepts, comme on le fait ici puisque nous sommes entre intellectuels, mais à travers des récits, des sons et des images. Le convivialisme sera, entre autres mais notamment, artistique, ou il ne sera pas. Mais pourquoi dire « il sera » ? N’est-il pas un peu partout et toujours déjà là, comme le montre Jacques Beaumier, en termes étonnamment simples et parlants, à partir de son expérience montagnarde ? Fondements théoriques, prolongements, accords et désaccords La troisième partie propose à la fois des pistes d’approfondissement théorique et un ensemble de discussions. 18 Du convivialisme comme volonté et comme espérance Approfondissements théoriques avec un second article de François Flahault posant fermement que la vie sociale doit être considérée comme une fin en soi – proposition lourde d’implications –, ou avec la réflexion très dense menée par le philosophe italien Francesco Fistetti qui aboutit à la conclusion que la perspective convivialiste est la seule capable de nous faire passer du stade politique actuel, que l’on peut qualifier avec Colin Crouch, de postdémocratique, à une démocratie cosmopolitique11. @Philippe Chanial, pour sa part, analyse de façon très serrée la question tout à fait centrale de la place à accorder à la demande des droits en vue d’une synthèse souhaitable, dans une perspective d’autolimitation, des trois séries de droits hérités – les droits civils du libéralisme, les droits politiques du républicanisme et les droits sociaux de la social-démocratie – et des nouveaux droits à conquérir, les droits écologiques et les droits associatifs. Trop de droits ne tuent-ils pas les droits ? Et trop de gratuité ne tue-t-elle pas la gratuité ? C’est la question qu’on se posera en lisant le commentaire par Simon Borel d’un numéro de la revue Multitudes, qui met en doute les vertus émancipatrices de la gratuité sur Internet dont pourtant cette revue s’était fait le champion. Et si cette gratuité n’était qu’une forme ou un moyen de l’exploitation moderne ? Belle question pour le convivialisme. Mauro Magatti et Laura Gherardi situent quant à eux le convivialisme par rapport à d’autres projets comparables, notamment par rapport à la perspective de la générativité. Approfondissements, encore, mais sous la forme de la discussion et de l’expression des accords et des désaccords avec des interventions de François Fourquet, Ahmet Insel, Christian Lazzeri et Elena Pulcini, et des éléments de réponse par Alain Caillé, pour relancer la discussion. Quels prolongements donner à ces discussions, quelles implications pratiques, i. e. militantes et politiques, en tirer ? Thomas Coutrot, coprésident d’Attac, esquisse en ce sens le portrait d’une société convivialiste possible qui serait une société de « la bonne vie pour tous ». Alain Caillé donne le compte rendu d’une 11. Ce texte est la traduction de l’importante préface à la traduction italienne de Pour un manifeste du convivialisme, d’Alain Caillé, op. cit., rédigée par Francesco Fistetti. Présentation 19 discussion récente entre une quinzaine d’auteurs du Manifeste (ou assimilés) qui s’étaient fixé comme règle du jeu de proposer chacun trois mesures convivialistes, c’est-à-dire permettant selon eux d’améliorer sensiblement notre qualité de vie – dans le souci de la bonne vie pour tous –, sans que cela implique un financement particulier. Indépendamment, donc, de toute attente d’accroissement du PIB. On le verra : tout cela est encore loin de former un programme électoral12, mais des pistes se dessinent. Ou, plutôt, une certaine manière de poser les questions se fait jour, tout autre que celle qui anime le discours de l’expertise technocratique. Comment avancer et aller plus loin ? Il était nécessaire que des intellectuels, dont c’est le métier, se réunissent pour mettre noir sur blanc quelques idées-forces qui les rassemblent en soupesant les formulations possibles. Mais tout ceci n’aura de sens que si tous ceux qui bâtissent, chacun à sa manière, une société civique, reconnaissent effectivement dans ces formulations celles qu’ils ont déjà proposées et qu’ils mettent en œuvre, parfois depuis longtemps, et les enrichissent à leur tour de leurs réflexions et de leurs inventions. Le Manifeste a réussi à regrouper un certain nombre d’intellectuels13 qui ont su surmonter leurs divergences. Bien plus important et nécessaire, mais bien plus difficile, sera de regrouper tous les réseaux et multiples associations ou associations d’associations qui constituent cette société civique, pour qu’ils puissent enfin peser et contribuer activement au basculement des mentalités, au renversement d’hégémonie, nécessaire à une survie civilisée. Ce n’est pas facile mais nullement désespéré puisque, d’ores et déjà, ce qui constitue certainement le plus grand regroupement de la sorte en France, les États généraux du pouvoir citoyen, se reconnaît dans le convivialisme14. Peut-être parce que, comme le dit très bien une de ses animatrices, Laurence Baranski, 12. Et d’autant moins que deux questions essentielles, au moins, n’y sont absolument pas abordées : celle de la transition énergétique et celle de l’Europe. 13. On aurait pu et pourrait en réunir infiniment plus. L’idée était d’amorcer une discussion entre intellectuels connus pour leurs engagements dans le débat public et, plus précisément, pour leur réflexion sur les contours d’une société alternative possible. 14. Les États généraux du pouvoir citoyen réunissaient, lors de leur création le 12 octobre 2013, cent trente-sept associations ou réseaux associatifs, parmi lesquels : Attac, Cigales, Citoyens du monde, les Colibris, le collectif de la Transition citoyenne, le collectif Richesses, le collectif Roosevelt, Copernic, Crida, Dialogue en humanité, la FSU, SOS, la Cimade, La Nef, le Labo de l’ESS, la Vie nouvelle, le Pacte civique, 20 Du convivialisme comme volonté et comme espérance la grande force du Manifeste, c’est… qu’il ne dit rien. Rien de très concret et déterminé, si l’on veut, mais que, du coup, en « ne disant rien », il dit tout, puisque chacun peut y projeter sa volonté et ses espérances. C’est sans doute le mieux à quoi puisse prétendre, en effet, un texte de cette nature. Ce début est prometteur, mais pour qu’il porte ses fruits il faudra se doter d’outils d’information, de dialogue et de coordination informatiques plus puissants et actifs. Et il faudra aussi traduire les idées exposées par le Manifeste, encore passablement abstraites, dans un langage plus directement accessible aux plus jeunes. Et, surtout, apprendre à moins mettre l’accent sur les menaces du présent, aussi réelles et graves soient-elles, pour commencer à décrire concrètement en quoi l’avènement d’une société convivialiste serait effectivement bénéfique pour tous. Bénéfique pour le plus grand nombre en tout cas, parce que ce serait une société où personne ne serait laissé sur le carreau et abandonné à la misère, où l’école enseignerait autant ou plus à vivre qu’à triompher de ses camarades, à créer plutôt qu’à répéter, où la justice serait rendue vite et sereinement sans laisser de ressentiment, où la prison, resocialisante, permettrait une véritable réinsertion plutôt que de pousser à la récidive, où la police serait l’amie de tous ceux qui aspirent à une société civique, où la richesse, raisonnable, des plus riches alimenterait la vie civile au lieu de servir à afficher la morgue des vainqueurs du moment et à alimenter le cycle infernal des mépris et des envies. Bref, une société confiante en elle-même parce que chacun de ses membres aura confiance dans les autres et dans son propre avenir. Ainsi formulé, on mesure le chemin qu’il reste à parcourir. Encore un effort, un gros effort, cependant, pour être enfin civilisés, serait-on tenté de dire. Quelles chances avons-nous d’y parvenir ? Ne faudrait-il pas, pour cela, parvenir à mobiliser des millions, puis des dizaines ou centaines de millions de personnes à l’échelle du globe ? Quelle énergie passionnelle pourrait-elle être assez puissante pour déclencher de telles mobilisations ? Le foyer des passions de masse a jusqu’ici toujours été alimenté, pour le meilleur ou pour le pire, par les espérances religieuses ou quasi religieuses, qu’il se le Mouvement de la Paix, la Ligue de l’enseignement, le parti pirate, Pouvoir d’agir, SOL, etc. Soit des milliers d’associations locales. Présentation 21 soit agi de l’attente du paradis post mortem ou d’une forme ou une autre de paradis (ou au moins de purgatoire) sur terre. On trouvera dans l’article d’Éric Sartori le rappel d’une utopie qui eut son heure de gloire, celle d’une religion de l’humanité, imaginée par Auguste Comte et développée par son disciple anglais (quasiment inconnu en France) Frédéric Harrison, dont Éric Sartori présente les thèses principales. Peut-être le convivialisme n’est-il pas sans affinités avec une religion de l’humanité étendue à la nature et faut-il l’assumer comme tel. À condition, bien sûr, de s’entendre sur l’idée même de religion et de convenir, avec le célèbre philosophe américain Ronald Dworkin, récemment décédé, qu’il est tout à fait possible d’avoir une religion sans Dieu ou sans dieux, et donc d’être, comme Einstein, un athée religieux. Car l’attitude religieuse en tant que telle consiste, selon lui, à accorder de la valeur et, plus spécifiquement, à « reconnaître la vérité objective de deux jugements axiologiques fondamentaux. Le premier d’entre eux est que la vie humaine a un sens ou une importance objective […] », le deuxième postule que ce que nous appelons la « nature15 – l’univers comme tout et dans toutes ses parties – n’est pas simplement un fait, mais quelque chose de sublime en soi – quelque chose qui possède une valeur intrinsèque et qui mérite d’être admiré16. » Sans doute Ronald Dworkin aurait-il signé le Manifeste convivialiste. Libre Revue Dans la partie Libre Revue de ce numéro, on lira le commentaire par Mark Anspach d’un livre qui a donné lieu à une célèbre série télévisée, Hunger Games17. Où l’on voit que même dans une situation particulièrement cruelle où chacun n’a plus le choix qu’entre tuer ou être tué, la force du don permet de surmonter l’adversité. Du don comme condition du convivialisme. 15. Ou, si l’on préfère, à la nature ou au cosmos. Voir, sur ce point, le numéro 42 de la Revue du MAUSS, « Que donne la Nature ? L’écologie vue du don ». Et, plus particulièrement, dans une même inspiration, l’article d’Henri Raynal, « L’émulation originelle ou l’attente ». 16. Ronald Dworkin, Religion sans Dieu, Labor et Fides, Genève, 2014, p. 18. 17. Suzanne Collins, Hunger Games, trad. Guillaume Fournier, Pocket Jeunesse, Paris, 2009. 22 Du convivialisme comme volonté et comme espérance On lira également un commentaire très éclairant de Francesco Callegaro sur une nouvelle version, récemment parue, du beau texte de Mauss sur la Nation. Toujours éminemment actuel parce que le convivialisme ne pourra pas ne pas affronter la question de la place qu’il convient de réserver au principe national dans l’optique d’une démocratie convivialiste en voie de mondialisation. Jean-Michel Le Bot revient sur la question du statut du constructivisme, si dominant dans les sciences sociales pour donner une version clarifiée et raisonnable de certains énoncés de Bruno Latour, si central dans ces débats et que son amour des paradoxes conduit parfois à des énoncés qui laissent perplexes. Et Nicolas Pinet interroge de façon surprenante l’engagement politique des jeunes non engagés. I. Du convivialisme comme volonté et comme espérance Introductions générales au convivialisme Les tâches d’un mouvement convivialiste Patrick Viveret Le Manifeste convivialiste rencontre un écho important dans nombre de mouvements écologistes, sociaux et citoyens, tels ceux que l’on retrouve au sein des « États géneraux du pouvoir citoyen ». Il constitue en effet une référence théorique qui permet, comme l’affirme le projet des « Dialogues en Humanité », de considérer la question humaine, et sa difficulté, comme la première question politique. C’est bien, en effet, la difficulté du « vivre ensemble » la condition humaine, donc du con-vivere qui conduit aux formes multiples de maltraitance par lesquelles l’humanité se mutile elle-même, et entretient un rapport guerrier à la nature et aux autres êtres vivants. Pour une réponse systémique aux différentes formes de maltraitance qu’exprime la captation de richesse (par le capitalisme financier), de pouvoir (par les oligarchies et les despotismes) et de sens (par les fondamentalismes), il est donc nécessaire de construire ce que les États généraux de l’économie sociale et solidaire ont appelé la dynamique du REV afin d’associer des formes de résistance créatrice, d’expérimentations anticipatrices et de vision transformatrice qui cherchent à respecter trois exigences : — une exigence de cohérence pour traiter les grands défis de l’Humanité conjointement : il y a, paradoxalement, une opportunité dans la coïncidence de ce que l’on appelle paresseusement les « crises », et qui relèvent en réalité, d’un côté, d’une grande transformation plus importante encore que celle qu’analyse Karl Polanyi dans son livre célèbre, de l’autre, d’une grande extorsion caractérisée par le transfert massif au cours des années, marquées par la mise en œuvre des poli- 26 Du convivialisme comme volonté et comme espérance tiques favorables au capitalisme financier, des revenus du travail vers les revenus du capital. Par exemple, le dérèglement climatique appelle une décélération de la course folle à la vitesse, à la production et à la consommation, et il peut y avoir un bon usage de la crise financière dont le moteur à explosion est cette fois sérieusement enrayé ; de même, il n’y a de « relance » possible que si elle est cohérente avec un développement écologique et humain soutenable, sauf à creuser notre tombeau écologique et social pour mieux tenter de sauver le système financier ; — une exigence de retour à la mesure car c’est la démesure, comme le souligne le Manifeste convivialiste qui est à l’origine aussi bien de l’insoutenabilite écologique de nos modèles économiques (effets destructeurs d’un productivisme forcené), du décalage abyssal au cœur de la crise financière entre économie spéculative et économie réelle que du creusement dramatique des inégalités sociales tant à l’échelle planétaire qu’au sein de chacune des sociétés (cf. la dernière statistique révélée par Oxfam : la fortune personnelle de quatre-vingtcinq personnes est égale au revenu cumulé de la moitié du « peuple de la terre », soit 3,5 milliards d’êtres humains). Ajoutons que c’est aussi la démesure, mais cette fois dans le rapport au pouvoir, qui a conduit, il y a vingt-cinq ans, à l’implosion de l’empire soviétique. Ce dernier point est à rappeler afin d’éviter de s’engager dans un mouvement pendulaire de type années 1930 où l’on réagit aux excès du « fondamentalisme marchand » par les abus des formes dirigistes autoritaires, voire totalitaires ; — une exigence de justice enfin, car on ne peut garantir à tout être humain de ne pas basculer dans la pauvreté, voire la misère, à l’occasion de ces grands dérèglements que si l’on cesse de vouloir garantir tous les avoirs d’une économie casino qui conduiraient alors tous les États, y compris les plus riches, à la faillite (les produits dérivés, par exemple, sont évalués à plus de 700 000 milliards de dollars, comme le rappelle souvent Michel Rocard citant les chiffres de la banque des règlements internationaux). La crainte de Paul Krugman, prix Nobel d’économie, évoquant le risque d’une crise de type sud-américain pour les États-Unis est loin d’être exclue. Ces trois exigences peuvent être ordonnées dans la perspective positive du convivialisme et du buen vivir car ce sont des politiques et des économies du mieux-être qu’il faut bâtir face aux coûts et aux « coups » gigantesques du mal-être et de la maltraitance. C’est Les tâches d’un mouvement convivialiste 27 ainsi que les seules dépenses annuelles en armements et stupéfiants représentent plus de dix fois les sommes requises par les objectifs du millénaire des Nations unies, tandis que les dépenses de publicité les représentent plus de cinq fois, alors qu’elles sont pour l’essentiel, le détournement d’un désir dans l’ordre de l’être (aspiration au bonheur, à l’amour, à la sérénité, etc.), dans l’ordre du désir de consommation et de possession (cf. la phrase fameuse de Gandhi : « Il y a suffisamment de ressources sur cette planète pour répondre aux besoins de tous mais pas assez s’il s’agit de satisfaire le désir de possession de chacun »). Une telle perspective est sous-tendue par une perspective radicale de démocratie et de paix, deux aspirations majeures qui risquent d’être mises à rude épreuve par l’enchaînement classique de type années 1930 : crise financière > crise économique > crise sociale > peur, voire panique (en particulier des classes moyennes basculant dans la régression émotionnelle et sensible aux arguments simplificateurs) > logiques guerrières, qu’elles soient civiles ou internationales (par exemple : un pays nucléaire sombrant dans le chaos constitue une menace majeure pour la paix). Dans cette perspective il faut envisager : – des propositions d’alliances civiques larges, notamment avec la partie des institutions internationales, des entreprises, des familles spirituelles, etc. prêtes à jouer le jeu de ces avancées ; – un mouvement convivialiste plus exigeant à construire autour de l’appel de Gandhi : « Soyez vous-mêmes le changement que vous proposez » –, ce qui renvoie à toutes les formes d’expérimentation du rapport entre les « trois intelligences » (du corps, du cœur et de l’esprit). Dans ce mouvement expérimentant lui-même ses propres propositions, il est important de réfléchir sur la question des formes économiques autour du mieux-être changeant le rapport à la richesse et à l’argent (par exemple avec de nouveaux indicateurs de richesse et l’usage, en interne, de monnaies et de formes d’échange solidaires) et des initiatives politiques changeant le rapport au pouvoir (cf. le pouvoir citoyen entendu comme pouvoir d’agir coopératif différent des formes de la politique compétitive en lutte pour le POUVOIR comme conquête). Il faut, en ce sens, utiliser toute la boîte à outils riche de la « haute qualité démocratique ». Il y a en effet à construire des alternatives à l’obsession compétitive, pas seulement dans l’ordre 28 Du convivialisme comme volonté et comme espérance économique (économie sociale et solidaire) mais aussi dans l’ordre politique, éducatif et spirituel. On ne régulera pas une économie fascinée par les logiques guerrières par des systèmes politiques fascinés par des formes de compétition guerrière ou des Églises qui considèrent que seul le sens qui les anime est acceptable. Car les vaincus de ces guerres, qu’elles prennent des formes économiques, politiques ou religieuses, deviennent des vaincus de la vie, « ces hommes en trop » dont Hannah Arendt montrait, dans son texte fameux sur la banalité du mal, qu’ils sont l’indice majeur de tout phénomène totalitaire. Un mouvement déjà là… Un tel mouvement ne part pas du néant : il est déjà présent, sous des formes multiples, à travers les initiatives d’une très grande richesse émanant de ces nouvelles forces de vie que les enquêtes sociologiques évoquent sous le terme d’émergence des « créatifs culturels1 ». Il suffit de lire les publications de plus en plus relayées par des médias importants comme Reporters d’espoir2 pour se rendre compte de l’importance et de la vitalité des projets alternatifs au modèle dominant qui sont nés ces dernières années. Le livre de Bénédicte Manier, Un Million de révolutions tranquilles (Les Liens qui libèrent, 2012) en apporte un témoignage saisissant. Mais encore à construire… Mais ce foisonnement est aujourd’hui marqué par une double limite : 1) Il s’agit encore d’un vaste puzzle éclaté et chacun est tellement pris par ses propres projets qu’il n’a que très peu connaissance du 1. Voir en particulier deux livres aux éditions Yves Michel : Paul H. Ray et Sherry Ruth Anderson, L’Émergence des créatifs culturels, Gap, 2001, et Association Biodiversité culturelle, Les Créatifs culturels en France, préface de Jean-Pierre Worms, Gap, 2006. 2. Reporters d’espoir s’est associé par exemple récemment et avec un succès grandissant, avec Libération et Courrier International pour construire des numéros plaçant des reportages et des enquêtes sur ces mouvements au cœur de la lecture de l’actualité. Les tâches d’un mouvement convivialiste 29 mouvement d’ensemble : le résultat est que ces « créatifs culturels » ou ces « coopérateurs ludiques », comme j’aime à les appeler pour montrer qu’ils rompent aussi bien avec la logique guerrière et puritaine du capitalisme autoritaire qu’avec le « militantisme sacrificiel » des vieilles postures alternatives, se croient extrêmement minoritaires et marginaux alors qu’ils sont déjà une des principales forces montante de l’avenir. Là où les enquêtes les situent notamment entre 12 % et 25 % (États-Unis), ou entre 17 % et 30 % (France), ils se vivent comme s’ils étaient 2 % à 3 %. Il nous faut donc passer du puzzle éclaté à la figure de la mosaïque car il ne s’agit évidemment pas d’aller construire un mouvement uniforme hiérarchique et centralisé ! Ici, le bon usage des nouvelles technologies de communication, en particulier du Web collaboratif, est un outil précieux. 2) Un tel mouvement, qui peut prendre la forme d’une vaste mutuelle d’initiatives et de projets liés entre eux par des valeurs et des règles d’échange et de partage (une charte commune) et par l’utilisation d’outils communs permettant la mutualisation croissante de ces projets, permettrait à la fois de lever le nez du guidon et de « coopérer pour ralentir », comme nous le disions lors du dernier « Dialogues en Humanité », car la somme des projets, événements, actions, sites, publications, etc. rassemblés au cœur de cette mutuelle offrirait à ses sociétaires beaucoup plus que ce que chacun des collectifs restreints lui propose aujourd’hui avec un investissement en temps, en énergie, en monnaie, etc. moindre du fait des ressources mises en commun. La brique de base d’un tel mouvement, qui place l’enjeu de la joie de vivre au cœur des alternatives politiques et sociétales à promouvoir, c’est l’échange d’expériences et de pratiques de mieuxêtre, ce que nous appelons aux « Dialogues » la posture « nanoub » (contraction ludique de « nous allons nous faire du bien ! »). Joie de vivre et solidarité sont en effet les deux ressources majeures face aux phénomènes de peur et de sauve-qui-peut individualistes qui risquent de se développer dans les temps bouleversés que nous allons connaître. Il faut toujours avoir à l’esprit que la force de mouvements intégristes, autoritaires, voire totalitaires, dans ce genre de période, vient de l’instrumentation de ce que Wilhem Reich nommait « la peste émotionnelle » par des organisations proposant de retrouver une place, un sens, des moyens d’existence, voire, en prime, une arme, à des individus ou des groupes totalement déboussolés par la crise. Loin que la joie de vivre, le plaisir, l’art de vivre « à la bonne 30 Du convivialisme comme volonté et comme espérance heure » soit un luxe qui nous éloigne de l’urgence sociale c’est au contraire la ressource qui nous permet d’y répondre en sortant des logiques de peur, d’impuissance, de désespoir que sécrètent l’isolement et la panique. On a encore plus besoin de partager des méthodes permettant de mieux vivre le rapport au corps, au cœur, à l’esprit lorsqu’on participe à une lutte contre des expulsions de logement ou à l’organisation de soupes populaires que lorsqu’on est dans des situations beaucoup moins dramatiques. Il faut arrêter de croire que le fait d’être exclu ou dans la misère annule le désir ou la conscience. C’est même le contraire qui se passe. L’énergie tirée de cette joie solidaire, de ce plaisir partagé, a pour effet d’éviter de développer les classiques phénomènes compensatoires qui sont liés au mal-être, à commencer par l’exacerbation de l’égocentrisme ou le pouvoir de domination, qui sont des grands classiques au sein des mouvements alternatifs dans l’histoire, et finissent par produire ces logiques despotiques ou totalitaires dont le stalinisme fut la figure monstrueuse. Une lucidité sur la captation de richesse, qui est souvent le cas des mouvements critiques du capitalisme, s’accompagne rarement de la même lucidité sur la captation de pouvoir (problème clé des mouvements de type communiste, socialiste étatique ou des tenants d’un écologisme autoritaire) ou sur la captation de sens (posture des mouvements intégristes religieux, par exemple). Cette énergie créatrice libérée et non dévoyée dans de nouvelles impasses peut alors être pleinement disponible pour s’attaquer aux zones de hautes pathologies collectives où sévissent les grands malades « addicts » à l’argent, au pouvoir, à la gloire, etc., bref ces toxicomanes et ces dealers qu’il est légitime de soigner mais qu’il est irresponsable de placer à la tête d’États, d’entreprises, d’institutions internationales ou d’Églises. Face aux logiques de prédation et de captation de richesse, de montée des postures autoritaires, de guerre du sens, nous avons besoin d’inventer de nouvelles formes d’action civique, à l’instar de ce que Saul Alinsky appelait, dans son livre Rules for Radicals, le « jiu tsi tsu de masse », c’est-à-dire l’art d’une conflictualité non violente, imaginative… et drôle ! La lutte contre les inégalités, un objectif et une méthode Philippe Frémeaux Le Manifeste convivialiste part du constat qu’il est aujourd’hui plus qu’urgent, pour l’humanité, de s’engager sans tarder dans un autre modèle économique, politique et social, compte tenu des catastrophes que la poursuite du scénario « business as usual » ne manquera pas de provoquer, des catastrophes qui nous feraient revenir à la barbarie. De fait, la démocratie ne survivra pas aux crises qui s’annoncent si nous ne sommes pas capables, dès maintenant, de rompre avec les logiques actuelles. Mais les raisons qui conduisent à changer radicalement de modèle ne sont pas seulement défensives. Il est non seulement nécessaire mais aussi souhaitable de changer radicalement les finalités de l’activité économique. L’enjeu n’est pas de renoncer au bien-être mais, au contraire, de proposer une nouvelle vision du progrès, en rupture avec un modèle dont la résilience est nulle parce qu’il suppose une consommation effrénée de ressources non renouvelables et provoque une déstabilisation bientôt incontrôlable des équilibres climatiques. Pour le convivialisme tel que je le comprends, changer de modèle, c’est à la fois un objectif et une méthode. Une double dimension indissociable et au sein de laquelle la question des inégalités occupe une place centrale. Réduire les inégalités, dans notre pays et plus largement dans le monde, est d’abord un objectif parce que nous considérons que la 32 Du convivialisme comme volonté et comme espérance liberté et l’égalité de droits entre individus, qui est son corollaire, ne prennent leur sens que si elles s’accompagnent d’une réelle égalité des possibles, d’une réelle capacité à vivre dignement et à participer pleinement à la vie de la cité. Réduire les inégalités, c’est, en outre, le moyen de donner une meilleure vie à tous, pour paraphraser le titre de l’ouvrage de Richard Wilkinson et Kate Pickett1. Nous avons tous à gagner à vivre dans une société plus égalitaire. Cela suppose d’assigner de nouvelles finalités à l’activité économique, ici comme ailleurs ; de parvenir à casser la dynamique de la consommation ostentatoire et à donner la priorité à la production de biens et services dont la valeur est d’autant plus grande qu’ils bénéficient à tous : petite enfance, éducation, accès aux soins, préservation de l’environnement, mais aussi l’accès à une alimentation bonne, saine et soutenable, un logement décent, etc. Les chantiers ne manquent pas, qui ne sont pas seulement des « gisements d’emplois de services » mais des priorités pour mettre l’économie au service du bien-être. Tout cela n’ira pas sans une autre distribution des revenus, avant et après impôt, et d’autres façons d’évaluer la richesse. Réduire les inégalités, à nos yeux, c’est aussi une méthode. Une méthode car on ne changera pas radicalement de modèle économique sans casser la dynamique inégalitaire qui le caractérise et qu’il reproduit. Constatons, pour commencer, que l’idée d’une société de postcroissance demeurera particulièrement difficile à « vendre » aussi longtemps que le chômage de masse sera au rendez-vous et que les revenus d’assistance versés aux chômeurs et aux inactifs ne permettront pas de vivre dignement. La majorité des salariés et, avec eux, des organisations syndicales, seront demandeurs d’une croissance forte aussi longtemps que le niveau de l’emploi demeure directement corrélé à celui de l’activité économique. Le débat est ouvert entre nous sur les voies et moyens permettant de sortir de cette situation, entre partisans d’un revenu universel et partisans d’un retour à un nouveau plein-emploi, mais une chose est sûre, la première des inégalités qu’il faut combattre, c’est celle que 1. Richard Wilkinson, Kate Pickett, Pourquoi l’égalité est meilleure pour tous, préface de Pascal Canfin, Les Petits matins-Institut Veblen, Paris, novembre 2013. La lutte contre les inégalités, un objectif et une méthode 33 provoque la persistance du chômage de masse dans une société salariale. Mais l’attachement à la croissance, et à l’espérance de gains de pouvoir d’achat qui lui est liée, est aussi liée à la distribution inégalitaire des revenus et, avec elle, à la dynamique inégalitaire de la consommation. Une part croissante de l’activité, dans notre société, n’est pas destinée à satisfaire les besoins du plus grand nombre, mais à produire des biens et services consommés par une minorité, sans parler des biens et services de luxe dont le seul objet est de recycler le pouvoir d’achat hallucinant des plus riches… Dans ces conditions, les changements nécessaires sont craints par les plus riches, attachés à leurs privilèges réels ou symboliques ; mais aussi par une large partie des ménages, qui vivent dans la frustration et aspirent à sortir de leur situation. Plus grave, la surabondance et le gâchis côtoient le manque et la pauvreté. Tout l’enjeu, pour nous, est de gagner la bataille des idées face à tous ceux qui prennent argument de cette frustration et de cette pauvreté pour justifier de la nécessité de poursuivre dans la voie actuelle. Alors que la question est plutôt de se demander pourquoi, dans une société aussi riche, on compte toujours autant de pauvres. L’enjeu ici est bien de réorienter production et consommation pour produire plus de liens et moins de biens. Et cela sans renoncer au plaisir. Consommer, ce n’est pas seulement satisfaire ses besoins vitaux, « primaires », pour employer le jargon des économistes. Les biens et services que nous consommons portent toujours une fonction symbolique. Dans la société convivialiste à laquelle nous aspirons, chacun doit pouvoir avoir des vêtements qui le protègent du froid mais sans renoncer au droit à séduire, à affirmer son individualité. La nécessité de lutter contre les inégalités est tout aussi nécessaire quand on considère les inégalités entre pays. On le voit bien dans la difficulté à établir un compromis au niveau mondial pour faire face au changement climatique, comme l’a montré l’échec des différents sommets consacrés au sujet. Même constat pour d’autres négociations concernant la gestion de biens communs, comme les ressources des océans. En matière de changement climatique, les pays émergents estiment, à juste titre, que les pays développés portent l’essentiel de la responsabilité du stock de gaz à effet de serre accumulé dans l’atmosphère depuis le début de l’ère industrielle. 34 Du convivialisme comme volonté et comme espérance Face à ceux qui réclament un légitime droit au développement et des pays riches qui refusent de modifier leur trajectoire, aucun compromis ne peut être trouvé. Il est plus que temps, et c’est notre responsabilité historique au sein des pays les plus « développés », de donner à l’humanité un autre horizon que d’accéder aux standards de vie des plus riches habitants des États-Unis. Ce combat est d’autant plus essentiel que, dans un monde où les ressources existent en quantité limitée, la puissance est désormais perçue comme une condition de la survie par tous les grands États. La Chine, elle aussi, investit dans sa marine de guerre afin de protéger ses voies d’approvisionnement en énergie… La fuite en avant dans la croissance devient une exigence pour se prémunir des conséquences mêmes de la croissance. D’où l’urgence à imposer une alternative convivialiste rompant avec les formes de la mondialisation actuelle, une alternative qui permettrait de préserver une société ouverte en développant des modes de production et de consommation résilients, moins dépendants de ressources importées et non renouvelables. Ce serait à la fois bon pour nos comptes extérieurs, bon pour l’emploi et, surtout, bon pour la paix. En conclusion, le projet convivialiste ne se résume pas à un changement « technique » de modèle économique et de modes de vie et de consommation destiné seulement à s’adapter à la crise écologique. Il s’agit d’aller vers une société où liberté et égalité se conjuguent, via une démocratie renouvelée et étendue, à tous les niveaux, dans toutes les sphères de la vie, une société plus douce à ses membres, moins inégalitaire, plus attentive aux besoins de tous et de chacun. C’est ainsi que nous pouvons réussir à rendre non seulement acceptable mais désirable une sortie de la démesure de notre modèle actuel. Choisir le convivialisme, c’est ouvrir la voie à une quête renouvelée du bien-être, du bien vivre individuel et collectif. Transition écologique ou choc de la finitude1 ? Bernard Perret J’avais prévu de traiter le thème « Il n’y aura pas de transition écolo sans révolution convivialiste », mais beaucoup de choses importantes et justes ont déjà été dites ce sujet, ce qui va me permettre de me concentrer sur un petit nombre de points. Pour faire écho au propos introductif d’Alain Caillé, j’ai envie de commencer par une observation à contre-courant sur la question du chiffre et de la quantophrénie. Beaucoup, parmi nous, pensent qu’il faut lutter contre l’abus des chiffres, la tendance à tout mesurer, et il est vrai que l’on assiste à une prolifération d’indicateurs, de classements et d’évaluations dont les effets pervers sont évidents. L’idéologie de la performance est en parfaite symbiose avec l’hégémonie du marché et l’individualisme, l’esprit de compétition qui nous dresse les uns contre les autres. Mais il faut aussi reconnaître que la préoccupation écologique ramène vite aux chiffres, et de manière encore plus radicale et contraignante ! Pour ne prendre qu’un exemple, les données sur le changement climatique et les émissions de gaz à effet de serre sont une affaire extrêmement sérieuse. Si on leur accorde un minimum de crédibilité, ces données objectivent réellement les conditions de notre survie collective, et nous serons tôt ou tard obligés d’en tenir le plus grand compte pour évaluer l’impact de toutes nos décisions. 1. Intervention du 17 décembre 2013 : « Quelle France voulons-nous dans dix ans ? Contre-prospective convivialiste », université Paris-VII, Paris. 36 Du convivialisme comme volonté et comme espérance Ceci m’amène à une réflexion, banale mais incontournable, sur l’ampleur du défi climatique et ses implications en termes de changement social. Vous connaissez tous les principales conclusions des rapports du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC). La France, pour sa part, s’est fixé pour objectifs de réduire de moitié, la consommation énergétique totale et par quatre les émissions de gaz à effet de serre à l’horizon 2050 (ces objectifs ont été rappelés récemment par le président de la République, et ils figurent dans plusieurs lois de la République). En préparant cette intervention, je me suis livré à un petit calcul de coin de table : pour atteindre cet objectif, même avec une croissance réduite, il faudrait diminuer chaque année d’au moins 3 % l’intensité énergétique de l’économie (c’est-à-dire la quantité d’énergie nécessaire pour produire un euro de PIB). Or depuis vingt ans, le gain annuel est de l’ordre de 1 %, bien qu’on ait commencé par le plus facile (réduire les gaspillages d’énergie les plus massifs dans l’industrie et le chauffage des bâtiments, etc.). D’où cette conclusion : nous n’atteindrons pas ces objectifs sans ruptures majeures. D’une manière ou d’une autre, notre modèle est condamné, c’est une conséquence à laquelle il est difficile d’échapper si l’on prend au sérieux les données scientifiques les mieux établies. Au-delà de cette question majeure, je voudrais insister sur la nouveauté de la situation dans laquelle se trouve l’humanité. Ce qui est vraiment nouveau à l’échelle de l’histoire humaine, c’est que nous sommes confrontés de manière très concrète à la finitude et à la fragilité du monde, et au caractère limité d’un certain nombre de ressources vitales. Le changement climatique est bien sûr la manifestation la plus directement menaçante de ce resserrement des contraintes, mais il ne faut pas oublier les autres problèmes écologiques que sont l’épuisement des matières premières, le déclin de la biodiversité, la mort des océans, etc. Toute personne considérant lucidement ce que cela signifie ne peut qu’être prise d’un certain vertige. C’est un peu comme si l’humanité découvrait une nouvelle facette de sa mortalité. Souvenons-nous, à ce propos, que le lien entre l’hominisation et la conscience de la mort est un thème classique de l’anthropologie et de la philosophie. L’homme peut être défini comme l’animal qui a un rapport fort et structurant avec sa propre mort. Or, jusqu’ici, collectivement, l’humanité vivait Transition écologique ou choc de la finitude ? 37 imaginairement dans une sorte d’infini, parce que la nature offrait des ressources qui semblaient sans limites pour peu que l’on se donne la peine de les exploiter avec ingéniosité. Dans un tel contexte, la croissance matérielle permise par le progrès technique représentait une forme de transcendance laïque immédiatement perceptible par chacun. L’idée s’était imposée que l’on pourrait accumuler sans cesse plus de richesses, voyager sans cesse plus vite et plus loin, etc., et l’on pouvait trouver dans ce sens immanent de l’Histoire une certaine forme de compensation symbolique de la mortalité individuelle. Mon sentiment est que nous allons être confrontés plus radicalement à la finitude humaine. Du point de vue de nos réflexions sur la convivialité, c’est une donnée majeure. Ce qui se présente d’abord, il faut bien le reconnaître, comme une mauvaise nouvelle, sera peut-être l’occasion de s’« hominiser » davantage, d’explorer des dimensions et d’actualiser des potentialités humaines largement sous-exploitées, qu’elles soient de l’ordre de la création artistique, des relations à autrui ou du pouvoir d’agir sur nousmêmes. Il y a, dans tout cela, de l’infini à trouver au sein de cette finitude, en tout cas tel est le défi de civilisation que l’humanité doit relever. Un autre aspect du futur sur lequel je voudrais insister est la place éminente de la connaissance, ce qui me fournit l’occasion de mettre en question un aspect très prégnant de l’idéologie écologique. L’écologie est souvent perçue, non sans raison, comme antitechniciste. On le voit bien à propos du nucléaire : c’est la méfiance vis-à-vis de la techno-science qui domine. Or, en réalité, le défi écologique appelle un développement sans précédent des sciences et des techniques, et aussi, plus largement, de la connaissance et de l’intelligence collective. Sur le plan strictement technique, nous sommes face à des défis vitaux qu’il faudra bien se donner les moyens de relever. Prenons le cas des énergies renouvelables intermittentes (éolien, photovoltaïque…) : il est clair qu’elles ne pourront se développer massivement sans réduction du coût de stockage de l’énergie. C’est un verrou technique qui devra sauter un jour ou l’autre et qui justifie d’importants efforts de recherche. Mais l’écologie, c’est aussi davantage d’intelligence systémique, c’est-à-dire de compréhension des interdépendances. Je pourrais illustrer cette notion, par exemple, à partir du cas de l’agriculture biologique. Il s’agit de devenir plus conscients de tout ce qui nous 38 Du convivialisme comme volonté et comme espérance relie aux autres et à la nature. Je vois s’avancer une révolution anthropologique qui nous fera passer d’un moi fermé sur lui-même, uniquement préoccupé de son autonomie, à une perception plus vive du tissu de relations dans lequel nous sommes insérés. C’est la fin programmée d’un individu qui se croyait indépendant – une « monade » poursuivant ses propres buts et autosuffisante sur le plan mental (la vision de l’individu que thématise le cogito cartésien). Je voudrais, pour conclure, prendre position sur la question de la décroissance. Soyons clairs, nous n’en sommes pas loin et il se pourrait bien que nous y soyons condamnés, au moins pour certains aspects de nos modes de vie. C’est sans doute une part de notre futur, mais je ne vois pas comment nous pourrions en faire un idéal, ni même une grille de lecture éclairante pour préparer l’avenir – tout simplement parce que celui-ci exigera de nous des progrès dans de nombreux domaines, y compris techniques. En revanche, ce qui me paraît évident, c’est que le modèle de développement à inventer sera fondé sur les trois principes suivants : dématérialisation, mutualisation et démarchandisation. Par-delà les leviers purement technologiques de la transition écologique – ce que recouvre pour l’essentiel l’idée de croissance verte (investissement dans les énergies renouvelables et les économies d’énergie, chimie verte, etc.) –, il faudra bien, d’une manière ou d’une autre, se donner les moyens de vivre mieux en consommant moins de ressources physiques. C’est ce qu’on appelle le « découplage ». Jusqu’ici, les politiques de développement durable ont surtout misé sur le découplage technique – en gros, comment produire le même genre de biens plus efficacement, en consommant moins de ressources. Mais il est évident que le potentiel de progrès purement technique est trop limité pour rendre la croissance soutenable. Il faudra donc passer à un découplage d’un autre ordre, à la fois organisationnel et sociétal, reposant sur une transformation conjointe des manières de produire, de consommer et de vivre. On peut illustrer cette idée à travers les deux concepts clés de l’« économie écologique » que sont l’économie circulaire et l’économie de la fonctionnalité. L’économie circulaire ne vise rien moins qu’à repenser le paradigme industriel. Il s’agit principalement d’augmenter la durabilité et la réparabilité des objets (à travers notamment les normes d’écoconception), et d’organiser un Transition écologique ou choc de la finitude ? 39 recyclage plus intensif des déchets et des matériaux, y compris à travers des symbioses inédites entre des processus industriels dont les uns pourraient utiliser les déchets des autres. L’économie de la fonctionnalité – dont les concrétisations emblématiques sont le Vélib et l’Autolib2, mais il y en a bien d’autres – vise une transformation encore plus ambitieuse. Son objectif est de substituer des services aux biens, ceux-ci devenant des supports de service. De manière encore plus ambitieuse, ce qui est visé dans certaines expériences est d’apporter des solutions intégrées à des problématiques complexes, et non plus de raisonner en termes de produits ou de services. Beaucoup de gens, ingénieurs et managers, travaillent sur ces sujets dans les entreprises, notamment parce que l’industrie est confrontée à un risque de pénurie de métaux d’importance stratégique, particulièrement dans le domaine des nouvelles technologies. Réduire les flux de matière est devenu une nécessité vitale. Or ce que ne voient ceux qui réfléchissent à ces questions d’un point de vue purement technocratique et gestionnaire, c’est que ces nouveaux modèles productifs sont porteurs de changements qui ne se limitent pas à l’optimisation des processus de production et de commercialisation. Ils impliquent une transformation des habitudes de consommation. Il s’agit rien moins que de se libérer de notre dépendance aux objets, de se désintoxiquer en quelque sorte, afin de satisfaire directement nos besoins sans passer forcément par la case achat d’un bien. Il va falloir se défaire du réflexe, que nous partageons tous plus ou moins, qui nous pousse à devenir propriétaire d’un objet technique en réponse à un problème pratique (se déplacer, faire un trou dans un mur, etc.). Ce qui se joue ici, plus largement, c’est un retour pour le moins inattendu de la question de la propriété. On la croyait définitivement évacuée avec la fin du communisme, mais elle va revenir en force dans plusieurs domaines. On pense d’abord à la gouvernance collective des biens communs environnementaux (le climat, la biodiversité, les océans), mais il ne faut pas oublier le partage de l’information et des contenus culturels sur Internet. On retrouve aussi 2. Noms des services (privés et payants) de mise à dispostion de vélos ou d’automobiles pour les usagers de la ville de Paris. D’autres services similaires existent en France. (Ndlr.) 40 Du convivialisme comme volonté et comme espérance cette problématique avec l’économie de la fonctionnalité. Prenons l’exemple du Vélib, des vélos en libre-service. Pour que le système soit viable, il faut qu’il n’y ait pas trop de déprédations. On mesure ici concrètement l’enjeu d’une transformation des comportements et, plus précisément, l’enjeu de la promotion d’une mentalité de copropriétaires responsables. L’accroissement de notre capacité à gérer efficacement des biens communs ou mutualisés pour en tirer des services collectifs et du bien-être va devenir un enjeu crucial. La question qui vient ensuite est celle des conditions politiques, culturelles et spirituelles d’un tel changement d’attitude vis-à-vis du bien commun. Il implique à tout le moins un nouvel imaginaire, une nouvelle vision de ce qu’est une vie accomplie. Il serait difficile d’avancer vers un mode de vie plus sobre et coopératif sans rompre avec l’individualisme, le consumérisme et l’idéologie du « travailler plus pour gagner plus ». Care et convivialisme. Un commentaire du Manifeste convivialiste Elena Pulcini J’ai eu l’honneur et le plaisir de prendre activement part à la réflexion qui, grâce au précieux travail d’Alain Caillé, a abouti au Manifeste convivialiste. Sur le plan général, j’ai été frappée d’emblée par la coexistence d’un diagnostic théorique et d’un esprit militant : une coexistence devenue rare, surtout dans mon pays, l’Italie, où il arrive trop souvent que ces deux aspects soient séparés, ce qui donne naissance à une théorie sans passion politique ainsi qu’à une politique incapable d’affronter les grands thèmes et les grands défis de l’humanité. L’ère globale nous impose des défis inédits dont nous avons du mal à saisir la gravité, de sorte que nous nous réfugions dans une sorte de déni ou d’impuissance résignée. Mais le fait est que nous nous retrouvons aujourd’hui devant les effets inattendus et non souhaités de notre agir : un agir illimité, guidé par l’hubris qui caractérise l’individu moderne depuis le tout début, tant et si bien qu’il s’avère paradoxalement hostile à la vie, à la nature, à la relation. Une partie de la philosophie du xxe siècle avait clairement entrevu la dérive prométhéique de la modernité, ses pathologies, la perte de sens et de but de l’agir ; une dérive qui, à l’ère globale, tend à la radicalisation parce qu’elle est privée des stratégies d’enrayement morales et politiques traditionnelles. Mais comme le Manifeste le souligne fermement, il est tout aussi vrai que l’ère globale représente par ailleurs une occasion 42 Du convivialisme comme volonté et comme espérance inédite : pour la première fois dans l’histoire, nous pouvons nous considérer comme une seule et unique humanité. Par-delà les différences de classe, d’ethnie et de culture, nous nous retrouvons unis face aux défis et aux risques globaux mêmes qui menacent notre vie et celle des générations futures. Ce qui ne veut pas dire pour autant qu’il faille sous-estimer les inégalités, actuellement plus profondes et radicales que jamais. Sous cet aspect, il faut affronter la question de la justice en remettant courageusement en discussion la logique acquisitive de l’économie, les mythes du progrès et de la croissance. Cela ne veut pas dire non plus qu’il faille proposer une vision idyllique et pacifiée de l’humanité. À ce sujet, je partage pleinement l’affirmation selon laquelle le conflit a une fonction émancipatrice : c’est seulement en reconnaissant la nécessité du conflit et en cultivant la capacité à le gérer que nous pourrons combattre la violence ; en somme, nous pourrons nous opposer sans nous massacrer. Du reste, nous ne saurions prendre soin de ce que nous avons en commun si nous ne nous souciions pas de la relation, de l’êtreen-commun, de la commune humanité que nous formons : la terre, les ressources, les biens qui garantissent la vie présente et à venir de l’humanité. La question écologique, la sauvegarde de l’environnement et de la nature représentent un problème crucial dont nous ne mesurons pas toujours l’urgence, comme je l’ai signalé plus haut. À bon droit, le Manifeste insiste sur l’importance fondamentale de la question écologique, en soulignant la nécessité d’un retour au don que nous avons sacrifié à des intérêts matériels dont, paradoxalement, nous payons chèrement les retombées. Aujourd’hui, nous nous trouvons non seulement devant un problème de justice mais aussi devant un problème de qualité de la vie, ou mieux, devant le problème de livrer aux générations futures un monde dans lequel la vie soie digne d’être vécue. Le convivialisme est « l’art de vivre ensemble qui valorise la relation et la coopération, et qui permette de s’opposer sans se massacrer, en prenant soin des autres et de la nature ». Le soin (care) est donc à mon avis le mot d’ordre du convivialisme : care de la relation, care du monde. Mais j’estime que le soin ne peut se confiner à un sens du devoir ou à des impératifs abstraits. Il doit au contraire se fonder sur la conscience d’appartenir à une seule et même humanité, une conscience que surtout le réveil des passions Care et convivialisme. Un commentaire du Manifeste convivialiste 43 peut alimenter : la passion de la lutte comme l’indignation, la passion solidaire ou empathique comme le sens de la justice, la générosité, la compassion, le sentiment d’appartenance. Autant de passions bien réelles qui se manifestent dans les multiples mouvements sociaux globaux. Il est donc essentiel, comme le Manifeste le revendique, de conjurer l’éclatement de ces mouvements, de les relier entre eux, de mettre en valeur leurs points communs afin qu’ils puissent acquérir une visibilité et devenir les précurseurs d’une nouvelle vision du monde. Mesure et démesure Roland Gori L’intitulé « Mesure et démesure » est le titre d’un sous-chapitre de L’Homme révolté d’Albert Camus. Plus que jamais aujourd’hui, où « la peur fige une Europe peuplée de fantômes et de machines », où le crime logique prévaut sur le crime de passion, nous avons besoin de « la pensée de midi » (Camus), une pensée dialectique qui ne renonce ni à la raison, ni au sacré. Aujourd’hui où la mondialisation produit, au nom du rationalisme instrumental et financier, une démesure sans précédent, nous avons plus que jamais besoin de l’art et de la culture pour ne pas périr d’une overdose d’objectivité. Notre époque a tellement le souci de rationaliser les moyens, de fragmenter et de diviser les actes, d’en calculer les coûts et les conséquences, que nous ne savons plus où nous allons ni pourquoi nous y allons. Au contraire des Grecs antiques qui donnaient à leur volonté les bornes de la raison, Camus remarque que « nous avons mis pour finir l’élan de la volonté au cœur de la raison, qui en est devenue meurtrière ». Et c’est ainsi que « la philosophie des Lumières a abouti à l’Europe du couvrefeu ». Camus, encore, évoque, dans un éditorial de Combat du 19 novembre 1946, qu’au lendemain d’Hiroshima, nous avons perdu « cette éternelle confiance de l’homme, qui lui fait croire qu’on pouvait tirer d’un autre homme des relations humaines en lui parlant le langage de l’humanité ». La catastrophe militaire se double aujourd’hui d’une catastrophe écologique, culturelle et morale. Mesure et démesure 45 Aujourd’hui qu’est venue l’époque de la grande résignation, celle de la société de la peur et du temps du mépris, les hommes n’ont plus confiance dans le vivre ensemble parce qu’on ne leur parle plus dans les relations « le langage de l’humanité ». Ce langage de l’humanité est celui de la culture, du récit, de la parole, de l’art, de l’amour… et de la politique. Ce langage de l’humanité, c’est celui qui prend soin de la vulnérabilité, du « levain de l’inachevé » dont parlait Walter Benjamin. Il ne peut y avoir de confiance sans ce « langage de l’humanité ». Et il ne peut y avoir de politique sans confiance. On se souvient de cette phrase de Rousseau dans Le Contrat social : « Il y aura toujours une grande différence entre soumettre la multitude et régir une société. » Il faut donc aujourd’hui refuser et se révolter contre cette civilisation contemporaine des mœurs qui, par la quantification et le formalisme, tente de réduire l’humain au monde des choses, des choses et des produits financiers, marchandises et spectacles. Il faut refuser les automatismes des protocoles bureaucratiques et du faux savoir de l’expertise pour parier sur la capacité de la démocratie à régler les conflits par la parole. Il faut se réapproprier une démocratie confisquée par la technocratie. La passion de la servitude fabrique les conformismes et les impostures, pervertit la raison en la rendant meurtrière. Nous devons exiger pour l’Europe qui vient une justice humaine et sociale. Cette justice ne saurait se contenter d’une redistribution équitable de la misère et du chômage, des risques et des malheurs. Cette justice sociale ne saurait se contenter d’une parité dans la servitude et d’une équité dans la soumission. Je ne veux pas non plus de ce réalisme-là. Némésis, déesse de la justice et de la mesure, fatale aux démesurés, invite à cette réflexion, dont parle encore Camus, qui tient compte « des contradictions contemporaines de la révolte », du rationnel et de l’irrationnel, des chiffres et des valeurs, du réalisme et de l’éthique. Il faut en finir avec les évaluations diverses et variées qui, à l’instar des agences de notation financière, colonisent nos mœurs et constituent le cheval de Troie des logiques du marché dans les tous les secteurs de nos existences sociales et intimes. Rétablissons partout où nous le pouvons le temps du récit, du partage de l’expérience sensible, de sa transmission, et du débat démocratique. Les chiffres 46 Du convivialisme comme volonté et comme espérance doivent nous permettre de parler, ils ne doivent en aucun cas nous faire taire et justifier les logiques de domination. Il n’y a pas de vie sociale sans rêve, sans idéal, sans parole, sans les souffles puissants qui permettent de cueillir « les fleurs du hasard » dont parle Jaurès qui permettent d’avancer et de chanter. Ne rentrons pas dans l’avenir à reculons, le nez fixé sur le compteur des notations diverses et variées asservissant et chosifiant l’humain, reprenons la parole et finissons-en avec cette organisation sociale qui a « remplacé le dialogue par le communiqué ». Camus, encore. Faute de quoi notre raison régnera sur des déserts où « la plupart des hommes sont privés d’avenir. Il n’y a pas de vie valable sans projection sur l’avenir, sans promesse de mûrissement et de progrès. Vivre contre un mur, c’est la vie des chiens » (Camus). Il nous faut réapprendre à vivre et penser dans la contradiction, irréconciliés peut-être, mais refusant l’humiliation des crimes de la logique et du calcul, avides des paroles d’autrui sans lesquelles il n’y a pas davantage de démocratie que de subjectivité authentique. Pour une démarche convivialiste. Sortir du néolibéralisme Gus Massiah Décembre 2013 Dans la démarche convivialiste, il y a l’attention apportée aux changements des comportements et des mentalités comme une des conditions d’une transition radicale. Cette interrogation sur les fondamentaux, sur le sens de l’accélération et de la démesure, complète et approfondit l’importance de l’action politique. Le texte ci-dessous, « Sortir du néolibéralisme », s’inscrit dans une démarche stratégique. Il répond à une question qui avait été discutée au forum social mondial de Tunis en mars 2013. La question résultait de la situation. Que pouvaient proposer des mouvements sociaux et citoyens à des gouvernements convaincus que les politiques néolibérales sont les seules possibles ? Dans la confrontation avec ces gouvernements, il ne suffit pas de les accuser d’être néolibéraux, il faut aussi mettre en avant ce qu’on peut faire dans l’immédiat. La démarche est donc la suivante. D’abord, proposer des mesures crédibles pour rompre avec le néolibéralisme. Et pour cela s’inspirer des situations, en Amérique Latine et dans certains pays émergents, où des gouvernements, sans prendre de distance avec le capitalisme, ont tenté de se distancer des oukases du néolibéralisme. Ensuite, inscrire les mesures immédiates dans la définition d’un cadre plus 48 Du convivialisme comme volonté et comme espérance large pour consolider ces politiques. Il faut pour cela mener la bataille pour une refonte indispensable du système international et rechercher les alliances contre la financiarisation néolibérale. Enfin, il faut inscrire ces mesures dans une perspective de transition sociale, écologique, démocratique et géopolitique qui corresponde aux aspirations d’un changement radical. L’hypothèse d’une nécessaire rupture radicale découle de la caractérisation d’une crise structurelle du capitalisme. Celle-ci résulterait de l’épuisement de la financiarisation néolibérale en tant que phase de la mondialisation capitaliste ; de la crise de l’hégémonie des États-Unis et de l’Europe et de la géopolitique occidentale ; de la crise écologique. Comme l’ont définie les mouvements présents au forum social mondial de Belém (Brésil), en 2009, il s’agit d’une triple crise : celle de la financiarisation néolibérale ; celle des modes dominants de production et de consommation ; celle des rapports entre l’espèce humaine et la Nature qui ouvre une crise de civilisation, celle de la modernité occidentale. Le temps de la transition radicale est un temps long et n’est pas linéaire. C’est une révolution de longue durée qui passe par des moments révolutionnaires et des insurrections populaires. L’émergence de nouveaux rapports sociaux et culturels ne se fait pas par la disparition des anciens rapports dominants. C’est l’articulation, entre les anciens et les nouveaux rapports, qui caractérise la nouvelle situation. C’est l’adhésion au cours nouveau et au changement qui est le gage du succès et qui permet d’éviter les restaurations. Il y a des courants de la société qui sont sensibles à la transition, qui adhèrent aux idées nouvelles ou qui sont sensibles à de nouveaux possibles. Il faut que l’adhésion s’élargisse, éviter le retournement d’une partie de ceux qui étaient à l’écoute et convaincre une partie de ceux qui étaient hostiles. La question fondamentale est celle des changements des comportements et des mentalités. Ces changements sont très longs. Vouloir imposer « un homme nouveau » par la contrainte et la répression a montré ses limites et se retourne souvent contre les objectifs premiers. Les manières dont les nouvelles classes dominantes apparaissent à partir des « nomaklenturas » déconsidèrent largement les idées nouvelles. Il faut un temps très long pour que des valeurs nouvelles qui s’amorcent puissent l’emporter. Les moments révolutionnaires sont des accélérateurs de ces changements ; ils Pour une démarche convivialiste. Sortir du néolibéralisme 49 ne s’y substituent pas. Il est essentiel de combattre l’hégémonie culturelle sur lesquelles s’appuient les couches dominantes et qui, comme l’a explicité Gramsci, sert de ciment à leur domination. Pour comprendre l’hégémonie culturelle, sa force et ses contradictions, il est intéressant de voir comment le néolibéralisme a imposé ses idées et réussi à changer les comportements. La bourgeoisie financière a fait accepter l’accumulation et la croissance sans limites ; la consommation jusqu’à saturation ; l’ivresse de l’argent et du pouvoir. Pour cela, elle a mené une offensive idéologique, au départ minoritaire, autour de quelques idées : l’inégalité est naturelle ; la démocratie est réduite au marché ; la liberté d’expression est celle des médias sans se poser la question de leur contrôle par les financiers ; le privé est plus légitime que le public. La stratégie politique mise en œuvre est passée par la prise de contrôle des États par les marchés financiers ; la précarisation et l’invisibilité du travail ; la reconquête par le capitalisme des pays qui avaient tenté une rupture ; la mise en crise de la décolonisation par les plans d’ajustement structurel et la gestion de la crise de la dette. Et surtout l’idée tatchérienne : There is no alternative ! Parmi les offensives qui ont été marquantes, signalons la formation de centaines de milliers de jeunes par des MBA (master of business administration) qui véhiculent sans état d’âme, dans les entreprises et dans tous les secteurs de la société, l’idée que l’efficacité financière est une évidence et passe par la réussite individuelle. Dans cette bataille des idées et des valeurs, le front est culturel et scientifique. Dans la culture d’abord, dans toutes ses dimensions ; dans la création culturelle et dans le champ de la culture populaire. Mais aussi dans la production scientifique qui est le siège d’une véritable révolution de la pensée scientifique. La science, qui a pu porter la libération contre les pouvoirs établis, a été domestiquée par la marchandisation qui devient son horizon. Une large part des scientifiques a été associée au pouvoir et intégrée dans l’oligarchie des financiers, des politiques et des militaires. Les scientifiques servent de caution pour la référence au progrès et à la modernité. Toute remise en cause de ces certitudes qui éliminent le doute est taxée d’obscurantisme. La folie du possible sans limites devient le droit pour les entreprises, avec la caution des scientifiques, de ne prendre aucune précaution ; de se parer du refus des limites des scientifiques pour légitimer le refus des limites des profits. 50 Du convivialisme comme volonté et comme espérance Malgré la puissance de cette offensive idéologique et l’idée qu’il n’y a pas d’alternative, d’autres valeurs progressent. Elles dépassent des cercles restreints pour retrouver la continuité de l’histoire longue de l’émancipation. On retrouve les valeurs portées par les peuples et proclamées sur les « places occupées » ; celles de la Tunisie et de l’Égypte, celles des Indignés, des Occupy, des carrés rouges, etc. Les valeurs sont celles de la dignité ; du refus des dictatures ; du respect des libertés individuelles et collectives ; de la justice sociale et de l’égalité ; des droits économiques, sociaux, culturels et écologiques ; du refus de la corruption et de la dégradation du politique qui résulte de la fusion entre la classe politique et la classe financière ; de la prise de conscience de l’urgence écologique ; du refus de la domination géopolitique. Il s’agit d’agir tout de suite pour démontrer qu’il est possible de changer les comportements et les mentalités par la bataille des idées et par les alternatives concrètes d’émancipation. Pour que les souhaitables deviennent possibles, d’affirmer qu’un autre monde est possible et nécessaire. Le Manifeste convivialiste est une démarche qui s’inscrit dans cette perspective. Sortir du néolibéralisme 4 novembre 2013 Le néolibéralisme est en crise mais il est toujours dominant. La position par rapport au néolibéralisme joue un rôle politique majeur. On a pu le vérifier dans tous les pays du Maghreb et du Machrek dans la période récente. Après 2011, le nouveau cycle de luttes et de révolutions avait ouvert, et ouvre toujours, de grands espoirs. Ils ont particulièrement mis sur le devant de la scène les questions des libertés et les questions sociales. Les gouvernements issus des élections en Tunisie et en Égypte se sont révélés complètement acquis au néolibéralisme. Comme dans beaucoup de pays dans le monde, notamment en Europe, ils attendent leur salut économique des capitaux internationaux, des « investissements directs étrangers ». Les forces qui s’y opposent affichent un rejet du néolibéralisme, Pour une démarche convivialiste. Sortir du néolibéralisme 51 mais le plus souvent, elles ne mettent pas en avant les mesures concrètes et les politiques pour sortir du néolibéralisme. Que peut répondre l’altermondialisme à la question : Comment sortir du néolibéralisme ? La situation globale La situation globale est caractérisée par ce que l’on a convenu d’appeler la crise et qui s’approfondit depuis 2008. La dimension financière, la plus visible, est une conséquence qui se traduit dans les crises ouvertes alimentaires, énergétiques, climatiques, monétaires, etc. La crise structurelle articule quatre dimensions : économique et sociale, celle des inégalités sociales et de la corruption ; écologique avec la mise en danger de l’écosystème planétaire ; géopolitique avec la fin de l’hégémonie des États-Unis, la crise du Japon et de l’Europe et la montée de nouvelles puissances ; idéologique avec l’interpellation de la démocratie, les poussées xénophobes et racistes. Il s’agit en fait d’une triple crise emboîtée : une crise du néolibéralisme en tant que phase de la mondialisation capitaliste ; une crise du système capitaliste lui-même qui combine la contradiction spécifique du mode de production, celle entre capital et travail, et celle entre les modes productivistes et les contraintes de l’écosystème planétaire ; une crise de civilisation qui découle de l’interpellation des rapports entre l’espèce humaine et la nature qui ont défini la modernité occidentale et qui ont marqué certains des fondements de la science contemporaine. Les résistances des peuples ont accentué la crise du néolibéralisme ; elles confirment le rôle des luttes sociales et culturelles dans l’épuisement de cette phase de la mondialisation capitaliste. Les inégalités sociales, le chômage, la précarisation ont fait baisser la consommation populaire et ouvert une crise de « surproduction ». Le recours au surendettement a trouvé ses limites ; par l’extension des marchés financiers dérivés, il a contaminé tous les marchés de valeurs. L’explosion des subprimes a marqué le passage de la dette des ménages à la dette des entreprises bancaires. Le sauvetage des banques par les États a ouvert la crise des dettes publiques. La réduction des déficits par les plans d’austérité est 52 Du convivialisme comme volonté et comme espérance supposée permettre une solution à cette crise sans remettre en cause les profits et en maintenant le contrôle par le marché mondial des capitaux et les privilèges des actionnaires. Les résistances populaires s’y opposent. L’exaspération des peuples a démasqué la dictature du pouvoir financier et la « démocratie de basse intensité » qui en résulte. La corruption est rejetée parce qu’elle est systémique. Elle est, dans sa forme actuelle, constitutive du néolibéralisme. Elle résulte de la fusion entre le politique et le financier qui corrompt structurellement la classe politique dans son ensemble. Le rejet de la corruption va au-delà de la corruption financière ; il s’agit de la corruption politique. Comment faire confiance quand ce sont les mêmes, avec parfois un autre visage, qui appliquent les mêmes politiques, celles du capitalisme financier ? Pendant ce temps, des changements font leur chemin, déterminant le très long terme. Parmi ces changements, il faut noter, à travers la crise, les extraordinaires bouleversements scientifiques et techniques, particulièrement dans le numérique et les biotechnologies. La révolution culturelle portée par l’écologie exacerbe l’affrontement entre les possibilités ; celles de la domestication de ce progrès au service de l’exploitation et de l’aliénation ou celles de nouvelles ouvertures au service de l’émancipation. Il n’est pas toujours aisé de prendre du recul par rapport à la prégnance du néolibéralisme secoué mais toujours dominant. Le temps long des mouvements donne le recul nécessaire. Le mouvement ouvrier s’est construit depuis le milieu du xixe siècle. Il a connu une période d’avancées de 1905 à 1970. Malgré les guerres et le fascisme, il a réussi des révolutions en Russie, en Chine et dans plusieurs pays du monde ; à travers son alliance avec les mouvements de libération nationale, il a quasiment encerclé les puissances coloniales ; il a imposé des compromis sociaux et un Welfare State dans les pays du centre capitaliste. Depuis 1970, s’est ouverte une période de quarante ans de défaites et de régressions du mouvement social dans les pays décolonisés, dans les pays qui avaient connu des révolutions et dans les pays industrialisés. Les bouleversements et la crise pourraient caractériser la fin de cette longue période de régressions, sans que l’on puisse définir précisément ce qui va suivre. Pour une démarche convivialiste. Sortir du néolibéralisme 53 Les avenirs possibles L’épuisement du néolibéralisme ne signifie pas pour autant le dépassement du capitalisme. Il va déboucher sur une nouvelle phase de la mondialisation capitaliste avec une nouvelle logique, ses contradictions et de nouvelles forces antisystémiques. À plus long terme, la crise structurelle porte la confrontation entre plusieurs avenirs possibles, entre plusieurs visions du monde. La stratégie des mouvements se définit par rapport aux avenirs possibles et aux conceptions qui les sous-tendent. Ils ont été précisés dans les débats du Sommet des peuples qui a été organisé par les mouvements sociaux en contrepoint de la Conférence des chefs d’État Rio + 20, en juin 2012. Trois horizons, trois conceptions, se sont dégagés : le renforcement sous d’autres formes de la financiarisation et son extension à la Nature ; un réaménagement du capitalisme fondé sur une régulation publique et une modernisation sociale ; une rupture ouvrant sur une transition écologique, sociale et démocratique. Les situations concrètes seront caractérisées par des articulations spécifiques entre ces trois logiques. La première conception, celle du renforcement du néolibéralisme, est celle de la financiarisation de la Nature. Elle a été exposée dans le document de travail préparé par les Nations unies et les États pour Rio + 20. Dans cette vision, la sortie de la crise passe par la recherche du « marché illimité » nécessaire à la croissance. Elle fonde l’élargissement du marché mondial, qualifié de marché vert, sur la financiarisation de la Nature, la marchandisation du vivant et la généralisation des privatisations. Cette approche reconnaît que la Nature produit des services essentiels (elle capte le carbone, elle purifie l’eau, etc.). Mais elle considère que ces services sont dégradés parce qu’ils sont gratuits. Pour les améliorer, il faut les marchandiser et les privatiser. Dans cette optique, seule la propriété privée permettrait une bonne gestion de la Nature qui serait confiée aux grandes entreprises multinationales, financiarisées. Il s’agit alors de restreindre les références aux droits fondamentaux qui pourraient affaiblir la prééminence des marchés. Il s’agit de subordonner le droit international au droit des affaires. La deuxième conception est celle du Green New Deal, défendue par d’éminents économistes de l’establishment comme Joseph Stiglitz, Paul Krugman et Amartya Sen, souvent qualifiés 54 Du convivialisme comme volonté et comme espérance de néokeynésiens. Elle part de l’« économie verte » qu’il s’agit de maîtriser. La proposition est celle d’un réaménagement en profondeur du capitalisme à partir d’une régulation publique et d’une redistribution des revenus. Elle est encore peu audible aujourd’hui car elle implique un affrontement avec la logique dominante, celle du marché mondial des capitaux, qui refuse les références keynésiennes et qui n’est pas prêt à accepter qu’une quelconque inflation vienne diminuer la revalorisation des profits. Il faut rappeler que le New Deal adopté en 1933 n’a été appliqué avec succès qu’en 1945, après la Seconde Guerre mondiale. La troisième conception est celle des mouvements sociaux et citoyens qui a été explicitée dans le processus des forums sociaux mondiaux. Ils préconisent une rupture, celle de la transition sociale, écologique et démocratique. Ils mettent en avant de nouvelles conceptions, de nouvelles manières de produire et de consommer. Citons : les biens communs et les nouvelles formes de propriété, la lutte contre le patriarcat, le contrôle de la finance, la sortie du système de la dette, le buen vivir et la prospérité sans croissance, la réinvention de la démocratie, les responsabilités communes et différenciées, les services publics fondés sur les droits et la gratuité. Il s’agit de fonder l’organisation des sociétés et du monde sur l’accès aux droits pour tous et l’égalité des droits. La stratégie des mouvements définit les alliances par rapport à ces avenirs possibles. L’urgence est de réunir tous ceux qui refusent la première conception celle de la financiarisation de la Nature. D’autant plus que l’imposition du système dominant malgré l’épuisement du néolibéralisme porte les risques d’un néoconservatisme de guerre. Cette alliance est possible d’autant plus que les mouvements sociaux ne sont pas indifférents aux améliorations en termes d’emploi et de pouvoir d’achat que pourrait apporter le Green New Deal. Mais de nombreux mouvements constatent l’impossibilité de concrétiser cette régulation publique dans les rapports de forces actuels. Ils considèrent, de plus, que la croissance productiviste correspondant à un capitalisme, même régulé, n’échappe pas aux limites de l’écosystème planétaire. Dans la durée, et si le danger du néoconservatisme de guerre peut être évité, la confrontation positive opposera les tenants du Green New Deal et ceux du dépassement du capitalisme. Les alliances concrètes dépendront des situations des pays et des grandes régions. Pour une démarche convivialiste. Sortir du néolibéralisme 55 Les changements de la mondialisation capitaliste Les mouvements sociaux sont confrontés à l’évolution de la mondialisation et aux bouleversements géopolitiques. La bourgeoisie financière reste encore au pouvoir et la logique dominante reste celle de la financiarisation. Mais la mondialisation est en train d’évoluer et ses contradictions augmentent. Elle se traduit par une différenciation des situations suivant les régions du monde, une sorte de dérive des continents. Chaque grande région évolue avec des dynamiques propres et les mouvements sociaux cherchent à s’adapter à ces nouvelles situations. Cette évolution modifie les conditions de la convergence des mouvements. Dans la réflexion et les mobilisations sur la crise et la transition, la dimension géopolitique est souvent négligée. Elle est trop pensée de manière subordonnée à la dimension économique et sociale alors que les conflits et les guerres rappellent que la géopolitique peut déterminer les situations sociales et leurs issues. Les nouvelles puissances participent du basculement du monde. Mais ces « émergents » ne forment pas un ensemble homogène. Ils n’annulent pas la domination actuelle qui reste une caractérisation pertinente pour comprendre l’état du monde et les rapports entre les pays. Mais la domination évolue et les rapports géopolitiques sont modifiés. Les nouvelles puissances s’imposent dans les grandes régions et contribuent à leur différenciation. La nature des économies émergentes s’inscrit dans l’évolution de l’économie mondiale. Dans les années 2000, plusieurs pays se sont imposés avec un taux de croissance soutenu, une balance commerciale excédentaire, des réserves de devises considérables. Ces pays ont résisté à la crise de 2008. Il s’agit d’une trentaine de pays dans le monde. Après l’émergence des Bric (Brésil, Russie, Inde et Chine), un nouveau groupe de pays s’affirme, le Civets (Colombie, Indonésie, Vietnam, Égypte, Turquie, Afrique du Sud). Ce groupe de pays se caractérise par des populations jeunes, une économie diversifiée, un endettement soutenable et une relative volonté politique. Ils continuent à bénéficier de forts investissements étrangers et d’une attention particulière des multinationales. Il ne faut pas oublier aussi le rôle géopolitique de certains pays rentiers, à l’exemple de l’Arabie saoudite et du Quatar. 56 Du convivialisme comme volonté et comme espérance Ces pays amorcent un infléchissement de la nouvelle division internationale du travail. Même si l’affrontement sur les recherches et les nouvelles technologies s’exacerbe et s’il peut y avoir des fléchissements et des reculs par rapport aux taux de croissance, il est peu probable que la réorganisation des échanges et des richesses revienne à l’ancienne situation. On observe déjà une restructuration de la classe dominante mondiale recomposée avec les financiers des nouvelles économies. Les conséquences géopolitiques majeures sont à venir. Le chamboulement géopolitique se traduit d’abord sur le plan économique. Les économies émergentes se déclarent pour une économie ouverte mais ne laissent pas les marchés financiers fixer les prix, les taux de change ni orienter les investissements. Les politiques économiques laissent un rôle d’intervention stratégique à l’État. Ils ne rompent pas avec le marché mondial des capitaux mais tentent de maîtriser leurs rapports notamment avec les fonds d’investissement publics. Ils cherchent des nouvelles politiques économiques qui combinent le respect des contraintes néolibérales avec des politiques de redistribution partielles qui réduisent la pauvreté mais ne compensent pas les inégalités. À Durban, en mars 2013, au moment du quatrième sommet des chefs d’État des Brics, pour la première fois, un contre-sommet a été organisé par les mouvements de ces mêmes pays. Des liaisons ont été organisées avec le forum social mondial de Tunis. La convocation de ce contre-sommet affichait la question : « BRICS : Anti-imperialist, sub-imperialist or in between ? » Les mouvements sociaux des pays émergents sont porteurs de plusieurs revendications : la volonté de négociation sociale ; la démocratisation ; le refus de la domination et des oukases extérieurs. Ces mouvements joueront un rôle central dans la redéfinition du mouvement altermondialiste. La stratégie altermondialiste La pensée stratégique se construit dans l’articulation entre la question de l’urgence et celle de la transformation structurelle. Il s’agit d’inscrire les réponses à l’urgence dans une perspective de long terme. Dans les forums sociaux mondiaux, deux préoccupations sont présentes : la définition de mesures immédiates à imposer Pour une démarche convivialiste. Sortir du néolibéralisme 57 pour améliorer les conditions de vie des couches populaires et la nécessaire définition d’une orientation alternative. Pour sortir du néolibéralisme, on peut définir plusieurs démarches : à court terme, celle que peuvent engager des gouvernements, sous la pression des mouvements, pour définir des politiques nouvelles ; à moyen terme, les efforts pour faire évoluer le système international et gagner des marges de manœuvre ; à long terme, les politiques alternatives de dépassement du capitalisme. Toutes ces démarches doivent être engagées dès aujourd’hui. Les mouvements mettent en avant que d’autres politiques sont possibles. Pour cela, il leur faut combattre l’inertie des forces gouvernementales qui sont persuadées qu’il n’y a pas d’alternatives. Il faut répondre à cette fausse évidence en répondant aux raisons qui guident les gouvernements. Il y a plusieurs raisons qui conduisent les gouvernements à reproduire les politiques dominantes. Ils le font parce que les contraintes internationales sont trop fortes et rendent très difficiles des démarches indépendantes. Des coups d’état de différente nature sont possibles ; du coup d’État financier au coup d’état militaire, il y a une gamme de déstabilisations possibles. Ils le font parce qu’il y a toujours une raison d’attendre ; des élections, une constitution, de meilleures situations. Ils le font parce qu’ils sont conservateurs, profondément conservateurs et garants de l’ordre social ; et les politiques néolibérales sont la représentation la plus achevée du conservatisme. Ils le font parce qu’ils pensent qu’ils peuvent trouver des aménagements ; ainsi, par exemple, ceux qui expliquent que le capital arabe leur donnera des marges de manœuvre alors qu’ils savent très bien que la condition préalable mise par le capital arabe est de suivre la doctrine du Fonds monétaire international. Ils le font parce qu’ils y croient, par réalisme, parce qu’il n’y a pas d’autre moyen que l’investissement étranger pour doper la croissance et répondre aux problèmes d’emploi et de niveau de vie. Les politiques nouvelles Dans certaines conditions, des gouvernements peuvent être tentés de mettre en œuvre des politiques qui s’écartent du néolibéralisme, c’est-à-dire de la prédominance absolue du marché mondial des 58 Du convivialisme comme volonté et comme espérance capitaux et de l’ajustement structurel des sociétés à ce marché. Deux situations peuvent y conduire. D’une part, les contradictions entre les marchés et les économies émergentes, qui rencontrent les limites qui résultent du contrôle du marché mondial par l’hégémonie occidentale. D’autre part, des mouvements sociaux peuvent conduire à des changements de gouvernements, voire de régimes, qui voudraient répondre aux aspirations populaires. Les politiques des nouvelles puissances émergentes et les politiques des régimes progressistes ont des points communs. Elles ne se confondent pas, mais elles pourraient conduire à des rapprochements ou même à des alliances contre l’hégémonie des marchés financiers, pour une réforme du système économique mondial. En Amérique latine, les mouvements influencent des régimes desarrollistas ou développementalistes qui tentent de mettre en place des politiques postnéolibérales. Des politiques qui ne sont pas du tout anticapitalistes et qui combinent des gages au marché mondial des capitaux et des politiques sociales à l’échelle nationale avec des redistributions. En Asie, dans plusieurs grands pays, des alliances différenciées combinent des bourgeoisies étatiques, nationales et mondialisées. Des alliances spécifiques et contradictoires sont tentées entre les bourgeoisies étatiques qui partagent le contrôle de l’appareil productif avec les bourgeoisies privées « nationales » et les multinationales. C’est en Amérique latine, à travers la diversité des pays où les mouvements ont pesé sur l’évolution des régimes, que nous pouvons identifier les tentatives et les expériences qui marquent les politiques postnéolibérales. C’est le cas en Argentine, au Brésil, en Bolivie, en Équateur, en Uruguay, au Venezuela. Quelles sont les mesures marquantes de ces politiques : – un traitement politique de la question de la dette (remboursement anticipé au Brésil, annulation en Argentine, audit en Équateur) ; – un contrôle du secteur financier et la création de Fonds d’investissement souverain ; – une tentative de contrôle des matières premières et des ressources naturelles ; – une redistribution des revenus (bourse familiale, allocation logement, politique salariale, protection sociale) ; – le soutien aux secteurs créateurs d’emploi et de revenus ; – une politique environnementale incitative ; Pour une démarche convivialiste. Sortir du néolibéralisme 59 – une politique fiscale et la lutte contre les paradis fiscaux et judiciaires ; – la lutte contre le précariat ; – un renforcement de l’État social (éducation, santé, protection sociale) ; – la souveraineté alimentaire et la défense de l’agriculture paysanne ; – des politiques urbaines, les transports, la prévention pour la sécurité urbaine, la planification territoriale ; – une planification territoriale et une stratégie de relocalisation ; – un système démocratique, c’est-à-dire un système qui garantisse les libertés individuelles et collectives ; – des efforts de démocratie participative (décentralisation citoyenne, municipalités, budgets participatifs) ; – une politique monétaire volontariste ; – la construction de grandes régions (Mercosur, Alba…). Les politiques concrètes dépendent des pays et des situations. Il y a des limites et de nombreuses critiques. Si ces politiques ont consolidé des évolutions économiques rapides et si elles ont conduit à des réductions significatives de la pauvreté, les inégalités sociales ont continué à s’approfondir. Les tensions se sont accrues entre les classes moyennes et les classes populaires. La primarisation des économies a servi à alimenter la croissance (soja, accaparement des terres, exploitations minières). Les alliances avec les agroexportateurs ont pesé sur la paysannerie. Il y a quand même des possibilités de politiques nouvelles. Ne rien faire, en arguant des contraintes extérieures, c’est reproduire et consolider le système social et la subordination au marché mondial des capitaux. Ces politiques nouvelles peuvent être engagées sans attendre le changement du système mondial. Les mouvements sociaux peuvent occuper cet espace pour imposer des négociations et une discussion publique sur les orientations politiques. Les perspectives Les propositions de politiques économiques et sociales ne prennent leur sens que si elles s’inscrivent dans des propositions de long terme. C’est le fondement de la stratégie du mouvement altermondialiste. Articuler des propositions immédiates, pour 60 Du convivialisme comme volonté et comme espérance améliorer les conditions de vie des couches populaires, avec une alternative qui implique une rupture plus fondamentale avec la logique dominante. Il n’y a pas de chances pour une nouvelle politique si on reste dans le court terme. Deux conditions sont nécessaires pour engager une transformation structurelle. Engager une transformation du système international, du cadre économique mondial, qui permette des marges de manœuvre par rapport à la doxa néolibérale. Engager une orientation alternative. Pour la transformation du système économique mondial, de nombreuses propositions immédiates ont été avancées dans les forums sociaux mondiaux depuis dix ans. Par exemple : la suppression des paradis fiscaux et juridiques ; la taxe sur les transactions financières ; la séparation des banques de dépôts et des banques d’affaires ; la socialisation du secteur financier ; l’interdiction des marchés financiers dérivés ; les redistributions de revenus ; la protection sociale universelle ; les droits des migrants et la liberté de circulation ; les négociations environnementales et climatiques ; un nouveau système monétaire international, etc. Il s’agit d’instaurer un système économique fondé sur la régulation publique multilatérale en rompant avec un libre-échange qui n’a rien de libre et qui instaure le dumping généralisé (social, fiscal, environnemental, monétaire). Il s’agit aussi d’empêcher la mainmise par les grands groupes financiers et les États des moyens de communication, d’information et du numérique. Ces propositions ne sont pas révolutionnaires en elles-mêmes. Elles sont reprises aujourd’hui par des économistes de l’establishment et même par certains gouvernements. Mais ces déclarations ne sont pas suivies d’effet car elles nécessitent une rupture avec le dogme néolibéral et la dictature des marchés financiers. Et ce sont toujours ces forces qui sont dominantes et qui n’accepteront pas, sans affrontements, de renoncer à leurs gigantesques privilèges. L’orientation alternative s’est dégagée dans les forums sociaux mondiaux. C’est l’approche de la transition sociale, écologique et démocratique qui se définit dans les forums sociaux mondiaux. C’est celle de l’accès aux droits pour toutes et tous et de l’égalité des droits, du local au planétaire. On peut organiser chaque société et le monde autrement que par la logique dominante de la subordination au marché mondial des capitaux. Les mouvements sociaux préconisent une rupture, celle de la transition sociale, écologique Pour une démarche convivialiste. Sortir du néolibéralisme 61 et démocratique. Ils mettent en avant de nouvelles conceptions, de nouvelles manières de produire et de consommer. À partir des pratiques, ces nouvelles notions se traduisent par des approches nouvelles : les biens communs ; le buen vivir et la prospérité sans croissance ; les droits de la Nature ; la lutte contre le patriarcat ; la régulation citoyenne ; la démocratisation radicale de la démocratie ; la souveraineté alimentaire ; l’achèvement de la décolonisation ; les droits des migrants et la liberté de circulation ; les institutions internationales et le droit international. Cette alternative se construit à partir des luttes et des résistances, car résister c’est créer. Elle se traduit dans la recherche de politiques publiques d’égalité des droits. Elle s’invente à partir des alternatives concrètes qui sont mises en œuvre dans les sociétés et la lutte pour que ces alternatives se traduisent par plus de libertés et ne soient pas retournées par la recherche du profit dans plus d’inégalités, d’injustice et une remise en cause des libertés. Les enjeux de la nouvelle révolution se précisent : la définition de nouveaux rapports sociaux et culturels, de nouveaux rapports entre l’espèce humaine et la Nature, la nouvelle phase de la décolonisation et la réinvention de la démocratie. Une indispensable offensive intellectuelle collective Marc Humbert Le Manifeste convivialiste peut être perçu comme une offensive intellectuelle collective1 dont le succès est indispensable pour créer les conditions permettant de sortir d’une situation de crise qui apparaît sans fin et sans issue. Cette offensive est menée selon trois vecteurs. Le premier est le vecteur épistémologique, lisible au moins en filigrane, car il n’est pas revendiqué comme tel. Le deuxième est une incitation à considérer la situation actuelle comme résultant d’une crise anthropologique fondamentale. Enfin, et par voie de conséquence, un dernier vecteur est constitué par une proposition de relance de l’humanisation du Monde. Une innovation épistémologique radicale Le Manifeste convivialiste propose de se réclamer d’une doctrine qu’on pourrait dire syncrétique et pluri-verselle, le convivialisme, doctrine à décliner selon différentes variantes adaptées aux lieux et aux cultures. 1. Le Manifeste est en effet l’œuvre collective de soixante-quatre auteurs qui, individuellement ou parfois à deux ou trois, ont publié par ailleurs plus de trois cents ouvrages. 64 Du convivialisme comme volonté et comme espérance Une doctrine syncrétique puisqu’elle ne fait pas table rase des doctrines laïques et religieuses existantes, mais entend « retenir ce qu’il y a de plus précieux dans chacune » (p. 252). Et sont cités, en particulier, le libéralisme, l’anarchisme, le socialisme, le communisme. Une doctrine pluri-verselle, puisqu’il ne s’agit pas de la proposition d’un corps doctrinal complet à vocation universelle permettant de répondre à tout, mais d’« un fonds doctrinal minimal partageable » (p. 17) à décliner en autant « de variantes éventuellement conflictuelles » (p. 26). Cette pluralité doit aller cependant de pair avec la reconnaissance par toutes ces variantes qu’elles ont en commun un « esprit convivialiste » : c’est cela qui forme l’universel dans le convivialisme. Le contenu de cet esprit commun est explicité sous la forme de l’énoncé de quatre principes fondamentaux du convivialisme (p. 26-27). Il me semble que si leur logique méthodologique n’est pas exposée dans le Manifeste, elle est évoquée de façon évidente même pour ceux qui ne liraient que la couverture de l’ouvrage. Le soustitre est explicite : « Déclaration d’interdépendance ». Le Manifeste, en effet, ne suit ni la méthodologie individualiste, ni la méthodologie holiste, et produit donc une innovation épistémologique en ouvrant et en empruntant une voie inexplorée à ce jour, « la méthodologie interdépendantiste ». Dès lors, une présentation plus complète des quatre principes, ces éléments constitutifs du fonds doctrinal commun aux variantes à décliner du convivialisme, peut être réalisée sous la forme d’une déclaration universelle d’interdépendance. Une interdépendance généralisée, entre tous les humains et avec la nature, et dont il faut préciser quelques conditions pour qu’elle soit possible et soutenable. Le cœur de ces conditions est explicité par les quatre principes dont il faut élaborer quelques aspects. Je m’y suis efforcé dans un projet de texte de déclaration mis en discussion et dont on peut trouver une version en annexe. 2. Sans autre indication, les indications de page renvoient à la première édition du Manifeste convivialiste [2013]. Une indispensable offensive intellectuelle collective 65 Un diagnostic déchirant de crise anthropologique Le texte du Manifeste n’omet pas de remettre en mémoire les principales manifestations d’une crise protéiforme, dont l’ampleur s’élargit et fait régulièrement la Une de l’actualité mondiale depuis quarante ans. D’aggravations en aggravations, les pires catastrophes, prophétisées ici et là, deviennent de plus en plus probables ou au moins possibles. Malgré toutes les alertes, malgré toutes les mesures prises par les responsables politiques, la dégradation de l’environnement empire, les inégalités s’accroissent, les moments de crise aiguë se succèdent sans relâche. Même le Fonds monétaire international, temple de la mondialisation orthodoxe, sonne l’alerte sur la montée générale des inégalités [voir aussi Joseph Stiglitz, 2012] dans le numéro de décembre 2013 de sa revue Finances et développement, diffusée en plusieurs langues à travers la planète. Pour paraphraser le titre d’un ouvrage récent, nous sommes dans une crise sans fin et sans issue3. Le Manifeste rappelle le caractère « entropique » [GeorgescuRoegen, 1971] de ces menaces qui pèsent sur notre monde : l’humanité augmente son désordre et c’est ainsi qu’elle va au désastre, l’entropie l’atteignant au travers des questions matérielles, techniques, écologiques, économiques, financières, voire morales. Les êtres humains, certes, continuent d’avancer – et de faire mille « progrès » – depuis quarante ans, dans la construction de leur histoire, mais ils font en même temps monter les périls, crise après crise, donnant l’impression de se précipiter vers un mur, de se rapprocher d’une catastrophe terminale. Mais pourquoi en est-il ainsi ? Pourquoi une telle incapacité à mettre en œuvre des changements qui éloigneraient des dangers ? Le Manifeste fait un apport essentiel à la compréhension de cette question. Il identifie, comme racine profonde, une crise qui peut être nommée crise anthropologique4. Elle est l’accélérateur et parfois le moteur des menaces entropiques et elle menace la capacité à y 3. La Crise sans fin, de Myriam Revault d’Allones [2012]. 4. Le Manifeste écrit « menaces anthropiques » mais l’homophonie intellectuellement sympathique avec « menaces entropiques » apporte en même temps une ambigüité de compréhension et j’écris donc ici « crise anthropologique » sans vraiment changer le sens adopté dans le texte du Manifeste. 66 Du convivialisme comme volonté et comme espérance faire face, c’est-à-dire qu’elle est responsable du caractère sans fin et sans issue de la crise. En quoi consiste cette crise anthropologique ? Cette crise est anthropologique parce qu’elle touche à ce qui fonde l’humanité, ce sur quoi repose notre humanité. Pour ériger l’espèce homo en espèce humaine, il a fallu que l’espèce parvienne à gouverner la rivalité et la violence entre les individus. Les humains luttent pour exercer leur puissance d’être et d’agir, ils luttent pour assouvir leur désir de reconnaissance et peuvent lutter jusqu’à se massacrer. Sans invoquer René Girard [1972], le Manifeste se réfère à Marcel Mauss pour qui l’ordonnancement de la société passe par la nécessité de trouver un moyen pour les humains de « s’opposer sans se massacrer ». Terrible défi anthropologique pour que l’humanité échappe à l’état de nature. Dans le monde du passé, des religions primitives puis d’autres dont il reste les successeurs ont tenté des réponses à ce défi et ont joué un rôle important et ambigu. Leur importance s’est réduite avec le « désenchantement du monde » (Weber) quand la rationalité a surgi des « Lumières ». L’ordonnancement des sociétés s’est alors appuyé sur les idéologies des temps modernes, ici et là, sur le libéralisme, le socialisme, l’anarchisme, le communisme. Toutes ces idéologies en sont venues à pousser l’évolution des sociétés sur l’axe central de la performance technico-économique. La pacification des relations entre les individus au sein des sociétés a ainsi progressivement reposé, pour l’essentiel, sur le partage par toutes et par tous du rêve de la croissance économique dont chacun pourra espérer, au moins bientôt, en bénéficier. Ainsi, de manière presque généralisée partout dans le monde depuis la Seconde Guerre mondiale, le politique, qui a pour fonction de forger un accord entre les individus et de les maintenir ensemble dans une même société malgré leurs divergences et leurs conflits, occupe l’essentiel de son temps à mettre en action des politiques de croissance économique. Ce sont elles qui servent de ciment pour les sociétés. Le rêve de croissance est devenu le fondement des sociétés. Mais ce rêve, ce fondement anthropologique se développe en déclenchant une course, une compétition technico-économique effrénée, au sein des sociétés et entre elles, à l’échelon planétaire. Cette compétition multiplie la puissance des plus forts sur les Une indispensable offensive intellectuelle collective 67 plus faibles et la puissance du tout sur la nature ; l’exploitation de l’homme par l’homme, de l’homme par la machine, de la nature par l’homme et ses machines, tout cela engendre un processus menant potentiellement à la destruction de l’humanité. La réponse actuelle au défi de l’humanité, le rêve de croissance, et qui en est son fondement anthropologique, se transforme ainsi en fauteur de menaces entropiques. Ce qui cimente les sociétés humaines – en réponse au défi anthropologique — est en même temps ce qui est en train de les détruire. Dit de manière abrupte, l’humanité détruit l’arbre sur lequel elle est montée. Les imaginaires de nos sociétés font que toutes et tous, ou presque, nous attendons la croissance alors que nous savons que poursuivre la croissance est destructeur. En outre, la croissance ralentit de plus en plus son rythme dans les pays industrialisés5, c’est-à-dire que se délite le ciment ancien qui soudait nos sociétés. Dans le même style abrupt que précédemment, on peut dire que l’humanité détruit et les racines et l’arbre sur lequel elle est montée. Notre humanité est ainsi engagée dans une impasse. Et les essais de solutions se montrent incapables de répondre aux éléments contradictoires de cet hyperdéfi, car les apprentis concepteurs de prétendues sorties de crises ne disposent pas de ce diagnostic déchirant. Sans vision de long terme et sans diagnostic pertinent, les responsables réagissent au coup par coup, plus qu’ils agissent, ballottés par les cahots de la crise. Dans le même temps, les opinions publiques sont de plus en plus portées à écouter des discours populistes qui prônent un retour aux mondes du passé, aux anciens régimes, aux replis communautaristes et/ou nationalistes. 5. Robert Gordon a montré (« Is U.S. Economic Growth Over ? Faltering Innovation Confronts the Six Headwinds », document de travail du National Bureau of Economic Research, n° 18315, août 2012), que la tendance du ralentissement de la croissance était universelle, même s’il peut exister encore quelques années de forte croissance pour quelques pays. Ce ralentissement est fondé sur l’épuisement des innovations radicales eu égard aux améliorations de productivité et de bien-être matériel qu’elles pourraient offrir. Par conséquent, le « rattrapage » en niveau de production et bien-être matériel, pour autant qu’il puisse se faire ici et là – comme en Chine et dans quelques autres pays – butte non seulement sur l’épuisement de la planète mais aussi sur l’épuisement des potentiels de croissance. 68 Du convivialisme comme volonté et comme espérance Dans ce brouillard des idées, les auteurs du Manifeste offrent un diagnostic qui permet de voir clairement qu’il y a une seule option, une seule exigence essentielle face à la situation présente. Il faut dépasser les politiques de croissance ; il faut, tout autant, aller au-delà des vieilles idéologies qui ont appuyé ces politiques et dont aucune n’offre une piste de solution crédible. Pour ce faire il faut reprendre à nouveaux frais le défi fondamental de l’humanité et lui donner une réponse nouvelle, trouver une autre façon que par les politiques de croissance d’amener les individus qui s’affirment et qui s’opposent, à ne pas se massacrer, mais à coopérer. Une proposition de relance de l’humanisation du monde Dans notre monde d’aujourd’hui, une proportion élevée des populations, loin de ressentir les effets supposés bénéfiques de la croissance, croissance plus espérée que réelle, subit les effets déshumanisants provoqués tant par une précarisation toujours plus large que par une marchandisation qui se généralise. Ce règne étendu de l’efficacité et de l’argent qui exclut et qui provoque des violences en certains lieux, dans les quartiers et dans certaines zones de la planète, qui, en d’autres lieux, fait monter le taux de suicide, témoigne d’un processus en cours de déshumanisation. On ne peut espérer stopper ce processus de déshumanisation par une politique de croissance et il faut donc, pour relancer l’humanisation du monde, en passer par une gigantesque bataille pour changer d’imaginaire, pour réinstituer nos sociétés (Castoriadis) sur un idéal repensé qui remette l’humanité sur des fondements soutenables. Il faut amener la société à croire dans cet idéal repensé pour qu’il soit capable de guider le tissage du lien social et de la coopération entre les individus sans avoir recours au ciment de l’illusion de la croissance perpétuelle. C’est pour ce projet nécessaire de relance de l’humanisation du monde que les auteurs du Manifeste proposent le convivialisme. La tâche à accomplir est formidable, et le texte du Manifeste ne s’en cache pas, il faut – écrit-on, « rendre possible l’énorme Une indispensable offensive intellectuelle collective 69 basculement de l’opinion publique mondiale qui est indispensable pour dévier de la trajectoire qui mène au chaos et à la catastrophe probables, ou en tout cas possibles » (p. 37). Plus qu’une bataille des pensées – avec le changement méthodologique –, plus qu’une bataille sur les idées reçues – pour porter le diagnostic pertinent —, il faut mener une bataille sur le plan de la construction de l’imaginaire symbolique, procéder à une sorte d’analyse psychanalytique collective. Pour ce troisième vecteur, l’offensive menée par le Manifeste bénéficie de ce que cet idéal est déjà lové au fond du cœur de beaucoup de femmes et d’hommes, en particulier de tous ceux qui s’efforcent de construire, individuellement ou dans différents groupes et associations, une société centrée sur l’humain et respectueuse de la nature. Il faut parvenir à ce que toutes ces femmes et ces hommes perçoivent leur proximité en raison de l’existence d’un fonds doctrinal commun, d’un idéal qui reste pourtant impensé collectivement à ce jour, et qui est même nommé différemment ici et là. Si toutes ces personnes, tous ces groupes peuvent se reconnaître dans le convivialisme comme explicitant les contours de ce fonds doctrinal qui leur est commun, un grand pas sera franchi pour remettre l’humanité sur le bon pied. Mais il faut aller plus loin, selon les trois vecteurs de l’offensive. Avancer dans le champ de la pensée et de la théorie. Avancer sur le terrain de la politique quotidienne et de l’action en imaginant des mesures différentes de celles conçues pour une politique de croissance infinie. Les faire adopter, c’est se situer au-delà du domaine de l’offensive intellectuelle et ressortit des mouvements sociaux, des mouvements politiques qui, pour la plupart, n’ont pas, pour le moment, accompli l’évolution idéologique nécessaire pour qu’ils s’inscrivent dans la perspective de remettre l’humanité sur le bon axe d’évolution. C’est l’avancée selon le troisième vecteur qui peut y aider, par une mobilisation la plus large possible au sein de la société civile. L’adhésion à l’idéal convivialiste doit devenir massive. S’il n’y a qu’un pour cent de la population mondiale qui est viscéralement attachée à la poursuite prioritaire de l’axe technoéconomique et de la croissance infinie, bien que ceux qui forment 70 Du convivialisme comme volonté et comme espérance ce un pour cent trustent les pouvoirs économiques et politiques, ils ont potentiellement, en face d’eux, quatre-vingt-dix-neuf pour cent de la population mondiale qui doit pouvoir s’indigner et prendre conscience de la nécessité de refonder la société sur le convivialisme. Pour que réussisse l’offensive intellectuelle du Manifeste, il faut qu’une bonne proportion de ces quatre-vingt-dix-neuf pour cent en prenne effectivement conscience et que, de la prise de conscience, ils passent à l’action. Dans l’entre-temps, il faudra continuer à faire connaître le Manifeste et l’idéal du convivialisme par tous les moyens possibles. Références citées Georgescu-Roegen Nicholas, 1971, The Entropy Law and the Economic Process, Harvard University Press, Cambridge. Girard René, La Violence et le sacré, 1972, Grasset, Paris. Manifeste convivialiste, Déclaration d’interdépendance, 2013, Le Bord de l’eau, Lormont. Revault d’Allones Myriam, 2012, La Crise sans fin, Seuil, Paris. Stiglitz Joseph, Le prix de l’inégalité, 2012, Les Liens qui libèrent, Paris. *** * Une indispensable offensive intellectuelle collective 71 Déclaration universelle d’interdépendance généralisée (projet) Préambule Au cours de sa très longue histoire, l’humanité s’est déployée dans un petit coin de l’univers, formant des groupes organisés de personnes, de communautés, de peuples, d’États entre lesquels les relations ont souvent été dramatiques. Cette déclaration universelle reconnaît que la vie est une valeur essentielle qui procède d’une interdépendance générale entre les personnes, les groupes, les communautés, les peuples, les États et les composantes de l’environnement naturel. L’aspiration universelle de chaque être, de chaque peuple, à la liberté et à l’égalité peut trouver une réponse ressentie comme juste dans la reconnaissance et le respect par tous de cette interdépendance généralisée. Ce respect exige de pratiquer la convivialité pour organiser des sociétés bonnes et assurer la paix à l’humanité au sein de l’univers. Elle ne peut se faire sans l’observation d’un certain nombre de règles et l’attachement à des convictions qu’énoncent les articles ci-après. Article 1 : La vie La vie est la valeur essentielle commune et partagée par toutes et par tous au-delà des différences de sexe, de couleur de peau, de nationalité, de langue, de culture, de religion, d’origine sociale, d’opinion politique ou autre, de naissance ou de prospérité. Elle est consubstantielle à l’existence de l’univers visible et invisible, matériel, végétal, animal qui constitue l’environnement naturel dont est née l’humanité. Elle lui en est redevable et lui doit le respect. Article 2 : L’humanité Il n’y a qu’une seule humanité ; elle s’est constituée en divers groupes qui ont forgé chacun leur milieu de vie au sein de l’environnement. Les êtres humains sont des êtres dont la vie ne peut être que menée ensemble en interaction entre eux et avec ce 72 Du convivialisme comme volonté et comme espérance milieu où ils aspirent à une vie bonne. Cette qualité de la vie croît avec celle des rapports entretenus les un·e·s avec les autres et avec la nature. Article 3 : L’individu L’individu naît au sein d’un groupe inséré dans un milieu qui l’accueille et le forme à ce mode de vie comme être humain interdépendant et participant à une commune socialité. L’humanité doit être respectée en la personne de chacune et de chacun de ses membres ; chaque personne doit être reconnue comme telle – sans discrimination d’aucune sorte. Elle doit pouvoir créer, construire, affirmer, faire évoluer son individualité singulière en développant sa puissance d’être et d’agir. Article 4 : Le collectif Le collectif est l’expression de la commune socialité des individus vivant en groupes au sein de l’environnement. 1. Toute personne manifeste son individualité particulière, en interaction avec les autres et avec l’environnement naturel, ce qui conduit immanquablement à des oppositions et des conflits. Les dynamismes individuels et les rivalités bousculent l’humanité mais restent féconds tant que les éventuelles destructions qui en résultent sont créatrices et ne mettent en péril ni le cadre de la commune socialité, ni l’environnement naturel de l’existence collective. 2. Les êtres humains vivent ensemble et forment des groupes, des groupes de groupes, des peuples, des États, des ensembles d’États qui ont, à chaque niveau de regroupement, leur individualité collective singulière à épanouir tout en préservant, de proche en proche, les conditions de l’existence collective pour le niveau plus élevé, jusqu’au niveau ultime, celui de l’humanité tout entière. Article 5 : La volonté générale Pour assurer le maintien de la commune socialité sans que cela passe par l’imposition aux autres de la volonté des un·e·s, il faut qu’une volonté générale puisse se former et soit acceptée par chacun·e. Une indispensable offensive intellectuelle collective 73 1. Les êtres humains se regroupent pour vivre ensemble et forment des associations, des peuples, des États. 2. Chaque individu participe à l’organisation des interactions au sein des groupes dont il est membre fondateur ou qu’il a rejoint et contribue à la formation de la volonté générale de ces groupes, de ces peuples, de ces États. 3. Les modalités de participation et de contribution de toutes et de tous constituent un processus politique par lequel est établie la Loi, comme expression de la volonté générale. 4. La volonté générale se forme ainsi dans le cadre de processus participatifs directs aux échelons de regroupements de base – avec de petits nombres – et selon des formules mixtes avec des systèmes de représentation aux échelons plus élevés – avec de plus grands nombres. 5. La volonté générale s’exprime par la Loi commune et s’impose à toutes et à tous. De la même manière qu’elle s’élabore progressivement de l’échelon le plus restreint à celui le plus élargi, elle est affirmée et mise en œuvre selon le principe de subsidiarité : elle doit être exprimée, au service de la vie, à l’échelon le plus bas possible. Article 6 : La Loi commune La Loi commune résulte de l’expression de la volonté générale et s’impose à toutes et à tous avec justice. 1. La Loi assure que toutes et tous ont accès aux moyens d’exercer leur autonomie d’épanouissement. Ces moyens sont connus comme étant les droits civils, politiques, économiques, sociaux, culturels et environnementaux qui permettent à toutes et à tous d’avoir une vie digne. 2. La Loi interdit toutes les actions qui ne sont pas fécondes pour l’humanité. En instaurant des limites, la Loi garantit que toutes et tous mettent en œuvre leurs droits avec responsabilité vis-à-vis des autres et vis-à-vis de la nature. Cette considération à l’égard d’autrui et de la nature est le fondement du sentiment de justice. 74 Du convivialisme comme volonté et comme espérance Article 7 : La convivialité La convivialité, art de vivre ensemble (con-vivere), valorise la relation et la coopération entre toutes et tous et avec la nature. Cela n’exclut ni les divergences ni les oppositions qui permettent la reconnaissance de toutes et de tous et de toutes les positions. Mais la convivialité est une force de vie. Elle interdit que le désir de reconnaissance et d’épanouissement ne s’enfle en démesure amenant une rivalité qui se transforme en guerre des un-e-s contre les autres et en force de mort. Article 8 : Le primat de la vie culturelle Le culturel est au cœur de l’interdépendance entre les êtres humains et avec l’environnement naturel. 1. La création et le partage de ressources – l’économie – et l’exercice des pouvoirs – la politique – sont des activités indispensables mais elles ne peuvent imposer leur primat au fonctionnement des groupes, des peuples, des États : elles sont soumises à la Loi commune. 2. Le primat est accordé au culturel, c’est-à-dire à la vie dans sa dimension de partage d’émotions et de sensations qui favorise, aux échelons interindividuels et collectifs, les sentiments de dépassement de soi et de bonheur. Article 9 : Les fruits de l’interdépendance 1. La pratique de la convivialité que permet la mise en œuvre des articles de la présente déclaration constitue une éthique individuelle de la vie commune, dans l’interdépendance, pour une société bonne. 2. Partout sur terre, l’extension de la convivialité dans tous les regroupements humains, selon des modalités propres à leurs caractéristiques spécifiques, redonne à toutes et à tous le sentiment de vivre avec bonheur et dignité dans une société juste. Elle assure l’épanouissement de l’humanité au sein d’une nature respectée. 3. Ainsi tous les êtres humains peuvent peu à peu retrouver l’espoir d’un futur meilleur à construire ensemble sur les potentiels et les promesses du présent. La nature symbolique et les usages politiques du « Bien vivre » Paulo Henrique Martins Introduction En Bolivie, la révolution de 1952, qui a introduit la réforme agraire, nationalisé les ressources minérales et étendu le droit de vote aux paysans, a contribué à transformer progressivement la « colonialité ». Depuis, le mouvement indigène a progressé et, comme l’observe A. Guimarães [2011, p. 329], l’identité ethnique, qui s’est construite au moment de la réaction anticoloniale, a pris le pas sur les identités de classe, ouvrière et indigène. Dans ce contexte, les tentatives d’intégration des indigènes comme citoyens métis dans un État-nation homogène ont échoué. On a assisté, en revanche, à une mutation politique fondée sur l’affirmation de l’identité ethnique et conduisant, dans les décennies suivantes, à une grande réforme de l’État. C’est surtout à partir des années 1970 que ces changements sont devenus plus manifestes, notamment avec la naissance du mouvement katariste1, qui reflétait les nouvelles mobilisations politiques du Mouvement nationaliste révolutionnaire (issu de la révolution de 1952) et qui a également contribué au succès d’une nouvelle génération d’intellectuels indigènes inscrits non plus dans 1. Le terme katarisme s’inspire du martyr indigène Tupac Katari, tué par les Espagnols en 1781. 76 Du convivialisme comme volonté et comme espérance les mouvements ouvriers mais dans les mouvements de jeunesse [Hashizume, 2010, p. 89]. Dans les années 1980 et 1990, les acteurs et les identités sociales, qui reposaient auparavant sur l’identification de classe, ont investi de nouveaux mouvements sociaux rassemblés autour d’une identité communautaire (ethnique). Plusieurs manifestations, telle « Dignité, territoire et vie » (une marche de 600 km vers la capitale La Paz, en 1990), ont sérieusement remis en question l’idée d’État-nation. L’État s’est vu en effet contraint de tenir compte progressivement des droits des populations indigènes et du projet de multiculturalisme national. Certains témoins affirment que les mesures adoptées dans ce sens par l’État ont eu des conséquences inattendues en favorisant le projet d’autoreprésentation politique des communautés indigènes : les organisations interethniques ont réussi à intégrer l’appareil d’État et les nouvelles autorités en place ont fait des relations interethniques une condition objective du système politique bolivien [Guimarães, 2011, p. 337]. Ce changement d’ossature politique a favorisé ensuite d’importantes revendications de droits collectifs (derechos colectivos) qui se distinguent de la notion traditionnelle de droits de citoyenneté dans la mesure où la propriété collective s’y voit accorder une plus grande valeur que la propriété privée. La refondation de l’État national dans un État plurinational est aussi une conséquence de cette rupture du pouvoir oligarchique traditionnel à partir de la réaction « altersystémique » indigène revendiquant son droit à l’autonomie et à la différence. La nouvelle Constitution de Bolivie (2009) et l’autonomie de fait des communautés Ces dernières années, tout particulièrement après l’élection d’Evo Morales, en 2002, le mouvement interethnique bolivien a permis d’importantes réformes politiques et institutionnelles qui ont transformé l’autonomie de fait en une autonomie de droit, cette dernière consacrée par la nouvelle Constitution politique de l’État bolivien de 2009. Aujourd’hui, à tous ceux qui demandent que soit clarifié le sens du Bien vivir, les adhérents des mouvements ethniques répondent : « Hay que aplicar la constitución » [Stefanoni, 2012, p. 16]. Cela veut dire que la dispute épistémologique autour La nature symbolique et les usages politiques du « Bien vivre » 77 de la signification collective du « développement » passe du champ de la linguistique à celui de la politique. Dans la philosophie aymara, deux notions méritent l’attention : le « territoire » et l’« autonomie », car toutes deux ont joué un rôle important dans les nouvelles utopies indigènes et dans la réinvention du système de droits. Ainsi, après que les colonisés, durant des siècles, ont nié leurs identités amérindiennes en se présentant comme des « paysans pauvres » (hors de toute appartenance communautaire), la revendication actuelle d’autonomie apparaît comme une réaction anticoloniale qui accompagne la lutte indigène dans sa configuration politique actuelle et son évolution. L’autonomie, c’est l’autogouvernement de communautés qui choisissent les autorités qui les représentent, ont des fonctions légales et une capacité à légiférer [Rivera, 2010, p. 59]. La notion de territoire, quant à elle, n’est pas non plus dénuée de signification, en particulier vis-à-vis de l’ancien État colonial, qui refusait de donner aux indigènes des droits sur leurs propres terres. Ainsi, la déconstruction de la notion occidentale de territoire, qui a inspiré la formation des États nationaux, a également favorisé l’élaboration de définitions puisant aux sources mêmes de significations collectives plus archaïques. Avec, d’une part, une définition du territoire qui repose sur la relation entre l’espace et la société — à partir de la société et non plus du pouvoir central –, ce qui permet de mieux appréhender le projet d’autonomie des Aymaras ; et, d’autre part, une définition symbolique (de la relation entre société et nature) et animiste, d’origine andine, selon laquelle la terre est une Pacha Mama, « madre tierra » ou terre-mère, seule légitime à fonder l’idéal collectif de Bien vivir. Il existe enfin une définition du territoire qui se rapporte à l’idée de contrôle et de pouvoir, selon laquelle les organisations indigènes considèrent l’Assemblée comme l’instance la plus importante de prise de décision relativement au bien commun [Rivera, 2010, p. 53-57]. Cette dernière définition, qui complexifie les décisions politiques, ne va pas sans poser d’importantes difficultés au gouvernement central car elle nécessite des négociations politiques permanentes entre le local et le central. 78 Du convivialisme comme volonté et comme espérance Vers un pluralisme étatique et territorial « convivial » Ce travail de déconstruction et de reconstruction de l’idée de territoire, lié à une nouvelle appréhension de l’autonomie politique, a conduit les mouvements interethniques boliviens à reconnaître la nécessité du pluralisme juridique pour assurer la diversité des rationalités et des connaissances du monde. Pour garantir ce pluralisme, les concepts d’interculturalité, de diversité, de reconnaissance et d’inclusion restent centraux [Rivero, 2011, p. 372]. Grâce à cela, et bien que sa gestion en devienne très complexe et demeure incertaine, le système politique bolivien a commencé à évoluer d’un État monolithique vers un pluralisme étatique et territorial : la constitution de 2009 reconnaît l’Autonomie indigène originaire campesina (AIOC) comme une des (désormais) quatre formes d’autonomie, aux côtés de l’autonomie départementale, régionale et municipale, ce qui a éminemment contribué à faire avancer le débat dans le champ des organisations indigènes originaires [ibid., p. 51]. Il apparaît ainsi que les changements de l’imaginaire politique bolivien ne constituent pas un fait isolé mais qu’ils participent d’une révision épistémologique importante des fondements de la modernité européenne et de l’impact sur les systèmes postcoloniaux engendrés par l’« occidentalisation du monde ». Et, en ce sens, il est possible de dire que les raisons de cette mutation de l’imaginaire résident dans les urgences tant théoriques que pratiques, morales et politiques, ou encore écologiques et économiques soulignées par le Manifeste convivialiste [2013]. Pacha Mama et « Bien vivre » : quels enseignements ? Pacha Mama (Pacha : monde ; Mama : mère ou terre-mère) nous invite à penser la postcolonialité à partir de deux apports, l’un symbolique, l’autre politique. L’apport symbolique est celui qui se révèle à travers une certaine image du rapport entre l’Homme et la Nature. Ici, l’imaginaire mystique archaïque a été remplacé par une construction imaginaire postmoderne critique où la représentation de l’être humain et de son environnement acquiert une valeur politique indéniable. Et, en effet, on ne peut pas ignorer que La nature symbolique et les usages politiques du « Bien vivre » 79 l’expérience indigène contient une importante critique écologique qui doit être prise en compte dans la critique du capitalisme. L’apport politique de Pacha Mama actualise ce processus historique pour interroger le modèle de développement néolibéral. Il nous invite à comprendre les limites d’un modèle de domination qui repose sur une logique privée, celle de l’appropriation des richesses matérielles par un groupe restreint aux dépens de la majorité. Vue sous cet angle – un droit privé et non une logique naturelle –, la croissance économique illimitée se révèle dans toute sa nudité, celle d’un droit privé qui s’est implanté et généralisé à partir de l’emprise coloniale. C’est ici que l’on peut faire le rapprochement entre la symbolique de Pacha Mama et la critique anti-utilitariste lorsque cette dernière dénonce la croissance économique infinie et inspire le Manifeste convivialiste. Cela veut dire que la contribution politique de Pacha Mama réside dans l’originalité d’une contestation postcoloniale menée par un mouvement social indigène qui a su renverser la colonialité pour réintroduire le pouvoir de la tradition ethnique dans la « cosmologie » occidentale. L’apport symbolique L’apport symbolique de Pacha Mama nous invite à revaloriser la nature non pas comme une substance physique mais comme une richesse d’usage et de ritualisation ; comme la source biologique de la vie et de la survie économique et politique des communautés organisées. On pourrait également définir la nature comme la condition pratique et nécessaire des alliances entre familles et individus. L’utopie de Pacha Mama n’est pas celle, utilitariste, de « vivre bien » – une approche qui valorise l’appropriation privée et égoïste – mais celle, anti-utilitariste, de « Bien vivre » – une approche qui valorise le bien-être collectif, non pas comme une idée abstraite mais comme un objectif politique fondé sur une puissante appartenance communautaire qui ne refuse pas le principe de marché. Comme le suggèrent les sociologues boliviens I. Farah et M. Gil : « Le Bien vivre peut être pensé dans le contexte d’une société mercantile qui incorpore un principe éthique structurant d’une autre modernité qui reprend la pluralité de la réalité et qui approfondit le renouvellement de la pensée économique, culturelle et politique, soit une compréhension plus élargie de la vie » [Farah, Gil, 2012, p. 105]. 80 Du convivialisme comme volonté et comme espérance Aussi le mouvement Pacha Mama ne repose-t-il pas seulement sur un mythe traditionnel, il s’apparente plutôt à une contestation altersystémique et d’innovation historique depuis les marges du système-monde. Ce mythe apparaît très pertinent dans le cadre d’une réflexion sur la relation entre richesse matérielle et symbolique et pour l’émergence de l’hétérotopie du Bien vivir, qui est de la plus haute importance. Il serait intéressant, du reste, d’approfondir la comparaison des hétérotopies de Bien vivir avec celle de la Convivialité, discutée en France par la critique antiutilitariste, pour dégager leurs particularités et leurs similarités [Caillé et al., 2011]. L’approche convivialiste contribue en effet à élargir le débat sur les modèles de développement et les critères de définition des richesses (matérielles et symboliques). Et elle apparaît au moment même où le modèle de l’État colonial visant à monopoliser l’usage de la violence sur un territoire unifié se voit remis en question. La création de l’État plurinational met en échec le projet de l’identité nationale unifiée et renforce le rôle des autorités locales. Cette évolution, qui ne va pas sans difficulté pour la gestion du territoire national, montre néanmoins combien les pressions exercées en faveur d’une décentralisation du pouvoir sont nécessaires. L’intérêt anthropologique et symbolique de Pacha Mama réside dans l’impact de la représentation éco-sociale de la nature sur l’idée de changement social qui, traditionnellement, reste attachée à une représentation mécanique de la nature. La compréhension écologique de la nature met au jour la force du don de la vie, c’est-à-dire des échanges obligés que les Amérindiens entretiennent avec leur environnement pour assurer leur survie. Remarquons cependant que cette approche relationnelle, au sein de la cosmologie aymara et quechua, n’est pas une nouveauté anthropologique. On la rencontre, en effet, dans toutes les sociétés archaïques, et on peut la retrouver, encore aujourd’hui, chez les peuples indigènes d’Amazonie comme les Tupi, les Pano ou les Aruaques. Chez les Indiens d’Amazonie, par exemple, le rapport entre l’Homme et la Nature repose toujours sur la notion de don, ce qui révèle une importante écologie culturelle [Viveiros de Castro, 2002, p. 327]. C’est pourquoi l’on comprend aisément que ces groupes tiennent à ritualiser chaque abattage d’arbre et La nature symbolique et les usages politiques du « Bien vivre » 81 se sentent obligés, par la force du contre-don, à planter un autre arbre pour rétablir l’équilibre perdu2. Cette approche amérindienne s’éloigne de la représentation cartésienne traditionnelle fondée sur la séparation ontologique entre l’Homme et la Nature. La colonisation a appris cela aux communautés indigènes latino-américaines, quoique cela ne soit pas encore très clair pour les critiques occidentaux. L’apport politique Il est intéressant de souligner que l’émergence d’une conception particulière de la société comme « économie symbolique de l’altérité » [ibid., p. 335] remet à l’ordre du jour cette relation archaïque entre l’Homme et l’écosystème. Car, dans ce modèle particulier, l’idéologie de la croissance économique en vient à disputer sa reconnaissance linguistique à un système de croyances et d’actions qui valorise le rôle actif de la politique dans la promotion de la pluralité sociale, économique, juridique et politique. Cela veut dire que non seulement la croissance économique ne va pas de soi mais que la bourgeoisie industrielle s’en est servie dans sa lutte d’affirmation historique et idéologique contre d’autres systèmes de significations. Cependant, la réactivation de l’imaginaire paysan par le puissant mouvement indigène en Bolivie montre que les significations traditionnelles sont toujours susceptibles d’être à la source de reconversion identitaire et d’action politique. Si Pacha Mama n’apporte rien de particulièrement nouveau sur le plan théorique, on peut se demander comment elle est devenue, en Bolivie, une référence importante pour la critique radicale des modes de développement coloniaux fondés sur la croissance économique. Il y a plusieurs raisons à cela. Tout d’abord, l’intérêt politique actuel de Pacha Mama, dont la stratégie politico-communautaire, en tant qu’elle questionne 2. On la rencontre aussi chez les scientifiques – anthropologues, géographes, biologistes, parmi d’autres – impliqués dans la critique du dualisme cartésien et engagés dans la mise en forme d’une nouvelle discipline humaine tissée aux nouvelles frontières disciplinaires, telle l’anthropologie écologique [Descola, Pálsson, 2001]. Se reporter, dans ce sens, au n° 42 de la Revue du MAUSS semestrielle : « Que donne la nature ? L’écologie par le don ». 82 Du convivialisme comme volonté et comme espérance l’appropriation privée des ressources de la vie (l’eau, la terre, l’air, le feu) par des groupes d’individus animés par une idéologie coloniale égoïste, est capitale. Les Pacha mamistes boliviens considèrent en effet que ces ressources vitales existaient bien avant l’arrivée des colonisateurs, des entreprises privées, des politiciens d’ethnie blanche, bien avant l’homme lui-même, et qu’elles constituent toujours la base de leur survie matérielle et spirituelle. Ce qui est nouveau, donc, c’est la prise de conscience, par les ethnies boliviennes, de l’importance qu’il y a à problématiser politiquement le rapport entre l’Homme et la Nature qui, jusqu’ici, était resté cantonné à un récit mythologique de portée historique restreinte : cette prise de conscience n’est donc en aucun cas aléatoire, dans la société bolivienne actuelle, elle est une réaction communautaire postmoderne aux stratégies capitalistes d’appropriation et de privatisation de richesses des communautés indigènes de la région. Est également nouveau le fait que Pacha Mama permet de dépasser le seul débat sur la spiritualité archaïque – intéressant mais insuffisant sur le plan politique – pour problématiser les conditions matérielles et symboliques du développement. En effet, l’idée de Bien vivir conçue par les intellectuels indigènes au sein de ce mouvement est une contestation anticapitaliste et communautaire qui cherche à valoriser la richesse hors de la logique de l’accumulation, de l’individualisme et de l’ethnocentrisme [Farah et Gil, 2012, p. 100]. Plus précisément, elle s’appuie et reprend une tradition communautaire ancienne et complexe pour soutenir une approche anticapitaliste qui ne refuse pas le marché mais réclame la possibilité d’autogouvernement pour affirmer une nouvelle manière de vivre. L’aspect politique le plus significatif de Pacha Mama est celui des luttes, principalement aymaras (l’ethnie aymara est toujours considérée la plus active du point de vue culturel et politique), contre les tentatives de privatisation de leurs ressources de vie. Les événements récents ont contribué à réveiller chez les populations indigènes de la région le sentiment de l’importance des traditions culturelles et mystiques, la relation cosmogonique entre l’Homme et la Nature se muant alors en fondement historique qui institue du politique sur le territoire de l’État national. Car ces mouvements ethniques ne cherchent pas à revenir en arrière, mais, au contraire, à actualiser le politique face La nature symbolique et les usages politiques du « Bien vivre » 83 à l’enjeu de la mondialisation et des changements du local dans ses rapports au global3. Dans ce sens, Pacha Mama est une métaphore recouvrant plusieurs sens : elle est la mémoire vivante de la tradition ; elle est le symbole qui donne un sens aux mouvements collectifs ; elle est le mot d’ordre contre l’appropriation privée des conditions collectives de la vie communautaire ; elle est, enfin, le moyen qui distingue politiquement les mouvements ethniques des autres mouvements sociaux autour du débat sur la réforme de l’État national. C’est ainsi, grâce à la force des mouvements ethniques, que l’État bolivien s’est situé au cœur d’un enjeu politique aboutissant à la création de l’État plurinational bolivien lors de la réforme constitutionnelle. Pacha Mama est un symbole qui articule la tradition et la modernité, le rural et l’urbain, le colonisateur et l’ancien colonisé en devenant la raison de vivre de ces populations indigènes4. Dans cette voie, Farah et Gil [2012, p. 105] suggèrent que « le Vivir bien pourrait être pensé dans le contexte d’une société mercantile qui intègre un principe éthique structurant d’une autre modernité qui sauve la pluralité de la réalité et qui approfondit la rénovation de la pensée économique, culturelle et politique ». Cette prise de conscience de ce que nous pouvons appeler le droit universel à la vie ou aux sources organiques de la vie est devenue la raison de l’épanouissement d’une nouvelle praxis communautaire et d’une citoyenneté très active. Il est intéressant 3. Un moment très particulier de cette prise de conscience néocommunautaire est celui du conflit autor de la distribution de l’eau en Bolivie, qui a été divulgué par l’excellent film Conflits de l’eau, ou También la lluvia, de la réalisatrice espagnole Icíar Bollain, et qui a été tourné en 2010. Ce film montre très bien l’abus de pouvoir récent dans ce pays et la réaction populaire contre les mesures gouvernementales de privatisation de l’eau au bénéfice d’un groupe économique étranger. 4. Elle contribue à relier les savoirs communautaires et intellectuels dans un mouvement collectif qui a progressivement mis en question la philosophie utilitariste du progrès économique fondée sur la logique du marché des biens et services. On en est venu ainsi à dénoncer le caractère colonialiste d’un modèle de développement mercantile fondé sur l’appropriation privée des moyens de vie, de la production et de la reproduction sociale et qui engendre en permanence l’inégalité et l’injustice sociale. Dans l’organisation de leur mouvement altersystémique, les mouvements indigènes sont allés chercher ailleurs, dans le domaine de l’imaginaire archaïque, les éléments nécessaires pour valoriser le politique dans la refondation du territoire et du système de droit. 84 Du convivialisme comme volonté et comme espérance d’observer, par exemple pour l’émission de documents comme la carte d’identité, comment se passe la rencontre entre la bureaucratie et les populations : ces dernières se rendent aux bureaux du gouvernement en groupes organisés car, comme le rappelle un dirigeant des communautés de voisinage de La Paz, la manière la plus simple d’assurer l’égalité dans le service public est la pression du groupe [Wanderley, 2009]. Dans ce contexte, on voit aussi se transformer l’ancienne représentation traditionnelle de la richesse, qui restait attachée à la possession de la terre et des ressources minérales, et comment les familles aymaras les plus aisées utilisent l’argent épargné, par exemple en se livrant à des potlatchs à travers des fêtes ou des dépenses somptuaires. Bolivie : une modernité qui s’affirme à partir de l’hétérotopie indigène Nous l’avons montré, l’expérience de la Bolivie ne constitue pas une réaction prémoderne ou antimoderne au système postcolonial. Bien au contraire, elle est moderne car les mouvements ethniques ne refusent ni les droits républicains à la propriété privée, ni les droits civils et politiques, ni le rôle de l’État en tant qu’agent du développement. Cette expérience est également postmoderne dans la mesure où il s’agit d’un mouvement social qui est né de la réinvention de la tradition et s’ouvre à la pluralité identitaire. La nouveauté, ici, vient de la décision politique collective de subordonner l’ensemble des droits modernes – libéraux et républicains – aux droits archaïques à la vie, c’est-à-dire aux ressources fondamentales de la survie humaine et communautaire engendrée par le don de la vie, et qui est l’inspiration du Bien vivre. Cela prend tout son sens lorsque nous comprenons que, derrière ces exigences, il y a une compréhension éco-sociale et une innovation de droit public et collectif qui se fonde sur le renouveau du lien entre l’Homme et la Nature. La priorité donnée au droit à la vie innove dans le sens où elle démontre : a) que ces droits sont fondamentaux et universels car ils sont partagés par tout être vivant ; b) que les droits capitalistes à la croissance et à l’accumulation sont des droits privés qui ne sont pas universels, ce sont des droits mineurs. La nature symbolique et les usages politiques du « Bien vivre » 85 Les expériences de la Bolivie sont l’expression d’une nouvelle conscience postcoloniale née aux marges du système-monde et qui se rebelle contre le caractère spoliateur de politiques de développement fondées sur l’appropriation privée de richesses collectives naturelles et sur la destruction de mémoires et de savoirs culturels traditionnels. Cette conscience a pris progressivement la forme d’un mouvement social et intellectuel orienté vers la réorganisation de l’État et du système de droits, ce qui a abouti à une importante remise en question du système républicain moderne fondé sur la dualité droit privé/droit public. Cette dualité a été progressivement remplacée par un système juridique qui donne priorité au droit à la vie, à partir duquel les autres droits s’organisent : reconnaissance ethnique, citoyenneté républicaine, autogestion, ainsi que droit à la privatisation mais non comme priorité première5. Autrement dit, les droits particuliers – et non universels – à l’appropriation privée des biens de production et de consommation sont obligés de se soumettre à des droits collectifs plus élargis – et universaux. Dans la mesure où l’on a dénaturalisé l’économie de marché, on a compris que la croissance économique se légitimait par un droit privé à l’appropriation des ressources collectives. De cette façon, la politique s’est libérée de la colonialité et le rôle régulateur de l’État a été remis en question. L’économie de marché n’a pas été rejetée mais elle a été réencastrée dans un système de droits plus élargi qui soumet le privé au communautaire et au collectif. La richesse matérielle et économique est un acquis des temps modernes et elle continue d’être recherchée, mais cela ne va plus de soi. Le cas bolivien est aussi exemplaire dans ce sens. La Bolivie est un pays pauvre, on le sait, et il dépend directement de la production de gaz pour pouvoir assurer une grande partie des politiques publiques et sociales. Cependant, 5. La revalorisation de la relation directe entre l’Homme et la Nature, curieusement, influe aussi sur l’idée de salaire. Car dans la mesure où l’idéal du Bien vivir invite à réencastrer l’économie dans le système communautaire, le salaire reprend sa fonction symbolique antérieure en tant que moyen d’assurer des échanges centrés sur la valeur d’usage. Il faut adapter le travail et le salaire à un registre hétérotopique dans lequel il faut d’abord garantir l’accès des individus et des familles aux ressources primordiales de la vie et de la survie (telles l’eau, le feu, l’air, la terre) et aux ressources organiques et minéraux nécessaires à la vie en général avant de penser à leur marchandisation. 86 Du convivialisme comme volonté et comme espérance pour les Boliviens, l’importance économique du gaz n’implique pas que l’économie de marché et le droit à l’appropriation privée deviennent la règle majeure de la vie politique et sociale. Pour les Boliviens, le plus important est d’assurer les droits collectifs à la vie et à la préservation des conditions matérielles et symboliques de la vie sociale. Aussi l’économie du gazole est-elle importante comme ressource indispensable pour garantir la diffusion et la consolidation des droits collectifs mais non comme dispositif de pouvoir désencastré de la vie sociale et politique. Ces expériences exprimées de façon synthétique et poétique par l’image de Pacha Mama et du Vivir bien nous permettent d’alimenter une critique féconde du modèle de développement capitaliste hégémonique au niveau planétaire, qui est fondé sur l’idée de croissance économique illimitée. Les expériences boliviennes nous aident à comprendre que l’occidentalisation du monde est devenue un projet très chaotique au fur et à mesure que l’on a voulu considérer comme universel un système de droits qui, à l’origine, est privé et lié au commerce et aux organisations mercantiles. Elles nous apprennent aussi que la solution à la crise passe nécessairement par la politique et par l’interrogation du rôle de l’État en tant que régulateur des activités collectives et privées. On voit ainsi que les réponses concrètes proposées par la réaction bolivienne recoupent celles du convivialisme lorsque les signataires du Manifeste convivialiste [2013, p. 39] insistent sur l’urgence qu’il y a à bâtir une alternative au mode d’existence actuel fondé sur l’illimitation économique et à tenter d’améliorer les conditions de vie des couches populaires. Références bibliographiques Caillé A., Humbert M., Latouche S., Viveret P., 2011, De la convivialité : dialogue sur la société conviviale à venir, La Découverte, Paris. Descola P., Pálsson G., 2001, Naturaleza y sociedad : perspectivas antropológicas, Siglo XXI Editores, México. Farah I., Gil M., 2012, Modernidades alternativas : una discusión desde Bolívia, in Martins P. H. et Rodrigues C. (dir.), Fronteiras abertas da América Latina, Editora da UFPE, Recife. La nature symbolique et les usages politiques du « Bien vivre » 87 Guimarães A., 2011, « Pluralismo, cohésion social y ciudadanía en la modernidad : uma réflexion desde la realidad boliviana », in Wanderley F. (dir.), El desarrollo en cuestión. Reflexiones desde América Latina, CIDESOXFAM, La Paz. Hashizume M., 2010, « A emergência do Katarismo. Tensões e combinações entre classe e cultura na Bolívia contemporânea », Anais do IV Simpósio Lutas Sociais na América Latina (ISSN : 2177-9503), « Imperialismo, nacionalismo e militarismo no Século XXI », 14 a 17 de setembro de 2010, UEL, Londrina. Manifeste convivialiste. Déclaration d’interdépendance, 2013, Le Bord de l’eau, Lormont. Rivera J. L. L., 2010, « El paso de la autonomía de hecho a la autonomía de derecho. Reflexiones desde el caso boliviano », in Uzeda A. (dir.), Cultura y sociedad en Bolivia, CISO-FACSO-UMSS, Cochabamba. Rivero M. 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Si on ajoute au critère minimaliste de la démocratie (la tenue des élections libres et le respect des libertés fondamentales) le degré de violence qui existe dans la société, le nombre de pays qui répondent positivement au double critère de démocratie et de civilité se réduit encore plus. Ce ne sont pas, non plus, les dictatures ou les tyrannies et les sociétés saisies par une violence extrême qui dominent cette carte. La grande majorité de l’humanité semble vivre dans des régimes qui ne sont ni une dictature ou une tyrannie ni une démocratie et dans des relations sociales qui ne sont ni sous l’emprise d’une violence physique permanente ni libérées de la violence. Ce qui continue à dominer la carte du monde, ce n’est donc pas la démocratie et la civilité, mais une situation d’entre-deux. Cette grande zone grise, non seulement représente la majorité contemporaine de la condition humaine mais elle se présente sous une relative stabilité dans le temps. Elle ne s’élargit pas, elle ne se rétrécit pas non plus d’une manière significative. Le processus de transition vers la démocratie et vers le retrait de la domination de la violence dans les rapports sociaux est annoncé et réclamé par la plupart des forces politiques locales dans la plupart des pays qui figurent dans cette zone grise, et soutenue au moins publiquement par les diverses composantes de la société civile et par la totalité des organisations internationales. Mais le 90 Du convivialisme comme volonté et comme espérance chemin de cette transition semble être bien plus que sinueux. Dans beaucoup de cas, il donne l’impression d’être plutôt circulaire. Les décennies s’écoulent sans que se réalise une véritable avancée de la consolidation de la démocratie et de la pacification des relations sociales. La Turquie nous fournit un exemple particulièrement révélateur de cette situation que l’on qualifie couramment de transition sans trop se demander s’il s’agit vraiment d’une transition. On évite ainsi de poser la question de savoir s’il peut véritablement y avoir une sortie définitive de cette transition vers la démocratie et la civilité. Pour la plupart des pays qui figurent depuis bien longtemps dans cette zone grise, à équidistance de la démocratie et de la tyrannie, de la violence et de la civilité, la transition ne finit-elle pas par représenter l’état normal ? Celui d’une transition permanente et interminable. D’autant plus que, dans beaucoup de pays qui satisfont aux critères de démocratie, par exemple l’Inde, le Brésil ou l’Afrique du Sud, la violence continue à marquer les rapports sociaux et porte le risque de mettre en péril la démocratie. Ces interrogations interpellent les hypothèses habituelles des théories du développement politique. Elles conduisent à remettre en question l’idée de l’universalité naturelle de la démocratie, en tout cas des normes démocratiques contemporaines. D’où l’interrogation sur l’existence d’une « trappe à la transition ». Pour essayer de répondre à cette question, le cas de la Turquie semble être bien plus heuristique que beaucoup d’autres cas. Parmi les pays « en transition démocratique », la Turquie est le pays le plus intégré, et depuis le plus longtemps, dans les institutions du système de démocratie occidentale. Elle est aussi, avec la Russie, l’un des rares pays de ce groupe qui ne porte pas les marques historiques d’une colonisation mais qui, bien au contraire, garde dans son inconscient collectif les traces de son passé impérial. Enfin, les pratiques démocratiques, même partielles, y ont une certaine profondeur historique. Il y a un foisonnement d’appellations pour appréhender les régimes « hybrides », comme celui de la Turquie, qui présentent plusieurs facettes contradictoires : pluralisme limité, illibéralisme, bonapartisme, régime semi-autoritaire, démocratie déléguée, autoritarisme compétitif, etc. Ce qui les rassemble, c’est la coexistence d’institutions et de pratiques démocratiques avec des Des « transitions démocratiques » interminables 91 institutions et des pratiques qui violent ouvertement les principes démocratiques de base. Dans ces régimes hybrides, la plupart du temps les dirigeants se font élire par des élections plus ou moins libres et transparentes, le multipartisme perdure mais le système politique reste monopolistique. Même si le principe de la séparation des pouvoirs est en vigueur sur le papier, ces régimes sont marqués par la pratique d’unicité des pouvoirs. Les changements de personnes dans le pouvoir ne conduisent pas à changer les mécanismes de l’exercice du pouvoir. Les changements de dirigeants donnent à ces autoritarismes une coloration démocratique et pluraliste. Mais les pratiques politiques perdurent malgré ces changements et les réformes démocratiques, quand elles sont mises en œuvre, sont rapidement dénaturées par les pratiques politiques et sociales dominantes. D’où l’interrogation sur le caractère transitoire des régimes hybrides. Le concept d’autoritarisme est souvent utilisé pour qualifier un large éventail de régimes qui occupent cette zone grise. Dans les régimes autoritaires, contrairement aux totalitarismes ou aux dictatures, la violence politique envers l’opposition et la contestation n’est pas systémique. Elle est plutôt aléatoire et larvée. Les régimes autoritaires ne sont pas des régimes de répression massive, généralisée et ouverte. Pour pouvoir continuer à exercer le pouvoir plutôt par adhésion que par pure contrainte et pour répondre à certaines des contraintes internationales contemporaines, les régimes autoritaires autorisent l’existence de larges pans de libertés mais se réservent la possibilité de réprimer arbitrairement l’exercice de ces libertés. La violence des régimes autoritaires se manifeste moins par le recours à une force physique efficace que par des pratiques de violation des droits. Contrairement aux régimes totalitaires, les autoritarismes n’exigent pas une adhésion formelle complète de tous les citoyens à l’idéologie du pouvoir. Contrairement aux dictatures, le pluralisme y est formellement respecté et la contestation n’est pas officiellement bannie. Mais contrairement à une démocratie consolidée, les libertés fondamentales ne sont pas solidement établies et préservées, l’État de droit est aléatoire et le pouvoir réel est fortement concentré dans les mains du leader ou d’une caste au pouvoir. Contre toute contestation politique qu’il considère comme un défi à son autorité, le pouvoir peut déployer, d’une 92 Du convivialisme comme volonté et comme espérance manière aléatoire et discontinue, une violence légale débridée. Cette violence ne se limite pas à la violence policière ou, plus généralement, à la violence des forces dépositaires de la violence légale. Elle s’exerce aussi par les pratiques judiciaires arbitraires et liberticides, par des discriminations quasi publiques envers des catégories ciblées de population et par une mise en spectacle permanente et envahissante de la puissance du pouvoir, notamment dans les médias. Les régimes autoritaires sont marqués par les multiples manifestations de l’abus d’autorité. Ces abus d’autorité constituent la forme la plus répandue de la violence exercée par les dépositaires des pouvoirs publics dans les régimes autoritaires. Ce qui caractérise les régimes autoritaires, ce n’est pas la violence physique mise en œuvre par les forces de sécurité contre les contestations. C’est le déploiement d’une violence judiciaire par la criminalisation de toute contestation, qui constitue la marque distinctive de ces régimes. À cette violence par l’aléa dans l’application du droit, s’ajoute enfin la violence économique exercée par un partage ultra-partisan des opportunités économiques créées par les pouvoirs publics, des violences d’exclusion et de discrimination subies par des couches de population faiblement protégées et la violence symbolique par le contrôle des médias. Depuis le développement des moyens de communication par des réseaux électroniques, l’enjeu de ce contrôle se déplace rapidement vers les réseaux sociaux. Toutes ces formes de violence ne s’exercent pas avec la même amplitude et ne se manifestent pas avec la même sévérité. Dans l’ensemble, ce qui semble être commun aux régimes autoritaires est la crédibilité de la menace du déclenchement d’une violence légale ou apparentée par les institutions du régime contre toute contestation de ses décisions. L’autoritarisme est marqué par le sceau de la suspicion et de la méfiance. Il réagit violemment devant les désirs d’autonomie des sujets et les revendications de reconnaissance de la légitimité et de l’égalité des différences. *** * La Turquie est considérée d’un commun accord comme une société en transition depuis le milieu du xixe siècle. Il s’agit d’une transition vers les normes occidentales de laïcité, d’égalité Des « transitions démocratiques » interminables 93 citoyenne et de libre élection des dirigeants. Mais le passage à la République ne signifie pas toujours l’abandon des principes monarchiques. La République, décrétée en 1923, à la suite de la dislocation de l’Empire lors de la Première Guerre mondiale, va rapidement essayer de trouver son unité autour d’une nouvelle figure du sauveur. Le mythe fondateur qui entoure la personne de Mustapha Kemal à la fois se situe dans le prolongement du système de légitimité de l’ordre ottoman et représente une rupture en son sein. La légitimité traditionnelle qui reposait sur l’unité de la religion et de l’État et s’élevait sur deux pieds, profane et sacré, est reproduite dans sa structure au sein de la république kémaliste. Mais elle change de symboles. La nation se substitue à la religion et l’incorpore. La République proclame la fusion de la nation avec l’État, qui ne font plus qu’un seul corps indivisible. Ce corps doit être préservé non seulement des menaces extérieures mais surtout des menaces intérieures, d’où la nécessité impérieuse ressentie par la nouvelle caste dirigeante laïque de mettre sous tutelle la souveraineté nationale. Pour ce faire, le régime procède à une subtile distinction entre le pouvoir incarné par l’État et la souveraineté limitée issue de la société. Le fondement de l’autoritarisme républicain qui marque au fer rouge l’imaginaire social-historique de la Turquie réside bien dans l’affirmation d’un principe de souveraineté gigogne. « La souveraineté appartient à la nation sans limites et sans condition », comme il est inscrit sur le fronton de l’Assemblée nationale d’Ankara avant même la proclamation de la République, mais sous condition que la nation accepte de rester sous la tutelle de l’État et de ses serviteurs. Par ailleurs, la nation ne continue pas moins d’être définie de facto et parfois de jure par l’appartenance à la nation musulmane turcophone. L’autoritarisme républicain de ce pouvoir modernisateur est foncièrement méfiant devant le principe de la séparation des pouvoirs. Le pluralisme et la participation sont perçus comme de graves menaces portant atteinte à l’autorité du pouvoir. L’opposition est vue comme l’antichambre de la traîtrise, voire comme la trahison incarnée. L’État est officiellement laïc mais la pratique cultuelle de l’islam, la religion massivement majoritaire, est sous le monopole d’une administration publique. Avec l’abolition du califat en 1924, la religion musulmane est en quelque sorte nationalisée et une 94 Du convivialisme comme volonté et comme espérance laïcité plutôt militante, au moins jusqu’au renversement du parti kémaliste par les résultats des urnes en 1950, sera en vigueur. Elle continuera à être soutenue par l’armée, une partie de la bourgeoisie moderniste, par les différents courants de la gauche et les minorités confessionnelles, comme la clé de voûte du système de défense contre le « danger réactionnaire ». La laïcité militante est la pièce maîtresse de la politique de modernisation par le haut. Mais, dès le départ, ce modernisme autoritaire engendre des clivages profonds au sein de la société turque. Une grande partie de la société, par résistance passive au laïcisme autoritaire, assimile la démocratie à un outil de résistance contre les velléités modernisatrices du régime autoritaire. Cette résistance passive des conservateurs, organisée par de multiples réseaux de confréries, va utiliser tous les ressorts démocratiques pour lutter contre la laïcité militante. La laïcité militante sera aussi vécue par une large partie de la population comme une violence de l’État, un abus d’autorité, une ingérence dans la sphère privée, d’autant plus que ce qui constitue l’âge d’or de la modernisation kémaliste est un régime dictatorial. D’où l’importance attachée à la légitimité électorale dans la société turque et, plus particulièrement, parmi les courants conservateurs et/ou islamistes. Armé de la certitude de représenter « naturellement » la majorité dans une société largement conservatrice et pratiquante, le courant conservateur va se revendiquer d’une quasi-sacralité de la démocratie sortie des urnes. Ces faits éclairent le tournant politique survenu en Turquie lors du passage du xxe au xxie siècle. Dans un moment de crise économique majeure, épuisant la légitimité de tous les partis représentés au Parlement, le Parti de justice et du développement (PJD), fraîchement créé par une scission au sein de la mouvance de l’islam politique, obtient une large majorité parlementaire. Le PJD est porteur du drapeau de la démocratisation, de l’espoir d’adhérer à l’Union européenne et d’une société de confiance, réconciliée avec elle-même. L’accélération du processus d’adhésion à l’Union européenne et la confirmation d’un soutien électoral massif lors des élections ultérieures vont pour la première fois faire reculer l’armée turque qui va commencer à perdre son statut de régent de la République. La République, qui avait acquis un caractère ouvertement prétorien, va évoluer dans la décennie 2000 Des « transitions démocratiques » interminables 95 vers un autoritarisme démocratique. La démocratie, sous la tutelle des élites de l’État, se transforme en une démocratie dominée par un pouvoir populaire dont l’autoritarisme s’alimente d’un populisme majoritariste. L’autoritarisme démocratique en Turquie représente un régime disposant de la légitimité acquise par les élections libres qui donne au pouvoir la possibilité de justifier « démocratiquement » les abus permanents d’autorité et une volonté de violer le principe de la séparation des pouvoirs au nom de la « volonté nationale ». L’autoritarisme n’est pas un mouvement qui s’impose seulement du haut vers le bas. Il se reproduit aussi du bas vers le haut. Nous n’allons pas détailler ici le faisceau de facteurs socioculturels que l’on rencontre dans la plupart des sociétés reproduisant l’autoritarisme, mais essayer de nous centrer sur quelques aspects plus spécifiques à l’histoire de la société turque contemporaine qui participent à la reproduction de l’autoritarisme. L’aspiration à l’homogénéité est très forte dans la société turque. Cette aspiration a été renforcée au fil du xxe siècle. Une des raisons est la représentation d’une société une et indivisible qui a été le credo de l’État républicain. L’idée de l’unité dans l’unicité a acquis le statut de tabou fondateur, véhiculé par le système d’éducation « nationale » depuis fort longtemps avec la même véhémence. L’unicité et l’indivisibilité de la société sont le pendant de l’unicité et de l’indivisibilité du pouvoir. Le kémalisme, en devenant l’idéologie fondatrice et officielle du régime républicain, a adopté selon les circonstances un accent cheftiste, paternaliste, élitiste ou autoritaire. Il s’est donné le statut du pouvoir tutélaire de l’État et de la nation, nation qu’il a définie comme « un corps réuni autour de son Père ». La société turque a encore besoin d’un père ou d’une image paternelle pour se représenter comme société. Le vivre-ensemble, au-delà des cercles familiaux et tribaux, ne se conçoit que par la médiation paternaliste du pouvoir de l’État ou des figures charismatiques religieuses ou politiques. Le multipartisme et l’alternance sont des pratiques qui existent depuis relativement longue date mais qui n’ont pas réussi à rompre fondamentalement avec les pratiques autoritaires héritées de l’État kémaliste. L’autoritarisme perdure à travers la permanence d’un État mobilisé contre les ennemis intérieurs dont la présence est supposée permanente. La violence de l’État peut atteindre des 96 Du convivialisme comme volonté et comme espérance formes de violence cruelle comme la torture, les emprisonnements abusifs, la déportation, voire les exécutions capitales d’opposants politiques, ou leur liquidation physique sans procès comme ce fut le cas dans les années 1990, pour ne citer que les exemples les plus récents. C’est le danger de la division de la société, de la dislocation de l’État, de la remise en cause des acquis de la République qui est toujours évoqué par les tenants du pouvoir pour justifier ces politiques de violence. L’obsession de créer une société homogène constituant un corps organique avec l’État est le ressort idéologique du déploiement d’une politique de violence bien au-delà des limites de la violence légale. Cette obsession de l’homogénéité sociale, comme toute obsession, nous permet d’aller aux sources des réflexes autoritaires. La République est bâtie sur des vagues successives de violences épuratrices et éradicatrices ou assimilatrices, envers les populations non musulmanes tout d’abord, et par la suite, envers les populations kurdes revendiquant la reconnaissance de leur identité ethnique, et enfin envers les populations alévies6, refusant d’être assimilées dans l’islam sunnite. Sur cette politique ethno-religieuse violente s’est greffée une politique répressive contre les maigres oppositions démocrates et socialistes. Commençant par les crimes génocidaires envers les Arméniens ottomans lors de la Première Guerre mondiale, la violence de l’État s’est déchaînée tout au long de l’histoire républicaine tour à tour contre les multiples figures de l’ennemi intérieur : Arméniens, Grecs, Kurdes, alévis, intégristes, communistes, socialistes, syndicalistes, démocrates, etc. Le terme consacré pour désigner les ennemis successifs est un mot turc révélateur, bölücü, qui signifie diviseur, séparatistes, schismatiques. Les politiques de répression ciblées ont toujours pris soin d’isoler l’ennemi intérieur du jour et, par une campagne de mobilisation idéologique, d’obtenir le soutien passif du reste de la société à ces campagnes purificatrices. Aujourd’hui, la société turque est une société dont l’immense majorité, y compris les pratiquants sunnites, se considère comme étant elle-même une victime ou un descendant de victime. Non 6. L’alévisme constitue la seconde religion en Turquie après le sunnisme. Il regroupe des membres de l’islam dits hétérodoxes, notamment partisans de la laïcité. (Ndlr.) Des « transitions démocratiques » interminables 97 pas victime d’une puissance étrangère, comme c’est le cas dans les pays colonisés. Elle est la victime d’une partie d’elle-même, du pouvoir kémaliste, du pouvoir sunnite ou du pouvoir des turcophones nationalistes. C’est pourquoi la société turque se méfie d’abord d’elle-même et cette peur bloque le développement d’une convivialité au-delà des cercles de socialité primaire. Ceci explique pourquoi, en Turquie, ce n’est pas seulement l’État mais bien la société dans son ensemble qui n’est pas en paix avec son histoire, et pourquoi le travail de la mémoire y est très difficile. La violence fondatrice sur laquelle est bâtie la République continue à travailler en profondeur l’imaginaire social-historique sur un fond à la fois d’identité victimaire et de culpabilité déniée. La mémoire de cette violence est doublée d’une peur, elle aussi fondatrice. La peur, largement répandue au sein de la société, est refoulée dans l’inconscient collectif. Elle est instrumentalisée par les pouvoirs autoritaires pour redynamiser les réflexes de rassemblement autour d’eux. Il s’agit de la peur d’une nouvelle dislocation de l’État, à la suite de celle de l’Empire à la fin de la Première Guerre mondiale. Le traité de Sèvres continue d’être un signifiant actif pour exprimer la peur d’une nouvelle dislocation face aux revendications kurdes, arméniennes voire face à la perspective d’adhésion à l’Union européenne. Dans sa recherche d’apaisement contre les démons historiques qui la travaillent intérieurement, la société turque est plutôt encline à se soumettre à l’autorité et à continuer à produire les conditions de l’exercice de l’autoritarisme. La défaite historique subie, dans la décennie 2000, par la coalition militaro-bureaucratique soutenue par les courants laïcistes-nationalistes, n’a pas débouché sur une réelle consolidation démocratique. Le vide autoritaire a été rapidement comblé par un nouvel autoritarisme qui puise principalement son énergie politique dans l’esprit de revanche des couches sociales qui se considèrent comme les victimes séculaires de l’élite oligarchique moderniste, i.e. kémaliste. D’où la valorisation d’une conception plébiscitaire de la démocratie pour se réclamer de la légitimité de la volonté nationale, au sens sunnite et turc, conservatrice dans ses valeurs morales, libérale dans ses choix économiques, xénophobe sous couvert de nationalisme et enfin démocrate restreinte à ellemême. À partir de la consolidation de son pouvoir, le leader charismatique d’AKP a dévoilé progressivement son projet 98 Du convivialisme comme volonté et comme espérance d’ingénierie sociale, consistant à bâtir une société conservatrice culturellement et moderne économiquement, par la formation de nouvelles générations pieuses et par la promotion d’une bourgeoisie conservatrice désireuse d’intégrer l’économie mondiale. Autrement dit, il s’agit de substituer au projet de modernisation élitaire-laïciste du kémalisme un projet de modernisation conservatrice. C’est dans ce sens que l’autoritarisme démocratique de PJD s’apparente à une posture postmoderne et réactive. Après douze années de pouvoir conservateur, la Turquie traverse de nouveau une zone de turbulence dont les conséquences, à court terme, risquent fort de faire perdre les maigres acquis démocratiques de la décennie passée. Mais d’un autre côté, les revendications d’une société plurielle dans ses identités ethniques et religieuses, d’une pratique d’exercice du pouvoir intégrant les demandes de participation politique des nouvelles générations et le désir de plus en plus répandu d’éliminer la violence dans la société comme dans le politique sont désormais bien plus fortes et ancrées dans la société qu’auparavant. La revendication du droit à la politique contre la violence autoritaire travaille dans l’imaginaire de la société turque. Et c’est dans cette revendication que se trouve peut-être la clé de la sortie de l’autoritarisme pour avancer vers la démocratie et la civilité. Mais le chemin à parcourir pour y arriver n’est pas exempt de douloureuses remises en cause de l’histoire officielle et de l’identité sociale-historique forgée par elle. B) Qu’un monde plus convivial est possible, souhaitable et nécessaire.Quelques exemples Le convivialisme existe, je l’ai rencontré Jacques Lecomte Le convivialisme constitue à la fois une anthropologie philosophique et une philosophie politique. Selon Alain Caillé, « les hommes ne sont pas des Homo œconomicus par nature. Ils ne le deviennent que là et quand la seule voie d’accès à la reconnaissance est devenue l’enrichissement matériel » [Caillé, 2011, p. 63]. J’ai d’ailleurs montré, dans un ouvrage récent [Lecomte, 2012], que de nombreuses découvertes réalisées dans diverses sciences (primatologie et paléontologie, psychologie du développement, anthropologie, neurobiologie, économie expérimentale, psychologie sociale, criminologie, histoire) permettent de conclure que l’être humain est prédisposé à la bonté (ce qui ne signifie pas déterminé : les influences sociales et les choix personnels ajoutant leur influence). Ceci a logiquement pour conséquence un nouveau modèle de société caractérisé par la coopération et la solidarité plutôt que par la compétition. De nombreuses recherches scientifiques contemporaines montrent que des valeurs et attitudes telles que la confiance en l’autre, l’empathie, le respect, la coopération, etc., peuvent avoir un impact non seulement dans les relations interpersonnelles, mais, plus largement, dans la vie sociale. Elles peuvent influer sur des domaines de politique publique aussi divers que l’économie, la santé, l’éducation, la politique familiale, l’emploi, l’environnement, la justice, et même les relations internationales. En bref, c’est en pariant sur ce qu’il y a de meilleur en l’être humain que ce meilleur peut se révéler. 100 Du convivialisme comme volonté et comme espérance À titre d’exemple, voici quelques résultats, parmi de très nombreux autres : – l’apprentissage coopératif est bien plus efficace que l’apprentissage compétitif, que ce soit en termes de résultats scolaires, d’ambiance dans la classe, de relations maître-élèves, etc. [Lecomte, 2009a] ; – la justice restauratrice (fondée sur des rencontres facilitant l’empathie de l’agresseur vis-à-vis de la victime) obtient des résultats bien meilleurs que la justice pénale traditionnelle, que ce soit en termes de satisfaction des victimes, de responsabilisation des délinquants ou encore de baisse de la récidive [Lecomte, 2009b] ; – les entreprises dans lesquelles les employés se sentent heureux de travailler, sont aussi rentables, et souvent plus, que celles où ils ne se sentent pas reconnus à leur juste valeur [Joo et McLean, 2006 ; Fulmer et al., 2003] ; – les individus acceptent plus facilement une décision de police ou de justice – même si elle leur est défavorable – s’ils estiment avoir été traités de façon juste [Tyler, 2006] ; – l’« empathie réaliste » évite qu’une tension internationale ne se transforme en guerre [White, 1984] ; – l’empathie des personnels soignants a des effets positifs sur le bien-être psychologique des patients et de leurs proches, ainsi que sur la santé physique des patients [Lecomte, 2011]. J’aimerais présenter ici trois univers dans lesquels une politique convivialiste est susceptible d’améliorer sensiblement la vie en société : l’enseignement, la justice, les organisations. L’enseignement humaniste L’apprentissage coopératif est une stratégie d’enseignement consistant à faire travailler ensemble des élèves au sein de petits groupes. L’apprentissage est organisé de telle sorte que les efforts de chacun sont nécessaires pour le succès du groupe ; les élèves s’encouragent et s’aident réciproquement à apprendre, louent les succès et les efforts des uns et des autres [Johnson & Johnson, 1990]. Une méta-analyse (synthèse d’études statistiques) rassemblant cent soixante-quatre recherches [Johnson et al., 2000] a constaté de meilleurs résultats obtenus par l’apprentissage coopératif que par Le convivialisme existe, je l’ai rencontré 101 l’apprentissage traditionnel sur différents aspects de la vie en classe : augmentation de l’estime de soi, amélioration de la motivation à apprendre, de la complexité du raisonnement et des résultats scolaires, meilleur transfert de ce qui est appris depuis une situation vers une autre, augmentation de l’appréciation réciproque, baisse du racisme et du sexisme, de la délinquance, du harcèlement et de la toxicomanie. Les élèves apprécient également plus l’enseignant et le perçoivent comme plus compréhensif et aidant. Une autre forme d’apprentissage fondée sur la solidarité entre élèves est le tutorat par les pairs, que l’on peut définir comme l’enseignement d’un élève par un autre. Le principe est simple : des élèves en difficulté passent quelques heures par semaine, généralement pendant les heures de cours, avec un autre élève plus âgé qui leur donne un cours particulier, tout ceci sous la supervision d’un enseignant qui aide le tuteur à préparer les séances et qui l’encourage dans son action. Une méta-analyse rassemblant soixante-cinq études [Cohen et al., 1982] a conclu que les programmes de tutorat par les pairs ont des effets positifs nets sur la réussite scolaire et sur les attitudes des tutorés. Ceux-ci ont obtenu des résultats supérieurs à d’autres élèves n’ayant pas bénéficié de ce type de programme. Une autre synthèse, regroupant vingt-deux études [Barley et al., 2002], concernant le tutorat auprès d’élèves en difficulté, aboutit au bilan suivant : – treize études pour lesquelles tous les résultats étaient positifs, – huit études pour lesquelles la plupart des résultats étaient positifs, – une étude pour laquelle il n’y avait pas de différence entre les classes ayant bénéficié d’un programme de tutorat et celles n’en ayant pas bénéficié. Pour terminer ce paragraphe sur l’enseignement, examinons maintenant l’impact des attitudes de l’enseignant sur les résultats obtenus par les élèves. Carl Rogers [1984], l’un des grands noms de la psychologie humaniste, a beaucoup insisté sur la nécessité que l’enseignant établisse une relation de personne à personne avec l’élève. Selon lui, le rôle de l’enseignant est surtout de faciliter le développement des capacités d’apprentissage autodéterminé du sujet, et pour cela trois principales qualités d’attitude sont nécessaires : l’authenticité, la considération pour l’élève et l’empathie à son égard. 102 Du convivialisme comme volonté et comme espérance Une méta-analyse rassemblant quatre-vingt-dix-neuf études [Roorda et al., 2011] et portant sur près de 130 000 élèves a mis en évidence l’impact positif des attitudes bienveillantes des enseignants, tout particulièrement sur les élèves provenant de milieux défavorisés. Dans leur recherche-action sur l’impact d’une pédagogie rogérienne, David Aspy et Flora Roebuck [1990] ont constaté que les enseignants qui manifestent le plus les trois qualités humaines mentionnées ci-dessus permettent à leurs élèves de progresser sensiblement au cours d’une année scolaire. Mais ils sont allés plus loin, en mettant au point un programme destiné à améliorer le niveau des enseignants sur ces trois qualités. Ceci a notamment abouti aux résultats suivants au sein d’une école située dans un environnement socio-économique très faible. Après la formation, il n’y avait pratiquement pas de changement de comportement chez les enseignants n’ayant pas suivi le programme, tandis que ceux ayant suivi le programme présentaient une sensible augmentation du nombre et de la qualité des relations, avec les effets suivants : amélioration sensible des résultats scolaires des élèves, nette diminution de la violence, du vandalisme et des discriminations de la part des élèves, ainsi que de l’absentéisme et du taux de démission chez les enseignants. C’est ainsi que le pourcentage de démission chez les enseignants est passé de 80 % à 0 % ; des enseignants d’autres écoles ont commencé à demander à être mutés dans cette école. Les auteurs en concluent que le meilleur moyen pour les enseignants d’aider vraiment leurs élèves à apprendre et à mieux respecter la discipline consiste à suivre un programme de formation qui leur enseigne systématiquement à employer des modes d’interaction et de communication efficaces. La justice restauratrice Dans divers pays du monde se développe un système de justice original qualifié de justice restauratrice. Cet essor résulte notamment de l’insatisfaction générale éprouvée à l’égard du système traditionnel : – la profonde déception des victimes ; Le convivialisme existe, je l’ai rencontré 103 – l’échec des politiques de répression et en particulier de l’emprisonnement : l’incarcération est surtout une école du crime, particulièrement pour les mineurs ; – la longueur, la complexité et le coût excessifs du processus judiciaire ; – l’engorgement des tribunaux. Justice pénale classique et justice restauratrice diffèrent sur plusieurs aspects, en particulier leur anthropologie fondatrice et leur finalité respectives. Concernant l’anthropologie, la justice classique repose sur le postulat de l’acteur rationnel et égoïste, exprimé en particulier au travers de la dissuasion : plus une punition est sévère, plus un agresseur potentiel aura peur d’être condamné et donc plus il évitera de (re)commettre des actes répréhensibles. En revanche, selon la justice restauratrice, plus un agresseur ressent d’empathie pour une victime, plus il évitera de commettre à nouveau des actes répréhensibles. Concernant la finalité, la justice classique se focalise surtout sur la juste peine à infliger au coupable, tandis que la justice restauratrice se focalise sur les besoins de la victime et sur la responsabilité de l’agresseur pour réparer la blessure causée. Les résultats des nombreuses recherches comparatives effectuées mettent clairement en évidence les avantages de la justice restauratrice. On peut les résumer sous forme de trois R : Reconstruction psychologique de la victime, Responsabilisation de l’auteur et Rétablissement de la paix sociale. Reconstruction psychologique de la victime Ce que les victimes attendent essentiellement de la justice [Umbreit et al., 2006], c’est de mieux connaître les raisons du délit et d’exprimer leur douleur à l’agresseur afin que celui-ci prenne conscience de sa responsabilité, qu’il leur présente ses excuses et s’engage à changer de comportement ; elles désirent être libérées de la souffrance et de la colère qui les envahit et souhaitent la sécurité future pour elles-mêmes et pour d’autres victimes potentielles ; le souhait d’une compensation matérielle pour les dommages subis est également présent chez certains, mais n’est généralement pas prioritaire. C’est précisément à ces attentes que peut répondre la justice restauratrice. Les victimes ayant vécu une expérience de justice 104 Du convivialisme comme volonté et comme espérance restauratrice se sentent nettement mieux sur plusieurs aspects : moins peur de l’agresseur (en particulier pour les victimes de violence), moins de sentiment de risque d’être à nouveau victime, meilleur sentiment de sécurité, moins de colère envers l’agresseur, plus grande confiance dans les autres, plus de confiance en soi, moins d’anxiété [Sherman, Strang, 2007]. Comparativement aux victimes qui passent par le tribunal, elles éprouvent plus de satisfaction envers la procédure, les résultats et la responsabilisation de l’agresseur, et ressentent moins de symptômes traumatiques et de désir de vengeance envers l’agresseur. Le ministère de la Justice du Canada a publié en 2001 une synthèse de l’ensemble des documents sur la justice restauratrice publiés au cours des vingt-cinq années précédentes, en utilisant des critères rigoureux de sélection des études [Latimer et al., 2001]. Toutes les études examinées sauf une montrent que les victimes qui ont participé à un programme de justice réparatrice sont beaucoup plus satisfaites que celles qui sont passées par la justice traditionnelle. La seule étude qui présente un résultat négatif est également la seule où la peine avait été décidée par le juge avant la rencontre entre victimes et agresseurs, et donc où les victimes n’ont pas pu influencer la décision du juge. Responsabilisation de l’agresseur Se retrouver face à sa victime est une expérience très différente pour l’agresseur, selon que cela se passe au tribunal ou dans une rencontre de justice restauratrice. Au tribunal, le rôle de l’agresseur consiste essentiellement à se défendre en minimisant son niveau de responsabilité. Il donne souvent l’impression de se désintéresser du sort des victimes et n’exprime aucun regret envers ces dernières. En justice restauratrice, c’est tout le contraire que l’on attend de lui : la rencontre avec la victime a précisément pour objectif qu’il prenne vraiment conscience de la souffrance occasionnée, qu’il regrette son acte et présente des excuses et s’engage à ne pas recommencer à l’avenir. C’est d’ailleurs ce qui se passe généralement, ce qui a diverses conséquences positives. Ces programmes ont notamment une incidence positive sur la satisfaction des délinquants. Par exemple, dans une étude [McGarrell et al., 2000], les jeunes agresseurs ayant vécu une expérience de justice Le convivialisme existe, je l’ai rencontré 105 restauratrice sont 85 % à être prêts à recommander cette forme de justice à des amis, contre seulement 38 % des jeunes passés par le tribunal. Le résultat le plus élevé est celui de cent treize jeunes délinquants dans le département de justice du Queensland, en Australie, où 98 % d’entre eux percevaient la rencontre comme juste et 99 % étaient satisfaits de l’accord obtenu. Conséquence logique : les délinquants ayant vécu une expérience de justice restauratrice respectent bien mieux leurs engagements que ceux passés par le tribunal [Latimer et al., 2001]. Rétablissement de la paix sociale L’impact social le plus important de la justice restauratrice, comparativement à la justice classique, est la baisse de la récidive. Par exemple, une méta-analyse [Nugent et al., 2003] synthétisant dixneuf études d’évaluation de médiations entre victime et agresseur, incluant un total de 9 307 jeunes, constate une réduction de la récidive de 26 % par rapport aux délinquants passés par la justice classique, ce qui est un chiffre bien plus élevé que le taux obtenu généralement constaté à la suite de diverses interventions pour les délinquants. De plus, les récidives commises par les participants à la médiation sont généralement moins graves. Les principaux facteurs liés à la baisse de la récidive sont le remords éprouvé au cours de la médiation et les excuses présentées aux victimes, le fait d’avoir été impliqué dans le processus de décision, de ne pas avoir été considéré comme une mauvaise personne. Notons pour finir que la justice restauratrice entraîne généralement une diminution du nombre et de la gravité des sanctions infligées, mais pas leur élimination. La plupart des auteurs d’actes qui participent à cette forme de justice en tirent d’ailleurs le sentiment qu’il est légitime d’être sanctionné pour ce qu’ils ont commis. Les organisations « positives » La psychologie positive appliquée aux organisations se développe largement de nos jours. L’un des concepts les plus intéressants à ce sujet est celui du leadership serviteur, proposé par Robert Greenleaf [1977], qui a écrit ses convictions après une longue carrière de 106 Du convivialisme comme volonté et comme espérance manager. Il a tiré son inspiration du livre d’Herman Hesse Le Voyage en Orient, dont la figure centrale est Léo, qui accompagne un groupe d’hommes dans un voyage initiatique. Tout fonctionne bien jusqu’au moment où Léo disparaît. Le groupe sombre alors dans la confusion et le voyage est abandonné. Ils ne peuvent le réaliser sans la présence rayonnante de Léo. Le narrateur, après quelques années d’errance, retrouve Léo et est introduit dans l’Ordre qui a organisé le voyage. C’est alors qu’il découvre que Léo, qu’il avait pris pour un serviteur, était en fait le maître spirituel de l’Ordre, un grand et noble leader. Greenleaf tire de ce roman la leçon que « le grand leader est d’abord perçu comme un serviteur, et que ce simple fait est la clé de sa grandeur » [ibid., p. 7]. Selon Greenleaf : « Un nouveau principe moral émerge selon lequel la seule autorité méritant la loyauté est celle qui est accordée librement et en connaissance de cause au dirigeant par le dirigé, à la mesure de la stature de service du leader. Ceux qui choisissent de suivre ce principe n’accepteront pas mollement l’autorité des institutions existantes, mais répondront librement seulement aux individus comme leaders, car ils leur font confiance comme serviteurs. Dans la mesure où ce principe prévaut dans l’avenir, les seules institutions vraiment viables seront celles qui seront essentiellement conduites par des serviteurs » [ibid., p. 10]. Le concept de leadership serviteur commence à faire l’objet de recherches universitaires. Celles-ci confirment que cette attitude est corrélée à divers aspects positifs du fonctionnement organisationnel. Ainsi, deux synthèses d’études empiriques [Parris, Peachey, 2013] concluent que le leadership serviteur : – crée un climat positif dans l’organisation et augmente la satisfaction et le bien-être des salariés, ainsi que leur confiance envers le leader et l’organisation ; – favorise la coopération, l’aide réciproque et les comportements citoyens dans l’organisation ; – est corrélé avec la justice procédurale ; – augmente la créativité et l’implication des salariés, ainsi que l’efficacité des leaders et des équipes ; – diminue le turnover des salariés ; – est pratiqué dans diverses cultures, mais avec un accent différent porté sur telle ou telle caractéristique selon la culture. Voici un exemple concret de l’impact d’une attitude respectueuse dans le monde du travail. Une équipe d’universitaires, spécialistes Le convivialisme existe, je l’ai rencontré 107 du management, a interrogé 96 étudiants en recherche active d’un emploi à plein-temps [Boswell et al., 2003]. Avant leur premier entretien d’embauche, les facteurs les plus importants de la décision aux yeux de ces jeunes sont le travail lui-même, la culture organisationnelle, les perspectives d’évolution de carrière, les indemnités, les bénéfices et la formation. Mais la rencontre avec des recruteurs va radicalement modifier leur hiérarchie des critères. Les indemnités, mentionnées auparavant comme importantes par la majorité des étudiants, ont finalement bien moins de poids au moment de prendre la décision. Ce qui devient prioritaire, c’est l’attitude manifestée par les recruteurs envers le candidat ; 83 jeunes sur 96 ont estimé que celle-ci était un élément important de leur décision. Ainsi, un étudiant en ingénierie a déclaré : « La manière dont on est traité durant le recrutement est un bon indicateur de la façon dont l’entreprise traite ses employés. » Et un autre : « Ils m’appelaient régulièrement pour voir si j’avais des questions. Cela montrait que je les intéressais vraiment. » Ainsi, les éléments relationnels jouent un rôle essentiel dans l’acceptation ou le refus d’un poste par un candidat : sur les 36 étudiants ayant signalé un traitement positif au cours du recrutement, 31 ont accepté la proposition qui leur a été faite. Au final, l’essentiel est que la personne sente qu’on souhaite vraiment qu’elle vienne travailler dans cette entreprise, qu’elle y est attendue. La responsabilité d’une entreprise n’est pas seulement sociale, mais également environnementale. Le convivialisme peut ici encore avoir une influence. Les industriels et les écologistes s’accusent souvent réciproquement d’être dangereusement irresponsables, les uns parce qu’ils détruisent la planète, les autres parce qu’ils rêvent tout éveillés. Mais la situation évolue depuis quelques années. Comme l’a montré une équipe française d’économistes de l’environnement, les relations entreprises-associations sont passées par trois périodes [Grolleau et al., 2008 ; Grolleau, Lakhal et Mzoughi, 2004]. Dans un premier temps, les protecteurs de l’environnement ont concentré leurs efforts sur les responsables politiques afin qu’ils élaborent des réglementations contraignantes pour les entreprises. Malgré des efforts considérables, cette stratégie n’a eu qu’un impact limité. Ce qui a conduit les militants à une deuxième stratégie, de confrontation directe, par la dénonciation dans les médias et l’appel 108 Du convivialisme comme volonté et comme espérance au boycott par les consommateurs, espérant que ces derniers n’achètent plus les produits fournis par les entreprises critiquées. Malgré certains succès, ce type d’actions n’a globalement pas été aussi efficace qu’espéré. D’où une troisième étape, qui se développe actuellement, caractérisée par le partenariat. L’approche purement conflictuelle laisse place à la compréhension mutuelle et à la coopération entre anciens ennemis [Grolleau, Mzoughi et Thiébaut, 2004 ; Grolleau et al., 2008]. Cette évolution nous invite à considérer que le convivialisme n’est pas seulement un objectif à atteindre (une société meilleure), mais également le processus y conduisant (la considération pour autrui et la coopération). Les partenariats association-entreprise sont généralement de type gagnant-gagnant. D’une part, l’association élargit son audience et obtient des résultats plus rapides et à moindre coût ; d’autre part, l’entreprise améliore sa réputation et souvent également sa rentabilité, et les salariés sont généralement fiers d’appartenir à une firme soucieuse de l’environnement. Une situation proche nous est fournie par le politologue Marco Verweij, qui a comparé les niveaux de dépollution obtenus dans la région des grands lacs nord-américains et le long du Rhin entre 1970 et 1998 [Verweij, 2000]. Malgré leurs différences (lacs et fleuve), il y a de nombreuses similitudes entre ces deux espaces. Ce sont deux zones parmi les plus industrialisées au monde : production d’acier et de fer, mines, industrie chimique et production de machines et d’équipements. Par conséquent, ces deux régions étaient extrêmement polluées dans les années 1970, ce qui a incité les autorités à prendre des mesures pour améliorer la situation. C’est ici que les choses diffèrent nettement. L’approche américaine a été beaucoup plus rigide et légaliste, avec des lois bien plus strictes et des critères de qualité de l’eau plus exigeants aux États-Unis. Par ailleurs, les organisations écologistes en faveur de la dépollution étaient bien plus puissantes aux États-Unis et leur marge d’action juridique nettement plus importante. Toutes les conditions semblaient donc réunies pour une dépollution nettement plus rapide et importante aux États-Unis qu’en Europe. Or que s’est-il passé ? Voyons tout d’abord la situation américaine. En raison de la rigueur des normes américaines, les entreprises ont effectivement réduit significativement leurs déversements de produits toxiques : Le convivialisme existe, je l’ai rencontré 109 d’environ 60 % depuis 1988. La protection des grands lacs est ainsi considérée comme l’une des réussites environnementales les plus remarquables aux États-Unis et est parfois présentée comme un modèle pour d’autres pays. Mais cela s’est réalisé dans la douleur et les conflits. Par exemple, environ 90 % des limites de déversement fixées par l’Agence de protection de l’environnement (EPA) ont été contestées en justice par les représentants des entreprises qui ont affirmé qu’il n’y avait pas de base scientifique à la politique du gouvernement. Quant aux associations environnementales, elles ont souvent intenté des procès, d’une part, aux entreprises des grands lacs pour ne pas avoir respecté la législation sur la propreté de l’eau, et, d’autre part, à l’EPA et aux agences d’État pour ne pas avoir fait respecter assez strictement ces lois. Au final, chacune des parties a considéré les deux autres comme irresponsables. Et aujourd’hui les industriels considèrent que l’écosystème est actuellement plutôt sain, tandis que les militants écologistes estiment que la situation reste déplorable. L’approche adoptée dans la vallée du Rhin a été très différente. La démarche a consisté à se parler et à essayer de trouver des points de convergence plutôt que de s’invectiver et de traîner l’adversaire au tribunal. Dans un tel contexte, les entreprises ont fait d’importants investissements dans la protection de l’eau, bien au-delà des normes légales et des obligations internationales, avec pour conséquence une diminution de la pollution plus forte que pour les grands lacs. Entre 1970 et 1987, il y a eu une réduction de 80 % à 90 % des déversements de polluants chimiques et depuis 1988, à nouveau une réduction de 80 % à 90 %. Les doses de mercure ou de chrome sont aujourd’hui dix mille fois plus faibles que les standards exigés pour la qualité de l’eau ; vingt mille fois pour le plomb. Une étude menée en 1996 a mis en évidence que six substances très toxiques ou cancérigènes (dont la dioxine, le mercure et le plomb) étaient toujours déversées dans les grands lacs américains, mais ne l’étaient plus dans le Rhin. Contrairement à la situation nord-américaine, les associations environnementales, les entreprises et les agences gouvernementales partagent la conviction que l’eau du Rhin a été correctement dépolluée. En d’autres termes, le Rhin, véritable poubelle à ciel ouvert il y a quarante ans, est aujourd’hui un fleuve en bonne santé. Tout 110 Du convivialisme comme volonté et comme espérance cela grâce à la coopération et à la confiance en la bonne volonté d’autrui plutôt que par la confrontation et la suspicion. Marco Verweij, qui a mené cette enquête comparative, estime dans sa conclusion que les problèmes écologiques sont si complexes que leur résolution nécessite la coopération de toutes les parties impliquées, car chacune a des compétences et des connaissances spécifiques. Les associations environnementales ont tendance à percevoir les problèmes écologiques avant d’autres organisations. Les entreprises sont les mieux placées pour développer de nouvelles technologies et pour trouver des solutions pratiques aux problèmes environnementaux. Enfin, les agences gouvernementales peuvent agir comme arbitres neutres entre les deux autres parties, fixer des priorités, coordonner et superviser la mise en œuvre des mesures environnementales. Les gouvernements peuvent également exercer une pression sur les entreprises qui résistent obstinément à la mise en œuvre des accords environnementaux. Que faire face aux « cavaliers seuls » ? J’aimerais, pour conclure, d’une part revenir sur ce qui pourrait constituer l’anthropologie fondatrice du convivialisme, d’autre part aborder la délicate question des personnes « qui ne jouent pas le jeu ». Le convivialisme aspire à une société où les rapports humains reposeront plus sur la coopération que sur la compétition. Cependant, si l’on considère que l’homme est un loup pour l’homme – vision commune en Occident, mais qui n’est aucunement universelle –, un des rôles majeurs de l’État sera d’imposer des contraintes limitant les pulsions égoïstes et violentes de chacun. Du Léviathan nécessaire à la dictature du bien, la distinction risque d’être ténue… Le convivialisme comme fin passerait par un anticonvivialisme comme moyen ; contradiction interne insoluble. En revanche, si l’on considère que l’être humain a des potentialités à la bonté plus importantes que les tendances à la violence – postulat confirmé aujourd’hui par les découvertes scientifiques récentes –, il est possible d’envisager le convivialisme à la fois comme moyen et fin, comme processus et objectif. Le rôle de l’État change alors radicalement ; il consiste à mettre en place les conditions facilitant l’expression de ces tendances spontanées à la bonté. Les exemples Le convivialisme existe, je l’ai rencontré 111 de l’école et de la justice, présentés ci-dessus, en constituent un bon témoignage. Il reste toutefois le problème posé par la minorité d’individus peu disposés à s’engager dans cette démarche coopérative. La pyramide régulatrice proposée par John Braithwaite [par exemple dans Braithwaite, 2002] constitue une réponse intéressante à cette difficulté. Acteur incompétent et/ou irrationnel Incapacitation Acteur rationnel-égoïste Dissuasion Acteur vertueux Persuasion La pyramide régulatrice de John Braithwaite Selon Braithwaite, la première attitude des régulateurs publics, agents de l’autorité, etc., devrait être de considérer a priori les individus comme vertueux (base de la pyramide). Le principe de la prophétie autoréalisatrice (selon lequel on crée ce que l’on croit et ce que l’on craint) est essentiel. Regarder autrui comme vertueux engendre plus de probabilités qu’il se comporte de cette manière. En revanche, considérer a priori les individus comme égoïstes et violents conduit à utiliser la menace comme première option (milieu de la pyramide), ce qui risque fort d’avoir des effets contre-productifs en provoquant des réactions négatives chez beaucoup de citoyens normalement moraux. C’est ce qui explique les moindres résultats de dépollution pour les grands lacs américains que pour le Rhin. Si l’expérience montre que cette stratégie initiale de discussionpersuasion ne fonctionne pas, il est pertinent de penser que l’on a affaire à un acteur rationnel égoïste et lui appliquer des mesures de dissuasion. Enfin, si ces deux stratégies s’avèrent inefficaces, Braithwaite propose de passer à une troisième étape, l’incapacitation. Selon les situations, il peut s’agir de l’interdiction d’exercer pour un médecin, du retrait d’une autorisation d’exploitation pour une 112 Du convivialisme comme volonté et comme espérance entreprise, de l’emprisonnement, etc. Par exemple, aucun niveau de menace de sanction ne peut changer un manager alcoolique qui est tout simplement incompétent pour diriger une maison de retraite. Pour assurer l’incapacitation, ce directeur doit être écarté par son employeur, sinon la licence doit être abrogée par les autorités compétentes [Makkai, Braithwaite, 1994, p. 367]. Il y a même des cas – rares – où Braithwaite affirme qu’il faut immédiatement passer à la troisième étape, sans parcourir les deux précédentes. Par exemple, l’exécution d’un agresseur criminel sans jugement est justifiée s’il s’agit d’un terroriste suicide qui va faire exploser sa bombe dans un marché où il y a foule [Braithwaite, 2011, p. 493]. À part dans ce type de situation extrême, l’incapacitation est donc l’étape ultime d’un processus, ce qui montre au passage l’inanité de l’emprisonnement pour une personne qui a commis un délit mineur, expérience qui a plus de probabilité de la conduire sur le chemin de la criminalité que de s’amender [Kensey, 2007]. Cette pluralité de réactions des autorités en fonction du comportement des acteurs relève de l’optiréalisme, attitude que j’ai décrite ailleurs [Lecomte, 2012, p. 298], qui tient compte prioritairement du potentiel de bonté chez tout être humain, mais qui est également lucide sur sa faculté de mal agir. En conclusion, le projet d’une société meilleure, reposant sur la coopération et l’empathie, ne relève pas du rêve irréaliste, mais peut au contraire s’appuyer sur des expériences déjà existantes. En d’autres termes, la meilleure manière d’être réaliste et pragmatique, c’est d’être profondément idéaliste. 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Son idéologie compétitive, son délire de croissance l’engagent dans une course effrénée vers des profits démesurés, des gains spéculatifs qui nourrissent la domination du capital financier. Au stade actuel, cette économie produit des biens impressionnants, bien que souvent inutiles ou nuisibles, ne répondant pas convenablement aux besoins essentiels des populations et qui s’accompagnent d’effets destructeurs sur l’environnement naturel, sur l’emploi et sur la cohésion sociale par le creusement des inégalités. Heureusement, face à cette économie impitoyable, des initiatives très fortes, des associations, des organisations de plus en plus nombreuses se forment pour préserver, respecter l’humanité, son environnement, ses conditions de vie, la cohésion de la société. On les trouve dans des activités médico-sociales comme dans le recyclage industriel ou l’agriculture biologique, dans l’économie dite circulaire ou numérique et collaborative, dans les écoquartiers, les circuits courts et toute forme d’innovation socio-économique. Ces initiatives sont très diverses, fragmentées, souvent sans lien apparent, mais toutes se réclament d’une « économie sociale et solidaire » qui non seulement entend réagir, résister aux déséquilibres, aux injustices, aux dégâts créés par le capital financier, mais proposent une vision, des valeurs, des pratiques qui 116 Du convivialisme comme volonté et comme espérance impliquent de profondes transformations de l’économie et de la société ; une vision du mieux-vivre portée par des indicateurs qui dérogent à ceux de la seule croissance du PIB, par des modes de décision, de gouvernance qui se dégagent tant de la toute-puissance du capital financier que de l’absolutisme du pouvoir central et qui font appel à la participation des citoyens. Ces transformations, annoncées par les initiatives de l’économie sociale et solidaire, sont encore loin d’être prises en compte dans les objectifs de croissance, voire de régulation de la croissance proposés par les maîtres de l’économie. Leur vison commune, leur pensée unique fait fi de l’urgence écologique (pourtant pointée par toute la communauté scientifique), de l’extrême pauvreté d’une majorité de la population mondiale et de crises répétées qui déstabilisent le système dans lequel cette pensée est enfermée sans issue de sortie. Mais ces transformations sont dans le droit fil du Manifeste du convivialisme : elles resteraient limitées, fragmentées, elles ne parviendraient pas à enclencher de nouveaux choix économiques et politiques sans se dégager de l’idéologie productiviste et consumériste imprégnée dans l’opinion à l’aide de puissants médias et d’un marketing omniprésent, sans sortir, grâce à la référence au convivialisme, d’une vision essentiellement marchande des échanges sociaux. D’un autre côté, les avancées du convivialisme sont étroitement liées à celles des porteurs d’initiatives d’économie sociale et solidaire. Son approfondissement, sa force de conviction, de diffusion proviennent des expériences réalisées dans les territoires par la société civile, de leur succès, de leur généralisation, de leur pérennité. Le Labo-économie sociale et solidaire est très sensible à ces liens ; il lance, depuis les États généraux de l’économie sociale et solidaire et les « cahiers d’espérance » des travaux et des démarches propres à les renforcer. Convivialisme, luttes sociales et économie solidaire Jean-Louis Laville Depuis les années 1980 et l’adoption des politiques de l’offre par les gouvernements sensibles aux préconisations monétaristes, une sensibilité cherche à s’exprimer pour éviter que le débat politique ne se réduise à l’affrontement entre les partisans du nouvel ordre économique et les défenseurs d’un retour au keynésianisme des Trente Glorieuses. La succession des appels (rappelons-nous, par exemple, celui de l’Association pour une économie et une citoyenneté plurielles) allant dans ce sens mériterait d’ailleurs une analyse critique de leurs apports et limites. En tout cas, le Manifeste convivialiste s’inscrit dans cette lignée et se caractérise par la variété des auteurs qui l’ont signé pour exprimer leurs convergences sans abandonner leurs spécificités. C’est donc en partant de cet acquis, la volonté de se rassembler, qu’il est possible de se demander comment poursuivre si l’on considère que l’indignation, le sentiment d’appartenir à une communauté humaine mondiale, la mobilisation des affects et des passions ne suffisent pas à faire mouvement. De la fin d’un monde au regain des luttes sociales De manière symptomatique, le texte se termine par une interrogation sur les conséquences concrètes de ce qu’il énonce. Cette question finale traduit la nécessité de dépasser le consensus 118 Du convivialisme comme volonté et comme espérance portant sur un art de vivre ensemble qui valorise la relation et la coopération. Les formulations généreuses mais vagues risquent en effet de renvoyer à un horizon de conversion des esprits ou de conviction personnelle, renforcé d’ailleurs dans l’opinion par le terme de convivialisme, qui ferait oublier l’ampleur des luttes sociales à venir. Contre un angélisme qui donnerait l’illusion d’une réponse facile d’accès et favorable au plus grand nombre, il importe de préciser ensemble ce qui fait rupture dans la situation présente et pose problème pour demain. Il est décisif que l’accord sur les principes soit suivi d’une clarification des questions inédites auxquelles nous sommes confrontés. À cet égard, trois points clés se dégagent dans l’ambivalence du diagnostic entre menaces et promesses : ils modifient complètement les statuts conférés à la croissance, à la redistribution publique et à la société civile. D’abord, la croissance ne peut plus s’envisager ni comme la condition de sortie de crise, ni comme un processus sans fin. À cela plusieurs raisons. Le mot d’ordre de maximisation de la croissance oublie que la modification des activités économiques, avec l’augmentation du rôle des services relationnels (éducation, santé, services sociaux…) à productivité stable induit un ralentissement tendanciel de son taux. Cette tendance signifie que les mesures de la croissance et de la productivité fondées sur les quantités doivent céder la place à des objectifs de qualité (de service, d’environnement, de vie…), il s’agit moins d’enrichir la croissance en emplois et plus d’inciter la collectivité à se questionner sur son modèle de développement et les emplois correspondants [Gadrey, 2010]. Les données rassemblées dans plusieurs dizaines de pays montrent en outre que la croissance, ardue à appréhender, n’est guère porteuse d’espérance ; la corrélation entre la consommation marchande et le bien-être social valable en deçà d’un certain revenu par tête (entre 12 000 et 18 000 dollars) disparaît au-delà ; pour cette raison, dans les pays dits développés, un basculement a eu lieu au milieu des années 1970, la croissance marchande n’étant plus perçue comme une amélioration du bien-être social [Perret, 2011, p. 231-233]. Les raisons sociales qui amènent à se distancier d’une référence à la croissance se conjuguent avec des raisons écologiques. La surexploitation des ressources et la pollution pendant les Trente Glorieuses ont été telles que, en dépit des paris scientistes sur la Convivialisme, luttes sociales et économie solidaire 119 croissance verte, il n’existe pour l’instant aucun scénario crédible socialement juste et écologiquement soutenable d’accroissement des revenus pour un monde peuplé de 9 milliards d’êtres humains [Jackson, 2010]. Le dogme de la croissance n’apporte donc pas de solution. Il cautionne les inégalités sociales et la destruction environnementale mais aussi l’impuissance des citoyens en interdisant toute interrogation sur la marchandisation puisqu’il confère le monopole de la production de richesses à la dynamique du capitalisme. Au lieu d’avancer vers une société qui débat de son avenir, il conforte l’immobilisme en obligeant chacun à attendre des résultats sur lesquels il ne peut influer. C’est pourquoi il est temps de s’attaquer à ce mythe en favorisant des changements dans la matrice productive qui fassent place à la solidarité dans la gestion de biens publics et communs [Ostrom, 2010], qu’ils soient locaux, nationaux ou mondiaux. Corollaire, la redistribution publique, parce qu’elle indexe la solidarité sur la croissance marchande, ne suffit plus. Cette arme privilégiée en matière de cohésion sociale au cours du xxe siècle subit une perte de légitimité. Sollicitée à mesure que l’exclusion s’aggrave, elle se heurte au niveau des dettes publiques, ne fait plus consensus et engendre même des réactions négatives de la part des classes moyennes, remettant en cause les efforts qui leur sont demandés et s’insurgeant contre des politiques sociales jugées trop généreuses ou laxistes. Les clivages se renforcent entre les employés du secteur public et des grandes firmes privées d’un côté, les chômeurs et précaires, ressortissants nationaux ou étrangers d’un autre côté. Comment pourrait-il en être autrement puisque les ponctions fiscales épargnent les classes supérieures et les entreprises pour ne pas décourager l’initiative et ne pas altérer la recherche de croissance ? Les tentatives de colmatage qui s’attachent à endiguer les dépenses publiques ont beau procéder à des privatisations, à l’adoption de mécanismes quasi marchands dans l’attribution des fonds, à l’importation d’une nouvelle gestion obsédée par l’efficacité et l’efficience, elles n’arrivent ni à empêcher la dégradation des conditions de vie des plus défavorisés, ni à rassurer les classes moyennes sur la justice du système. Tout au plus, elles renouent par la conditionnalité des allocations avec une moralisation que 120 Du convivialisme comme volonté et comme espérance l’on croyait révolue et que la disparité accrue des revenus rend particulièrement choquante. Face à cette impasse, seule l’explicitation des effets pervers des formes actuelles de la croissance marchande est susceptible d’ouvrir la voie à une nouvelle démarchandisation. Hier, cette dernière avait été admise dans des activités considérées comme secondaires du point de vue économique, or aujourd’hui les secteurs concernés (de l’éducation à la santé et à la culture) sont au cœur des stratégies d’entreprise. La démarchandisation doit dans ces conditions être défendue non pas parce qu’elle correspondrait à la nature de certains services mais parce qu’elle constitue un objectif de société. Poser des limites à l’échange marchand est nécessaire pour préserver la consistance publique des existences individuelles et collectives, pour éviter que le consumérisme généralisé n’appauvrisse l’échange social et n’entretienne l’individualisme négatif. Au retrait de l’État doit donc succéder le retour de l’État sans toutefois éluder ses faiblesses en tant que producteur : opacité, manque de personnalisation, absence d’expression… Pour remédier à ces défauts, l’État doit changer. La relégitimation du service public passe par l’introduction en son sein d’opportunités de participation et de délibération pour les salariés comme pour les usagers. En outre, le renouvellement de l’action publique exige une nouvelle alliance entre pouvoirs publics et société civile, seule susceptible de contrecarrer la démesure du capital [Beck, 2003]. À l’évidence, penser un nouvel âge de l’action publique suppose de ne pas cantonner la société civile dans l’action palliative et ne pas la réduire à une sphère de besoins, donc de réfuter trois argumentations : – celle inspirée par une certaine philosophie communautarienne présente le risque de naturaliser les appartenances organiques, masquant par construction les inégalités et stipulant que les communautés, porteuses d’une définition conventionnelle du bien, peuvent se prendre en charge elles-mêmes ce qui mythifie l’action de base et la condamne à l’autarcie sous prétexte de responsabilité et d’identité collective [Amin, 2007] ; – celle inspirée par l’économie orthodoxe évoque un tiers-secteur indépendant dans lequel les organisations sans but lucratif peuvent pallier les défaillances du marché et de l’État. Ce tiers-secteur tirerait un avantage comparatif du fait qu’il protège les consommateurs Convivialisme, luttes sociales et économie solidaire 121 contre un profit réalisé à leurs dépens puisque les bénéfices tirés de l’activité ne peuvent être distribués [Salamon, Anheier, 1996] ; – celle, beaucoup plus nouvelle, du capitalisme à but social radicalise la précédente pour prôner une lutte contre la pauvreté par le biais du social business [Yunus, 2008]. Leur rapprochement avec les grands groupes soucieux de responsabilité sociétale et propagateurs de la venture philosophy est également préconisé, comme si les problèmes sociaux pouvaient être résolus par une professionnalisation gestionnaire et un marketing en direction du « bas de la pyramide » [Prahalad, 2004]. Aux antipodes de la dépolitisation inhérente à ces différentes approches, la dimension politique des entités composant la société civile doit être reconnue : elles ne sont pas seulement des organisations, elles révèlent des problèmes publics, développent des stratégies d’intervention sur le cadre institutionnel, coconstruisent des politiques publiques tout en participant à la désignation des élites comme à l’exercice du pouvoir et au contrôle social. Les rapports entre société civile et pouvoirs publics dessinent ainsi un autre contour de l’action publique, ne se limitant pas à l’activité des pouvoirs publics mais couvrant « plus largement toute activité articulée à un espace public et nécessitant une référence à un bien commun » [Laborier et Trom, 2003, p. 11] faisant l’objet d’une définition postconventionnelle. Dans cette orientation, une nouvelle génération d’action publique peut être initiée dans un ensemble d’activités démarchandisées où les initiatives citoyennes ne pallient pas le désengagement public. Au contraire, les économies publique et associative se renforcent mutuellement [Renault, 2004, p. 215-233] dans une démocratisation réciproque de l’État et de la société civile [Walzer, 2000, p. 20-21 ; Chanial, 2001, p. 158]. Une telle complémentarité implique de mobiliser les salariés et les usagers comme il vient d’être indiqué, elle appelle aussi le recours à la gratuité et au bénévolat comme elle peut être renforcée par des monnaies citoyennes complémentaires des monnaies publiques et lucratives [Blanc, 2013, p. 241-269]. Autrement dit, l’enjeu est d’arrimer l’une à l’autre les deux formes de solidarité démocratique, la réciprocité égalitaire et la redistribution publique. Nous vivons une nouvelle étape du rapport de tension insurmontable entre capitalisme et démocratie [Habermas, 1998, p. 379]. Dans ce contexte, l’inadéquation de la voie social- 122 Du convivialisme comme volonté et comme espérance démocrate, qui avait permis de civiliser le capitalisme et d’atténuer les inégalités par une complémentarité entre croissance marchande et redistribution publique, s’avère patente. Son acceptation des postulats libéraux induit de plus un glissement vers le sociallibéralisme qui exacerbe les frustrations et les colères de son électorat populaire. Le danger, dans ce contexte, devient celui d’une régression autoritaire sur le modèle de celle vécue dans les années 1930 [Polanyi, 1983] et l’humanisme ne peut suffire à l’endiguer. L’alternative réaliste et esquissée dans le Manifeste est une transition sociale et écologique qui ouvre à une démocratisation. Elle suppose de consolider dans la société des réseaux de confiance susceptibles de contrecarrer les tentations sécuritaires et réactionnaires. Les affrontements qui se préparent ne concernent pas que les points de vue, ils mettent en jeu des comportements et le convivialisme ne peut gagner que s’il procure concrètement des capacités à mieux vivre sur le plan relationnel et matériel. Dans cette perspective, l’hommage, un peu formel, rendu à l’associationnisme doit faire place à un travail sur ses manifestations. Ainsi, l’économie solidaire est citée mais sans que le rôle politique qu’elle prend dans certains contextes soit réellement perçu. L’économie solidaire comme politique au quotidien Or, sur ce plan, des tendances récentes sont à considérer de plus près, comme en témoigne une enquête menée en Catalogne en 2011 [Conill et al., 2012]. Elle a permis de mettre en évidence ce qui était jusqu’alors invisible, c’est-à-dire le fait qu’un nombre de personnes beaucoup plus important que celui d’ordinaire estimé était concerné par ces pratiques. D’après cette estimation, plus de 300 000 personnes sont impliquées dans l’autre économie en Catalogne, et l’étude d’un échantillon statistiquement représentatif de la population à Barcelone montre que, sur 800 enquêtés, 97 % participent au moins à une de ces activités. L’accélération depuis 2008 est spectaculaire sous deux angles, le groupe de ceux qui visent une transformation de la société par ce biais a largement augmenté ; en effet, des participants au mouvement des Indignés, en l’absence de débouchés du côté des partis politiques traditionnels, se sont Convivialisme, luttes sociales et économie solidaire 123 tournés vers les réseaux de proximité et sont devenus très actifs en leur sein. Ils ont été rejoints par un second groupe, les pratiquants alternatifs qui n’ont pas été convaincus par idéologie mais se sont ralliés suite aux difficultés rencontrées depuis la crise de 2008. Ils trouvent, dans l’autre économie, une confiance dans l’avenir qu’ils avaient perdue, grâce aux connaissances interpersonnelles qu’ils y acquièrent. Leur présence confère une ampleur tout à fait nouvelle au phénomène. Ils y découvrent combien la perspective d’un nouveau modèle socio-économique peut s’ancrer dans leur réalité quotidienne. Ce qui relevait de l’utopie devient désormais concret. Cette structuration récente au niveau des territoires se retrouve en Italie avec les districts d’économie solidaire, rassemblant les groupes d’achats solidaires, d’agriculture biologique, de commerce équitable, de finances éthiques, d’énergies renouvelables, de logiciel libres… Au nombre de vingt, ils ont interpellé les autorités publiques locales et entamé des démarches pour une reconnaissance, ce qui a abouti à des lois dans différentes régions. Comme en atteste la création en 2013 d’une interagence de l’économie sociale et solidaire par treize organisations de l’ONU, après une période d’essor des initiatives, dans divers continents, est venu le temps des lois et nouvelles politiques en la matière. Bien sûr, dans aucun des pays, y compris la France, le processus de reconnaissance n’est un long fleuve tranquille. Des écarts demeurent entre les projets gouvernementaux et les revendications de terrain. Le chemin est encore ardu pour une acceptation pleine et entière d’une économie solidaire qui ne se limite pas à des actions de réparation mais qui soit vraiment un levier de transformation. Néanmoins, certaines configurations se démarquent d’une vision qui réduit l’économie solidaire à une fonction d’insertion et de lutte contre la pauvreté, et, à cet égard, les exemples de la Bolivie et de l’Équateur sont intéressants. Dans les deux cas, la délégitimation des partis traditionnels, incapables de combattre les inégalités et de sortir de l’orthodoxie libérale, a engendré la constitution d’un regroupement de mouvements sociaux partisans du changement. Portés par cette coalition, les nouveaux élus ont édicté des constitutions qui substituent à l’objectif de croissance maximale celui du bien vivre pour toutes et tous, largement inspiré par la revalorisation 124 Du convivialisme comme volonté et comme espérance des cultures indigènes1. Le moyen approprié est le recours à une économie plurielle qui, à côté des économies privée et publique, fait place à une économie solidaire. Cette dernière devient donc un sujet d’intérêt public identifié par la sphère politique qui lui dédie des réformes institutionnelles ainsi que des institutions bancaires et administratives, parce qu’elle est en mesure de fournir des opportunités de revenus aux milieux populaires en même temps qu’elle participe à la construction d’un nouvel équilibre écologique et social. Ces exemples sont loin d’être des modèles mais ils méritent d’alimenter une réflexion sur les voies étroites d’une transition qui, bien qu’annoncée, se dérobe parce qu’elle se heurte à un productivisme sans cesse réalimenté en France par cette supposée obligation de croissance. Conclusion La dynamique engagée par le Manifeste convivialiste doit, pour se prolonger, préciser les termes de la rupture et les conditions de la transition. Le refus de s’en remettre à une reprise de la croissance couplée à une redistribution publique inchangée dans ses modalités caractérise le Manifeste et le différencie de textes proches sur certains aspects, comme celui des « économistes atterrés ». Sa pertinence dépend toutefois de la manière dont il est porté par ses auteurs. Ce serait une erreur que de vouloir lui faire endosser un rôle démesuré. Conçu dans le cadre français, il ne peut guère prétendre à une portée internationale malgré la signature de quelques auteurs étrangers, il peut encore moins préfigurer une assemblée mondiale de « sages ». Par contre, l’éclaircissement des alliances et oppositions qu’implique le diagnostic émis est susceptible de faciliter le dialogue avec des regroupements dans d’autres pays et continents. Par ailleurs, la question du rapport entre les acteurs et les signataires, qui sont dans leur grande majorité des chercheurs, mérite d’être approfondie. Les multiples manifestations de l’associationnisme n’attendent pas que soit nommé ce qu’elles 1. Voir, dans ce même numéro, l’article de Paulo Henrique Martins, « La nature symbolique et les usages politiques du “Bien vivre” ». (Ndlr.) Convivialisme, luttes sociales et économie solidaire 125 ont en commun. L’important est de promouvoir une reconnaissance mutuelle entre savoirs pratiques et théoriques, susceptible d’amplifier tout ce qui peut concourir à une transition synonyme de démocratisation (voir, à ce propos, l’Alliance Sciences et Société). Les signataires sont alors moins des haut-parleurs que des médiateurs pouvant, avec d’autres, contribuer à réduire ce dramatique écart entre initiatives citoyennes et politiques publiques. Références bibliographiques Amin A., 2007, « Le soutien local au Royaume-Uni. Entre le recul politique et l’engagement solidaire », in Klein J. L., Harrisson D. (dir.), L’Innovation sociale. 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Walzer M., 2008, « Sauver la société civile », Mouvements, n° 8. Sciences de gestion et convivialisme : concevoir l’agir responsable Armand Hatchuel Le Manifeste convivialiste devrait intéresser les chercheurs qui étudient les organisations, les entreprises et, plus généralement, les mécanismes de l’action collective. Bref, tous ceux qui, peu ou prou, se retrouvent dans le champ contemporain des sciences de gestion. Cette affirmation surprendra si l’on croit – comme c’est encore trop souvent le cas — qu’un chercheur en gestion est inévitablement utilitariste ou ne saurait être foncièrement anti-utilitariste. Mais, au moins dans une certaine conception de leur développement [Daméron, Durand, 2011], les sciences de gestion échappent aux antinomies classiques des sciences sociales (utilitarisme/nonutilitarisme, descriptif/normatif etc.) et s’attachent à élaborer une théorie de l’action collective qui ne soit plus prisonnière des mythes du marché ou du social. Elles s’inscrivent, en outre, dans un phylum plus ancien du savoir. À l’étude du nomos, c’est-à-dire de l’ordre ou de la règle collectifs, elles ajoutent les pensées conceptrices de l’architecte, du jurisconsulte et de l’ingénieur1. Ce fonds plus large nourrit une conception de l’action responsable qui, on va l’évoquer brièvement ici, retrouve la gestae antique et se rapproche étroitement des principes convivialistes. Dans cette 1. Il y a en France une tradition ancienne et active d’épistémologie des sciences de gestion. On pourra consulter notamment Martinet et Pesqueux, Épistémologie des sciences de gestion [2013] ; ou David et al., Les Nouvelles fondations des sciences de gestion [2012]. 128 Du convivialisme comme volonté et comme espérance courte note, il n’est pas possible d’établir ces différents éléments avec rigueur et on se limitera aux indications les plus utiles. Action collective et schéma de responsabilité On peut remarquer, en premier lieu, que le convivialisme est inséparable d’une conception de l’action comme « agir responsable ». Encore faut-il ajouter, pour éclairer cette thèse, que la responsabilité ne doit pas être vue comme un attribut, parmi d’autres, de l’action. Il faut la voir comme une dimension constitutive de l’action, sans laquelle toutes les autres restent sans signification ou dérivent en mythes totalitaires. La tradition économique s’est par exemple accoutumée à l’idée que l’on pouvait juger d’une action comme efficace, utile ou rationnelle indépendamment du schéma de responsabilité qui lui serait associé. Or comment un tel jugement serait-il possible sans que l’on sache à quels engagements il renvoie ? Et qui sera là pour en vérifier la bonne exécution ? Étrangement, une large tradition semble avoir oublié ce principe majeur que toute connaissance scientifique est relative à un observateur dont on doit préciser les conditions d’observation. On sait, par exemple, l’importance de la rationalité instrumentale – c’est-à-dire du principe d’adaptation des moyens aux fins — dans de nombreux champs du savoir. Pourtant, comment un observateur peut-il reconnaître la réalité d’une telle rationalité si les fins poursuivies lui semblent inconnues, inexplicables, inacceptables ou inconcevables ? Le tueur en série qui guette sa proie avec ruse fait-il preuve de rationalité instrumentale ou n’est-il pas plutôt sous l’emprise d’une pulsion telle qu’il n’y a, dans son cas, nulle réflexivité possible ? On peut concéder que ces situations extrêmes rendent indécidable tout jugement sur la rationalité des comportements. Mais cela impose de reconnaître que la rationalité instrumentale est une notion sans portée universelle et opératoire, précisément parce qu’il est impossible, au plan opératoire, de séparer jugement sur les moyens et jugement sur les fins. À l’inverse, on ne saurait simplement juger l’action à ses fins. Car, là encore, ce serait s’abstraire de tout schéma de responsabilité. Certes, « l’enfer est pavé de bonnes intentions », mais il faut surtout souligner que la bonne « fin » ne saurait exonérer chacun de toute réflexivité Sciences de gestion et convivialisme : concevoir l’agir responsable 129 sur l’action elle-même et sur son rapport à autrui. Il n’y a donc ni action « rationnelle » ni action « morale » indépendamment d’un dispositif collectif dans lequel chacun peut penser et adhérer à une forme de responsabilité. Cette conception s’accorde aisément aux quatre principes centraux du convivialisme : commune humanité, commune socialité, individuation, opposition maîtrisée et créatrice. Les deux premiers posent le champ des relations de l’action humaine. Les deux autres reconnaissent la tension entre individuation et responsabilité, tension qui permet une genèse créatrice de l’agir. Sommes-nous alors éloignés des prémisses des sciences de gestion ? À vrai dire, nous en retrouvons les fondements les plus anciens et les plus universels. Une source ancienne Pour établir cette thèse, de longs détours épistémologiques seraient nécessaires. Mais on peut aller beaucoup plus vite en revenant aux sources antiques de la notion de « gestion ». Car autant le mot semble avoir perdu toute profondeur philosophique avec la modernité, autant ses références anciennes sont éclatantes et multiples. Car le terme a pu désigner rien moins que le testament d’Auguste2, premier empereur romain. Ce document sans équivalent s’intitule Res gestae3, en raison de ses premiers mots, Res gestae divi augusti…, aussi célèbres que difficiles à traduire. Le début du premier siècle de notre ère est aussi un moment fort du développement de l’administration romaine. Architectes, ingénieurs et curateurs romains y connaissent aussi leur heure de gloire. Et dans l’avant-propos de son célèbre traité d’architecture, Vitruve rend hommage à Auguste, à qui il dédie son livre, en évoquant aussi les Rerum gestarum du maître de Rome. Gero, gestarum, gestae, que signifient ces termes ? Quels types d’action désignent-ils et dont pensaient s’honorer les plus grands des Romains ? Le verbe gero, gerere signifie « porter, prendre en 2. Mort en 14 du Ier siècle. 3. Si res désigne « les choses et les actions », gestae est en général traduit par « accomplies » ou plus simplement par « les actes d’Auguste ». 130 Du convivialisme comme volonté et comme espérance charge ». Il n’est pas spécifique de l’exploit, de l’héroïsme ou de la sainteté. Il renvoie à la conception de l’agir responsable que nous évoquions plus haut. Une responsabilité qu’il faut penser simultanément sur deux plans : d’une part, comme justesse du jugement, comme rapport au vrai ; d’autre part, comme reconnaissance des autres, comme justice, comme affirmation du sens collectif de l’action. Le testament d’Auguste ne manque pas d’ailleurs de surprendre par l’hétérogénéité et le prosaïsme des actions dont l’empereur se prévaut aux yeux de tous. Auguste affirme ainsi qu’il a économisé l’argent de l’État tout en rappelant qu’il a restauré les temples et redonné à Rome son lustre. Il insiste aussi sur l’invention d’un rapport de pouvoir différent : on a voulu le traiter comme un empereur divin, mais il a tenu à rester un membre de la Curie comme les autres. On n’est pas tenu de croire un empereur romain sur parole. Mais on peut constater que l’ancien « gero » contient déjà le paradigme contemporain des sciences de gestion. Il affirme la non-séparabilité de la rationalité et de la socialité4 ! Mais cette non-séparabilité doit s’entendre de façon réciproque. Car si on ne peut définir une rationalité indépendamment d’un rapport de responsabilité, il faut aussi affirmer la thèse inverse : on ne peut définir une responsabilité sans inventer les instruments symboliques, cognitifs, physiques qui permettent de la construire, de l’apprécier, donc de garantir ses conditions d’observabilité et d’existence. Autrement dit, « gérer » ce n’est pas seulement trouver le bon compromis entre justesse et justice, individu et collectif, égoïsme et partage, liberté et ordre. C’est tout autant créer des arts, des objets, des symboles inédits qui déplacent les vieux antagonismes et ouvrent des voies nouvelles de socialité et d’individuation. Hélène Vérin [Vérin, Dubourg Glatigny, 2011] a remarquablement montré que la Renaissance, ce n’est pas Platon et Socrate, mais Vitruve et Frontin. Du projet convivialiste Somme toute, gero tente de penser un rapport responsable à la nature qui soit simultanément un rapport responsable entre 4. On pourra se reporter, sur ce point, à Armand Hatchuel [2012]. Sciences de gestion et convivialisme : concevoir l’agir responsable 131 les humains. Il renvoie donc à la notion d’un « individualisme collectivisé » très proche du convivialisme. D’où l’idée dont nous sommes partis qu’un chercheur en gestion devrait se reconnaître sans effort dans le projet convivialiste. En retour, le projet convivialiste affirme en creux la nécessité des sciences de gestion. Leur tâche est précisément de construire et de renouveler les théories et les dispositifs de l’action collective, sous la double injonction de justesse et de justice. Car dans les sociétés contemporaines l’emploi envahissant du mot « gérer » (y compris dans le Manifeste convivialiste) ne signifie pas que chacun se vit comme une entreprise. Il exprime un constat que chacun peut faire : dans ces sociétés en transformation constante et intensive, « l’agir responsable » est le plus souvent un problème, sinon une énigme. À sa manière, le Manifeste convivialiste affirme aussi la nécessité d’accepter les énigmes de la responsabilité sans renoncer à aucun de ses termes. Il soutient aussi que les crises contemporaines ne tiennent pas aux énigmes elles-mêmes, mais au refus de les reconnaître comme telles et d’engager les recherches adaptées à leur résolution. Si un chercheur en gestion peut adhérer aux principes convivialistes, c’est précisément parce que sa discipline s’efforce, avec d’autres, de répondre aux défis contemporains de la responsabilité et de l’action créatrice. Références biliographiques Daméron S., Durand T. (dir.), 2011, Redesigning Management Education and Research : Challenging Proposals from European Scholarss, Edward Elgar. David A., Hatchuel A., Laufer R., 2012 (3e éd.), Les Nouvelles fondations des sciences de gestion. Presses des mines, Paris. Hatchuel A., 2012, « Quel avenir pour les sciences de Gestion : une théorie de l’action collective », in David A. Hatchuel A., Laufer R., op. cit. Martinet A. C., Pesqueux Y., 2013, Épistémologie des sciences de gestion, Vuibert, Paris. Vérin H., Dubourg Glatigny P. (dir.), 2011, Réduire en art. La technologie de la Renaissance aux Lumières, éd. de la MSH, Paris. Inverser la courbe du chômage1 ? Dominique Méda La prophétie ne s’est donc pas réalisée : la courbe du chômage n’a pas été inversée. Aurait-elle d’ailleurs pu l’être autrement que de façon marginale alors que seules des mesures « classiques » – même si indispensables – ont été mises en œuvre, comme la panoplie des contrats aidés, et que le gouvernement va répétant que c’est uniquement du retour de la croissance que doit venir notre salut ? Alors que Nicolas Sarkozy s’en allait chercher cette dernière avec les dents, notre Président actuel préfère pousser la vilaine paresseuse comme s’il s’agissait, dans les deux cas, d’un objet ou d’un animal récalcitrant duquel dépendrait entièrement notre destin. Et nous allons répétant qu’il nous faudrait au moins 1,5 % de croissance pour commencer à attaquer la masse énorme du chômage et qu’une seule voie est possible : la stimuler, comme l’indique joliment l’un des coauteurs de la note de conjoncture de l’Insee, la relancer en réduisant drastiquement les dépenses publiques et en supprimant le statut de la fonction publique, comme le propose la Grèce, en un mot, l’obliger à augmenter, cette croissance qui porte si mal son nom ! Simultanément, la meute de tous ceux qui voudraient que l’on déréglemente vraiment le mal nommé « marché du travail » est de retour. Résumons leur propos d’une phrase : on ne pourrait créer de l’emploi qu’en flexibilisant drastiquement le marché du travail et, notamment, en facilitant plus encore qu’à l’heure actuelle le licenciement. 1. Une partie de ce texte a paru dans Libération le 6 janvier 2014. Inverser la courbe du chômage ? 133 Et pourtant, il semble bien que le retour de la croissance, sinon aux taux qui nous permettraient de lutter vraiment contre le chômage, au moins à 1,5 %, n’est ni probable à brève échéance, ni même peut-être souhaitable. La prévision de l’Insee cite, pour le premier et le second trimestre 2014, un taux que l’économiste américain Robert Gordon – que l’on ne peut soupçonner de gauchisme –, pense probable en moyenne annuelle pour les pays développés… : 0,2 %. D’autres soulignent que la raréfaction des ressources naturelles non renouvelables et l’augmentation de leur prix condamnent durablement la croissance. Enfin, prendre au sérieux la corrélation étroite entre croissance du PIB et dégradations du patrimoine naturel (pollutions atmosphériques cancérigènes raccourcissant drastiquement notre espérance de vie et celle de nos enfants, émissions de gaz à effets de serre qui augmentent le risque d’un dérèglement climatique majeur…) exige d’accepter ce que les années 1970 avaient déjà compris mais que nous avons à tout prix tenté d’oublier : la croissance est certes génératrice de bienfaits innombrables, mais elle l’est aussi de maux. Elle s’accompagne de dégâts sur le patrimoine naturel, la cohésion sociale et le travail humain, qui ont été jusqu’ici occultés mais qui apparaissent aujourd’hui au grand jour et dont nous ne pouvons pas ne pas tenir compte. Comme l’a enfin officiellement reconnu la commission Stiglitz, en 2009, le PIB (celui-là même dont nous recherchons la croissance…) est un indicateur qui nous trompe, qui nous mène dans le mur, notamment parce qu’il ne nous donne aucune indication sur les transformations qui adviennent aux patrimoines que nous mobilisons pour fabriquer la production : les voitures diesel que nous produisons viennent certes grossir les valeurs ajoutées dont la somme constitue le PIB mais la diminution d’espérance de vie qu’elles induisent n’est comptée nulle part, pas plus que les souffrances engendrées par le chômage, la pauvreté ou les conditions de travail, la diminution des ressources fossiles ou la dégradation du climat. Autrement dit, il est possible et peut-être même souhaitable que la croissance telle que nous la mesurons ne revienne pas au niveau espéré, alors même – et c’est cette contradiction que nous devons désormais regarder en face – que tous nos dispositifs sociaux sont dépendants de la croissance et que nous sommes des « sociétés 134 Du convivialisme comme volonté et comme espérance fondées sur la croissance » : c’est donc à une véritable épreuve que le ralentissement de la croissance nous contraint. Mais, que son retour soit compromis pour l’heure ou non désirable à moyen terme, nous devons, dans tous les cas, nous comporter comme si la croissance ne devait pas revenir. Que ferions-nous si elle ne revenait pas ? Et surtout, comment lutter contre le chômage en l’absence de croissance ? Depuis le début des années 1980, les institutions internationales, OCDE, FMI, Banque mondiale, vont répétant qu’une seule voie est possible : l’adaptation à la compétition internationale, qui doit prendre le visage de la flexibilisation des contrats et du temps de travail, de la modération salariale, sinon de la baisse des salaires, de la diminution de toutes les formes de protection, de la facilitation du licenciement, de l’activation des politiques et de l’incitation, le tout prenant appui sur une théorie du chômage qui considère celui-ci comme principalement volontaire : c’est du refus des salariés de travailler à un salaire inférieur que viendrait principalement le chômage. On mesure le recul par rapport à la théorie keynésienne qui voyait au contraire dans le chômage un risque collectif qui ne pouvait être combattu que par des politiques macroéconomiques et non par la responsabilisation des chômeurs, la diminution de leurs indemnités ou la dégradation de leurs conditions. Et l’on a vu ce que les politiques visant à faciliter le licenciement ont donné : le Contrat nouvelle embauche, typique représentant de ce courant d’idées, a considérablement dégradé les conditions de travail. Quant à la rupture conventionnelle, qui a certes permis d’exfiltrer des salariés confrontés à des situations de travail devenues insupportables, elle semble bien avoir accéléré la destruction d’emploi en rendant cette solution considérablement attractive. Cessons donc de rêver d’une situation où la dégradation de la condition salariale constituerait la panacée. Comment peut-on à la fois désirer que l’Europe soit la zone la plus compétitive parce que disposant de la main-d’œuvre la plus qualifiée et précariser celle-ci ? Comment peut-on vouloir produire de la qualité et sous-payer les producteurs ? Comment veut-on investir dans l’innovation et traiter les salariés comme une marchandise ? À moins d’accepter, comme l’Allemagne, une dualisation radicale des travailleurs : aux uns, bien qualifiés, la sécurité et les bons salaires, aux autres, peu qualifiés, les temps partiels très courts, Inverser la courbe du chômage ? 135 le chômage, les boulots à 1 euro, la pauvreté laborieuse. Cette voie n’est pas la bonne. Une autre reste praticable et profondément désirable du point de vue de l’intérêt général. Elle consiste à substituer à l’actuel partage du travail, sauvage, un partage civilisé. Et à répartir de manière plus satisfaisante et plus égalitaire le volume de travail disponible dans notre société en raccourcissant la norme de travail à temps complet, ce qui permettra aux uns d’augmenter leur temps de travail et aux autres de le réduire. Une telle opération est seule susceptible d’entamer sérieusement la masse énorme du chômage dans notre société qui, si nous ne faisons rien, conduira de toute façon à laisser de côté les millions de chômeurs de longue durée, de demandeurs d’emploi découragés, d’allocataires de minima sociaux. Elle suppose de remettre sur le métier la question de l’organisation du temps de travail, de conditionner désormais systématiquement les aides données aux entreprises à des créations d’emploi et de tirer (enfin !) un bilan serein des trente-cinq heures. Car une grande partie de ce que l’on entend depuis dix ans sur cette politique est faux. Il est par exemple faux de dire que les trente-cinq heures ont entraîné une dégradation de la valeur travail : les Français sont les plus attachés au travail en Europe et même dans le monde ! Lorsque la réduction du temps de travail a été engagée, le taux de chômage était exactement au même niveau qu’aujourd’hui. Causalité ou corrélation : entre 1998 et 2002, 1,7 million d’emplois ont été créés, l’espoir est revenu, la négociation s’est amplifiée, un baby-boom a même été déclenché. Certes, cette politique a présenté des défauts, mais certainement pas ceux qu’on lui prête trop souvent. C’est la seule qui permette de donner la priorité à l’emploi, en réaffectant en permanence les gains de productivité à la diminution du temps de travail. C’est aussi la seule qui permette de lutter en permanence contre la dualisation de la société en évitant la coexistence, comme en Allemagne, d’emplois à temps complet longs et d’emplois à temps partiel nombreux, courts et mal payés, qui alimentent la précarisation mais permettent de présenter des résultats spectaculaires en matière de chômage… C’est la seule qui garantisse vraiment l’égalité entre hommes et femmes. Mais le partage du travail n’est pas le seul espoir. La reconversion écologique de notre économie – que nous devons engager dès maintenant pour éviter d’aggraver la situation climatique, réduire 136 Du convivialisme comme volonté et comme espérance notre facture énergétique et ne pas être dépassés par ceux qui ont compris que la vraie compétition se ferait sur la capacité à décarboner notre production – sera créatrice d’emplois. Elle devrait permettre la croissance de secteurs intensifs en main-d’œuvre comme la rénovation thermique des bâtiments, les transports collectifs, l’agro-écologie. Comme l’explique l’économiste Jean Gadrey, une production plus propre, écologiquement et socialement, exigera un plus grand volume de travail. Par ailleurs, un nombre infini de besoins reste insatisfait et devrait pouvoir constituer l’un des éléments constitutifs de cette véritable révolution. Les progrès ainsi réalisés – des gains de qualité, de durabilité et de convivialité – seront incapables d’être enregistrés par nos indicateurs traditionnels, et notamment par notre archaïque PIB. Leur mise en évidence supposera d’autres instruments de mesure. Nous devons donc dès maintenant nous habituer à raisonner « au-delà de la croissance ». En d’autres termes, il est temps d’inventer et de mettre en œuvre une politique résolument convivialiste. Travailler dans une France convivialiste1 Jean-Baptiste de Foucauld Après que Dominique Méda a planté le décor, j’ai « fait un rêve », pour reprendre, modestement, une expression célèbre. Un rêve de techno-prospective conviviale, si je puis dire. Le voici : À la suite des chocs électoraux brutaux de 2014, notre pays prit soudain conscience tant de ses nombreux retards accumulés que de sa capacité, en s’appuyant sur la société civile, d’engendrer de nouvelles formes de développement, centrées autour des idées de sobriété, de créativité, de justice et de fraternité. Seules, elles pouvaient permettre de résorber simultanément les trois dettes financière, sociale et écologique. On se demanda pourquoi, au sein de la zone euro, plusieurs pays obtenaient des performances en matière d’emploi bien supérieures aux nôtres. On s’aperçut que, dans ces pays, les forces vives s’étaient mises autour de la table pour prendre le problème du chômage à bras-le-corps et s’impliquer collectivement à le résoudre, en acceptant chacune d’en payer le prix : des prélèvements obligatoires élevés mais orientés prioritairement vers l’emploi. Cet exercice, au fond, on ne l’avait jamais vraiment essayé. Un « Grenelle de l’emploi » fut donc organisé, qui fût pris au sérieux, et donna de bons résultats. Qu’on en juge. 1. Ce texte est la reprise de l’intervention de Jean-Baptiste de Foucauld à la soirée du 12 décembre 2013 dans laquelle une quinzaine d’auteurs du Manifeste convivialiste se sont livrés à un exercice public de politique fiction sur le thème : « Une France convivialiste dans dix ans. À quoi ressemblerait-elle ? » 138 Du convivialisme comme volonté et comme espérance D’abord les demandeurs d’emploi furent invités aux débats, et, à cet effet, on les aida à s’organiser, ce qui n’avait jamais été le cas. Ensuite, on cessa de congédier la mondialisation et on affronta lucidement la question de la compétitivité et du déficit des paiements courants de la France, source de chômage. Mais au lieu de poursuivre interminablement le débat entre les tenants de la compétitivité par la baisse des coûts et les tenants de la compétitivité par l’amélioration de la qualité productive, on s’efforça enfin d’articuler les deux dans le cadre d’un dialogue social rénové. Peu à peu, les allégements de charges sociales furent conditionnés par des accords de promotion de la compétitivité et de l’emploi dans les entreprises et dans les branches, grâce à un système de bonus-malus. Une nouvelle vision de l’entreprise émergea peu à peu, plus partenariale, plus proche des valeurs de l’économie sociale et solidaire, qui se vit consacrée juridiquement. Cela permit de rouvrir le dossier du temps de travail, qui évolua de nouveau, mais de manière diversifiée, soit par des accords collectifs, soit par la généralisation effective du droit au travail rémunéré à temps choisi, qui bénéficia de protections particulières. Le temps choisi devint ainsi peu à peu une forme normale de l’activité professionnelle, que tout le monde se mit à pratiquer à un moment ou un autre de sa vie, afin de développer d’autres formes d’activités. On s’aperçut que les hommes en avaient besoin bien plus qu’on ne croyait, ce qui surprit. On admit parallèlement que la recherche de taux de rentabilité exagérés était une cause de destruction sociale. Pour y remédier, on généralisa au sein de l’Union européenne un impôt sur les sociétés à taux progressif, qui devint un impôt communautaire alimentant le budget et réduisant la course au moins-disant social. Les entreprises profitables furent ainsi incitées à augmenter davantage les salaires, tandis que la parenthèse des stock-options fut refermée, celles-ci étant à nouveau interdites. Les relations avec le monde de la finance furent peu à peu pacifiées. On s’accorda sur les différentes manières de séparer les activités de crédit des banques de leurs activités de marché ; cela permit d’alléger les ratios de fonds propres qui entravent la distribution des crédits ; la Banque centrale européenne fut autorisée à développer davantage ses interventions non conventionnelles, tant Travailler dans une France convivialiste 139 pour mieux réguler la conjoncture que pour faciliter la transition écologique. Le redressement budgétaire des États fut géré de manière plus modérée en optimisant ses effets intergénérationnels. Le climat macroéconomique s’améliora nettement. On en profita pour mettre en place un capital initiative, pour que la création d’activités soit facilitée, démocratisée et mise à la portée de chacun, les personnes qui en bénéficient cotisant ainsi pour aider celles qui les prennent. Un nouveau périmètre de solidarité fut ainsi créé. La situation de l’emploi s’améliora et l’on vit enfin décroître le nombre de bénéficiaires de minima sociaux. Cela d’autant plus qu’un autre périmètre de solidarité fut étendu par la généralisation de l’assurance chômage : les agents qui bénéficient de la sécurité de l’emploi dans les trois fonctions publiques acceptèrent de cotiser à l’assurance chômage comme les salariés du secteur privé, suivis par les employeurs publics. Le régime d’indemnisation put ainsi accroître son taux de couverture, actuellement inférieur à 50 %, tandis que le service public de l’emploi disposait enfin des capacités d’accompagnement lui permettant d’aider efficacement les demandeurs d’emploi en difficulté. Les entreprises jouèrent le jeu et recrutèrent régulièrement des chômeurs de longue durée, ce qui rendit inutile la formule d’une obligation d’embauche particulière qu’il avait été un moment envisagé d’instituer. Toutes ces dispositions furent concrétisées dans un Pacte civique pour l’emploi auquel les citoyens, les diverses organisations qui structurent la vie économique et sociale et les responsables politiques furent invités à adhérer. L’un de ses résultats fut de mettre en valeur et de multiplier les actions créatives de la société civile et de favoriser de nombreuses expérimentations. Le développement du temps libre favorisait cela : des expériences de territoires sans chômage furent tentées, on réfléchit à un droit à l’emploi opposable à partir de l’expérience des contrats aidés, le mouvement coopératif et l’entrepreneuriat social se développèrent et se mirent à jouer un rôle plus grand, l’économie sociale et solidaire passant de la marge au centre. Ce fut une grande surprise : on vit les institutions internationales, les autres pays venir visiter notre pays pour s’inspirer de ces 140 Du convivialisme comme volonté et comme espérance nouvelles recettes et voir comment les transposer chez eux. Nous ne cherchions plus à imiter les autres, ce sont les autres qui venaient voir comment nous imiter. Après avoir exporté la taxe à la valeur ajoutée en Europe, notre pays était à nouveau en mesure d’ajouter des valeurs à l’Europe ! Une école plus conviviale ? François Flahault Le constat Combien de fois ai-je entendu, lorsque j’étais moi-même enseignant, un collègue me dire, alors qu’il quittait la salle des professeurs pour rejoindre sa classe : « Bon, je retourne dans la cage aux fauves ! » Combien d’élèves n’aiment pas l’école, s’y sentent dépréciés, et adoptent à l’égard de celle-ci des comportements négatifs ! Combien de professeurs sont angoissés le dimanche soir à l’idée de se retrouver le lendemain face aux élèves ! Et combien d’élèves de collège ont l’estomac noué en arrivant à l’école ? Nombre d’élèves et de professeurs, notamment dans les collèges, vivent l’école comme un lieu de tensions, une source de stress (dans le livre de Christophe Dejours sur la souffrance au travail, on pourrait ajouter un chapitre sur l’école). Le manque de convivialité de l’école n’est pas un point de détail : il s’agit de la vie quotidienne de près de 13 millions de nos concitoyens : plus de 12 millions d’élèves et 700 000 enseignants, pour ne parler que de l’Éducation nationale ! En quoi le manque de convivialité de l’école est-il contraire à ses finalités ? La finalité la plus manifeste de l’école est, bien sûr, la transmission du savoir. Enseignement, donc. Mais aussi éducation : l’école est 142 Du convivialisme comme volonté et comme espérance l’un des lieux où les enfants font l’expérience d’une forme de vie sociale spécifique. L’école est une institution au sein de laquelle enfants et adolescents se socialisent au contact des adultes et au contact les uns des autres. L’école est un espace social qui fait fonction de passerelle entre la cellule familiale et les cercles plus larges et interconnectés – le monde des adultes – dans lesquels les élèves, une fois sortis de l’école, auront à trouver leur place. Pour ce qui est de la première finalité – transmission du savoir – il est certain qu’au-delà d’un certain niveau et d’une certaine durée, le stress entrave le processus d’assimilation des connaissances et des savoir-faire. Certes, on n’apprend pas sans se donner de la peine, mais encore faut-il que cette peine soit contrebalancée par un minimum de plaisir et par la perspective rassurante qu’« on peut y arriver ». Les situations de stress, de tension et d’impuissance ont leur corrélat dans la chimie du cerveau. De même, les activités qui, tout en exigeant un effort, apportent une certaine satisfaction activent ce que les neurologues appellent circuits de récompense ou circuits dopaminergiques (du nom du neurotransmetteur impliqué, la dopamine). Quel que soit le travail considéré, le fait de le réaliser dans une « bonne ambiance » en allège considérablement la pénibilité et permet d’arriver à de meilleurs résultats qu’une atmosphère tendue1. Je ne fais ici que redire ce que tout le monde sait par expérience, mais il le faut bien puisque ce savoir, sans doute parce qu’il est trivial, n’a malheureusement pas acquis la dignité d’un principe pédagogique. Tout enseignant est inévitablement confronté à la difficulté de « tenir sa classe », d’y faire régner un minimum d’ordre. Comment contenir vingt-cinq ou trente enfants bien moins disposés à travailler en silence qu’à s’agiter dans tous les sens et à n’en faire qu’à leur tête ? Tâche éprouvante, souvent ingrate et décourageante, surtout pour les professeurs de collège. C’est là une source de tension, de frustration, voire de souffrance pour l’enseignant. Il n’est pas étonnant, même si c’est regrettable, qu’il soit souvent porté à y 1. J’ai souligné – contribution théorique au convivialisme – la portée anthropologique de ce à quoi renvoie cette expression banale, « bonne ambiance » dans Le Crépuscule de Prométhée, Mille et une nuits, Paris, 2008, « Le concept de bien commun vécu », p. 261-281 ; et dans Où est passé le bien commun ?, Mille et une nuits, Paris 2011, p. 113-119. En l’absence de ce bien premier, le nouveau-né, Winnicott l’avait déjà montré, n’accède pas à un sentiment d’exister suffisant. Une école plus conviviale ? 143 réagir (à chercher réparation) en faisant durement sentir à ses élèves leurs insuffisances (exemples : « Jeter des perles aux cochons », ou : « Vous êtes la plus mauvaise classe que j’ai jamais eue », phrase que nous avons tous entendue lorsque nous étions élèves). Ce que les élèves ressentent comme un acte qui les rabaisse, l’enseignant le justifie à ses propres yeux en y voyant une stimulation pédagogique nécessaire et, pense-t-il, efficace. Il ne réalise pas qu’il glisse ainsi ses pieds dans les chaussures du prêtre qui, du haut de sa chaire, admoneste ses ouailles, pêcheurs à la foi défaillante qui, comme les élèves, font des fautes et sont en faute. Il ne réalise pas non plus que faire sentir à ceux qui reçoivent son enseignement à quel point ils sont inférieurs, c’est leur faire payer trop cher ce qu’il leur donne. Si le fait d’apprendre, en plus d’exiger des efforts, va à l’encontre du désir d’exister, celui-ci cherche alors inévitablement une autre voie : l’élève, par exemple, se fait valoir aux yeux de ses camarades en bravant l’ordre scolaire et en qualifiant de « bouffons ou de « fayots » ceux et celles qui s’y soumettent. Un cercle vicieux, en somme. Qui n’est pas fait pour rendre l’ambiance plus conviviale. Un mal que personne n’a expressément voulu, mais qui nuit à tous. Qui n’est pas fait non plus pour donner aux élèves la confiance en eux dont ils ont besoin pour soutenir leur effort et affronter l’avenir. La confiance en soi passe par la confiance en la bienveillance de l’autre : la confiance est un bien commun précieux, vital même, mais fragile. Un mot sur l’autre finalité de l’école, la socialisation des enfants. Celle-ci constitue un cadre nécessaire à tout apprentissage. Elle est également une condition nécessaire de leur éducation morale et civique. Il est évident qu’une socialisation qui s’effectue dans un climat de bienveillance et de convivialité favorise cette éducation. Les cours de morale, à eux seuls, ne produisent pas les effets que l’on attend d’eux. L’éducation civique, la socialisation passent par un accord entre les principes et les actes, entre le discours et les relations réelles et vécues. Pour que l’école prépare les enfants à trouver leur place dans la société, il faut, pour commencer, que les enfants se sentent à leur place dans l’école, qu’ils s’y sentent chez eux (cela vaut aussi, bien sûr, pour les enseignants). Ce rôle de l’école n’est pas quantifiable, raison pour laquelle, sans doute, il reste malheureusement moins pensé et réfléchi que le sont horaires et programmes. 144 Du convivialisme comme volonté et comme espérance Quelles sont les causes de cette insuffisante convivialité ? Plusieurs préjugés ou dénis de réalité contribuent à entretenir un climat tendu (quels que soient, par ailleurs, la conscience professionnelle et le dévouement des personnels de l’Éducation nationale). 1. Le qualitatif évacué au profit du quantitatif Administrer, gérer, c’est penser la réalité en termes de nombres : telle est la pratique dominante aujourd’hui. Il n’en a pas toujours été ainsi : les textes de Tocqueville (qui avait pourtant une mentalité d’administrateur) témoignent d’une pensée soucieuse de prendre en compte les aspects qualitatifs des réalités sociales. Il n’en est pas ainsi non plus dans un autre service public, l’hôpital, où, en dépit de l’importance que revêt la gestion par les nombres, subsiste le souci de la qualité des relations. Au sein de cette immense machine qu’est l’Éducation nationale, la gestion par les nombres est assurément nécessaire. Mais le quantitatif doit y rester subordonné au qualitatif puisque l’activité quotidienne de ses centaines de milliers d’enseignants et de ses millions d’élèves est fondamentalement qualitative. En effet, comme dans les petites sociétés qui existent depuis des milliers d’années, cette activité repose fondamentalement sur des relations directes, dans la présence réelle des corps et des paroles. Il est tentant de traiter cette réalité par les nombres (notamment dans le cadre de négociations entre le ministères et les syndicats), mais on s’expose ainsi à la trahir et à la méconnaître. 2. Le préjugé selon lequel l’éducation se fait par l’instruction Autrement dit : la croyance que l’enseignement d’un savoir est le moyen nécessaire et suffisant pour produire une modification des manières d’être et des comportements. Pour comprendre l’enracinement de cette croyance dans la culture occidentale, il faut remonter à Platon : c’est de la connaissance vraie du bien et du juste que naît l’action bonne. On doit également, puisque les enseignants sont, en quelque sorte, les successeurs des prêtres, considérer la tradition du prêche, laquelle tend à surestimer le pouvoir que celui-ci a de transformer ceux à qui il est dispensé. Une école plus conviviale ? 145 Il ne faut pas oublier, enfin, que l’école tire sa légitimité et le sentiment de sa valeur de l’écrit, un corps de connaissances inscrites dans des livres. C’est pourquoi, bien qu’en pratique les relations entre élèves et enseignants baignent dans la parole, l’attention de l’institution se focalise sur les savoirs énoncés, s’exposant ainsi à méconnaître la dynamique propre de l’énonciation, c’est-à-dire des actes relationnels que l’on fait en parlant – sachant ce qu’on dit, mais non ce qu’on fait en le disant. 3. La sous-évaluation du caractère intergénérationnel de l’école L’imaginaire démocratique s’est forgé contre l’Ancien régime, qui plaçait au fondement de la société une chaîne hiérarchique descendante : Dieu, le roi, les pères, les femmes et les enfants. Du coup, par contraste, l’accent a été placé (voir les théories du contrat social) sur des citoyens contemporains les uns des autres, des sujets dont les différences d’âge apparaissaient comme un caractère secondaire. L’ordre de la reproduction biologique ne pouvant évidemment pas être résorbé dans cette vision, les fonctions parentales ont alors été réduites aux seuls géniteurs (à la différence de ce qu’observent les anthropologues en Afrique et en Asie). D’où ce mot d’ordre assez largement répandu dans l’Éducation nationale : aux parents l’éducation, à l’école l’instruction. Ainsi se trouve déniée une réalité pourtant flagrante : l’école est un lieu de contact et de transmission entre deux générations, de sorte qu’il lui revient d’assumer certaines fonctions parentales. Les élèves ne sont pas de purs esprits, ce sont des enfants et des adolescents. 4. Le postulat que le savoir s’acquiert hors sol, indépendamment du monde réel dans lequel vivent et vivront les élèves Dans le cadre de la religion du Livre, la vérité vient d’en haut, elle doit agir sur la réalité de ce bas monde, mais non pas s’ancrer en lui. Il existe une continuité souterraine entre religion du Livre et transmission du savoir contenu dans les livres. En conséquence de quoi, le fait qu’un être humain est d’autant plus motivé pour apprendre qu’il établit un lien entre les connaissances à acquérir et le monde dans lequel il vit, ce fait (que tous les adultes considèrent 146 Du convivialisme comme volonté et comme espérance comme une évidence lorsqu’il s’agit de leurs propres apprentissages) est dénié lorsqu’il s’agit des élèves. Ce que Durkheim soulignait à propos de la division du travail, l’interdépendance entre des personnes qui exercent des professions différentes, on ne l’observe pas dans le cas du corps enseignant, qui reste assez isolé. De l’école à l’école en passant par l’université, les enseignants n’ont guère eu de contact avec d’autres professions que la leur (même si, dans les lycées professionnels, la situation est différente). Une institution ne se ramène pas à une organisation : une organisation constitue un tout, possiblement fermé sur lui-même et s’autolégitimant, alors que le propre d’une institution, c’est qu’elle s’articule à d’autres institutions de la société et entretient des liens avec celles-ci. C’est pourquoi il faut souligner l’importance de la communauté éducative, des contacts entre l’école et le monde qui l’entoure, d’une triangulation venant médiatiser le face-à-face élèves/ professeurs. Les uns et les autres gagnent à avoir des relations avec des représentants de la société qui les entoure, société dans laquelle, à la différence de leurs professeurs, les élèves devront trouver leur place. 5. Les questions de discipline passées sous silence Les membres du clergé se gardent bien d’évoquer publiquement les problèmes de chasteté qu’ils rencontrent, tant ces problèmes sont de nature à porter atteinte à la dignité de leur rôle. Il en va de même dans le monde enseignant pour les questions de discipline. Tout jeune enseignant, du fait d’une pression tacite de ses collègues, apprend à les garder pour lui ou à ne les partager qu’avec quelques proches, et à les taire dans toute situation tant soit peu publique. Les intellectuels qui se penchent sur les problèmes de l’école laissent de côté cette question déplaisante et par trop terre à terre ; ils participent ainsi à cette conspiration du silence et contribuent à la renforcer. Cette attitude est totalement contre-productive : il est impossible de créer ou de maintenir à l’école un climat de bienveillance et de convivialité si l’on ne fait pas face de manière ouverte, collective et constructive à l’inévitable difficulté d’encadrer des centaines d’enfants aux forces vitales débordantes. Les élèves eux-mêmes, tout en jouissant du désordre qu’ils provoquent, en pâtissent et en sont secrètement angoissés. De surcroît, comme on l’a vu plus haut, l’enseignant, seul face à sa classe et souffrant d’un manque de Une école plus conviviale ? 147 respect (souffrant, oui) est souvent porté à exercer, plus ou moins inconsciemment, une rétorsion à leur encontre en les humiliant. Enchaînement terriblement contre-productif. Comment rendre l’école plus conviviale ? Une tâche impossible ? Depuis une quarantaine d’années, on a vu paraître de nombreux livres sur l’école. De décennie en décennie, on retrouve les mêmes constats, les mêmes préconisations pertinentes qui ne sont jamais suivies d’effets. J’ai donc toutes raisons de penser, hélas, qu’il en ira de même de cet article. Un inspecteur général me disait récemment : « Les élèves changent, mais l’école, malheureusement, ne change pas. » L’école laïque s’identifie à la République, elle se voit volontiers comme l’incarnation des Valeurs sacrées. Forteresse assiégée, donc s’autolégitimant ; donc justifiée de persévérer dans son être. L’école laïque contribue ainsi indirectement au développement des écoles privées. Combien de parents, par ailleurs laïcs et républicains, en viennent ainsi, à contrecœur, à inscrire leurs enfants dans une école privée. Pourtant, une école plus conviviale, ce n’est pas une utopie, c’est possible. C’est même une réalité, pas en France, il est vrai, mais dans plusieurs pays voisins : en Allemagne, en Suisse, au Danemark, sans parler de pays plus éloignés, l’atmosphère dans les établissements scolaires est plus détendue et les enseignants y sont plus respectés (les deux choses, bien sûr, sont liées). Pourquoi la France serait-elle incapable de faire ce qu’ont fait ces pays ? Il ne s’agit pas de réformes coûteuses : les moyens à mettre en œuvre pour réaliser un progrès aussi appréciable, progrès dont bénéficieraient des millions de nos concitoyens, ne nécessitent pas un budget supérieur à celui, déjà important, que la France consacre à l’enseignement. Mais ce progrès passe par un véritable changement de culture, ce qui n’est pas rien : changement dans le style des relations, dans leur organisation, dans les manières d’être, réflexion sur les rapports de force et les jeux de pouvoir, conscients et inconscients, etc. Certes, il ne manque pas d’enseignants dévoués qui se mettent en quatre pour faire progresser leurs élèves, et qui cherchent moins à les juger qu’à les encourager. Il ne manque pas non plus 148 Du convivialisme comme volonté et comme espérance d’expériences stimulantes, aussi bien au sein de l’Éducation nationale que dans le privé (écoles Freinet, Montessori, etc.), et ceci depuis des décennies. Mais le fait est que ces forces de progrès ne font pas tache d’huile. Souvent, les enseignants qui vont de l’avant finissent par se fatiguer, se sentant plutôt freinés que soutenus. On ne peut donc pas compter que le changement s’opère entièrement « par le bas ». Le changement ne peut assurément pas non plus se décréter « d’en haut », par réformes. Il exige, d’abord, une prise de conscience suffisamment partagée, ensuite, une synergie : que les forces de progrès se sentent encouragées, soutenues, légitimées par leur hiérarchie, et que cette impulsion soit elle-même soutenue par l’opinion. Comment susciter une telle synergie ? C’est le nœud du problème. Je n’ai malheureusement pas de solution. Je propose seulement quelques pistes, en espérant que d’autres que moi les prolongeront ou en avanceront de meilleures. Dans le climat d’impuissance et de résignation que l’on connaît, le ministère de l’Éducation nationale est porté à imposer des réformes successives pensées en termes de nombres (nombre d’heures, nombre d’élèves par classe, etc.). Or une vision à long terme exige une appréciation pertinente des réalités qualitatives. Pour que celles-ci soient prises en compte, il est nécessaire de réduire l’écart entre « exécutants » et « dirigeants » (problème récurrent dans toutes sortes d’organisations). Peut-être est-ce le formatage de ces derniers qui constitue, ici, l’obstacle principal. Comment convaincre des gens dont le sentiment de compétence repose sur une maîtrise des données chiffrées qu’ils serviraient mieux le bien commun en s’intéressant aussi à des données qualitatives, alors qu’à leurs yeux celles-ci n’ont pas véritablement de réalité ? Supposons que ce problème délicat soit résolu, même partiellement. Supposons que l’opinion, elle aussi, soit mieux informée, qu’elle évolue et exerce une pression en faveur d’une école plus conviviale, plus encourageante pour les élèves et les enseignants. Sans doute alors faudrait-il mettre l’accent sur la formation des chefs d’établissements, les échanges d’idées et d’expériences qu’ils pourraient avoir entre eux, de manière à ce qu’ils mettent à profit leur marge de manœuvre (ce qui suppose que, dans leurs initiatives constructives, eux-mêmes se sentent soutenus et justifiés par le ministère). L’expérience montre en effet que, là où les chefs d’éta- Une école plus conviviale ? 149 blissement se confrontent aux problèmes qualitatifs et relationnels évoqués plus haut, ils soutiennent et fédèrent l’action des enseignants, de sorte que le climat général de l’établissement s’améliore sensiblement, ainsi que ses résultats. Autre levier de changement, la formation des enseignants. Une formation qui leur permette de ne pas céder à une propension spontanée qui est d’identifier leur rôle à celui d’une profession libérale (chacun seul maître à bord dans sa classe). Qu’ils apprennent plutôt à se percevoir comme appartenant à un collectif dont les membres agissent en relation les uns avec les autres et dans un climat de solidarité. Il est également souhaitable que leur formation s’appuie sur des mises en situation suivies d’échanges, le tout favorisant chez les futurs enseignants une prise de conscience de leur manière d’être, de leur manière de réagir lorsqu’ils sont pris dans le jeu des interactions avec leurs élèves. Car le seul enseignement de méthodes pédagogiques, si judicieuses soient-elles, ne permet pas d’agir sur la transmission inconsciente des manières d’être et des routines comportementales. La transmission inconsciente joue un rôle d’autant plus important chez les enseignants qu’ayant d’abord été élèves, ils ont été en contact durant de longues années avec le comportement de leurs professeurs, ce qui les pousse à le reproduire involontairement et à leur insu. Sorties organisées, représentants de la société civile venant dans les classes : il s’agirait de favoriser des temps durant lesquels élèves et professeurs sortent de leur perpétuel face-à-face, ne restent pas à longueur d’année dans cette même configuration relationnelle, source structurelle d’affrontement. Dans le sillage de l’école chrétienne, l’école laïque s’est construite contre la société, dans l’idée qu’il faut s’en protéger, qu’il s’agit de prémunir les élèves contre le monde qui les attend. Comme si le territoire qui entoure l’école n’était pas celui de la République. Comment s’étonner, dans ces conditions, que les jeunes français aient si peu confiance en leur avenir2 ? 2. Les lecteurs intéressés par la question de l’école trouveront sur Internet un article plus étoffé, « Sisyphe professeur », que j’ai publié en 2002 dans Communications, vol. 72, 2002. Voir également « Instruction, éducation et transmission entre générations », Revue du MAUSS semestrielle, n° 28, 2006, p. 295-304. Démocratie, populisme et élitisme… Antoine Bevort 14 février 2014 Comme l’a formulé Abraham Lincoln, la démocratie, c’est le pouvoir du peuple, pour le peuple, par le peuple. Mais qu’est-ce que le pouvoir du peuple ? Selon la conception dominante, le pouvoir du peuple consiste essentiellement à élire des représentants, la démocratie ne peut être qu’une démocratie représentative. Selon l’autre conception, le pouvoir du peuple (demos) signifie son implication, sa participation directe aux décisions concernant la vie de la cité. Le débat est aussi vieux que le mot démocratie, il exprime une certaine conception de la cité (du politique) et une certaine conception de l’homme. Les termes du débat sont posés depuis l’Antiquité, depuis le débat entre les sophistes et Platon. Pour les sophistes, tous les citoyens sont dotés de l’areté, la vertu, cette disposition permettant d’intervenir en acte et en parole dans les affaires publiques. Ils expriment une conception de l’art politique selon laquelle, contrairement à ce que pensait Platon, l’areté ne relève pas de la connaissance, mais d’une conception pragmatique de la vertu qui attribue à tous les citoyens les qualités d’aidôs (la honte) et de dikê (justice, règle), incitant chacun à agir pour le bien de la cité. La démocratie repose fondamentalement sur la confiance dans la compétence des citoyens, sur l’idée que la vertu représente « l’excellence propre de l’homme, laquelle ne s’incarne nulle part mieux que dans l’action politique » Démocratie, populisme et élitisme… 151 [Raynaud, Rials, 1996, p. 725]. Cela rejoint l’idée que la vertu est le principe de la démocratie, selon les mots de Montesquieu. Platon critique cette vision des sophistes et formule ses doutes sur la compétence politique du peuple non sans véhémence. Selon le philosophe, la démocratie est le régime des incompétents, l’exacte opposée de la cité hiérarchique définie par le commandement des meilleurs, c’est-à-dire les rois philosophes. Les hommes ne sont ni libres ni égaux. La démocratie résulte d’un processus de dégénérescence, de corruption. C’est le règne des pauvres. La liberté démocratique est anarchique, anomique, le règne de la licence, de la parole à tort et à travers. L’homme démocratique est comme « le frelon, l’homme plein de passions et d’appétits, gouverné par les désirs superflus ». Sa République est autoritaire et élitiste. « Aux uns, il convient par nature de goûter la philosophie et de commander dans la cité, aux autres de ne pas y toucher et de se soumettre à celui qui commande. » À ses yeux, la démagogie est la conséquence nécessaire de la démocratie, du gouvernement des ignorants. Il est l’un des premiers d’une prolifique tradition de pensée plus encline à théoriser l’ignorance que la compétence du peuple. L’usage du mot populiste représente la version contemporaine de cette tradition. Dans un article du 3 janvier 2011 paru dans Libération sous le titre « Non, le peuple n’est pas une masse brutale et ignorante », Jacques Rancière analyse de façon très éclairante la rhétorique antipopuliste. « Qu’est-ce qu’un populiste ? » s’interroge-t-il : « À travers tous les flottements du mot, le discours dominant semble le caractériser par trois traits essentiels : un style d’interlocution qui s’adresse directement au peuple par-delà ses représentants et ses notables ; l’affirmation que gouvernements et élites dirigeantes se soucient de leurs propres intérêts plus que de la chose publique ; une rhétorique identitaire qui exprime la crainte et le rejet des étrangers. » Rancière souligne que cette présentation du populisme est une construction intellectuelle. Rien ne lie mécaniquement les trois traits. Certains « populistes » comme Berlusconi ne critiquent pas les élites. Et tous les tenants de la démocratie directe, qualifiés également de « populistes », ne sont pas par nature xénophobes. Le racisme n’est pas d’abord l’expression d’un peuple ignorant et xénophobe, mais l’expérience quotidienne de la discrimination à l’embauche et au logement. Ce n’est pas le peuple qui est xénophobe, ce sont « des mesures d’État dont aucune n’a été la conséquence de mouvements 152 Du convivialisme comme volonté et comme espérance de masse : restrictions à l’entrée du territoire, refus de donner des papiers à des gens qui travaillent, cotisent et paient des impôts en France depuis des années, restriction du droit du sol, double peine, lois contre le foulard et la burqa, taux imposés de reconduites à la frontière ou de démantèlements de campements de nomades. » « L’essentiel est d’amalgamer l’idée même du peuple démocratique à l’image de la foule dangereuse. Et d’en tirer la conclusion que nous devons nous en remettre à ceux qui nous gouvernent et que toute contestation de leur légitimité et de leur intégrité est la porte ouverte aux totalitarismes. » La démocratie n’est pas un sport de spectateurs La rhétorique antipopuliste crée une figure du peuple dangereux et ignorant comme argument en faveur des élites seules compétentes pour dire le bien et le vrai en politique. Mais la démocratie repose justement sur l’idée que le politique n’est ni une question de pouvoir, ni une question de savoir, mais affaire de délibération, de participation citoyenne. Une telle pratique ne dit ni le bien ni le vrai, ne garantit pas contre toute dérive, mais elle assure que les décisions collectives se prennent de la façon la mieux informée, la plus légitime. Dans La Démocratie des autres, Amartya Sen [2006, p. 70-71] met bien en évidence les avantages à faire participer les citoyens aux décisions concernant la cité. Premièrement, la participation politique et sociale représente une valeur intrinsèque pour la vie humaine et son bien-être. Deuxièmement, la démocratie a une valeur instrumentale dans l’amélioration de la réceptivité à l’expression et à la satisfaction des besoins politiques mais aussi économiques et sociaux des gens. Troisièmement, la pratique de la démocratie donne l’opportunité aux gens d’apprendre les uns des autres, et aide la société à former ses valeurs et ses priorités. La démocratie directe est une forme éminente de participation. La question politique n’est pas de savoir « qui est le plus compétent pour conduire le navire – le capitaine ou les passagers ? », le politique concerne la destination du navire. Et les citoyens sont les plus compétents pour décider où l’on veut mener le navire. Les tenants de la démocratie représentative, élitiste, affirment qu’il faut être éduqué, informé, éclairé pour décider des affaires de la cité. Cette Démocratie, populisme et élitisme… 153 posture, qui prend philosophiquement sa source dans le mythe de la caverne, s’exprime sous des formes diverses, professionnalisme, avant-garde, experts et n’épargne de fait aucun courant politique. Répétons-le : l’idéal démocratique repose sur la confiance en la compétence des citoyens ordinaires. Et, comme le dit Amartya Sen : « Il ne s’agit pas de savoir si un pays peut être jugé apte pour la démocratie ; un pays devient apte par la démocratie. » C’est la démocratie qui rend compétent, non pas la compétence qui permet d’être démocrate. Les défauts de la démocratie exigent plus et non pas moins de démocratie Cette dernière citation d’Amartya Sen est une espèce de conclusion. Des difficultés de la démocratie, on prend souvent argument pour mettre en cause les avancées démocratiques. Or c’est tout l’inverse qu’il faut faire. Les institutions et la pratique des droits démocratiques se nourrissent l’un l’autre, stimulent l’art politique des citoyens. Le répertoire de la démocratie directe (référendums, tirage au sort) sont autant d’ateliers pratiques de la démocratie, qui exemplifient la triple vertu délibérative, régulatrice et éducative de la participation citoyenne à la vie de la cité. Ce ne sont pas les dangers du populisme qui menacent la démocratie, mais les dangers de l’élitisme qui minent la démocratie, à force d’être sourd aux attentes des citoyens. La défiance du peuple envers les politiques est le revers de la défiance des élites envers le peuple. Désigner l’extrême droite xénophobe comme « populiste » est une erreur, un contresens, une façon détournée pour les élites d’exprimer son mépris pour le peuple, voire sa peur des décisions du peuple. C’est la rhétorique antipopuliste qui alimente la montée des idées de l’extrême droite. Références citées Sen Amartya, 2006, La Démocratie des autres. Pourquoi la liberté n’est pas une invention de l’Occident, Payot, Paris. Raynaud Philippe, Rials Stéphane, 1996, Dictionnaire de philosophie politique, PUF, Paris. Vers une ville convivialiste. Introduction de la maîtrise d’usage Anne-Marie Fixot Le convivialisme (en dépit de son « isme ») n’est pas la doctrine d’un nouveau parti politique ; il n’énonce aucun programme. Son Manifeste explique, en revanche, qu’il s’agit d’un effort collectif pour discuter et formuler quelques principes généraux à partir desquels des orientations concrètes pourraient être apportées, permettant ainsi de construire des sociétés démocratiques dont l’ultime finalité ne renverrait pas à la croissance économique à tout prix1. Parmi ses objectifs, celui d’aller « vers une société plus démocratique et meilleure à vivre » peut prêter à sourire, en raison de son évidence. Mais que de choses restent à faire pour y parvenir ! En effet, le discrédit du pouvoir politique dans la société française est aujourd’hui un souci majeur pour la démocratie à tous les niveaux de fonctionnement institutionnel, tant national que local. Il faut donc débattre de nouveaux modes de gouvernance possibles, qui permettent une participation plus responsable, plus directe et plus active des citoyens et des associations afin d’éviter les replis identitaires communautaristes, le triomphe des intérêts utilitaristes et les violences de la domination technocratique. Un récent rapport, Pour une réforme radicale de la politique de la Ville, éclaire cette perspective. 1. C’est-à-dire susceptibles d’être des alternatives à celles qui, sous l’égide du néolibéralisme, ont été promues comme modèles depuis les années 1970. Vers une ville convivialiste. Introduction de la maîtrise d’usage 155 « Ça ne se fera plus sans nous » : telle est une partie du sous-titre que les auteurs de ce rapport, Marie-Hélène Bacqué et Mohamed Mechmache [2013], ont choisi de lui donner. Or comme ils l’indiquent dans ce travail centré sur la question de la participation des habitants dans les quartiers populaires, « cette question traverse et interroge l’ensemble de la vie politique française et n’est pas spécifique à ces quartiers » (p. 11). En effet, cette préoccupation était déjà présente dans les débats sur l’autogestion des années 1970 mais a été reprise et renouvelée par le développement des techniques électroniques et informatiques ; leurs implications, notamment dans la recherche scientifique et dans la sphère politique, reposent, de fait, le problème complexe des capacités d’agir des citoyens, l’empowerment [Bacqué, Biewener, 2013]. Au cours de ces dernières décennies, la démocratie représentative, associée en France à un long passé centralisateur, voire dirigiste, de l’État, a donc montré ses limites dans les divers champs de l’exercice du pouvoir, y compris celui de l’aménagement du territoire. Ce rapport dresse ainsi le constat de la non-réussite récurrente des politiques de la ville dans ses tentatives d’y associer les habitants, c’est-à-dire l’échec de la mise en œuvre d’une sphère de démocratie participative effective sur la plupart des territoires français, métropolitains et d’Outre-mer. Il dit « l’urgence à remettre les citoyens au cœur de la vie de la cité, du débat politique et des politiques publiques » et insiste sur le fait que toutes les préconisations, dispositifs et propositions constituent des outils qui ne prendront sens que s’ils entrent dans une démarche qui s’appuie « sur le pouvoir d’agir des citoyens, sur leur capacité d’interpellation et de création » et qui permet « de renouveler et de transformer les services publics et les institutions » (p. 9 et 10). Dans le domaine de l’urbanisme et de l’aménagement urbain, qui affecte tous les quartiers centraux et périphériques des communes à qui la loi de décentralisation de 1982 a transféré les compétences, les discours et les textes des élus municipaux ont été, depuis, émaillés de vives et nombreuses exhortations à la participation des habitants ; mais à l’image des réalisations participatives très ponctuelles de la politique de la Ville, elles sont demeurées le plus souvent à l’état d’injonctions sans moyens réels de mises en œuvre concrètes [Fixot, 1999]. Les voix des citoyens ne sont guère entendues. C’est que la parole est non seulement difficile à prendre face aux élus, experts 156 Du convivialisme comme volonté et comme espérance et techniciens, mais aussi limitée par le temps d’expression lors de quelques réunions publiques d’information ou de simple consultation. Or l’urbanisme est un champ d’action dans lequel la recherche du « toujours plus » s’est traduite par l’élaboration de projets démesurés et souvent de pur prestige, sans rapport avec les besoins réels des personnes. Lutter contre ces excès et les scandaleuses inégalités qu’elle produit ou reflète est une nécessité convivialiste pour la recherche d’une vie meilleure pour le plus grand nombre. Pour cela, il est indispensable qu’émergent des « politiques de l’habiter » qui puissent être codiscutées et coconstruites par les différents acteurs concernés par leurs enjeux : non seulement (comme traditionnellement) les maîtres d’œuvre et les maîtres d’ouvrage2 mais aussi les « gens ordinaires » qui vivent et travaillent dans la ville, en parcourent les espaces et en connaissent les lieux, c’est-à-dire ceux que l’on peut appeler les « maîtres d’usage3 ». Or pour qu’un projet urbain naisse de ces apports de savoirs, de pratiques et de regards croisés, il est nécessaire que ces politiques de l’habiter se dotent d’« outils » qui permettent aux citoyens d’avoir une « capacité d’agir », et notamment des temps de formation, au même titre que celles établies et reconnues pour les deux autres maîtrises. En effet, interroger l’urbanisme et l’aménagement urbain en termes de projet et de renouvellement urbains convivialistes implique de prendre en considération les relations que les hommes et les groupes sociaux tissent avec les lieux et les territoires dans lesquels ils vivent. Cela suppose de faire droit à la pluralité de leurs désirs et aspirations, et de comprendre la variété de leurs manières 2. La maîtrise d’œuvre désigne la personne ou l’organisme chargé de la conception et de la conduite opérationnelle d’un chantier dans le domaine du bâtiment et de l’aménagement d’un territoire pour le compte d’une personne, morale ou physique, le maître d’ouvrage, commanditaire du projet et des travaux. 3. Cette expression a été diffusée par Jean-Marie Hennin, architecte parisien, qui, depuis le début des années 2000, l’a mise en place et brevetée sur les bases d’une réflexion méthodologique (se reporter à son site internet <www.maitrisedusage.eu>). Mais la notion de « maîtrise d’usage » a été inventée en 1984 par Alain Biton et Dan Bernfeld, dans un texte intitulé « Architecture et participation : pour une maîtrise d’usage » et paru dans l’ouvrage de Dan Bernfeld, Michèle Gantois et Alain Biton, L’Usager face à l’architecture, Institut lillois d’éducation permanente (ILEP)/ Centre de formation des personnels communaux (CFPC), CIEDART, Lille, 1984, fichier de la participation « Albert Meister », n° 7. Pierre Mauroy, qui préface cette brochure, reprend le terme de « maîtrise d’usage » pour en souligner toute l’importance politique démocratique, notamment son intérêt citoyen. Vers une ville convivialiste. Introduction de la maîtrise d’usage 157 de vivre. Cela exige, encore, d’admettre que la coexistence des hommes entre eux et avec le monde est essentielle à leur existence. C’est postuler que le fait d’habiter et que la question de l’urbanisme renvoient à un destin collectif à combiner avec des expériences individuelles multiples et diverses. C’est créer des conditions matérielles pour que les trois maîtrises réunies puissent confronter des idées, inventer et donner ainsi un cadre à cette urbanité, jamais figée toujours à recréer. Dans les atmosphères et les socialités urbaines actuelles, comment passer alors d’une démocratie rhétorique à une démocratie effective ? Tel est l’enjeu fondamental auquel nous invite la perspective convivialiste. Du bien-fondé de la notion de maîtrise d’usage : sa devise « habiter, imaginons l’évidence ! » Dans le champ de l’urbanisme, la maîtrise d’usage peut être définie comme la capacité reconnue aux habitants d’un territoire (immeuble, rue, quartier, ville, agglomération…) de participer à sa conception et son aménagement ; et le cadre institué dans lequel ils expriment alors leurs attentes et leurs désirs mais aussi leurs savoirs issus de la pratique ordinaire de ce territoire, tout en étant à l’écoute et en débat, notamment avec les experts et les élus. La maîtrise d’usage complète donc de façon participative et démocratique les maîtrises d’œuvre et d’ouvrage. Sa devise pourrait se résumer en une formule empruntée au thème de la IIIe biennale d’architecture et d’urbanisme qui s’est tenue à Caen en octobre 2013 : « Habiter, imaginons l’évidence ! », inspirée de l’ouvrage de l’architecte urbaniste portugais Alvaro Siza, Imaginer l’évidence [2012]. En effet pour Alavaro Siza, « imaginer » ne consiste pas à « inventer » des éléments extraordinaires mais davantage à s’imprégner et à organiser différemment ce que les lieux, le site, le passé, les autres cultures nous livrent d’idées, de processus, de formes… En ce sens, bâtir un édifice ou un quartier, ce n’est pas chercher a priori la prouesse technique ou plastique, c’est avant tout faire en sorte que cet édifice ou ce quartier servent les hommes pour lesquels ils sont destinés (sans pour autant s’autoriser la laideur !). 158 Du convivialisme comme volonté et comme espérance « Habiter, imaginons l’évidence », c’est aussi affirmer que la question de l’urbanisme rencontre fondamentalement celle de « l’habiter4 » au sens géographique du terme, qui désigne la relation que les hommes et les groupes sociaux nouent avec telle ou telle portion de leurs territoires, dans un cadre qui respecte les hommes et leur environnement. C’est reconnaître, en démocratie, l’importance de prendre en considération leurs expériences concrètes, celles de « l’invention du quotidien » dont parlaient déjà, dans les années 1970, Michel de Certeau [de Certeau et al., 1980], mais aussi Paul-Henry Chombard de Lauwe et Henri Lefebvre, sociologues et philosophes de l’urbain pour lesquels l’usage d’un espace ne se limite pas à ses fonctionnalités : habiter n’est pas se loger. La maîtrise d’usage est donc l’art pour les habitants d’exprimer ces rapports multiples, subtils et complexes qu’ils vivent, souhaitent connaître et faire partager ; elle renvoie à leur capacité de réflexion individuelle et collective sur la notion d’« espace vécu5 ». En ce sens, un urbanisme de l’habiter ne peut s’envisager : – ni en termes de planification urbaine, modèle des années 1960, où les pouvoirs publics et les maîtres d’œuvre affirmaient apprendre aux habitants à habiter ; – ni sous la forme d’une simple exhortation rhétorique appelant à « la participation des habitants », par bonne conscience et/ou par démagogie. Fondée sur l’égalité citoyenne et le respect de la dignité de tout être humain, la maîtrise d’usage vise à concevoir autrement le vivre-ensemble. Quatre constats notamment en montrent le bien-fondé : – d’un côté, la notion de maîtrise d’usage nous rend réceptifs et attentifs, en tant qu’êtres humains, à nos « arts de faire6 » spatiaux, à nos façons d’habiter et de cohabiter ; 4. Pour une réflexion sur le sens de cette notion de plus en plus couramment utilisée par les géographes depuis une décennie, se reporter notamment à Michel Lussault, L’Avènement du monde. Essai sur l’habitation humaine de la Terre [2013] et Jean-Marc Besse, Habiter [2013]. 5. Concept introduit en sciences humaines et sociales plus particulièrement par Armand Frémont dans les années 1970 ; se reporter à son ouvrage La Région, espace vécu [Frémont, 1976]. 6. Expression empruntée au titre du tome 1 de l’ouvrage cité de Michel de Certeau, L’Invention du quotidien. Vers une ville convivialiste. Introduction de la maîtrise d’usage 159 – de l’autre, elle repose sur l’idée que le monde de la technique, en architecture ou en aménagement, n’est pas externe au monde social, bien au contraire ! Sa reconnaissance permet ainsi de limiter les dérives technocratiques si propices aux élucubrations technologiques imposées sans souci de leurs effets concrets au quotidien sur le monde, la nature et les hommes ; – enfin, elle pose la question des catégories des personnes physiquement présentes dans les réunions de discussion d’un projet d’urbanisme : comment faire émerger l’expérience et la parole de tous les habitants ? Comment rendre chacun visible et estimable aux yeux de tous ? Comment les citoyens les plus pauvres, et souvent exclus, peuvent-ils contribuer aux débats publics sur l’urbanisme local sans être enfermés ni dans les projets exclusivement liés à leur quartier, ni dans l’alternative de « se taire » ou « d’être parlés » par d’autres qu’eux-mêmes [Carrel, 2013] ? Autant de questions difficiles qu’indispensables à affronter ; – en outre, la participation active, sans discrimination, des citoyensmaîtres d’usage, à l’élaboration de projets collectifs, leur offre la possibilité effective de rendre à l’« esprit de la démocratie » tout ce qu’elle a contribué déjà à leur donner, sans que chacun en ait toujours une claire conscience. Dans la période de doute important et de crise de sens que traverse la société, l’instauration d’une maîtrise d’usage doit ainsi permettre de ne pas se laisser entraîner par les slogans vantant les replis individualistes et/ou communautaristes. En incitant les habitants à être au cœur de l’action collective de recomposition de leurs territoires afin de requalifier ces lieux en conformité avec les exigences de leur vie quotidienne, cette fonction traduit concrètement le postulat socioanthropologique majeur que Marcel Mauss a mis en lumière en 1924 dans l’Essai sur le don : ce qui fait tenir ensemble une société repose sur l’échange et la relation. Traduisons simplement : en humanité, la coexistence précède l’existence. Dans le champ de l’urbanisme, ce qui fait ville et y fait vivre ensemble aujourd’hui et demain, c’est la relation de coconstruction d’un projet qui en précède la réalisation. Dans une démocratie vivante, « l’habiter », c’est-à-dire la « vraie vie » des hommes au quotidien, ne peut pas être édictée à partir des « cabinets » des experts et des élus, mais dans des salles publiques où toutes les catégories citoyennes qui ont envie de venir s’y rencontrer, prennent plaisir à se réunir pour 160 Du convivialisme comme volonté et comme espérance confronter leurs idées et parvenir ensemble à trouver des solutions acceptables, voire désirables, pour tous. C’est pourquoi, une démocratie urbaine réelle passe par la création et la reconnaissance d’une « maîtrise d’usage » en dialogue à parité tout au long des projets avec les deux autres maîtrises déjà instituées, celles d’œuvre et d’ouvrage, aucune ne cherchant à prendre la place de l’autre ! Reconnaître son bien-fondé dans un projet d’urbanisme, au même titre que celui de la participation des habitants dans une collectivité territoriale, s’apparente au pari de confiance constitutif du socle de nos démocraties modernes occidentales et constitue une « avancée citoyenne » vis-à-vis du système politique représentatif français, quelque peu en panne aujourd’hui. De quelques illusions liées à l’exercice de la maîtrise d’usage : quand « faire partie » n’est pas « prendre part »… Si ces divers éléments justifient la légitimité d’une maîtrise d’usage dans l’élaboration d’un projet (non pas dans une seule séance d’information finale mais bien tout au long des phases d’élaboration d’un projet d’urbanisme, et cela, dès les premières ébauches mises en discussion), cette reconnaissance seule n’est pas suffisante, car il est illusoire de croire que les habitants sont spontanément capables de compréhension, de réaction critique et d’invention. En effet, « faire partie » n’est pas nécessairement « prendre part », ce qui signifie « participer » mais aussi « contribuer », c’està-dire laisser une trace [Zask, 2011]. Deux implications qui ne vont pas de soi. Oser dire : « je » sur une scène publique, ce n’est pas seulement gérer des problèmes d’ego sur- ou sous-dimensionné. C’est engager sa parole et ne pas se réfugier derrière la « langue de bois » de l’abstraction. C’est devoir aussi « partir du je » pour « aller au nous ». Exercice difficile qui oblige à penser les différents niveaux d’échelle, du plus proche au plus lointain, du particulier au général, en constatant que « le souhaitable » de l’un n’est pas nécessairement celui de l’autre. Le fait de résider sur un territoire, d’en faire partie, ne garantit pas d’être partie prenante d’une construction commune, rarement unanime. Vers une ville convivialiste. Introduction de la maîtrise d’usage 161 Si on se bornait à reconnaître son importance de principe, la maîtrise d’usage présenterait, en effet, une faiblesse majeure, comparable à celle rencontrée par la participation des habitants dans le cadre de la Politique de la Ville. On accorde à ces derniers la possibilité de donner leurs avis et même d’être force de propositions – voire on les exhorte vivement à le faire – sans leur en donner les moyens réels, sans mettre au préalable à leur disposition les éléments de base concrets pour qu’ils puissent positivement le faire. La situation « boiteuse » et ambiguë dans laquelle sont placés les habitants de multiples communes en France repose sur une illusion qui en élimine très vite un grand nombre et projette sur ceux qui en acceptent le défi ou l’enjeu, une représentation très souvent négative de la part des membres des deux autres maîtrises. L’illusion réside dans la croyance en la capacité des habitants à être « spontanément » compétents et à pouvoir réagir instantanément et dans une durée de temps limitée à la présentation d’un projet d’urbanisme dont ils ignorent tout, alors que les maîtres d’œuvre et d’ouvrage, eux, l’ont travaillé et y ont réfléchi, séparément ou en commun, depuis des mois ! Ainsi, que d’habitants concernés par un projet d’urbanisme sont, de fait, placés dans la position difficile d’avoir à répondre à des injonctions contradictoires ! Il faudrait qu’après un commentaire construit et savamment étayé sur un « PowerPoint » de plusieurs dizaines de slides, les habitants, qui viennent tout juste de prendre connaissance du sujet, soient en mesure de réagir immédiatement et de façon constructive aux propositions. Cette position, impossible à tenir, leur est imposée par la croyance naïve en la naturalité de la connaissance et de la compréhension, à moins que ce ne soit par l’hypocrisie de ceux qui mettent en scène ce jeu de rôles. Or cette situation a des effets désastreux tant sur les maîtres d’œuvre et d’ouvrage que sur les habitants. Le plus souvent, les avis de ces derniers restent très ponctuels, voire anecdotiques car particuliers ; le « prendre part » se limite à un chacun pour soi, alors qu’il en suppose la sortie même en partant des faits ordinaires. Parfois aussi, ne s’expriment que des avis d’opposition systématique, sans nuance, traduisant la défense d’intérêts communautaristes ou idéologiques. Quant aux maîtres d’œuvre et d’ouvrage, certains ont alors toute latitude pour considérer les habitants de façon globale comme individualistes et incompétents ; d’autres peuvent aussi les 162 Du convivialisme comme volonté et comme espérance craindre. Ainsi, certaines réunions publiques ressemblent davantage à des arènes, où l’on se rend pour régler ses comptes hors les urnes ou pour mieux imposer son pouvoir et son autorité, qu’à des espaces de délibération effective. L’ambiance de confiance nécessaire à un échange d’idées constructif fait place à un climat de défiance/ méfiance, voire d’incompréhension généralisée. Pour éviter ce genre de caricature de participation qui reste encore récurrent en France, des actions menées par des architectes organisateurs et facilitateurs de dialogues sont mises en pratique sous l’égide de quelques municipalités qui se sont engagées dans cette voie. Des dispositifs de rencontres/discussions entre urbanistes, architectes, élus, habitants existent, notamment sous la forme de réunions d’usagers dans le cadre d’ateliers de travail ou de commissions au sein de conseils de quartier. Beaucoup d’entre eux ont été initiés dans d’autres pays européens ou nord-américains, de tradition moins dirigiste que celle de la France. Partout, ils exigent du temps, de l’énergie, et certains moyens financiers aussi. Dans l’Hexagone, ils demeurent aléatoires, soumis au bon vouloir des municipalités et des maîtres d’œuvre qui décident de leurs modalités et de leur calendrier, mais qui ne peuvent cependant plus ignorer les pressions exercées par les habitants vis-à-vis des projets urbains annoncés. Les méthodes suivies et parfois préconisées varient et constituent des champs de recherche et d’invention toujours ouverts7 : – établissement de guides de « bonnes pratiques », comme à Nantes ou à Lille. Mais sont-elles réalisables partout ? – mise en place d’une « assistance à la maîtrise d’usage » comme celle initiée par Jean-Marie Hennin à Paris dans le 13e arrondissement. L’assistant est un architecte rémunéré par la municipalité, médiateur entre les besoins et désirs des habitants et le maître d’œuvre, voire les élus. Sa présence pose directement la question de la marge d’autonomie des habitants/citoyens pour exprimer leurs propres attentes face aux maîtrises d’œuvre et d’ouvrage. – création de « résidences d’architectes » : elles les sensibilisent à la nécessaire prise en considération des avis d’habitants dans un projet urbain et les incitent à inventer des motifs et des formes de rencontres avec ceux-ci selon les contextes sociaux et environnementaux. Ces 7. Paul Ariès [2013] en recense et en présente quelques-unes. Vers une ville convivialiste. Introduction de la maîtrise d’usage 163 initiatives sont par exemple le fait de l’association des « Robins des Villes » à rayonnement national ou de la Maison de l’Architecture de Basse-Normandie à Caen. Toutes ces démarches sont intéressantes et attestent de la prise en considération de l’importance du problème : la maîtrise d’usage, comme la citoyenneté et la participation des habitants ne peuvent être simplement décrétées. L’idée d’une nécessaire formation à la maîtrise d’usage constitue donc un nouvel axe à explorer et à construire. De la nécessité d’une formation à la maîtrise d’usage : chaînon manquant pour une coconstruction d’un projet urbain En effet, la mise en place d’une maîtrise d’usage exige la mise en œuvre simultanée d’une formation des habitants-citoyens comme c’est le cas dans le cadre des conférences de citoyens/consensus. Car on ne naît pas citoyen, on le devient ! L’instauration d’une telle formation est un saut indispensable à franchir pour passer des simulacres de démocratie participative à une démocratie effective. Afin d’éliminer toute ambiguïté, précisons que la formation à instituer est très différente de toutes celles qui existent dans l’ensemble des domaines qui concernent l’urbanisme, l’architecture et les aménagements urbains, même si elle n’en ignore pas certains contenus. Elle doit en effet se situer non pas dans un registre pédagogique encyclopédique mais dans le champ du regard critique. Indiquons trois apports possibles d’une telle formation. Mieux appréhender nos expériences ordinaires Porter une attention plus grande à nos pratiques quotidiennes nous en révèle progressivement les richesses, et nous amène à rompre avec l’image répandue que tout ce qui est banal et répétitif serait ennuyeux. Ce leitmotiv nous empêche souvent de voir et d’observer l’inépuisable réservoir de sens que contiennent nos relations avec les éléments et les êtres de notre entourage ou de nos itinéraires habituels. Nous devenons aveugles aux formes qui nous entourent, à leur présence et à leurs raisons d’être. 164 Du convivialisme comme volonté et comme espérance Tout ce « peuple de formes » [Médam, 1988] qui anime nos pratiques mérite d’être pris en considération ; c’est par lui que nous sommes capables de métamorphoser un espace fonctionnel, obéissant à des règles, des normes et des techniques, en un territoire que nous nous approprions, en créant un lieu qui nous habite et que nous « habitons ». Ce sont ces gestes du quotidien, qui participent de la qualité du vivre ensemble mais restent inconnus comme s’ils étaient insignifiants, que nous devons apprendre à valoriser. Il faut donc apprendre à les voir et à les parler pour qu’ils soient écoutés et entendus par les maîtrises d’œuvre et d’ouvrage. Il ne s’agit ni d’hyperboliser ni d’hypostasier ces pratiques, comme pourraient le faire des discours populistes démagogiques. Les habitants n’ont pas toujours nécessairement raison et leurs seuls points de vue restent limités et insuffisants en tant qu’êtres humains. Le small n’est pas toujours beautiful ! L’approche et la connaissance de ces pratiques, si indispensables soient-elles, doivent donc être confrontées à d’autres niveaux de territorialité et de temporalité, à d’autres formes d’intelligence et de compétence, notamment à celles des professionnels de l’aménagement urbain8. Accroître et approfondir nos capacités de réflexion mais aussi d’autonomie et de créativité individuelles et collectives Au-delà d’un certain nombre d’apports de connaissances dans le domaine de l’aménagement urbain, la formation à la maîtrise d’usage a aussi une visée existentielle et citoyenne. D’une part, elle cherche à élargir le cercle des habitants intéressés par le fait urbain dans toutes ses dimensions, et notamment ses compositions morphologiques et esthétiques, ses agencements fonctionnels et paysagers, ses rythmes et mobilités, ses potentialités relationnelles, etc. Or nombre d’habitants n’osent pas donner leur avis, proposer des solutions, exprimer des rêves. La formation 8. Dans le cadre d’une maîtrise d’usage, l’attention portée au pluralisme des points de vue des deux autres maîtrises et le souci de comparatisme amenant à rechercher des expériences ouvertes sur l’ailleurs sont d’autant plus indispensables à avoir que, très souvent, dans le champ de l’urbanisme, le moteur de l’action collective part de ces préoccupations individuelles à l’échelle du microterritoire. Il convient donc de confronter ces perspectives très locales dans la mesure où elles ne sont nullement la garantie du réalisable le plus souhaitable. Vers une ville convivialiste. Introduction de la maîtrise d’usage 165 envisagée doit faciliter une démarche d’inscription dans une culture du politique pour un plus grand nombre, notamment pour tous ceux qui jusque-là, pour différentes raisons, en restent à l’écart. D’autre part, elle doit encourager et accompagner, dans leur démarche et questionnement, les gens désireux d’exercer leur responsabilité de citoyen grâce à l’exercice d’une capacité de jugement appuyée sur des savoirs, des pratiques mais aussi sur des discussions et des réflexions collectives, dans la mise à distance des faits et des préjugés. Il faut que les observations, les analyses et leurs résultats circulent non pas pour être pris comme « paroles d’évangile », mais pour être entendus, débattus et réappropriés de façon autonome. En effet, la connaissance critique libère de multiples formes de domination en déplaçant le regard et en faisant bouger les critères de valeur sans que quiconque puisse prétendre au monopole du savoir. C’est pourquoi « reconnaître le sens critique des acteurs, reconnaître qu’ils produisent et disposent de savoirs, et refuser de les constituer en objets aveugles ou sans cesse abusés9 » est une nécessité politique, mais qui exige un préalable : reconnaître, pour qu’elle puisse devenir effective, que cette capacité des acteurs n’est pas un donné mais un acquis, un construit culturel, et que la mise en place d’une formation peut seulement en faciliter (voire permettre parfois) l’expression. Ainsi, dans le domaine complexe de l’urbanisme, une formation à la maîtrise d’usage doit nous aider à être reconnus comme des citoyens capables : – de nous approprier nos territoires d’existence, quel qu’en soit le niveau d’échelle (immeuble ou habitat individuel, quartier, ville, agglomération, métropole mais aussi bassin de vie lié aux mobilités quotidiennes) ; – d’envisager la place des unités urbaines et des intercommunalités par rapport aux territorialités métropolitaines dans le cadre d’une réflexion en termes d’interterritorialité, c’est-à-dire d’interdépendance des différents niveaux administratifs entre eux et non dans le cadre du repli sur soi de féodalités communales se méfiant toujours des autres et cherchant à tirer le maximum de profit personnel du niveau de regroupement supérieur ; 9. Voir le Manifeste La connaissance libère [2013, p. 53]. 166 Du convivialisme comme volonté et comme espérance – de porter nous-mêmes publiquement notre propre parole en participant à la construction de projets et en suivant leurs phases de réalisation ; – de dépasser nos passions, les règlements de compte simplistes, les refus systématiques ou les adhésions serviles. Être associé à un projet politique démocratique local, réel et concret La maîtrise d’usage ne peut être réduite à une méthodologie servant de boîte à outils. Sa reconnaissance la constitue en tant qu’expression d’un projet politique démocratique qui voit en elle une instance, parmi d’autres, de création, d’invention et d’expérimentation de la vie sociopolitique. La formation à la maîtrise d’usage doit favoriser, entre les habitants venus d’horizons divers, la prise de conscience de la pluralité de leurs aspirations et de leurs pratiques, et, simultanément, celle de leur nécessaire coexistence, sans ségrégation ni exclusion, au sein de territoires et de quartiers communs. Il s’agit de poser non seulement les questions de l’habitation et de la nature, de l’homme et de la nature, mais aussi celles des relations des hommes entre eux, en tant qu’êtres humains qui sont à même de vivre ensemble – en sachant que, comme le souligne Hannah Arendt : « Vivre, ce n’est pas survivre, ce n’est pas occuper cet intervalle qui va de la naissance à la mort, c’est vivre parmi les hommes. » Au total, concevoir une formation à la maîtrise d’usage dans une perspective convivialiste : C’est la penser et la construire comme un accompagnement de chacun d’entre nous pour nous permettre de mieux appréhender les textures de la ville présente et ne pas craindre celles du futur. À l’opposé de la cité utopique pensée comme parfaite, la ville réelle, celle où s’entrecroisent nos existences, est fondamentalement en constant inachèvement ; elle est à composer et à recomposer sans cesse. Cette formation doit donc contribuer à nous donner la capacité de penser et de proposer des projets qui envisagent ces transformations constantes de la ville par elle-même. Mieux « faire ville ensemble » nous contraint donc à envisager les complexités urbaines qui associent les enjeux des destructions et ceux des (re) constructions. Vers une ville convivialiste. Introduction de la maîtrise d’usage 167 C’est faciliter l’instauration d’une reconnaissance réciproque (en termes notamment d’autonomie et de respect) entre les trois maîtrises d’œuvre, d’ouvrage et d’usage, et, au-delà, celle d’un dialogue démocratique (qui n’exclut pas les conflits nécessaires) dans un objectif commun : recomposer les territoires urbains pour qu’ils ne soient pas seulement des « lieux bâtis voire construits » mais aussi des « lieux habités » quels que soient leurs statuts (espaces privés/collectifs/publics…), leur échelle (immeuble ou maison individuelle, quartier, ville, métropole…), leurs fonctions, et donc susceptibles d’être appropriés par les diverses populations qui les fréquentent parce que ces lieux répondent à des aspirations collectivement construites, expliquées et discutées. C’est savoir qu’elle ne résoudra pas toutes les faiblesses démocratiques ; elle ne supprimera pas de façon systématique tous les décalages entre les éléments du réel et les perceptions/ représentations que chacun a et véhicule, tous les a priori et les imaginaires des acteurs de l’aménagement urbain (maître d’œuvre, maître d’ouvrage, élus, habitants…) qui, trop souvent faute de relations construites entre eux sur la confiance, caricaturent les perceptions et représentations, figent les positions et bloquent les initiatives. C’est donc ouvrir la voie sur des coformations destinées aux membres des trois maîtrises réunies, indispensables à créer, centrées sur l’écoute et la clarté de la parole échangée. C’est, en outre, montrer qu’à travers toute conception urbanistique se jouent et se rejouent trois questions étroitement mêlées : celle de la démocratie, celle de la liberté individuelle et celle de la liberté politique ; questions qui ont été posées à maintes reprises depuis le tournant du xixe-xxe siècle et énoncées comme celle du bonheur, ayant reçu des réponses différentes : les citésjardins d’Howard et les unités d’habitation de Le Corbusier avaient en commun de devoir répondre à cette interrogation qui demeure, toujours et encore. Aujourd’hui, le contexte idéologique et politique, les cadres économiques, les données environnementales ont changé. Maîtrises d’œuvre et d’ouvrage ont montré leurs limites quand ils ont voulu faire le bonheur des hommes sans eux ! Une formation à la maîtrise d’usage ne doit pas masquer ces enjeux auxquels seule, la collaboration des trois maîtrises, devenue une nécessité citoyenne, peut espérer faire face. 168 Du convivialisme comme volonté et comme espérance Références bibliographiques Ariès Paul, 2013, Nos rêves ne tiennent pas dans les urnes. Éloge de la démocratie participative, Max Milo éd., Paris. Bacqué Marie-Hélène, Biewener Carole, 2013, L’Empowerment, une pratique émancipatrice, La Découverte, Paris. Bacqué Marie-Hélène, Mechmache Mohamed, 2013, Pour une réforme radicale de la politique de la Ville ; ça ne se fera plus sans nous. Citoyenneté et pouvoir d’agir dans les quartiers populaires, rapport remis à François Lamy, ministre délégué chargé de la Ville, juillet. Besse Jean-Marc, 2013, Habiter, Flammarion, Paris. Carrel Marion, 2013, Faire participer les habitants ? Citoyenneté et pouvoir d’agir dans les quartiers populaires, ENS-éditions, Paris. Certeau Michel de, Giard L., Mayol P., 1980, L’Invention du quotidien, t. 1 et 2, UGE, « 10/18 », Paris. Fixot Anne-Marie, 1999, « L’exhortation démocratique de la politique de la Ville », Revue du MAUSS semestrielle, « Villes bonnes à vivre, villes invivables », n° 14, second semestre, p. 244-259. Frémont Armand, 1976 La Région, espace vécu, PUF, Paris (rééd. ChampsFlammarion, Paris, 1999). Lussault Michel, 2013, L’Avènement du monde. Essai sur l’habitation humaine de la Terre, Seuil, « La couleur des idées », Paris. Manifeste La connaissance libère, 2013, éd. Le Croquant/La Dispute, Paris. Médam Alain, 1988, Le Tourment des formes, Méridiens, Paris. Siza Alvaro, 2012, Imaginer l’évidence, Parenthèses, Marseille. Zask Joëlle, 2011, Participer. Essai sur les formes démocratiques de la participation, Le Bord de l’eau, Lormont. Technique et agency1 Andrew Feenberg Agency politique Les citoyens ont des droits, par exemple, le droit de dire ce qu’ils pensent. Cependant, cela ne recouvre pas toute la notion de citoyenneté. Nous ne les considérerons pas citoyens à part entière si ce qu’ils disent ne compte pas. Pour que cela compte, il leur faut ce qu’on appelle en anglais l’agency politique. Il n’y a pas d’équivalent de ce terme en français. Nous nous sommes heurtés à ce problème lors de la traduction de mon livre (Re) penser la technique. Nous avons décidé de traduire le mot agency par l’expression « capacité d’agir ». La capacité d’agir implique trois conditions : le savoir, le pouvoir et l’opportunité. Nous ne parlons pas de capacité d’agir si le sujet ne peut ni prendre ses propres décisions ni contrôler les circonstances. En outre, la capacité d’agir n’existe pas si le consensus est total, comme c’est le cas de pratiques culturelles admises. La capacité d’agir est uniquement pertinente dans les domaines où l’action est personnelle et accomplie en connaissance de cause et où elle est appropriée. La politique en est le meilleur exemple et, dans ce domaine, on appelle capacité d’agir la citoyenneté. La capacité d’agir citoyenne est un droit légitime qui implique le pouvoir d’influencer les événements politiques. 1. Conférence pour « InSite Workshop on Mobilizing Civil Society to Construct a Sustainable Society », Venise, 2012. Traduite par Anne-Marie Feenberg-Dibon. 170 Du convivialisme comme volonté et comme espérance L’ambition technocrate Ceci mène à la question spécifique que je voudrais aborder : Y a-t-il quelque chose que l’on pourrait appeler la capacité d’agir technique ? La technologie donne forme à la vie quotidienne. En un sens, elle est comme les lois qui, elles aussi, encadrent notre existence. Il est donc logique de se demander si nous devrions avoir la capacité d’agir dans le domaine technologique. La réponse technocratique à cette question dit que cette capacité d’agir est impossible dans les domaines où il y a des disciplines technologiques spécialisées comme l’ingénierie. Même si l’intervention était possible, il manquerait à la capacité d’agir les connaissances requises. Non seulement la technocratie exclut les citoyens de la sphère technologique, mais elle étend cette exclusion à la politique sous prétexte que les controverses politiques se résolvent plus facilement si on les traite comme des problèmes techniques. La technocratie est une idéologie qui prétend que les décisions politiques peuvent et doivent être prises par les experts techniques sans la participation de citoyens ordinaires. Il est vrai que souvent la technique, parce qu’elle fait l’objet d’un large consensus, ne prête pas à controverse, mais étendre cette notion à la vie sociale en tant que telle fait problème. D’où provient donc cette extraordinaire extrapolation ? Le développement de vastes systèmes technologiques à la fin du xixe et au début du xxe siècle semble avoir rendu vraisemblables de telles idées. À cette époque, les chemins de fer et les réseaux d’électricité se sont répandus dans toute la société et ont transformé la vie quotidienne. Ces systèmes sont hiérarchiques, dirigés par les élites techniques et les bureaucrates. Le public acceptait tout simplement ces systèmes et les utilisait sans se poser de questions sur leur nature ou leurs limites. Il ne s’attendait pas à avoir la capacité d’agir dans les chemins de fer et les systèmes électriques. Par extension, selon les technocrates, il ne doit donc pas y avoir de capacité d’agir politiquement dans ce domaine parce que les savants techniciens seraient bien plus capables que les citoyens de prendre les meilleures décisions. Quoiqu’on pense de cette prétention ambitieuse, lorsque le public Technique et agency 171 tente d’intervenir dans les affaires purement techniques, l’argument technocratique paraît particulièrement convaincant. Sur quoi repose cette conviction ? En général, nous considérons les questions techniques comme étant similaires aux questions mathématiques ou scientifiques. Du point de vue philosophique, la question relève de la nature de la rationalité. La plupart des théoriciens politiques pensent que même si les gens ne sont pas d’accord sur les valeurs, ils peuvent l’être sur les faits. Ils pensent qu’un processus rationnel permet de s’entendre sur une même description de controverses, mais que, par contre, les décisions à prendre reposent sur des convictions personnelles. Ces convictions ne sont pas nécessairement irrationnelles car il y a toujours de bons arguments, mais il est certain que, souvent des individus rationnels finissent par ne pas être d’accord. Voilà pourquoi la vortcitoyenneté est si importante : comme aucune procédure rationnelle ne peut éliminer les désaccords, nous devons avoir droit à nos convictions, indépendamment de ce que pensent les autres, même s’ils sont plus nombreux que nous. Cette défense de l’idée de citoyenneté signifie qu’il existe au moins deux types de rationalité : la rationalité scientifique et technique qui fait l’unanimité, et ce qu’on appelle la rationalité normative, qui, elle, ne le fait pas. L’idéologie technocratique fonctionne dans cette structure. Si on pouvait réduire les problèmes considérés comme politiques à des désaccords sur les faits, la citoyenneté ne serait pas nécessaire. Dans le cas de ceux qui refusent d’accepter les solutions techniques correctes, on ne dira pas qu’ils manifestent leur capacité d’agir ; ils sont tout simplement irrationnels et il faut les ignorer. La théorie technocratique est en partie au moins correcte. Personne n’aimerait que les décisions scientifiques et techniques soient prises par référendum. Même si on ne sait pas si les questions politiques doivent être oui ou non décidées par les experts techniques, ceux-ci sont certainement très qualifiés pour construire nos ponts. Mais il y a d’autres façons de voir la capacité d’agir politique et même d’étendre la capacité d’agir à la sphère technique elle-même. Ce sera mon propos dans ce qui va suivre. 172 Du convivialisme comme volonté et comme espérance L’épistémologie citoyenne La vraie question est de savoir si les utilisateurs et les victimes de la technologie ont des connaissances valables dont ne disposent pas les experts techniques. Autrement dit, les experts techniques sont-ils omniscients ? Cette formulation révèle ce qui rend la technocratie problématique. Les disciplines techniques ont évidemment des lacunes, comme dans tous les savoirs. Il y a des intérêts en jeu, des traditions et, bien sûr, des erreurs. D’autre part, les spécialisations ne correspondent pas toujours à la réalité concrète. Dans le monde réel, tout est mélangé et lié mais, dans le cadre des spécialisations, on tend à isoler et à séparer une coupe transversale de la réalité pour la soumettre au traitement technique. Cela peut mener à des problèmes qu’on n’a pas anticipés. Par exemple, un mécanisme brillamment conçu est peut-être moins brillant si on considère les conséquences médicales pour ceux qui s’en servent. Si son utilisation mène à des complications médicales, il faut faire appel à une autre spécialisation pour affronter les aspects non techniques du système concret formé par le mécanisme et la physiologie des travailleurs qui l’utilisent. Qui sera le premier à reconnaître les limites de la conception utile mais étroite de la réalité de l’ingénieur ? La réponse est évidente. Le savoir peut provenir d’une autre source. Je l’appelle le savoir d’en-bas. Il est fondé sur l’expérience et résulte souvent des effets nocifs de la technologie qu’on a ignorés, ou de leurs potentialités inexplorées que les technologues eux-mêmes n’ont pas identifiées mais que les utilisateurs peuvent imaginer ou même réaliser. Les meilleurs exemples de ces deux catégories sont la pollution industrielle, qui cause des problèmes médicaux, et l’Internet transformé par les utilisateurs. Dans ces cas-là, il se peut qu’en fin de compte tout le monde se mette d’accord sur les faits et que les solutions techniques fassent également l’unanimité. Le mot clé ici est « en fin de compte ». Combien de temps faut-il pour arriver à un consensus rationnel ? Dans certains cas, les grandes entreprises, les pouvoirs publics et même les scientifiques refusent de reconnaître les problèmes pendant des années ou même des décennies. David Hess décrit ce qu’il appelle object conflicts, qui surviennent à propos du design des technologies en question. Ces conflits peuvent durer très longtemps lorsque les grandes entreprises, au départ, Technique et agency 173 méconnaissent les leçons de l’expérience avant de tenter de les intégrer. Lors de ce long interrègne, on conteste les faits, et les conflits ressemblent beaucoup à des disputes politiques. Dans ce contexte, la rationalité consiste à fournir des arguments pour défendre son point de vue et à tolérer les différences d’opinion. C’est exactement ce que nous attendons des citoyens. Ces réflexions sur le savoir technique suggèrent qu’il pourrait y avoir un genre de citoyenneté dans le domaine technologique. En effet, les gens ordinaires ont commencé à se tailler un rôle dans les matières techniques. Revoyons les conditions de la capacité d’agir : le savoir, le pouvoir et l’opportunité. J’ai déjà suggéré que les gens ordinaires ont un savoir utile fondé sur l’occasion appropriée, mais qu’en est-il du pouvoir d’effectuer des changements ? Dans les années 1960, les mouvements réclamant la participation sociale défièrent les technocrates. La nouvelle gauche aux États-Unis demanda la démocratie participative, c’est-à-dire la consultation générale au lieu d’une bureaucratie hiérarchique. En France, en 1968, un mouvement beaucoup plus fort que celui de la gauche américaine réclamait l’autogestion dans les institutions économiques et politiques de la société. Ces mouvements pour la participation furent relayés, dans les années 1970 et 1980, par des mouvements qui se concentraient davantage sur l’environnement et la médecine. Les écologistes réclamèrent des technologies alternatives et la réglementation de technologies en vigueur ; ils obtinrent de grands succès. Ils ont prouvé que la participation publique n’est ni impuissante ni incompétente. Les mouvements dans le domaine médical ont aussi changé les pratiques de façon significative, comme dans le cas de l’accouchement et de l’expérimentation médicale sur les malades du sida. Plus tard, Internet donna l’exemple d’un potentiel technique invisible aux experts mais connu des utilisateurs, qui l’ont réalisé par l’innovation et le hacking. Les utilisateurs ont introduit la communication humaine dans le réseau, ce qui n’avait pas été envisagé par ses créateurs. Dans tous ces cas, on voit comment l’élargissement de la sphère publique incorpore des questions techniques qui n’étaient pas discutables auparavant. Avec l’élargissement de la sphère publique sont apparues de nouvelles formes de la capacité d’agir. Ces mouvements permettent d’expliquer le déclin de l’autorité de l’expert depuis les années 1960. Mais il y a aussi d’autres raisons. 174 Du convivialisme comme volonté et comme espérance Plusieurs bouleversements ont mis à mal les prétentions exagérées de l’idéologie technocratique. La guerre au Viêt-Nam avait été présentée au public comme un problème technique. Ce fut un désastre. L’accident du Challenger, vu par tous les écoliers aux États-Unis et beaucoup d’adultes, révéla les limites du pouvoir technique. L’accident de Three Mile Island discrédita les prétentions d’un contrôle rationnel total sur lequel reposait l’idéologie. Les nouveaux mouvements sociaux liés à l’environnement ont acquis de la crédibilité à la suite de ces échecs de la technocratie. Ce faisant, il s’est formé un nouveau paradigme des relations entre les humains et les machines. L’ordinateur a remplacé dans de plus en plus d’esprits l’ancien paradigme de systèmes techniques à grande échelle. À mesure que les amateurs et les hackers faisaient des prodiges sur l’Internet avec leurs innovations, on a pu voir des exemples brillants d’un nouveau genre de micropolitique technique qui ont amélioré les systèmes techniques établis tout en en subvertissant le design original. Ces initiatives ont remis en question beaucoup de vielles idées sur la technique. Mais nous vivons toujours à l’ombre de ce paradigme. Il nous faut maintenant des théories nouvelles pour rendre compte de la capacité d’agir technologique. Dans ce qui suit, je voudrais proposer l’ébauche d’une telle théorie. Théorie critique de la technologie J’appelle mon approche une théorie critique de la technologie ou un constructivisme critique. Mon postulat fondamental est que la technique a un biais inhérent. Cela veut dire que la technique n’est ni universelle ni neutre par rapport aux valeurs. Elle est tout aussi chargée de valeurs que les autres institutions qui encadrent notre vie quotidienne. Le biais de la technique n’est pas la déviation d’une pure forme qui serait, elle, totalement efficace. L’efficacité absolue est impossible dans la mesure où le design est toujours relatif à des exigences spécifiques et contingentes. La signification et l’objectif d’une technologie dépendent ainsi de facteurs non techniques. L’opposition générale entre la société irrationnelle et la technologie rationnelle évoquée par l’idéologie technocratique Technique et agency 175 n’a pas de place dans cette théorie. Le design biaisé qui finit par s’imposer dans toute technologie est le cadre qui détermine ce qui est rationnel et efficace. Une fois que les technologies sont bien établies, leur biais spécifique semble évident et inévitable. Nous ne le voyons plus comme un biais et nous assumons que la technologie existante est ce qu’elle devait être. Ceci produit l’illusion qu’il y aurait une forme objective indépendante de choix d’un groupe social particulier. J’emprunte une explication du biais technologique au constructivisme. Les constructivistes défendent l’idée que le design technologique est sous-déterminé par rapport aux considérations techniques. Cela veut dire qu’il y a un choix dans le design et qu’il ne peut pas être déterminé uniquement en nous référant à ce que nous savons de la technologie. Au contraire, le design est formé par beaucoup d’acteurs et ne repose pas sur la raison pure des technologues. Les objets et les systèmes reflètent des intérêts particuliers, c’est-à-dire les intérêts des acteurs qui ont l’influence la plus grande sur le choix du design, surtout dans les premières phases. Au départ, les acteurs ne sont typiquement pas d’accord sur la signification de la nouvelle technologie. Les constructivistes appellent cela la flexibilité interprétative. Il se peut par exemple que différents groupes sociaux veuillent attribuer d’autres objectifs et intérêts à des dispositifs qui pourtant se ressemblent. L’exemple bien connu dans la littérature constructiviste, développé par Trevor Pinch et Wiebe Bijker, est celui de la bicyclette à ses débuts. Au départ, il y avait deux types de bicyclette en concurrence : une bicyclette rapide avec une grande roue avant et une petite roue arrière, et une bicyclette plus sûre et plus stable avec deux roues de la même taille. Chaque design plaisait à des acteurs différents ; la grande roue avant plaisait aux jeunes gens qui aimaient la course, tandis que le design plus stable plaisait à ceux qui voulaient utiliser la bicyclette comme moyen de transport. La plupart des éléments étaient les mêmes et l’objet ressemblait à une bicyclette dans les deux cas, mais en fait il s’agissait de deux technologies différentes que l’on interprétait différemment selon les différents groupes sociaux. Suivant un processus compliqué de développement technique le modèle plus sûr finit par prévaloir. Son triomphe n’était pas dû à une supériorité absolue mais à des développements historiques contingents. 176 Du convivialisme comme volonté et comme espérance La notion de biais technologique prend en ligne de compte des intérêts. Ces intérêts ne doivent pas être compris de façon essentialiste comme des caractéristiques permanentes d’une classe particulière ou de la nature humaine en tant que telle. C’est plutôt que l’interaction avec la technologie fait ressortir des intérêts qui, autrement, seraient restés implicites ou bien n’auraient eu aucune raison d’exister. Les technologies enrôlent les individus dans des réseaux. Ces réseaux associent les individus dans des rôles divers, par exemple en tant qu’utilisateurs de la technologie ou bien comme travailleurs qui la construisent, ou encore comme les victimes d’effets secondaires inattendus. Le design représente mieux certains intérêts que d’autres. Par exemple, les utilisateurs peuvent être bien servis par une technologie qui pollue. Ils découvrent un intérêt pour l’air propre, ce qui ne leur serait jamais venu à l’esprit s’ils n’avaient pas souffert d’asthme ou d’autres affections respiratoires. Nous voyons, dans ce cas, que ce que j’appelle les intérêts participatifs non seulement décident du choix du design mais émergent aussi à partir de ces choix eux-mêmes. Il y a une autre conséquence qui découle de ce concept d’intérêt participatif. Une fois inscrits dans un réseau, les individus sont motivés pour en rectifier les défauts et obtenir un contrôle potentiel sur son développement. Ce contrôle peut ne pas être formel mais devient le point de départ susceptible de mener à des luttes. Le pouvoir d’individus présents dans un réseau est très différent de celui des individus qui n’en font pas partie. En faire partie leur permet d’en identifier les vulnérabilités et de faire pression. Ils obtiennent ainsi une plateforme pour changer les codes du design qui déterminent la forme du réseau. J’utilise l’expression « code technique » pour indiquer le point d’intersection entre le choix social et la spécification technique. Le code technique traduit l’un dans l’autre. Par exemple, le choix de la bicyclette aux roues de la même taille traduisait une demande sociale pour plus de sûreté en une spécification technique pour les roues de la bicyclette. Pareils codes sont incorporés dans le design ainsi que dans les disciplines techniques. Je distingue deux types de codes, le code d’artefacts particuliers et les codes de domaines techniques entiers. Par exemple, le réfrigérateur est un artefact particulier codé en termes de Technique et agency 177 demandes de familles de milieux sociaux spécifiques. La taille standard d’un réfrigérateur varie avec la taille de la famille et la distance au magasin. Les réfrigérateurs à Paris ont tendance à être beaucoup plus petits que les réfrigérateurs conçus pour les banlieues de Californie. C’est à partir de codes qui appartiennent à un grand nombre de domaines techniques qu’on définit le progrès. Le code qui menait le progrès industriel au xixe siècle exigeait de remplacer la main-d’œuvre qualifiée par des machines. Jusqu’à ce jour, ce code l’emporte dans beaucoup de domaines. Aujourd’hui, le changement climatique inspire de nouvelles normes visant à réduire les émissions de carbone dans beaucoup de domaines. Une fois qu’un code technique est bien établi, les approches alternatives qu’il exclue sont oubliées. Une sorte d’inconscience technologique couvre l’histoire précédente et empêche d’imaginer de futures alternatives. La technologie finit par apparaître comme une nécessité. Aujourd’hui, nous ne pensons pas beaucoup à un futur possible du transport aérien où la vitesse des avions serait de plus en plus grande, mais au moment où le Concorde se développait, c’était un sujet brûlant. Une branche possible du développement du transport aérien est maintenant occultée. C’est cet oubli qui rend plausible l’idéologie technocratique. J’appelle cela l’illusion technique. La citoyenneté technique doit lutter pour vaincre cette illusion, pour réintroduire la contingence dans le domaine technique et faire place à la capacité d’agir. L’intervention démocratique Ceci me mène à poser des questions sur ce que nous entendons par progrès à la lumière de cette théorie de la capacité d’agir technique. Une façon très répandue de penser le progrès est de le considérer en termes de rationalité croissante des sociétés modernes. Ceci s’appelle la rationalisation dans les théories sociologiques provenant de Weber. Weber appelait rationalisation l’accroissement du calcul et du contrôle dans les activités et les institutions. Il n’est pas difficile de comprendre cette conception du progrès. La capacité de calculer est essentielle pour optimiser l’utilisation des ressources et pour apporter de meilleures innovations technologiques. Le contrôle est essentiel pour empêcher le gaspillage, la corruption 178 Du convivialisme comme volonté et comme espérance et le vol. Une entreprise qui sait maîtriser le calcul et le contrôle réussira mieux. On pourrait appeler moderne toute société fondée sur de telles procédures louables. Cependant, Weber pensait qu’un calcul et un contrôle meilleurs nécessitaient impérativement des systèmes bureaucratiques de gestion. Par conséquent, sa théorie de la rationalisation mène à une conclusion pessimiste. Il nous a prévenus que nous allons vers la « cage de fer » de la bureaucratie. Je ne pense pas que cette supposition soit essentielle à une théorie de la rationalisation. Il est certain que le calcul et le contrôle sont importants mais ils ne sont pas exclusivement compatibles avec la seule gestion hiérarchique. La modernité implique beaucoup plus qu’une meilleure efficacité opérationnelle. Ce que nous devons garder de la notion de rationalisation est l’idée que les moyens techniques peuvent être optimisés par le calcul et l’innovation. Cela peut se faire à travers n’importe quel système de contrôle social, y compris le contrôle démocratique ou un autre contrôle collégial, ou bien à travers ce que je voudrais appeler l’intervention démocratique. Aujourd’hui, on peut voir des interventions démocratiques partout où le public s’engage dans des conflits concernant la technologie. La politique électorale, bien sûr, joue un rôle. Mais il y a beaucoup d’autres interventions démocratiques. Par exemple, il y a des controverses dans la sphère publique qui mènent à des audiences, des procès et des boycottages. La participation publique au design se produit surtout dans l’informatique où on consulte souvent les utilisateurs pour produire de nouveaux programmes et améliorer les anciens. Il y a aussi les appropriations créatives, un genre de réinvention qui modifie les appareils développés par les entreprises pour satisfaire à de nouvelles demandes. Le cas le plus impressionnant est Internet. La structure de base avait été établie par l’État mais elle a été remaniée par des utilisateurs qui avaient des compétences techniques. Leurs innovations, et surtout les applications de communication, ont été très largement adoptées par la communauté des utilisateurs. Le réseau technique forme un monde où ceux qui y sont inscrits vivent leur vie. L’appartenance à pareils mondes technologiques peut produire une sorte d’activisme ponctuel qu’on appelle quelques fois de la micropolitique. C’est une forme spéciale de la capacité d’agir associée à la citoyenneté technologique. Technique et agency 179 La micropolitique se distingue des grandes interventions telles que les élections et les révolutions qui visent le pouvoir de l’État. Souvent, elle ne vise qu’un seul problème et quelques fois ne fonctionne qu’en un seul endroit. Néanmoins, les effets de la micropolitique ne sont pas insignifiants. Il s’agit d’une forme d’activisme spéciale et irremplaçable dans une société technologique. Elle limite l’autonomie des experts et les force à concevoir différemment les mondes qu’ils créent afin qu’ils représentent des intérêts plus divers. Les interventions démocratiques se traduisent en de nouveaux règlements, de nouveaux designs, et mènent quelques fois à l’abandon de certaines technologies. Elles donnent lieu à de nouveaux codes techniques. La politique civilisationnelle Pour conclure, je voudrais parler de la signification plus large de ces considérations sur la citoyenneté technologique. La politique traditionnelle concerne des lois spécifiques, mais la technique façonne tout un mode de vie. Des changements essentiels comme Internet modifient notre civilisation de fond en comble. Désormais, nous avons besoin d’une nouvelle catégorie de politique de civilisation pour parler de ces changements. Si vous aviez demandé aux gens, en 1960 : Qu’est-ce qu’un ordinateur ?, leur réponse aurait probablement été de dire que c’est un appareil qui sert à calculer et à stocker des données. Aujourd’hui, pour répondre à la même question, on dira que l’informatique se définit aussi comme un moyen de communication. Nous savons que l’impact en a été énorme mais le changement est tellement profond qu’il est difficile de se souvenir de ce qui précédait, c’est-à-dire l’objectif originel de l’ordinateur. Lorsque la nature et l’objectif de l’ordinateur semblent tout à fait évidents, c’est que l’histoire compliquée qui les a déterminés est cachée. On a oublié les interventions démocratiques qui l’ont formée et on suppose que l’ordinateur a ces fonctions communicatives parce que c’est un ordinateur. Ceci montre la tautologie dangereuse que crée l’illusion technique. Aujourd’hui, le changement climatique joue le rôle d’instigateur d’un changement de civilisation tout aussi vaste. Dans le meilleur 180 Du convivialisme comme volonté et comme espérance des cas, les adaptations nécessaires réussiront et paraîtront tout aussi évidentes que l’adaptation de l’ordinateur à la communication. Mais il est difficile de voir où nous allons. L’avenir est ambigu. Ou bien nous maintenons le statu quo qui sera accompagné d’un déclin rapide, ou bien nous construisons un nouveau système industriel. Il est évident que le modèle occidental de richesse ne peut être réalisé pour la planète entière tel qu’il a été réalisé dans un petit nombre de pays avancés. Dans les pays pauvres, le système occidental enrichit une petite minorité tout en intensifiant les divisions de classe. Le problème est la notion de richesse, gravée culturellement et technologiquement, que nous exportons avec nos technologies. La modernisation à l’occidentale se répand à travers la planète et sort beaucoup de gens de la pauvreté mais elle entraîne l’accroissement de la criminalité, de la violence politique, et même des guerres civiles plutôt que les conséquences bénéfiques que les théoriciens avaient prévues. Il n’y a pas de réponse facile aux questions soulevées par ces remarques pessimistes. On ne peut imposer une conception de la richesse. Elle doit provenir d’une évolution des volontés et des préférences de tout un peuple. Un nouveau système fondé sur une conception différente de la richesse qui soit partagée plus facilement ne pourra émerger que par la participation citoyenne qui déterminera la direction du progrès. Nous devons espérer que de telles initiatives démocratiques préserveront les réalisations essentielles telles que la liberté de parole, la liberté de mouvement, l’éducation et l’accès aux nécessités de la vie. Mais pour mettre ces biens à la disposition de tous à l’époque d’une crise écologique, il faudra une nouvelle forme de société avancée technologiquement. Les objectifs essentiels doivent être détachés des porteurs technologiques présents et réalisés de façon à être compatibles avec l’environnement et avec le nombre croissant de populations qui exigent d’être admis à la modernité. Il n’y a que les citoyens technologiques qui pourront le faire en identifiant de nouvelles directions dans le progrès. Il est trop tôt pour abandonner tout espoir, comme beaucoup d’intellectuels occidentaux sont tentés de le faire, mais il n’y a pas encore assez d’évidence pour pouvoir dire avec confiance que le futur de la modernité est assuré. Convivialisme et individualisme altruiste Sylvain Pasquier « Le Manifeste convivialiste se propose d’expliciter ce que partagent toutes les initiatives qui sont déjà en train de le bâtir et leur philosophie implicite commune. » La visée ainsi exposée se défend d’imposer une doctrine ou une utopie conçue dans le ciel des idées. La quête de sens de ces initiatives ne peut se satisfaire d’un discours se posant en surplomb de leurs pratiques. Plus généralement, la simple évocation d’un mot en « isme » suscite aujourd’hui le rejet dans l’opinion1. Il ne saurait être question de proclamer une idéologie reposant sur « la prétention au monopole d’un bien prédominant » et tendant à une domination au nom d’un bien posé comme universel [Walzer, 2013, p. 34]. Repérer ce qu’ont en commun des actions indiquant une transformation sociale possible et souhaitable et en construire le discours commun afin de les aider à accoucher du monde autre dont elles seraient grosses nécessite d’interroger les formes de solidarité dans lesquelles elles se manifestent et peuvent converger. Le convivialisme ne peut donc échapper à une discussion sur l’individualisme pour interroger les types de solidarité auxquelles aspirent les personnalités contemporaines et qui se manifestent dans les associations et les différents collectifs aujourd’hui. Une société conviviale ne peut émerger que si elle est mise en œuvre par et pour les personnalités qui y aspirent ; elle ne peut aussi perdurer qu’à favoriser – pour ne pas dire les produire – la réalisation de ces personnalités qui y verront aussi la meilleure 1. Le convialisme pourrait bien souffrir de ce suffixe, comme semble l’attester ses premières réceptions chez un public élargi. 182 Du convivialisme comme volonté et comme espérance façon de vivre-ensemble. Aussi, les propositions du Manifeste ont certainement des affinités fortes avec ces formes qui se laissent reconnaître comme relevant d’un « individualisme altruiste ». Quel individualisme dans les associations aujourd’hui ? Il se noue, dans les associations, un type de lien social particulier. Sa particularité consiste dans une position qui le place en marge des institutions traditionnelles et explique pourquoi ce type de lien peut être recherché, plus ou moins intensément et selon diverses modalités, à différentes époques. Tocqueville avait clairement pointé le lien entre individualisme et association dans la nouvelle société américaine du xixe siècle. Mais le constat du penseur libéral n’est pas contredit par le développement de l’associationnisme au xixe siècle à l’origine d’un mouvement ouvrier s’efforçant de créer une solidarité émancipatrice afin de pallier la fin des protections traditionnelles et répondre à la domination imposée par la société industrielle. Jean-Louis Laville a ainsi cherché à caractériser ce lien en le situant entre les deux chaises d’un principe sociétaire reposant sur l’adhésion volontaire et d’un principe communautaire recherchant un lien comparable par sa force à un attachement organique [Laville, Sainsaulieu, 1997]. Cette singularité du lien associatif entre individus est donc inscrite dans l’histoire de la modernité et une enquête historique remontant plus loin dans le temps nous montrerait certainement qu’un tel type d’affiliation a pu exister antérieurement dans des sociétés où l’individualisme n’était pas une valeur dominante. Les deux dernières décennies ont vu les associations connaître un succès grandissant qui se traduit par différents chiffres. Une certaine stabilisation du nombre des engagements semble toutefois à l’œuvre depuis une dizaine d’années. On peut l’expliquer, d’une part, par la saturation d’un accroissement trouvant nécessairement ses limites et, d’autre part, par le succès de collectifs qui attirent des personnes prêtes à s’engager transitoirement et pour qui les associations pourraient représenter des structures trop formalisées ou institutionnalisées. Ce dernier point est plus sensible dans les engagements des jeunes qui, d’une façon générale, manifestent plus fortement l’ensemble des évolutions du secteur associatif. Ainsi, Convivialisme et individualisme altruiste 183 les raisons à l’origine du déversement des engagements des partis politiques, des syndicats ou des grandes fédérations vers des associations nouvelles, dans les années 1980-1990, jouent aujourd’hui contre elles, au bénéfice de regroupements plus informels et moins pérennes. Cette tendance a été encouragée, malgré eux, par les discours publics et les pratiques influencées par les plus grosses structures en appelant à une professionnalisation des associations. En favorisant un « isomorphisme institutionnel », ils ont accrédité les raisons éloignant certaines personnes des associations. Cette évolution a également pu apparaître comme une nouvelle poussée de l’individualisme. La personnalisation des engagements et leur caractère de plus en plus transitoire, comme l’a relevé notamment Jacques Ion [1997] à travers le passage de la carte timbrée du parti aux post it des diverses affiliations associatives, n’ont fait que se confirmer et s’amplifier depuis. Il apparaît aussi clairement que cette personnalisation est de plus en plus revendiquée. Cela se traduit par la disparition des formes de discours sacrificiel, tenu auparavant par des responsables associatifs qui « donnaient leur vie » à l’association et lui sacrifiaient parfois vie familiale et/ou carrière professionnelle2. Cette dernière posture est d’ailleurs caricaturée sous la figure de présidents grincheux qui, voulant s’accrocher à leur pouvoir, veulent tout faire sans déléguer et cherchent à perpétuer leur légitimité par « les sacrifices passés3 ». Aujourd’hui, la norme serait plutôt de revendiquer la recherche d’une réalisation de soi qui se satisfait dans le plaisir, l’acquisition et la valorisation de certaines compétences et, last but not least, la convivialité. Un rapport de recherche récent sur les « intérêts d’être bénévole » en arrive ainsi à cette conclusion : « La nature du “bénévolat” semble avoir profondément changé en l’espace d’une génération. Du devoir, voire de la mission, sous couvert d’altruisme, on est passé à une forme privilégiée de la réalisation de 2. Le phénomène caractérise l’ensemble des engagements. Céline Béraud [2006] relève chez les jeunes prêtres ce même refus de voir considéré leur propre engagement comme un sacrifice. 3. Il s’agit de l’exemple d’une scène improvisée de théâtre forum organisé par le Conseil de la vie associative de la ville de Caen dans une manifestation qui invitait à la réflexion sur les freins des jeunes à l’engagement bénévole. Plus généralement, le conflit de génération, dans les associations, se manifeste par l’opposition de deux postures militantes. 184 Du convivialisme comme volonté et comme espérance soi avec l’avènement d’un “individualisme relationnel” où la notion de plaisir devient déterminante » [Sue, Peter, 2011, p. 25]. Une enquête plus modeste, menée dans le cadre d’un enseignement de « sociologie des loisirs » et interrogeant le bénévolat en tant que loisir, confirme l’importance du plaisir, de la reconnaissance et de la réalisation de soi dans l’activité bénévole sans que celleci soit exclusive du besoin d’aider les autres, bien au contraire4. Comme dans le rapport suscité, les propos recueillis associent « plaisir et utilité ». Ainsi, la notion d’aide demeure très présente mais la nouveauté est qu’elle est aujourd’hui évoquée comme un besoin, comme un plaisir et comme source de réalisation de soi. La satisfaction qui se dit dans l’évocation du « sentiment d’être utile », source de valorisation et de reconnaissance, se redouble de celle affirmant qu’il est « agréable d’aider ». Ces éléments nous font rejoindre la conclusion tirée à propos de l’analyse de l’une des classes de discours « projet de développement personnel » identifiée par les auteurs du rapport : « C’est un engagement bénévole dont l’utilité est positive pour la société mais tout autant pour l’individu lui-même. La satisfaction personnelle vient en partie du don à l’autre. Altruisme teinté d’individualisme donc, où se côtoient motivations altruistes et motivations plus personnelles » [ibid.]. François de Singly avait déjà mis en avant cette notion d’« individualisme relationnel » et s’est fait le chantre de la thèse selon laquelle celui-ci crée aujourd’hui du lien. Il « peut être ni égoïste ni immoral. Il devient source et soutien d’un lien social dont les propriétés diffèrent du lien moderne pensé par la “sociologie classique” » [de Singly, 2003, p. 175]. Il se réfère aussi à Michael Walzer et à la notion d’« universalisme réitératif » [1992, p. 114133] pour caractériser un lien à la fois personnel et de proximité qui, par l’élargissement des horizons de nos expériences particulières, peut tendre à l’universel. Les « maussiens » ne manqueront pas de voir là une illustration de la tension à l’œuvre dans toute action sociale, ou dans tout don, entre intérêt et désintéressement. Il importe aussi de remarquer que cette intrication, telle que la manifeste aujourd’hui l’engagement associatif, repose sur l’opposition tranchée des acteurs entre l’action intéressée 4. Enquête collective menée par des étudiants de deuxième année de licence du département de sociologie de l’université de Caen-Basse-Normandie. Convivialisme et individualisme altruiste 185 et l’action désintéressée. Ils peuvent ainsi s’avouer déconcertés par l’ambivalence de leurs engagements dont le véritable sens veut reposer sur la gratuité du geste sans renier l’intérêt égoïste dont celui-ci est porteur. Cette tension est plus particulièrement pesante pour les jeunes bénévoles, à qui l’on présente l’activité associative – et qui l’envisagent donc aussi – comme un tremplin vers un emploi [Hély, 2009]. Cette ambivalence ne doit pas être interprétée trop vite comme le reflet de la personnalité individualiste et égoïste de cette tranche d’âge, comme sont tentés de le faire les aînés. Elle est avant tout le fait des invocations à la valorisation et à la professionnalisation de l’activité bénévole portées par la communication des structures « représentatives » du secteur et des pouvoirs publics. Ces revendications pour la reconnaissance, en effet, ne parviennent pas à se dire dans un autre langage que celui de « l’intérêt à » qui occulte le sens de « l’intérêt pour » [Caillé, 2004, p. 275]. L’interprétation donnée par les auteurs du rapport dans les termes d’un « individualisme relationnel » à partir de l’interrogation « des intérêts d’être bénévole » risque de tomber dans le même travers. Si, d’après ce travail, se trouve confirmé le fait que les individus contemporains ont besoin des autres pour leur épanouissement et que l’on découvre à quel point ils en ont aujourd’hui une conscience de plus en plus explicite, l’opposition entre individualisme et altruisme, à l’œuvre dans les modes d’engagement qui posaient le primat du collectif sur l’individu, semble encore présider à l’étude. Le rapport parle d’un « basculement » ou d’une « inversion des motivations », laissant entendre que l’affaire se joue entre les deux pôles d’une opposition éternelle. Or le principe philosophique selon lequel l’autre, la personne individuelle, peut-être visée comme fin tout autant et dans le même temps que la mienne relativise à lui seul cette opposition. En témoignent les réactions laissant supposer que l’action bénévole de laquelle la personne ne retire rien est certainement une action qui, selon elle, n’apporte rien à l’autre. Le thème de la « convivialité », récurrent dans beaucoup d’entretiens, peut, plus subtilement, signifier et valoriser un effacement des positions dans une relation d’aide dont il convient de dépasser l’asymétrie initiale. Une telle logique selon laquelle il n’y a pas de contradiction entre individualisme et altruisme, et qui les voit se conforter l’un l’autre dans les mêmes pratiques, justifie l’expression d’« individualisme altruiste » qui n’apparaît plus, dès lors, comme un oxymore. 186 Du convivialisme comme volonté et comme espérance L’individualisme peut-il être convivial ? L’opposition entre individualisme et altruisme, que les engagements associatifs remettent en cause dans de nouveaux arrangements, renvoie à celle entre individu et société, fondatrice de la modernité et de la conscience qu’elle a développée d’elle-même. La montée de l’individualisme, diagnostiquée de façon récurrente, a donc été interprétée massivement non seulement comme la fin de formes traditionnelles de lien social mais aussi comme contradictoire avec toute forme de solidarité. Pourtant, les auteurs chez qui les critiques courantes de l’individualisme ont le plus puisé y voyaient à la fois une menace et une valeur en soi. Sur ce point, un jeune Marx et un Durkheim, en appelant chacun à des formes de solidarité devant combattre l’individualisme de la société industrielle, n’ont rien à envier à un Tocqueville et à la tradition libérale. La célèbre opposition de Louis Dumont entre holisme et individualisme a encouragé, par sa diffusion, celle entre individu et société chez ceux, notamment, qui ont oublié son caractère idéologique. Mais le changement d’idéologie, et de la domination de l’une sur l’autre, se réalise, en fait, sur fond d’une permanence qui voit la société composer différemment avec chacune d’elles. Les sociétés holistes ne se caractérisent pas tant par l’absence d’individualisme que par sa contention ou son rejet. La réciproque vaut certainement pour les sociétés contemporaines qui, en posant l’individu comme valeur première, mettent la structure sociale à son service. La figure du renonçant, cet individualiste contraint à réaliser son autosuffisance en quittant le monde d’une société holiste, atteste du premier cas5 ; les sectes ne répètent-elles pas aujourd’hui cette figure en l’inversant quand elles coupent avec la société des individus pour soumettre ceux-ci à leur ordre collectif ? Le raisonnement de Dumont rappelle souvent le parallélisme persistant entre individu et société – malgré le basculement d’une idéologie à l’autre : « Chez Platon l’homme particulier est conçu comme une société […] chez les modernes la société, la nation, est conçue comme un individu collectif » [Dumont, 1966, p. 23]. 5. « Le renonçant se suffit à lui-même, il ne se préoccupe que de lui-même. Sa pensée est semblable à celle de l’individu moderne, avec pourtant une différence essentielle : nous vivons dans le monde social, il vit hors de lui » [Dumont, 1983, p. 38]. Convivialisme et individualisme altruiste 187 Si notre situation présente n’est peut-être déjà plus tout à fait celle-là, nous sommes conduits à poursuivre en pointant dans cet esprit que l’individu qui a pour finalité de faire de sa personne une société doit en passer nécessairement par « faire société » avec les autres. L’opposition entre holisme et individualisme et, avec elle, celle des sociologies qui s’en réclament, est ainsi conduite à céder la place à une anthropologie et une sociologie de la relation6. Norbert Élias, quant à lui, a démontré la nécessité de sortir d’une opposition entre individu et société en explicitant comment leur visée respective et apparemment contradictoire ne peut se réaliser qu’à la condition que soit réalisée la visée des deux. Aussi, après lui et son ouvrage, s’est imposé le thème d’une « société des individus » et, avec lui, l’idée selon laquelle toute nouvelle forme de solidarité doit être celle de personnalités fortement individuées. Les formes les plus vertueuses de la socialisation seront ensuite de plus en plus pensées comme celles qui permettent la meilleure individuation. Malgré cela, l’individualisme est resté stigmatisé comme un égoïsme et est le plus souvent rejeté moralement et politiquement sous cette étiquette uniforme. La montée en puissance du néolibéralisme, ces trois dernières décennies, explique largement ce rejet en illustrant une position valorisant l’égoïsme au nom de l’individualisme. L’expression de Margaret Thatcher, « There’s nothing such as society », est devenue célèbre. �������������������������������� Une telle posture opposant radicalement individu et société ne pouvait que susciter la réaction en miroir, confirmant cette opposition pour en inverser normativement la priorité : la solidarité est incompatible avec l’individualisme. Aussi, la position qui s’oppose le plus radicalement à cet individualisme néolibéral n’est pas un anti-individualisme mais un autre individualisme dont la réalisation repose sur un vivre-ensemble convivial, une sociabilité dont la condition de félicité est de faire que l’expression de l’individualité de chacun permette celle de tous. Cette figure d’un individualisme altruiste telle qu’elle se manifeste aujourd’hui n’est pas aussi nouvelle qu’elle en a l’air. Elle apparaît comme la descendante d’autres formes, qui n’ont pas toutes bénéficié d’une configuration sociale leur faisant place. Ne retenir de la modernité que la figure d’un individualisme revendiquant son 6. Faute de pouvoir développer ce point, je renvoie, entre autres, à la lecture d’Aldo Haesler [2005 ; 2006]. 188 Du convivialisme comme volonté et comme espérance autonomie et son autosuffisance, au point de finir par revendiquer un égoïsme rationnel et calculateur, c’est oublier la figure jumelle d’un individualisme romantique qui n’a eu de cesse d’aller toujours davantage vers les autres pour se voir révéler son propre moi. Simmel [1989, p. 284 et suiv.], en opposant un « individualisme latin » à un « individualisme germanique », semble indiquer que ces figures et leur opposition ont des racines anciennes. Avec la modernité, c’est l’opposition entre l’« individualisme quantitatif », héritière du premier, et l’« individualisme qualitatif », incarnation du second, qui exprime au mieux les tiraillements des personnalités contemporaines. Ce sont deux conceptions qui peuvent opposer les individus entre eux et qui s’affrontent dans leurs dilemmes moraux et leurs conflits intérieurs. Charles Taylor [1998] a depuis retracé la généalogie de cette figure en montrant qu’elle était porteuse d’une véritable éthique et que son idéal d’authenticité pouvait agir comme une norme sociale dans laquelle la fidélité à soi s’éprouve dans la relation à autrui. Elle apparaît donc profondément morale par rapport à un individualisme égoïste et autosuffisant, à qui l’on peut contester cette caractéristique [Spitz, 1993]. Mais là encore, cela peut rappeler l’Antiquité grecque et romaine à propos de laquelle Michel Foucault a montré que le souci de soi n’était pas antinomique du souci de la cité et en constituait même le préalable nécessaire [Foucault, 1984]. Le catalogue de ces références incline également à penser que ces deux figures représentent les deux faces d’une même médaille qui peuvent se trouver inégalement exposées selon les configurations. Le Manifeste convivialiste paraît dans un contexte où un tel individualisme qualitatif et moral est revendiqué de plus en plus ouvertement. La scène politique sur laquelle il est conduit à s’engager ne sera pas celle d’une opposition entre individu et société, égoïsme et solidarité, mais entre des idéaux individualistes contradictoires. L’opposition des priorités normatives entre individu et société s’efface aujourd’hui devant la valorisation de la relation, des idéaux de la rencontre et de la convivialité. Dans les faits, l’individualisme altruiste peine encore à surmonter le complexe récurrent attaché à l’amalgame de l’individualisme et de l’égoïsme. Il n’y parvient qu’en brandissant l’opposition radicale de sa revendication d’interdépendance à celle d’autosuffisance de son frère ennemi néolibéral. Cette difficulté est aussi liée au fait que ces positions, tout en apparaissant aujourd’hui comme radicales, Convivialisme et individualisme altruiste 189 puisent largement dans la tradition libérale : elles semblent ainsi concilier les deux voies opposées du projet d’émancipation de la modernité. Les théories du care, ainsi que celle des capabilités, apparaissent comme les plus représentatives de cette conciliation et influencent fortement la déclaration d’interdépendance en laquelle consiste le Manifeste convivialiste7. La commune vulnérabilité et la nécessaire solidarité ne sont pas exclusives de finalités sociales, culturelles et politiques visant prioritairement la réalisation de nos « individualités singulières » [Manifeste convivialiste, 2013, p. 27]. Les paradigmes du don et de la reconnaissance viennent compléter sans contradiction cet ensemble qui s’affirme de plus en plus comme une mouvance préfigurant certainement un mouvement. Ces différentes perspectives et les considérations morales [ibid., p. 29] mises en avant par le Manifeste relèvent clairement d’un individualisme conçu positivement et s’opposant à celui qui a occupé le devant de la scène avec la modernité : face à l’affirmation d’autonomie et d’autosuffisance, il rappelle la fragilité des personnes et du monde. Non seulement cet individualisme peut être convivial mais la convivialité – pour ne pas dire le convivialisme – lui est consubstantielle. Elle est fortement mobilisée dans les entretiens par les personnes valorisant le lien associatif et apparaît, plus généralement, comme le type de lien auquel aspirent les personnalités contemporaines. Elle dit, selon elles, la qualité d’une relation heureuse entre des individus détachés de leurs liens organiques pour qui l’espace de sociabilité devient une scène privilégiée de la quête et de la réalisation de soi. Dès lors, si le convivialisme est une doctrine qui doit faire sens pour les engagements contemporains, cela sera en tant qu’individualisme altruiste. Références bibliographiques Béraud Céline, 2006, Le Métier de prêtre. Approche sociologique, éd. de l’Atelier. Brugère Fabienne, 2013, La Politique de l’individu, Seuil, « La République des idées », Paris. 7. L’ouvrage récent de Fabienne Brugère [2013], représente une conciliation particulièrement intéressante où la revendication d’un individualisme positif cherche à s’inscrire dans une tradition française et européenne. 190 Du convivialisme comme volonté et comme espérance Caillé Alain, 2004, « La sociologie comme moment anti-utilitariste de la science sociale », Revue du MAUSS semestrielle, « Une théorie sociologique générale est-elle pensable ? », n° 24, second semestre. Dumont Louis, 1983, Essais sur l’individualisme, Seuil, Paris. — 1966, Homo hierarchicus, Gallimard, Paris. Élias Norbert, 1991, La Société des individus, Fayard, Paris. Foucault Michel, 1984, Histoire de la sexualité III. Le souci de soi, Gallimard, Paris. Haesler Aldo, 2006, « Penser l’individu ? Sur un nécessaire changement de paradigme. 2 », EspacesTemps.net, Textuel, <http//espacestemps.net/ articles/lrsquoindividu-sur-un-necessaire-changement-de-paaradigme-2/>, 18 juin. — 2005, « Penser l’individu ? 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Sue Roger, Peter Jean-Michel, 2011, « Rapport de recherche intérêts d’être bénévole », Crédit Mutuel, (maître d’œuvre) et Fonda (maître d’ouvrage), <www.cnrs.fr/inshs/recherche/docs-vie-labos/interet-etre-benevole.pdf>, p. 25. Taylor Charles, 1998, Les Sources du moi. La formation de l’identité moderne, Seuil, « La couleur des idées », Paris. Walzer Michael, 2013, Sphères de justice. Une défense du pluralisme et de l’égalité, Seuil, « La couleur des idées », Paris. — 1992, « Les deux universalismes », Esprit, « L’universel au risque du culturalisme », n° 12, décembre. Une laïcité conviviale Jean Baubérot Le titre de cet article paraîtra incongru au vu des références dominantes actuelles à « la laïcité ». Celle-ci est souvent invoquée de façon incantatoire pour demander une relégation de « la religion » – ou, du moins, de « l’islam » – dans la « sphère privée », et pour légitimer des mesures d’interdiction. Une justification est souvent donnée : la laïcité a dû combattre un catholicisme intransigeant qui menaçait la République, maintenant elle doit combattre l’islam quand celui-ci n’est pas « modéré » et/ou « républicain ». On invoque, à gauche, le « citoyen abstrait », à droite, « l’identité chrétienne » de la France et, de façon consensuelle, les « valeurs de la République » qui seraient mises à mal. Pourtant, à côté de cette laïcité bruyante, qui fait « l’actualité », une autre laïcité, silencieuse, constitue la face immergée de l’iceberg et permet, chaque fin de semaine, à des croyants de se rendre dans le calme à des offices religieux. Une approche analytique de la société française ne saurait réduire la réalité empirique à la réalité médiatique. Le travail du sociologue, de l’historien consiste à chercher les interactions multiples qui construisent du non-événement. Une question essentielle doit être posée : comment et pourquoi, après plus d’un siècle de « guerre des deux France » [Poulat, 1987], entre « la France catholique » et « la France de 1789 », le catholicisme français a-t-il pu exister paisiblement dans la laïcité ? En effet, face à « l’islam », on convoque régulièrement la figure d’un conflit passé en oubliant de se demander comment il a été pacifié. La juriste Isabelle Agier-Cabanes [2007, p. 134] indique que, quand on 192 Du convivialisme comme volonté et comme espérance étudie la loi de 1905 sur la séparation des Églises et de l’État, cette loi nous surprend « tant elle s’éloigne du modèle jacobin auquel, dans l’imaginaire collectif, se résume l’exception française ». Me situant dans une perspective analogue, je défendrai ici la thèse que les lois de séparation – celle de 1905 a été suivie de trois autres en 1907 et 1908 –, ainsi que la jurisprudence qui émerge dès ce moment-là, ont instauré, pour l’essentiel, une laïcité conviviale. Les musulmans en sont aujourd’hui, en partie, bénéficiaires, même si, par ailleurs, ils subissent des discriminations. Si, en France, le nombre des mosquées n’est pas satisfaisant, il a notablement progressé ces dernières décennies ; de même des aumôneries musulmanes ont été peu à peu créées par les pouvoirs publics dans les lieux fermés, conformément à la loi de 1905. Avant 1905, la recherche de la « laïcité intégrale » Il faut camper, à gros traits, la toile de fond. Arrivés au pouvoir au tournant des années 1870-1880, les « Républicains de gouvernement » doivent réussir la nouvelle tentative d’instaurer la République en France, après deux échecs. Ils ont deux phobies principales : le peuple et la religion catholique. Le peuple peut tout aussi bien se montrer « révolutionnaire » – la Commune en constituait l’exemple le plus récent — que mettre au pouvoir un homme providentiel : Napoléon III a d’abord été un prince président élu par le « suffrage universel1 ». Quant à la religion catholique, souvent confondue avec la religion dans son ensemble, elle a été l’alliée des régimes hostiles à la République et son influence politique et sociale menace cette dernière. Or les Républicains dominent, globalement, leur phobie du peuple et, partiellement, leur phobie de la religion en votant un ensemble de lois instaurant les libertés publiques2, qui ont permis le développement de la société civile (et dont l’Église catholique a été aussi bénéficiaire) : liberté de la presse et du ­colportage, liberté 1. Du moins on l’a longtemps considéré comme tel, alors que le suffrage n’était que masculin. 2. Pour l’essentiel, pas totalement (et la phobie de la religion y fut pour quelque chose) : sur l’ambivalence républicaine en la matière, voir Machelon [1976]. Une laïcité conviviale 193 de réunion, liberté syndicale, liberté associative3. Mais pour cette dernière liberté, l’ambivalence de la loi de 1901, libérale sur les associations et liberticide sur les congrégations, montre la difficulté des Républicains d’alors à accepter pleinement la liberté religieuse [Lalouette, Machelon, 2002]. Le début du xxe siècle est marqué par le contrecoup de l’affaire Dreyfus et, pendant trois ans (1901-1904), la recherche d’une « laïcité intégrale » engendre un climat de plus en plus conflictuel4. Face à la revendication des catholiques à bénéficier de la liberté, le Bloc des gauches justifie la « violence républicaine » au nom d’une libertéémancipation [Cabanel, 2007, 135-173]. En 1904, la France se trouve au bord de la guerre civile. Clémenceau déclare à la tribune du Sénat : « Pour éviter la congrégation, nous faisons de la France une immense congrégation. […] Nous chassons Dieu, comme disent ces messieurs de la droite, vive l’État-Dieu ! […] Cette séparation de l’Église et de l’État […] j’entends qu’elle ait lieu dans des conditions de libéralisme telles qu’aucun des Français qui voudront aller à la messe ne puisse se trouver dans l’impossibilité de le faire » [Bruley, 2004, p. 117-123]. Cette demande montre, a contrario, que, pour beaucoup, à gauche comme à droite, la séparation va constituer le couronnement de la « laïcité intégrale » et rendre difficile la pratique religieuse. Ce n’est pas ce qui advint : en 1908, la situation est globalement apaisée, alors même que le pape a obligé les catholiques à refuser d’appliquer la loi du 9 décembre 1905, rendant sa mise en œuvre extrêmement difficile. Un tel retournement tient du tour de force et peut être qualifié de « convivialiste ». Il vaut la peine d’en retracer l’histoire, d’autant plus que deux mémoires, la catholique et la laïque, se sont implicitement longtemps alliées pour la masquer. Les catholiques militants voulaient faire croire qu’ils avaient été « persécutés », les laïques militants qu’ils avaient « vaincu », de là une légende noire et une légende dorée qui s’abreuvaient au même récit. Tout n’est pas faux dans ces deux légendes conjointes : la loi de séparation a bien été une loi de rupture qui a mis fin au système de relations institutionnelles existant entre certaines religions (les 3. L’instauration d’une « morale laïque » accompagna ces libertés en formant un citoyen conscient de ses droits et de ses devoirs [Baubérot, 2013]. 4. J’ai tenté de restituer l’atmosphère de l’époque dans mon roman historique (fondé sur une histoire authentique) [Baubérot, 2007]. 194 Du convivialisme comme volonté et comme espérance « cultes reconnus5 »), en particulier l’Église catholique (avec le Concordat), et l’État. Mais, elle marque aussi « l’enterrement républicain [des siècles de] gallicanisme » [Poulat, 2010, p. 259] et elle a appliqué à la religion le régime des libertés publiques. La laïcité instaurée de 1905 à 1908, issue de deux ruptures, résulte donc de deux conflits. Le premier, le conflit des « deux France », est connu. Le second, le conflit interne au camp républicain, a permis aux religions d’être partie prenante de la société civile. Ce dernier conflit est encore largement un angle mort dans la culture dominante française. C’est de lui dont je vais parler. 1905. Le refus de trois laïcités Le conflit interne à la majorité républicaine du Parlement s’est déroulé en trois étapes. Chacune a marqué le refus d’une laïcité dont la représentation de la liberté de conscience est apparue fallacieuse ou incomplète. Le premier refus s’oppose à la laïcité antireligieuse de Maurice Allard. Pour ce socialiste jacobin, la liberté de conscience n’inclut pas la liberté de religion car celle-ci est, par essence, « l’oppression des consciences ». La séparation doit donc permettre l’émancipation à l’égard de la religion, la fin de sa domination « malfaisante ». Aristide Briand, le rapporteur de la commission qui a élaboré la proposition de loi, rétorque que cette perspective est, en fait, non pas celle de la séparation, mais celle de la « suppression des Églises par l’État ». [Bruley, 2004, p. 285-293] La proposition d’Allard est repoussée par les députés, par 494 voix contre 68, avant même l’examen du texte de loi. Tous les amendements proposés par Allard seront ensuite refusés avec des scores équivalents. Démoralisé, celui-ci finit par retirer, début juin, tous ceux qu’il comptait encore soumettre au Parlement. Le second refus s’oppose à la laïcité autoritaire d’Émile Combes, radical, président du Conseil, auteur d’un projet de loi de séparation déposé à l’automne 1904. Libre-penseur spiritualiste, Combes relie liberté de conscience et gallicanisme. Il veut contrôler les institutions religieuses et supprimer les congrégations qui ne s’inscrivent pas dans des liens concordataires et représentent, selon lui, une manière 5. C’est-à-dire les cultes catholique, israélite, luthérien et réformé. Une laïcité conviviale 195 particulièrement obscurantiste d’être chrétien. L’État rend donc service à la vraie religion en l’épurant. Dans la tradition gallicane de recherche d’un catholicisme éclairé, la séparation est, alors, avant tout, celle du catholicisme français et de Rome. Les religions gardent des liens de subordination à l’État [Baubérot, 1990, p. 60-69]. Combes quitte la présidence du Conseil en janvier 1905 et, progressivement, la proposition de loi rédigée par la commission parlementaire supplante son projet. Pendant la discussion de la loi, on retrouve une perspective « combiste » dans certains amendements. Par exemple, l’amendement du radical Jean Bepmale refusant aux Églises la possibilité d’acquérir la « personnalité civile » (155 pour/425 contre) et celui du radical-socialiste Charles Chabert visant à interdire le port de la soutane dans l’espace public, avec des arguments analogues à ceux invoqués aujourd’hui contre les tenues et signes religieux « ostensibles » [Baubérot, 2012, p. 185-188]. Ce dernier amendement a été repoussé par 391 voix contre 184. Le troisième refus concerne la laïcité, libérale mais stricte, de Ferdinand Buisson, député radical, président de la commission parlementaire. Pour Buisson, la séparation doit assurer la liberté de conscience des individus. Ceux-ci peuvent, s’ils se veulent, librement s’associer, sans que cela concerne directement l’État. « Avec la séparation », déclare-t-il lors des débats, « l’État ne connaît plus l’Église en tant qu’entité ou que hiérarchie officielle (…) Mais l’État connaît des citoyens français catholiques ». Ces derniers peuvent exercer leur liberté « sur la seule base admise en démocratie, celle de l’association libre et volontaire » [Baubérot, 2006, p. 151]. Dans la logique de la première partie de la loi de 1901 sur les associations, l’organisation collective de la religion s’inscrit dans le prolongement de la liberté individuelle. Cela conduit à introduire un fonctionnement démocratique dans les associations cultuelles. Celles qui seront dépositaires des églises catholiques, propriété publique, pourront, si elles le souhaitent, se détacher de leur hiérarchie et de Rome pour former un « catholicisme républicain ». Socialiste antijacobin, Aristide Briand, soutenu par ses collègues Jean Jaurès et Francis de Pressensé, défend une autre optique : les organisations religieuses existent, elles possèdent leurs propres règles (le droit canon, l’organisation hiérarchique pour l’Église catholique), et l’État doit en tenir compte, même si ces organisations ne sont plus pourvues de caractère officiel. L’appartenance 196 Du convivialisme comme volonté et comme espérance collective n’est plus, alors, seulement le prolongement de la liberté individuelle, elle constitue une dimension de la liberté de conscience, avec ses contraintes propres, car les individus existent toujours en interrelation. On est loin de « l’universalisme abstrait » ! L’enjeu pratique s’explicita lors du débat décisif sur l’article 4 de la loi. Celui-ci dévolue les édifices religieux aux associations cultuelles « se conformant aux règles générales du culte dont elles se proposent d’assurer l’exercice » ; en clair : aux associations catholiques qui se soumettront aux évêques et au pape. Les catholiques qui voudraient faire dissidence devront trouver leurs propres lieux de culte. La culture syndicaliste de Briand, l’option socialiste partagée avec Jaurès et Pressensé, le conduit à penser l’organisation collective de façon différente des parlementaires radicaux. La nouveauté consiste à appliquer cette conception aux rapports de la religion et de l’État. Elle est exprimée, de façon assez générale, comme un plaidoyer en faveur d’une « loi de liberté ». Le Conseil d’État la situe dans la filiation de John Locke [Conseil d’État, 2004, p. 393]. Cette quatrième position l’emporte sur la troisième, après un débat très animé [Mayeur, 2005, p. 369-399], par 374 voix contre 2006. Selon le quotidien catholique La Croix (25 avril 1905), Ferdinand Buisson est « blêmi par la défaite », alors même que Jean Jaurès s’écrie : « La séparation est faite. » Constatant que « des mots irréparables s’étaient croisés » entre les membres du Bloc des gauches, le journaliste conclut : « Quels “singuliers vainqueurs” ! » [Baubérot, 1990, p. 75]. Mais l’Assemblée avait déjà fait un pas vers une telle perspective en votant l’amendement Sibille (287/281) établissant la possibilité pour la puissance publique de rémunérer des aumôniers, dans les lieux clos, afin d’assurer la « liberté des cultes ». De même, elle élargira la possibilité de « manifestations religieuses sur la voie publique » (294/255) en supprimant les restrictions du régime des cultes reconnus, et instaurera la « jouissance gratuite et illimitée » des édifices religieux propriété publique (310/70 et… pas mal d’abstentions7). 6. Cette majorité incluait des adversaires de la séparation ne pratiquant pas la « politique du pire ». 7. La proposition de les louer 5 % de leur valeur fut repoussée (475/98). Une laïcité conviviale 197 Une laïcité libérale qui se heurte au refus du pape Dans ce modèle, la religion devient « affaire privée », au sens de choix personnel, mais elle n’est nullement réduite à la « sphère privée » ou « intime », comme certains le prétendent aujourd’hui. Il existe une visibilité légitime de la religion dans l’espace public (vêtements, processions), et donc une disjonction complète entre laïcité et sécularisation [Baubérot, Milot, 20118]. Si les différents articles ont été adoptés par des majorités politiquement variables, la gauche et la droite se reforment lors de l’adoption de la loi (341/233). Mais les interventions montrent que personne n’est vraiment satisfait. Équilibre de funambule, la loi frustre non seulement beaucoup de catholiques, mais aussi beaucoup de républicains. Les premiers regrettent la perte de l’officialité concordataire et se demandent comment le clergé vivra sans le financement de l’État ; les seconds craignent la liberté donnée à une Église catholique qui devient, en conséquence, plus « menaçante » que jamais. Cet équilibre des frustrations, et des peurs à surmonter, fera de cette loi une loi conviviale et, lors du centenaire de 2005, tous les partis, toutes les organisations religieuses et philosophiques de quelque importance s’en réclameront. La loi de 1905 s’avère consensuelle… un siècle après ! Lors du vote de la loi, Briand affirme : « La réforme ainsi faite sera d’une application facile. » Mais si les évêques, en mai 1906, approuvent la création d’associations cultuelles « canoniques et légales » (48/26), ce vote, transmis à Rome, reste secret. Le pape Pie X craint une contagion de l’exemple français dans d’autres pays latins et estime une « franche persécution » préférable à « des accommodements trompeurs », comme l’a établi l’historien britannique Maurice Larkin (qui a eu accès aux archives du Vatican) [Larkin, 2004 p. 195-228]. Le souverain pontife ordonne, en conséquence, aux catholiques de ne pas appliquer la loi (encyclique Gravissimo Officii, août 1906). En quelques mois, 40 000 procèsverbaux d’infractions vont être rédigés ! 8. Un exemple : beaucoup de prêtres et religieux changeront d’habits, après Vatican II, mais la laïcité n’aura rien à y voir. Au contraire, dans les années 1950, l’abbé Pierre et le chanoine Kir siègent en soutane à l’Assemblée nationale. 198 Du convivialisme comme volonté et comme espérance Va-t-on vers un « délit de messe » ? Non, le gouvernement fait adopter une nouvelle loi (2 janvier 1907) dont Briand donne explicitement l’objectif : « Mettre l’Église catholique dans l’impossibilité, même quand elle le désirerait d’une volonté tenace, de sortir de la légalité. […] Elle sera dans la légalité malgré elle. » Si elle veut « continuer la lutte », poursuit-il, « il faudra que le pape donne ordre aux curés de cesser l’exercice du sacerdoce, de déserter les Églises, de pratiquer le culte privé » [Mayeur, 2005, p. 187]. Connaît-on, dans l’histoire de la République, d’autres lois dont le but proclamé consisterait à maintenir un groupe social, malgré lui, dans la légalité ? Bien sûr, il ne fut pas simple de faire accepter à la majorité républicaine, et notamment aux parlementaires déjà réticents face au libéralisme de la loi, de nouveaux accommodements rendant possible l’exercice du culte catholique9, bien que les prêtres soient désormais (et resteront jusqu’en 1924) « sans titre juridique ». À un moment, lâché par ses propres amis (Clémenceau et Jaurès), Briand se trouve à deux doigts d’être désavoué. Il quitte alors l’enceinte parlementaire, mettant les siens devant leurs responsabilités. Au total, trois lois complémentaires sont adoptées : la loi du 2 janvier 1907 sur l’exercice du culte, celle du 28 mars sur les réunions publiques et, enfin, la loi du 13 avril 1908 sur l’attribution des biens ecclésiastiques. Leur inventivité permet d’établir le calme, malgré le désir d’en découdre de Rome10 et de certains catholiques. Pour les laïques intransigeants, chacune de ces lois marque un recul. Cependant, on peut dire que, paradoxalement mais significativement, c’est en perdant des batailles que la laïcité de 1905 gagne la guerre ! Cette laïcité-roseau, qui a plié sans rompre, réussit là où des laïcités-chênes auraient probablement échoué. Pour comprendre la complexité de cette affaire, il faut également indiquer que, mis à part des « élites » bien informées, le peuple catholique pouvait craindre que le libéralisme de la loi de 1905 ne soit 9. Et l’arrêt des « inventaires » pourtant réclamés, au départ, par le centre-droit comme une garantie de non-spoliation, mais que l’Action française transforme parfois en affrontements. 10. Ainsi, la loi du 28 mars s’avère nécessaire parce que Rome demanda aux « fidèles » de ne pas respecter les dispositions de la loi du 2 janvier qui permettaient l’exercice du culte catholique malgré l’absence d’associations cultuelles formées selon la loi de 1905. Une laïcité conviviale 199 qu’un « leurre » : celle-ci avait été votée par la majorité parlementaire qui avait soutenu Combes, et Bepmale, vice-président de la Chambre, l’avait qualifié de « loi provisoire […] étape nécessaire dans la marche vers la laïcisation intégrale ». Pourtant, dès 1906-1909, quelques affaires portées au contentieux montrent que le Conseil d’État, auparavant combiste, se situe désormais dans l’optique de Briand (qui avait déclaré : quand un doute se produira, « c’est la solution la plus libérale qui sera la plus conforme à la pensée du législateur »). Dans la course-poursuite pour obliger l’Église catholique à se trouver au bénéfice de la liberté, se produit une conséquence paradoxale de l’article 4 : le Conseil d’État, lors d’un conflit entre deux prêtres, dévolue l’église au prêtre qui, fidèle à Rome, refuse en conséquence d’appliquer la loi de 1905 et de créer une association cultuelle, contre le prêtre qui veut se conformer à la loi et donc transgresser l’interdit papal [Baubérot, 2005,p. 117-119] ! De façon générale, le raisonnement de la jurisprudence inverse le rapport entre l’ordre public et la liberté. Avant 1905, celle-ci n’existait, même pour le catholicisme, qu’à la condition « de se conformer aux règlements de police » (art. 1 du Concordat) et le Conseil d’État avalisait, en général, les limitations portées à la liberté des cultes. « Après la séparation, au contraire, la liberté des cultes [y compris dans ses « manifestations extérieures »] constitue une limite au pouvoir de police du maire » [Amédro, 2011, p. 594]. Dans l’écrasante majorité des cas, les arrêts litigieux seront annulés. À la fin des années 1920, les juristes catholiques eux-mêmes se félicitent de la jurisprudence établie, suite à la loi de 1905. Entretemps, en 1923-1924, un accord entre Briand et le Saint-Siège a rendu légale la situation des paroisses catholiques (création d’associations diocésaines). Mais la pacification religieuse se trouvait déjà instaurée en fait depuis plus d’une décennie. Les caractéristiques d’une laïcité conviviale On a tendance, rétrospectivement, à considérer comme normale qu’une telle pacification ait eu lieu. Or, au départ, ce n’était nullement le cas de figure le plus plausible. Les minorités actives, qui affirmaient représenter les « deux France », voulaient en découdre et elles continuèrent leur affrontement sur le terrain scolaire. Mais, après 200 Du convivialisme comme volonté et comme espérance 1905, leur querelle ne revêt plus l’aspect d’un conflit frontal, même si elle suscite toujours maintes passions. Si la « question scolaire » entre l’école publique et l’école privée dure jusqu’en 1984, en 1946, la laïcité devint une caractéristique constitutionnelle de la République française, alors que le président du Conseil était membre du parti démocrate-chrétien MRP. La loi de 1905, et les trois lois qui la complétèrent, furent des lois conviviales11 car elles permirent le passage d’une laïcité exclusive, instrument de combat d’une France contre l’autre, à une laïcité inclusive, processus de réconciliation des « deux France ». Ce caractère convivial comporte trois éléments : – d’abord, la reconnaissance, de la part de la République, qu’il existe légitimement chez l’autre du non-négociable, choquant peutêtre, mais constitutif de son identité (le fait que l’Église catholique n’est pas, en interne, une démocratie). Les artisans de la loi ont recherché si, sans renier leurs propres principes, ils pouvaient tenir compte de cet élément. Pour se faire, ils se sont demandé comment d’autres pays démocratiques avaient réussi à séparer la religion et l’État : la formule de l’article 4 fut trouvée « dans certains États américains » et en Écosse où elle avait permis de résoudre la situation d’une Église séparée de l’État [Larkin, 2004, p. 191]. La laïcité s’est établie en France en bénéficiant de l’apport d’autres nations ; elle ne s’est pas comprise comme une « exception française12 » ; – ensuite, la capacité de concevoir un avenir différent de l’horizon conflictuel qui borne le présent : les promoteurs de la loi eurent la vision utopique d’un catholicisme acclimaté à la laïcité. Jean Jaurès, notamment, indiqua que, dans le futur régime de la séparation, le catholicisme ne serait plus protégé « par la carapace abolie du Concordat » contre « les impressions de laïcité qui lui viendront de [ses] fidèles eux-mêmes13 ». Les lendemains de la loi lui donnent tort (condamnation du modernisme en 1908, du Sillon en 1910), mais le long terme lui donne raison et des théologiens français ont été les maîtres à penser de Vatican II ; 11. Mais la loi de 1905 ne fut jamais appliquée en Algérie, malgré les demandes récurrentes de certains musulmans [Baubérot, 2012, p. 76-78]. 12. Au contraire : le rapport de la commission parlementaire, rédigé par Aristide Briand, comporte un chapitre sur les laïcités étrangères qui a été enlevé lors de sa réédition, en 2005, par l’Assemblée nationale. 13. Jean Jaurès, La Dépêche du Midi, 21 avril 1905. Une laïcité conviviale 201 – enfin, la volonté et la possibilité politique d’agir autant en fonction de cet avenir utopique qu’en fonction du conflit présent. Ainsi, Briand et ses amis se donnèrent les moyens de parvenir à une certaine pacification, à une laïcité (alors !) inclusive. Cette laïcité inclusive marque encore la jurisprudence, mais elle coexiste aujourd’hui avec une autre laïcité. En mai 2003, le député UMP François Baroin remet un rapport au Premier ministre intitulé, de façon significative, Pour une nouvelle laïcité [Baubérot, 2012, p. 40-43]. Baroin a bien conscience de tourner le dos à la laïcité historique mais, explique-t-il, il faut que la laïcité devienne « une valeur de la droite ». Selon lui, c’est possible car la gauche se montre favorable à la « promotion des droits de l’homme ». Or « à un certain niveau, affirme-t-il, la laïcité [la nouvelle laïcité !] et les droits de l’homme sont incompatibles ». L’étude du juriste Pierre-Henri Prélot [2011, p. 25] montre « qu’en dépit des idées communément reçues [la] loi [du 11 octobre 201014] s’inscrit en contradiction profonde avec la loi de 1905 ». Briand avait d’ailleurs lui-même déclaré « qu’en régime de séparation » le vêtement à caractère religieux devient, dans l’espace public, « un vêtement comme les autres ». La nécessaire neutralité est celle de la puissance publique, qui doit être impartiale. Il s’agit donc d’un moyen au service d’une fin : la liberté de conscience15. En étendant peu ou prou le principe de neutralité à l’espace public, ce principe est dévoyé. Un précédent dangereux est effectué. Il n’est alors guère étonnant, qu’au bout du compte, Marine Le Pen puisse invoquer une laïcité qui n’est plus celle de 1905. Bibliographie Agier-Cabanes Isabelle, 2007, « La laïcité, exception libérale dans le modèle français », Cosmopolitiques, n° 16, p. 133-143. Amédro Jean-François, 2011, Le Juge administratif et la séparation des Églises et de l’État sous la Troisième République. Thèse soutenue à Paris II. 14. Interdisant la dissimulation du visage dans la totalité de l’espace public (avec un ensemble d’exemptions qui font que la loi ne s’applique qu’au nicab). 15. C’est ce qu’ont rappelé les juristes auditionnés par la mission parlementaire sur le voile intégral [Assemblée nationale, 2010]. J’ai moi-même, lors de mon audition, effectué une différence entre le « réversible », où l’on tente de « convaincre » et « l’irréversible » (où il est nécessaire de « contraindre ») [Baubérot, 2012, p. 169-176]. 202 Du convivialisme comme volonté et comme espérance Assemblée nationale, 2010, Rapport d’information au nom de la Mission d’information sur la pratique du port du voile intégral sur le territoire national, La Documentation française, Paris. Baubérot Jean, 2013, « Morale et laïcité », L’OURS, recherche socialiste, n° 64-65, juil.-déc., p. 53-63. – 2012, La Laïcité falsifiée, La Découverte, Paris. – 2007 (1re éd. 2005), Émile Combes et la princesse carmélite, improbable amour, L’Aube, « L’Aube-Poche », La Tour d’Aigues. – 2006, L’Intégrisme républicain contre la laïcité, L’Aube, La Tour d’Aigues. – 2005, « La loi de 1905 est plus qu’une loi », in Zarka Y.-C. (dir.), Faut-il réviser la loi de 1905 ? PUF, Paris, p. 105-131. — 1990, Vers un nouveau pacte laïque ? Seuil, Paris. Baubérot Jean, Milot Micheline 2011, Laïcités sans frontières, Seuil, Paris. Bruley Yves (dir.), 2004, 1905, La séparation des Églises et de l’État. Les textes fondateurs, Perrin, Paris. Cabanel Patrick, 2007, Entre religions et laïcité. La voie française : xixe-xxie siècles, Privat, Toulouse. Conseil d’État, 2004, Un siècle de laïcité, La Documentation française, Paris. Lalouette jacqueline, Machelon Jean-Pierre (dir.), 2002, 1901. Les congrégations hors la loi ? Letouzey & Ané, Paris. Larkin Maurice, 2004, L’Église et l’État en France. 1905 : la crise de la séparation, dir. fse, Privat, Toulouse (1re éd. par Macmillan, Church and State after the Dreyfus Affair. The Separation Issue in France, 1974). Machelon Jean-Pierre, La République contre les libertés ? Les atteintes aux libertés publiques de 1879 à 1914, Presses de la FNSP, Paris. Mayeur Jean Marie, 2005 (1re éd. Julliard, 1966), La Séparation des Églises et de l’État, L’Atelier, Ivry-Paris. Prélot Pierre-Henri, 2011, « Les signes religieux et la loi de 1905. Essai d’interprétation de la loi portant interdiction de la dissimulation du visage dans l’espace public français à la lumière du droit français des activités religieuses », Société, Droit & Religion, CNRS éditions, n° 2, Paris, p. 25-46. Poulat Émile, 1987, Liberté-Laïcité. La guerre des deux France et le principe de la modernité, Cujas, Paris. Poulat Émile, en collaboration avec Maurice Gelbard, 2010, Scruter la loi de 1905, Fayard, Paris. Rétablir la confiance en ravivant le sens du vivre-ensemble Pierre-Olivier Monteil Ces temps-ci, les Français sont pessimistes et négatifs, si bien que les réformes les mieux conçues peinent à trouver l’adhésion parce qu’elles butent sur le soupçon. Comment y remédier ? En favorisant la confiance, qui rend le jugement plus serein et l’avenir désirable. La confiance peut puiser à deux sources : notre propre expérience du passé et la confiance que d’autres nous témoignent. Aujourd’hui synonyme de grandeur perdue pour les Français, l’histoire récente est cependant d’un piètre recours, en l’occurrence. Reste l’autre piste : nos relations avec nos semblables. Une volonté politique peut, avec patience et ténacité, susciter une humeur et un milieu favorables en ravivant le sens du vivre-ensemble. On verra que cela suppose d’agir pour la liberté, en desserrant certaines contraintes, et d’agir par la norme contre ce qui s’oppose à cette liberté. Pas plus qu’elle ne se décrète, la confiance ne se dicte, fût-ce par les plus subtiles des stratégies de la communication politique. Elle ne peut que résulter d’un climat, qui procède lui-même d’une manière d’agir. Ce n’est pas l’affaire d’une tactique, encore moins d’un grand soir, mais d’une méthode qui conduirait à passer l’une après l’autre les réformes envisagées au tamis des conditions de la confiance, qu’on se propose de spécifier ici. L’enjeu traverse les trois registres économique, politique et identitaire. Si la confiance fait aujourd’hui défaut, on peut formuler l’hypothèse que c’est le fait d’un triple désenchantement affectant les Français dans ces trois ordres enchevêtrés, déception qu’il s’agit à présent de surmonter. 204 Du convivialisme comme volonté et comme espérance Rétablir la confiance en économie : humaniser l’échange Parce qu’il tend à centrer l’attention sur les biens échangés en la détournant des personnes, l’échange marchand favorise l’indifférence, puis le cynisme et le soupçon. Rétablir la confiance invite à privilégier la dimension de reconnaissance entre des protagonistes qui, symboliquement, se donnent dans ce qui est échangé. La confiance en soi comme en l’autre se nourrit alors mutuellement, suscitant la confiance en la relation, dans le projet, dans l’avenir, dans le temps luimême. Au rebours de l’extension croissante de la logique marchande et son effet dissolvant sur la civilité et les solidarités, l’enjeu consiste donc à renouer avec le sens de l’action libre qui permet la rencontre. Par contraste, cette approche marque l’insuffisance des approches qui réduisent la confiance à un enjeu de lisibilité de l’avenir, de transparence, de conventions, de stabilité des situations et, en définitive, d’une connaissance qui renseignerait sur le futur. Si le souci de transparence est quant à lui un contresens (car la confiance est au contraire ce qui permet d’avancer en quelque sorte les yeux fermés sans tout vérifier), la visibilité a son importance, comme tout ce qui y contribue. Mais cela ne dit rien de l’énergie qui nous met en mouvement dans l’action en confiance. Tenir cette dimension dans l’implicite revient alors à postuler un individu à la volonté souveraine, entièrement autodéterminé, une pure intelligence qui fraye sa voie en décryptant l’information en chemin. À l’inverse, considérer l’autre en tant que celui qui me donne confiance ajoute la dimension éthique d’une reconnaissance, explicative de la dynamique par laquelle je passe de mes potentialités à l’effectivité d’un acte habité par l’estime de soi. Par sa dimension relationnelle, une telle approche réplique à l’idéologie que prône le management néolibéral dans la sphère du travail. Aujourd’hui, l’obsession du reporting dissuade l’entraide informelle et disperse le collectif. Évalué à l’aune de ses performances individuelles, le manager est entièrement méritant, il ne doit rien à personne. Bientôt, il s’identifie lui-même à ses propres accomplissements : c’est la « culture du résultat », pensée déterministe incapable de concevoir l’acte libre parce qu’elle fait découler l’action qui convient de l’application d’un process, d’un savoir managérial, d’une logique qui rend les conduites prévisibles. Ainsi encadré et orienté par des normes, le travail perd sa dimension d’expressivité et Rétablir la confiance en ravivant le sens du vivre-ensemble 205 se réduit à l’exercice d’une raison utilitariste qui optimise son intérêt et s’autoévalue à l’aune des critères d’un contrôle social anonyme. La culture du résultat se prolonge dans des politiques de « rémunération globale » qui minent le lien en rendant quitte de tout. L’engagement est rétribué ou il n’est pas. Aussi la condition au travail décrit-elle, de plus en plus, un espace dans lequel tout se calcule au royaume du chacun pour soi, voire de l’incivisme. Ce n’est pas tout. La visée principale qui anime le manager – le souci de son employabilité – est sans garantie de succès. Rien ne l’assure que les expériences accumulées lui permettront de trouver un nouvel employeur en cas de coup dur. Il lui reste donc à se prémunir contre ce risque en maximisant ses propres gains le plus vite possible. C’est ainsi que le travail s’exerce aujourd’hui dans le registre de la survie. Rétablir la confiance en ce domaine suppose de réhabiliter la dimension d’appartenance consentie à un collectif, par la reconquête des valeurs de coopération sur la logique de compétition. L’Étatemployeur pourrait s’en faire le promoteur exemplaire en cessant de reproduire les pratiques du management néolibéral qui prévalent en entreprise. Serait exemplaire le fait que, pour autant, il ne s’érige pas en modèle mais que sa réussite suscite des émules par ellemême. Réussite il y aurait, en effet, car le travail cesserait alors d’être seulement le contraire du chômage pour constituer l’une des formes de l’action en commun qui se déploierait du cercle des proches au gouvernement de la Cité. Il s’agirait, non de renoncer à une liberté, mais de s’engager en personne pour fournir sa contribution volontaire à la société. Considéré sous cet angle, le demandeur d’emploi luimême apparaîtrait au recruteur comme porteur d’une offre originale. Il serait moins le candidat conforme aux exigences prédéfinies d’un poste à occuper que l’apporteur d’un projet qui élargit la visée de l’entreprise collective à laquelle il se rallie. Les bénéfices que suggèrent de telles perspectives sont d’ordre économique (productivité, innovation, dynamisme des territoires…), social (création d’emplois) et politique, le travail retrouvant sa fonction de socialisation par la pratique permanente du compromis dans l’action à plusieurs. Cela requiert en corollaire d’agir par la norme pour remettre la finance à sa place et moraliser l’économie, afin qu’elle serve la collectivité au lieu de l’assujettir. Miser sur la quête du sens au-delà du seul bien-être pourrait constituer un nouveau Progrès, reprise rectifiée de celui en lequel la 206 Du convivialisme comme volonté et comme espérance confiance s’est perdue : une pédagogie pour recommencer autrement en privilégiant les relations et les fins sur la technique et les moyens. Au temps des Trente Glorieuses, le Progrès donnait son contenu au projet démocratique. On perçoit que réhumaniser l’échange aujourd’hui contribuerait à raviver le politique en même temps que l’économie en fournissant un nouveau souffle à cette visée. La confiance en politique : favoriser la reconnaissance entre gouvernants et gouvernés Le problème de la confiance en politique peut s’appréhender à partir du jeu de massacre que tendent à devenir les scrutins. Si, pour l’électeur, la tentation devient si forte de « sortir les sortants », c’est en partie du fait de ne pas se sentir assez partie prenante, faute d’avoir été sollicité plus souvent. Car la concertation entretient la confiance, qui donne sa chance à la durée. Cela milite pour développer la démocratie participative et, symétriquement, pour limiter la politique professionnelle. Dès lors, il n’y aurait plus, d’un côté ceux qui savent et décident et, de l’autre, les ignorants qui subissent et avalisent. Cela entraînerait la réhabilitation des vertus de la discussion, tant avec les électeurs qu’au sein des instances délibérantes. L’ensemble convergerait pour favoriser la reconnaissance entre gouvernants et gouvernés, potentiellement dans les deux sens du mot. En outre, la coopération, le dialogue social, l’échange nonmarchand sont en eux-mêmes, on l’a dit, un apprentissage permanent du compromis. C’est le ferment d’une éthique qui puise dans l’action à plusieurs un sentiment de cohésion. Par sa vitalité, la société peut devenir ainsi le milieu nourricier d’une humeur qui pointe en direction du rassemblement que visent par ailleurs les gouvernants. Cela conduit à revisiter les instances qui font médiation entre l’État et le citoyen (syndicats, partis, associations…) afin de faciliter l’engagement dans les activités engendrées par le temps libre, lui-même à développer. L’enjeu serait de raviver le sentiment d’un « nous » porteur d’une confiance en l’avenir qui, retournant la peur de l’autre en peur pour l’autre, s’affirmerait non pas contre mais avec et parmi. Réciproquement, les gouvernants peuvent contribuer pour leur part à la confiance des gouvernés en adoptant une posture soucieuse d’actualiser leur légitimité à l’aune de ce sens du souhaitable Rétablir la confiance en ravivant le sens du vivre-ensemble 207 qui émane de l’opinion, à concilier avec le sens du possible qui incombe aux gouvernants. Cela conduit à rechercher l’adhésion par consentement et discussion, à travers un discours qui en appelle à la capacité du citoyen de voir loin et de grandir en autonomie. Par son souci de cohérence entre les paroles et les actes, entre ce qui est demandé à l’autre et exigé de soi, entre court terme et plus long terme comme aussi par sa visée d’un débat exigeant qui élève et honore la Cité, signifiant que la société se respecte, ce discours tranche avec l’action brutale, la provocation, les petites phrases, l’esprit partisan. Pour que le débat ait lieu, encore faut-il qu’il fasse la part égale à l’expertise et aux convictions, au service d’un projet qui nous réconcilie avec l’Histoire par la visée d’un récit : celui d’une identité collective en devenir. À la différence de l’horizon abstrait d’un objectif technique, si pertinent soit-il (tel qu’« inverser la courbe du chômage », par exemple), le projet imagine et formule le sens d’un avenir collectif désirable et les modalités vécues et consenties qui permettront d’y parvenir. Loin de se réduire à une question d’habillage, l’enjeu consiste à désigner ce qu’il nous est possible d’espérer afin de l’entreprendre avec conviction. Subvertissant l’opposition simpliste entre éthique de conviction et éthique de responsabilité (qu’on attribue à tort à Max Weber alors qu’il est le premier à la nuancer), le « nous » collectif rassemblerait alors des citoyens porteurs d’une responsabilité convaincue et de convictions responsables, fédérées par un projet. Il y serait question d’une société qui équilibre le sens de son unité par celui de sa pluralité, qui concilie identité et altérité dans le compromis, égalité et liberté dans la fraternité. La règle générale instruite par l’expérience, la pratique du face-à-face au lieu de son évitement dans le formalisme, l’humanisation par le dialogue plutôt que décrétée d’en haut constitueraient un horizon par lequel le politique en appellerait en confiance à la société, avant de trancher. Il s’agirait de renouer avec le sens utopique qui, dans les années 1960 et 1970, émanait de la société, avant que le néolibéralisme ne détourne ces idéaux de liberté au profit du chacun pour soi du marché. On perçoit que rétablir la confiance en politique œuvrerait déjà, à travers la dynamique du projet, à la rétablir dans le troisième registre, celui d’une identité vivante, plastique, en marche vers l’avenir. 208 Du convivialisme comme volonté et comme espérance Confiance et identité nationale Qu’elle soit individuelle ou collective, l’identité réside dans une histoire spécifique parce qu’unique, à nulle autre pareille. Cette histoire est celle de l’expérience passée, qui constitue l’autre source de la confiance quand elle encourage à se projeter dans l’avenir, disions-nous en commençant. Encore faut-il pour ce faire que la mémoire s’en souvienne autrement que comme d’un passé obsolète, impropre à préparer le futur. Pour que l’identité soit vivante, il faut donc que la mémoire le soit aussi, en sorte qu’elle ne relègue pas les actions révolues dans un passé dépassé que tantôt elle oublie, tantôt elle muséifie. Tel est pourtant ce qui se produit aujourd’hui dès lors que le siècle écoulé se lit comme le récit d’une grandeur perdue. En France, l’État s’est construit au nom d’un destin national voué à l’universel qui créait de l’unité par renoncement de ses composantes à leurs particularités. Or la construction européenne peut faire craindre à présent que l’Hexagone se fonde dans un ensemble encore plus vaste, perspective d’autant plus redoutée que le projet initial semble s’être dissous dans le marché. Tel serait le résultat de l’adaptation de la société française engagée depuis trente ans au nom de la « modernisation ». Telle serait la vérité de la nouvelle épopée qui, dès les années 1950, devait répliquer à la décolonisation. D’où le sentiment d’un marché de dupes qui s’empare de nombre de Français, outrés que leurs efforts ne soient pas mieux récompensés et s’estimant abandonnés. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que l’identité nationale se diffracte en une juxtaposition d’identités sociales, culturelles, corporatistes : la mémoire se replie dans une humeur victimaire et revendicatrice chargée de ressentiment tant envers le passé qu’envers le collectif1. Ce dépit général empêche de tirer profit de l’expérience passée et de discerner dans le chemin parcouru les motifs qui donneraient confiance en ce « nous » que nous sommes aujourd’hui. Il nous rend incapables d’approuver ce que nous avons fait et de croire encore à ce que nous faisons. Mais la réplique peut venir d’une reconnaissance mutuelle entre les parties du tout, sous l’égide du politique. Car la confiance retrouvée fournit les ressources pour revisiter le passé com1. Voir sur ce point le remarquable article de Pierre Nora [2010], « Les avatars de l’identité française ». Rétablir la confiance en ravivant le sens du vivre-ensemble 209 mun en portant sur lui un regard bienveillant. Ainsi réconciliée avec elle-même, la société française le serait aussi avec son histoire, tandis que le futur ne serait plus à craindre. Il ne serait plus tant question de rêves déçus et de déclin français sur fond de manquements, voire de double langage, de l’État, que du plaisir métissé d’être ensemble. Il en émanerait une nouvelle grandeur, bien différente de celle que les nostalgies de la puissance perdue vont rechercher « avant-guerre ». Certes, l’identité française a connu l’épreuve de l’affaiblissement de sa puissance et de l’amenuisement progressif de son projet, ce qui se cristallise à présent dans le thème omniprésent quoique le plus souvent implicite de la souveraineté. Mais cette intrigue peut se relire autrement. Dès 2014, cela consisterait par exemple à se ressourcer aux fraternisations transfrontières des tranchées, à la faveur des commémorations de la Grande Guerre. Cette réinterprétation du passé se révélerait porteuse de libres solidarités et de visions de souveraineté partagée. Elle fournirait à la construction européenne l’élan et l’épaisseur humaine que la logique du Grand marché ne saurait lui apporter. On perçoit que rétablir la confiance des Français en eux-mêmes à l’aune de leur histoire contribuerait de la sorte à renforcer en retour la confiance en économie comme en politique par un horizon élargi au-delà des frontières de l’Hexagone. Et le chômage ? Et cependant il y a le chômage de masse. La défiance des Français s’y enracine, et il serait tentant de penser, au rebours des développements qui précèdent, que le rétablissement de la confiance passe avant tout par des mesures d’ordre économique propres à y remédier. Ce serait méconnaître pourtant que les comportements économiques procèdent d’une manière de voir qui en fait un enjeu culturel. Par son ancienneté, sa persistance, son ampleur, le chômage ne fait-il pas bel et bien partie d’un système, qui n’est autre que la société de l’exclusion tout entière ? Effet d’une manière d’agir, il est le reflet d’une pensée, l’ombre portée d’une culture qui traite à grande échelle et sans pitié l’humain comme un moyen. Ce n’est donc pas seulement la logique financière mais la raison instrumentale qu’il faudrait remettre à sa place pour corriger l’usage rigoriste qui en est fait. Dans les années 1970, on disait la société française 210 Du convivialisme comme volonté et comme espérance bureaucratique et « bloquée » [Crozier, 1970]. À partir des années 1980, la réplique a, pour une large part, consisté à s’en remettre moins à l’État et à miser davantage sur le marché. Un cycle plus tard, sans doute peut-on considérer que le pays de Descartes s’est figé dans un nouveau dogmatisme qui se traduit par d’autres rigidités. Mais, vu sous cet angle, le problème nous dépasse. Les réformes systémiques sont improbables, et modifier les modes de pensée ne se décrète pas, à supposer que cela soit même légitime. Il demeure pourtant qu’on ne peut soigner le mal du chômage indépendamment de son biotope, ce milieu de culture dont il émane. La réplique pourrait alors consister à englober les mesures techniques dans une approche plus large portant sur le contexte. Il s’agirait d’assouplir les habitudes de pensée, les représentations et les pratiques sans pour autant enrégimenter les conduites. Ce pourrait être le fait d’une thérapeutique que la société s’administrerait à elle-même en surmontant crispations, raideurs et autres simplismes de la logique binaire dans le compromis ordinaire. C’est ce que font, peut-être sans le savoir, les sociétés à faible taux de chômage. Raviver le vivre-ensemble permettrait ainsi de lutter à la fois contre le manque de confiance et contre le chômage de masse. Les Français ne seraient peut-être pas hostiles à cette idée, si l’on se fie à ce récent sondage d’après lequel, pour 54 % des personnes interrogées, ils se font confiance à eux-mêmes pour relancer la croissance, davantage qu’à l’État (13 %) ou même aux entreprises (43 %)2. Cette opinion semblera peut-être moins surprenante si on la rapproche du constat partagé par 64 % des mêmes sondés selon lequel les difficultés que rencontre la France actuellement ne sont pas une crise mais une mutation profonde et durable de la société. À tout le moins de telles appréciations sont-elles compatibles avec la perspective qu’un nouveau cycle puisse s’ouvrir sous nos yeux. Après les Trente Glorieuses centrées sur l’État, après les « Trente Néolibérales » centrées sur le marché, il se caractériserait par le rôle majeur de la société. Une telle approche appelle une autre manière d’appréhender les politiques publiques, à la faveur d’un élargissement des modes de pensée comparable à celui qu’a suscité la Grande dépression avec 2. Sondage Ipsos réalisé pour Lire l’économie et Le Monde à l’occasion de la Journée du livre économique. Voir Le Monde daté du 12 décembre 2013. Rétablir la confiance en ravivant le sens du vivre-ensemble 211 l’avènement du keynésianisme. De fait, contribuer à promouvoir la pratique du compromis ordinaire reviendrait pour partie à agir par « métamorphose », image qu’Edgar Morin oppose à celle de la « table rase » de la logique révolutionnaire [Morin, 2010 ; 2013]. Étant à la fois autodestruction et autoreconstruction, la métamorphose comporte en effet une dimension de conservation et par là une moindre radicalité dans la transformation. Cette préoccupation en direction d’une méthode de changement alternative au volontarisme de la réforme systémique n’est pas elle-même sans affinités avec les « transformations silencieuses », ces transformations continues analysées par François Jullien [2009], telle la neige qui fond ou tels les enfants qui grandissent, que la pensée chinoise parvient mieux à cerner qu’un certain usage de la raison occidentale. Sur ce chemin, ces deux auteurs en rencontrent un troisième, Paul Ricœur, qui met en avant quant à lui la notion d’agir « de proche en proche » pour désigner une action qui se propage horizontalement sans imposer, du seul fait de son exemplarité, à l’instar de ce qui rend communicable un sentiment aussi personnel que le plaisir esthétique3. Déployons cette idée et gardons-nous de conclure. Ainsi, donc, l’expérience singulière d’un plaisir de lecture peut-elle faire un bestseller sous l’effet du bouche-à-oreille que n’avaient pas prévu les critiques. Elle opère comme le trait d’humour réussi qui, risquant un énoncé indirect, non littéral, provoque en nous la joie d’éprouver en sursaut qu’il y ait du commun entre nous, et qu’il procède de deux libertés qui se rencontrent en se rejoignant sans s’affronter. De même, l’exemplarité – qui est le contraire de la fausse exemplarité qui s’affiche – ne prétend pas énoncer une vérité définitive mais une proposition ouverte, non contraignante, non directive. À travers une figure qui assume son caractère singulier sans revendiquer une plus large portée, elle s’en remet à la capacité de l’autre pour être comprise, réappropriée, suivie et complétée. C’est ainsi – et d’autant mieux – que se forme en circulant une vérité qui se fortifie et s’élargit au fil des reprises, sous l’aiguillon du plaisir de la reconnaître et de la partager en liberté. Paradoxe : le locuteur est mieux écouté s’il adopte un ton sobre admettant la contingence de son point de vue que s’il l’expose avec grand sérieux. Cela vaut pour l’action aussi. 3. Pour une étude de cette notion à la fois très discrète et très présente chez Ricœur, je me permets de renvoyer à mon ouvrage : Ricœur politique [Monteil, 2013]. 212 Du convivialisme comme volonté et comme espérance En conservant une part de gratuité, comme si le résultat escompté n’importait qu’à moitié, le geste signifie que la liberté qui l’anime est si précieuse qu’elle tient compte de celle de l’autre, laissé juge de la suite. S’effaçant à demi, l’intention s’allège pour que l’acte n’exerce pas un pouvoir sur autrui, mais un pouvoir avec lui. De telles propositions sont à la recherche d’un style et d’une méthode d’action au service de changements en profondeur qu’on pourrait dire par infusion. Ils sont rendus possibles par une moindre violence qui préserve la confiance en misant sur l’expérimentation, la sensibilité et l’imagination, dans une visée de mutuelle émancipation. Certes, sur le trajet qu’on vient d’esquisser, surgissent des contraintes et des risques. Mais pour l’heure, il importe avant tout de porter la contradiction au néolibéralisme sur le terrain qu’il fait passer pour le sien : celui de la liberté. Car si la liberté vaut pour tous, elle a pour corollaire la fraternité au moins autant que le marché. Références bibliographiques Crozier Michel, 1970, La Société bloquée, Seuil, Paris. Jullien François, 2009, Les Transformations silencieuses, Grasset, Paris. Monteil Pierre-Olivier, 2013, Ricœur politique, Presses universitaires de Rennes, Rennes, p. 330-344. Morin Edgar, 2013, « L’idée de métamorphose dit qu’au fond tout doit changer », L’Humanité, 19 juillet. — 2010, « Éloge de la métamorphose », Le Monde, 9 janvier. Nora Pierre, 2010, « Les avatars de l’identité française », Le Débat, n° 159, mars-avril, p. 4-20. Création de formes convivialistes Sylvie Gendreau Dans ce monde complexe qui est le nôtre, il est amusant de créer, par petites touches, des moments d’effervescence propices à la réflexion des uns et des autres sur les formes et tournures que pourrait prendre une société convivialiste. Il ne s’agit pas ici, vous l’aurez compris, d’une réflexion analytique en profondeur comme le feraient des intellectuels et des savants. Peut-être même que le mot vision serait plus approprié. L’idée étant d’élargir au plus grand nombre la possibilité d’imaginer. Le droit de rêver. C’est avec cette idée en tête que j’ai fait mon entrée dans le cercle des convivialistes. Mais comment faire pour unir petits et grands de différents continents dans un même élan, une hybridation d’imaginaires portés vers une société du mieux vivre. C’est un rêve fou, cela va de soi. Mais sans rêves, ni désirs, jamais nous ne parviendrons à donner des formes concrètes à nos idéaux sociétaux et démocratiques. J’ai donc fait de Cornélius Castoriadis1, mon compagnon imaginaire, me convainquant que cette aventure n’aurait pu que lui plaire. Il en est donc le parrain. J’espère qu’il ne m’en veut pas de pendre cette liberté en son nom. Il nous fallait aussi un premier partenaire les pieds sur terre. Je l’ai trouvé au laboratoire d’Étude et de recherche en environnement et santé (LERES) de l’École de hautes études en santé publique (EHESP). La direction a accepté de nous offrir les contenants qui 1. Voir en particulier Cornélius Castoriadis, La Montée de l’insignifiance, Seuil, Paris, 1996, p. 111. 214 Du convivialisme comme volonté et comme espérance porteront nos rêves. Après une longue vie de mesures et d’analyses de nos impacts humains dans l’air, l’eau et le sol, leurs anciens contenants — éprouvettes, ballons et flacons de toutes sortes — seront reconvertis pour la création collective d’une œuvre convivialiste. Un mouvement important, une intention poétique, un parrain inspirant, une jolie verrerie, les choses commencent à prendre forme. Il fallait un titre à l’aventure : Bouteilles à la mer a été choisi pour inviter au voyage vers l’autre, à l’importance de l’eau, de la nature et de l’aléatoire et aux tempêtes qu’il nous faudra affronter pour réussir la cocréation d’une société convivialiste. Mais il manque l’essentiel : Les rêveurs. Qui sont-ils ? Un et tous. Ceux vers qui nous irons. Ceux qui viendront vers nous. Depuis le mois de novembre 2013, le travail est en cours. Quatre compositions ont été créées jusqu’à maintenant : À Namur et à Mons en Belgique, à Nantes et à Rennes en Bretagne et les prochaines seront créées à Montréal au Québec. Ensuite, c’est ouvert, nous attendons les invitations. Déjà, le début de l’expérience nous apprend des choses intéressantes : La première constatation, il faut sortir au grand air, être dans le mouvement du monde pour faire rêver et réfléchir… Il nous appartient de créer des moments d’effervescence pour favoriser l’émergence. La théorie ne suffira pas. Il faut de l’événementiel et de l’expérientiel pour partager les connaissances et mieux les intégrer individuellement et collectivement. Ensuite, il y a un socle commun de désirs. Aux premières questions posées, les réponses qui viennent spontanément sont l’amour, l’amitié, l’empathie, la solidarité, l’harmonie, la liberté, le partage, le plaisir, la convivialité… Il suffit parfois de parler de lumière pour la faire jaillir. Trop de négativisme et de pessimisme tue le désir. Il est évident qu’il faut dénoncer et expliquer ce qui ne va pas, mais il est tout aussi important de proposer des pistes de solution et d’ouvrir des chemins porteurs pour une réinvention. Finalement, il y a un sentiment de connexion. Tous semblent ravis de retrouver leurs rêves réunis dans un même flacon. Il y a, dans les heures qui suivent la cocréation de la composition, un sentiment de joie palpable, un sentiment de bien-être, parce que, pour un court instant, tous croient que nous y arriverons. « L’imagination n’est pas simplement la capacité de combiner des éléments déjà donnés pour produire une autre variante d’une Création de formes convivialistes 215 forme déjà donnée, écrit Cornélius Castoriadis, l’imagination est la capacité de poser de nouvelles formes. » Voir ses rêves pour inventer les nouvelles formes d’une société convivialiste, c’est l’invitation que vous fait le projet de création collective Bouteilles à la mer. Cocréons ces formes. Ne sommesnous pas tous des êtres imaginants ? Un mode de vie convivialiste à la montagne1 Jacques Beaumier Je suis artisan du bâtiment dans une commune de montagne, au cœur du massif de la Chartreuse. Agriculteurs, artisans, commerçants, employés des services publics ou salariés des entreprises de la filière bois, ici, nous nous connaissons. Nos voisins sont nos clients ou nos fournisseurs, nos employeurs ou nos employés. Ici le travail local engendre naturellement du lien social et les relations au quotidien reposent largement sur la confiance et la solidarité. Peut-être que ce témoignage participera à attirer quelques regards curieux d’universitaires, de sociologues ou de philosophes sur nos communautés de paysans et d’artisans, que l’on prend volontiers pour les vestiges d’un monde voué à disparaître. À la lecture du Manifeste convivialiste et à l’écoute de quelques conférences, j’ai parfois eu le sentiment qu’on parlait de nous. Laissez-moi vous raconter un de mes premiers contacts avec ce territoire. Je venais d’emménager dans ma maison, en cours de restauration. J’avais besoin de bois sec pour des volets et je me suis rendu pour la première fois au séchoir du village voisin. Le séchoir est un bâtiment chauffé à plus de soixante degrés pour ramener en trois semaines 80 m3 de bois à moins de 20 % d’humidité, permettant de le travailler sans risque de retrait ou déformation. À 1. J’ai reçu un premier texte de Jacques Beaumier, que je ne connaissais et ne connais toujours pas, sur le site <www.lesconvivialistes.fr>. Je l’ai trouvé d’une simplicité étonnamment éloquente. Après deux ou trois échanges par mail, je lui ai demandé s’il pouvait rassembler ce qu’il avait écrit. J’y trouve un bel esprit convivialiste. Alain Caillé Un mode de vie convivialiste à la montagne 217 côté du séchoir, un grand hangar où sont stockées les dimensions courantes. C’est sous ce hangar que je viens me mettre à l’abri d’une petite neige froide et lourde tandis que le patron charge un semi-remorque. Au bout de quelques minutes, il interrompt son travail pour venir me voir et me demande avec un bon sourire ce qu’il peut faire pour moi. Il a près de soixante ans, le regard clair sous la casquette épaisse et le corps massif mais alerte sous la veste de travail. Je lui explique que j’ai besoin de planches rabotées mais que je ne peux pas les emmener en quatre mètres et que j’ai oublié ma scie. Il disparaît quelques instants pour revenir avec l’outil, s’excuse de ne pas avoir le temps de m’aider, et m’invite à choisir et recouper tranquillement mes planches, puis retourne manœuvrer sous la neige. Une dizaine de minutes plus tard, le camion chargé, il revient vers moi pour me dire qu’il doit s’absenter et de ne pas attendre son retour. Avant que j’aie le temps de le lui demander, il ajoute : « Vous voyez la pochette de plastique accrochée là-bas… Il y a ce qu’il faut pour noter ce que vous aurez pris, avec votre nom et votre adresse. » Sur quoi, il s’éloigne en me souhaitant une bonne fin de journée. Pour moi qui venait de passer dix ans dans le centre-ville de Grenoble, ces quelques mots anodins ont eu un effet extraordinaire. Un peu comme de sortir d’une de ces machines de science-fiction à remonter le temps. Parallèlement au principe de confiance qui impose l’honnêteté, j’ai découvert ici la rivalité pour la reconnaissance de la compétence et de l’utilité. Pour l’artisan, il y a, dans chaque réalisation, chaque intervention, la preuve matérielle de son savoir-faire et de son utilité dans la communauté — contrairement au travailleur dit « intellectuel », qui souvent ne peut être rassuré que par l’approbation de sa hiérarchie, tant sa production est sujette à évaluation subjective. Il y a une dizaine de jours, je me suis trouvé sans eau courante, avec le sol extérieur détrempé là où le tuyau d’alimentation entre dans ma maison. J’ai appelé mon voisin, le plombier de nos villages, qui a quitté immédiatement son chantier à un quart d’heure de là pour venir constater le problème et diagnostiquer, par l’intuition et la réflexion, la rupture probable d’une réparation là où une entreprise a creusé à l’automne dernier pour enterrer les câbles électriques du hameau. Il a immédiatement appelé un collègue entrepreneur de travaux publics, qui était sur un chantier à plus d’une demi-heure de là, lequel est arrivé une heure plus tard, avec une mini-pelle 218 Du convivialisme comme volonté et comme espérance mécanique sur sa remorque, pour creuser délicatement jusqu’à retrouver la canalisation… et le raccord qui avait effectivement lâché. N’ayant pas de raccord de remplacement, il a rappelé le plombier retourné sur son chantier, lequel lui en a apporté un dans les vingt minutes. Et environ trois heures après mon appel, tout était remis en ordre. J’aurais la facture de terrassement à la fin du mois, peut-être… et je n’en recevrai aucune de mon voisin plombier pour ses déplacements et le temps perdu. Mais il y a quelque temps, il m’avait demandé de fabriquer pour lui, quand je pourrais, un petit caillebotis pour circuler dans sa cave. Je crois bien que je vais devoir m’en occuper au plus vite, et au meilleur prix. Si je me sens aussi bien à ma place dans ces montagnes, moi qui suis arrivé à l’été 2012, c’est certainement parce que cette rivalité généreuse qui s’exerce quotidiennement crée entre les individus un lien de solidarité qu’aucun discours ne saurait créer. Et je regrette de ne pas voir plus souvent valoriser ce modèle social qui se perpétue certainement dans beaucoup de communautés rurales. Je crois qu’elles ont, avec « les intellectuels », le même problème que j’ai avec mes clients. Je sais faire de beaux et solides enduits minces de chaux et sable sur des cloisons intérieures de placo-plâtre, au prix d’une peinture soigneusement réalisée. La plupart de ceux qui les voient trouvent formidable qu’on puisse donner à ce morne produit de l’industrie une si belle matière de surface. Mais personne ne me contacte jamais pour me demander des renseignements sur ces enduits, parce que, dans le bâtiment tel qu’on le connaît aujourd’hui, cela n’existe pas… Un peintre vous dira que les enduits traditionnels chaux et sable, c’est le travail du maçon. Demandez au maçon, il vous assurera qu’il est impossible de faire un enduit traditionnel sur du placo-plâtre. Ce n’est pourtant pas particulièrement difficile, mais ce n’est que du savoir-faire individuel, avec quelques euros de matière première par m2 d’enduit. Alors, cela n’intéresse pas l’économie du bâtiment et personne n’en parle, ni dans les revues professionnelles ni dans les émissions de décoration à la télévision. Donc, personne ne vient me voir pour me demander des informations à ce propos. Si vous trouvez qu’il y a un parallèle avec la raison pour laquelle beaucoup « d’intellectuels » nous ignorent, vous serez intéressé par la raison pour laquelle je fais quand même de plus en plus d’enduits minces. En fait, je vous l’ai déjà dit : ceux qui les ont vus de près sont souvent enthousiastes. Et souvent, ils en veulent chez eux, Un mode de vie convivialiste à la montagne 219 puis les montrent à leurs amis, en parlent à leurs voisins… Je crois qu’on ne peut pas faire grand-chose pour que « les intellectuels » s’intéressent aux artisans, mais de tout temps ceux qui ont été amenés à le faire parce qu’ils avaient un pied dans chaque monde, de William Morris à Matthew Crawford, ont trouvé là de quoi alimenter leurs réflexions sur ce que serait une société en meilleure santé. Ici, quelques éléments simples font que la vie est bonne. Les relations de voisinage, le contenu du travail, la proximité avec la nature, l’alimentation. Ces éléments de base sont inaccessibles à des millions de Français. Au service de quoi avons-nous mis le progrès technique ? Avec quelle efficacité, et pour qui ? L’évolution du travail me semble exemplaire, et voici une dernière petite histoire à ce propos. Il y a quelque temps, j’ai fait des travaux de menuiserie chez moi. Une journée entière consacrée à l’usinage et l’assemblage de huit pièces de bois, montants et traverses constituant un précadre de porte et la structure d’un cloisonnement. Il faut dire que tout cela a trouvé sa place au millimètre en haut d’un escalier, dans une pièce en soupente où rien n’est perpendiculaire ni parallèle. Il a fallu ajuster les pièces de bois en biais et en biseau, et pas une coupe d’assemblage n’était d’équerre. Aussi, au moment d’aller préparer mon dîner, j’ai inspecté mon travail et redescendu l’escalier avec un certain sentiment de fierté. Parlons justement de cet escalier que je n’ai pas construit. Il est de type « quart tournant », pris entre des murs gauches et non perpendiculaires, et seulement trois de ses quatorze marches sont identiques et parallèles. Le coup d’œil perçoit immédiatement qu’il s’agit de « belle ouvrage » tant l’harmonie des proportions n’a pas souffert de la difficulté de conception, et il n’est pas rare que mes visiteurs admirent l’élégance de son dessin. « Tout artisan serait fier d’être le père de cet escalier », me disais-je en le descendant, « mais ce n’est pas le cas ». En effet, il a été réalisé par un spécialiste dont voici le processus de fabrication. Les mesures sont prises à l’aide d’appareils de type laser-mètre et multilaser de mesure d’angle. Ces mesures sont ensuite transférées dans le système informatique qui calcule les dimensions de chacune des pièces pour le modèle d’escalier choisi dans la base de données. Ces cotes sont alors transmises aux machines à commande numérique et il reste à l’ouvrier qui surveille la machine à assurer son approvisionnement en bois. 220 Du convivialisme comme volonté et comme espérance « Qui donc pourrait être fier ? » me répétais-je en préparant mon repas. Peut-être le concepteur du logiciel… Alors, pour changer de société, on pourrait peut-être commencer par aider le (re) développement local en essayant de désindustrialiser le quotidien. Dans les domaines du logement, du mobilier, de l’alimentation, de l’habillement… il y a des entreprises qui montrent que les productions artisanales peuvent trouver leur clientèle en intégrant un vrai savoir-faire. À Albi, où je suis allé suivre une formation, un compagnon plâtrier m’expliquait qu’il était concurrentiel au placo-plâtre avec du traditionnel « briques creuses et enduit plâtre » sur les chantiers d’accès facile, et qu’il était débordé de travail. Moi, je réalise des peintures naturelles que je produis moi-même, des enduits intérieurs chaux et sable, des meubles sur-mesure en bois de pays. Peu d’achats extérieurs, pas d’intermédiaires, peu de charges et un revenu modeste… mais des prix abordables et une vraie qualité de vie au travail comme à la maison. Ne vous méprenez pas, je ne suis pas contre le progrès technique. Mais il me semble que celui-ci privilégie le résultat et le coût, au détriment du travail lui-même. L’ouvrage au détriment de l’œuvre. La question est de savoir ce qui compte le plus pour nous, entre ce que nous pouvons acquérir et ce que nous vivons au travail et dans notre cadre de vie quotidien. Nous pouvons acheter de nombreux objets techniquement évolués pour des usages très sophistiqués, mais il faut renoncer à ce que chacun accède à un métier satisfaisant. Un métier qui apporte son lot quotidien de bonnes stimulations sensorielles, corporelles, intellectuelles et sociales. Je suis venu m’installer ici, prêt à une certaine solitude, essentiellement pour quitter la ville et reprendre un travail manuel et indépendant. Mes attentes sont comblées, mais je découvre aussi que le lien social fait naturellement partie de cette nouvelle vie. Et quand j’entends les plus jeunes dire qu’ils n’ont pas envie de vivre en ville, même pas d’aller faire du shopping le samedi, je me dis que nous méritons plus d’attention de la part de ceux qui se désolent de l’évolution de notre société. C) Fondements théoriques, prolongements, accords et désaccords La vie sociale comme fin en soi. Contribution théorique au convivialisme François Flahault Il est illusoire de penser que le bien propre de chacun puisse se réaliser indépendamment de la vie sociale et de la qualité de celle-ci. Veiller à ses intérêts personnels tout en laissant se dégrader la vie sociale, c’est en réalité scier la branche sur laquelle chacun de nous est assis. La vie sociale n’est pas un moyen, elle ne répond pas seulement à une « utilité », c’est une fin en soi. Précisons tout de suite que la vie sociale, telle que chacun de nous en fait l’expérience, ne se confond nullement avec ce que Durkheim appelait « la société », organisation dans laquelle il voyait un Tout auquel chacun devait s’identifier. L’organisation sociale (juridique, administrative, politique, économique) n’est pas une fin en soi, c’est – en principe – un ensemble de moyens et d’institutions destiné à faire que les citoyens, même les plus modestes, ne soient pas abandonnés, qu’ils aient leur place parmi les autres, jouissent librement d’une vie sociale, puissent participer aux activités liées à celle-ci et aient accès à différents biens collectifs culturels en plus des biens marchands qui leur sont utiles. Notre narcissisme spontané, joint à toute une tradition de pensée occidentale, nous porte à croire que notre être est à l’intérieur de nous : le meilleur de moi-même est en moi, ce qui est à l’extérieur de 222 Du convivialisme comme volonté et comme espérance mon corps ne fait pas partie de moi1. D’où l’idée que la vie sociale et les cultures humaines (celles-ci étant inséparables de celle-là), n’ont pas de valeur ontologique. La société aurait été créée par les hommes pour des raisons utilitaires : organiser la satisfaction des besoins, assurer la sécurité. On reconnaît, le cas échéant, les agréments que la société peut apporter. On couronne cette vision par les droits de l’homme et par des considérations morales. Ou par la Théorie de la justice de John Rawls. Voilà la vulgate anthropologique aujourd’hui la plus répandue. Cette vulgate, il nous faut aujourd’hui la réviser de fond en comble. Il faut revenir à la question « qu’est-ce que l’être humain ? ». Nous avons tendance à croire que l’être humain, on sait ce que c’est : les représentations communément partagées par les gens cultivés passent pour des vérités acquises. En réalité, la conviction partagée qu’il n’y a pas à revenir sur la question de ce que nous sommes procède du désir de ne pas en apprendre davantage sur ce que nous sommes. Autrement dit, de ne pas être dérangés. Rappelons d’abord que la conception occidentale de l’individu (dont procède la pensée économique orthodoxe) se fonde sur l’idée que l’individu précède la société. Ceci aussi bien dans la tradition platonicienne et chrétienne que dans la pensée matérialiste (de Lucrèce à Marx), ce qui rend bien difficile de penser autrement. De ce présupposé fondamental (bien résumé par le « je suis » cartésien) découle, comme Louis Dumont l’a bien vu, la croyance que le rapport de chacun aux choses (choses censées répondre à des besoins) est premier, et que le rapport aux autres ne se forme que dans un second temps, pour des raisons pratiques. Cette croyance procure un bénéfice narcissique. En témoigne l’attrait exercé par le personnage de Robinson Crusoé (surtout chez les garçons), qui se réalise par lui-même en maîtrisant les choses, puis, dans un second temps, en s’assujettissant Vendredi. L’idée d’un rapport premier aux choses (bien soulignée par Louis Dumont) va dans le sens de la convoitise enfantine pour les biens matériels que l’on peut posséder et qui procurent du prestige auprès des autres. 1. Norbert Élias a eu le mérite de pointer cette croyance et de la mettre en question : « L’idée que la conscience, les sentiments, l’entendement ou même le véritable “soi” auraient leur siège “à l’intérieur” de l’individu semble si convaincante… », La Société des individus, Fayard, Paris, 1991, p. 162. La vie sociale comme fin en soi. Contribution théorique… 223 Cette anthropologie est aujourd’hui complètement dépassée. Elle marche sur la tête, il faut la remettre sur ses pieds. L’état de nature des humains, c’est l’état social. Je ne reprends pas ici les apports scientifiques des dernières décennies qui justifient cette révolution : j’en ai fait état dans Le Sentiment d’exister, Le Paradoxe de Robinson et Où est passé le bien commun ? Je me contenterai de rappeler que c’est sur la base d’une relation interhumaine que chacun de nous vient à l’existence. Le premier bien auquel accède tout nouveau-né, c’est sa propre existence en tant que personne. Or celle-ci ne lui est pas donnée par ses seuls gènes. Elle lui est donnée dans et par la relation qu’ont avec lui ses parents et d’autres adultes. Ce bien premier qu’est le sentiment d’exister se confond avec ce que j’appelle « bien commun vécu ». Rappelons ce qui distingue les biens communs ou biens collectifs des biens marchands : 1) ce ne sont pas des biens rares (le fait que je bénéficie de l’éclairage public ou d’un savoir ne diminue pas la quantité disponible pour les autres) ; 2) leur accès est libre (pour faire la cuisine, je dois acheter les ingrédients, mais pas la recette). À ces deux critères, le concept de bien commun vécu en ajoute un troisième : un bien commun vécu n’existe pour moi que si d’autres en bénéficient en même temps que moi. Ainsi, chacun de nous, à l’aube de sa vie, n’a pu éprouver une joie de vivre que si, à son contact, l’adulte qui s’occupait de lui l’éprouvait également. C’est ce dont témoignent le regard mutuel et le sourire mutuel qui s’échangent entre la mère et son bébé ; et, quelques mois plus tard, le fait que tous deux prennent plaisir à s’intéresser à la même chose, à jouer au même jeu, à manipuler le même objet (c’est donc dans ce second temps que les choses entrent en jeu). Le bien commun vécu est un bien premier et fondamental, il reste vital pour chacun de nous tout au long de notre vie. En principe, les institutions, les activités économiques et les biens collectifs sont là pour permettre à ce bien premier de se maintenir et de se déployer dans les différents aspects et secteurs de la vie sociale. La confiance est l’un de ces biens collectifs, ingrédient indispensable de toute convivialité, de toute expérience de bien-être. La confiance, ou la défiance, jouent également un rôle essentiel dans toutes les fonctions liées à l’organisation sociale et au travail. Au sein des relations de travail, tout le monde est sensible à l’« ambiance ». On dit par exemple : « Le boulot est assez pénible, 224 Du convivialisme comme volonté et comme espérance mais il y a une bonne ambiance. » Ou au contraire : « c’est un panier de crabes », « l’atmosphère est pourrie ». L’absence de langage commun, de références et d’expériences communes entre les personnes, lorsqu’elle s’ajoute aux écarts hiérarchiques et/ou de classe sociale, nourrit la défiance. Laquelle se traduit par ce que Spinoza appelle les passions tristes (ressentiment, haine, envie, arrogance, mépris, etc.). Tout en soutenant l’existence de chaque individu, les choses, les biens (qu’ils soient matériels ou immatériels) sont donc toujours aussi des médiateurs entre nous et les autres (comme le savent bien les lecteurs de l’Essai sur le don de Marcel Mauss). Même les biens utilitaires, ceux qui répondent à des besoins, sont aussi des biens relationnels : ils participent indirectement au sentiment d’avoir sa place parmi les autres. Les publicitaires ont très bien compris que les biens marchands ne s’achètent pas uniquement pour leur valeur d’usage et que, pour mieux les vendre, il faut souligner leur valeur relationnelle, faire croire qu’ils procurent un bien commun vécu (montrer, par exemple, qu’en se partageant un camembert de telle marque, les membres d’une même famille éprouveront une joie conviviale). De même, le temps de travail, avec ses relations professionnelles, n’a pas seulement une valeur utilitaire pour ceux qui le vivent, c’est aussi un temps d’existence où l’on jouit d’un certain bien commun vécu. Ou bien, au contraire, un temps où l’on souffre de relations oppressantes, ou d’une absence de relation avec les autres. Si l’on prend le terme de culture au sens large (tout ce qui se transmet par apprentissage et non par les gènes), on comprend qu’il n’y a pas de sociétés humaines qui ne soient en même temps des cultures : toute relation interhumaine est médiatisée par un monde commun de représentations et de pratiques, par des choses, matérielles ou immatérielles. À ce titre, les activités économiques font partie de la culture. Il y a économie parce que, d’abord, il y a société, et non l’inverse. L’économie constitue un bien commun indispensable – mais non le seul ! Ce que les économistes appellent « externalités » sont en réalité, dans le cas des « externalités positives », des biens communs, et, dans le cas des « externalités négatives », des dégradations de biens communs. « Externalités », « défaillances de marché », La vie sociale comme fin en soi. Contribution théorique… 225 « cohésion sociale », « environnement » : tous ces termes donnent l’impression que ce qu’ils désignent constitue des réalités dont, certes, il convient de se soucier, mais qui sont cependant des réalités secondaires, pour ainsi dire des à-côtés en comparaison de ce qui est censé constituer l’alpha et l’oméga de toute société : l’économie marchande (laquelle occupe aujourd’hui dans le discours politique la place qu’occupait la référence religieuse dans les régimes de droit divin). C’est ainsi, par exemple, que, dans le cas où certains biens tels que l’eau ou la santé sont institués en tant que biens communs, on se justifie fréquemment par la nécessité de remédier aux « défaillances de marché ». Donc en se fondant, encore et toujours, sur le discours économique, alors que c’est bien une philosophie sociale qui devrait servir de point d’appui. Il n’est donc pas facile de redonner une pleine légitimité à ces « à-côtés ». Il est pourtant nécessaire de s’atteler à cette tâche de pensée si l’on veut élaborer une nouvelle vision du progrès. Il faut rendre manifeste le fait que les biens marchands n’ont pas une valeur ontologique supérieure aux biens communs ou biens collectifs. Ceci en dépit du fait que, spontanément, le désir humain se porte davantage sur les biens marchands que sur les biens communs, raison pour laquelle ceux-ci, dans l’ensemble, restent sous-évalués. De plus, la qualité de la vie sociale ou sa dégradation se laissent difficilement appréhender par des chiffres, ce qui constitue un handicap dans des sociétés où ce qui compte, c’est ce qui se compte. Du mythe de la croissance à l’Homo convivialis1 Francesco Fistetti Le convivialisme : principe-espérance du xxie siècle Pour un manifeste du convivialisme, que nous présentons ici au lecteur italien, écrit par Alain Caillé, n’a pas pour ambition d’ajouter une nouvelle doctrine philosophico-politique à celles qui ont dominé le siècle passé (libéralisme, socialisme, communisme, anarchisme). Il vise plutôt à extraire ce que ces idéologies et ces expériences concrètes – si différentes au regard tant de leur origine historique, de leur inspiration et de leur finalité éthico-politique – avaient, sans le savoir, en commun. Tout au long de l’histoire de la modernité, l’idéal démocratique s’est incarné dans ces quatre idéologies qui, aujourd’hui, ont atteint une sorte d’épuisement interne. Le problème fondamental soulevé par le convivialisme est de définir sous quelle forme et à quelles conditions il est possible de réactiver l’idéal démocratique, compte tenu des transformations qui se sont opérées à l’échelle mondiale, avec l’entrée dans l’ère de la mondialisation et eu égard à l’urgence dramatique des défis auxquels il nous faut désormais faire face. Défis dont l’enjeu fondamental n’est autre que la survie même de l’humanité sur notre planète. 1. Ce texte est la préface à la traduction en italien, sous le titre Per un Manifesto del convivialismo [2013] d’Alain Caillé, Pour un manifeste du convivialisme. Traduit par Salvatore Maugeri et Elisa Noveli. Du mythe de la croissance à l’Homo convivialis 227 Comme le rappelle Caillé, tel était déjà le problème que Mauss soulevait en conclusion de son Essai sur le don (1923-1924) quand il expliquait que le « secret » du vivre ensemble (convivenza) des peuples et des nations consistait à savoir définir à chaque fois les modalités institutionnelles grâce auxquelles ceux-ci puissent « s’opposer sans se massacrer, et se “donner” sans se sacrifier mutuellement » [Mauss, 1964, p. 291]. Mauss suggérait que pour rompre le cercle infernal de la guerre de tous contre tous, il convenait de s’en remettre à la logique du don, du donner-recevoir-rendre, seule capable de conduire à « déposer les armes », de « stabiliser leurs rapports » et de transformer en socius celui qui auparavant était considéré comme un ennemi. Le manifeste du convivialisme – proposé par Caillé comme piste de réflexion, ouvert à révision et intégration ultérieures – pose de façon tranchée que l’humanité actuelle se trouve dans une situation extrême ou, pour citer Jaspers, dans une situation limite, où se trouve en danger tout le patrimoine matériel, moral, artistique, scientifique, technologique, philosophique, religieux, etc., que l’humanité a réussi à accumuler au cours de son histoire plurimillénaire. Il s’agit d’une crise de civilisation dans une acception absolument inédite au regard de ce que les historiens ont jusque-là pu décrire. Clarifions ici ce point en suivant l’analyse de Johan Huizinga dans son ouvrage publié en 1935, La Crise de la civilisation. Il attirait à juste titre notre attention sur le fait que l’expression « crise de la civilisation » est un concept historique, et non une formule susceptible d’être utilisée à tort et à travers, bref un critère (criteri) herméneutique dont on se sert pour reconstruire les processus historiques. Se référant au Déclin de l’occident de Spengler [1917], il observait que, malgré les réticences des lecteurs vis-à-vis de ses analyses, ce livre les a familiarisés à l’idée de la « possibilité d’un déclin de la civilisation actuelle », quand ils témoignaient jusque-là d’une foi indiscutée dans le progrès [Huizinga, 1963, p. 5]. Par rapport à ces précédents, le manifeste proposé par Caillé se caractérise par une tonalité absolument « apocalyptique » dans ses dimensions philosophiques et ses emprunts aux sciences sociales, dans le sens où il exprime la conscience d’une catastrophe imminente. Pour autant, il ne se laisse pas entraîner au catastrophisme – ni savant (illuminato), ni obscurantiste. Au contraire, il énumère tous les signes – quoique 228 Du convivialisme comme volonté et comme espérance ténus – d’une heuristique de l’espoir – à l’opposé de l’heuristique de la peur d’Hans Jonas – qui conduit à la (re)construction de l’idéal du vivre ensemble qu’Aristote appelait la « vie bonne » : non seulement une éthique des vertus, mais également une éthique (cosmo) politique. On pourrait dire, avec Höderlin : « Là où se trouve le danger, grandit aussi ce qui sauve (Wo aber Gefahr ist, wächst/Das Rettende auch.) » Si le principe-espérance, aujourd’hui, s’appuie toujours sur les valeurs de l’Occident, il s’agit néanmoins, comme l’explique Caillé, de les « relativiser afin de leur donner une portée authentiquement universelle » [Caillé, 2013, p. 45]. En effet, l’heuristique de l’espoir n’est pas fondée ici sur une critique totalisante du progrès – comme nous en avons tant connu, tout au long du xixe siècle – conduisant souvent à « jeter le bébé avec l’eau du bain ». Elle vise, au contraire, au partage d’un nouveau projet de civilisation, qui remet l’idéal de la démocratie sur une voie alternative à celle empruntée jusque-là par les grandes idéologies de la modernité. Caillé précise clairement quelle est la voie que la démocratie des modernes a parcourue, cette voie qui est à présent impraticable. Il s’agit d’une thèse très originale, et tout à fait réaliste par la clairvoyance avec laquelle est analysée la dynamique qui a alimenté la construction du modèle occidental de démocratie, en particulier dans le cadre historico-politique du Welfare State ou, comme le dit Caillé à propos du cas français, des Trente Glorieuses. Il s’agit d’une thèse à la fois philosophique et anthropologique. En premier lieu, et à la suite d’une série d’auteurs que j’évoquerai plus loin, Caillé est convaincu que nous sommes entrés désormais dans une ère « postdémocratique » [ibid., p. 9]. Qu’est-ce que cela signifie ? En substance, que l’idée démocratique n’a plus la force intrinsèque de s’universaliser selon les lignes directrices suivies jusqu’ici et qui l’ont conduite au point mort. De quoi s’était nourrie jusque-là la dynamique démocratique, au point d’en garantir le succès dans les pays occidentaux, pour atteindre son apogée en termes de force d’attraction qui conduira à l’effondrement des pays communistes de l’Europe de l’Est après 1989 ? Mettant à profit les travaux de René Girard, Caillé applique la thèse du « bouc émissaire » aux sociétés démocratiques de l’après Seconde Guerre mondiale. Pour conjurer la violence, source de destruction du lien social, il existe trois modalités de gestion du conflit, soit en adoptant le langage freudo-hégélien, trois façons de Du mythe de la croissance à l’Homo convivialis 229 sublimer/dépasser la haine et la colère sociales, afin de construire une vie commune plus ou moins pacifique : la projection de la haine, son introjection, ou sa dialectisation [ibid., p. 6]. Comme on le sait, à partir de l’examen d’un vaste matériel ethnologique et mythologique, Girard en vient à établir un lien structurel entre la violence et le sacré : par sa catharsis, le sacrifice empêche la propagation désordonnée de la violence et réussit à en arrêter la contagion. La moindre étincelle de violence peut provoquer un incendie catastrophique, dans la mesure où le spectacle de la violence est contagieux, et, souligne Girard, « il n’existe pas de règle universellement valable, il n’y a pas de principe qui réussisse à lui résister », car celle-ci possède « d’extraordinaires effets mimétiques, parfois directs et positifs, parfois indirects et négatifs » [Girard, 1980, p. 49-50]. Girard définit la « crise sacrificielle » comme la « crise des différences », c’est-à-dire la dissolution d’un ordre culturel historiquement déterminé. À mesure que s’efface la ligne de démarcation entre le pur et l’impur, toutes les autres différences précipitent dans le chaos et le mécanisme de la violence mimétique se déclenche. Girard insiste : « Cet ordre culturel […] n’est rien d’autre qu’un système d’organisation de différences ; ce sont les écarts différentiels qui donnent aux individus leur identité, qui leur permettent de se situer les uns par rapport aux autres » [Girard, ibid. p. 73]. Comme le montre l’étude des sociétés dites « primitives », mais aussi des tragédies grecques et modernes (comme celles de Shakespeare), ce sont les différences culturelles qui garantissent « l’ordre, la paix et la fécondité ». Bref, c’est la perte des différences « qui provoque la folle rivalité, la lutte à outrance entre les hommes d’une même famille ou d’une même société [ibid.]. La crise sacrificielle est la crise de l’ordre culturel, engendrée par l’effondrement ou l’occultation des différences. Girard dépeint le mécanisme de la rivalité mimétique comme le moteur de la violence destructrice : le désir de violence naît non pas de l’impossibilité d’obtenir l’objet désiré, mais du désir de l’objet désiré par un tiers, se posant en ainsi en rival. « En désirant tel ou tel objet, le rival l’indique au sujet comme désirable. Le rival est le modèle du sujet, non pas sur le plan superficiel des façons d’être, des idées, etc., mais sur le plan essentiel du désir » [ibid., p. 193]. 230 Du convivialisme comme volonté et comme espérance La colère, l’envie et le ressentiment sont les sentiments que le mécanisme du désir du désir de l’autre et de la rivalité mimétique peuvent déclencher. Une telle situation avait déjà été magistralement diagnostiquée par Alexis de Tocqueville dans De la démocratie en Amérique, où, dans des pages mémorables, il décrit la valeur de l’égalité comme une sorte de fata morgana2 que les hommes croient avoir saisie, mais qui leur file sans cesse entre les mains. Telle est la loi de la rivalité mimétique : le désir d’égalité « devient toujours plus insatiable, à mesure que l’égalité se fait plus grande » ; et « dans les démocraties, les hommes obtiendront facilement une certaine égalité ; ils ne peuvent toutefois atteindre celle qu’ils désirent : celle-ci recule chaque jour devant eux, mais sans jamais se dévoiler totalement, et, en s’éloignant les entraîne à la suivre. En permanence, les hommes croient être sur le point de la saisir et toujours elle échappe à leur prise » [Tocqueville, 1968, vol. 2, p. 630]. Pour Girard, le désir mimétique et la violence contagieuse qui lui est associée détruiraient la communauté s’il n’existait pas une « victime expiatoire » pour briser ce mécanisme catastrophique et rétablir l’ordre culturel des différences. Caillé s’approprie librement les résultats des travaux de Girard. Il distingue trois formes de gestion du conflit et de canalisation/ contrôle du ressentiment social. La première met en jeu un dispositif de projection qui peut à son tour avoir deux modalités d’expression. La première consiste dans la projection de la haine et du conflit sur une « victime sacrificielle » ou « bouc émissaire », qui est un membre à la fois interne et externe à la communauté. Sa mise à mort calme les tensions accumulées et réconforte les identités menacées, les purgeant de leur composante d’hostilité réciproque. Dans la seconde modalité, la projection est dirigée vers un membre extérieur à la communauté, désigné comme étranger, comme ennemi. La « singularité paroxystique et terrifiante » des totalitarismes du xxe siècle consiste dans le fait qu’ils ont utilisé ces deux dispositifs sociopsychiques de projection, étiquetant et exterminant comme 2. C’est le nom donné à un effet d’optique rare observable dans certaines mers, résultant de la déformation des rayons lumineux au passage de couches d’air chaud et froid, et donnant naissance à des images illusoires, des mirages. Du mythe de la croissance à l’Homo convivialis 231 ennemi des groupes raciaux particuliers, comme les Juifs. Il faut ici rappeler que la distinction ami/ennemi a été théorisée en termes d’inimitié « existentielle », c’est-à-dire ontologique, par le juriste philonazi Carl Schmitt. Il voyait même dans cette distinction le caractère constitutif et fondateur du politique tout court, jusqu’à offrir une sorte de rationalisation philosophique moderne au mécanisme victimaire [Fistetti, 2010, p. 174-180]. La seconde modalité de neutralisation du conflit réside dans l’introjection de la haine. Elle se manifeste à travers l’instauration d’une instance à la fois immanente et supérieure au corps social, qui doit être capable de contrôler toutes les forces centrifuges et d’établir une hiérarchie des sujets en fonction de leur valeur (présumée). C’est-à-dire, comme le clarifie Caillé, faisant écho sur ce point à Louis Dumont, « une échelle graduée de la légitimité, de la dignité, de la pureté et de la puissance », de sorte que la haine se transforme en déférence à l’égard des supérieurs, en mépris pour les inférieurs, en respect du pouvoir dominant. La troisième modalité de gestion/neutralisation de la violence réside dans la dialectisation de la haine. Il s’agit de la solution proposée justement par Mauss : déclencher le cycle du donnerrecevoir-rendre là où règne la guerre de tous contre tous et où n’importe quel conflit peut dégénérer en contagion et furie de violence « sacrificielle ». C’est la solution qu’on pourrait définir avec Aristote, d’ailleurs invoqué par Mauss, de la « juste mesure » (mesòtes) [Chanial, Fistetti, 2011]. Un équilibre doit être constamment recherché et minutieusement reconstruit si l’on veut éviter des issues (auto) destructrices. C’est particulièrement le cas en régime démocratique, par essence caractérisé par ce que Chantal Mouffe [1993 ; 1994] appelle un « pluralisme agoniste » d’intérêts et de valeurs. Dans la démocratie moderne – y compris dans les formes démocratiques radicales que l’on peut imaginer dans le sillage de Castoriadis ou d’autres auteurs –, chaque situation et chaque sujet, s’ils ne trouvent pas le juste équilibre entre intérêt pour soi et intérêt pour autrui, entre droit et devoir, entre souci de soi et ouverture à l’autre, courent le risque de dégénérer en conflits (néo)corporatistes susceptibles de dissoudre l’ordre social. C’est ici que la thèse de Caillé, tirée de Girard, trouve toute sa force : la démocratie politique qui a été édifiée au sortir de la Seconde Guerre mondiale avec le Welfare State a fait miroiter 232 Du convivialisme comme volonté et comme espérance devant les yeux de tous la perspective d’un enrichissement matériel « ininterrompu pour soi et pour ses enfants » et d’un changement de leurs conditions sociales et symboliques marqué par la prospérité. Ce qui a été le but ultime (et premier) de la Société d’abondance, ainsi que l’a définie John K. Galbraith dans un livre célèbre publié en 1958 [1969], dans laquelle tout le monde vise à posséder et à consommer le plus possible, a fonctionné comme une sorte de « bouc émissaire, en soutien à tous les espoirs et en exorcisme de tous les malheurs et de toutes les haines » [Caillé, 2013, p. 34]. Précisons qu’il s’agit là d’une boucle émissaire positive, car elle a ouvert un espace d’attentes futures et des espoirs partagés, l’espace propre à la foi dans le progrès. On pourrait dire, en fait, avec Reinhart Koselleck, que le Welfare State fondé sur la démocratie politique moderne a entraîné une « transformation de l’expérience » (Erfahrungswandel) extraordinaire, ouvrant un « horizon d’attentes » (Erwartungshorizont) dirigé vers un futur meilleur [Kosselleck, 1986, chap. III], conduisant l’idéal démocratique à dériver vers l’extériorisation/aliénation dans un univers de choses matérielles et objets symboliques. Toutefois, à mesure que la croissance économique à la base du Welfare State s’essouffle, et dès lors que se dessine une tendance structurelle à la stagnation de l’économie réelle et à l’hypertrophie des marchés financiers, qui trace toujours plus nettement les contours d’un capitalisme spéculatif largement automatisé, on peut se demander si l’idéal démocratique sera capable de résister, éventuellement de se transformer, ou si à l’inverse il ne débouchera pas sur une spirale régressive sans fin. Le dilemme auquel se trouve confrontée l’humanité actuelle est exactement celui-là. Comme le rappelle Marc Humbert, le thème de la société conviviale avait été abordé par Ivan Illich dans son ouvrage publié en 1973, La Convivialité. Une poignée d’auteurs3 « avaient en effet alerté l’opinion publique sur le fait que les évolutions mondiales en cours nous entraînent vers la catastrophe et qu’il était désormais temps d’entreprendre des changements radicaux » [Humbert, 2011]. D’après Humbert, les pathologies qui rongent les sociétés modernes sont au nombre 3. Comme Ernst F. Schumacher dans Small is beautifull, en 1973, Jacques Ellul, dans Le Système technique, en 1964, ou les rédacteurs du Rapport sur les limites du développement, commandé par le Club de Rome et publié en 1972. Du mythe de la croissance à l’Homo convivialis 233 de trois, et il faut leur apporter des réponses en rupture avec les illusions entretenues par le mythe de la croissance et l’idolâtrie d’une technique capable de résoudre les problèmes de notre vivre ensemble : 1) « un fonctionnement exclusivement centré sur l’efficience utilitariste » ; 2) « la focalisation sur une croissance qui met en péril la nature » ; 3) « une chosification/marchandisation généralisée qui rend nos sociétés inhumaines » [Humbert, 2011, p. 11]. Caillé, pour sa part, avance des solutions très détaillées qui, par souci d’économie de place, méritent d’être discutées au moins du point de vue du rapport entre économie et démocratie et de celui de la construction d’une culture nouvelle que j’appellerai (cosmo) politique. Mais avant cela, je voudrais m’arrêter brièvement sur la crise de l’idéal démocratique incarné par le Welfare State. L’éclipse de l’idéal démocratique Il ne faut pas sous-estimer en particulier le fait que la forme-parti, que nous avons connue dans la vie politique de l’après Seconde Guerre mondiale, a implosé. Il ne peut échapper à personne que la désaffection actuelle pour la démocratie est une conséquence directe de la perte d’attractivité des partis de masse traditionnels. Cette sorte d’implosion résulte peut-être du relâchement du lien qui, comme un nœud coulant, s’était établi entre l’idéal démocratique et le mythe de la croissance au service de l’enrichissement individuel. Si cette hypothèse de lecture a un minimum de plausibilité, je me permets d’avancer un élément corollaire dont l’analyse nécessiterait un raisonnement un peu plus long et complexe. Celui-ci est trop important tant sur le plan culturel que sur celui de l’organisation politique pour ne pas être évoqué dès à présent, ne serait-ce que de façon allusive. Pour rendre sa vitalité à l’idéal démocratique, pour ouvrir un nouveau cycle démocratique, il est indispensable de se donner les moyens de rendre à la forme-parti, dans un esprit neuf et à travers des modalités inédites, cette fonction de pilier du système démocratique que, par exemple – et pas par hasard –, la Constitution italienne lui assigne dans le processus de formation de la volonté politique. « Si », comme le suggère le député français de Seine-SaintDenis Patrick Braouezec, « les partis politiques ne réussissent pas à faire leur révolution interne, cela signifierait alors que la forme-parti 234 Du convivialisme comme volonté et comme espérance est dépassée4 ». Mais il faut ajouter : serait également dépassé le modèle de la démocratie représentative qui, à travers ses multiples variantes, a marqué les régimes libéro-démocratiques modernes. Ce n’est qu’à la condition qu’on sache alimenter la passion de « l’être ensemble » dans une association volontaire comme le parti politique, que l’idéal démocratique pourra reprendre vigueur et, avec lui, le lien entre démocratie et parti politique. En réalité, à mesure que ce lien ou ce cercle vertueux entre démocratie et parti politique se défait, nous entrons dans cette phase historico-politique de la société hypermoderne que l’on peut définir, avec Colin Crouch, de « postdémocratique » pour indiquer un ensemble hétérogène et contradictoire de symptômes qui signalent une « parabole descendante de la démocratie » ou un éloignement de « l’idéal le plus élevé de démocratie » [Crouch, 2003, p. 26]. Pour cet auteur, ces symptômes s’accompagnent d’un sentiment diffus de « frustration » et de « désillusion », mais aussi de l’affirmation de minorités puissantes (élites économiques et lobbies d’affaires) qui influencent le système politique en fonction de leurs objectifs. Ils se manifestent également dans la transformation de la classe politique préoccupée principalement de manipuler les besoins des gens (à travers la logique du marketing politique) ; la formation de partis personnels ; le développement d’un abstentionnisme croissant ; la volatilisation des contenus programmatiques des partis ; l’accentuation de rivalités politiques de façade. Et, surtout, dans la réduction de la participation des citoyens à la vie publique à une simple « participation manipulée, passive et raréfiée » [ibid., p. 28]. Si l’on ajoute à ces symptômes les effets négatifs induits par la mondialisation (déréglementation de la production, démantèlement progressif du Welfare State, précarisation du travail, consécutif à la fin du fordisme, fragmentation des acteurs collectifs etc.), on se rend compte combien la phase postdémocratique conserve, certes, tous les éléments formels de la démocratie, mais à l’intérieur d’un cadre profondément transformé. La caractéristique dominante de ce nouveau contexte historique consiste dans le fait que le libéralisme s’est détaché de la démocratie avec laquelle il avait coexisté pendant une longue période historique – qui fut celui de l’État keynesio4. Patrick Braouezec, cité par André Gorz dans « Entretien avec André Gorz », Les Périphériques, <[email protected]>, 1998. Du mythe de la croissance à l’Homo convivialis 235 fordien (ou de l’État social de droit, si l’on préfère) – formant avec elle un binôme indissoluble (la libéral-démocratie). Quand le compromis entre capitalisme et démocratie s’est rompu, le libéralisme s’est dressé contre la démocratie, manifestant combien il tolérait mal les règles qui avaient constitué le fondement de la vie sociale et du mode capitaliste de production et d’accumulation. De Keynes à Hayek, pour se référer à deux noms symboles grâce auxquels on peut résumer le passage du contrat social keynésien – inscrit dans l’espace de l’État-nation et qui, sur le plan temporel, s’est prolongé jusqu’à la fin du xxe siècle –, à ce qu’on peut appeler une nouvelle phase du capitalisme, le « mégacapitalisme », pour reprendre l’expression d’Alain Caillé, marqué par la mondialisation et la financiarisation, la tendance à soumettre toutes les sphères de l’activité sociale – science, art, culture, et même politique – à la logique du marché [Caillé, 2005a, p. 261 sq.]. Ce passage n’est pas sans risque pour la démocratie sociale de type interclassiste qui s’était construite après la Seconde Guerre mondiale. Celle-ci s’était édifiée en garantissant l’universalité des droits à la citoyenneté et en se fondant sur un ethos de la solidarité qui, en Italie par exemple, recueillait à la fois l’héritage culturel catholico-démocratique et celui du mouvement ouvrier dans ses diverses composantes. À y regarder de près, la démocratie sociale dont on est en train de parler manifestait l’activisme d’une forme-parti qui, bien qu’ancrée dans des inspirations idéologiques différentes, relevait communément d’une conception de la politique comme militance, comme fidélité à des valeurs, comme construction d’une communauté démocratique. En somme, le parti politique entraînait ses adhérents à concevoir la démocratie comme un ordre politique à édifier à partir de la dialectique entre les différents groupes sociaux, et non pas comme une « réalité déjà là, qui devrait être allouée et répartie par l’État » [Caillé, 2005b, p. 9]. Des partis, donc, qui constituaient en quelque sorte des constructeurs de démocratie, dans lesquels les individus pouvaient tisser un lien social qui n’était pas seulement partisan, mais pouvait tendre vers une solidarité entre des citoyens de diverses orientations religieuses, culturelles, idéologiques, et qui se reconnaissaient dans une histoire plus ou moins commune. À la lumière du paradigme du don, on pourrait dire que les partis politiques, tels qu’ils ont fonctionné du xixe siècle à la fin des années 1980, ont été la forme la plus pacifique de « l’art de s’associer » et ont 236 Du convivialisme comme volonté et comme espérance ainsi contribué à donner une réponse de longue durée au problème structurel de tout vivre ensemble. Ce problème, on l’a vu, Mauss le désignait comme celui de vivre ensemble en s’opposant « sans se massacrer ». Il existait une dialectique, en grande partie vertueuse, du donner-recevoir-rendre, entre ces sujets que constituaient la société civile, les institutions d’État et les partis politiques. La démocratie post-1945, dans les diverses formes qu’elle a pu prendre en Europe occidentale, s’est nourrie de cette dynamique du don, dans laquelle la légitimité politique des gouvernants était garantie par l’échange entre redistribution des ressources et consensus. Les limites de cette forme-parti résidaient dans le collatéralisme, c’est-à-dire dans le fait que les structures de la société civile – des syndicats aux associations professionnelles – disposaient d’une faible autonomie d’action, en tant qu’elles étaient considérées comme de simples « courroies de transmission » des groupes dirigeants des partis et, en conséquence, des instruments destinés à fabriquer et à recueillir du consensus. Ce primat du système des partis portait en lui les germes de sa dégénérescence, car il conduira à la colonisation de l’État par les partis et à une identification perverse entre système politique et institutions d’État (y compris les institutions de l’économie publique, comme moyens de financement occulte des partis de gouvernement). Avec le passage à l’économie-monde mondialisée et avec la remise en cause du contrat social fordiste et de ses règles fondées sur l’État national, le danger majeur auquel la démocratie est exposée est que celle-ci se réduise au seul moment électoral, c’est-à-dire à une simple démocratie représentative, dans laquelle, de surcroît, les fonctions législatives et de contrôle du Parlement se réduisent, elles aussi. En d’autres termes, la démocratie sociale n’était pas fondée seulement, comme certains le croient, sur la redistribution des ressources mais également sur un embryon de paradigme délibératif qui conduisait à interpréter les besoins en termes politiques, dans le sens où les sujets sociaux en lutte se battaient à la fois pour l’élargissement des droits à la citoyenneté en faveur des couches sociales exclues, et pour la participation à la gestion des affaires publiques de ceux qui se trouvaient à l’extérieur de l’espace public politique. Pour reprendre les termes de S. Benhabib, la démocratie construite à partir de 1945 a su conjuguer à la fois la satisfaction de « revendications de prospérité économique » et le « besoin d’une identité collective ». Mais sa limite a été l’incapacité des partis à Du mythe de la croissance à l’Homo convivialis 237 ancrer le fondement normatif de la démocratie dans un modèle de citoyenneté active qui aille au-delà du bien-être économique et/ou de la défense corporative des partis. De cette façon, la démocratie a renforcé sa dimension de verticalité, c’est-à-dire toutes les caractéristiques qui connotent le pouvoir – y compris du pouvoir démocratique – comme un ensemble d’appareils et de sous-systèmes complètement autonomisés, jusqu’à devenir autoréférentiels et soustraits à toute logique de contrôle de la part du Parlement, de la sphère publique ou des citoyens eux-mêmes. Certes ces éléments de verticalité sont nécessaires pour pourvoir fonctionner, mais ils doivent être combinés avec des aspects plus horizontaux, construits par des pratiques venant d’en bas. C’est dans cette perspective que l’on peut interpréter des mouvements comme celui des féministes (pour la parité ou la différence de genre) et, d’une façon générale, les luttes pour la démocratisation de tous les appareils (de l’école à l’armée), qui se sont développées durant les années 1970-1980. Il est vrai qu’il n’y a pas lieu de s’étonner que le revers de la médaille de ce processus ait été une rebureaucratisation du Welfare State, au point que les revendications égalitaires à caractère universaliste et les exigences de solidarité se sont transformées en prestations clientélistes et parasitaires. Il faut tenir compte en effet du fait que l’idéal démocratique s’est identifié de plus en plus à l’augmentation de la richesse matérielle, à l’élargissement de la consommation et à l’acquisition de capital symbolique (Bourdieu). Un trait particulier de cette évolution doit nous intéresser : le fait que ce processus a contribué à « l’évaporation » de l’esprit public ou de la res publica – y compris des biens publics – et au déclin de la solidarité collective, autant de facteurs qui ont été accompagnés, dans une sorte de cercle vicieux, par la transformation du parti politique en une structure postdémocratique, décrite de façon remarquable par Colin Crouch [2003, chap. IV]. Dans ce type de parti, avec le déclin du militantisme et les coûts toujours plus élevés du processus électoral, il est inévitable que prenne corps une strate à tendance néo-oligarchique et que s’affirment des pratiques de lobbying. En un mot, que la politique épouse les codes du marché et que, de son côté, le marché subisse, dans ses mécanismes de fonctionnement, des distorsions de la part du politique, avec pour résultat la constitution d’« une classe spéciale d’entreprises dotée d’un accès à la politique absolument privilégié » [ibid., p. 105]. 238 Du convivialisme comme volonté et comme espérance Avec comme conséquence le fait que l’État perde sa dimension publique et, pour ainsi dire, se re-féodalise [ibid., p. 108 et sq.]. Comme faire face alors à la crise du militantisme ? Comment rendre désirable la démocratie en présence d’un individualisme qui, tant dans ses aspects positifs (autonomie du sujet, affranchissement des liens traditionnels, souvent oppressifs, liberté de choisir son style de vie etc.), que dans ses aspects négatifs (l’individualisme consumériste et hédoniste), est devenu un trait constitutif de la société contemporaine [Corcuff, 2005, p. 76] ? Dans la perspective convivialiste, l’individualisme doit être débarrassé de cette conception de la liberté qui, au cours de l’histoire de la modernité, a fini par assimiler l’émancipation à la transgression permanente des limites, donnant naissance à ce sujet mimétique qu’est l’Homo œconomicus, pour lequel l’idéal démocratique a joué le rôle d’instrument d’acquisition de richesse et de pouvoir et, donc, de moyen de légitimer la tendance à l’illimitation. Ce que les Grecs appelaient hubris, en se référant aux effets catastrophiques que la violation des limites entraînait avec elle. L’Homo convivialis se sait vulnérable et dépendant du « soin » donné par l’autre dans des réseaux de réciprocité qui englobent l’ensemble de la société civile et les institutions. Un exemple très instructif est, à cet égard, le revenu de base inconditionnel, question désormais arrivée à maturité, objet d’initiative civique dans plusieurs pays, et qui, pour cette raison, devrait être prise en compte au niveau de l’Union européenne. C’est pourquoi le vieux modèle de militantisme du parti politique est obsolète : la dissolution des appartenances communautaires traditionnelles – fondées sur une intégration verticale, sur la délégation du pouvoir et l’adhésion acritique débouchant sur le sacrifice total de soi –rend irrecevable ce type d’engagement. À sa place, ne peut s’imposer qu’un engagement « distancié », ainsi qu’on l’a défini [Ion in Corcuff, 2005, p. 70], c’est-à-dire un engagement réflexif, à « géométrie variable », ou lié à des enjeux contingents qui exigent des campagnes d’opinion et de mobilisation temporaires et circonstancielles. Un engagement de ce genre ne suffit cependant pas à revitaliser le parti politique comme pilier de la démocratie. Il faut certes valoriser l’instance de réflexivité et le besoin de reconnaissance de la subjectivité, mais ces tendances individualisantes doivent être contenues dans un Du mythe de la croissance à l’Homo convivialis 239 cadre de solidarité plus large, au sein d’un « nous » non taylorisé, comme les collectifs des partis de masse marqués par l’idéologie, mais construit également sur la logique du don, de la gratuité, et fondé autant que possible sur des électeurs considérés comme des personnes et non pas abstraitement comme des clients (dans l’acception commerciale du terme ou en référence au clientélisme). Nous parlons ici d’un modèle de démocratie dans lequel le parti politique fait partie intégrante d’un réseau associatif complexe et différencié, qui trouve dans la sphère publique élargie le médium d’une communication et d’une discussion réciproques. Pour le formuler d’une façon tranchée : soit le parti politique devient l’« extrémité » qui réussit à tisser les fils d’intérêt et de valeurs disséminées dans la société civile et à les exprimer en volonté et représentation politiques, soit il est destiné à devenir une simple machine de pouvoir et un conglomérat d’intérêts – pas toujours légaux – qui lutte dans une compétition sauvage pour s’emparer de l’État. Mais cela suppose le dépassement de la figure de l’État-nation, qui, à l’ère de la mondialisation, est déjà moribond, sinon tout à fait mort dans ses fonctions traditionnelles de souveraineté, sans avoir été encore remplacé par un principe alternatif de régulation. Sur ce point, Caillé souligne que les conditions sont désormais réunies pour construire une démocratie, que j’appelle cosmopolitique, c’est-à-dire mondiale et locale en même temps. Une démocratie qui fasse de la pluralité des cultures le nouveau « nomos de la Terre » (Arendt) et, dans le même temps, se reconnaisse dans une « commune humanité », articulée à une « nouvelle boucle émissaire positive » : non plus celle de l’accumulation sans fin des biens de consommation matériels et du capital symbolique, mais celle de la « multiplication des possibilités d’action, de la liberté effective, et donc de la reconnaissance offerte aux êtres humains » [Caillé, 2013, p. 96]. Comme l’écrivait prophétiquement Karl Polanyi dans un texte daté de 1958 (Pour un nouvel Occident) : « La culture occidentale est ce que la science, la technologie et l’organisation économique, en se renforcant l’une l’autre, sans freins et sans limites, sont en train de faire de la vie humaine. Soumettre ces forces (la science et la technologie, ainsi que l’organisation économique) à la volonté d’un progrès humain et à l’accomplissement d’une personnalité libre, c’est une nécessité urgente pour la survie » [2013, p. 53-54]. 240 Du convivialisme comme volonté et comme espérance Économie, société et démocratie Quel doit être le rapport, s’il en existe un, entre économie et société, propre à favoriser l’expansion de la démocratie ? Le développement de l’ethos démocratique peut-il être considéré comme un facteur, une condition ou un prérequis de la croissance économique, du bien-être et de la cohésion sociale ? Telles sont les questions qu’Alain Caillé posait dans son Introduction à La Démocratie au péril de l’économie [Caillé, 2006, p. 31]. De sorte que, pour Caillé, les questions politiques fondamentales de notre société restent encore celles relatives au rapport entre marché et démocratie. L’autonomisation de l’économie de marché et son affranchissement de tout lien social constituent-ils la « condition nécessaire et suffisante » du bon fonctionnement de la démocratie (comme le pensent les libéraux ou, mieux, les ultralibéraux), ou, à l’inverse, la justice sociale exige-t-elle que la démocratie doive subordonner le libre jeu du marché à des règles sociales ? À cet égard, il convient d’observer qu’un des plus grands paradoxes du marché est que celui-ci fonctionne de plus en plus en contradiction avec la logique de la « concurrence parfaite » et selon des mécanismes invisibles et opaques. En fait, aujourd’hui, le marché est invoqué comme une valeur positive que la gouvernance politique doit sauvegarder et opposer aux distorsions monopolistiques, aux rentes de position, aux cartels financiers de diverses natures qui tendent à violer la concurrence « loyale » et à conquérir illégalement des positions dominantes. La « bonne politique » est alors convoquée pour s’assurer du respect des règles de la libre concurrence de la part des acteurs économiques. Autrement dit, faire en sorte que le marché soit, comme dirait Wittgenstein, un jeu doté de règles bien précises et universellement valables5. Le convivialisme soulève un problème qu’aucune communauté politique ne saurait éluder, et moins encore la société planétaire qui est désormais la nôtre, celui de l’instauration d’un équilibre entre 5. Pour juger de l’importance de cette question pour la démocratie des citoyensconsommateurs, c’est-à-dire pour ces démocraties où la qualité, l’efficience et le bénéfice social des services collectifs constituent une composante cruciale, il suffit de penser à la problématique des prétendues « libéralisations », dès lors qu’on ne les réduit pas purement et simplement à des privatisations et, par voie de conséquence, à un démantèlement des biens communs. Du mythe de la croissance à l’Homo convivialis 241 économie, société et démocratie. Ce problème est aujourd’hui devenu dramatique, du moins si l’on compare avec les attentes optimistes que 1989 avait ouvertes, quand beaucoup s’étaient convaincus que Marché et Démocratie marchaient « main dans la main, quand bien même ce n’était pas au même rythme et même pas » [ibid., p. 32], comme si Marché et Démocratie étaient des termes équivalents et non, à l’inverse, deux grammaires absolument distinctes. Le grand thème que Caillé soulève dans sa proposition de manifeste du convivialisme est celui d’une prospérité sans croissance. En vérité, plus que d’une proposition, il s’agit d’un chemin obligé dès lors que se sont épuisées les conditions d’une croissance illimitée et, à l’inverse, que s’est structurellement imposée une situation de véritable décroissance ou de stagnation économique. Dans la troisième partie de Pour un Manifeste du convivialisme, reprenant une intuition de John Stuart Mill dans ses Principes d’économie politique, Caillé illustre à grands traits ce qu’il appelle un « état financièrement stationnaire mais économiquement et socialment dynamique, et progressiste ». Dans le chapitre VI du Livre second des Principes, Mill critique sévèrement l’idéal d’une vie fondée sur la lutte pour l’existence, autrement dit sur la concurrence promue par le marché, comme si celui-ci était « le sort majoritairement désiré pour le genre humain » [Mill, 1983, vol. 2, p. 999]. Mill affirme que cet idéal de vie, qui identifie le marché au bien suprême, peut être encore acceptable pour ces pays qu’on nommerait aujourd’hui « en voie de développement », mais non pour les pays industrialisés. Cet idéal de vie correspond à une « phase nécessaire du progrès de la civilisation », mais « l’augmentation de la production et de l’accumulation » ne peut être considérée comme le « modèle définitif d’existence » [ibid., p. 1 000]. Mill semble reprendre un thème typique de la culture du xviiie siècle, mis en lumière par Albert O. Hirschman [1979], selon lequel le commerce et l’intérêt ont apaisé les passions qui avaient enflammé les âmes, les entraînant, au début de l’ère moderne, vers des guerres civiles cruelles et dévastatrices. Mill considère en fait que la lutte pour l’accumulation des richesses est bonne tant qu’elle sert à aiguiser les intelligences et à maintenir vivantes les « énergies des hommes » et leur sentiment de liberté, et seulement « jusqu’à ce que des esprits meilleurs réussissent à éduquer les hommes à des 242 Du convivialisme comme volonté et comme espérance idéaux plus élevés » [Mill, op. cit., p. 1 000]. Mill, donc, comme l’observe Caillé, renverse positivement la prévision pessimiste de Smith, Ricardo et Malthus, pour qui « l’état stationnaire » de l’économie serait un malheur auquel ne saurait échapper l’humanité, au cas où une augmentation de la population dépasserait celle du capital, entraînant une détérioration des conditions des classes inférieures [ibid., p. 999]. Au-delà des mesures concrètes à caractère redistributif, comme par exemple « un système de législation qui favorise l’égalité des fortunes » [ibid., p. 1001], il convient de souligner que « l’état stationnaire » qu’il évoque est, comme l’explique Caillé, stationnaire « financièrement », mais « économiquement et socialement dynamique et progressiste » [Caillé, 2013, p. 57]. Une des questions que cette définition soulève est de savoir jusqu’à quel point elle coïncide avec la théorie de la décroissance de Serge Latouche qui, comme on le sait, développe une critique radicale de la rationalité technico-économique dominante et de l’imaginaire utilitariste occidental. Il existe sans aucun doute entre les deux auteurs une convergence sur beaucoup d’aspects dans leur critique du modèle de civilisation dominant. Mais un point de nette différenciation doit être signalé. Caillé ne cache pas son adhésion à la social-démocratie radicalisée dans ses postulats originaires et complétée par une conscience écologique aiguë, tandis que Latouche semble ne rien vouloir sauver de la tradition politique occidentale, même celle qui s’exprime dans le socialisme associationniste. Cette analyse ne saurait être développée ici. Pour revenir à Mill, celui-ci n’hésite pas à annoncer « l’état stationnaire » comme une « amélioration considérable » par rapport aux conditions actuelles. Il écrit : « (La) meilleure condition pour la nature humaine est celle où, tandis que personne n’est pauvre, personne ne désire devenir plus riche, ni ne doive craindre d’être rejeté en arrière par les efforts accomplis par les autres pour avancer » [Mill, op. cit., p. 1 000]. Toutefois, Mill demeure à l’intérieur de l’horizon philosophique de l’utilitarisme, bien qu’amendé en direction d’un allégement des charges qui pèsent sur les sujets soumis aux « fatigues les plus lourdes » et d’un « temps libre suffisant consacré aux choses plaisantes de la vie » [ibid., p. 1001]. Du mythe de la croissance à l’Homo convivialis 243 Il s’agit, à l’inverse, de dépasser cet horizon par une redéfinition de l’idéal démocratique en mesure de le réinscrire à l’intérieur d’un projet de civilisation dans lequel l’Occident non seulement relativise ses valeurs universalistes – en s’ouvrant aux autres cultures et en se débarrassant de l’affirmation arrogante de sa prétendue supériorité –, mais, surtout, redécouvre son double rôle de donneur/donataire dans le cycle des rapports avec les autres civilisations et les autres cultures. Cela signifie que les êtres humains entendent être reconnus pour le simple fait d’exister et pour l’importance de leurs dons (de leur contribution passée et présente) aux autres (peuples, nations, institutions ou à l’humanité), et non pour les objets ou produits qu’ils produisent et accumulent. S’impose de nouveau ici le thème girardien du « bouc émissaire positif ». Pour conjurer la perte des différences et la chute dans la guerre de tous contre tous, il faut un modèle de démocratie qui ne soit pas alimenté par le désir mimétique et qui maintienne en vie une dimension de gratuité, ou, comme le dit Caillé, qui conjugue ensemble un certain bien-être matériel des individus et la préservation des biens communs – en premier lieu la défense de l’environnement naturel des agressions destructrices de l’homme. Il va de soi qu’un tel modèle de démocratie exige une conception alternative de la richesse, non plus identifiée à la richesse monétaire et au PIB. Et, réciproquement, l’adoption d’une variante quelconque de ce que Rawls appelle le « Principe de Différence » : seules les inégalités qui permettent aux plus défavorisés d’améliorer leur condition sont justes. À ce propos, une remarque de Luciano Canfora [2007, p. 35] sur l’ex-Union soviétique s’avère parfaitement éclairante. Durant la période qui va de la libération de l’Europe orientale et l’entrée dans Berlin, en mai 1945, à la dissolution de l’URSS en 1991, l’Union soviétique a dilapidé le patrimoine de crédibilité dont elle jouissait pour avoir « libéré » l’Europe durant la Seconde Guerre mondiale. Un processus analogue s’annonce, depuis 1989, dans les rapports entre l’Occident et les autres pays. En effet, on enregistre progressivement, pour différentes raisons, une perte de foi dans « l’espérance démocratique », tant dans les pays occidentaux que non occidentaux. À ce propos, l’analogie entre d’un côté Athènes et l’empire athénien après les guerres persiques et, de l’autre, le comportement « libérateur » de l’armée française de la fin du Directoire à la fin de l’Empire est très pertinente. Enfin, il faut signaler un paradoxe relatif au rapport entre capitalisme et démocratie que nous 244 Du convivialisme comme volonté et comme espérance pouvons énoncer approximativement ainsi. De nombreuses évolutions auxquelles nous voulons aujourd’hui nous opposer – c’est-àdire nombre de phénomènes sociaux pathologiques – découlent de motivations qui, originairement, étaient démocratiques, comme le désir d’améliorer ses conditions matérielles de vie et d’augmenter son niveau de consommation. L’exemple le plus instructif est celui des industries polluantes et de l’industrie des armes (conflit ici entre les effets négatifs et l’emploi). Caillé est également convaincu que le lien historique entre capitalisme et démocratie manifeste la priorité temporelle de la démocratie sur le capitalisme, dans la mesure où ce fut la naissance des villes et des communes, la consolidation des lieux de démocratie dans les « interstices » du pouvoir féodal et monarchique qui favorisèrent la construction du marché. Bref, c’est le mouvement démocratique moderne qui a donné l’impulsion au capitalisme et non l’inverse. Mais ce qui est vrai sur le plan de la genèse historique ne l’est plus du point de vue contemporain, dès lors que le capitalisme a atteint, avec la mondialisation, une dimension planétaire. De nos jours, ce sont les régimes autoritaires et despotiques qui garantissent un développement sans embûche du capitalisme. Même sous cette forme, les deux caractéristiques particulières du capitalisme se reflètent dans ses rapports avec la démocratie : 1) c’est un système de production s’adressant au marché ; 2) il est fondé sur une dynamique d’expansion ou d’accumulation infinie et sans limites. Dès lors, comment garder sous contrôle, en un « état stationnaire dynamique et progressiste » de l’économie, ces deux caractéristiques spécifiques ? Ou encore : de quelle façon réaliser un tel « état stationnaire » si le capitalisme possède ces traits distinctifs ? Comment « civiliser » le capitalisme ? Il faut se souvenir, à ce propos, que la définition de la démocratie de Tocqueville comme processus tendanciel et irrépressible vers l’égalisation des conditions (la « passion de l’égalité ») suggère que le désir du sujet humain d’accroître ce que Spinoza appelait sa « puissance » (ou capacité d’être et d’agir) – et que Sen appelle « capabilités » – entre en collision avec la logique immanente du capitalisme si la promesse d’avoir plus et d’augmenter son niveau de consommation n’est plus tenue. Le mariage entre démocratie et capitalisme peut être vertueux à une seule condition : que le capitalisme se soumette volontairement Du mythe de la croissance à l’Homo convivialis 245 à une loi éthique (ou éthico-politique), ou, comme j’aime à l’appeler, à une clause antisacrificielle, semblable, comme on l’a dit, à celle avancée par John Rawls, dans Théorie de la justice, avec le Principe de Différence, mais étendue à un niveau cosmopolitique. Ce qui signifie : intégrer au sein de la communauté démocratique, communauté internationale comprise, ceux qui en sont exclus, en restreignant l’accroissement de puissance des plus riches au profit des moins favorisés. Or peu nombreux sont ceux qui voient que le scénario actuel est marqué par la dissolution de ce mariage au niveau des État-nations et l’affaiblissement de tout appel à l’autolimitation du capitalisme, au regard de sa tendance structurelle à la financiarisation de l’économie et à la marchandisation de toutes les sphères de l’existence. De plus, la dissolution de ce mariage a déclenché une farouche lutte de classe « par le haut », par les élites financières contre toutes les autres couches sociales qui, jusqu’ici, avaient bénéficié des fruits du compromis entre le Marché et la Démocratie. Voilà pourquoi la proposition de Pour un manifeste du convivialisme se veut également le premier pas vers la formation d’une conscience politique supranationale et d’une nouvelle grammaire de l’idéal démocratique. Références bibliographiques Caillé Alain, 2013, Per un Manifesto del convivialismo, Pensa Multimedia, Lecce. (Traduction en italien de : Pour un manifeste du convivialisme, Le Bord de l’eau, Paris, 2011.) 2005a, Dé-penser l’économique. Contre le fatalisme, La Découverte, Paris. — 2005b, « Malaise dans la démocratie », Revue du MAUSS semestrielle, n° 25. Caillé A., Humbert M. (dir.), 2006, « Introduction » à Alain Caillé, La Démocratie au péril de l’économie, Presses Universitaires de Rennes, Rennes. Canfora Luciano, 2007, Esportare la democrazia. Il mito che ha fallito, Mondadori, Milano. Chanial Philippe, Fistetti Francesco, 2011, Homo donator. Come nasce il legame sociale, il nuovo melangolo, Genova. 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Quelques remarques sur le Manifeste convivialiste Christian Lazzeri Cher Alain, Je n’ai pas prétention à commenter tout le Manifeste, et je me bornerai à formuler quelques remarques qui oscillent entre des observations très générales sur le cadre théorique du Manifeste, et des observations très locales sur telle ou telle mesure. D’emblée, au niveau le plus général, je serais assez d’accord avec la tentative du Manifeste de chercher une sorte de consensus par recoupement en dégageant un « noyau commun » des doctrines économiques, politiques, ou religieuses à des fins d’opportunité de rassemblement par convergence sur des grands objectifs, dont je partage aussi l’idée qu’ils relèvent du triptyque politique, économie, écologie (je suis plus réservé sur la dimension éthique et je m’expliquerai plus bas). Je serais aussi d’accord avec l’idée que, au-delà de l’intervention et des réformes massives dans les champs politique et économique, on doit porter aussi toute l’attention sur les problèmes disciplinaires internes au champ académique, dès lors que l’économie standard exerce un effet manifeste de façonnement des représentations de ce que doivent être les politiques publiques (bien que j’aurais tendance à soutenir, comme je le dirai plus bas, qu’il y a sans doute une survalorisation de ses effets). Venons-en, pour commencer, à mes remarques les plus générales. 248 Du convivialisme comme volonté et comme espérance La première remarque porte sur le diagnostic de la crise économique, sociale et écologique, diagnostic qui me paraît appuyé sur deux cadres théoriques d’importance égale mais non nécessairement congruents dans le Manifeste, ce qui débouche en particulier, me semble-t-il, sur des mesures d’inégale importance dont certaines sont relativement opératoires et d’autres beaucoup plus floues. La « mère de toutes les menaces », dit le Manifeste consiste à résoudre un problème essentiel qui est celui de gérer la rivalité et la violence entre les êtres humains en se posant la question de savoir comment ils peuvent être incités à coopérer, ou à entrer dans des relations conflictuelles productives, plutôt que radicales et destructrices. Mais, de facto, en quoi consiste exactement ce conflit ou plutôt cet ensemble de conflits ? Le Manifeste nous dit (p. 18) que la science économique standard a postulé que les conflits entre individus (mais on pourrait ajouter groupes sociaux) sont le produit d’un effet de rareté matérielle sous le présupposé selon lequel les êtres humains sont avant tout des êtres de besoin, alors qu’ils sont aussi (surtout ?) des êtres de désir. Mais sur quoi exactement devons-nous indexer l’idée que la conflictualité sociale doit être reconduite aux comportements de l’Homo desirans ? Ici encore, il me semble que la thèse du Manifeste est tout à fait claire : il existe évidemment des conflits inéliminables dans toute société en raison de la divergence des intérêts et des points de vue, mais « plus généralement », dit le texte, ces conflits se produisent « parce que chaque être humain aspirant à se voir reconnu dans sa singularité, il en résulte une part de rivalité aussi puissante et primordiale que l’aspiration, également partagée, à la concorde et à la coopération » (p. 14), thèse qui est reprise p. 22 : « Comment éviter que ces luttes pour la reconnaissance ne se réduisent pas, comme c’est souvent le cas, à des luttes de pouvoir et à des affrontements narcissiques mettant en péril les enjeux et les causes au nom desquelles elles prétendent se déployer », et de nouveau énoncée p. 27, 29, 35, 36 (rivaliser « sans se haïr et se détruire »). Si donc, la science économique avec son anthropologie de l’Homo œconomicus, être de besoins et maximisateur rationnel qui vise à accumuler des ressources manque cette dimension fondamentale de la vie sociale et, en particulier, le fait que la période actuelle marque une sorte d’illimitation dans ce type de conflit, il faudrait que le Manifeste livre le diagnostic, sinon détaillé, du moins brossé à grands traits, des Quelques remarques sur le Manifeste convivialiste 249 raisons pour lesquelles ces conflits semblent s’être radicalisés. Or ce qui apparaît comme un sujet relevant éminemment de l’analyse sociale semble précisément laissé de côté par le texte qui souligne pourtant la nécessité de se débarrasser des analyses strictement économiques de la réalité sociale. N’aurait-il pas fallu, par exemple, insister sur le fait que, là où tout au long des Trente Glorieuses, aussi bien l’éventail des revenus que des statuts sociaux semblaient s’être resserrés sous l’effet des pratiques redistributives liées à la régulation fordiste, les classes dirigeantes ont impulsé (et profité) le mouvement de dérégulation du début des années 1980 pour tenter de reconquérir des privilèges et des distinctions statutaires qui tendaient à leur échapper : reconquérir tous les signes apparents de richesse, fermer les espaces urbains pour vivre dans l’entre-soi, restaurer les principes hiérarchiques malmenés par la contestation antiautoritaire des années 1960 aussi bien dans les administrations publiques que dans les entreprises, valoriser systématiquement les principes de réussite sociale et rendre dominante quasiment sans partage la figure de l’entrepreneur, tenter de monopoliser la visibilité sociale ; valoriser toutes les formes d’autonomie individuelle (contre « l’assistanat », la solidarité sociale, etc.), placer au centre de la vie sociale les principes de la responsabilité individuelle dans le façonnement de sa propre trajectoire sociale, utiliser de façon instrumentale les processus de reconnaissance dans le cadre du néomanagement comme une promesse d’autoréalisation échangée contre un surcroît de productivité et d’allégeance à l’égard de la hiérarchie entrepreneuriale1 ; favoriser tous les mécanismes d’identification des salariés à leur entreprise pour faciliter le « don » de travail, mais recourir à des licenciements brutaux etc. C’est ce qui fait que les conflits proprement économiques sont doublés de conflits statutaires particulièrement importants. Bref, sans plus descendre dans le détail de l’analyse (je devrais, en outre, insister sur la radicalisation des conflits ethniques intra- et extraeuropéens), il me semble que cette dimension proprement sociale de la radicalisation des conflits de reconnaissance, si elle est jugée comme une menace, aurait dû trouver une place dans le texte, 1. À mon avis, celui-ci ne se développe pas ou pas seulement sur la base de la rationalité de l’Homo œconomicus : il y a là, selon moi, une contre-dépendance encore trop grande à l’égard de la rationalité économique. 250 Du convivialisme comme volonté et comme espérance surtout si celui-ci se propose de trouver des solutions à cette crise non seulement économique mais aussi sociale. Le second cadre théorique, en concurrence avec le premier mais, cependant, juxtaposé à celui-ci, est celui de la crise économique proprement dite, crise qui semble largement le fruit de la généralisation des modèles standards de l’analyse économique (créditée « d’avoir largement contribué à façonner le monde qu’elle prétendait décrire et expliquer », p. 22). Je partage évidemment l’idée que la science économique a joué un rôle non négligeable d’abord dans l’économicisation générale indue des activités sociales, puis dans les différentes crises spéculatives qui se succèdent à un rythme rapproché depuis la fin des années 1980, mais il me semble qu’une telle crise n’est pas simplement liée à la représentation, i. e. à la conception de l’être humain réduit à la seule dimension de l’Homo œconomicus. Sans entrer dans le détail, on pourrait dire qu’elle est largement tributaire des grandes opérations de dérégulation et de déréglementation du début des années 1980 impulsées d’abord dans les États anglo-saxons et elles-mêmes liées à la conjonction de la déconstruction de tous les paramètres constitutifs du modèle fordiste de l’après-guerre et de quelque chose de beaucoup plus large que la doctrine de l’Homo œconomicus, à savoir la radicalisation du libéralisme en libertarisme en cours depuis le milieu des années 1970 et en passe de confisquer la doctrine des droits individuels, ce qui fait que le libéralisme qui apparaît comme un des éléments du consensus par recoupement du Manifeste constitue en réalité, à mes yeux, l’un des facteurs non négligeables de la crise. Chacun de ces deux cadres théoriques mobilisés comporte ainsi, à mon sens, des problèmes spécifiques, et le Manifeste semble tantôt faire fond sur l’un, tantôt faire fond sur l’autre pour diagnostiquer la crise du présent, ce qui ne manque pas, à mon avis, de retentir sur les pistes que le texte explore, et me conduit maintenant à quelques remarques spécifiques. Une première remarque, si on regarde les préconisations du chapitre IV, c’est que le problème social des conflits de reconnaissance reçoit, me semble-t-il, une sorte de solution minimale qui n’est pas en adéquation avec l’ampleur du problème à traiter. En effet, tout se passe comme si cette question relevait finalement, comme l’indique le sous-titre de la partie, de « considérations morales » formulées à partir de ce qui est « permis » (se voir « reconnaître Quelques remarques sur le Manifeste convivialiste 251 une égale dignité avec tous les autres êtres humains ») et ce qui est « interdit » (« basculer dans la démesure et dans le désir infantile de toute-puissance »). Il me semble que le statut de l’injonction morale ne permettra pas de régler des problèmes statutaires de ce type car ils relèvent véritablement, pour le coup, d’un ensemble de politiques publiques destinées à intervenir dans les logiques d’offre de reconnaissance pour les réguler, de la même façon que l’État keynésien classique jouait ce rôle dans le champ des rapports économiques : valoriser publiquement telle ou telle sphère sociale pour contrebalancer la puissance de la sphère économique ; mettre en avant publiquement d’autres performances que les performances économiques ; rendre visibles les groupes sociaux ou ethniques minoritaires marginalisés ; réguler les exigences du néomanagement, et, par la même occasion, affiner et durcir les lois sur le harcèlement au travail ; protéger véritablement les « lanceurs d’alerte » (whistle-blowers) ; redonner tout leur poids au résultat des négociations collectives sur les grilles salariales qui réglaient jadis le rapport entre la compétence et le poste (ce qui évite ou bien les formes de déclassement généralisé, que les pratiques de surclassement qui consistent à confier à des salariés des tâches largement au-dessus de leurs compétences) ; ne pas se limiter à faire simplement disparaître le chômage (p. 38), disparition parfaitement compatible avec des emplois précaires à statut fragile ; tenter de renouer avec des formes de délibération démocratiques à l’intérieur des organisations administratives et des entreprises (de ce point de vue, le Manifeste a tendance à considérer que la démocratie s’adresse à la sphère politique, ne serait-ce que par omission) etc. De même, prôner une lutte contre la corruption à titre d’injonction morale (p. 30) me semble une préconisation qui risque de rester sans effet dès lors qu’aujourd’hui les formes d’endettement généralisé, le statut de la précarité salariale rendent nombre de salariés sensibles aux pratiques de corruption. Une deuxième remarque, relative au chapitre V, est qu’il me semble que, sur les questions de mobilisation collective, le Manifeste aurait pu prôner un engagement actif à informer, accompagner, relayer, soutenir, via par exemple un site internet, les mouvements sociaux dont les objectifs et les pratiques convergent avec des objectifs mêmes du Manifeste, plutôt que de compter simplement sur « la mobilisation des affects et des passions ». 252 Du convivialisme comme volonté et comme espérance Troisième remarque, je suis d’accord avec une partie des considérations politiques : revenu de base, instauration du revenu maximum, compromis entre biens et intérêts privés, communs, collectifs et publics, promotion des mouvements associatifs, accès gratuit au numérique et protection contre la mainmise des puissances marchandes ; d’accord aussi avec les objectifs écologiques : autolimitation des consommations prédatrices des pays qui ont largement profité du décollage industriel, diminution des émissions de Co2, protection accrue des animaux. Reste la question de la prospérité sans croissance pour laquelle on peut se poser la question de savoir comment pouvoir financer un niveau élevé de protection sociale sans un niveau raisonnable de croissance. D’accord aussi avec les considérations économiques sur le bridage du marché et la lutte contre les dérives entières et spéculatives de l’économie financière comme cause principale de la crise et du capitalisme contemporain. Voici donc, en bref, mes points d’accord et de désaccord avec le Manifeste. Quelques questions sur le convivialisme Elena Pulcini1 J’ai eu le plaisir de figurer parmi les signataires du Manifeste convivialiste, et je mesure l’ampleur du travail qu’il a nécessité, tout spécialement de la part d’Alain Caillé. Qu’il s’agisse des thèmes traités et des propositions formulées, la matière est si riche que je me concentrerai sur deux des questions fondamentales sur lesquelles le texte nous invite à porter notre attention. 1. Ma première question, que je définirai comme « écologique », au sens le plus large du terme, est la suivante : comment limiter ce gigantesque pouvoir de l’humanité sur la nature et l’environnement qui menace de conduire à son autodestruction ? 2. Une seconde question, sociale cette fois : comment combattre la violence et s’assurer, pour l’exprimer dans les termes de Mauss, que les individus peuvent « s’opposer sans se massacrer » ? À ces questions, la thèse initiale, défendue par le Manifeste, a le mérite de la radicalité : si nous ne pouvons y répondre sans tarder, alors l’humanité disparaîtra. 1. Sur le premier point, je trouve très intéressant que le diagnostic porté par le Manifeste mette l’accent sur l’ambivalence de l’âge mondial qui est désormais le nôtre. En effet, il nous faut, d’une part, 1. Ce texte reprend des questions posées à Alain Caillé à l’occasion d’un exposé fait par celui-ci sur l’anti-utilitarisme et le convivialisme lors d’une invitation par le Centre for Global Cooperation de Duisburg, le 4 février 2014. Elena Pulcini en était la discutante. 254 Du convivialisme comme volonté et comme espérance faire face à ce que j’appellerai les pathologies de l’âge mondial : les menaces (du réchauffement climatique aux catastrophes nucléaires etc.) qui résultent des effets négatifs de l’hubris, de l’illimitation et du pouvoir techno-scientifique accumulé par l’humanité, devenu un véritable pouvoir de destruction. D’autre part, l’âge mondial est aussi un âge de promesses et d’opportunités nouvelles. Pour la première fois dans l’histoire, nous pouvons nous percevoir mutuellement comme les membres d’un même monde, d’une commune humanité. D’où ma question. Peux-tu expliquer, Alain, ce que tu entends par hubris ? En quoi consiste-t-elle réellement ? Quelles en sont les causes etc. ? De mon point de vue, il me semble qu’il y a un lien fort entre cette question et la critique de l’individualisme que les auteurs du MAUSS et toi-même avez développée depuis longtemps déjà. En d’autres termes, cet hubris est celui de l’individu moderne, de cette figure hégémonique de la modernité : Homo œconomicus, cet individu utilitaire, possessif, exclusivement guidé par la raison instrumentale. Cela signifie alors que nous ne pouvons saisir les pathologies de l’âge mondial sans faire droit à la question anthropologique suivante : quel type de sujet est responsable de ce qui se passe aujourd’hui ? Mais aussi à celle-ci : est-il possible d’imaginer une autre figure de la subjectivité ? Je fais ici bien évidemment allusion à la théorie du don et à la figure, pour la nommer ainsi, d’un Homo donans ou donator. Dans tous les cas, ce dont nous avons besoin, c’est d’une transformation anthropologique… Au regard des promesses et opportunités de l’âge mondial, il me semble que nous resterons incapables de les reconnaître tant que nous n’aurons pas pris la mesure des menaces et de l’urgence absolue d’y faire face. Or malgré la présence de multiples mouvements sociaux, forums, associations etc., j’ai le sentiment que nous n’avons pas suffisamment pris conscience de la gravité de la situation. Nous avons au contraire développé ce que Freud nomme des mécanismes de défense, de déni avant tout. Nous ne voulons pas reconnaître la gravité de ces menaces car notre esprit est incapable d’appréhender et de penser l’énormité des enjeux. Pourquoi ? Avant tout, parce que nous ne voulons pas renoncer à nos privilèges et à notre façon de vivre. Dès lors, nous préférons fermer les yeux pour mieux minimiser les dangers. Et nous Quelques questions sur le convivialisme 255 agissons ainsi parce que les risques sont invisibles et incertains, parce qu’il est impossible d’évaluer leurs conséquences… Qu’est-ce qui pourrait alors permettre de mettre fin à ce déni et d’éveiller notre conscience ? Et dans quelle mesure le Manifeste pourrait-il y contribuer ? 2. Je passe maintenant à ma seconde question : est-il possible de « s’opposer sans se massacrer » ? Le Manifeste propose une conception positive et émancipatrice du conflit. Nous pourrions dire que seule la capacité à accepter et à régler les conflits nous permet d’éviter la violence. Je suis en plein accord avec cette proposition, avant tout parce que je considère que la thèse du rôle positif du conflit n’a pas reçu jusqu’à aujourd’hui, à quelques exceptions près (notamment Axel Honneth et Chantal Mouffe), toute l’attention qu’elle mérite – du moins, dans le domaine qui est le mien, celui de la philosophie sociale et politique. Mais il nous faut alors répondre à cette question : quels sont les conflits que nous pouvons considérer comme positifs ? Pouvonsnous, par exemple, juger ainsi les luttes pour la reconnaissance ? Ces luttes constituent des phénomènes fondamentalement nouveaux : elles n’ont pas, en effet, pour objet le bien-être matériel ou la justice distributive, mais la dignité et la confirmation de sa propre identité. Elles relèvent, en ce sens, de quêtes parfaitement légitimes. Il suffit ici de songer ici à la quête de reconnaissance des femmes… Néanmoins, les luttes pour la reconnaissance ne sont pas toujours animées par des motivations légitimes ou avec lesquelles nous pourrions être en accord. Cela m’apparaît évident lorsque ces luttes procèdent de la défense d’identités collectives closes sur elles-mêmes, de communautés exclusives, fermées à toute discussion, comme en attestent, par exemple, les confrontations ethniques et religieuses… Qu’est-ce qui nous autorise alors à distinguer entre conflits positifs et négatifs ? Même les conflits de reconnaissance peuvent être négatifs… Le sont-ils lorsqu’ils reposent sur un sentiment d’appartenance communautaire incapable de s’ouvrir à la critique, sur la défense d’une identité fondée sur l’opposition tranchée entre un « nous » et un « eux » ? À l’inverse, ces conflits sont-ils positifs 256 Du convivialisme comme volonté et comme espérance lorsqu’ils se fondent sur la défense des droits individuels et le respect du pluralisme des opinions ? 3. Quelle est, au bout du compte, la réponse convivialiste à de tels défis ? Le Manifeste définit le convivialisme comme un art de vivre-ensemble qui permet aux êtres humains de prendre soin les uns des autres et du monde vivant – living world (je préfère employer ce terme plutôt que celui de « nature »). Selon moi, le terme essentiel est celui de « prendre soin » (care) – prendre soin de l’autre, du monde – tant il permet de construire une éthique du futur. La philosophie du xxe siècle (Jonas, Anders) a forgé la théorie d’une telle éthique, en proposant une éthique de la responsabilité, de la responsabilité pour, comme le suggère Jonas, sous la forme d’une réponse à l’appel urgent que nous adresse le monde vivant. Employer le terme de care présente néanmoins deux avantages par rapport au concept de responsabilité. Le care n’est pas un impératif, un principe éthique fondé sur le devoir. Au contraire, il suppose la mobilisation des passions, des passions solidaires. Il ne s’agit pas d’un principe abstrait mais d’une pratique, cette promesse d’un engagement qui exige de se mettre à l’épreuve, d’accorder une attention concrète à autrui, à la relation etc. Pour autant, lorsque nous parlons de care dans une perspective globale (à l’échelle de l’environnement, de la planète, des générations futures), nous devons nous demander : quelles sont les motivations qui peuvent nous conduire à nous sentir concernés par celles et ceux qui ne sont pas encore nés, par l’avenir, dont ne savons rien, de l’humanité, cette humanité avec laquelle nous n’avons aucun lien personnel ? Telle est l’une des questions essentielles qui occupe une large part de la réflexion politique contemporaine, comme en attestent les innombrables contributions sur le thème de la justice intergénérationnelle. Je ne saurais ici traiter de ce thème, mais je voudrais souligner que ces réflexions s’avèrent souvent sans grande efficacité… C’est pourquoi, ne crois-tu pas, Alain, que la théorie du don pourrait être particulièrement pertinente sur ce point ? Peut-être pourrait-on dire que seule une attitude de don (donative attitude), si l’on fait abstraction des exigences de symétrie et de réciprocité, peut nous conduire à être concerné par l’avenir et par les soins à Quelques questions sur le convivialisme 257 apporter aux générations futures, à assumer notre responsabilité au regard de leur vulnérabilité en faisant, ici et maintenant, les bons choix, propres à leur assurer non seulement la vie, mais une vie digne d’être vécue. Et j’ajouterai que cela n’a rien à voir avec un quelconque altruisme, mais bien davantage avec le sentiment de notre propre vulnérabilité et le désir de préserver ce qui a encore de la valeur pour nous. Sentiments qui, selon moi, sont au fondement du don. Un convivialisme mondial François Fourquet La valeur d’un énoncé tel que le Manifeste convivialiste ne dépend pas seulement de son contenu, mais aussi du sujet de l’énonciation : qui parle ? L’auteur initial du Manifeste est un groupe d’intellectuels français qui s’est associé à ses amis non français pour « mondialiser » l’énonciation. En effet, la France en tant que telle n’a plus rien à dire d’important au monde : battue par l’Angleterre en 1815, par l’Allemagne en 1940, par les Viêtnamiens et les Algériens après deux sales guerres de 1946 à 1962, devenue puissance de second rang, elle ne représente plus rien qui puisse susciter le désir ou l’admiration des peuples du tiers monde ou du monde émergent. Nous n’avons pas été glorieux. Renonçons une fois pour toutes à donner des leçons au monde. De Gaulle, en refusant la défaite de 1940 et en attirant de jeunes résistants ou combattants de la France libre, a sauvé l’honneur des Français et rendu possible un nouvel élan. Revenu au pouvoir en 1958, il négocia la paix en Algérie, en retira l’armée, manqua d’être assassiné, mais préserva la démocratie parlementaire menacée par l’extrême droite. De Gaulle a obtenu une troisième victoire : faire la paix avec les Allemands en signant le traité de l’Élysée en 1963, poursuivant et achevant ainsi le geste magnifique de Jean Monnet et Robert Schuman en 1950 : tendre la main aux Allemands et construire avec eux la Communauté européenne, dont est issue l’Union d’aujourd’hui. L’Allemagne n’a, elle non plus, rien à dire au monde, du fait de son passé nazi. Un convivialisme mondial 259 Les seules choses dont les Français puissent être fiers, ce sont la Révolution et la Déclaration des droits de l’homme de 1789. Ils portaient à un haut degré d’incandescence la religion laïque de la démocratie et de la liberté (contre la tyrannie) que les Anglais avaient déjà adoptée de manière moins spectaculaire en 1688 (bill of rights, Glorious revolution) et les Américains en 1776 (déclaration d’indépendance). Mais la France s’est vainement épuisée à combattre l’Angleterre par des moyens peu exaltants : la dictature de Napoléon, un despote qui se fit empereur en reniant la religion de la démocratie et en rétablissant l’esclavage aboli par la Convention en 1794. Il perdit quand même la course à la domination du monde engagée avec les Anglais depuis le xviie siècle. Une valeur dont nous pouvons nous prévaloir est la fin du nationalisme franchouillard et prétentieux abandonné il y a soixante ans quand nous avons construit l’Europe. C’est une valeur que nous partageons avec les Allemands et que nous pratiquons avec constance malgré les aléas de la vie européenne. La prétendue domination économique de l’Allemagne est une illusion entretenue par un reste de nationalisme français ; l’Allemagne n’est riche que de la richesse de l’Europe ; les vrais dominants sont pour l’instant les Américains, dont nous dépendons pour notre défense militaire, et pour bien d’autres choses encore. Et les Américains eux-mêmes ne sont riches que de la richesse du monde, qu’ils captent habilement. La paix européenne a été conclue en 1951 avec la création de la CECA, quand l’Europe n’était plus depuis longtemps à la tête du monde. C’était une paix entre puissances de seconde zone déclassées et sans prestige, malgré le sursaut gaullien. Cette paix eût été glorieuse si nous l’avions conclue quand l’Europe dominait encore le monde, c’est-à-dire avant 1914. Mais nous en étions incapables, car nous, Français et Allemands, espérions encore nous venger de l’Angleterre triomphante depuis 1815 : discrètement pour nous Français, ouvertement pour les Allemands. Aujourd’hui, l’Europe, bien qu’elle soit hésitante, occupée à résoudre ses conflits intérieurs, ses problèmes financiers et sa dépression économique, attire encore un peu, comme on le voit en Ukraine. Cependant, pouvons-nous proclamer le convivialisme au nom de l’Europe ? La paix avec les Allemands a rendu possible la naissance de l’Union européenne. C’est bien. En tant qu’Européens, la seule 260 Du convivialisme comme volonté et comme espérance chose que nous pouvons dire au monde est : « Nous avons réussi à conclure la paix, sans doute entre puissances secondes, mais une paix durable quand même. » Le résultat est modeste, mais il existe. Certes, il n’exalte pas les jeunes qui n’ont aucune idée de ce qu’était la haine des Allemands pendant la guerre et pour qui cette réconciliation est dépassée : ce qui prouve qu’elle a bien réussi. Mais l’Europe en tant que telle n’a pas eu un passé seulement glorieux. Elle a mené une guerre de civilisation contre les peuples du monde : elle a colonisé la moitié du monde, massacré, forcé au travail ou parqué les Amérindiens (Espagne au xvie siècle, remplacée par les États-Unis au xixe siècle, car la conquête de l’Ouest ne fut rien d’autre qu’une colonisation du continent nord-américain), mis en esclavage et colonisé les Africains, colonisé les Indiens d’Inde et les Indonésiens, humilié les Chinois en les forçant à importer de la drogue et à signer les traités inégaux, etc. Elle a certes inventé le libéralisme, mais inventé en même temps sa face sombre, le « capitalisme ». Elle a pillé des richesses du monde, elle a même réinventé l’esclavage. Elle a conquis et occupé le reste du monde avec une violence inouïe dont nous avons perdu la mémoire. Nous, Français, avons participé à la colonisation du monde. Aujourd’hui, un geste français qui serait important sur le plan des valeurs serait de faire vraiment la paix avec les Algériens et, du même coup, avec les jeunes issus de l’immigration. L’autocritique de la France est un préalable symbolique : ce ne serait pas une « repentance » hypocrite qui nous ferait verser des larmes de crocodile, mais un geste d’ouverture qui nous permettrait de tendre la main aux Algériens comme nous l’avons tendue aux Allemands. Il est vrai que la paix des banlieues ne dépend pas seulement de nous, mais de la paix entre Israéliens et Palestiniens. Dans le même esprit, le discours de Chirac au Vel d’Hiv’ en 1995 a été essentiel pour réparer en partie des gestes indignes de Vichy à l’encontre des Juifs (l’étoile jaune, Drancy). Mais, au moins, nous pouvons apaiser la rancœur engendrée par cette terrible guerre de civilisations qu’a été la colonisation. Faire la paix avec les Allemands a dépendu de nous : nous l’avons fait, et ce geste fécond a inspiré l’Europe. Faire la paix avec les Algériens, même cinquante ans après la paix officielle d’Évian, dépend encore de nous. Ce ne serait là que réparer la violence insensée de la France pendant la guerre d’Algérie. Les vives critiques adressées en 2012 au président Hollande, pour avoir simplement reconnu le massacre Un convivialisme mondial 261 des Algériens à Paris le 17 octobre 1961, révèlent que c’est un enjeu essentiel sur le plan des valeurs, bien qu’il paraisse mineur. Certes, nous ne pouvions pas faire autrement : jadis, la colonisation et même l’esclavage étaient admis en Europe. Proudhon lui-même pensait que la colonisation apportait la civilisation aux peuples d’outre-mer. Les cadres mentaux de la connaissance politique et morale n’étaient pas ceux d’aujourd’hui. D’accord. Mais cela nous interdit à jamais, en tant que Français ou en tant qu’Européens, de prêcher l’évangile au reste du monde au nom de nos « valeurs ». C’est une question de pudeur, de décence, de respect humain. Mais nous pouvons prendre la parole en tant que citoyens du monde. La citoyenneté mondiale implique d’abord un mouvement intérieur subjectif : considérer le monde comme une cité globale et les autres peuples comme nos concitoyens, nos frères en humanité. Nous disposons pour cela d’un cadre politique et mental depuis un siècle : la Société des nations, puis, en 1945, l’Organisation des nations unies, et, en 1948, la Déclaration universelle des droits de l’homme. L’idée n’a donc rien de révolutionnaire. Elle est née au lendemain du massacre planétaire provoqué par la guerre mondiale des nations, elle-même inspirée par le nationalisme du xixe siècle, notre nationalisme, et qui dura trente ans (1914-1945). Mais la fraternité n’est pas encore vraiment admise. La lenteur et les ratés des négociations sur le commerce mondial et sur le climat montrent que les esprits ne sont pas mûrs. C’est pourtant la clé subjective du problème. Une chose est de dire : « Veuillez pardonner notre violence et notre rapacité passées », et une autre d’affirmer : « Vous êtes nos partenaires, nos frères dans ce monde nouveau qui se forme depuis 1945. Les nations ont fait leur temps pour le meilleur et pour le pire, c’étaient des illusions collectives ; car il n’existe et il n’a jamais existé qu’un monde, et un seul, où nous avons à vivre ensemble. » Cette conviction inspirait la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen en 1789 : la Révolution française n’était pas seulement nationaliste, mais aussi mondialiste. Elle inspirait aussi l’internationalisme ouvrier du xixe siècle, dont l’idéal a été oublié et trahi en 1914. Le rôle des intellectuels est celui des clercs d’autrefois, c’est le rôle d’Antigone : parler au nom des lois non écrites qui règlent la vie profonde des humains même quand elles sont niées par les pouvoirs officiels et paraissent irréalistes. Au nom de la paix et de la vie. Au nom d’un convivialisme mondial. Le convivialisme vu de Turquie Ahmet Insel De plus en plus, l’écart se creuse entre les citoyens et les dirigeants. Les expressions les plus extrêmes de cet écart se voient dans des pays qui ont des régimes qui mélangent pratiques autoritaires et institutions s’apparentant à une démocratie. Des manifestations massives et têtues contre les gouvernements sont devenues courantes ces derniers temps, notamment dans des pays où règnent des démocraties autoritaires. Il s’agit d’un phénomène de ras-le-bol citoyen et il est loin d’être spécifique à ces régimes hybrides. Dans un pays comme le Brésil, qui a pu sortir progressivement, par des voies démocratiques, d’un long épisode de dictature et d’autoritarisme et qui a pu mettre en œuvre un programme ambitieux de lutte contre les inégalités dans une des sociétés les plus inégalitaires du monde, on retrouvait, dans les manifestations de l’été 2013, l’expression d’un ras-le-bol similaire vis-à-vis des dirigeants, élus dans des élections démocratiques peu contestables, mais qui épuisent rapidement leur légitimité issue des urnes à cause de ce sentiment de fracture que ressent le peuple avec ses gouvernants. Ces derniers ont du mal à comprendre d’où provient cet effondrement inattendu de leur légitimité. Dans un billet paru dans Libération, nous exprimions ce constat : « Le plus étonnant mais aussi le plus révélateur dans les énormes manifestations qui secouent le Brésil ou la Turquie actuellement, c’est l’étonnement des pouvoirs en place, qu’ils soient de droite ou de gauche. Comme l’avoue Gilberto Carvalho, le chef de cabinet de la présidente du Brésil, Dilma Roussef : “Le gouvernement n’arrive pas à comprendre ce qui se passe”. De même, en Turquie, Recep Tayyip Le convivialisme vu de Turquie 263 Erdogan ne sait pas voir, ou ne veut pas voir, dans les soulèvements de la jeunesse urbaine, autre chose que le résultat d’un complot de l’étranger. (…) Plus spécifiquement, la passion mobilisatrice, celle qui pousse à descendre dans la rue, parfois au péril de sa vie, c’est un profond sentiment d’injustice, une colère contre l’arrogance du pouvoir, et l’indignation face à une corruption endémique1. » Les manifestations contre la corruption et l’autoritarisme du pouvoir (élu) en Ukraine qui se sont transformées en une insurrection, les protestations contre la corruption et l’incompétence des gouvernants qui éclatent de plus en plus fréquemment par exemple dans les Balkans, notamment en Bosnie aujourd’hui, en Bulgarie depuis plus d’un an, et peut-être en Serbie bientôt, témoignent de cet écart devenu insupportable. Au cœur des démocraties occidentales aussi, un ras-le-bol citoyen gronde dans les profondeurs de la société. Il s’exprime souvent par l’absentéisme électoral qui renforce le poids des extrêmes droites sur l’échiquier politique et par un malaise démocratique. Ce malaise, tel qu’on le constate en Europe, provient du sentiment largement partagé selon lequel les principales institutions démocratiques tournent plutôt à vide. Des institutions s’empilent au fil des « réformes », augmentant l’opacité des processus de prise de décision et rendant les citoyens de plus en plus étrangers au politique et de plus en plus frustrés de l’être. Nous nous trouvons face à un malaise démocratique généralisé dont les expressions sont différentes dans les pays considérés comme des démocraties dites consolidées et des pays où les régimes politiques sont à mi-chemin entre la dictature et la démocratie. Dans ce second groupe, l’origine du malaise est bien sûr différente des pays du premier groupe. Elle provient surtout de la défaillance persistante des institutions démocratiques et du déficit de démocratie dans les pratiques sociales et politiques. Mais, dans l’ensemble, nous vivons la crise d’une conception et d’une organisation particulières de la démocratie qui ont émergé essentiellement au milieu des années 1950 avec les Trente Glorieuses et qui sont devenues hégémoniques vers la fin du siècle dernier avec l’effondrement de l’URSS. Il s’agit d’une démocratie qui repose sur la dynamique d’une croissance 1. « Brésil, Turquie… Vers le convivialisme ? », par Alain Caillé, Christophe Fourel, Ahmet Insel, Paulo Henrique Martins, Gus Massiah, Patrick Viveret, Libération, 30 juin 2013. 264 Du convivialisme comme volonté et comme espérance forte et sur l’attente d’une croissance illimitée2. Aujourd’hui, les establishments politiques et économiques du capitalisme mondialisé s’efforcent de perpétuer cette attente de croissance, un peu comme on attend Godot, afin de reproduire les hiérarchies, les inégalités et de poursuivre l’accumulation dans le cadre du capitalisme patrimonial dans le Nord et d’un capitalisme sauvage dans le Sud. Mais le malaise démocratique augmente au fur et à mesure que le décalage se creuse entre l’attente de croissance et sa réalité. Le convivialisme comme projet politique et social peut être une réponse à ce malaise généralisé dans une perspective de régénération de la démocratie par sa dissociation avec l’attente de croissance illimitée. Bien plus que contre les autoritarismes, c’est probablement contre le malaise démocratique ambiant dans le Nord ou en Occident que le convivialisme pourrait fournir les bases d’une réponse politique globale afin de sauver les valeurs démocratiques et de réintroduire un nouvel humanisme qui ne soit pas celui de l’homme égoïste et calculateur. Il faut reconnaître que, dans les pays où règne une dictature ou dans ceux gouvernés par des pouvoirs autoritaires, l’urgence de l’agenda de démocratisation pousse en arrière-plan les interrogations sur « comment vivre dans et par la démocratie ? » et sur un possible avenir convivialiste. Malgré cette difficulté d’ordre plutôt pratique, pour pouvoir l’inscrire au premier plan des attentes sociales et dans le débat politique dans ces pays, il ne faut pas sous-estimer le fait que le convivialisme dispose d’éléments de réponse aux interrogations immédiates sur les conditions d’un vivre-ensemble dans la paix et la solidarité. En ce sens, le convivialisme est porteur de réponses possibles à une perte généralisée de civilité et à l’effondrement de l’utopie d’un vivre-ensemble meilleur dans la modernité tardive. Mais la réalisation de cette potentialité inhérente au projet convivialiste passe par plusieurs conditions. La plus importante me semble être la nécessité de ne pas s’enfermer dans une posture purement négative, frisant le nihilisme et consistant à s’opposer à tous les projets qui bousculent les habitudes, modifient certains des avantages acquis (qui sont aussi parfois des exclusions pour d’autres), ou changent inévitablement les paysages urbains ou ruraux. Sans vouloir caricaturer les motivations de ce réflexe qui 2. Alain Caillé, Pour un manifeste du convivialisme, Le Bord de l’eau, 2011. Le convivialisme vu de Turquie 265 prône facilement un « Non, nous ne voulons pas ! » opposé à tous les projets de changement, il convient de souligner qu’il s’assimile parfois, et de plus en plus souvent, à un conservatisme spontané, irréfléchi. Cette réaction qui s’apparente à un conservatisme épidermique semble être alimentée par la perte de confiance en la capacité des dirigeants élus à réaliser des actions réellement utiles pour la collectivité, à répondre aux problèmes de fond des citoyens. Dans ce sens, ce conservatisme spontané qui caractérise plutôt les courants de gauche s’inscrit dans le cadre du malaise démocratique partagé par les citoyens de tout bord politique. Il est l’expression d’une frustration chronique, d’un sentiment de ne plus compter-quepour-du-beurre, et d’une perte de confiance dans les capacités des dirigeants à œuvrer pour le bien commun. Cette perte de confiance dans la classe politique cache en réalité une perte de confiance de la société en elle-même, en ses propres capacités à entreprendre des changements à même de répondre aux problèmes du temps présent sans pour autant en créer d’autres bien plus graves. C’est pourquoi l’étendard du convivialisme devrait être, me semble-t-il, le rétablissement de la confiance de la société en ses propres capacités à entreprendre le changement. La posture du « non à tout » est parfois caricaturalement présente dans les mouvements de défense de l’environnement. En Turquie, par exemple, dans le mouvement vert-gauche dans lequel je milite, il arrive parfois de voir défendre simultanément le refus de l’énergie nucléaire, de l’énergie thermique par le charbon ou par le gaz naturel, de l’énergie hydraulique – que ce soit par la construction de grands barrages ou par la succession de plusieurs petits barrages –, de l’énergie éolienne qui défigure les paysages, perturbe les oiseaux migrateurs et crée des ondes néfastes pour les humains et les animaux, etc. On doit certes défendre les économies d’énergie, mais dans un pays dont la consommation d’énergie par habitant n’est pas si élevée que cela, défendre un programme exclusivement sur la base des économies d’énergie et du solaire n’apparaît pas très mobilisateur, ni socialement ni politiquement. Or pour le moment, c’est encore le cas de la très grande majorité de l’humanité. D’où la nécessité urgente de moduler le projet convivialiste selon chaque société et de ne pas jeter l’opprobre immédiatement sur chaque réalisation, sur chaque projet qui ne réponde pas aux canons de l’impératif écologique ou de l’impératif 266 Du convivialisme comme volonté et comme espérance démocratique. Le puritanisme convivialiste ou écologique ne saurait poser moins de problèmes que d’autres puritanismes. À cette posture du « non » viennent s’ajouter les assertions dogmatiques de certains des experts de la contre-expertise. Sans doute pour ébranler l’hégémonie de la pensée unique et dogmatique, les constats et les prévisions formulés par les « opposants au système » sont souvent marqués du même sceau de l’assurance dogmatique. Du coup, au nom de la nécessité d’une rupture totale ici et maintenant, on rend plus difficile de penser concrètement la rupture possible. Les experts « anti » permettent sûrement aux nonexperts de mettre en question la fallace de l’absence d’alternative (TINA3) entretenue par ceux qui sont installés au pouvoir, mais ils reproduisent par leur dogmatisme « anti » les mêmes structures aliénantes du pouvoir qui détournent les gens du politique. Surtout quand ces experts ajoutent au dogmatisme une posture de prophètes de la catastrophe. Si les sociétés se mobilisent, plutôt rarement, devant les catastrophes, elles ne se mobilisent jamais derrière des discours catastrophistes. Il faut que le convivialisme puisse formuler un désir d’avenir en tenant compte du fait que le catastrophisme, même éclairé, a plutôt pour effet d’inhiber la mobilisation sociale. On sait aussi qu’une société ne se mobilise pas pour la croissance du PIB mais sur les fruits attendus de cette croissance sous forme de biens et de services. Si la croissance économique n’est pas mobilisatrice pour elle-même, la décroissance du PIB l’est encore moins en termes politiques. Il est vrai que le discours de la décroissance n’exprime pas un projet de croissance négative. Il essaye d’exprimer à travers ce concept négatif une autre conception d’organisation globale de la société, mais sa négativité, si elle a les vertus d’un discours choc soulignant clairement les clivages et les impasses, a tendance à tomber parfois dans les travers de l’autosatisfaction propre à la dénonciation nihiliste. Il faut, comme Serge Latouche le souligne justement, que la dimension sereine de la décroissance soit beaucoup plus mise en avant. Cela nécessite de mettre davantage en sourdine le catastrophisme et la fatalité du mal. En effet, la décroissance ne doit pas s’enfermer dans une contre-expertise technique, elle doit être un projet politique au sens 3. There is no alternative, slogan attribué à Margaret Thatcher (en français : Il n’y a pas d’autre choix). (Ndlr.) Le convivialisme vu de Turquie 267 fort du terme, un projet « de la construction, au Nord comme au Sud, de sociétés conviviales autonomes et économes4 ». Mais si on ne se soucie pas de son inscription dans un « programme au sens électoral du terme », comme le propose Latouche, ne risque-t-on pas de tomber dans la posture d’un nouvel autoritarisme de la frugalité ? En tout cas d’être perçu comme tel par les couches populaires au Nord comme au Sud. Il ne s’agit pas, en effet, de prôner l’inscription du convivialisme dans le répertoire de la politique politicienne pour en faire un nouveau « truc » à la mode, dans la même veine que la bonne gouvernance, l’accountability, le consumérisme vert/bio, etc., ni de prôner, à l’inverse, une administration des choses par « ceux qui savent ». Mais, même si sa motivation première est de réduire l’écart entre les gouvernants et les gouvernés, la volonté d’échapper aux travers de la politique politicienne, en abandonnant le terrain de la politique, risque d’aggraver encore plus cet écart. Le désir d’égalité et de liberté fait intrinsèquement partie du projet convivialiste. Cela impose de réfléchir assez rapidement au moins sur les modalités d’une remise en cause des inégalités existantes, sans mettre en péril l’idéal de vivre-ensemble dans la paix et la civilité. Quelques expériences du xxe siècle nous ont montré clairement comment un égalitarisme radical pourrait devenir liberticide et créer les conditions de nouvelles inégalités. Mais, en même temps, sans un projet portant l’étendard de l’égalité, il est presque impossible de signifier une vraie rupture avec les sociétés dans lesquelles nous vivons. La remise en cause des hiérarchies sociales, notamment des hiérarchies autoinstituées produites par la modernité qui s’ajoutent aux hiérarchies léguées par les traditions ; la remise en cause de la transmission des inégalités d’une génération à l’autre, des écarts de revenus qui se creusent depuis une trentaine d’années dans la plupart des pays… voilà quelques-unes des cibles à abattre qui sont incontournables pour concevoir une rupture significative avec le TINA. Si on doit réclamer la sobriété pour que la planète continue à être accueillante aux vivants, il faut que celle-ci commence d’abord par une limitation des excès les plus excessifs. Une délégitimation simplement symbolique de l’excès – de revenu, de richesse, de consommation, de pouvoir — ne saurait 4. Serge Latouche, Petit traité de la décroissance sereine, Mille et une nuits, Paris, 2007, p. 55. 268 Du convivialisme comme volonté et comme espérance suffire pour bâtir l’alternative. Si l’on pense que désormais il est inévitable de fonder la démocratie sur autre chose que l’attente d’une croissance illimitée et sur les ruissellements d’une croissance soutenue et relativement forte, il devient encore plus impératif de penser et de proposer des mesures redistributives touchant avec beaucoup plus d’audace les inégalités de revenus, de patrimoine et d’héritage ; des politiques de discrimination positive plus accentuées visant les catégories sociales défavorisées et remettant en cause l’hypocrisie actuelle du fonctionnement de l’élitisme républicain ; des mesures de solidarité et de partage qui revalorisent la gratuité et le don ; … sans oublier la remise en cause de la dérive sécuritaire des États, y compris ceux qui sont donnés comme exemple de démocratie avancée. N’oublions pas qu’un des ressorts le plus efficace du néolibéralisme pour reproduire son hégémonie est d’abord d’aggraver le sentiment d’insécurité chez chacun afin de transformer la demande de sécurité en un vecteur moteur de l’extension du marché et de l’État. La prise de conscience de la fin de la croissance pourrait aussi créer chez les possédants un besoin plus grand de l’État sécuritaire. Dans ce sens, le discours catastrophiste pourrait être instrumentalisé par le néolibéralisme et par les autoritarismes post-démocratiques. Le convivialisme ne pourra être une utopie émancipatrice et régénérer l’idéal démocratique que s’il ne se réclame pas d’une nécessité qui s’impose aux humains par la force des choses, mais se présente comme l’expression d’un authentique désir d’avenir pluriel librement choisi. Quelques réponses à… Alain Caillé Réponse à Christian Lazzeri Merci, Cher Christian, pour toutes ces remarques et observations critiques qui devraient nous permettre d’avancer, même si j’ai en réalité un peu de mal à y répondre, pour deux raisons au bout du compte assez liées. La première est qu’il me semble que tu commets peut-être une certaine erreur sur le statut de ce texte. Ce n’est pas celui d’un auteur mais de soixante-quatre (d’ores et déjà rejoints par une bonne cinquantaine d’autres intellectuels), et il ne se présente ni comme une analyse de science politique ni comme l’esquisse d’un traité de philosophie morale et politique, même s’il n’est pas sans rapport, en effet, avec ces deux genres. Toutes proportions gardées, je te demanderais bien si tu jugerais fondé d’adresser des critiques du même ordre que les tiennes à telle ou telle Déclaration des droits de l’homme, par exemple, dont la valeur est autant ou plus performative qu’analytique. Et qui, d’ailleurs, devrait te répondre ? Lequel des soixante-quatre cosignataires, sachant que chacun lit et investit ce texte différemment et qu’aucun ne s’y reconnaît pleinement. La seconde raison est que je n’ai à peu près aucun désaccord avec tes remarques sauf, peut-être, sur l’esprit qui les anime et qui t’empêche, justement, de nous rejoindre. Au moins pour le moment. Tu reproches au Manifeste de ne pas dire, ou pas assez, que l’explosion d’illimitation qui mène notre monde à sa perte ne trouve pas son origine tant ou principalement dans l’hégémonie exercée 270 Du convivialisme comme volonté et comme espérance par le modèle économique sur les sciences sociales et la philosophie politique, dans le monde des idées, donc, que dans l’exacerbation bien concrète des inégalités. Je suis un peu surpris de cette remarque puisque, dès le début, il est dénoncé dans le Manifeste, sous la rubrique des « menaces présentes » : « Des écarts de richesse devenus partout démesurés entre les plus pauvres et les plus fortunés. Ils alimentent une lutte de tous contre tous dans une logique d’avidité généralisée, et contribuent à la formation d’oligarchies qui s’affranchissent, sauf en paroles, du respect des normes démocratiques. » Et, symétriquement, la mesure la plus concrète préconisée par le Manifeste en conclusion est celle qui, en vue de la « résorption des inégalités vertigineuses qui ont explosé partout dans le monde », passe par « l’instauration conjuguée d’un revenu minimum et d’un revenu maximum ». Tous tes développements sur ce point sont parfaitement fondés, et aucun des signataires ne pense ou ne dirait autre chose que toi, mais fallait-il en dire plus dans ce texte ? Manifestement, il nous a semblé, à tort ou à raison, que notre position était suffisamment claire sans qu’il y ait besoin de refaire un historique des dérégulations néolibérales. La première de tes trois remarques qui font suite à cette critique générale touche à ce qui constitue notre seul désaccord véritable possible. Tu notes tout d’abord que la seule réponse à l’hubris proposée par le Manifeste est de l’ordre de « l’injonction morale », alors qu’il faudrait, bien plutôt, proposer tout « un ensemble de politiques publiques destinées à intervenir dans les logiques d’offre de reconnaissance pour les réguler ». Même chose pour ce qui concerne la lutte contre la corruption. Tout ceci est parfaitement juste et même de l’ordre de l’évidence. Rien ne se fera qui ne passe par toute une série de dispositions politiques, juridiques, fiscales et autres. Mais la question préjudicielle est de savoir qui voudra et sera en mesure de faire adopter de telles dispositions et de les doter de quelle effectivité. Quels hommes et femmes politiques ? Quels partis ou proto- ou postpartis etc. ? La difficulté n’est pas de dire quel type de mesures il faudrait faire adopter – en évitant si possible le « faut qu’on, n’y qu’à » – mais d’évaluer les chances que puisse apparaître un puissant mouvement d’opinion qui les rende inévitables. Irrésistibles. Tu crois voir de la naïveté dans le recours à la morale, aux sentiments de honte et d’indignation, mais je ne sache pas qu’aucune force Quelques réponses à… 271 révolutionnaire dans l’histoire, progressiste ou régressive, a triomphé avec d’autres ingrédients que ceux-là. Et, de toute façon, nous n’avons pas d’autres armes. Avant même de songer à protéger juridiquement les whistleblowers, par exemple, comme tu le proposes à juste titre, encore faut-il faire en sorte qu’il y en ait, et que l’opinion publique soit unanime à souhaiter leur protection. Et d’où tout cela pourrait-il procéder sinon d’une forme ou d’une autre de common decency ? Ta deuxième remarque regrette que le Manifeste n’ait pas prôné un engagement actif. C’est simplement qu’on ne peut pas tout faire en même temps (sans aucuns moyens de surcroît) et qu’il n’y avait pas lieu a priori d’appeler d’autres engagements que ceux déjà opérés dans les multiples réseaux représentés par les signataires. Cela étant, le site internet existe, même s’il y a beaucoup à faire pour l’améliorer. Et, surtout, le convivialisme est désormais revendiqué par les centaines ou milliers d’associations regroupées dans les États généraux du pouvoir citoyen. L’engagement actif est là. Reste qu’en effet, et c’est là ta troisième et dernière remarque : « La question de la prospérité sans croissance pour laquelle (dis-tu) je me pose la question de savoir comment pouvoir financer un niveau élevé de protection sociale sans croissance. » Vaste question, en effet, que je reformulerai différemment : il est évident que le convivialisme n’a aucune chance de succès politique s’il ne montre pas concrètement aux classes populaires et moyennes ce qu’elles ont à gagner, pas seulement symboliquement mais également matériellement, au convivialisme. Il ne suffit donc pas de mettre en évidence les impasses et les souffrances du présent ou du proche avenir, il faut commencer à inventer et à rendre visibles et désirables les grandes articulations d’une société postcroissance plus sereine, plus équilibrée, plus harmonieuse et plus heureuse. Et, là, le plus difficile et le plus important se jouera dans la réduction des inégalités. Voilà qui nous ramène à notre point de départ de cette discussion, qui est aussi, très certainement, notre point d’accord fondamental. Merci, encore une fois, Cher Christian, d’avoir bien voulu te prêter à cet exercice. Bien amicalement à toi. 272 Du convivialisme comme volonté et comme espérance Réponse à Elena Pulcini Merci, Chère Elena, de ces questions posées en sympathie et qui forcent à essayer d’aller plus loin. Aller plus loin ? Je voudrais dire, tout d’abord, que quant à moi je considère le Manifeste comme un point de départ et non comme un point d’arrivée, tant au plan de la théorie que celui de la pratique. Un point de départ, notamment, sur la question de l’hubris, de sa ou de ses sources, de son ou de ses dépassements possibles. Le Manifeste a le mérite, selon moi, de nommer le problème, mais sur ces questionslà, sur tes questions, il y a tout à penser. Et je ne dispose d’aucune réponse un tant soit peu assurée. Le groupe qui se réunissait à Paris a amorcé plusieurs discussions sur l’hubris, mais sans parvenir, selon moi, à des débuts de réponse satisfaisants, si bien que nous nous trouvons dans une position assez inconfortable. D’une part, dans le Manifeste, nous faisons de l’hubris notre adversaire numéro un, mais, de l’autre, dans la discussion, tout le monde (sauf moi, peut-être…) défendait que sans un peu d’hubris on ne fait rien, la vie ne vaut pas d’être vécue etc. Alors, que penser ? Qu’il faudrait un peu d’hubris, mais pas trop ? Que l’hubris, c’est bien, mais que ce qui est mal, c’est l’hubris de l’hubris ? De toute évidence, et c’est là ta première question, il faudrait un peu mieux savoir de quoi nous parlons ! Les dictionnaires définissent l’hubris comme une démesure inspirée par l’orgueil et réputée criminelle par les anciens Grecs. Peut-être pourrait-on entendre de façon plus moderne par hubris un désir (infantile) de toute-puissance qui viole le sentiment de la common decency. Mais que mettre dans cette common decency ? En tout cas, cette première référence à l’origine grecque du mot montre bien qu’on ne peut pas supposer que l’hubris n’apparaîtrait qu’avec « la figure hégémonique de la modernité, l’Homo œconomicus ». D’ailleurs, entendu au sens strict du terme, l’Homo œconomicus, avec sa morale et son ethos de boutiquier, qui passe son temps à calculer débit et crédit, ce qu’il doit et ce qu’il peut gagner, est en théorie un être paisible, profondément raisonnable et mesuré, qui ne sait d’ailleurs que mesurer. En réalité, les grands prédateurs économiques, les tycoons ou robber barons contemporains sont tout sauf des Homo œconomicus au sens de la théorie économique standard. Assoiffés d’argent, certes, ils sont avant tout, au mieux des joueurs, au pire des pillards. De même, l’hubris d’un Hitler, d’un Staline, d’un Mao ou de tel ou tel monarque Quelques réponses à… 273 ou dictateur ancien, n’avait guère de rapport direct avec le désir de gagner de l’argent, avec l’aurea sacra fames. À ta première question, je serais donc tenté de répondre que la possibilité de l’hubris existe dans toutes les sociétés et dans toutes les cultures (et chez tous les humains ?), et que ce qui est spécifiquement contemporain, c’est que sa traduction se manifeste désormais par l’accumulation d’une richesse monétaire infinie qui ne passe pas au premier chef par la puissance des armes et les conquêtes militaires ou spirituelles. Une accumulation de richesse monétaire qui est à la fois cause et effet de l’explosion des inégalités survenue depuis les années 1970. La généralisation de l’hyperindividualisme actuel – un individualisme parcellitaire – doit être pensé dans ce cadre-là. L’autre trait spécifiquement moderne de cet hubris est le fait qu’il va de pair avec une puissance technique elle aussi démesurée, jamais connue et de loin auparavant, et qui menace désormais la survie non seulement de tel ou tel pays, classe ou nation, mais de la planète entière. Que presque personne ne veuille réellement regarder cette menace en face n’est somme toute pas trop étonnant. Les solidarités de classe, de nation ou de religion sont désormais si incertaines et si faibles face à l’énorme puissance accumulée et contrôlée par les tout-puissants qui mènent le monde que chacun se sent totalement impuissant et pense d’abord à sauver sa propre vie plutôt que de s’engager dans personne ne sait trop quel combat pour tenter de sauver le monde. Pour qu’un tel combat puisse commencer à prendre corps, il faut que d’énormes masses à travers le monde, une multitude, prenne conscience que tous sont concernés par la même chose, animés par une peur, une indignation et un espoir communs. C’est là, selon moi, le sens profond du Manifeste : mettre un nom sur cette peur, cette indignation et cet espoir partagés. Le Manifeste n’est en rien gentillet ou naïf. Il reconnaît non seulement l’existence mais aussi la nécessité et la légitimité du conflit. « Mais, écris-tu à juste titre, il nous faut alors répondre à cette question : quels sont les conflits que nous pouvons considérer comme positifs ? Pouvons-nous, par exemple, juger ainsi les luttes pour la reconnaissance ? » Voilà qui nous reconduit à la question du désir de toute-puissance et à l’incertitude du groupe des convivialistes. Un peu d’hubris mais pas trop ? À la question que tu poses, il me semble qu’il y a une réponse possible, inspirée par les deux premiers principes du convivialisme (sur quatre) : les principes de commune humanité et de commune socialité. Le désir de toute-puissance, l’hubris, est légitime, 274 Du convivialisme comme volonté et comme espérance supportable ou désirable aussi longtemps qu’il contribue à la commune humanité et à la commune socialité. C’est le cas, par exemple, de l’artiste, du savant ou du sportif – et, pourquoi pas ? de l’humanitaire, du dirigeant associatif ou du chef d’entreprise – totalement obsédés par leur passion, au caractère possiblement insupportable, mais qui produisent quelque chose qui est ou qui sera perçu comme un enrichissement par la société ou par l’humanité. Mais la question que tu poses va peut-être plus loin. Tu écris à raison que toutes les luttes pour la reconnaissance ne sont pas également légitimes. Je ne peux que te suivre sur ce point. D’autant plus important qu’il y a une tendance des théories contemporaines de la reconnaissance à identifier non ou mis-reconnaissance (misrecognition) à l’exploitation et à considérer que tout groupe ou toute personne non ou mal reconnue aurait comme une sorte de droit imprescriptible à la reconnaissance. Si l’on ne cède pas à ce tropisme dangereux, il faut alors se demander, comme toi, quelles sont les demandes de reconnaissance légitimes. Tu ne considères pas comme telles celles qui « reposent sur un sentiment d’appartenance communautaire incapable de s’ouvrir à la critique, sur la défense d’une identité fondée sur l’opposition tranchée entre un « nous » et un « eux » ». La réponse est dans ta question. Ces demandes ne sont pas légitimes puisqu’elles violent au moins le principe de commune humanité, et, très vraisemblablement aussi, aussi celui de commune socialité. Reste, pour finir, à expliciter l’anthropologie normative – celle qui à la fois dit ce que sont les humains et ce qu’ils devraient être pour se conformer à leur essence – susceptible de servir de fondement au convivialisme. Je pense pour ma part, bien sûr, que c’est celle que nous essayons d’expliciter au MAUSS. Que je ne saurais résumer en quelques mots. L’enjeu, dis-tu, est de penser la possibilité du soin du monde, du care pour le monde, et tu penses que seule la théorie du don peut faire cela. Je suis d’accord. Avec juste une nuance par rapport à ce que tu écris. Tu écris que « seule une attitude de don (donative attitude), si l’on fait abstraction des exigences de symétrie et de réciprocité, peut nous conduire à être concerné par l’avenir et par les soins à apporter aux générations futures ». Mais je ne crois pas qu’il faille faire abstraction des exigences de symétrie et de réciprocité. Toi non plus, d’ailleurs, puisque tu ajoutes que « cela n’a rien à voir avec un quelconque altruisme, mais bien davantage avec le sentiment de notre propre vulnérabilité et le désir de préserver ce qui a encore de la valeur pour nous ». Quelques réponses à… 275 Nous sommes bien là, encore, dans le cadre d’une réciprocité, mais d’une réciprocité non pas simple mais généralisée, au sens ou Claude Lévi-Strauss parlait de l’échange généralisé – A donne à B qui donne à C qui donne à D qui donne à A – par rapport à l’échange simple (A donne à B qui donne à A). Une réciprocité étendue à l’échelle de l’humanité. Merci, Chère Elena, d’entrer ainsi dans le vif du sujet. Bien amicalement. Réponse à François Fourquet Merci, Cher François, de ce texte étonnamment et puissamment tonique, avec lequel j’ai de grands accords et, sans doute (mais je n’en suis pas sûr) un désaccord majeur. De grands accords sur le déclin civilisationnel de la France et de l’Europe, et sur le fait que leur rôle est désormais de montrer que l’invention d’une société postcroissance et postpuissance est à la fois indispensable et possible. C’est là, à mon sens, le rôle du convivialisme ; mais le convivialisme ne convaincra personne, en effet, s’il apparaît comme le produit de quelques (vieux) intellectuels français ou francophones, qui n’appellent à dépasser la puissance et la croissance que parce que leur pays est devenu impuissant et privé de croissance. Une histoire de renard à la queue coupée ! Il faut donc que le projet apparaisse enthousiasmant pour tous. De ce point de vue je souscris à cent pour cent à ta demande d’une autocritique, sans larmes de crocodile, de la France sur sa politique coloniale, notamment sur la guerre d’Algérie. Aussi longtemps que ce ne sera pas fait, la France s’enlisera dans le marasme. Et l’Algérie avec elle. Il y a là toute une politique du don et du pardon à inventer. Mais je crois que tu vas beaucoup trop vite en besogne dans ton appel à la liquidation des nations au nom d’une société mondiale unique. Empiriquement, tu le constates toi-même, c’est prématuré. Plus généralement, je me méfie de cette aspiration quasi messianique à l’homogène. Une société mondiale si tu veux (avec un État mondial ? Ce n’est pas demain la veille), mais je ne crois ni possible ni souhaitable qu’elle s’édifie dans l’abandon des diversités entre peuples, cultures, religions, pays, etc. Discussion à poursuivre. Amicalement. « Tous les droits pour tous… et par tous. » Citoyenneté, solidarité sociale et société civile dans un monde globalisé Philippe Chanial « Tous les droits pour tous. » Telle est la devise, le drapeau sous lequel de nombreuses associations, nationales ou internationales, mènent leur combat. Il condense avec force la signification et l’enjeu de ce combat : assurer plein accès aux droits, à l’ensemble des droits humains dans leur indivisibilité, droits civils et politiques, mais aussi, et surtout, droits économiques, sociaux et culturels. Si, dans le contexte de la mondialisation néolibérale, cette devise apparaît la plus précieuse qui soit, ne devrait-elle pas être complétée pour répondre à une autre aspiration qui s’est fait jour au sein du mouvement social mondial ? Aspiration à une démocratie plus large, plus participative, à une citoyenneté active. La démocratie, comme chacun le sait, ne se résume pas au gouvernement du peuple pour le peuple. Elle se définit plus fortement comme le gouvernement du peuple pour le peuple et par le peuple. C’est dans ce « par le peuple » que s’exprime l’idéal de citoyenneté, c’est-à-dire l’idéal d’autogouvernement, d’autonomie politique, soit cette capacité à se donner à soi-même sa propre loi. Dès lors, cette devise pourrait être ainsi symboliquement amendée : « Tous les droits pour tous et par tous. » Cette proposition d’amendement soulève la difficile question de l’articulation entre accès aux droits, lutte pour les droits et citoyenneté. Nous aurions tort en effet de nous satisfaire d’une conception banalisée de la citoyenneté, qui vient réduire celle-ci à un « Tous les droits pour tous… et par tous. » Citoyenneté, solidarité… 277 simple statut juridique passif, ne reposant que sur la seule jouissance de droits. Ne faut-il pas aujourd’hui renouer avec une conception plus active de la citoyenneté et, à travers elle, réfléchir à nouveaux frais sur la dimension proprement politique des droits humains ? De ce point de vue, l’expérience de nos démocraties libérales contemporaines doit être analysée sans concession. Au regard de cette expérience de sociétés riches – en dépit bien sûr des inégalités qui les caractérisent –, il n’est pas sûr que la généralisation des droits conduise mécaniquement à un approfondissement de la citoyenneté et à un renforcement de nos engagements civiques. Pour l’exprimer autrement, ce n’est pas parce que l’on se voit reconnaître toujours davantage de droits que l’on devient davantage citoyen. L’affirmation et la reconnaissance sans cesse élargie de toute sorte de droits semble en effet avoir pour contrepoint un désintérêt croissant pour la chose publique. Comme si le bénéfice des droits conduisait les individus à s’isoler les uns des autres, jusqu’à s’enfermer voire s’enferrer, comme l’avait souligné il y a longtemps déjà Alexis de Tocqueville, dans leur sphère privée. Pour l’exprimer dans les termes de Marcel Gauchet [2002], tout se passerait comme si le droit fondamental acquis par les individus au sein de nos démocraties libérales était le droit de se désintéresser de l’existence collective. Il est facile de saisir les conséquences d’un tel processus. La liberté acquise pourrait alors se révéler pour partie illusoire. Une société sans citoyens, n’est-ce pas une société qui menace d’être envahie par de nouveaux pouvoirs, de nouveaux maîtres et de nouvelles servitudes, que nous ne soupçonnons pas, et face auxquels nous nous trouvons fondamentalement démunis ? Une société qui dépend toujours plus de l’État et de ses bureaucraties, mais aussi une société toujours plus vulnérable à l’hégémonie du marché et des intérêts économiques et financiers ? Bien sûr, on peut légitimement juger ce diagnostic outrancier et obscène, notamment aux regards des pays du Sud qui, eux, n’ont pas le luxe de discuter doctement des impasses auxquels peut conduire la logique des droits, tant la plupart d’entre eux sont de fait écartés du bénéfice de nombre d’entre eux. Néanmoins ce diagnostic, par son outrance même, doit nous rendre sensible au fait que l’articulation, nécessaire, entre droits et citoyenneté ne va pas de soi. Il peut nous aider à comprendre que la relative dégradation de l’idéal de citoyenneté et des engagements qu’il suppose n’est 278 Du convivialisme comme volonté et comme espérance pas sans rapport avec l’interprétation massivement individualiste et consumériste des droits qui tend à prévaloir dans nos démocraties1. De ce point de vue, la situation des pays du Nord et celle des pays du Sud n’apparaissent pas fondamentalement différentes. Le processus de mondialisation menace tout autant des droits chèrement acquis ici qu’il limite, là-bas, leur reconnaissance et leur mise en œuvre. Dans les deux cas, se manifeste un même besoin d’une citoyenneté active, donc d’une société civile elle-même active. Et, par là, une même nécessité d’approfondir, tant en théorie qu’en pratique, la dimension proprement politique des droits humains. Tel nous paraît être l’un des enjeux d’une politique convivialiste à l’âge de la mondialisation [Manifeste convivialiste, 2013]. De l’indivisibilité des droits Il n’est plus nécessaire de revenir sur le bilan, aujourd’hui largement partagé, de l’échec des politiques néolibérales qui ont prétendu régner en maîtres depuis trente ans sur l’économie mondiale. Il suffit ici de se référer par exemple aux rapports établis par le Programme des nations unies pour le développement (Pnud). Face au monopole de la régulation par les seuls marchés financiers, face à un marché mondial qui transforme le travail en une simple variable d’ajustement, il ne fait guère de doute, comme le souligne Gus Massiah [2003], que le fondement d’une voie de régulation alternative au niveau international se trouve plus que jamais dans la Déclaration universelle des droits de l’homme, dans cette exigence de réguler l’économie et les échanges à partir du respect des droits, tant des droits civils et politiques que des droits économiques, sociaux et culturels. Cette évidence selon laquelle la voie de l’alternative réside dans le respect des droits n’est pourtant en rien évidente. Et cela non seulement au regard des modalités concrètes de leur exigibilité. Le processus de mondialisation exige une réflexion renouvelée 1. Ceci peut d’ailleurs venir apporter quelques éléments propres à expliquer notre difficulté présente à percevoir que bien des droits que nous considérons comme acquis – songeons ici, par exemple, à certains droits sociaux ou aux droits des femmes – sont aujourd’hui menacés ainsi que notre difficulté à lutter efficacement contre ces menaces. « Tous les droits pour tous… et par tous. » Citoyenneté, solidarité… 279 sur la définition de ces droits, sur les formes de citoyenneté qu’ils appellent, mais aussi sur la conception même de la démocratie qui pourrait en constituer l’horizon. Et, enfin, sur la place que doivent y occuper respectivement la société civile et l’État. Notre situation n’est plus, en effet, celle de l’après-guerre. Dans cette phase de reconstruction et de croissance, les articles de la Déclaration concernant la justice sociale paraissaient alors pouvoir s’appliquer plus aisément que les droits politiques ou même civils. Aujourd’hui, c’est presque la situation inverse qui prévaut. Malgré des situations nationales contrastées et, parfois, d’inquiétantes régressions, les droits civils et politiques ont globalement progressé, notamment grâce à la décolonisation et à l’effondrement du communisme. Par contre, les droits sociaux sont partout en recul, tant au Nord qu’au Sud. Cette situation est assez paradoxale. En effet, la logique antagoniste d’un monde régi par deux blocs mettait en scène une opposition idéologique forte, une summa divisio, entre le registre des droits civils et politiques (camp des « démocraties libérales »), d’une part, et des droits sociaux, d’autre part (camp des « démocraties socialistes »). Dans la mesure où cette logique antagoniste a disparu, il semblerait alors possible de renouer avec ce qui faisait la force de la Déclaration universelle de 1948 : le principe de l’indivisibilité des droits. Or une autre logique, celle de la mondialisation néolibérale, vient à nouveau diviser ces droits. Celle-ci vient aujourd’hui fragmenter par le marché ce que l’universalisme des droits de l’homme voulait unir au nom de l’humanité. Bref, tout se passe comme si, à l’égalité – l’égale dignité – de l’homme devant l’humanité –, se substituait l’égalité des nations devant le marché. L’enjeu d’une alternative à la mondialisation libérale exige donc aujourd’hui de réaffirmer ce principe essentiel de l’indivisibilité des droits, en premier lieu contre la nouvelle menace que fait peser sur lui le déferlement de la logique du marché. Ceci invite d’abord à une réflexion d’ordre théorique. En effet, le caractère indivisible et non contradictoire des droits de l’homme ne va pas de soi. Tentons tout d’abord de clarifier l’articulation entre ces trois registres de droits – et à travers eux ces trois registres de citoyenneté – que nous avons pris l’habitude de distinguer : les droits civils, les droits politiques et les droits sociaux. Contrairement à ce que supposent certaines analyses trop mécaniques, l’articulation de ces trois registres de 280 Du convivialisme comme volonté et comme espérance droit et de citoyenneté n’est pas commandée par un quelconque processus vertueux qui conduirait, selon une chronologie impeccable et universelle, à leur conquête successive et cumulative. L’histoire réelle des démocraties n’est pas si linéaire. Au contraire, chacun de ces droits a fait l’objet d’interprétations contrastées et donné lieu à des hiérarchisations différentes dans les diverses traditions politiques qui ont nourri l’histoire des démocraties modernes. Au risque de la simplification, il est possible d’associer à chacun de ces registres de droits et de citoyenneté une tradition politique : au libéralisme, les droits civils (la liberté individuelle et ses prolongements, droit de propriété et liberté contractuelle) ; au républicanisme, les droits politiques (soit les droits de participation, directs ou indirects, à l’élaboration des règles régissant la communauté politique) ; et enfin à la social-démocratie, les droits sociaux (droit au bien-être, protection et justice sociale etc.). Bien sûr, cela ne signifie pas que ces traditions politiques s’identifient exclusivement à un seul type de droits ou un seul registre de citoyenneté. Simplement, chacune d’elle privilégie hiérarchiquement l’un d’entre eux, les autres étant considérés comme des droits dérivés, simples moyens destinés à réaliser le registre de droit hiérarchiquement valorisé. Dans cette perspective, défendre aujourd’hui l’indivisibilité des droits invite à réarticuler ces trois traditions – bien qu’à l’évidence il faille viser une synthèse bien plus large2. Et cela notamment pour justifier de la légitimité, contestée dans le contexte de mondalisation, des droits sociaux. Droits sociaux, autonomie privée et autonomie publique Quelle est, tout d’abord, la justification possible des droits sociaux d’un point de vue libéral ? Il ne s’agit, dans le meilleur des cas, que d’une justification relative, extrinsèque. Comme les droits politiques, les droits sociaux, pour les libéraux, ne sont justifiés 2. Synthèse élargie qui est justement au cœur de l’ambition du convivialisme [Manifeste convivialiste, 2013]. Cette ambition nous semble par ailleurs renouer et venir actualiser, en l’ouvrant à la question écologique, la tradition du socialisme associationniste tel que nous avons proposé de la reconstruire in Chanial [2009]. « Tous les droits pour tous… et par tous. » Citoyenneté, solidarité… 281 qu’en tant qu’ils permettent de garantir ou de renforcer les libertés individuelles. En ce sens, les droits sociaux, au même titre que les droits politiques, sont avant tout des moyens de l’autonomie privée, des instruments au service de la liberté de choix des individus. Cette justification libérale paraît parfaitement défendable. L’accent mis sur l’autonomie individuelle permet en effet d’inscrire les droits sociaux, du moins certains d’entre eux, dans un tout autre registre que celui, paternaliste et compassionnel, de la charité et de la dépendance. Les travaux récents d’Armatya Sen ont donné récemment à cet argument toutes ses lettres de noblesse dans le cadre d’une réflexion renouvelée sur le développement. Quelle est ensuite la justification de ces mêmes droits d’un point de vue républicain3 ? Ici aussi, il s’agit d’une justification dérivée, non intrinsèque. Comme les droits individuels, les droits sociaux ne sont justifiés qu’en tant qu’ils permettent cette fois de renforcer la liberté politique. Ils constituent donc avant tout des moyens de l’autonomie publique, des instruments au service de l’approfondissement d’une citoyenneté politique active. Cette justification républicaine semble également parfaitement convaincante. L’exigence de justice sociale constitue bien une condition tant de l’égalité que de la liberté politiques. Et tout engagement civique effectif suppose que l’on soit, en partie au moins, libéré de l’empire de la nécessité et assuré d’une certaine sécurité matérielle. Si ces deux arguments sont parfaitement défendables, ils peuvent être synthétisés de la façon suivante. S’il s’agit bien de défendre les droits sociaux dans un langage qui ne soit plus celui de la charité, s’il s’agit bien de faire en sorte que leur reconnaissance et leur mise en œuvre ne relèvent plus du paternalisme d’État, de sa logique clientéliste et de ses mécanismes bureaucratiques, il faut alors interpréter et défendre ces droits comme les moyens essentiels de l’autonomie tant privée que publique, les moyens tant de la liberté de l’individu que de la liberté du citoyen. Peut-être alors est-il possible, dans cette perspective, de sortir de l’un des paradoxes des sociétés démocratiques. Ce paradoxe 3. Nous entendons ici par républicanisme moins la tradition proprement française identifiant la République à la Nation, que celle, plus large, qui, en référence à la démocratie athénienne, aux Républiques italiennes de la Renaissance par exemple, identifie la liberté à l’absence de domination, donc à l’autogouvernement politique. Elle valorise donc en premier lieu les vertus civiques, conditions d’une société libre. 282 Du convivialisme comme volonté et comme espérance est souvent posé en ces termes : le problème de la démocratie résulterait du fait que la conquête de la liberté, de l’indépendance individuelle ne pourrait s’opérer qu’aux dépens de l’égalité et de la justice sociale, bref au profit d’un assujettissement croissant à la logique du marché ; et, réciproquement, la conquête de l’égalité, de la justice sociale ne pourrait se faire qu’au détriment de la liberté, bref au profit d’un assujettissement croissant à l’État et à ses normes. Tout se passerait comme si la lutte contre la domination du marché devait conduire à la substitution d’une forme de domination – celle des moyens de coercition – à une autre – celle des moyens de production [Walzer, 1997]. Ce premier moment de synthèse – « libéral-républicain » – permet, sur le papier du moins, d’échapper à cette aporie. Il vise en effet à fonder les droits sociaux sur un principe de non-domination, qu’il s’agisse de la domination du marché ou de l’État. En articulant de la sorte ces trois registres de droits, se profile ainsi une certaine conception de l’idéal démocratique. Cet idéal peut être identifié à une société de l’autonomie, une société qui refuse toute forme de servitude, bref une société libérée de la domination4. Cet idéal de non-domination conduit ainsi une valorisation forte de la citoyenneté. Au regard de cet idéal, la citoyenneté d’un individu au sein d’un groupe – quel qu’il soit –, se mesure au degré auquel celui-ci peut contrôler son propre destin en agissant en son sein. Les droits de la citoyenneté désignent alors des pouvoirs, des prérogatives institutionnellement reconnus qui renforcent cette possibilité de contrôle. La liberté effective n’est donc possible que dans une forme de société qui accorde une place essentielle à l’autogouvernement dans le façonnement des contextes sociaux, économiques et politiques qui, à leur tour, façonnent la vie de chacun. En ce sens, il n’y a ni citoyenneté ni droit ni liberté ni égalité sans un pouvoir de contrôle et de direction des formes économiques, politiques et sociales qui gouvernent et régissent nos vies. Telle semble être la première exigence fondamentale d’une société libérée de la domination. Celle-ci mérite d’être rappelée, tant le contexte de la mondialisation est indissociable d’une perte 4. Michael Walzer [1997, p. 16] le résume très simplement en ces termes : « Plus de courbettes ni de salamalecs, plus de servilité ni de léchage de bottes plus de craintes et de tremblements, plus de gens tout-puissants, plus de maîtres, plus d’esclaves. » « Tous les droits pour tous… et par tous. » Citoyenneté, solidarité… 283 réelle de ce pouvoir de contrôle, corrélative de l’avènement de nouveaux maîtres, donc de nouvelles servitudes. Face à l’illimitation : droits sociaux et solidarité réciproque Néanmoins, cette double exigence d’autonomie privée et publique n’est pas suffisante. L’idéal d’une société libérée de la domination est indissociable d’une seconde exigence, une exigence de solidarité et de réciprocité. Les formes de domination que nous subissons me semblent résulter d’une dynamique dont le processus de mondialisation constitue la force motrice. Cette dynamique, le Manifeste convivialiste propose de la définir comme une dynamique de l’illimitation, de la démesure. Une dynamique qui, en raison de sa radicalité même, menace très directement le respect des droits5. L’impératif démocratique, dans ce contexte d’illimitation, mérite ainsi d’être reformulé. Comme l’a montré Ulrich Beck [2002], la politique moderne d’émancipation et son idéal d’autonomie doivent désormais s’accompagner d’une politique d’autolimitation : elle réclame d’instituer un rapport critique au « progrès » et au « développement » économique, techno-scientifique, etc. Pour autant, il ne s’agit pas de prétendre imposer a priori, par principe et d’autorité, la nécessité de limites. Celles-ci sont à discuter et à définir au cas par cas. Ce qui suppose, déjà, une citoyenneté active, bref le principe d’autogouvernement. Mais pour que ces discussions puissent avoir lieu, encore faut-il disposer de critères normatifs. Le principal critère, comme le suggèrent Alain Caillé et Ahmet Insel [2002], pourrait être celui-ci : on sort du champ de l’accroissement légitime de la puissance – puissance de vivre et d’agir comme condition de la liberté comme autonomie – pour 5. Il est facile d’en pointer quelques symptômes qui peuvent paraître hétérogènes, mais qui me semblent faire système : la démesure des gains spéculatifs ou des rémunérations mirobolantes en stock-options des patrons des méga-entreprises (même lorsqu’ils les ont conduits à la faillite) ; la démesure dans l’exploitation du travail (travail au noir, travail des enfants, des immigrés clandestins, prostitution et mafias) ; la démesure dans l’exploitation des ressources naturelles ; l’hubris scientifique à l’œuvre dans l’artificialisation et la marchandisation du vivant, etc., pour ne rien dire de la démesure du pouvoir militaire des États. Voir, outre le Manifeste convivialiste, Alain Caillé, Ahmet Insel [2002]. 284 Du convivialisme comme volonté et comme espérance basculer dans la volonté de puissance lorsqu’on prétend échapper à la réversibilité – c’est là notamment toute la question de notre responsabilité à l’égard des générations futures, par exemple sur les questions écologiques – et à la réciprocité – c’est la question générale de la solidarité. Une telle perspective conduit à redonner tout son sens à la notion de citoyenneté. Pourquoi ? Parce qu’il ne faut pas compter exclusivement sur la science, l’économie de marché ou le pouvoir d’État pour assurer seuls cette autolimitation. Si ce qui est en jeu ici, c’est bien la question de la solidarité, solidarité d’abord à l’égard des victimes, des « perdants », cette solidarité ne peut être simplement achetée par l’argent – assurée par les mécanismes du marché –, ou obtenue par la contrainte des réglementations et des lois édictées par l’État. Bref, dès lors que l’on ne croit plus – ou moins – à l’innocence de la science, ni aux bienfaits naturels de l’économie de marché, ni au rôle par essence salvateur de l’État, n’est-ce pas aux citoyens, à leur mesure, de jouer ce rôle critique, d’assurer le déploiement de cette autre force de régulation sociale que constitue la solidarité ? Pour le dire de façon plus tranchée encore, soit on considère que nos sociétés, devenues tellement complexes, doivent être pilotées comme des systèmes experts par des spécialistes, par l’entremise exclusive du marché et de l’État, soit on redonne vie à l’exigence démocratique et citoyenne en tentant de radicaliser ce principe de réciprocité. Si ces vieilles notions d’esprit public, d’attachement au bien commun, à l’intérêt général ont encore un sens, elles présupposent à titre fondamental une telle éthique et politique de la responsabilité et de la solidarité. Pour ces raisons, l’idéal d’une société libérée de la domination implique qu’une telle exigence de solidarité réciproque vienne compléter l’exigence d’autonomie. C’est alors dans ce double registre qu’il s’agit de réinterpréter le langage des droits humains si l’on veut en défendre l’indivisibilité. Cela n’est pas sans conséquence sur la justification des droits sociaux. Ceux-ci doivent être justifiés non seulement du point de vue de l’autonomie et de l’autogouvernement, mais également dans ce registre de la solidarité réciproque et de l’autolimitation. On retrouve là la justification social-démocrate de ces droits, du moins tel que nous proposons de la réinterpréter dans le nouveau contexte qui est le nôtre. L’injustice sociale à laquelle les droits sociaux « Tous les droits pour tous… et par tous. » Citoyenneté, solidarité… 285 prétendent remédier est, nous l’avons rappelé, indissociable de mécanismes de domination et d’oppression qui privent des individus – ou des peuples – de leur capacité à exercer leur autonomie privée et publique. Mais l’injustice ou l’atteinte à la dignité, c’est aussi ce qui rompt avec l’exigence de solidarité réciproque. En fait, seule une telle exigence permet de justifier l’accès de tous aux conditions de vie matérielles nécessaires à la jouissance des libertés privées et des droits civiques. En ce sens, cette exigence de solidarité réciproque, condition d’une autonomie sociale, ne s’oppose pas à l’idéal de liberté. Au contraire, elle le radicalise, en quelque sorte, puisqu’elle rappelle qu’une autonomie qui serait acquise aux dépens d’autrui ne constitue en fait qu’une hétéronomie camouflée. Bref, personne n’est libre tant que tous ne sont pas libres6. Cette exigence de solidarité réciproque, condition de l’autonomie réelle de chacun, est donc indissociable d’une logique d’autolimitation. Dans cette perspective, les droits sociaux ne constituent pas seulement des droits. Ils sont tout autant des obligations, ces obligations que nous nous imposons à nous-mêmes pour que la réalisation de notre autonomie ne s’opère pas au détriment de celle d’autrui. Cette capacité d’autolimitation et d’autoobligation suppose ainsi une capacité d’empathie solidaire de chacun pour tous. Or celle-ci exige à son tour un sens de la communauté, de la coappartenance – un principe de commune humanité et de commune sociabilité, au sens du Manifeste convivialiste –, propre à corriger les tendances dissociatives propres à l’idéal d’autonomie privée, de l’autonomie pour soi – ce que le Manifeste nomme principe d’individuation. La société civile comme société civique et solidaire La question qui se pose alors est celle de savoir quels sont les forces et les acteurs collectifs susceptibles d’imposer cette double exigence d’autonomie et de réciprocité et de renforcer ce sens de la solidarité et de la commune humanité. La constitution 6. Où l’on retrouve notre devise dans sa version originale : « Tous les droits pour tous. » Et le sens même de la « déclaration d’interdépendance » du Manifeste convivialiste. 286 Du convivialisme comme volonté et comme espérance progressive et tâtonnante d’une société civile mondiale doit être analysée dans ce cadre. La société civile mondiale qui vient [Caillé, 2008] ne se déploie-t-elle pas à partir de cette double critique de la dépossession politique – que l’on pense ici à la critique des grandes bureaucraties-technocraties internationales ou des réunions de type G8 – et de l’illimitation – la fameuse taxe Tobin en constitue, notamment, l’expression hautement symbolique7, tout comme l’ensemble des luttes et revendications autour de la protection de l’environnement [Revue du MAUSS, 2013] ? Et ce n’est pas un hasard si elle s’articule à de multiples expériences de démocratie participative ou d’économie solidaire8. Bref, c’est aujourd’hui avant tout dans le champ de la société civile, dans le réseau de ses associations multiples, sur le terrain concret de la vie quotidienne que la lutte contre la démesure et pour la participation citoyenne se développe, au jour le jour, dans le cadre des cultures et des régimes politiques les plus variés. La société civile contemporaine peut ainsi être définie comme une société civique, solidaire et conviviale, en quête, pour l’exprimer ainsi, d’une démocratie durable. L’enjeu d’une politique de la société civile consiste en ce sens non seulement à défendre l’autonomie de la société civile face aux menaces que font peser sur son intégrité l’État et le marché, mais aussi à démocratiser ces trois pôles, d’une part en favorisant, au sein de la société civile, le renforcement des engagements et des solidarités volontaires, et en brisant les cadres hiérarchiques traditionnels de domination, d’autre part en constituant cette société civile comme le vecteur d’une démocratisation des institutions politiques et d’une domestication de la rationalité – ou de l’irrationalité – marchande. À l’évidence, cet agenda très général de la politique de la société civile est indissociable de la question des droits. Et cela doublement. Pas de politique de la société civile sans un système de droits institutionnalisés. En ce sens, le système des droits fondamentaux constitue la colonne vertébrale, la charpente institutionnelle de la société civile. La politique de la société civile les présuppose. En 7. Ou le principe, porté par le Manifeste convivialiste, d’un revenu maximum. 8. Et qu’est-ce que l’économie solidaire ? sinon ce projet multiforme de réaliser la démocratie également dans la sphère économique en développant des pratiques et des échanges fondés sur la réciprocité [Chanial, Laville, 2001 ; Chanial, 2009]. « Tous les droits pour tous… et par tous. » Citoyenneté, solidarité… 287 même temps, ils en constituent la visée, l’horizon de son projet normatif. La politique de la société civile se nourrit ainsi de la signification symbolique des droits, de cette possibilité toujours ouverte d’une lutte dans l’espace public pour une plus large réalisation de ces droits, pour leur approfondissement ou pour leur généralisation à ceux qui en sont exclus, mais aussi pour la création de nouveaux droits9. On aurait néanmoins tort d’idéaliser trop vite la société civile. Elle est, elle-même, frappée d’un paradoxe constitutif. Ce paradoxe est avant tout un paradoxe d’incomplétude. La politique de la société civile, parce qu’elle exige notamment des garanties juridiques – un système de droits fondamentaux institués et sanctionnés – n’est pas autosuffisante. Pas de société civile sans une communauté juridique. Plus généralement, la société civile ne saurait être pleinement indépendante de l’État. Pour l’exprimer ainsi : pas de société civile sans communauté politique. Certes, l’État démocratique dépend aujourd’hui en premier lieu de la vitalité de la vie associative au sein de la société civile. Mais à l’inverse, une société civile démocratique ne peut s’épanouir qu’au sein d’un État démocratique. Ses associations ne pourront se développer, renforcer la participation quotidienne du plus grand nombre, encourager les gens à s’aider eux-mêmes sans l’aide de l’État. C’est pour cette raison que l’argument de la société civile ne peut se réduire au slogan libéral « la société civile contre l’État10 ». Parce que la société civile, comme le souligne Michael Walzer, est marquée tout à la fois par l’inégalité, la fragmentation et la discontinuité, elle ne pourra accomplir sa mission, « sauver » l’État démocratique, sans l’aide de cet État qu’elle est censée sauver. Dans les conditions du pluralisme contemporain, le rôle de l’État doit donc consister non seulement à contribuer à démocratiser la société civile en affrontant les inégalités et les formes multiples d’oppression ou de sectarisme 9. Voir Claude Lefort [1981]. Ce qui invite par ailleurs – nous ne pouvons le développer ici [Chanial, 2013] – à aborder selon un principe de continuité droits humains et « droits de la nature » ou « droits environnementaux ». 10. Michael Walzer [2000] le souligne ainsi : « Si la civilité qui rend possible la politique démocratique ne peut s’apprendre que dans les réseaux associatifs, les capacités à peu près égales et les plus largement répandues qui doivent soutenir ces réseaux doivent être encouragées par l’État. » Pour une synthèse, voir Chanial [2001, chap. XI]. 288 Du convivialisme comme volonté et comme espérance qui surgissent au sein du monde associatif, mais également à ouvrir plus largement la sphère démocratique afin de modérer les différences entre les associations et les replis identitaires, et enfin à remédier au caractère discontinu et souvent chaotique de l’engagement bénévole en faisant par exemple du volontariat un travail stable au statut reconnu. En ce sens, seul un « État solidaire » pourra renforcer et épauler une « société solidaire ». Et réciproquement. Ce qui suppose des identités politiques fortes, une éthique civique nourrie d’un sens de l’appartenance et d’un sentiment d’allégeance à la communauté politique. Contrairement au mythe entretenu par certains socialistes, dont Marx, repris aujourd’hui tant par les libertaires que par les partisans du marché libre – le mythe du dépérissement de l’État –, la politique de la société civile, comme politique de l’autonomie et de la solidarité, reconnaît non seulement la nécessité d’une permanence de l’État mais aussi d’une redéfinition de son rôle : garantir avant tout les conditions favorables à la multiplication de formes de coopération mutuelle libres, égalitaires et solidaires. Ce qui suppose notamment la garantie juridique d’un système de droits, mais aussi des politiques volontaristes de la part de l’État, notamment d’ordre financier mais aussi en termes de politiques publiques. Pour conclure Rappeler ainsi que la politique de la société civile ne se réduit pas au slogan néolibéral « la société civile contre l’État » – ou à la substitution d’une « société providence » à l’État providence –, ne doit pas pour autant conduire à renouer avec le républicanisme classique selon lequel les État-nations, espaces traditionnels de l’autogouvernement, devraient être les foyers exclusifs de la participation civique et de la solidarité réciproque. Face à la mondialisation économique, il est au contraire parfaitement légitime d’élargir les frontières de la société civile dans la perspective d’une citoyenneté ou d’une éthique civique elle-même mondialisée. Cet idéal cosmopolite n’est pas sans grandeur. Nous ne pouvons en effet espérer gouverner l’économie mondialisée sans des institutions politiques transnationales et ces institutions ne pourront être « Tous les droits pour tous… et par tous. » Citoyenneté, solidarité… 289 soutenues sans le développement d’identités civiques élargies. Cependant, comme le souligne le philosophe américain Michaël Sandel [1996], cet idéal souffre d’un double défaut, moral et politique. D’un point de vue moral, il présuppose que nous devons systématiquement donner la priorité à notre allégeance à l’égard de nos communautés d’appartenance les plus universelles au détriment des communautés plus locales et particularistes. Or cette injonction à l’amitié, à la solidarité et à la sympathie universelles occulte le fait que nous n’apprenons pas à aimer l’humanité en général, mais à travers ces expressions toujours particulières. D’un point de vue politique ensuite, la vision cosmopolite est aporétique en ce qu’elle consiste simplement à déplacer la citoyenneté et la souveraineté un cran au-dessus de l’État-nation. Dès lors, comme le souligne Sandel, si l’espoir de ranimer l’autogouvernement a encore un sens, il exige moins de « relocaliser » la souveraineté que de la disperser : « L’alternative la plus prometteuse à l’État souverain ne réside pas dans une communauté mondiale (one-world community) fondée sur la solidarité à l’égard de l’humanité tout entière, mais dans une multiplicité de communautés et de corps politiques – certains plus larges, d’autres plus restreints que les nations – au sein desquels la souveraineté serait diffusée » [Sandel, 1996, p. 345]. Chacun de ces espaces ainsi disséminés de souveraineté, viendrait ainsi gouverner les différentes sphères de la vie sociale et promouvoir des formes plurielles d’engagement civiques. L’autogouvernement retrouverait alors ses droits et sa force dans la mesure où, ainsi pluralisé, il se soutiendrait de nos allégeances, de nos solidarités et de nos sympathies multiples. Si l’autogouvernement exige aujourd’hui que la politique se joue sur une multiplicité de scènes, dans les rapports de voisinage, les écoles, les lieux de travail, les églises, les mouvements sociaux tout autant que sur la scène nationale ou internationale, cela suppose que nous soyons capables de penser et d’agir en négociant sans cesse entre nos différentes identités et les obligations qu’elles nous imposent, parfois concordantes, parfois contradictoires. Cette capacité à vivre avec les tensions auxquelles donnent naissance nos multiples appartenances et loyautés – donc à assumer aussi, dans le cadre d’une commune humanité et d’une commune 290 Du convivialisme comme volonté et comme espérance socialité, une nécessaire et fructueuse rivalité entre les hommes11 – définit peut-être la vertu civique spécifique à notre temps. Et la condition même de la constitution d’une société civile internationale convivialiste qui, en articulant autonomie(s) et solidarité(s), puisse être la gardienne de l’indivisibilité des droits et contribuer à assurer tous les droits pour tous et par tous. Références bibliographiques Beck Ulrich, 2002, La Société du risque, Aubier, Paris. Caillé Alain, 2008, « La société civile qui vient », in Chanial P. (dir.), La Société vue du don, La découverte/MAUSS, Paris. Caillé Alain, Insel Ahmet, 2002, « Quelle autre mondialisation ? » , Revue du MAUSS semestrielle, n° 20, deuxième semestre, La Découverte/MAUSS, Paris. Chanial Philippe, 2013, « La nature donne-t-elle pour de bon ? », Revue du MAUSS semestrielle, n° 42, « Que donne la nature ? », La Découverte/ MAUSS, Paris. — 2009, La Délicate essence du socialisme, Le Bord de l’eau, Lormont. — 2001, Justice, don et association. La délicate essence de la démocratie, La Découverte, Paris. Chanial Philippe, Laville Jean-Louis, 2001, « Économie solidaire, une question politique », Mouvements n° 19, janvier-février, La Découverte, Paris. Gauchet Marcel, 2002, La Démocratie contre elle-même, Gallimard, « Tel », Paris. Lefort Claude, 1981, « Droits de l’homme et politique », in L’Invention démocratique, Fayard, Paris. Manifeste convivialiste. Déclaration d’interdépendance, 2013, Le Bord de l’eau, Lormont. Massiah Gus, 2003, « Le mouvement social mondial », Revue du MAUSS semestrielle, n° 21, « L’Alter-économie. Quelle autre mondialisation ? », premier semestre, La Découverte, Paris. Revue du MAUSS semestrielle, n° 42, « Que donne la nature ? L’écologie vue du don », La Découverte/MAUSS, Paris. 11. Au sens du « s’opposer sans se massacrer » de Marcel Mauss, que le Manifeste convivialiste propose de reformuler comme « principe d’opposition maîtrisée et créatrice ». « Tous les droits pour tous… et par tous. » Citoyenneté, solidarité… 291 Sandel Michael J., 1996, Democracy’s Discontent, Harvard University Press, Cambridge. Walzer Michael, 2002 « Sauver la société civile », Mouvements, n° 8, La Découverte, Paris. — 1997, Sphères de la justice, Seuil, Paris. « Luttes des classes sur le Web » À propos d’un numéro de la revue Multitudes Simon Borel On connaît généralement la revue Multitudes pour son enthousiasme quant aux possibilités émancipatrices offertes par les réseaux informatiques et le travail cognitif collaboratif et oblatif. Le communisme des « multitudes » connectées serait là en puissance au sein du « capitalisme cognitif » mondialisé [Hardt et Negri, 2004 ; Moulier-Boutang, 2007]. Il n’y aurait plus qu’à faire tomber les rentes de monopole et les nouvelles enclosures numériques mises à son encontre pour qu’il advienne pleinement. Or une « véritable vague de mélancolie » « s’abat sur la toile » [Moulier-Boutang, 2013] avec la montée en puissance d’analyses pessimistes sur les potentialités du Web, parlant d’une radicalisation de l’exploitation et de l’aliénation sur le modèle de l’école de Francfort. Le communisme des réseaux n’est pas un spectre qui hante le monde. Car « un parasite hante le hacker qui hante le monde » [Pasquinelli et Blanchard, 2013]. Multitudes y consacre récemment un dossier avec plusieurs articles dont nous proposons une recension sommaire. Plusieurs types nouveaux d’exploitation et d’aliénation seraient à l’œuvre qui remettraient en cause la vague d’enthousiasme en vogue au début des années 2000 : l’exploitation par l’appropriation marchande du travail gratuit ou la « production de l’information « Luttes des classes sur le Web ». À propos d’un numéro… 293 par plaisir » ou « playbor1 » ; l’exploitation « protocolaire » des multitudes par la « classe vectorialiste » via la maîtrise des codes, des protocoles d’accès, des entités de stockage des flux ; et l’exploitation « attentionnelle » où l’« attention des auditeurs, spectateurs et internautes » « constitue le lieu principal d’extraction du profit » [Citton, 2013]. Matteo Pasquinelli et Aurélien Blanchard critiquent l’« abstraction digitale » ou « digitalisme », c’est-à-dire le discours qui « croit en une société du don mutuel », Internet étant « censé être quasiment libre de toute exploitation, et tendre naturellement à l’équilibre démocratique et à la coopération naturelle » [2013, p. 177]. Fasciné par le don virtuel et les communs de la connaissance2, le digitalisme ignore que le règne de l’abondance informationnelle, de la libre circulation, reproductibilité, modification des biens immatériels ne remet pas en question la propriété matérielle et les dynamiques d’exploitation et d’accumulation qui se jouent dans les rapports de production matériels et immatériels3. Car la « pauvreté n’a pas sa source dans les coûts de reproduction, mais bien plutôt dans l’extraction de la rente économique » [ibid., p. 186]. La « libre reproductibilité des données numériques » ne porte pas en elle-même la « destruction future de la propriété matérielle ». Elle permet au contraire à cette dernière d’étendre ses effets de réseaux et de profiter du travail coopératif en ligne. En effet, dans la praxis, le capitalisme cognitif se joue et utilise à son compte la gratuité et l’économie du don sur internet. Le digitalisme serait en quelque sorte la nouvelle économie politique 1. Le « playbor » est un « mélange indissociable de plaisir ludique (play) et de travail productif (labor), faisant d’Internet un mixte instable et déroutant de terrain de jeu et d’usine » [Citton, 2013, p. 167]. 2. Communs numériques qui sont « incapables de produire et d’organiser une richesse équivalente à celle qui le fut par les communs originaux » [Pasquinelli et Blanchard, 2013, p. 189]. 3. C’est le cas, par exemple, du « combat pour défendre le logiciel libre et la culture gratuite » qui « s’est en effet organisé autour de la question des droits de propriété, et non de celle de la production » [ibid., p. 178]. Il apparaît que « l’essor du modèle de la licence Creative Commons a permis contre toute attente à la rente économique de coloniser le capital de la gratuité » [ibid., p. 183]. Les auteurs proposent l’alternative des « produits copyfarleft » qui « sont libres, mais ne peuvent être utilisés lucrativement que par ceux qui n’exploitent pas le travail salarié (comme d’autres travailleurs ou des coopératives) » [ibid., p. 184]. 294 Du convivialisme comme volonté et comme espérance bourgeoise du xxie siècle, « désincarnée », « se refusant à reconnaître le travail off-line rendant possible le monde on-line (une division de classe qui est antérieure à toute fracture numérique) » [ibid., p. 177]. C’est le cas bien sûr en matière sociale : le travailleur cognitif n’est pas libéré par les réseaux mais exploité par eux dans les rapports de production de l’immatériel à distance sur une base volontaire : « Empêtré dans l’économie mondialisée, chaque bit d’information libre porte en son sein son propre micro-esclave, tel un jumeau oublié » [ibid.]. C’est le cas aussi en matière écologique : « Le digitalisme se veut respectueux de l’environnement, telle une machine sans émission de gaz, à l’opposé du vieux modèle fordiste de la production industrielle. Et, pourtant, on estime qu’un avatar de Second Life consomme plus d’électricité qu’un Brésilien moyen » [ibid.]. À côté de cette appropriation/exploitation marchande du travail gratuit, existe aussi l’« exploitation protocolaire » [Wark, 2013] dans laquelle la « classe vectorialiste4 » détient « le contrôle de la logistique » et contrôle la manière dont les supports, les flux, l’accès, le stockage d’informations et de données sont gérés. Elle a ainsi le « pouvoir de calculer », de « déplacer l’information d’un endroit à un autre » et « de réaliser la valeur de ce que nous produisons » [ibid.] en coordonnant notamment « tous les aspects de la vie sous l’emprise de la marque, du brevet et du droit d’auteur » [ibid., p. 193]. Cette exploitation protocolaire rejoint l’exploitation du travail gratuit car elle n’est viable qu’en réduisant « la main-d’œuvre rémunérée dans la production des images à un niveau aussi près que possible de zéro, et de ne la payer que dans la monnaie de la reconnaissance » [ibid.]. Enfin, l’exploitation « attentionnelle » du « capitalisme mental » [Francq, 2013] privatise l’« espace d’expérience » via l’émergence 4. « La classe vectorialiste est donc constituée par tous ceux qui contrôlent et qui profitent de la nécessaire vectorialisation matérielle de l’information – que ce soit à travers la production industrielle d’iPads, de câbles ou de microprocesseurs (Foxconn, Sony, Apple), à travers le déploiement de réseaux de communication monopolisés par des multinationales privées (Orange, Verizon, Google, Facebook), à travers la marchandisation de l’information elle-même par les artifices légaux de la propriété intellectuelle (Microsoft, Universal), ou à travers le contrôle des vecteurs par lesquels passe la financiarisation des investissements qui abreuvent toutes ces entreprises (Goldman Sachs) » [Citton, 2013, p. 168]. « Luttes des classes sur le Web ». À propos d’un numéro… 295 des marchés de l’« attention » et de la « considération ». Ainsi, les médias « capitalisent la considération » et l’« information disponible » qu’ils diffusent « se paie en attention » dont veulent profiter les annonceurs publicitaires. Par conséquent, « le service de l’attraction s’échange contre de l’argent ». Dès lors, les possédants de la nouvelle économie de la visibilité sont « ceux dont les revenus en attention excèdent de plusieurs ordres de grandeur leurs dépenses en attention » [ibid., p. 203]. Et le « type d’exploitation qui caractérise le capitalisme mental s’exerce à l’encontre de ceux, en très grand nombre, qui prêtent toujours attention et considération, mais qui n’en reçoivent guère en retour » [ibid., p. 212]. Le don d’attention hyperasymétrique est donc à l’origine de l’exploitation. Se déchaîne dès lors une « lutte générale pour la considération » qui « mène à la production en masse de moyens d’accéder à la visibilité, ainsi qu’au développement de moyens permettant d’enregistrer le revenu d’attention » [ibid.] dans un contexte où les luttes pour la démocratisation de la reconnaissance sont aussi une dynamique essentielle des réseaux. Cette économie de l’attention provoque enfin une extension du domaine marketing et publicitaire aux sujets eux-mêmes : la consommation « devient un travail sur soi, que nous travaillons sans cesse à nous rendre attractifs. Ce travail individuel ouvre à la publicité des champs d’action étonnamment vastes » [ibid., p. 213]. Ces analyses critiques pessimistes de l’hégémonie de la rationalité marchande dans le monde du numérique provoquent en retour la réaction des marxistes optimistes de Multitudes. Pour Alicia Amilec, l’« erreur des analyses politiques exprimées en termes d’une opposition entre les réseaux diffus de l’Empire et les réseaux diffus de la Multitude tient à ce que leurs rapports étaient finalement conçus comme symétriques » [2013, p. 216]. Or il ne faut pas célébrer les réseaux des multitudes comme la pure antithèse des réseaux de l’Empire et du capital cognitif. Pour autant, on peut exploiter les failles de l’exploitation protocolaire réticulaire : les « trous des réseaux » constituent « des points à partir desquels des exploits peuvent exploiter les failles des protocoles qui nous exploitent » [ibid., p. 218]. Il est possible de « parasiter un vecteur au sein duquel on profite d’une faille pour introduire une transgression capable de redéfinir la topologie et le fonctionnement d’un réseau » [ibid., p. 220]. 296 Du convivialisme comme volonté et comme espérance Pour sa part, Yann Moulier-Boutang entend rappeler la distinction forte qui existe entre « exploitation » et « domination ». Si l’exploitation s’est « diversifiée » et « raffinée » dans le capitalisme cognitif, « la domination a changé de camp » et « la peur aussi ». Le travailleur cognitif « exploité » n’est plus une « force dominée et passive » comme l’ouvrier d’industrie mais une « force dominante » grâce à sa maîtrise du general intellect qui ne peut pas être capté par le capital sous la forme d’une subsomption totale. Pour fonctionner, le capitalisme cognitif doit en effet « doter » le « pronétariat » ou le « précariat », « autant que la classe créative qui n’en est qu’une partie », de « plateformes de coopération » et de la « puissance ». « Sans lui donner le pouvoir, lui donner du pouvoir, de l’espace » [ibid., p. 224]. Cette thèse, on le voit, est loin de pouvoir réconcilier facilement ces deux frères rivaux du néomarxisme. On retrouve là l’antagonisme entre le marxisme confiant dans les promesses engagées par la révolution permanente (du capital et du travail) et le marxisme pessimiste qui retourne cette attente à l’envers, ne voyant dans ces révolutions que le stade avancé de la rationalisation destructrice des mondes vécus où toutes les formes sociosymboliques (le donnerrecevoir-rendre, le politique) sont subsumées voire endogénéisées par le capitalisme. Il nous semble plus pertinent de voir en quoi le regain de créativité, de convivialité et de partages célébrés par les uns au nom d’un don pur et radicalisé, et décrié par les autres au nom d’un don sans cesse corrompu et détourné, a peut-être une autonomie (relative) d’action qui ne le lie pas systématiquement (en bien comme en mal) à l’économique. De plus, il apparaît de plus en plus évident qu’il est impossible de penser séparément les communs de la connaissance des communs originaux – ou de subordonner l’un à l’autre. Comme il apparaît néfaste de dissocier le virtuel du face-à-face. « Luttes des classes sur le Web ». À propos d’un numéro… 297 Références bibliographiques Amilec Alicia, 2013, « De l’exploitation à l’exploit », Multitudes, n° 54/3, p. 214-220. Citton Yves, 2013, « Économie de l’attention et nouvelles exploitations numériques », Multitudes, n° 54/3, p. 163-175. Francq Georg, 2013, « Capitalisme mental », Multitudes, n° 54/3, p. 199-213. Hardt Michael, Negri Antonio, 2004, Multitude. Guerre et démocratie à l’âge de l’Empire, La Découverte, Paris. Moulier-Boutang Yann, 2013, « Y a-t-il une araignée sur la toile ? », Multitudes, n° 54/3, p. 221-225. — 2007, Le capitalisme cognitif. La Nouvelle Grande Transformation, éd. Amsterdam, Paris. Pasquinelli Matteo, Blanchard Aurélien, 2013, « Digitalisme » L’impasse de la media culture, Multitudes, n° 54/3, p. 176-190. Wark McKenzie, 2013, « Nouvelles stratégies de la classe vectorialiste », Multitudes, n° 54/3, p. 191-198. La bonne vie pour tous ! Thomas Coutrot Contrairement au refrain médiatique, la société française n’est pas déprimée, elle est exaspérée. Mais l’exaspération peut porter le pire ou le meilleur, la régression ou l’émancipation. Quel horizon émancipateur lisible et souhaitable peut aujourd’hui porter les forces sociales attachées à l’égalité et à la liberté ? La « Manif pour tous » traduit l’exaspération et la capacité d’organisation à la base de la droite catholique réactionnaire. Elle est tournée vers un passé révolu et qui ne reviendra plus. Sa nocivité ne vient pas d’une quelconque capacité à conquérir l’hégémonie culturelle mais de son rôle de vivier militant où viennent puiser les forces nauséabondes de l’extrême droite raciste et antisémite (« Jour de colère »). L’exaspération qui traverse la société a, parmi ses cibles, des oligarchies mondiales qui n’ont jamais été aussi riches, aussi puissantes politiquement ni aussi enfermées dans leur frénésie d’accumulation. L’extrême droite en tire prétexte pour recycler l’antisémitisme séculaire qui ne manque jamais de resurgir en période de crise. Mais si en Chine comme aux États-Unis les riches ont doublé leur part dans la richesse nationale depuis trente ans, si 1 % des familles possèdent désormais 46 % de la richesse mondiale, cela n’a évidemment aucun rapport avec la question juive. La crise financière n’a débouché sur aucune remise en cause de la spéculation, qui bat aujourd’hui des records historiques. Les banques sont plus grosses et plus puissantes que jamais. Les hommes politiques, à l’image de François Hollande, se font élire en promettant La bonne vie pour tous ! 299 de s’attaquer à la finance, puis gouvernent pour les banques et le patronat. La rupture entre les citoyens de base et les élites politiques et économiques n’a probablement jamais été si totale. Cependant, comme le dit Patrick Chamoiseau, si la bigoterie et la haine déferlent depuis plusieurs mois dans les rues, « il ne faut pas se laisser aveugler par ces manifestations de bêtise et de hargne. Plus elles sont virulentes, plus elles sont le signe qu’un mouvement contraire est en marche », le mouvement « de la houle et des mélanges1 ». Car jamais les humains n’ont eu autant de connaissances les uns des autres ni autant de reconnaissance mutuelle des cultures. Jamais ils n’ont été confrontés tous en même temps à cette effrayante domination d’une oligarchie mondiale irresponsable. Et avec la crise écologique, jamais ils n’ont eu autant de raisons de construire leur fraternité, comme disait l’abbé Pierre : « Au-delà de la famille, du clan, de la nation : la fraternité humaine est universelle. » Ce n’est plus seulement une posture éthique, c’est une nécessité vitale. Nous devons réduire vite et radicalement nos consommations d’énergie et de matières premières, ou bien nos petits-enfants vivront sur une planète invivable, déchirée par les catastrophes climatiques et les guerres pour les ressources. Ce mouvement contraire à la haine et à la bêtise, c’est celui de la transition citoyenne vers une société conviviale. C’est celui de ces milliers de salariés qui, comme les Fralib à Marseille, se battent pour produire mieux et autrement. C’est le mouvement des compagnons de Lescar-Pau qui construisent la solidarité entre les plus démunis, qui bâtissent des maisons poétiques et une économie locale durable. C’est le mouvement des villes en transition, écologique et démocratique, comme Marinaleda en Andalousie. C’est le mouvement des zones libérées, comme la zone d’aménagement différé (ZAD) de Notre-Dame-des-Landes et tant d’autres ZAD moins connues, communautés rurales écologiques, squats et centres sociaux, jardins urbains partagés, monnaies complémentaires, etc. C’est le mouvement des Alternatibas qui commencent à se multiplier partout en France et ailleurs pour donner à voir ces alternatives. C’est le mouvement des citoyens qui se révoltent 1. Patrick Chamoiseau, « Le devenir, c’est être ensemble, debout, face à l’impensable », Le Monde, 16 novembre 2013. 300 Du convivialisme comme volonté et comme espérance contre l’oligarchie, les multinationales, les Monsanto, Unilever, BNP Paribas, Société Générale…, ceux qui veulent la redistribution des immenses richesses, ceux qui refusent d’être « des jouets dans les mains des banquiers et des politiciens », comme le disent les indignados et le 15-M2 en Espagne : des révoltes et des indignations qui sont aussi des inventions, de nouvelles manières de produire, de vivre, de faire de la politique. Ce mouvement pour l’égalité, pour la responsabilité, pour la liberté – car sont-ils vraiment libres, ceux qui vivent en écrasant les autres et la nature ? –, ce mouvement qui inspire le Manifeste convivialiste, on pourrait l’appeler « La bonne vie pour tous ! ». « La bonne vie » (buen vivir), parce que nous sommes gourmands, curieux, inventifs, amoureux, et nous voulons l’être les uns avec les autres, pas les uns contre les autres. Pour tous, donc, parce que, oui, la concurrence et l’émulation sont inhérentes à l’homme, mais elles ne peuvent ni ne doivent l’emporter sur la coopération entre égaux et avec la nature. L’humanité a survécu par la coopération, elle risque maintenant de périr par la compétition. Les oligarchies financières et politiques ont choisi consciemment la politique du « après nous le déluge ». Il est effrayant que l’idéal de « compétitivité » serve désormais d’unique boussole aux gouvernements européens dont le nôtre, avec cet emblématique « pacte de responsabilité » (quelle antiphrase !) décidé par François Hollande. Radicaliser cette logique de guerre économique de tous contre tous ne peut déboucher, à terme, que sur la guerre tout court. Nous ne voulons pas être compétitifs : nous voulons être coopératifs, avec les peuples européens et ceux du monde. Nous ne voulons pas réduire les dépenses publiques : nous voulons démocratiser les services publics, développer les investissements publics pour la transition écologique et l’emploi. Nous ne voulons pas produire toujours plus : nous voulons une production de qualité qui réduise notre empreinte écologique et nous permette de vivre ensemble. L’exaspération, la colère et la révolte sont nécessaires, mais, pour faire reculer la haine et la bêtise, nous avons surtout besoin de proposer une perspective positive et joyeuse, enracinée dans nos luttes et nos alternatives. Les multiples réseaux et initiatives 2. Du 15 mai 2011. (Ndlr.) La bonne vie pour tous ! 301 qui contribuent à dessiner cet avenir possible ne peuvent plus se contenter d’œuvrer chacun-e dans son coin et selon ses particularités. Nous devons apprendre à parler ensemble à nos concitoyens pour rendre visible l’existence de nos alternatives, de notre projet de société. Une société de la bonne vie pour tous. Fragments d’une politique convivialiste (pour la France) Alain Caillé Il n’a pas paru inutile de reproduire ici le compte rendu d’une réunion du groupe des convivialistes (du 12 février 2014) pour donner une idée de la manière dont il fonctionne et parce qu’il montre une autre manière de réfléchir que celle qui domaine chez les experts (même si nombre des auteurs convivialistes sont aussi fréquemment reconnus, eux aussi, comme des experts). Alain Caillé. Les convivialistes ne sont pas un parti politique, pas même une association formellement constituée. Le groupe initial, celui qui a permis la rédaction du Manifeste convivialiste, se veut et se pense comme une amicale de théoricien(ne)s. Engagés, certes, mais qui reconnaissent la nécessité du travail proprement théorique. Ils n’ont donc pas vocation à présenter un programme politique, au sens habituel du terme. Il leur incombe néanmoins de réfléchir aux grandes directions dans lesquelles une traduction politique concrète des principes généraux sur lesquels ils se sont mis d’accord devrait s’engager. Ce sont ces directions que la réunion du 12 février dernier (après celle du 17 décembre 2013) se proposait d’explorer en s’attachant aux spécificités françaises. La règle du jeu était que chacun des participants devait présenter et défendre en cinq minutes trois propositions principales, seul moyen d’entendre la Fragments d’une politique convivialiste (pour la France) 303 quinzaine de présents1 en se laissant a priori un peu de temps pour une discussion générale, et étant entendu que les réformes qu’il s’agit d’envisager ne doivent pas impliquer de nouvelles dépenses (ou, mieux, doivent permettre de diminuer des dépenses anciennes), puisque le convivialisme pose au premier chef la question de savoir comment il est possible de rendre la société plus harmonieuse, heureuse et équilibrée en l’absence de la croissance. Il est bien sûr impossible de rendre compte de toutes les propositions présentées, et peut-être pas utile, d’ailleurs, puisqu’il ne faudrait pas que la chose tourne au catalogue. On a donc adopté comme parti, dans ce compte rendu, de ne prendre en compte que des propositions formulées au moins deux fois et/ou formant un faisceau suffisamment cohérent. Ainsi regroupées, les propositions formulées ce soir-là concernent trois grands champs de réforme indispensables à la France : – rendre la démocratie plus démocratique, – restaurer la confiance, – réformer l’économie et surmonter le chômage. Rendre la démocratie plus démocratique Le constat est général : l’écart entre dirigeants et dirigés, gouvernants et gouvernés se creuse à tous les échelons de la société française, et rend insupportables les exhortations rituelles à la participation des citoyens tant elle sonne creux. En pratique, la « participation » ne sert en France, le plus souvent, qu’à renforcer la légitimité des dirigeants à leurs propres yeux, et donc à creuser encore plus l’écart qui les sépare de leurs administrés. Il faut donc, comme y insiste plus particulièrement Claude Alphandéry, réfléchir au statut de l’élu, favoriser l’élection de ceux qui se trouvent au bas de l’échelle sociale, et, comme beaucoup en sont d’accord, interdire effectivement le cumul des mandats et veiller, surenchérit Jean-Pierre Worms, à leur limitation dans le temps. En un mot, 1. Claude Alphandéry, Jean Baubérot, Antoine Bevort, Simon Borel, Alain Caillé, Anne-Marie Fixot, François Flahault, Christophe Fourel, Ahmet Insel, Jacques Lecomte, Pierre-Olivier Monteil, Bernard Perret, Jean Sammut, Jean-Pierre Worms, Denis Vicherat. 304 Du convivialisme comme volonté et comme espérance il convient à la fois de déprofessionnaliser la politique et de la rendre effectivement accessible aux citoyen(ne)s ordinaires. Mais comment ? Sans doute en instillant de solides doses de démocratie directe, i. e. de tirage au sort (Antoine Bevort et Denis Vicherat), en prêtant toutefois attention, souligne Jean-Pierre Worms, au fait que, comme le montre l’expérience des conseils de quartier, tirage au sort ou pas tirage au sort, ce sont évidemment les personnes issues des CSP +2 qui monopolisent le plus souvent la parole. Voilà qui soulève une question essentielle, bien introduite par Anne-Marie Fixot dans sa critique des politiques de la ville. Comment veut-on que les habitants consultés, quand ils le sont, puissent donner un avis pertinent, en une heure ou deux, sur des projets qu’ils découvrent au dernier moment alors que « maîtres d’œuvre » et « maîtres d’ouvrage », ainsi que les édiles municipaux, y travaillent depuis des mois ou des années ? Face à eux, pour que puisse vivre une démocratie urbaine, il faut instituer une « maîtrise d’usage », mobilisant les savoir vivre urbains, les savoir habiter des habitants. Mais il faut se garder ici d’un spontanéisme angélique. Pour pouvoir parler de plain-pied avec les maîtres d’œuvre et d’ouvrage, il est nécessaire d’instaurer une formation à la maîtrise d’usage qui permette de comprendre les points de vue de toutes les parties concernées par l’urbanisme. Faut-il donc former à la démocratie ? N’est-ce pas plutôt « la démocratie qui forme », comme le soutient énergiquement Antoine Bevort ? Mais l’opposition n’est peut-être ici qu’apparente puisque tout le monde a en tête la référence aux conférences de consensus dont le principe est bien de reconnaître aux citoyens ordinaires, tirés au sort, une compétence supérieure à celle des experts spécialisés, mais à la condition que ces citoyens aient en effet écouté les experts et que, donc, en ce sens, ils aient été formés. Ce sont donc des procédures de ce type, exigeantes parce qu’elles ne sont pas du semblant, qu’il convient de généraliser le plus possible. 2. Les catégories socioprofessionnelles élevées : cadres et professions intellectuelles supérieures (Insee). La nomenclature des CSP (1954) a été remplacée en 1982 par celle des professions et catégories socioprofessionnelles ou PCS. (Ndlr.) Fragments d’une politique convivialiste (pour la France) 305 Restaurer la confiance Sans doute en relation étroite avec l’écart croissant qui se creuse entre dirigeants et dirigés, le second trait frappant, dans l’état actuel de la société française est le manque de confiance de tous envers tous. Des citoyens envers leurs élites, note Bernard Perret. Mais, plus généralement, de la société française envers elle-même. Sans doute, comme l’observe Ahmet Insel, à la fois depuis la France et depuis la Turquie, est-ce lié à un fort sentiment de « déclin civilisationnel ». Mais cela est vrai également pour toute l’Europe occidentale. Quelque chose, en France, se surajoute à ce déclin européen général. Qu’il faut rattacher, certainement, à la structure demeurée étonnamment hiérarchique, quasi monarchique, de la société française. Curieux pays que la France, qui se veut en même temps le plus égalitariste de tous, peut-être, et le plus statutairement hiérarchique. Qui cumule la haine et l’amour du privilège. Et, faut-il ajouter, le mépris et l’amour des humanités. Au cœur de ce système, on trouve, évidemment, l’institution spécifiquement française des Grandes écoles, coupées de l’Université, hypersélectives, ne produisant d’élites qu’au compte-gouttes, de plus en plus fermées, intouchables et endogames, prisant par-dessus tout la culture de l’ingénieur ou de l’expert. La culture « boîte à outils », en somme ! Les ravages exercés par ce dispositif institutionnel se font jour dès la petite école, comme y insiste François Flahault3, comme si son seul rôle était de détecter les un pour cent ou les un pour mille susceptibles de gravir tous les échelons pour arriver au sommet, où la sélection est impitoyable et où chacun se retrouve marqué à vie, statufié, à la fois honoré et stigmatisé par son rang de sortie. Voilà qui explique largement la chute de la France dans les classements PISA4 puisque l’école y inculque plus la honte de l’échec que le goût d’apprendre et le plaisir de réussir. Et elle ne sait pas qu’elle devrait former non seulement au savoir officiel, évaluable quantitativement, mais, plus généralement, à la vie en société. Et 3. Voir son article dans ce même numéro : « Une école plus conviviale ? ». 4. Programme international pour le suivi des acquis des élèves (en anglais, Program for International Student Assessment). Ensemble d’études menées depuis 2000 par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) visant à mesurer les performances des systèmes éducatifs des pays membres et non membres. Leur publication est triennale. (Ndlr.) 306 Du convivialisme comme volonté et comme espérance notamment à la tolérance et à la laïcité, peut-être via la nomination de médiateurs culturels, explique Jean Baubérot5. Bref, c’est une politique générale de la confiance qu’il faut mettre en œuvre, comme le développe notamment Pierre-Olivier Monteil6, qui suppose de sortir de la culture du chiffre et du donnant-donnant. Et d’autant plus que, comme le montre Jacques Lecomte, en citant, comme toujours, un nombre impressionnant de données empiriques, la confiance, ça marche7. C’est ce qu’il y a de plus efficace. L’apprentissage coopératif marche mieux que l’apprentissage compétitif. Dans le système pénitentiaire, la justice restauratrice, celle qui fait se rencontrer coupables et victimes, fait chuter sensiblement le taux de récidive. De même, enfin, dans le domaine de la santé, c’est d’abord la confiance qui guérit. C’est donc, probablement, à une véritable révolution culturelle que la France doit s’attaquer. Qui commencera, sans doute, par la suppression des notes dans le cycle primaire au moins8. Mais qui doit aussi s’attaquer à la séparation des Grandes (et moyennes et petites) écoles et de l’Université (et du CNRS), au bout du compte extraordinairement délétère. Réformer l’économie et surmonter le chômage Il n’y a sans doute pas sur ce point de recette convivialiste miracle à attendre, qui ne soit déjà proposée ou expérimentée par telle ou telle des organisations qui se reconnaissent dans le convivialisme, à commencer par l’économie sociale et solidaire et par toutes les propositions en matière de transition énergétique ou de reterritorialisation de l’activité économique dans le cadre des circuits courts. Reste à introduire plus fortement, dans la discussion publique, les propositions de réforme du statut de l’entreprise, proposées, par exemple, par Didier Livio et Hervé Chaygneaud-Dupuy, ou par nos 5. Voir son article dans ce même numéro : « Une laïcité conviviale ». 6. Et aussi dans son article ici même : « Rétablir la confiance en ravivant le sens du vivre-ensemble ». 7. Comme le montrent toutes les études qu’il cite dans son article de ce même numéro : « Le convivialisme existe, je l’ai rencontré ». 8. Sur ce point, voir le site Démocratisation scolaire : <www.democratisationscolaire.fr/spip.php?article91>. Fragments d’une politique convivialiste (pour la France) 307 amis Olivier Favereau et Armand Hatchuel9. Et, tout aussi important, l’indispensable critique des logiques de néomanagement développée par Vincent de Gaulejac, Roland Gori ou Barbara Cassin. En leur absence, la discussion ne s’est guère développée sur ces points. En matière de lutte contre le chômage, pour Dominique Méda, également absente, mais qui avait exposé sa position10 lors de la soirée du 17 décembre, et pour le collectif Roosevelt, le remède premier, on le sait, est celui de la réduction du temps de travail. Pour Jean-Baptiste de Foucauld, il est impératif de lier systématiquement les baisses d’impôt à l’établissement d’un dialogue social dans l’entreprise. Autre facette d’une politique de la confiance. Plus généralement, et c’est là où les partisans de la diminution du temps de travail et ceux qui y sont moins sensibles peuvent se rencontrer, il faut penser et développer une politique du temps, sans laquelle aucun véritable approfondissement de la démocratie n’est possible, et cela passe nécessairement par des politiques du temps choisi, permettant le plus possible à toutes et tous d’arbitrer entre plus de revenus monétaires ou plus de temps non contraint et de liberté. Indépendamment des politiques de revenu minimum et maximum, qui sont au centre du Manifeste convivialiste, mais qui n’ont pas encore été discutées concrètement, un premier pas en direction d’une société moins inégalitaire pourrait passer par l’interdiction des stock-options, proposée par Jean-Baptiste. de Foucauld et par l’instauration de forts droits de succession, défendue par Ahmet Insel. Conclusion Au total, une soirée riche, amicale et conviviale comme toujours. On voit bien l’énorme masse de sujets dont il faudrait discuter – notamment sur l’écologie et la transition énergétique, d’une part, sur le statut de l’Europe et de l’euro, de l’autre –, et à quel point nous sommes encore loin de disposer de propositions suffisamment précises, consensuelles entre nous et concrètes pour être en mesure de peser véritablement sur le jeu politique. Mais 9. Qui n’ont pas pu se joindre à nous le 12 février 2014. 10. Et qui la réexpose dans sa contribution au présent numéro : « Inverser la courbe du chômage ? ». 308 Du convivialisme comme volonté et comme espérance c’est un début. Pour aller plus avant, il faudra apprendre à décrire de façon imagée et parlante pour tous à quoi ressembleraient des écoles, des hôpitaux, des prisons, des vies urbaines ou rurales plus égalitaires, plus confiantes et plus démocratiques. Plus conviviales et convivialistes, en un mot, et tout ce que chacun aurait à y gagner. La religion de l’humanité de Frédéric Harrison Positivisme contre ploutonomie Éric Sartori Pour avoir une idée de ce qu’a été – ou aurait pu être – la religion de l’Humanité, évolution ultime du positivisme comtien, ce n’est pas aux positivistes français, plutôt intellectuels et universitaires, ni aux brésiliens, plutôt politiques, qu’il faut s’adresser, mais davantage aux positivistes anglais regroupés autour de Frédéric Harrison. Frédéric Harrison (1821-1923), converti aux doctrines comtiennes durant ses études à Oxford (Wadham College), a dirigé le comité positiviste anglais de 1880 à 1905, ainsi que le centre dit de Newton Hall. Juriste de formation, avocat, il joua un rôle important dans la formation du mouvement syndical anglais. Membre de la Royal Commission on Trade-Unions formée en 1867 pour examiner la légalisation des syndicats et leur donner un statut légal, il agit des deux côtés à la fois, comme commissaire et comme conseiller des leaders syndicaux, qu’il aida à préparer leurs auditions ; refusant son accord au Majority Report hostile à la légalisation, il signa avec deux autres membres (Thomas Hughes et le Comte de Lichfield), un Minority Report qui inspira fortement le Trade-Union Act finalement accordé par le gouvernement Gladstone plus de vingt ans plus tard, en 1871. Frédéric Harrison fut l’auteur de très nombreux ouvrages, articles, circulaires, correspondances dont d’émouvantes mémoires (De Senectute : More Last Words, Londres, 1923), des professions de foi (Apologia Pro Fide Nostra, Fortnightly Review, novembre 310 Du convivialisme comme volonté et comme espérance 1888) et un très militant calendrier positiviste (The New Calendar of Great Men (1892). À l’occasion de ses dix ans de direction du positivisme anglais, il consacra son adresse rituelle du premier de l’an1 à un long exposé de l’action et des idées de son groupe. Peut-être est-il plus simple de le résumer par ce que le positivisme combat et qu’Harrison nomme (je ne sais s’il a inventé le mot, mais il est un des rares à l’utiliser) la « ploutonomie ». La ploutonomie, c’est lorsque la richesse possède non seulement le pouvoir temporel (ploutocratie), mais aussi le pouvoir spirituel ; lorsque la conception des économistes de l’individu se déterminant librement et rationnellement en fonction de ses intérêts ne sert pas seulement de modèle à leur réflexion, mais domine toutes les conceptions humaines. Face à la ploutonomie, Frédéric Harrison définit pour le positivisme trois champs d’action : la communion religieuse, l’éducation systématique et l’action politique et sociale2. La religion, le culte et l’éducation systématique Le but de la religion est de régler les conduites, de relier et rallier les hommes. Elle aide chacun à s’améliorer ; elle seule permet de rassembler des peuples dispersés sous divers pouvoirs temporels, dans divers pays, en leur donnant « ces conceptions partagées », cette « doctrine sociale commune » sans laquelle la société ne peut reposer que sur « la triste alternative de la force et de la corruption » (Comte, Système de politique positive, t. 4, p. 112). Elle seule permet d’établir une indispensable solidarité, non seulement entre contemporains mais aussi entre les générations passées et futures. Visiblement, Frédéric Harrison s’impatiente devant le peu d’intérêt du directeur français du positivisme, Pierre Laffitte, pour cet aspect de la doctrine comtienne, et de ses réticences à instaurer le culte public (culte des grands Hommes, cérémonies publiques) et, plus encore, le culte domestique (les sept sacrements : 1. « Le socialisme moral et religieux », Frédéric Harrison, Revue Occidentale, 1891, 2e série, tome 4, p. 157. 2. Frédéric Harrison étant largement inconnu en France, cet article a cru bon de donner de très larges citations de ses textes. La religion de l’humanité de Frédéric Harrison 311 présentation, initiation, admission, destination, mariage, maturité, retraite, transformation, incorporation à l’humanité) préconisés par Auguste Comte. Aussi est-il bien décidé à aller de l’avant : « Beaucoup d’entre nous ont plongé depuis leur enfance dans le sein d’une association théologiste, mais ne trouvant plus dans le dogme et la morale de leur église que cendres et poussières, et révoltés en même temps contre l’indifférentisme courant, contre l’agnosticisme ou l’athéisme du jour, ils ont cherché une religion dont les préceptes moraux et le credo soient démontrables scientifiquement. Nous avons trouvé cette religion dans le culte de l’Humanité […] Nous ne proposons aucun objet que les adhérents d’une religion établie ou que les contempteurs de toute religion quelconque rejettent comme indigne, insensé ou arriéré. Tous les honnêtes gens, depuis le catholique absolu jusqu’au classique athée, font professions d’admettre que le but de la vie est d’accomplir nos devoirs moraux et sociaux. » « Ce que les chrétiens reprochent à notre religion est ceci : que nous ne la complétons pas d’une construction céleste, surnaturelle et de visions transcendantales. Et d’autre part, tout ce que le plus critique des agnostiques objecte contre nous se résume en ceci : que nous appelons le culte de l’Humanité un devoir religieux […] Nous accepterons les visions célestes aussitôt que nous aurons une preuve rationnelle de leur réalité […] et à la seconde objection, nous répondons que le culte de l’Humanité ne signifie pas l’adoration de l’homme, pas plus que l’essence du mot religion n’est de signifier nécessairement le culte d’un être suprême et parfait. » « Nous n’avons ici ni chef, ni directeur ; ni rituel, ni programme d’orthodoxie à subir, ni programme rigide de foi ou de culte. Nous n’exigeons pas la soumission formelle ni à un livre, ni à un maître unique. En des limites assez étendues, nous différons entre nous sur des questions pratiques et des applications de principe […] L’un de nous vous a-t-il jamais demandé, du haut de cette chaire, de tenir les écrits de Comte pour une nouvelle bible ? L’un de nous a-t-il aspiré à la tyrannie spirituelle du prêtre ? » « Le Culte de l’Humanité signifie pour nous non pas l’adoration mystique d’une idée abstraite, mais la culture constante d’un respect éclairé et intelligent de tout ce qui a été fait de bon et de grand sur la Terre. Qui peut avoir des objections là contre ? Qui oserait se moquer de cela ? » Pour le culte domestique, constate Harrison : « Le temps est venu où nous avons besoin de plus de gouvernement intérieur et d’une organisation plus systématique. Pendant ces dix années, nous avons laissé notre mouvement entièrement à lui-même. Nos amis se marient ici, ou bien ils inaugurent leur carrière. Des enfants leur sont 312 Du convivialisme comme volonté et comme espérance nés ; ces enfants arrivent à l’âge de la raison et de la responsabilité, puis ils entrent dans l’œuvre sérieuse de la vie ; on meurt, et la famille tient à conduire ses morts à la tombe avec l’expression formelle du chagrin et de l’espoir. Nos amis ne peuvent accepter le ministère d’une Église chrétienne dont les paroles mêmes prennent un sens dérisoire à leurs oreilles. Et ils viennent à nous pour nous demander de l’expression à leurs sentiments, à leurs espérances, à leurs bonnes résolutions, ou bien de prendre acte de telles circonstances décisives de leur vie, de la consacrer en lui imprimant un caractère religieux… » En ce qui concerne le culte public : « Notre groupe pense que la vie est chose froide et désespérante en l’absence d’émotion religieuse ; que la moralité ne suffit point sans le sentiment de la vénération […] Tandis que la foi en une Providence, souveraine omnipotente de l’univers, s’est évanouie de nos âmes, nous sentons au contraire fermement la réalité d’une providence humaine qui soutient les faibles pas de l’homme sur la terre. Et c’est ainsi que nous tenons à nous réunir pour donner forme à la conscience intime de tout ce que nous devons aux éducateurs, prophètes et martyrs de l’Humanité, à la lente mais incessante évolution progressive de la civilisation générale. Le premier et le dernier jour de chaque année, à l’anniversaire de la mort de Comte ou de quelque grand maître ou initiateur, au centenaire d’une grande époque de civilisation, ou des grands poètes, artistes, hommes d’État ou philosophes, et tous les dimanches de l’année, nous nous sommes efforcés, dans des discours, d’exposer dans toute son évidence notre croyance aux devoirs moraux, sociaux et politiques, au sens et au caractère religieux de la vie de l’homme, et à l’intime connexion de l’atome individuel avec la puissante armée, l’immense famille humaine, considérée comme un ensemble organique. » Frédéric Harrison a donc instauré un culte public constitué de ces cérémonies, mais aussi de pèlerinages sur des lieux historiques : Westminster, Canterbury, Oxford, Cambridge, Stratford sur Avon, Paris, les tombes d’hommes célèbres (Comte, évidemment, Haendel, Byron, Shakespeare…), de « visites régulières à toutes les collections nationales où nous étudions en détail l’œuvre des grands artistes », collections d’Antiquités (au menu de 1891, les collections assyriennes du British Museum). Tous les dimanches ont lieu des conférences historiques sur l’œuvre des grands hommes de l’Humanité classés selon le calendrier positiviste, et Frédéric Harrison est très fier d’annoncer que le volume des biographies des cinq cent cinquante-huit personnages typiques nommés dans La religion de l’humanité de Frédéric Harrison 313 le calendrier positiviste est terminé et prêt à paraître ainsi qu’un nouveau livre d’hymnes, poèmes, chants et antiennes « dont nous faisons usage, et qui ont paru appropriés […] Je ne le prends jamais en main sans éprouver à nouveau le sentiment qu’un champ splendide s’ouvrira dans l’avenir à l’imagination et à l’idéalisation grâce à la religion de l’Humanité ». Pour l’année 1891, Harrison annonce encore la parution d’une « Histoire abrégée d’Irlande » écrite par son ami, le Dr Swinny. Ce culte doit être complété par l’« éducation systématique », sans lequel il est difficilement compréhensible, « démontrable » : « Dans l’ordre de l’éducation systématique, nous avons institué, durant ces dix années, des classes gratuites de géométrie, d’astronomie, de physique, de chimie, de biologie et de sociologie, comprenant une série de conférences sur l’histoire générale, l’art, la philosophie et la morale. Il y a eu aussi des classes de chant, de dessin, de français et d’italien. Et nous nous appliquons à donner l’unité à ces diverses leçons sur des sujets spéciaux par un cours permanent destiné à étudier régulièrement le système de Comte. » Cette mission éducatrice, constate Harrison, n’est guère différente de celle de « beaucoup d’institutions populaires qui nous entourent et qui rendent d’excellents services, tels Toynbe Hall, le Collège des travailleurs, University Hall, les différents instituts polytechniques ». « Nous instituons une communion de fidèles inspirés par une vénération effective pour tout ce qui existe de bon et de grand dans l’Humanité ; nous instituons une instruction synthétique libre comprenant les sciences naturelles et sociales, un appel régulier à l’opinion publique au profit de la moralité internationale, de la paix, du respect envers la masse des faibles, des souffrants, des opprimés qui forment le plus grand nombre dans la société humaine et qui, portant ses plus lourds fardeaux, reçoivent en partage le minimum de ses bienfaits. » L’action politique : organiser l’opinion publique « Le troisième but que nous visons est d’organiser une opinion publique sur les problèmes politiques et sociaux, à la lumière de cette maxime fondamentale du Positivisme : subordonner la politique à la morale. Suivant cette pensée dirigeante, notre Société a constamment fait appel à la conscience publique à propos des questions du jour : la revendication de son existence nationale pour l’Irlande, les guerres d’agres- 314 Du convivialisme comme volonté et comme espérance sion pour l’agrandissement de notre empire monstrueusement gonflé, l’affranchissement de toute incapacité religieuse ou des conditions obligatoires d’orthodoxie pour tous les citoyens, le développement du gouvernement local autonome partout, le maintien de la paix, les réclamations des travailleurs. Tels sont les principes politiques et sociaux sur lesquels nous fixons notre attention. J’ai à peine besoin d’ajouter que nous nous en tenons aux principes d’une manière générale. Sur l’application, et notamment sur l’application de certaines mesures spéciales, ou de certains hommes en particulier, nos vues personnelles doivent assurément différer. Il rentre dans notre plan de reconnaître ces divergences individuelles de jugement comme inévitables et de leur laisser libre jeu. Ce serait travestir les doctrines positivistes que de prétendre qu’elles nous imposent l’unité de vue dans les questions pratiques, et ceux-là seuls qui ont vocation d’amuser le public par des charges grotesques peuvent oser soutenir que les positivistes ont le devoir de se faire des vues communes stéréotypées sur les affaires publiques. Même à l’égard de la cause que nous considérons comme sacrée entre toutes – la nationalité irlandaise –, nous n’avons jamais prétendu à l’accord unanime sur les détails de tel bill [projet de loi] ou tel mode de procéder des chefs d’un parti […] La guerre, pour obtenir sous divers prétextes fallacieux la soumission des habitants de la Birmanie supérieure, se traîne en longueur après quelque cinq ans d’incessantes effusions de sang. La nature du pays a permis aux autorités civiles et militaires de soustraire à la vue et à la critique du public et de dissimuler avec soin ces actes cruels […] On ne fera pas surgir la vraie civilisation au moyen d’invasions semi-militaires de troupes irrégulières irresponsables, formées d’aventuriers et de volontaires de toute provenance, ne reconnaissant aucun gouvernement, et n’ayant d’autre but que l’excitation, la renommée ou le gain. Il n’y a pas à s’étonner des horreurs exceptionnelles qui auront stupéfié le monde civilisé. » Dans ce discours de bilan, disons tout de suite de Frédéric Harrison n’en fait pas trop sur le sujet politique, peut-être par crainte de lasser ou de se répéter : toutes les publications positivistes anglaises, la Positivist Review, la Forthnightly Review, les brochures, les lettres envoyées aux grands journaux sont inondées de pamphlets violents, rageurs, émouvants dénonçant tous les aspects du colonialisme anglais : Irlande, guerres indiennes, birmanes, guerre de l’opium, des boxers, frise du Parthénon. Là encore, c’est une belle différence avec l’attitude simplement réservée des positivistes français visà-vis des entreprises coloniales de leur pays – sauf à propos de la Chine, cause privée et chérie de Pierre Laffitte. La religion de l’humanité de Frédéric Harrison 315 Le positivisme comme socialisme « moral, religieux et organisé » La plus grande partie du discours d’Harrison est consacrée à définir le positivisme par différence aux autres socialismes. Le positivisme, selon Harrison, est un « socialisme moral religieux et organisé » – entendre une idéologie complète et cohérente. « Les positivistes, cela va sans dire, sympathisent cordialement avec le but et l’idée générale du Socialisme, nous sommes entièrement d’accord, et pour ainsi dire mot pour mot avec ceux qui critiquent la condition industrielle actuelle de l’Europe et qui repoussent indignés les formules pédantes de la vieille ploutonomie. Nous adhérons à ce principe que la richesse matérielle est le produit commun du travail social, et qu’elle n’est jamais une pure et simple création individuelle. Nous nous joignons aussi à ceux qui répudient le droit absolu de la propriété et qui reconnaissent à la société le droit de disposer des choses qui n’ont pu exister que par la société elle-même. Le Positivisme, au sens vrai et général du mot, est lui-même un socialisme organisé. » Pour autant, il y a de véritables différences, entre le positivisme et d’autres formes de socialisme, qui tiennent notamment à la théorie particulière du droit selon Auguste Comte (remplacer les droits par les devoirs), à celle de la propriété, du capital, au rôle des individus, au respect des libertés, au rôle des facteurs moraux et intellectuels, de l’État, de l’opinion publique libre et informée. Remplacer la notion métaphysique de droit par la notion positiviste de devoir « Le mot droit doit être autant écarté du vrai langage politique que le mot cause du vrai langage philosophique… le principal caractère du positivisme consiste à substituer partout les devoirs aux droits, comme les lois aux causes. » (Système de politique positive III, préface). Voici comment Frédéric Harrison reprend à son compte cette théorie particulière et caractéristique du positivisme et l’explique : « Le socialiste se place sur un terrain beaucoup trop étroit lorsqu’il fonde la revendication de l’ouvrier uniquement sur le droit. C’est une base illusoire, indéterminée, décréditée que le droit. Nous connaissons le droit légal, il signifie simplement ce que le corps politique dirigeant qui a dans chaque État le contrôle de la législation, juge à propos de décider. Nous savons ce que sont aujourd’hui les droits légaux, avec le suffrage démocratique, en Angleterre ou en France […] 316 Du convivialisme comme volonté et comme espérance Le droit a été mis en pièces par nombre de critiques. Il n’en reste qu’un lambeau provenant du siècle passé, de la pauvre école de Rousseau.. L’homme de demi-instruction qui fait appel au droit entend par droit ce qu’il aimerait voir se réaliser […] Lorsque Stradivarius a fait un violon, que Beethoven a composé une sonate et que Joachim l’exécute sur l’instrument, quels sont les droits respectifs de Stradivarius, de Beethoven et de Joachim sur l’argent que le public paie pour entendre le concert ? Qui répondrait à cette ridicule question autrement qu’en disant : les droits du facteur d’instrument, du compositeur et du virtuose seront la part que chacun d’eux conviendra d’accorder aux autres ? Précisément : les droits nous mettent en présence d’un dilemme insoluble, sauf lorsqu’ils sont établis sur le libre contrat. Or le libre contrat est le système même que les ploutonomistes vantent comme le seul système équitable à tout jamais ; et c’est le système au nom duquel aujourd’hui toute cruauté et toute oppression s’imposent en Angleterre, en Écosse, en Irlande. En d’autres termes, faire appel à la loi telle qu’elle existe ou bien reprendre ces mêmes boniments de phrases creuses qui permettent au capital, dans le système régnant, d’effectuer la plus sauvage oppression. Notre socialisme repose sur le Devoir et non sur le Droit. Le devoir est toujours simple et net. Le droit est une mystification verbale. Un homme peut toujours et en toutes circonstances faire son devoir. Rarement, il lui est possible de prendre ses prétendus droits sans fouler aux pieds les droits d’autrui. Les hommes sont en compétition perpétuelle pour leurs droits. Ils s’entendent aisément sur le devoir. L’accomplissement du devoir est toujours un acte noble, moral, religieux. La lutte pour les droits fait appel aux passions égoïstes et destructrices. La malédiction de l’Humanité est l’égoïsme, l’intérêt personnel, les convoitises, l’orgueil. Et l’on nous demande aujourd’hui de trouver la Félicité de l’Humanité dans une lutte constante pour des droits – ce qui signifie simplement qu’on nous conseille de nous absorber encore plus profondément dans notre moi. » « Les théoriciens socialistes sont fort enclins à ne tenir aucun compte de la société » Une seconde différence importante entre le positivisme et d’autres socialismes est le refus du matérialisme, le refus de considérer que les revendications du prolétariat se limitent à l’amélioration de sa vie matérielle : La religion de l’humanité de Frédéric Harrison 317 « L’égoïsme, la répartition inique et antisociale du trésor commun de l’humanité n’est pas un abus limité aux produits matériels ; et aucune méthode de répartition des matériaux ne mettra fin à ce mal… Les connaissances communes à notre génération, les arts, les sciences, les mœurs, les agréments de l’existence affinée sont le produit de la société tout autant que les railways ou les manufactures […] Le cri du socialiste que les objets produits par tous ne doivent pas être appropriés par quelques-uns est très vrai. Mais ce n’est qu’une partie de la vérité […] Malheureusement, dans la langue courante des socialistes, nous ne rencontrons point deux éléments importants qui entrent dans tous les produits matériels et intellectuels et qu’ils ne font pas entrer en ligne de compte. C’est premièrement la part énorme de la société elle-même dans tout produit ; la part des travailleurs, des penseurs, des administrateurs des temps passés ; la part de l’organisme social dans le temps présent ; conditions qui seules ont permis de produire quelque chose et sans lesquelles on n’aurait pas pu construire un bateau à vapeur sur le Victoria-Nyanza, ni établir des manufactures sur les rives de l’Arunhimi. Dans ces discussions sur les droits des travailleurs, personne ne paraît réserver un penny pour le gouvernement, pour la population dans son ensemble, pour les mœurs et coutumes industrielles, pour les aptitudes héréditaires, les matériaux accumulés, les inventions mécaniques, et les mille et une transmissions du passé, ainsi que les ressources fournies par l’organisation civile du pays, sans lesquels aucune œuvre combinée quelconque ne pourrait se créer. Cela revient à dire que les théoriciens socialistes sont fort enclins à ne tenir aucun compte de la société même. Or la société, l’organisme social dans le passé, plus l’organisme social du moment, c’est quelque chose d’entièrement distinct des ouvriers de telle fabrique ou de telle mine donnée ; et assurément, la société a des droits et des intérêts opposés à ceux de ces derniers ; aussi la société, que les socialistes devraient être les derniers à oublier, est l’antécédent indispensable, et dans une forte mesure, le créateur de tout produit. » « La puissance du capital, d’abord moyen naturel d’émancipation et ensuite d’indépendance, est maintenant devenue exorbitante3 » Frédéric Harrison reprend chez Comte, et l’éloge du capital, forme d’accumulation nécessaire du travail des générations précédentes, et la critique de son pouvoir sans limites : « Un second élément de la production que l’on néglige à tort, c’est la matière première et le capital employé à faire le produit, l’organisation 3. Auguste Comte, Cours de Philosophie positive, 57e leçon. 318 Du convivialisme comme volonté et comme espérance totale de l’entreprise et la création mentale de l’œuvre commune. Souvent, on nous parle du capital ou des matériaux comme une plante, comme si l’un ou l’autre poussait spontanément dans les champs ou tombait du ciel, ou comme s’ils étaient des articles de luxe, quelque chose comme un yacht ou comme un parc que les riches doivent mettre à disposition des pauvres, si ceux-ci en ont besoin. Mais qui a créé le capital, la plante de culture, les fabriques, les fermes, les docks, les vaisseaux et les machines, sinon d’autres ouvriers qui ont, eux aussi, à vivre de leur travail et qui ne peuvent point livrer les résultats de leur travail sans en retirer leur subsistance et leur vie assurée ? Les socialistes parlent comme si le brin filé dans la filature de coton était exclusivement produit par le travail du fileur ; ils disent que la filature même et ses machines devraient appartenir à l’État. Mais la manufacture, avec ses engins mécaniques, est le résultat du travail de beaucoup d’autres ouvriers que les fileurs, et d’un travail de longues années. Le capitaliste, comme on l’appelle, est simplement l’homme qui a avancé à l’ouvrier les moyens de vivre en attendant l’achèvement du produit. » « À voir la façon honteuse dont le capital mésuse habituellement de ses droits, et en présence de l’égoïsme avec lequel ces droits du capital s’affirment cyniquement, des cris de réprobation s’élèvent incessamment autour de nous contre les excès du capital ; et l’on tient pour nul, ou à peu près, les indispensables services qu’il rend à la société. La réprobation est certes abondamment justifiée. Mais les services rendus par le capital à la société n’en sont pas moins réels et importants. » Le rôle du « patriciat industriel » « Et encore, qui a établi cette entreprise de coton filé ? Qui a créé les relations commerciales compliquées sans lesquelles la machine s’arrêterait faute de commandes ? Qui calcule les quantités à produire, les profits, les prix de revient, les hausses et les baisses du marché, et l’organisation complexe et enchevêtrée des opérations de paiement et d’encaissement ? Qui si ce n’est le propriétaire de la fabrique ou bien son prédécesseur, assistés par un ou deux hommes habiles et expérimentés, préparés dès l’enfance à ce genre si difficile de travail ? Les prédicateurs socialistes disent parfois : “Évidemment, les droits des gérants seront garantis.” Mais c’est une façon un peu cavalière d’enlever la question. Les fabriques qui couvent les vallées dénudées du Lancashire, les docks de Liverpool et de Londres, les mines de Durham et du Northumberland, ne se sont ni élevés, ni creusés tout seul. Ils ont été créés par le génie et la ferme volonté de certains hommes individuellement, ni plus ni moins que la locomotive a été inventée par Stephenson et l’art d’imprimer par Gutenberg. Les La religion de l’humanité de Frédéric Harrison 319 gérants ! En vérité, voilà une manière par trop ridiculement aisée de nous servir les choses ! Une grande affaire d’intérêt, tout comme une armée, a besoin d’un général. La bataille de Waterloo n’aurait jamais été gagnée sans un Wellington. Et Saint-Pétersbourg n’existerait point sans Pierre le Grand, ou Berlin sans Frédéric. Figurez-vous les Prussiens ou les Russes prenant à gages un gérant pour créer leur nation ou fonder leur capitale ! » « Les qualités nécessaires au chef qui doit faire prospérer une entreprise sont à peu près celles qui font les généraux vainqueurs sur les champs de bataille. Et il serait aussi oiseux de compter que la fabrique d’armes d’Armstrong, la ligne Great Western ou la compagnie des paquebots Cunard fût dirigée avec succès par des assemblées de fondeurs, de mécaniciens, de matelots ou d’ouvriers quelconques employés dans ces entreprises que de supposer les campagnes de Wellington menées au triomphe final par des conseils de guerre élus au suffrage universel par toute son armée. » Les limites de l’appropriation. Le Capital moralisé « On oublie encore la puissance moralisatrice du capital lorsqu’il est dirigé sous une impulsion sociale vraie, selon l’esprit et le sentiment du devoir social. Les qualités les meilleures et les plus utiles de la nature humaine ne peuvent entrer en jeu sans la libre disposition d’une puissance matérielle sous une forme ou sous une autre, et sans l’appropriation autorisée, reconnue d’objets matériels ; cette appropriation peut être limitée, variable ; on peut la modifier, mais on ne peut la supprimer entièrement […] Nul homme ne se sentira un citoyen libre et indépendant qui n’appellera pas siens ses vêtements, ses bottes, son chapeau. Nul homme ne travaillera du mieux qu’il peut s’il ne sait pouvoir conserver, dans le sac qui lui appartient, ses outils. Si chaque matin l’on tirait des magasins publics pour les donner au citoyen 7605 une chambre, un lit, de la vaisselle, des couverts ou des couteaux, chacun se croirait dans une prison ou un campement et les qualités les plus nobles et les plus puissantes qui constituent le citoyen seraient anéanties. Si nul homme ne pouvait compter récolter le grain qu’il a semé, labourer l’année suivante le même champ qu’il affermait et cultivait l’année précédente, on ne cultiverait plus et le fermier se tiendrait pour un esclave ou un forçat. Qu’est-ce qui force tous les socialistes raisonnables de nos jours à accepter l’appropriation personnelle pour les usages de la vie domestique journalière alors qu’évidemment, selon la stricte théorie socialiste, un homme n’a pas plus de droit à un lit, à un vêtement qu’il n’a pas confectionné, mais acheté sur la place, qu’un capitaliste n’a droit à la fabrique et au vaisseau qu’il a achetés 320 Du convivialisme comme volonté et comme espérance et non point construits ? Selon la théorie abstraite des droits, d’après laquelle les objets appartiennent à ceux qui les ont faits, l’habit d’un homme appartient non pas à lui, mais au fermier qui a produit la laine, au tisserand qui a produit l’étoffe et au tailleur qui l’a coupée et cousue. Aucun socialiste de bon sens ne pousse aussi loin la théorie abstraite ; autrement dit, les socialistes de bon sens abandonnent la doctrine des droits pour des motifs d’utilité sociale ou par la seule force de la nature humaine. » « C’est une question de degrés que de déterminer les limites de l’appropriation. Tout le monde est d’accord pour admettre que si la loi interdisait absolument tout mode quelconque d’appropriation, la société rétrograderait bientôt jusqu’à la barbarie primitive. Nous voyons que l’appropriation du logement, des aises de la vie domestique, des vêtements, des livres, des outils, des fermes, des ateliers de travail et autres choses analogues est indispensable à la pleine nature de la nature humaine. La plupart des socialistes ajouteraient encore une petite quantité d’argent ou de valeurs équivalentes ; car il en est peu qui affrontent carrément l’idée d’un système d’association complète où tout individu aurait à s’adresser au conseil d’administration chaque fois qu’il voudrait changer de logement ou emmener sa famille en vacances. Nous pousserons plus loin le principe en disant que l’appropriation limitée, dans de certaines conditions, des fermes, des moulins et des manufactures, des bateaux et des instruments matériels de production est non seulement indispensable pour obtenir une production à peu près suffisante, mais que c’est le seul moyen d’obtenir de la nature humaine l’exercice de toutes ces facultés, et de ces belles aptitudes sans lesquelles la vie ne serait qu’ennui et médiocrité. Socialisme, propriété et libertés individuelles : « Sans appropriation individuelle, il ne peut y avoir de liberté individuelle » « L’accumulation elle-même n’est assurée souvent que par des motifs profondément égoïstes. Mais la société n’en bénéficie pas moins, quels que soient les motifs […] Cette accumulation est la condition première qui seule permet le bien-être social et la civilisation elle-même. Beaucoup se croient socialistes simplement parce qu’ils désirent voir tel bill [projet de loi] proposé à bonne intention pour la protection des travailleurs, voté par le Parlement : une législation sur les heures de travail, l’achat par l’État des chemins de fer et des docks, des fermes modèles et des logements et autres choses semblables. C’est du socialisme pour rire. La religion de l’humanité de Frédéric Harrison 321 Mais si le Socialisme doit réorganiser l’industrie, cela veut dire qu’il effectuera par la loi la suppression systématique, sérieuse et universelle du capital et de la richesse privée […] À moins que le capital ne soit strictement et universellement supprimé par la loi ; à moins que la vie domestique, la vie personnelle et la vie sociale de tous les citoyens également soient réglementées par la loi, comme Lycurgue, Babeuf, Fourier et Owen l’avaient conçu, le Capital se maintiendra de lui-même et fera du Socialisme une expérience impraticable. S’il doit malgré tout exister un socialisme, il ne peut être qu’un plan inexorable de contrainte légale, nous atteignant tous dans notre foyer, dans nos habitudes sociales, et jusque dans la libre disposition de notre existence personnelle. Quelle épouvantable perspective de tyrannie s’ouvre par là à notre vue ! » « Un homme peut aujourd’hui se vouer à une longue carrière d’études sans rémunération, du fait que lui ou ses parents ont accumulé assez pour lui assurer le confort. Un artiste peut élaborer des conceptions que le public ne sait pas encore apprécier, grâce à quelques amateurs riches qui lui paient des prix de fantaisie pour l’œuvre qui leur plaît. Un homme peut se vouer à la politique, à l’éducation, aux améliorations religieuses, sociales ou morales, parce qu’il possède juste assez de revenu pour se dispenser de gagner sa vie par un commerce ou un métier. Le progrès général repose sur ceci : les inventions, le savoir, l’art, la poésie, la philosophie, les réformes. Supprimez le capital et mettez toutes les accumulations, non pas à la libre disposition d’individus, mais à la merci de réunions d’ouvriers, et quelle chance y a-t-il pour qu’un savant, un poète ou un moraliste obtiennent des moyens d’existence assurés ? Figurons-nous Charles Darwin, Alfred Tennyson, Burne Jones ou Thomas Carlyle comparaissant devant le département de l’Éducation pour lui demander dispense du travail manuel, afin de se consacrer à la biologie, à la poésie, à la peinture ou aux lettres ? On les mettrait à la porte de la salle du Conseil comme d’indignes fainéants. C’est un éternel axiome de la société humaine : sans appropriation individuelle, il ne peut y avoir de liberté individuelle. » La Religion de l’Humanité : une religion sociale et un socialisme religieux « Ainsi, nous arrivons à la conviction que la Propriété, comme la Famille, le Gouvernement, la division des fonctions et des professions est un élément permanent, essentiel, indispensable dans toutes les sociétés civilisées. 322 Du convivialisme comme volonté et comme espérance Le remède n’est point l’annihilation de la propriété, il sera dans son amélioration, dans sa complète régénération au moyen de procédés moraux et religieux et non par des procédés légaux et matériels. Les gouvernements ont terriblement abusé de leur force, mais seuls les anarchistes demandent à abolir tout gouvernement, au lieu d’exercer sur lui le contrôle. Le problème de l’avenir est de changer le mode d’user du capital, et non pas de changer les personnes qui détiennent le capital. L’appropriation est en vérité une condition antérieure à toute civilisation. Je dis l’appropriation limitée et déterminée. Car nous admettons pleinement que l’appropriation sans conditions et sans bornes, qui constitue aujourd’hui la possession du capital, est une forme antisociale, antihumaine et barbare de tyrannie. Limitée, mais par qui ? Déterminée comment ? Limitée par la force de l’opinion publique, de la loi et par la voix de la communauté tout entière exprimée de mille manières ! Déterminée et modifiée par la religion de l’Humanité, par une éducation réellement sociale, par le développement de la moralité nouvelle et par un ensemble d’institutions sociales qui inculperont, dans la conscience, du berceau à la tombe, le juste et souverain sentiment du devoir. Ces types de Socialisme qu’on nous présente n’ont ni ressources religieuses, ni méthodes d’éducation, ni système moral, ni institutions sociales. Ils reposent exclusivement sur la répartition des choses matérielles, sur un simple remaniement des droits du capital. Les maux réels sont d’ordre moral, social, religieux et, en partie seulement, d’ordre matériel. La source la plus profonde des souffrances, des cruautés et de l’oppression, c’est l’égoïsme humain, l’égoïsme qui prend autant de formes que Protée, l’égoïsme subtil comme le serpent qui séduisit nos premiers parents, l’égoïsme capable d’éluder mille lois. Comment nous y prendrons-nous pour guérir ou amender l’égoïsme humain ? Car si nous laissons en paix le serpent, nos nouvelles lois, nos réformes purement matérielles, nos restrictions au droit de propriété personnelle, tout cela ne produira que résultats douteux et passagers. Notre conclusion est simple. Nous croyons que l’égoïsme ne peut être traité que par la Religion, par une religion sociale, dont le but n’est pas de diriger la barque des croyants vers un paradis, mais de réformer la nature humaine sur la terre. […] La religion de l’Humanité nous offre tout cela. Elle se montrera à la hauteur de sa mission, qui est de régénérer notre système industriel corrompu ; car elle aura un double aspect, l’un spirituel, l’autre temporel, tous deux également humains et réels. D’un côté, elle sera une religion sociale, de l’autre elle sera un socialisme religieux. » La religion de l’humanité de Frédéric Harrison 323 Un nouveau départ ? Bref, on l’aura compris, pour les positivistes, un socialisme matérialiste ne peut être qu’un socialisme incomplet, dangereux et voué à l’échec ; et s’il se dit en plus scientifique, cela se double d’une duperie. D’ailleurs, Frédéric Harrison consacrera l’essentiel de son prêche du 1er janvier de l’année suivante à l’examen et à la contradiction des idées marxistes. Parmi les lois de philosophie première que Pierre Laffitte tire de l’œuvre de Comte, figure la loi de l’intermédiaire ; dans le domaine des sciences humaines, celle-ci signifie que le présent n’est qu’un point, un instant que l’on ne peut comprendre, apprécier qu’en fonction de notre connaissance du passé et de notre imagination de l’avenir. Or le discrédit qui frappe toutes les idéologies (libéralisme, anarchisme, communisme, socialisme) nous laisse sans vision de l’avenir. Alors, l’économisme, qui se présente faussement comme un empirisme brut, triomphe sans partage faute d’adversaire ; alors se crée un sentiment absolument délétère : lorsqu’une société n’a aucune idée de l’endroit où elle va, elle ne sait littéralement pas où elle en est et connaît un présent (l’état intermédiaire) désespérant. Peut-être avons-nous besoin, pour moins désespérer, pour penser à nouveau, de retrouver de nouvelles idéologies – lesquelles peuvent être considérées dans le domaine des sciences sociales comme l’équivalent de la théorie dans celui des sciences exactes. Et il me semble que le vieux courant positiviste, celui de la Religion de l’Humanité, peut ici avoir une certaine utilité, non pas pour réciter l’évangile que Comte n’a d’ailleurs pas laissé, mais pour un nouveau point de départ. II. Libre revue Hunger Games. La violence de l’arène, la force du don Mark R. Anspach Le convivium est un festin. Con-vivere signifie vivre ensemble, partager les vivres, partager la vie. Une miche de pain est un mets bien modeste. Mais le pain, c’est la vie. Quand on meurt de faim, un pain est un festin… Un don de pain Dans ce pays du futur qui s’appelle Panem, beaucoup de gens ont faim, surtout dans les régions les plus pauvres, comme le district Douze où habite Katniss Everdeen. Katniss a onze ans et un trou dans l’estomac. Depuis l’explosion dans les mines qui a emporté son père, trouver de quoi manger est une gageure. Derrière une boulangerie, Katniss fouille la poubelle quand la maîtresse des lieux la chasse sans ménagement. La petite fille s’éloigne de quelques pas et, désespérée, s’affaisse au pied d’un arbre. Le fils de la boulangère, un garçon de son âge, a vu toute la scène. Un instant après, Katniss entend un bruit, des cris, un coup. La boulangère vient de frapper son fils et le gronder pour avoir laissé tomber deux grosses miches de pain dans le feu. « Jetteles donc au cochon, crétin ! À qui veux-tu qu’on vende du pain brûlé ? » Le garçon sort sous la pluie glaciale, une marque rouge sur sa pommette. Il arrache quelques morceaux de croûte calcinés 328 Du convivialisme comme volonté et comme espérance et les jette dans l’auge. Puis, mine de rien, il lance en direction de Katniss, l’une après l’autre, les deux miches. La fille les cache sous sa chemise et s’en va à grands pas. Les pains chauds ont beau lui brûler la peau, elle les serre contre elle très fort « comme on se cramponne à la vie » [Collins, 2009, p. 35-37]. Malgré sa faim de loup, Katniss ne touche pas au pain avant d’arriver à la maison. Ce don précieux qu’elle vient de recevoir, elle veut le partager avec les siens. Dehors le pain est noir comme le charbon des mines, mais dedans il est frais, appétissant, bourré de raisins et de noix. Pour Katniss, sa petite sœur et sa mère, le pain sera un festin. Katniss et Peeta Mellark, le gentil fils de la boulangère, sont les protagonistes de la série fortunée Hunger Games dont les deux premiers volets ont été adaptés avec un succès éclatant au cinéma. Ce n’est pas un hasard si le rapport entre les deux héros de Suzanne Collins commence par un don. D’autres dons, d’autres gestes de générosité surviennent aux moments clés du récit. Et ces gestes ne sont pas isolés, ils forment une trame de réciprocité positive qui rompt avec la logique des jeux sanglants du titre et esquisse un modèle alternatif de comportement humain. Malheureusement, le côté sensationnel de la violence — une lutte à la mort télévisée qui oppose vingt-quatre jeunes âgés de 12 à 18 ans, un garçon et une fille envoyés par chacun des douze districts — a polarisé l’attention des commentateurs, laissant dans l’ombre le modèle positif qui donne son sens à l’action du premier roman. Katniss et Peeta survivent aux Jeux sans perdre leur humanité, ils triomphent de la violence grâce à l’esprit du don. Cet esprit se définit par une double opposition que Collins met en place dès la première rencontre entre Katniss et Peeta. D’un côté, le don s’oppose à la violence, de l’autre côté, au marché. Prenons la violence d’abord. Dans Hunger Games, elle n’est jamais gratuite. Celle de la mère qui frappe son fils sert à établir le caractère de Peeta et la nature du rapport qui va l’unir à la narratrice, Katniss. Pour aider la jeune fille, Peeta se montre prêt à affronter la violence d’autrui comme il le fera plus tard, dans l’arène des Jeux, face à une violence infiniment plus grande. Mais la nécessité pour Peeta de braver la violence de la boulangère ne fait pas que préfigurer la suite, elle fournit le contexte indispensable pour que le don de pain paraisse comme un vrai don — et non comme une simple aumône. Hunger Games. La violence de l'arène, la force du don 329 En effet, si Peeta avait jeté à Katniss de vieilles miches destinées à la poubelle, cela aurait suffi pour la sauver de la faim, mais le rapport entre les deux jeunes n’aurait pas été le même. Une aumône ne crée pas un lien de réciprocité qui oblige le donataire à donner à son tour. Bien au contraire, dans le cas de l’aumône, le donataire s’attend plutôt à ce que le donateur donne à nouveau. Après tout, cela lui coûte si peu ! La marque rouge sur le visage de Peeta est la preuve que son cadeau demandait un sacrifice. Il a payé de sa personne le pain offert à Katniss. C’est pourquoi elle se sent liée par une dette de reconnaissance envers lui. La dette est d’autant plus grande que l’action de Peeta provoque un déclic salutaire chez la fille, qui reprend courage et se décide à utiliser l’arc laissé par son père pour chasser dans les bois afin de nourrir sa famille. Cinq ans plus tard, son habileté à tuer le gibier sera un avantage inestimable lorsqu’elle doit lutter contre la faim et les autres concurrents dans l’immense arène naturelle des Jeux. Les jeunes concurrents, des « tributs » offerts au Capitole chaque année en punition d’une ancienne révolte écrasée dans le sang, sont tirés au sort dans un rite public dont le nom évoque l’anthropologie frazérienne : la Moisson. Le jour de la loterie dans le district Douze, c’est le nom de la petite sœur de Katniss qui sort de l’urne. Dans un élan de générosité, elle se porte volontaire pour être envoyée aux Jeux à sa place. Puis le nom du garçon est annoncé : Peeta Mellark. « Oh non, pense Katniss. Pas lui » [ibid., p. 31]. Peeta tente de se maîtriser mais, dit-elle, « ses yeux bleus trahissent la même frayeur que celle que j’ai vue si souvent chez le gibier » [ibid., p. 32]. Pourtant, la réaction de Katniss n’est pas dominée, comme on pourrait s’y attendre, par la compassion. Peeta et elle ne sont pas amis. Depuis leur première rencontre muette, ils ne se sont jamais adressé la parole. S’il est, lui, secrètement amoureux d’elle, le sentiment n’est pas réciproque. Katniss ne songe pas un instant à se dévouer pour les yeux bleus de Peeta. Pourquoi donc est-elle si ébranlée quand ce doux garçon est choisi comme tribut masculin ? C’est qu’elle se trouve aux prises avec un dilemme redoutable. Selon les règles des Jeux, il ne peut y avoir qu’un seul vainqueur. Katniss veut gagner cette lutte à la mort, mais Peeta lui a fait le don de la vie. Elle se sent liée malgré elle par la force de ce don : 330 Du convivialisme comme volonté et comme espérance « J’ai la sensation d’avoir une dette envers lui, ce que je déteste. Peutêtre que si j’avais pu le remercier, je me sentirais moins mal aujourd’hui. J’ai voulu le faire parfois, mais sans jamais trouver le bon moment. Ce moment ne se présentera plus désormais. Parce qu’on va nous lâcher dans une arène afin que nous nous y affrontions jusqu’à la mort. Je vois mal comment glisser un “merci”, là-dedans. Ça n’aura pas l’air sincère si je m’efforce en même temps de lui trancher la gorge » [ibid., p. 38]. On le voit, Suzanne Collins ne cherche pas à ménager ses jeunes lectrices et lecteurs. Cette citation fait comprendre la réputation sulfureuse de Hunger Games, ce présumé « théâtre de la cruauté où le chacun pour soi a mobilisé un cortège de parents inquiets aux États-Unis » [Gallot, 2012]. Mais la morale du récit ne se résume pas au chacun pour soi, tant s’en faut. Le théâtre de la cruauté imposé par le Capitole met à l’épreuve des protagonistes aux instincts fondamentalement bons, à commencer par l’héroïne qui n’hésite pas à se sacrifier pour sa sœur. Si des conditions de vie dures ont rendu forte Katniss, elle a été élevée avec amour et tendresse. La marque rouge sur le visage de Peeta la choque : « Mes parents ne nous avaient jamais battues. C’était inimaginable, pour moi » [Collins, 2009, p. 36]. Une fois dans l’arène, elle reste fidèle à ses racines. Nous verrons tout à l’heure comment la force du don l’emporte au sein même des Jeux de la violence. Mais d’abord, il faut examiner la deuxième opposition établie par Collins, celle entre l’esprit du don et l’échange marchand. Le don contre le marché Le pain, c’est la vie. Mais dans le capitalisme, le pain est une marchandise comme une autre. La vocation d’un boulanger n’est pas d’aider les gens affamés mais de gagner de l’argent pour lui-même. « Ce n’est pas de la bienveillance du boucher […] et du boulanger, que nous attendons notre dîner, écrit Adam Smith, mais bien du soin qu’ils apportent à leurs intérêts » [Smith, 1991, p. 82]. Peeta ne peut agir par bienveillance qu’en sortant du cadre imposé par le capitalisme. Pour faire son don à Katniss, il doit soustraire le pain au marché. Le fait est souligné par la question rhétorique de la boulangère : « À qui veux-tu qu’on vende du pain Hunger Games. La violence de l'arène, la force du don 331 brûlé ? » En jetant le pain dans le feu, Peeta se rebelle contre la loi de l’intérêt. Si le pain incarne la vie, le feu signifie la révolte, comme en témoigne le surnom qui sera donné à Katniss — « Fille du feu » — ainsi que le titre du deuxième roman, qui raconte la naissance de la révolte dont elle devient involontairement l’icône : L’Embrasement. Le premier geste de révolte est celui accompli par Peeta tout au début de l’histoire. La marchandise qu’il consigne au feu renaît de ses cendres sous forme de don. L’importance accordée au don par Collins est confirmée plus tard lorsque Peeta, blessé dans l’arène, profite d’un moment de répit pour demander à Katniss de lui raconter une belle histoire : « Parle-moi de la meilleure journée dont tu te souviennes. » La plupart des bons souvenirs de Katniss concernent des parties de chasse menées en compagnie d’un autre garçon, ce qui ne saurait réjouir Peeta. Elle choisit de raconter plutôt comment elle a utilisé l’argent obtenu en vendant sa plus grosse prise de gibier. Elle n’avait jamais eu autant de sous entre les mains. Qu’en a-t-elle fait ? Elle a acheté un grand cadeau d’anniversaire pour sa petite sœur [Collins, 2009, p. 276278]. Voilà encore une histoire de don, mais, cette fois, c’est Katniss qui connaît la joie de donner et la présente comme étant supérieure à toute autre. Collins ne pourrait pas indiquer plus clairement à son jeune public en quoi consiste le vrai bonheur dans la vie. La meilleure journée de Katniss, c’était donc le jour d’anniversaire de sa sœur. Elle pensait acheter une étoffe pour faire une robe lorsqu’elle remarque, étendue dans une charrette, une chèvre laitière à l’épaule lacérée. Le pauvre animal ne vaut pas cher. Pour Katniss, ce serait une occasion à saisir car sa mère apothicaire pourra guérir la blessure. Hélas, l’homme qui possède la chèvre dit qu’il l’a déjà promise à la bouchère. Celle-ci arrive sur-le-champ, c’est la dame à qui Katniss vend son gibier. « Cette jeune fille lorgne sur votre chèvre », dit l’homme, qui espère sans doute en tirer un meilleur prix. Mais la dame, après avoir regardé longuement Katniss, prononce la blessure de la chèvre beaucoup plus grave que le propriétaire ne l’avait dit : « Je parie que la moitié de la carcasse sera trop abîmée pour en faire de la chair à saucisse. » Et d’ajouter : « Vous n’avez qu’à la vendre à cette jeune fille, si elle est assez bête pour en vouloir. » Puis, elle part en lançant un coup 332 Du convivialisme comme volonté et comme espérance d’œil complice à Katniss, qui peut dès lors acheter l’animal pour sa sœur [ibid., p. 278-280]. L’argent de Katniss seul n’aurait pas suffi pour lui assurer la chèvre. Finalement, c’est la bouchère qui lui en fait cadeau. Il y a ainsi une histoire de don enchâssée dans cette histoire de don — une histoire qui nous sort à nouveau du monde marchand décrit par Smith où l’on ne peut compter sur la bienveillance du boucher ou du boulanger. À l’instar de Peeta lorsqu’il donne le pain en cadeau, cette bouchère aide Katniss au mépris de son propre intérêt. La lacération extérieure de la chèvre fonctionne ici comme la croûte brûlée du pain. À qui veux-tu qu’on vende cette chair abîmée ? En invoquant un défaut dont elle exagère l’ampleur, la bouchère se refuse à voir l’animal comme une marchandise. Katniss le transforme à son tour en don véritable, lui nouant un ruban rose autour du cou avant de le présenter à sa sœur ravie. Ce soir-là, se souvient Katniss, la petite fille a insisté pour dormir avec la chèvre, qui « lui a léché la joue, comme pour lui souhaiter bonne nuit » [ibid., p. 281]. Avec cet interlude heureux, Collins esquisse un contre-modèle au principe de chacun pour soi censé prévaloir aux Jeux. Pour bien enfoncer le clou, elle fait suivre le récit par un dialogue entre Katniss et Peeta qui résume en quelques lignes tout le débat entre économisme et anti-utilitarisme. Le bon Peeta s’attache au détail du ruban rose, il veut savoir si la chèvre le portait encore au lit. « Je crois, répond Katniss. Pourquoi ? — Pour me représenter la scène. Je vois ce qui t’a plu dans cette journée. » Mais la jeune fille ne souhaite pas paraître trop sentimentale. Face à l’insistance de Peeta sur le ruban, signe frivole du statut de cadeau revêtu par la chèvre, Katniss fait comme si elle avait été motivée purement par la valeur économique d’un animal capable de produire jusqu’à quatre litres de lait par jour1 : « — Bah, j’ai tout de suite su que cette chèvre serait une mine d’or. » Peeta ironise sur cette tentative de tout rapporter à la soif d’or : « — Oui, bien sûr, c’est à ça que je faisais allusion. Et pas à l’immense joie que tu as faite à ta petite sœur, celle que tu aimes au point de la remplacer dans la Moisson. » 1. Comme elle l’a précisé deux pages plus haut [Collins, 2009, p. 279]. Hunger Games. La violence de l'arène, la force du don 333 Le sarcasme de Peeta n’ébranle pas Katniss. Adoptant un ton supérieur, elle cherche encore à appuyer son interprétation économique : « — La chèvre nous a rapporté plus que ce qu’elle m’a coûté. Et largement. » Mais le garçon réussit à retourner l’argument dans un sens non marchand. L’animal n’aurait fait que manifester sa gratitude. S’il donnait tant à Katniss, c’est qu’il voulait la remercier de ce qu’elle avait fait pour lui : « — C’était la moindre des choses : tu lui as sauvé la vie. J’ai l’intention de faire pareil. » En rançonnant cette bête vouée à l’abattage et en faisant soigner ses blessures, Katniss lui a fait le don de la vie. La chèvre se sentait liée par la force de ce don, elle était obligée de le rendre avec intérêts. Et Peeta se retrouve maintenant dans la même position. Les soins que prodigue Katniss au garçon blessé le mettent en dette autant que la chèvre, il s’engage donc à se montrer reconnaissant lui aussi. « Je te revaudrai ça au centuple », dit-il [ibid.]. Cette conclusion du dialogue est essentielle. En tirant du comportement de la chèvre une leçon à appliquer au contexte présent, elle opère un court-circuit entre deux plans narratifs. Peeta avait demandé à Katniss de raconter une belle histoire afin de leur procurer un bref moment d’évasion. Le récit du cadeau fait à sa petite sœur ouvrait une parenthèse dans la narration, il s’annonçait comme le souvenir d’un passé plus heureux, opposé au monde cruel des Jeux. Mais Peeta proclame la nécessité de faire vivre les mêmes valeurs à l’intérieur de l’arène. Et c’est là le vrai enjeu du premier roman de la série. La force du don peut-elle résister au sein d’un cadre violent qui incite au chacun pour soi ? La force du don à l’épreuve de la violence Cet enjeu a échappé à de nombreux commentateurs. Quand le premier film est sorti aux États-Unis, le critique David Denby de l’hebdomadaire The New Yorker a décrit le roman comme « une guerre hobbesienne de tous contre tous » [Denby, 2012]. Rien n’est plus faux. Si le principe des Jeux est hobbesien, celui du roman est 334 Du convivialisme comme volonté et comme espérance maussien. À la guerre de tous contre tous, les personnages érigés en modèles — et non seulement Katniss et Peeta — préfèrent la réciprocité du don et du contre-don. Toutefois, Peeta se montre bien optimiste lorsqu’il promet de repayer Katniss au centuple. Ses blessures sont graves et il risque fort d’en mourir. Mais Peeta omet de dire comment il s’est fait blesser : en sauvant Katniss d’une attaque sauvage. En réalité, donc, c’est elle qui lui est redevable. Soigner ses blessures, c’est la moindre des choses. Avant la fin, elle va le sauver d’une attaque à son tour. Ainsi, chacun est redevable à l’autre. Le vrai dilemme surgit quand il ne reste qu’eux deux. C’est l’heure de la vérité que craignait Katniss depuis le jour de la Moisson. Quand le nom du garçon des pains est sorti de l’urne, elle s’est consolée en se disant qu’il y aurait tout de même vingt-quatre concurrents : « Avec un peu de chance, quelqu’un d’autre l’éliminera avant moi » [Collins, 2009, p. 39]. Pas de chance, après vingt-deux morts, elle se retrouve face à face avec Peeta. Le garçon jette son couteau et invite la fille à l’achever avec sa dernière flèche. Mais comment tuer quelqu’un qui offre sa vie pour vous ? Katniss le prie au contraire de la tuer, elle. C’est chacun contre soi, on est bien loin d’une guerre hobbesienne. Le dénouement rappelle plutôt Shakespeare. Sachant qu’il faut au moins un vainqueur aux Jeux, Katniss et Peeta menacent d’avaler du poison tous les deux. Le chantage marche, les organisateurs se voient obligés à reconnaître un couple gagnant, pour le plus grand plaisir des téléspectateurs. On pense tout de suite à Roméo et Juliette, la mort futile en moins. Mais la comparaison est trompeuse. Katniss n’est pas amoureuse de Peeta. Simplement, elle ne peut pas devenir une meurtrière et rester fidèle à elle-même. Aussi claire que paraisse la leçon, elle est passée au-dessus de la tête du critique du New Yorker. « Katniss pourchasse divers enfants avec son arc et sa flèche », écrit Denby [2012] — et pourtant, se plaint-il, elle n’en tue pas assez pour rendre le scénario vraiment excitant ! En fait, le cas de Katniss est beaucoup plus grave : elle ne pourchasse jamais personne. Tout au long des Jeux, elle tue seulement quand elle se trouve en état de légitime défense. Bref, elle ne « joue pas le jeu ». Hunger Games. La violence de l'arène, la force du don 335 Les « Hunger Games » sont organisés comme un rite sacrificiel où les participants sont à la fois victimes et bourreaux. Katniss lutte pour ne pas être victime mais ne se laisse pas entraîner dans le rôle de bourreau. En faisant des concurrents envoyés par chaque district des loups les uns pour les autres, les Jeux servent à diviser les opprimés entre eux. Dans le roman Hunger Games, Katniss et quelques autres jeunes subvertissent les Jeux de l’intérieur, fournissant des modèles de résistance et de solidarité pour la révolte qui éclate dans le deuxième volet de la série2. Peeta n’est pas le seul allié de Katniss. Une fille noire de douze ans, Rue, lui montre comment échapper à une embuscade. Les deux deviennent amies et se mettent à s’entraider. Quand la petite est mortellement blessée, Katniss la prend sur ses genoux et lui chante une berceuse jusqu’à ce qu’elle ferme les yeux. Puis elle ramasse des fleurs pour recouvrir son corps. C’est le moins qu’elle puisse faire pour cette fille à qui elle doit sa vie. Ce n’est pas beaucoup, mais c’est déjà assez pour inspirer des actes inattendus de réciprocité. Les gens du district pauvre où vivait Rue font parvenir à Katniss le cadeau qu’ils avaient prévu de donner à la fille morte : une miche de pain. Ce don est une première dans l’histoire des Jeux : jamais auparavant le peuple d’un district n’avait aidé un concurrent venu d’un autre. Mais le contre-don le plus important arrive plus tard, quand Katniss vient juste de mettre les mains sur un médicament capable de guérir les blessures infectées de Peeta. Une fille plus forte saute sur elle et va la tailler en pièces lorsque Thresh, un grand garçon noir venu du même district que Rue, sauve Katniss en fracassant le crâne de l’autre fille. Il pourrait facilement tuer Katniss aussi, mais il lui explique en quelques paroles qu’il va l’épargner au nom de Rue : « — Cette fois, rien que cette fois, je te laisse filer. Pour la petite fille. Toi et moi, on est quittes. Je ne te dois plus rien. Compris ? » À la différence de Peeta, Thresh n’est pas amoureux de Katniss. Ils ne se connaissent même pas. Mais Thresh a la sensation d’avoir une dette envers elle, tout comme elle avait la sensation d’avoir une dette envers Peeta. Katniss comprend exactement ce qu’éprouve Thresh : 2. Pour un exposé plus complet des analyses résumées dans ce paragraphe, voir Anspach [2014]. 336 Du convivialisme comme volonté et comme espérance « Qu’on se sente redevable. Qu’on déteste ça. Je comprends que, si Thresh gagne, il devra retourner dans un district qui a déjà enfreint toutes les règles pour me remercier, et qu’il est en train d’enfreindre les règles pour me remercier lui aussi » [Collins, 2009, p. 296]. Ce n’est pas seulement par bonté que Thresh épargne Katniss, mais parce qu’il se sent lié malgré lui par une obligation de réciprocité positive. Cette scène constitue un tournant. Si Thresh n’avait pas enfreint les règles du jeu pour remercier Katniss, elle serait morte avant de pouvoir donner à Peeta le médicament nécessaire pour guérir ses blessures. Ni l’un ni l’autre ne serait arrivé jusqu’à la fin. Les deux héros ne survivent à la violence de l’arène que grâce au geste généreux de Thresh. Leur victoire aux Jeux n’appartient pas à eux seuls, elle marque le triomphe de la force du don. Références bibliographiques Anspach Mark, 2014, « Hunger Games 101 », <www.imitatio.org/mimetictheory/mark-anspach/hunger-games-101.html>. Collins Suzanne, 2009, Hunger Games, trad. Guillaume Fournier, Pocket Jeunesse, Paris. Denby David, 2012, « Kids at Risk », The New Yorker, 2 avril, p. 68-70. Gallot Clémentine, 2012, « La faim justifie-t-elle les moyens ? », Le Monde, 14 avril, Cahier « Culture & Idées », p. 2. Smith Adam, 1991 (1776), Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, t. I, trad. Germain Garnier, Garnier-Flammarion, Paris. Le sens de la nation. Marcel Mauss et le projet inachevé des modernes Francesco Callegaro Dans l’esprit de la plupart des Européens, l’idée de nation est source d’un profond malaise. Il suffit de l’évoquer pour voir défiler les spectres de la guerre totale et du colonialisme, voire du totalitarisme. L’embarras que suscite l’idée nationale est d’autant plus sensible lorsqu’on considère le destin qu’elle connaît aujourd’hui. Reprise par les partis d’extrême droite, elle représente désormais le levier de la résistance populiste à l’avancée du libéralisme économique comme à l’achèvement de la construction européenne. L’espace idéologique est ainsi tendu entre le refoulement libéral de toute appartenance particulière, au nom de la pacification garantie par les droits individuels au sein d’une société civile mondialisée, et le retour du collectif sous la forme exacerbée et conflictuelle d’une nation réduite à une identité culturelle à préserver contre toute influence extérieure. On comprend alors que la philosophie politique contemporaine ait cherché dans les dernières années à sauver le principe de l’autogouvernement, historiquement lié à la nation, de toute compromission avec le nationalisme, en s’efforçant de penser la démocratie politique au-delà de la nation. Vidée de toute référence déterminée – sociale, historique et culturelle –, la démocratie serait ainsi vouée à trouver sa voie dans le cadre d’un État postnational sous la forme de l’acceptation réfléchie des droits fondamentaux assurés 338 Du convivialisme comme volonté et comme espérance par les constitutions modernes1. Or bien que justifiées par le lourd héritage de la nation, ces perspectives théoriques n’apparaissent pas moins comme des solutions de compromis restant à la surface juridique des phénomènes collectifs. Si l’on ne veut pas s’en tenir à une conception purement procédurale de la démocratie, il faut essayer de remettre en cause le préjugé qui nous force à voir dans le nationalisme le destin inévitable de la nation. Repenser la nation au-delà du nationalisme est, en ce sens, l’une des tâches que doit s’assigner aujourd’hui la pensée politique si elle veut contribuer à l’émergence d’une Europe qui ne soit pas uniquement constituée par le souvenir obsédant d’un traumatisme partagé. De ce point de vue, le livre de Marcel Mauss, La Nation [2013 (1920)] représente un point de repère indispensable. Enfin disponible dans son intégralité grâce au travail remarquable de Jean Terrier et Marcel Fournier, qui ont exhumé le manuscrit du fonds de l’Imec, le texte de Mauss, bien qu’inachevé, permet en effet d’apprécier toute la pertinence et l’actualité d’une approche sociologique de la nation capable de restituer l’idéal historique qu’elle a pu incarner comme de réfléchir aux causes profondes de sa dérive nationaliste. Si les philosophes politiques n’ont pas manqué de se référer au travail de Mauss sur la nation, bien qu’à de trop rares occasions2, cette édition du texte est destinée à relancer sur de nouvelles bases l’espace d’une collaboration entre philosophie politique et sociologie dont on peut espérer qu’elle permettra de redéfinir les coordonnées mêmes du débat sur l’État-nation et l’Europe, à condition que la première fasse l’épreuve de la réorientation du regard que la deuxième suppose3. À cette fin, c’est d’abord le sens de la sociologie politique de Mauss, tel qu’il émerge dans le projet même de son livre sur la nation, qu’il faut s’efforcer d’appréhender. 1. On fait évidemment référence au « patriotisme constitutionnel » proposé par Jürgen Habermas [1998, ch. III]. 2. Tel est notamment le cas de Raymond Aron [1989 ; 2013]. Plus récemment, voir l’excellente analyse de Bruno Karsenti [2010] ainsi que les développements éclairants proposés par Vincent Descombes [2013] qui compare l’analyse maussienne avec les prolongements que lui a donnés Louis Dumont. 3. Pour une élaboration des conditions de cette confrontation entre philosophie politique et sociologie, voir Karsenti [2013]. Le sens de la nation. Marcel Mauss et le projet inachevé… 339 La Nation : un projet scientifique et politique En raison de son caractère synthétique, La Nation permet avant tout de saisir avec une rare clarté l’apport spécifique de Mauss au développement du projet sociologique élaboré par Durkheim. Loin d’avoir accompli un quelconque tournant anthropologique, selon le récit disciplinaire imposé par Lévi-Strauss dans l’aprèsguerre, l’effort de Mauss a surtout consisté à prolonger, certes dans et par l’ouverture d’un plus ample spectre comparatif, le projet sociologique de l’École française dans l’ambition qui l’animait de penser la nouveauté historique des sociétés modernes pour les aider à mieux s’accomplir. Reposant sur un socle anthropologique premier, la sociologie ne reste certes pas confinée dans le cadre étroit de la nation, comme on le dit trop souvent : elle suppose au contraire une étude générale des formes de sociétés allant bien au-delà de leur expression moderne ; pourtant, inscrivant l’anthropologie dans l’histoire, la sociologie ne s’accomplit comme telle qu’en prenant pour objet les sociétés modernes, dont elle doit restituer la nature spécifique pour se comprendre elle-même. En ce sens, si la sociologie est intimement liée à la modernité, c’est que la nation est, selon Mauss, ce « genre de société » où l’idée même de société est parvenue à la plus claire expression d’elle-même, engendrant des phénomènes irréductibles à l’organisation de l’ordre social propre aux sociétés prémodernes. C’est cette émergence de l’idée de société dans la modernité qu’entendait résumer le sous-titre prévu par Mauss pour son ouvrage : « La nation, ou le sens du social. » Or parmi les phénomènes nouveaux ayant accusé les effets de l’émergence du « sens du social », la reconfiguration du pouvoir temporel occupe la première place. La nation est en effet la société qui donne corps au sens du social en s’appropriant son propre pouvoir instituant, d’abord aliéné dans l’État, afin de se transformer en transformant son organisation interne, auparavant régie par la coutume et la tradition. C’est dans ce contraste comparatif entre l’État-empire des sociétés prémodernes, foyer d’un pouvoir extrinsèque ayant à faire régner l’ordre par une pure discipline des corps, tout en assurant l’expansion externe d’une société abandonnée à son émiettement interne, et la nation, surgissement du pouvoir intrinsèque de la société se constituant dans son unité par l’institution réfléchie de son organisation intellectuelle et normative, 340 Du convivialisme comme volonté et comme espérance que se joue l’essentiel de la thèse sociologique de Mauss. Si on devait la résumer d’un mot, on pourrait dire que la nation est la société autonome, saisie dans son mouvement d’autoinstitution orienté tel qu’il est par une aspiration dont la sociologie, science intrinsèquement politique, doit saisir la visée propre. Encore faudra-t-il voir dans quelle direction la sociologie infléchit la compréhension de l’autonomie politique comme l’expression de la volonté qui anime le mouvement d’autoinstitution lorsqu’elle intervient pour en restituer la teneur historique et l’épaisseur sociale. Parce que la sociologie est la science qui accompagne les sociétés modernes dans leur devenir de sociétés essentiellement politiques, le projet originel de Mauss, dont on comprend enfin toute la portée, bien au-delà de ce que les extraits publiés par Lévy-Bruhl laissaient entrevoir, visait à saisir la nation comme émergence moderne du sens du social pour comprendre sur cette base le triple mouvement de sa constitution : la nation étant tout à la fois un fait à constater et une tendance à encourager par les mesures d’une politique moderne renouvelée parce que sociologiquement éclairée. Selon Mauss, le premier moment de constitution de la politique moderne est celui qui voit la nation s’affirmer contre l’État-empire afin de rendre possible la constitution collective des droits individuels, expressions de la conception sociale de la personne propre aux modernes, selon la perspective qui avait déjà été celle de Durkheim dans les Leçons de sociologie. La nation tend alors à se confondre avec la « société civile », c’est-à-dire avec « le groupe naturel des citoyens libres et indépendants dont la personnalité est, théoriquement, l’objet d’un respect religieux » [Mauss, 1920, p. 53]. La lutte des citoyens pour l’émancipation vis-à-vis de la domination étatique se traduit alors dans l’appropriation de l’État comme instrument de cette même émancipation. La « nation contre l’État » (p. 53), c’est aussi et immédiatement « la société tout entière devenue à quelque degré l’État » (p. 97). Le « concept de nation » se laisse ainsi saisir avec netteté dans « le grand jour de la Fédération », lorsqu’une société a tenté « pour la première fois dans l’histoire » de « prendre conscience d’elle-même » en se manifestant « en face du pouvoir de l’État » (p. 69). Dans cette manifestation, c’est du surgissement même du pouvoir instituant de la société qu’il s’agit : en effet, ces « rituels du pacte » sont, pour Mauss, « l’expression voulue de cette Le sens de la nation. Marcel Mauss et le projet inachevé… 341 idée que la nation, ce sont les citoyens animés d’un consensus » (p. 97). Or cette première dimension, libéral-démocratique, de la nation, si elle a sans doute trouvé la voie d’une réalisation partielle, a laissé subsister deux autres problèmes, finissant ainsi par saper les conditions de son accomplissement véritable. L’autodestruction des Lumières dont l’Europe a été le théâtre s’explique ainsi, selon Mauss, par le fait que la nation est restée un projet inachevé, les nations libérales modernes n’ayant pas su assurer les conditions de la paix et de la justice, fondements ultimes du libéralisme même parce que finalités positives complétant l’émancipation purement négative de la personnalité individuelle. C’est dire que la nation ne peut être libérale que si elle est plus que libérale : elle ne peut garantir les droits civils et politiques que si elle dégage le « sens du social » qui s’y trouve incorporé, en dépit de la compréhension idéologique qui voudrait les assigner à une nature humaine donnée comme telle avant toute existence sociale. Paix et justice. Tels sont alors les « deux grands problèmes » que Mauss entendait contribuer à résoudre en clarifiant la distorsion subie, au cours du xixe siècle, par l’idée nationale. La nation a en effet fini par céder la place au nationalisme, seule finalité positive que les sociétés modernes aient su élaborer sur le chemin de leur réalisation. Au regard de cette distorsion, la politique sociologique se profile comme la tentative de dégager la voie d’une autre politique des modernes à partir d’une analyse préalable de la nation dans son opposition de principe au nationalisme, compris comme pathologie spécifique des modernes : « Partout encore, même dans la théorie, le contenu de l’idée de nation est donc encore faible. Le nationalisme en est encore en somme la forme un peu positive [ill.]. Mais bien que le nationalisme soit générateur d’autre(s) maladie(s) des consciences nationales, avant tout il est l’expression de deux réactions : l’une contre l’étranger, l’autre contre le progrès qui soi-disant mine la tradition nationale. Vider cet abcès ; remplir au contraire de tout ce qu’elle contient de riche l’acception de cette idée, voilà la tâche urgente de toute théorie politique » (p. 72). Remplir l’idée nationale d’un contenu positif pour compléter le libéralisme et empêcher qu’il se renverse une fois de plus en son contraire : telle est la tâche urgente qu’a voulu réaliser Mauss en écrivant La Nation. En s’efforçant d’en restituer la signification 342 Du convivialisme comme volonté et comme espérance sociohistorique, Mauss a cherché à donner aux citoyens et hommes politiques modernes les moyens théoriques pour comprendre que la nation, bien loin de porter en elle-même le principe de la domination, ouvre au contraire l’horizon de la paix et de la justice, si tant est que le droit, international et social, vienne concrétiser la nouvelle solidarité intra et infranationale, déjà partiellement réalisée, en remplaçant la haine de l’étranger et l’acceptation irréfléchie des hiérarchies traditionnelles. Après les ravages de la Grande Guerre, c’est ce « capital spirituel » de la nation que Mauss a voulu investir, la politique ne pouvant achever le projet moderne dans la direction du pacifisme internationaliste et du socialisme qu’en s’efforçant d’abord d’aider les nations à « penser correctement sur elles-mêmes et à voir clairement leur avenir » (p. 60). Par sa sociologie politique, Mauss intervient ainsi dans le point de suspension entre la pensée et la volonté : le « succès modeste » qu’il envisage pour son ouvrage se résume à sa capacité d’« exprimer les idées de tous », avant que la « formule condensée » de la nation qu’il propose cristallise les « bonnes volontés et éventuellement des actes » (p. 62). On mesure ici l’utopie d’une pensée sociologique qui n’a jamais vraiment explicité les conditions de réalisation de la politique qu’elle porte en son sein. La Deuxième Guerre mondiale, et la tragédie totalitaire, ont en effet apporté un cruel démenti aux espoirs de Mauss. Toutefois, l’échec de la politique moderne, s’il a montré que nos sociétés contiennent en elles-mêmes le ressort d’un « retour au primitif4 », ne fait que prouver avec davantage d’éclat le besoin d’un savoir capable de les aider à mieux se penser dans l’écart qu’elles creusent avec l’ordre social prémoderne lorsqu’elles se tiennent à leurs idéaux propres. En ce sens, c’est l’ambition même de l’ouvrage de Mauss qui nous le rend contemporain. Une lecture de la nation comme projet inachevé des modernes y est élaborée qui permet de comprendre l’idéal qui a été et peut encore être le nôtre, à condition que la sociologie et la politique redéfinissent les conditions de leur coopération pour mieux en concevoir et en rendre possible la pleine réalisation. 4. Voir la lettre de Marcel Mauss à « Monsieur le Président », 18 juillet 1938, in Fournier [1994, p. 690]. Le sens de la nation. Marcel Mauss et le projet inachevé… 343 Refaire l’histoire, penser la nation Pour commencer à approfondir la compréhension de la proposition de Mauss, il faut tout d’abord préciser la nature même de son intervention dans le rapport qu’elle établit entre science et politique. Comme nous venons de le voir, La Nation exprime en effet le sens même d’un engagement sociologique dont nous n’avons presque plus le souvenir, tant la science sociale a fini par être pensée dans son inévitable extériorité à une politique devenue entre-temps pure administration de l’existant. C’est ainsi que Jean Terrier et Marcel Fournier en viennent à imaginer que l’échec de La Nation, expliquant son abandon, soit dû à « la tension entre la composante scientifique et la composante politique » [Fournier et Terrier, 2013, p. 41]. Or sans vouloir nier l’existence de débordements politiques, sensibles à différents moments de l’argumentation, il faut éviter d’y voir un défaut qui viendrait s’inscrire à la racine d’un projet dont Mauss a pris soin de préciser l’intention qui le gouverne comme la logique qui préside au lien qui s’y établit entre science et politique. Comme Mauss l’explique dès la présentation générale de l’ouvrage, intitulée « Objet du livre », premier texte inédit auquel cette nouvelle édition nous donne accès, si la sociologie se distingue de la philosophie politique comme de la politique, c’est qu’elle ne s’enferme ni dans le présent intemporel de la cité idéale ni dans le présent éphémère de la cité politique, puisqu’elle s’engage dans l’histoire afin de restituer le devenir d’une forme, certes contingente et particulière, mais néanmoins durable et porteuse d’une valeur potentiellement universelle. Étudier les nations d’un point de vue sociologique suppose ainsi de s’efforcer de « communiquer un sens aigu de leur histoire ». Or c’est parce qu’il saisit les nations comme objets historiques que Mauss peut tout à la fois en « faire la théorie » et en « déceler la pratique » [ibid., p. 52]. L’articulation entre la théorie et la pratique, la science et la politique, se joue ainsi sur le plan même d’un mouvement historique qui permet de faire émerger le sens de la nation dans sa différence avec la notion générale de société et de dégager ensuite les orientations qu’impose sa réalisation pleine et entière. C’est à partir de ce déplacement qu’on peut comprendre le dépassement sociologique de la philosophie politique, première et inaboutie tentative d’articuler théorie et pratique. En se situant 344 Du convivialisme comme volonté et comme espérance sur le plan de l’histoire, la sociologie se donne en effet les moyens d’objectiver le discours même de la philosophie politique, dont elle reprend à son compte la tâche pour lui donner un tout autre fondement. C’est que les théories contractualistes apparaissent comme la projection hors du temps de la même configuration historique que la sociologie vise à explorer. En ce sens, si c’est à Rousseau que remonte l’élaboration théorique de l’idée de nation qui a trouvé ensuite une réalisation dans les pactes révolutionnaires, Mauss fait remarquer que « le Sage de Genève » n’a pu penser la nation que parce qu’il l’avait vue fonctionner en Suisse, « sinon chez lui, chez les Messieurs de Genève et chez ceux de Berne, démocraties patriciennes, du moins dans les petites communautés cantonales » (p. 68). D’un point de vue sociologique, les théories du contrat ne sont que « la traduction philosophique d’un état de fait » : les philosophes ont hypostasié en termes « métaphysiques et juridiques » une idée de nation résultant d’abord de « l’œuvre spontanée de générations ayant étendu au peuple, par le moyen du système de délégation populaire et parlementaire, le partage de la souveraineté et de la direction » (p. 97-98). Une pleine compréhension et justification de la nation suppose donc le dépassement sociologique de la philosophie politique, accomplissant son ambition de fonder la politique moderne par le renvoi à cette histoire que les philosophes présupposent dans leurs déductions comme l’horizon d’expérience qui seul peut donner à l’idée nationale un contenu déterminé et une justification effective. On ne peut alors donner une définition satisfaisante de la nation sans mesurer l’écart qu’a creusé l’histoire, en engendrant une forme particulière de société que la définition générale de société ne recèle pas. Or la nation, en tant que phénomène historique spécifique, a ceci de singulier qu’elle incarne déjà par elle-même une torsion politique de l’idée de société. S’agissant de préciser les « signes extérieurs » nous permettant d’identifier une société comme étant une nation, Mauss fait en effet remarquer que la caractéristique propre des nations est d’avoir assigné le statut de critère classificatoire à des éléments qui, tels la langue ou le territoire, n’avaient pas et ne pouvaient pas avoir cette fonction dans les autres sociétés : « Dans les nations modernes, au contraire, tous ces signes, que nous avons reconnus comme ne pouvant suffire à définir les limites dans le temps et dans l’espace d’une société, peuvent tous, ou un certain Le sens de la nation. Marcel Mauss et le projet inachevé… nombre d’entre eux, surtout dans les nations unifiées, être l’objet de cet attrait superstitieux que dans les formes plus primitives seuls le droit et les éléments juridiques de la religion suscitaient » (p. 100). 345 Le secret de la nation, dans le rapport à son double, le nationalisme, se cache ainsi dans cet « attrait superstitieux » pour des éléments qu’une définition abstraite de la société doit laisser au deuxième plan. S’il peut y avoir et il y a eu des sociétés existant et subsistant comme telles malgré la pluralité de langues ou en dépit des changements du territoire, si bien que le seul élément permettant de les identifier était le droit religieux, noyau sociologique de la « constitution » des sociétés primitives et traditionnelles, les nations modernes ont au contraire fini par produire des unités sociales recentrées sur l’affirmation politique de la langue et du territoire comme conditions de l’identité collective. C’est à partir de cette différenciation historique que la nation devient pensable comme telle dans le problème politique que pose sa constitution même. La question politique surgit ainsi au cœur même de l’enquête théorique. C’est la question des « soi-disant critères de nationalité », tels « la race, la langue, la civilisation » : sur ces questions, fait remarquer Mauss, « la science sociale a précisément l’instrument pour dissiper tant et tant de préjugés dus à l’intérêt » (p. 52). Cet instrument n’est rien d’autre que l’histoire, si tant est qu’on la réécrive du point de vue de la sociologie politique. L’enquête sociohistorique sur la genèse de la nation permet en effet de préciser son sens et de définir par là la place qu’il convient de faire aux critères de nationalité. Les critères en question réapparaissent alors dans la définition que Mauss donne d’une « nation complète » en tant que « société intégrée suffisamment, à pouvoir central démocratique à quelque degré, ayant en tout cas la notion de souveraineté nationale, et dont, en général, les frontières sont celles d’une race, d’une civilisation, d’une langue, d’une morale, en un mot d’un caractère national » (p. 114). Cette définition complète explicite pleinement l’idée générale de la nation comme appropriation du pouvoir instituant. Pour Mauss, une nation est ce genre particulier de société dans laquelle un État plus ou moins démocratique rend possible l’institution par la société de son caractère, en tant qu’ensemble, plus moins systématique, de traits différentiels – race, langue, morale, civilisation. Il faut mesurer toute la distance qui sépare 346 Du convivialisme comme volonté et comme espérance cette définition sociologique de la nation de la compréhension idéologique au fondement du nationalisme5. La nation et la culture politique Si la définition sociologique de la nation s’écarte de la conception idéologique propre au nationalisme, c’est qu’elle transforme tout d’abord le sens même de l’idée de frontière. On aura en effet remarqué que la définition proposée par Mauss ne fait pas référence aux limites géographiques : la frontière d’une nation est fixée moins par le territoire que par les différents traits qui composent le caractère national. En ce sens, les frontières d’une nation sont d’abord et fondamentalement les frontières du sens, celles que trace de manière paradigmatique l’usage social de la langue. Ainsi, à l’opposé des prétentions déjà nationalistes de l’idéologie moderne, ce n’est pas parce qu’il y a frontière qu’il y a identité nationale ; tout au contraire, c’est parce qu’il existe une identité collective définie par les traits du caractère national qu’il y a des frontières, d’abord symboliques et seulement ensuite physiques. Dans l’analyse de Mauss, le trait valorisé par l’idéologie moderne se trouve ainsi subordonné et secondarisé à l’élément que la sociologie fait apparaître comme étant le cœur même de la nation : son caractère, tel qu’il se trouve accompagner la naissance d’un État démocratique. Concept central de la philosophie politique et des sciences sociales naissantes depuis le xviiie siècle, le caractère national se trouve ainsi investi d’une nouvelle signification dans la mesure où Mauss lui fait porter tout le poids de la question politique des critères de nationalité6. Tout le problème de la nation dans son rapport au nationalisme vient alors se résumer en une question somme toute assez simple dans sa logique, celle des rapports entre les deux composantes de l’idée de nation : l’État démocratique et le caractère national. Comprendre la nation dans son rapport au nationalisme 5. Dans ce qui suit, je suis obligé de laisser de côté le sujet très controversé, qui mériterait sans doute une discussion approfondie, tout aussi lucide que critique, de la place accordée par Mauss à la race dans sa compréhension de la nation. 6. Sur la place du caractère national dans l’histoire des sciences sociales et sa reprise par Mauss, voir Terrier [2011]. Le sens de la nation. Marcel Mauss et le projet inachevé… 347 suppose ainsi de clarifier ce qui se passe lorsqu’on fait jouer ces deux éléments dans des rapports hiérarchiques inversés, assignant à l’État démocratique ou au caractère national le rôle de principe gouvernant la constitution de la nation. Pour répondre à ce problème, Jean Terrier et Marcel Fournier ont essayé de dégager la logique de l’analyse maussienne du phénomène national, en distinguant plusieurs définitions, progressivement cumulatives, de la nation. La définition que nous venons de citer ne vaudrait que pour les nations complètes, comme la France ou les États-Unis, accomplissement provisoire d’un processus de nationalisation du social ayant institué d’abord un pouvoir central stable, puis son organisation démocratique, pour enfin aboutir à la construction d’une culture homogène, celle qu’entend résumer le concept même de caractère national. L’avantage de cette analyse est qu’elle permet de mieux saisir le moment où se créent les conditions du nationalisme, qui surgirait lorsque les membres de la société, oubliant que leur « unification résulte de décisions politiques », en viennent à « percevoir les spécificités culturelles acquises comme l’expression d’une identité immémoriale ». De ce point de vue, la nation saisie dans la vérité dévoilée par le regard historique de la sociologie devrait être conçue moins comme cet « objet immuable » revendiqué par les discours nationalistes que comme un « processus social » [Fournier et Terrier, 2013, p. 31-32]. Bien qu’éclairante, cette analyse soulève néanmoins un problème. Il n’est pas sûr, en effet, que l’opposition entre une identité fixe et une autre processuelle suffise à restituer la visée sociologique de Mauss, qui ne semble pas s’inquiéter de la production politique d’une identité collective définie et stable. Pour s’en apercevoir, il suffit de voir ce que recouvre l’usage maussien du terme de « fétichisme », indice, selon les éditeurs, d’une critique implicite renvoyant l’attachement au caractère national à une pente déjà nationaliste. Or pour Mauss, cet attachement fétichiste est l’expression d’une « fatuité naturelle, en partie causée par l’ignorance et le sophisme politique, mais souvent par les nécessités de l’éducation » [ibid., p. 107]. On le voit, la création politique de l’identité collective par l’institution d’un caractère national est suffisamment ambiguë pour que viennent s’y loger tant la manipulation politique de l’ignorance du peuple, source du nationalisme, que les nécessités sociales éclairées sociologiquement, conditions d’une compréhension 348 Du convivialisme comme volonté et comme espérance adéquate de la nation. Ainsi, le problème n’est pas tant l’existence d’un caractère national défini que la manière dont on le comprend et on l’investit sur le plan politique. Pour préciser la position maussienne, il faut la comparer aux deux options organisant le spectre des conceptions idéologiques modernes au sujet de la nation. Tout d’abord, il faut mesurer la distance qui sépare la conception sociologique de celle, typiquement française, élaborée par Renan. Dans sa célèbre conférence à la Sorbonne de 1882, Renan a posé lui-même le problème du « criterium » de la nation : il a ainsi envisagé, dans la suite, la race, la langue, la religion, l’intérêt et le territoire. La liste discutée par Renan recoupe en grande partie celle proposée par Mauss dans son analyse des traits composant le caractère national comme autant de critères de la nationalité. Or, bien que concluant son analyse en se demandant ce qu’il faut « de plus » pour avoir une nation, la critique radicale de Renan montre bien qu’en réalité il rejette ces critères objectifs comme étant non seulement insuffisants mais encore non nécessaires. Tel est le cas de la langue, Renan s’adonnant à la démonstration facile censée prouver qu’elle n’est ni suffisante à identifier une nation – puisqu’il peut y avoir des nations différentes où l’on parle, comme l’Angleterre et les États-Unis, la même langue –, ni nécessaire, parce qu’il y en a d’autres qui, comme la Suisse, sont à compter comme des nations alors qu’un plurilinguisme marqué les caractérise. Une fois tous les critères objectifs réfutés, Renan en vient à retenir comme seul critère l’histoire politique pensée comme la sédimentation dans le temps d’une volonté commune. La nation est ainsi saisie dans l’histoire des actions passées – la gloire – telle qu’elle se trouve inspirer l’action au présent. Il s’agit bien d’une définition politique de la nation, qu’il faut à bon droit tenir pour paradigmatique, centrée telle qu’elle est sur l’expression consciente, se déployant dans le temps, d’un projet partagé. La conception sociologique de la nation développée par Mauss est loin de se réduire à cette perspective purement politique. En rattachant les composantes du caractère national à un travail politique, il ne s’agit pas en effet, pour Mauss, de le vider de toute substance mais de mieux en penser la nature. En ce sens, si le caractère national résulte d’une volonté politique, c’est qu’elle vise à le produire pour pouvoir se réaliser comme telle, dans et par un travail qui engage la société tout entière dans le mouvement de sa Le sens de la nation. Marcel Mauss et le projet inachevé… 349 constitution. Mauss décrit ainsi un « travail d’individuation » des nations par lequel « elles se singularisent, elles se séparent, en un mot, elles se créent un caractère collectif » (p. 112). Toutefois, si le caractère national est bien une composante nécessaire et suffisante d’une nation accomplie, raison pour laquelle Mauss n’envisage pas comme Renan le cas de la Suisse, y voyant moins une preuve que la nation puisse subsister comme telle sans une langue commune que le signe de son inachèvement, il faut encore comprendre la fonction qu’il lui attribue. En effet, la position sociologique de Mauss s’éloigne tout aussi bien de l’autre pôle du spectre idéologique moderne, où la nation figure comme cette donnée objective que le mot de « culture » est censé résumer, selon la conception allemande défendue par Herder. Si dans l’idée de caractère national il s’agit de saisir la culture commune, c’est seulement dans la mesure où une volonté politique la traverse qui permet de comprendre la destination à laquelle elle se trouve assignée. L’exemple de la langue permet ici encore de comprendre la différence qu’introduit une perspective sociologique par rapport à une appréhension purement idéologique des phénomènes sociaux. Selon Mauss, on ne peut en effet comprendre le processus visant à instituer une langue commune que si l’on saisit l’« ambition politique » qui l’anime, celle qui vise le dépassement de l’opposition entre la langue raffinée du petit nombre et les dialectes différenciés du grand nombre, pour la constitution de la société en tant que peuple. Par cet exemple, c’est la signification politique véritable de la formation du caractère national qui s’éclaire : « On voit une volonté politique d’intervenir dans des processus qui jusqu’ici étaient laissés aux variations et aux développements inconscients. Et il serait erroné de croire à un artificialisme particulier. La volonté des pères de voir leurs enfants recevoir dans leur langue maternelle une éducation complète, voilà ce qu’exprime naturellement cet effort linguistique » (p. 105). S’il n’y a aucun artificialisme dans le fait de reconduire l’existence d’une langue commune à un travail politique préalable, c’est que la volonté politique consciente, avant d’être rapportée aux projets de l’État, est d’abord saisie sur le plan des actions qui façonnent une culture qu’il faut penser comme essentiellement politique puisqu’elle vise à cultiver les capacités présupposées par 350 Du convivialisme comme volonté et comme espérance l’autogouvernement démocratique. Les différences qui intéressaient tant Herder apparaissent alors comme le fruit d’une visée politique commune, la variété kaléidoscopique des cultures n’étant que l’effet différencié d’une même volonté d’autogouvernement. C’est l’unité de l’idée nationale qui a conduit, par son propre mouvement, à faire fleurir la multiplicité de cultures nationales, dont le sens ne peut être compris qu’en les rapportant à la constitution d’un peuple capable de se gouverner. La formation d’une langue commune montre ainsi de manière exemplaire cette autoéducation du peuple qui, seule, rend possible l’existence de la culture politique7. La volonté politique explicite, celle qui s’exprime sur le plan de la loi, apparaît dans le cadre de l’analyse maussienne comme le point d’émergence d’une volonté première, sourde et diffuse, de s’autoéduquer. Cette différenciation interne de la volonté politique permet de comprendre la reformulation sociologique de la notion moderne de « volonté générale ». En effet, si l’idée de volonté générale ne se réduit pas à l’hypothèse douteuse d’un macrosujet conscient se posant comme tel dans le dépassement des volontés individuelles, c’est que la volonté politique s’exprime d’abord au niveau des actions, gouvernées telles qu’elles sont par l’intention de transformer politiquement les mœurs pour rendre possible la formulation réfléchie d’une loi commune. Entre l’opacité d’une tradition arrimée aux automatismes de l’action irréfléchie et le travail éclairé du législateur élaborant des lois vient ainsi s’intercaler l’autotransformation des mœurs, selon le registre d’une forme inédite d’agir conscient dont l’éducation nous donne la clé. C’est dire que la manifestation première et essentielle d’une société animée d’une aspiration nationale est l’existence même d’une éducation collective consciente, raison pour laquelle Mauss s’y réfère pour en faire le signe caractéristique de la nation résumant tous les autres signes dérivables du caractère national : « Jusqu’à des époques récentes, les caractères des sociétés étaient plutôt l’œuvre inconsciente des générations et des circonstances où elles s’étaient trouvées, intérieures et extérieures […] Le jour où a été fondée l’instruction publique et obligatoire, où l’État, la nation, légiférèrent efficacement et généralement en cette matière, ce jour-là le caractère collectif de la nation, jusque-là inconscient, est devenu l’objet d’un effort de progrès » (p. 113-114). 7. Sur la notion de culture politique, voir Karsenti [2012, p. 55]. Le sens de la nation. Marcel Mauss et le projet inachevé… 351 La reprise par l’État démocratique de la volonté politique de la société, dans un mouvement qui remonte des actions situées jusqu’aux lois, en passant par l’existence d’une éducation nationale redoublant l’autoéducation collective, accomplissement d’un même effort de progrès dans la prise de conscience de soi : telle est la nation pensée sociologiquement. C’est à partir de ce point comparatif qu’on peut saisir non seulement la différence historique de la nation, par rapport aux sociétés caractérisées par la présence d’un État impérial surplombant une société morcelée, mais encore sa genèse, qui déborde le cadre de la modernité pour investir les « cités grecques » et le peuple vivant « en Judée » : si le concept de nation est ici applicable rétrospectivement c’est que, dans ces deux cas, « l’idée de l’éducation totale du peuple tout entier s’est fait jour, contre les grands » (p. 113). Mauss bouscule par là les préjugés propres à notre idéologie en permettant de penser le surgissement des sociétés modernes à partir de l’héritage combiné de la tradition grecque et juive. Ainsi, la nouveauté moderne n’est plus suspendue dans la solitude d’une création historique sans précédent puisqu’elle se trouve désormais associée à des formes politiques qui en ont esquissé le profil, en exprimant déjà la volonté politique d’une société cherchant à se constituer comme un peuple dans et par le dépassement de la division entre gens et populus. Il suffirait de cet exemple pour montrer à quel point la conception sociologique de la nation questionne la double opposition, qui structure encore aujourd’hui les débats en philosophie politique, entre, d’un côté, les anciens et les modernes, et, de l’autre, les sociétés modernes autonomes et les sociétés traditionnelles hétéronomes. La politique des modernes Si l’on tient compte de cette analyse de la nation, il faut en conclure que l’expansion impérialiste de la nation, brouillant la frontière, si nettement établie par Mauss, qui la sépare de l’Étatempire, ne peut être que le résultat d’une perversion originelle de son sens même. Dans l’inversion qui engendre le nationalisme, ce qui compte est surtout le retour dans la modernité des modalités prémodernes de la politique, sous la forme d’un projet d’expansion 352 Du convivialisme comme volonté et comme espérance dirigé par l’État et légitimé sur la base d’une conception naturalisée de la culture politique. L’enquête de Mauss s’ouvre alors sur une perspective normative historiquement fondée. Au regard des deux grands problèmes que la politique libérale a laissés sans solution, il apparaît que la nation ne peut éviter la dérive nationaliste et rester conforme à son idéal qu’en s’accomplissant sur le terrain internationaliste et socialiste. Un dernier problème surgit ici qui concerne le rapport à établir entre ces deux prolongements de l’idée nationale, nécessaires à sa pleine réalisation. On peut évidemment envisager deux lectures opposées, selon qu’on accorde une priorité relative à l’internationalisme ou au socialisme. Selon Jean Terrier et Marcel Fournier, il faudrait chercher le cœur de La Nation dans « la volonté de fonder sociologiquement l’internationalisme, au sens d’une volonté de coopération entre sociétés au niveau mondial » [Fournier et Terrier, 2013, p. 18]. C’est seulement en adoptant ce point de vue qu’il y aurait lieu de retrouver une unité dans le travail de Mauss, La Nation et l’Essai sur le don constituant deux moments complémentaires d’une même « sociologie de la relation sociale et intersociale » susceptible de fonder « l’internationalisme politique » [ibid., p. 19]. Or il est sans doute vrai que cette édition de La Nation jette une lumière nouvelle sur la signification sociologique et politique de l’Essai sur le don. Grâce aux inédits publiés, on comprend enfin que la pratique sociale du don relève moins d’une régulation juste des rapports internes au groupe que d’une régulation pacifique des rapports entre les groupes. Ainsi, au moment de terminer son excursus sur la guerre totale, pensée comme un phénomène caractéristique des nations modernes aux prises avec leur double nationaliste, Mauss se réfère à une « tradition ancienne » qui lui semble propre à clarifier les conditions d’établissement d’une « paix universelle » [Mauss, 1920, p. 177]. C’est ici qu’il renvoie à son travail en cours sur ces rituels sociogénétiques qui, tel le potlatch, permettent de transformer le conflit ouvert entre groupes, selon la logique de la vendetta, en un « vaste système de rivalités réglées » [ibid., p. 178]. Mauss en tire une conclusion où l’on mesure la signification politique précise de la pratique du don comme le hiatus que la politique moderne doit combler pour en réactiver l’esprit au-delà de la lettre primitive : « Nous avons ici des conclusions pratiques à tirer. Car il est évident que ce n’est que lorsque les nations se seront confédérées qu’elles Le sens de la nation. Marcel Mauss et le projet inachevé… 353 considéreront comme criminelles et nuisibles les guerres, qu’elles considéreront comme les vendettas et les guerres privées. L’esprit de paix est avant tout un esprit de fédération » (p. 181). Ainsi, dans un élan épris de « prophétie », Mauss va jusqu’à envisager la création des « États-Unis d’Europe » comme condition pour une nouvelle paix entre les nations. Or si cette proposition ne se réduit pas à une plate tautologie – pour éviter la guerre, les nations doivent s’allier en une fédération pacifique –, c’est qu’elle présuppose une analyse des conditions de l’alliance. On voit alors l’insuffisance d’une perspective internationaliste comme réactivation moderne de l’esprit du don. La proposition maussienne n’a en effet de sens que si l’on dégage les causes qui ont fait dévier la nation de sa visée propre, avant et afin d’indiquer l’orientation d’une politique qui voudrait la réaliser en les corrigeant. On touche ici au problème du diagnostic maussien au sujet des causes responsables de l’inversion nationaliste, préalable au déchaînement meurtrier de la Grande Guerre. En effet, c’est seulement en comprenant les sources de l’impérialisme nationaliste que Mauss se donne les moyens de réorienter la politique moderne dans la direction de cette fédération de nations qu’il appelle Internation. Or selon Mauss, la guerre totale entre nations n’est que la conséquence d’un conflit qui prend place en leur sein, au titre d’effet de la domination exercée par les classes dirigeantes et industrielles sur les travailleurs. Cette domination empêche de réaliser l’idéal d’autogouvernement propre à la nation, soumise telle qu’elle est à l’emprise des intérêts privés. En ce sens, le principe du conflit concerne moins l’opposition entre classes que la confrontation de la société à elle-même, prise telle qu’elle est dans une contradiction interne entre l’idéal national et la prédominance effective du capital. La paix entre les nations ne peut alors être que la traduction extérieure d’une justice intérieure qui déborde le cadre anthropologique du don dans la mesure exacte où elle se veut le prolongement du sens du social propre à la nation : « La paix perpétuelle, si elle est possible, ne le sera qu’entre nations également bonnes et serviables, sinon idéalistes, et sacrifiant raisonnablement une partie de leurs intérêts les unes aux autres. Mais pour qu’elles puissent en arriver à ce point, pour qu’elles puissent contracter ensemble au sens plein du mot, se prêter ensemble la totalité de leurs biens, matériels et moraux, il faudra qu’elles en soient maîtresses, et qu’elles en aient la disposition. Il faudra avant 354 Du convivialisme comme volonté et comme espérance tout qu’elles arrivent à se compléter elles-mêmes ; il faudra qu’elles se cessent d’être les instruments des classes dirigeantes et égoïstes, impérialistes et conquérantes » (p. 242). Dans cette injonction, qui n’est pas sans receler des leçons pour le présent européen, Mauss joue l’ensemble de son analyse. La fondation d’une société internationale, avec les échanges réglés entre nations qu’elle suppose, renvoie à l’extension sur le terrain économique de l’autogouvernement politique, condition de sa réalisation véritable parce qu’expression accomplie de l’autoinstitution du peuple que l’éducation réalise en premier lieu. Telle est la notion, sociologiquement fondée, d’une justice toute moderne comme visée interne à la nation. Dans ce cadre, le socialisme apparaît comme l’accomplissement même de l’idéal propre aux sociétés modernes. Il n’est donc pas surprenant qu’un texte censé parler de la nation soit consacré, pour presque la moitié, au socialisme. C’est que le sens même de la nation comme de l’achèvement du projet des modernes y sont en jeu, la sociologie politique de la nation se prolongeant en une politique sociologique qui reprend sur le plan du savoir l’aspiration socialiste, pour l’élucider et la réaliser. Mauss revient alors à la thèse sociohistorique de Durkheim, qui avait vu dans le socialisme et la sociologie deux versants, fruits des mêmes causes et incarnés dans une même figure emblématique, Saint-Simon, d’un même projet moderne cherchant la voie de sa réalisation. En faisant suivre l’analyse durkheimienne des doctrines socialistes par une étude fort détaillée des pratiques sociales, Mauss ne se borne alors pas à compléter la sociologie du socialisme mais épouse le mouvement même de l’histoire pour repenser le socialisme de la sociologie comme une forme de « nationalisation » de l’économie irréductible à l’« étatisation » parce que supposant l’extension à la sphère économique de la « socialisation » politique réalisée par la nation. Le projet durkheimien de corporations renouvelées trouve ainsi son prolongement réel dans les nouveautés mêmes qu’a apportées l’histoire dans le développement de la culture politique propre à la nation : les groupes secondaires chargés de réaliser la nation prennent désormais la forme plus réaliste des syndicats et surtout des coopératives, expressions supérieures de la nationalisation/socialisation de l’économie parce qu’investissant l’ensemble de la nation dans une même conversion sociale de Le sens de la nation. Marcel Mauss et le projet inachevé… 355 l’esprit. Loin de se cantonner à la formulation de l’idée socialiste, pour s’exposer ensuite au risque d’une prise de position politique externe au mouvement de l’histoire, selon le jugement qui avait fini par condamner la proposition durkheimienne des corporations, l’engagement sociologique de Mauss vient ainsi se traduire avec plus de cohérence au niveau même de la pratique politique, ressaisie en tant qu’expression d’une tendance sociale manifestant la même volonté qui anime la nation. En ce sens, le pas supplémentaire accompli par Mauss consiste surtout dans le fait d’avoir formulé, beaucoup plus clairement que ne l’avait fait son maître et oncle, le point de convergence entre sociologie et socialisme : « C’est un fait important de l’histoire des sciences et de la morale humaine que cette naissance simultanée des sciences sociales, d’une part, et du socialisme, de l’autre… En réalité, les doctrines, les idées socialistes, comme les sciences sociales, ne sont autres que la prise de conscience progressive de la nation ; elles expriment l’effort des penseurs pour l’aider dans cette voie » (p. 261). À la lumière du socialisme, l’effort de pensée déployé dans La Nation se laisse finalement comprendre dans sa visée ultime : si Mauss a entrepris d’étudier la nation, c’est que, dans son accomplissement socialiste, il en allait de la réalisation même de la sociologie comme science politique des modernes capable de formuler leur véritable politique. Références bibliographiques Aron Raymond, 2013, « Sulla nazione. Fine o inizio dell’era delle nazioni », in Il destino delle nazioni, l’avvenire dell’Europa, Soveria Mannelli, Rubbettino. — 1989, « Universalité de l’idée de nation et contestation », in Essais sur la condition juive contemporaine, De Fallois, Paris. Descombes Vincent, 2013, Les Embarras de l’identité, Gallimard, Paris. Fournier Marcel, 1994, Marcel Mauss, Fayard, Paris. Fournier Marcel, Terrier Jean, 2013, « Présentation », in Mauss Marcel, 2013 (1920), La Nation, PUF, Paris. Karsenti Bruno, 2013, D’une philosophie à l’autre, Gallimard, Paris. — 2012, Moïse et l’idée de peuple, Cerf, Paris. 356 Du convivialisme comme volonté et comme espérance — 2010, « Une autre approche de la nation : Marcel Mauss », Revue du MAUSS Semestrielle, n° 36, La Découverte/MAUSS. Habermas Jürgen, 1998, L’Intégration républicaine, Fayard, Paris. Mauss Marcel, 2013 (1920), La Nation, PUF, Paris. Terrier Jean, 2011, Visions of the social, Bril, Leiden/Boston l. Construction sociale et modes d’existence. Une lecture de Bruno Latour Jean-Michel Le Bot Depuis la publication, en 1966, du livre Construction sociale de la réalité [Berger et Luckmann, 2006], on ne compte plus les articles ou livres dont le titre est formé sur le modèle « la construction (sociale) de X » (the social construction of X) ou encore « construire X » (constructing X). Le graphique ci-dessous, obtenu à l’aide de l’outil Google books Ngram Viewer, le confirme (fig. 1). Dans le corpus numérisé par Google, l’expression « social construction of » apparaît à la fin des années 1960, au moment où paraît le livre de Berger et Luckmann. Son utilisation croît dans les années 1970 et de façon plus nette encore dans la période qui va du milieu des années 1980 au milieu des années 1990. Elle n’existe pas dans le corpus avant les années 1966-1967. Fig. 1 – Fréquence de l’expression « social construction of » dans le corpus numérisé par Google 358 Du convivialisme comme volonté et comme espérance Dans The Social Construction of What ?, publié initialement en 1999, Ian Hacking [2008] observait que l’expression devait une part de son succès à un effet de mode. Mais elle répondait aussi à une volonté de critique sociale. Hacking distinguait trois thèses. La première est indispensable pour que l’on puisse parler de construction sociale : elle consiste à soutenir qu’une chose n’est pas inévitable, qu’elle aurait pu se présenter autrement, à la suite d’une histoire différente. La seconde ajoute que cette chose, telle qu’elle est, n’est guère satisfaisante. La troisième soutient qu’une transformation radicale est indispensable. La première thèse n’implique pas nécessairement les deux autres. Elle peut se présenter seule et avoir comme seul but de montrer que l’étude de telle ou telle réalité relève bien de la sociologie. Mais elle n’a de sens, dit Hacking, que si le caractère socialement construit du phénomène étudié ne va pas de soi. « Si tout le monde sait que X est le résultat contingent d’arrangements sociaux, il ne sert à rien de dire qu’il est socialement construit » [ibid., p. 27-28]. De ce point de vue, la thèse de la construction sociale a souvent servi à étendre le domaine d’étude de la sociologie en montrant que des réalités qui pouvaient sembler relever d’autres sciences (comme la maladie ou les quarks) pouvaient aussi faire l’objet d’un regard sociologique. Le livre Laboratory Life. The Social Construction of Scientific Facts [Latour et Woolgar, 1979], se range sans peine dans cette perspective, même si Latour s’est démarqué depuis de ces approches en termes de « construction sociale » (l’effacement de l’adjectif « social » dans le titre des rééditions – et de la traduction française – de Laboratory Life témoigne de cette prise de distance1). Pour lui, en effet, l’existence de la société est tout aussi énigmatique que celle de la science, de la religion, de la technologie ou du droit (pour citer quelques-uns des objets auxquels il s’est plus particulièrement intéressé). La société est une partie du problème, pas la solution [Latour, 1999b]. Elle n’explique rien, mais doit elle-même être expliquée. Comme les objets dont parlent les sciences, elle doit 1. Le titre de la première édition, en 1979, parlait bien de « social construction of scientific facts ». Dans le titre de la réédition de 1986, l’adjectif « social » avait disparu. Un post-scriptum expliquait pourquoi. Construction sociale et modes d’existence… 359 être composée, construite, maintenue, assemblée… D’où l’idée, qu’il faut « changer de société » pour « refaire de la sociologie » [Latour, 2006]. Les sociologues de l’environnement, quant à eux, plus particulièrement aux États-Unis, ont beaucoup débattu de l’opposition entre une perspective constructiviste et une perspective réaliste [Dunlap, 2010, p. 20 sq. ; Buttel, 2010, p. 35]. Riley E. Dunlap, qui se range dans le camp des réalistes, rappelle que le débat devait beaucoup à ce qu’il considère être les excès du constructivisme, conduisant à douter de l’existence d’un « monde réel » que les sciences ne feraient que décrire [Dunlap, 2010, p. 20]. Le débat n’était pas seulement scientifique. Les réalistes craignaient que le constructivisme ne serve d’argument pour contester la nécessité des politiques environnementales : à trop insister sur le caractère socialement construit de problèmes comme le changement climatique global ne risquait-on pas de faire le jeu des partisans du statu quo ? Bruno Latour a lui-même souligné ce danger en se demandant si le temps qu’il avait passé à montrer l’absence de certitude scientifique ne risquait pas de profiter à ceux qui utilisent « l’argument de la construction sociale pour détruire des preuves obtenues de haute lutte qui pourraient sauver nos vies » [Latour, 2004b]. « Pourquoi cela me brûle-t-il la langue », ajoute-t-il, « de dire que le réchauffement global est un fait que cela vous plaise ou non ? » [ibid., p. 227]. Dunlap, qui cite ce passage, y voit une sorte de mea culpa [Dunlap, 2010, p. 21]. C’est peut-être vrai, mais au sens où Latour estime avoir accepté trop facilement ce qu’étaient les faits (pour mieux s’en éloigner) et ne pas avoir accordé suffisamment d’attention au nombre de participants, humains ou non, qui doivent être assemblés (gathered) pour faire exister une chose (thing) et maintenir son existence. Le critique, dans ces conditions, doit être celui qui dit que si une chose est construite, alors elle est fragile et a grand besoin de soin et d’attention [ibid., p. 246]. C’est cette réflexion qu’il semble poursuivre dans l’Enquête sur les modes d’existence. Le mea culpa, dont parlait Dunlap, n’en est pas absent : « Devant la ruine des institutions que nous commençons à léguer à nos descendants, suis-je le seul à ressentir la même gêne que les fabricants d’amiante visés par les plaintes au pénal des ouvriers victimes de cancers du poumon ? Au début, la lutte contre l’institution paraissait 360 Du convivialisme comme volonté et comme espérance sans danger ; elle était modernisatrice et libératrice – amusante même – ; comme l’amiante, elle n’avait que des qualités. Mais comme l’amiante, hélas, elle avait aussi des conséquences calamiteuses que nul n’avait anticipées et que nous avons été bien trop lents à reconnaître » [Latour, 2012, p. 280-281]. Mais Latour, une fois de plus, se défend d’avoir voulu affaiblir la science. Au contraire : il a toujours cherché à montrer comment l’objectivité peut être redéfinie en termes de confiance dans l’institution scientifique. Dans cette perspective, bien loin du relativisme dont les accusaient les savants, les sciences studies ne cherchaient qu’à les préparer « à une défense enfin réaliste de l’objectivité » [ibid., p. 17-20]. Travaillant depuis longtemps sur des questions de sociologie de l’environnement, j’ai très tôt rencontré les travaux de Latour et, plus largement, ceux de la sociologie de la traduction. Pourtant, mon attitude vis-à-vis de ces travaux a été (et reste) celle qu’exprimait Alain Caillé : un mélange de séduction et d’irritation qui fait que je suis « tantôt tenté d’adhérer à tout, tantôt de n’adhérer à rien » [Caillé, 2001, p. 96]. Je voudrais essayer, dans cet article, de mieux en cerner les raisons. Jusqu’où suis-je prêt à aller avec Latour ? À partir de quand je cesse de le suivre ? Ce sont aussi les questions que se posait Alain Caillé dans l’article précité. La réponse que je peux leur apporter dépend, dans mon cas, des réponses que je peux apporter en parallèle aux questions que posait Hacking : la construction sociale, d’accord, mais la construction sociale de quoi ? Quand on dit que quelque chose est socialement construit, de quoi s’agit-il exactement ? Qu’est-ce qui, de cette chose, est socialement construit ? Je partirai pour cela d’un exemple qui, parce qu’il a été publié dans un magazine largement diffusé, a déjà suscité de nombreux commentaires. Dans un article de La Recherche (mars 1998), Bruno Latour tirait une « petite leçon de philosophie » d’un article de Paris Match de 1976 qui évoquait les soins de conservation reçus en France par la momie de Ramsès II2. Les événements qui avaient donné lieu à l’article de Paris Match étaient les suivants. En 1975, 2. Dans l’article de La Recherche, Latour ne donnait pas la référence exacte de cet article de Paris Match. Vérifications faites, il s’agit d’un article paru dans le n° 1435 du 26 novembre 1976. Le sujet avait également été abordé dans le n° 1410 du 5 juin 1976 et dans le n° 1470 du 29 juillet 1977. Construction sociale et modes d’existence… 361 les autorités égyptiennes acceptèrent de confier à la France la momie de Ramsès II, conservée au musée égyptien du Caire, après qu’il eut été constaté qu’elle nécessitait des soins de conservation. La momie arriva au Bourget le 26 septembre 1976 avant d’être entreposée pour quelques mois au Musée de l’Homme. Les examens révélèrent une colonisation par des champignons se traduisant par une lente dégradation de la dépouille. Pour y remédier, il fut décidé de procéder à une stérilisation par irradiation aux rayons gamma, réalisée le 9 mai 1977 dans un laboratoire du Commissariat à l’énergie atomique. La momie put alors regagner l’Égypte3. De tous les écrits de Latour, l’article de La Recherche qui s’inspire de cette histoire est sans doute celui qui a le plus contribué à sa réputation de constructiviste. Le fait qu’il ait été cité comme document à charge par Sokal et Bricmont [1997, p. 145] n’est certainement pas pour rien dans cette réputation. Mais cet article n’était vraisemblablement que le résumé d’une communication de 1996 qui est devenue un chapitre de livre, dans lequel Latour tenait compte de certaines des critiques qui lui avaient été faites par des lecteurs de La Recherche (il s’était notamment trompé dans l’interprétation de la légende d’une photo, ce qu’il reconnut bien volontiers). Ces critiques furent aussi pour lui une nouvelle occasion de rappeler qu’il n’était pas un tenant du constructivisme social, puisqu’il n’avait cessé au contraire de s’attaquer à la définition du social. Plutôt que l’article de La Recherche lui-même, c’est donc le chapitre de livre qui lui a succédé [Latour, 2000] qui doit être pris comme base pour notre discussion. De l’anachronisme Latour y commence par une expérience de pensée. Il imagine que les savants français qui ont examiné la momie de Ramsès II ont conclu que le pharaon était mort de la tuberculose4. Comme le 3. Agnès et Thibault Monier, « La momie de Ramsès II : étude paléopathologique d’un pharaon de la XIXe dynastie », Communication au 7e congrès de la Société française d’histoire de l’art dentaire (SFHAD), Paris, <www.biusante.parisdescartes. fr/sfhad/vol7/debut.htm>, 2002. 4. C’est bien Latour qui imagine cette conclusion. Aucun des articles de Paris Match consultés ne parle de tuberculose. Celui que cite Latour parle seulement de champignons microscopiques, de bactéries et de larves d’origine récente. Celui de 362 Du convivialisme comme volonté et comme espérance bacille de la tuberculose n’a été découvert par Koch qu’en 1882, l’anachronisme de cette conclusion, écrit Latour, devrait nous frapper tout autant que si les savants avaient affirmé que Ramsès II était mort dans un soulèvement marxiste, sous les balles d’une mitrailleuse ou lors d’un krach de Wall Street. Il imagine aussi qu’il existait en égyptien un terme, « Saodowaoth », pour désigner la cause de la mort de Ramsès II5, mais précise – et nous ne pouvons qu’être d’accord avec lui sur ce point – que ce terme ne pourrait en aucune façon être traduit par « une infection par le bacille de Koch ». Pourtant, alors que la mention d’une mitrailleuse ou d’une guérilla marxiste dans l’Égypte du xiiie siècle avant J.-C. serait immédiatement détectée comme un anachronisme, l’existence de la tuberculose est étendue sans discussion à un passé lointain. Cette extension sans discussion caractérise, pour Latour, une première position selon laquelle la science ne fait que « découvrir » ce qui était là de tout temps. L’histoire des sciences, dans ce cas, se limite à raconter ces découvertes. Une autre position consiste à refuser carrément une phrase comme « Ramsès II est mort de la tuberculose ». Dans ce cas, on peut seulement dire que, pour ses contemporains, Ramsès II était mort de « Saodowaoth » (ou autre terme équivalent) et que c’est seulement à partir de 1976 que sa mort a été interprétée comme causée par la tuberculose. Mais la cause effective de la mort reste inconnue et le restera à jamais. La troisième position, celle que défend Latour, dit que l’existence du bacille de Koch peut assurément être étendue dans le passé, à condition de rappeler que cette extension a un coût : dans le cas de Ramsès II, il a fallu transporter la momie à Paris, la faire examiner par différents spécialistes, etc. Une fois effectué ce travail, l’existence du bacille peut-être étendue dans le temps, mais pas le « réseau de production » qui a permis d’établir le diagnostic. juillet 1977 précise que « les invasions bactériennes se faisaient surtout dans les tissus végétaux » (les tissus qui enveloppaient la momie et que les Égyptiens avaient conservés en Égypte) et que la dégradation de la momie elle-même avait pour cause le développement d’une soixantaine d’espèces de moisissures. Mais Latour aime ces expériences de pensée, que l’on trouve, comme le signale Arnaud Saint-Martin, dès La Vie de laboratoire [Saint-Martin, 2013]. 5. Le texte ne donne aucune indication permettant de penser que ce terme n’est pas une invention de Latour. Construction sociale et modes d’existence… 363 Je dois avouer qu’à ce stade de la discussion, je reste perplexe. Il est très fréquent que des historiens reportent dans le passé l’existence d’une réalité découverte plus récemment. Ainsi, dans son étude sur les attaques de loups sur l’homme en France entre les xve et xixe siècles, Jean-Marc Moriceau [2007, p. 410] rappelle que « la rage constitue la zoonose la plus connue, l’une des plus redoutées et des plus répandues dans le monde » et que « depuis des milliers d’années, elle sévit comme maladie infectieuse virulente, donc contagieuse, que l’homme contracte généralement par la morsure d’un animal infecté ». Faut-il s’indigner de l’anachronisme d’une telle affirmation ? Devrait-on considérer que les victimes des attaques de loup enragé ne sont pas mortes de la rage sous prétexte que l’on ne connaissait pas avant une époque récente l’agent pathogène de cette maladie (le virus n’a été identifié qu’en 1903) ? Ne devrait-on pas plutôt s’en tenir à la seconde position et ne parler dans chaque cas que de ce dont parlaient les contemporains (l’hydrophobie des Anciens n’est pas notre rage, de même que « Saodowaoth » n’est pas notre tuberculose) ? Ou faut-il choisir la troisième position pour expliquer laborieusement à quelles conditions il est possible d’étendre l’existence du virus dans le temps pour en conclure que telles ou telles victimes de morsures de loups, dont les symptômes sont décrits dans les documents archivés, sont bien mortes de la rage ? Autre exemple : les médecins n’ont pas fini de discuter entre eux pour tenter d’identifier l’agent pathogène de la « peste » qui ravagea Athènes au début de la guerre du Péloponnèse. Plusieurs hypothèses ont été avancées [Hanson, 2008]. Faut-il affirmer que ces discussions sont anachroniques ? Ou faut-il se contenter de parler de cette peste avec les mots de Thucydide ? Georges Devereux, quant à lui, faisait confiance aux « opinions justes » que de nombreuses cultures primitives ou anciennes pouvaient avoir sur toutes sortes de phénomènes pour expliquer, par exemple, que le « rajeunissement » d’Iolaos, dans Les Héraclides d’Euripide, pouvait s’expliquer dans les moindres détails par un diagnostic de rhumatisme articulaire [Devereux, 1975, p. 163 et sq.]. Il est certain qu’Euripide ne pouvait pas en donner une telle explication. Mais Devereux distinguait la « réalité objective extérieure » et la description qui en est donnée : tout à fait capable d’une observation fine des symptômes, Euripide en donnait seulement une description poétique ou mythologique « qui requiert d’être décodée » [ibid.]. Le 364 Du convivialisme comme volonté et comme espérance fait même que Lévi-Strauss, dans son travail de déchiffrement des mythes amérindiens, ait dû s’entourer de très nombreux ouvrages de sciences naturelles montre que de nombreux mythes et contes primitifs sont sous-tendus par des observations naturalistes exactes, quoique, disait Devereux, mal comprises [ibid., p. 173]. Mais c’est justement par de telles remarques que Devereux se sépare le plus de Latour. Car ce dernier insiste fortement sur le fait que toute sa sociologie vise à échapper au dualisme de la réalité extérieure et de ses représentations [Latour, 2001, 2004a]. La théorie de l’acteur-réseau a comme principe méthodologique de « rendre le monde social aussi plat que possible, afin de s’assurer que l’établissement de tout nouveau lien deviendra clairement visible » [Latour, 2006, p. 29]. Cette « platitude » revendiquée n’est pas pour autant synonyme de monisme : elle est, au contraire, la condition « d’une anthropologie enfin réaliste qui laisserait aux études de terrain le soin de découvrir de combien d’ontologies se compose le monde commun » [ibid., p. 142]. Dans cette perspective, et bien qu’il récuse le dualisme néokantien qui prétend, selon lui, connaître d’avance de quoi se compose le monde, Latour ne refuserait sans doute pas à Devereux le droit d’étendre jusqu’à la Grèce du temps d’Euripide l’existence du rhumatisme articulaire, pas plus qu’il ne refusait aux « blouses blanches » ayant examiné la momie de Ramsès II le droit d’étendre à l’Égypte du xiiie siècle avant J.-C. l’existence du bacille de la tuberculose. Mais, comme dans ce second cas, il demanderait probablement que l’on trace, dans toute sa « platitude », le réseau de production qui permet cette extension. C’était d’ailleurs l’un des points que critiquaient Sokal et Bricmont. Ils y voyaient précisément une platitude, au sens le plus banal du terme ! Cette exigence de traçage, pensaient-ils, ne fait que souligner « le fait évident qu’afin de découvrir la cause de la mort de Ramsès, il fallait faire une analyse sophistiquée dans les laboratoires parisiens » [Sokal et Bricmont, 1997, p. 145]. Ils auraient pu ajouter que les « blouses blanches » n’ont pas attendu les sciences studies pour retracer la façon dont ils étendent leurs découvertes : leurs publications ne contiennent-elles pas toujours des indications très précises sur la méthode suivie ainsi que des références bibliographiques, dont l’étude fit les beaux jours des premiers travaux de Latour, qui fournissent aux lecteurs attentifs toutes les indications pour suivre Construction sociale et modes d’existence… 365 à la trace la façon dont adviennent et sont étendues les découvertes [Latour et Fabbri, 1977 ; Latour, 1989] ? En écrivant cela, je ne donne pourtant pas raison à Sokal et Bricmont. Car les questions que pose Latour au sujet de l’éventuel anachronisme d’un énoncé comme « Ramsès II est mort de la tuberculose » sont des questions capitales du point de vue de l’histoire et de la sociologie. Le problème de l’incroyance, par exemple, ne se pose pas de la même façon pour Rabelais et pour les libertins du xviiie siècle [Febvre, 1968]. De la même façon, la France n’était certainement pas pour Louis XI et ses contemporains ce qu’elle est pour nous (pour qui d’entre nous d’ailleurs ?). Les grandes fresques historiques, comme cette Histoire de la Bretagne des origines à nos jours qui commence le récit il y a 700 000 ans pour l’achever avec les succès de Nolwenn Le Roy [Monnier et Cassard, 2012] ont toujours, de ce point de vue, quelque chose d’artificiel au sens où elles nient l’historicité même de ce dont elles traitent. Car pour les hommes qui les ont érigés, le tumulus de Barnenez et les alignements de Carnac n’étaient certainement pas en Bretagne. À un certain moment, l’historien doit donc adopter la deuxième position que proposait Latour au sujet de Ramsès II : une position compréhensive conduisant à s’interroger sur ce que peut bien être le monde pour les autres, qui est aussi au cœur de la mésologie d’Augustin Berque. Une diversité d’objets Latour, quant à lui, dans le chapitre d’ouvrage précité, poursuivait en faisant remarquer que la question de l’extension dans le temps ne se pose que pour certains objets. Elle ne se pose pas pour les objets technologiques (comme les mitrailleuses) au sujet desquels tout le monde est d’accord pour dire qu’ils « n’échappent jamais aux conditions de leur production » [Latour, 2000, p. 250]. Mais il ajoute que cette question ne devrait pas se poser non plus pour des faits comme un bacille de Koch isolé, qui n’échappent pas plus à leur réseau de production. Cela me suggère deux remarques. La première est que l’affirmation du fait que les objets scientifiques sont produits et pas seulement conceptualisés n’est pas tout à fait neuve. On la trouvait déjà chez Bachelard. 366 Du convivialisme comme volonté et comme espérance « La science, écrivait ce dernier, réalise ses objets, sans jamais les trouver tout faits. La phénoménotechnie étend la phénoménologie. Un concept est devenu scientifique dans la proportion où il est devenu technique, où il est accompagné d’une technique de réalisation » [Bachelard, 1989, p. 61]. La seconde est que la production d’une mitrailleuse n’est sans doute pas tout à fait comparable à celle d’un bacille de Koch isolé : la mitrailleuse est produite de part en part, elle ne préexiste aucunement à sa production, alors que le bacille de Koch préexiste au réseau de production qui le met en évidence. J’ai conscience, avec cette seconde remarque, de dire quelque chose d’assez banal. Cette remarque, en effet, ne fait que prendre au sérieux la notion de découverte pour reconnaître que si la découverte et l’observation ultérieure du bacille de Koch supposent effectivement des conditions de production bien précises, elles ne produisent pas le bacille luimême qui existe indépendamment d’elles et contraint le dispositif d’observation. Que dire maintenant d’un objet comme l’Amérique ? S’il s’agit du continent américain au sens de la géographie physique, le cas n’est pas très différent de celui du bacille de Koch. Il y a bien eu, à un moment de l’histoire, production de l’Amérique à l’aide de caravelles, de caraques et de cartes. Cette production se poursuit aujourd’hui à l’aide d’appareils toujours plus sophistiqués et permet de confirmer que le continent préexistait largement à sa découverte par Colomb. Mais s’il s’agit de l’entité géopolitique baptisée Amérique, les choses sont différentes. Cette entité n’existe qu’à partir de la colonisation du continent par les Européens depuis la fin du xve siècle et n’existait pas comme telle pour ses premiers habitants, que les conquérants ont appelé Amérindiens. Il en va de même, bien sûr, de la Bretagne (qui suppose l’arrivée des Bretons en Armorique), mais aussi de l’« incroyance » de Rabelais que l’on ne saurait, sans anachronisme, identifier à celle des athées et des libertins du xviiie siècle. Ces observations, encore une fois, peuvent sembler banales. Elles ne le sont ni plus ni moins, toutefois, que la réponse que donnait Hacking à la question The Social Construction of What ? Hacking partait en effet d’une thèse, celle d’Hélène Moussa, portant sur la « construction sociale des femmes réfugiées » [Moussa, 1992]. Il n’avait aucun mal à montrer que la thèse de la construction sociale Construction sociale et modes d’existence… 367 ne porte pas ici sur le fait que des femmes deviennent réfugiées dans certaines circonstances historiques. Ce phénomène a toujours existé et son caractère sociohistorique n’a pas besoin d’être démontré. Ce sur quoi porte la thèse, c’est sur la création d’un statut administratif de réfugié et sur la classification de certaines femmes comme réfugiées, en conformité avec ce statut. On peut, dans le même ordre d’idée, parler de la construction sociale des espaces naturels protégés tels que les réserves naturelles ou les sites inclus dans le réseau Natura 2000. Il s’agit alors de s’intéresser à l’histoire de la création de ces statuts particuliers et à la classification de certains sites selon ces statuts. Dans d’autres cas, la thèse de la construction sociale porte sur une idée : c’est ainsi qu’un travail sur la construction sociale de l’économie pourrait s’intéresser à la façon, relativement récente à l’échelle historique, que l’on a de penser la vie sociale en termes économiques [Hacking, 2008, p. 30]. Mais il en va de même lorsque l’on parle de la construction sociale de faits scientifiques. Bien sûr, quand Hacking rend compte du livre de Pickering, Constructing Quarks, il insiste sur le fait que si Pickering avait écrit tout un livre pour dire seulement que ce qui est construit, c’est l’idée de quark, ce livre aurait été très décevant [ibid., p. 99, qui cite Pickering, 1984]. Il y avait quelque chose de plus dans le livre de Pickering : une démonstration du fait que l’apparition de l’idée de quark n’était pas inévitable6. Mais ce faisant, Hacking ne nie pas que ce qui est construit en l’occurrence, c’est quand même bien une idée. Ayant ainsi passé en revue plusieurs exemples de réalités à propos desquelles on a pu soutenir la thèse d’une construction sociale, Hacking en vient à poser une distinction finalement assez simple et prévisible : la construction sociale n’a pas les mêmes effets selon qu’elle s’applique à des réalités conscientes et interactives ou à des réalités inconscientes et non interactives. Les femmes qui se voient attribuer le statut de réfugiées, par exemple, en sont conscientes et vont pouvoir réagir au fait d’être ainsi classées. Les quarks, par contre, ne sont pas conscients d’être conceptualisés en tant que quarks et ne réagiront pas à cette classification. La frontière entre ces deux types de réalités n’est autre que celle qui sépare les objets des sciences naturelles de ceux des sciences sociales : 6. « Pickering ne nie jamais l’existence des quarks. Il prétend seulement que la physique n’était pas obligée de prendre cette voie quarkesque » [ibid., p. 101]. 368 Du convivialisme comme volonté et comme espérance « Les classifications des sciences sociales sont interactives. Les classifications et les concepts des sciences naturelles ne le sont pas » [Hacking, 2008, p. 53]. Latour, lui, ne se contente pas de telles banalités. Dans la suite de son chapitre, il veut montrer que ce ne sont pas seulement les découvertes qui ont une histoire, mais aussi les objets eux-mêmes. Pour cela, il tente de promouvoir une théorie de l’« existence relative » à partir des « bonnes pratiques » de l’histoire et de la sociologie des sciences. L’existence relative, dit-il, est une existence qui n’est plus contrainte par le choix entre jamais et nulle part d’un côté, et toujours et partout de l’autre. Quittant le terrain de l’égyptologie, qu’il dit ne pas connaître suffisamment, il étaye son propos sur l’étude des controverses entre Pouchet et Pasteur au sujet de la génération spontanée [voir aussi Latour, 1999a]. Selon la première position présentée plus haut, la génération spontanée n’a jamais existé nulle part. C’était seulement une illusion, dissipée par Pasteur. Les ferments, quant à eux, étaient partout et depuis toujours. Ils faisaient déjà partie des entités peuplant le monde, bien avant Pasteur, qui n’a fait que découvrir leur existence. Latour récuse cette position. Il explique que, dans l’Europe d’avant Pasteur, la génération spontanée était un phénomène très important, que chacun pouvait facilement reproduire dans sa cuisine. Les germes, quant à eux, n’existaient au début que dans le laboratoire de la rue d’Ulm où travaillait Pasteur. Leur extension a supposé une extension concomitante des pratiques de laboratoire mises au point par Pasteur. C’est seulement au terme de cette extension, accompagnée de nombreuses publications et communications, que la génération spontanée est devenue une croyance dans un phénomène qui n’avait jamais existé nulle part. Mais l’histoire n’est pas terminée : on peut très bien imaginer qu’à la suite d’une catastrophe historique quelconque tout ce qui maintient l’existence des microbes disparaisse (laboratoires, livres, enseignements, etc.) et que la génération spontanée réapparaisse. Tout ceci pour montrer que la génération spontanée a bien fait partie, à une époque, des entités qui composaient le monde, qu’elle a coexisté pendant un temps avec les microbes et que ces derniers ne l’ont supplantée qu’au terme d’un travail très important, qui doit être maintenu pour que leur existence se maintienne. Construction sociale et modes d’existence… 369 Le récit est séduisant. On est d’autant plus tenté d’y adhérer pleinement que l’on conçoit très bien des récits analogues, tout aussi séduisants, au sujet des quarks et même du continent américain. Dans ces derniers cas aussi, un travail très important doit être maintenu pour que leur existence se maintienne (c’est peu probable à court terme, mais on peut très bien imaginer, à plus long terme, une catastrophe de dimension planétaire qui ferait perdre à toute une partie de l’humanité la connaissance de l’existence du continent américain). Mais on finit par se dire que la séduction vient pour partie d’un effet de rhétorique résultant de l’évitement systématique (et délibéré) de certains mots ou de certaines questions. Quand Latour dit que la génération spontanée ou les microbes existent, qu’est-ce qui existe exactement7 ? Et pour qui ? Dans ce texte, la génération spontanée, de même que les microbes, sont successivement désignés, de façon générique, comme entités (entities, nonhuman entities), agents (agencies, natural agencies), phénomènes (phenomenon, phenomena), faits (facts), éléments (elements), objets (objects). Aucun de ces termes n’est défini avec précision. Ils sont tous interchangeables8. L’institution des entités Il me semble possible, cependant, de retenir l’un d’eux, de préférence celui d’entité, et de lui donner une définition qui me paraît fidèle à ce que dit Latour, sans nous plonger dans les abîmes de perplexité où il nous plonge parfois. Cette définition tient en peu de mots : l’entité, c’est ce qui existe pour quelqu’un et qui peut 7. Cette question est au fond la même que celle que pose Hacking : « La construction sociale de quoi ? » 8. On se demande parfois, à vrai dire, si Bruno Latour ne se moque pas de nous et n’écrit pas en « Bruno Latour » comme Pierre Bourdieu écrivait en « Pierre Bourdieu » [Gruel, 2005]. Une phrase comme celle-ci : « Tout dans la morale est objectif, empirique, expérimental, négociable […], tout suppose l’exercice sublime de la concession ou du compromis et même, oui, de la compromission – qui permet de se compromettre, de promettre à plusieurs », relevée par Arnaud Saint-Martin dans L’Enquête sur les modes d’existence [Latour, 2012, p. 458], n’est pas sans rappeler la rhétorique bourdieusienne. Mais comme chez Bourdieu, l’effet de sens produit « a des chances de s’évaporer aussitôt le livre refermé, car les signes sont volatils » [Saint-Martin, 2013]. 370 Du convivialisme comme volonté et comme espérance faire agir ce quelqu’un. Cette définition n’a de sens qu’à l’intérieur d’une approche sociohistorique. Dire qu’à telle époque, dans tel lieu, dans tel milieu, il existe telle entité, c’est seulement constater que, pour les gens de cette époque, de ce lieu, de ce milieu, cette entité existe, parce qu’ils ont de bonnes raisons de penser ou de croire qu’elle existe et d’agir en conséquence [Boudon, 1992]. Ce n’est aucunement prendre position sur l’existence en soi de cette entité, ni s’insérer dans le domaine des sciences autres que sociohistoriques qui posent d’autres questions que ces sciences et cherchent d’autres réponses. Cette définition n’est pas une simple solution de compromis. Elle est fidèle à la démarche compréhensive qui a cours en histoire et en sociologie au moins depuis Max Weber. Elle consiste à dire que la sociologie et l’histoire des sciences (mais pas seulement des sciences) s’intéressent à l’institution de certaines entités, à la façon dont cette institution est étendue, maintenue dans la durée, à la façon dont elle modifie les agencements sociaux9. Il se trouve que les scientifiques, tels Pasteur, jouent un grand rôle, depuis plusieurs siècles, dans l’institution de nouvelles entités. La sociologie doit donc s’intéresser à leur travail. Mais s’intéresser en sociologue au travail de Pasteur n’est pas prendre la place de Pasteur. Un énoncé sociohistorique reste un énoncé sociohistorique qui ne peut être confondu avec un énoncé de géologie, d’astronomie, de microbiologie, etc. Il me semble que c’est l’absence, chez Latour, d’une telle distinction explicite des points de vue en même temps que l’absence de définition claire de ce qu’il appelait entité (ou phénomène, etc.) qui a conduit à des controverses inutiles au sujet de la sociologie des sciences et de son prétendu relativisme. Latour a pu laisser croire qu’il s’immisçait dans des domaines qui n’étaient pas les siens pour y tenir des propos apparaissant comme absurdes aux yeux des spécialistes de ces domaines. Je ne suis pas certain, ceci dit, qu’il accepterait ma position, sans doute trop peu paradoxale pour lui. Dans sa volonté de n’être jamais là où on l’attend, il pourrait bien vouloir soutenir que les 9. Le terme institution est proposé par Latour lui-même dans le chapitre que nous discutons. Il est un des termes clés de l’Enquête sur les modes d’existence, mais sans que l’on sache précisément ce qu’il signifie dans la langue latourienne. « C’est assez logique », remarque Arnaud Saint-Martin. « Pour Latour, la tâche de la définition comporterait un idéal d’élucidation sémantique caractéristique d’une conception étriquée de la connaissance » [Saint-Martin, 2013]. Construction sociale et modes d’existence… 371 microbes, par exemple, n’existent que comme institutions10. Qu’il le veuille ou non, il rejoint alors une position idéaliste identifiée il y a longtemps par Raymond Aron : « L’histoire de l’Égypte est d’abord celle de l’égyptologie, le réel n’est pas tout fait antérieurement à notre investigation ; il se confond avec la connaissance que nous en prenons » [Aron, 1986, p. 411] . Mais Aron ajoutait qu’il n’est pas possible, « sans métaphysique, de maintenir cette dernière formule, alors qu’il s’agit de nos semblables, qui ont vécu comme nous vivons, irréductibles comme nous-mêmes à la réflexion et à la science » [ibid.]. Pourquoi d’ailleurs, demandait-il, ne pas étendre cette métaphysique à la préhistoire et à l’ensemble de l’évolution animale ? C’est parfois ce que semble faire Latour qui, il est vrai, reconnaît précisément, désormais, faire de la philosophie, de la métaphysique et de l’ontologie [Latour, 2012, p. 19]. Sans tout abandonner de ce que dit Latour, je rejoins finalement Augustin Berque qui, dans un autre domaine que celui de la science, refuse, à propos du paysage, de parler d’invention pour préférer parler de découverte, terme qu’il juge plus compatible avec le point de vue écouménal [Berque, 2000, p. 260]. Ce point de vue est attentif à la façon dont les choses existent dans l’écoumène pour les gens. Mais il oublie qu’il faut bien que quelque chose donne prise à cette existence écouménale. C’est ainsi que les falaises de la pointe de Pen-Hir, à l’extrême ouest de la presqu’île de Crozon, existent depuis quelques décennies comme site d’escalade pour toute une catégorie de sportifs. Mais elles ne peuvent exister comme tel que parce que le grès armoricain (Ordovicien inférieur) dont elles sont composées y donne prise (au sens littéral du terme, dans ce cas précis). Cela aurait été beaucoup plus difficile pour les falaises de schistes briovériens du fond de la baie de Douarnenez, à une trentaine de kilomètres à vol d’oiseau. N’en va-t-il pas de même du continent américain comme des quarks ou des microbes ? 10. Un exemple : « The reason why we find this reasoning difficult is that we imagine for microbes a substance that would be a little bit more than the series of its historical manifestations » [Latour, 2000, p. 262]. 11. Aron est revenu sur la formule « l’histoire de l’Égypte est l’histoire de l’égyptologie » dans Histoire et dialectique de la violence [1973, p. 203], en croyant se souvenir qu’elle avait été employée par Léon Brunschvicq. 372 Du convivialisme comme volonté et comme espérance Références bibliographiques Aron Raymond, 1986 (1938), Introduction à la philosophie de l’histoire, Gallimard, Paris. — 1973, Histoire et dialectique de la violence, Gallimard, Paris. Bachelard Gaston, 1989 (1934), La Formation de l’esprit scientifique. 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Le capitalisme de la valeur contextuelle. La perspective de la générativité Mauro Magatti et Laura Gherardi Introduction L’organisation économique des démocraties occidentales se trouve aujourd’hui à un tournant. La crise commencée en 2008 condamne le modèle de développement qui a dominé ces trente dernières années – modèle qui ne peut être relancé, parce qu’il a consumé les ressources sur lesquelles il se fondait – et, avec lui, la culture et l’anthropologie qui l’ont soutenu. Un nouveau modèle de développement, plus qualitatif et pluridimensionnel, se profile. Le paragraphe 1 ci-après en illustre certains traits, tels qu’ils émergent de l’analyse des nouveaux modèles de business décrits par la plus récente littérature économique et managériale internationale. Cette littérature – qui représente le lieu d’expression privilégiée de la culture du capitalisme – critique l’ancienne conception de l’entreprise exploiteuse de ressources et centrée sur son seul profit. Elle oppose à cette dernière une nouvelle conception de l’entreprise qui inclut dans son propre core business la valorisation des ressources humaines, sociales et environnementales tout le long de la chaîne de la valeur. En un mot, la valorisation des ressources contextuelles, dont nous tirons l’expression « capitalisme de la valeur contextuelle » pour indiquer la phase de l’évolution du capitalisme qui s’ouvre aujourd’hui au sein des démocraties occidentales. Le capitalisme de la valeur contextuelle… 375 La caractéristique première du capitalisme est, en effet, d’être un système dynamique qui a connu depuis sa naissance différentes phases, chacune caractérisée par une organisation matérielle, institutionnelle et culturelle spécifique. Chaque phase répond, dans la littérature concernée et dans les pratiques, aux demandes sociales émergentes dans les différentes périodes historiques, selon la dynamique du développement du capitalisme proposée par Boltanski et Chiapello [1999]. La demande sociale émergente de l’après-crise, portant sur la reprise de l’importance du lien social après des décennies d’individualisme exaspéré, se lit dans les modalités innovatrices de consommation et dans les perspectives portées par les mouvements culturels antilibéristes qui ont fleuri ces dernières années. Le paragraphe 1.2 approfondit la demande sociale émergente de réalisation de soi au moyen des différents liens (relationnels, institutionnels, environnementaux…) inhérents à notre condition. Nous l’avons appelée, corrélativement, demande de réalisation contextuelle de soi. Elle sous-tend une conception de l’homme comme personne-en-relation très différente de celle de l’Homo œconomicus, ainsi qu’une conception de la valeur plus ample par rapport au simple résultat économique. Le modèle de développement du capitalisme de la valeur contextuelle se fonde sur les prémisses anthropologiques anti-utilitaristes dont sont promotrices, même dans leurs différences, les différentes perspectives réunies par la méta-perspective convivialiste. Les caractéristiques de l’action sociale qui concrétise dans les pratiques quotidiennes des acteurs sociaux les notions de valeur contextuelle et de réalisation de soi contextuelle sont exposées au paragraphe 2. Le paradigme de cette action, définie ici « générative » [Erikson, 1950 ; 1959], est ressorti de l’analyse de plus de cent cas d’entreprises profit et no profit1 implantées sur le territoire italien2. Ces dernières, qu’on les appelle entreprises génératives ou entreprises du capitalisme contextuel, confirment la praticabilité du modèle, d’ailleurs déjà révélée par d’autres études en la matière, qui utilisent un langage en partie différent de celui de la générativité. Cela équivaut à dire 1. Nous avons conservé les termes employés par les auteurs. En français, nous dirions plutôt à but lucratif et à but non lucratif. (Ndlr.) 2. Comme nous le verrons plus loin dans le texte, la base de données de la recherche est constituée des cas d’entreprises qui composent l’Archivio della generatività (<www.generativita.it>). 376 Du convivialisme comme volonté et comme espérance que le nouveau modèle de développement n’est pas seulement sur les pages des livres, mais peut aussi être incarné par des entreprises réelles. 1. Du capitalisme de la valeur contextuelle à la nouvelle entreprise Ces dernières années, le capitalisme a enregistré des changements importants, tant sur le plan des pratiques économiques que sur le plan culturel. Au modèle d’exploitation intensive des ressources qui a caractérisé la phase pré-crise, on oppose aujourd’hui, dans la littérature économique et dans les pratiques, un modèle de valorisation des ressources contextuelles – ressources humaines, sociales et environnementales – de la part d’individus et d’entreprises. Il s’agit d’un changement tellement profond qu’il ouvre une nouvelle phase dans le développement du capitalisme, très différent de la précédente qui était victime de l’idéologie néolibéale et de l’illusion de la croissance infinie. Pour cela, cette dernière se fondait sur une consommation insoutenable des ressources, du côté de la production, et sur une consommation individualisée et reposant sur l’endettement, du côté de la consommation. Nous avons indiqué ailleurs [Magatti-Gherardi, 2014] les problèmes structuraux qui font aujourd’hui obstacle, tout autant que les nouvelles sensibilités culturelles, à une reprise de ce modèle. L’urgence de repenser le modèle de développement se trouve donc au centre du débat public international. Si l’on analyse la littérature managériale internationale des années qui suivent le début de la crise de 2008, on voit que le changement de paradigme économique et culturel est indiqué dans les termes de passage du shareholder value au stakeholder value. Ce qui émerge est un nouveau modèle d’entreprise qui s’oppose au modèle typique du capitalisme managérial actionnaire, caractéristique de la phase précédente. Ce dernier visait à produire de la valeur exclusivement pour l’actionnaire, allant jusqu’à nier les externalités négatives qu’il pouvait reverser sur le contexte et, justement pour cette raison, sous-tendait que le seul objectif de l’entreprise était la réalisation de valeur financière. Le nouveau modèle qui se profile, au contraire, assume à l’intérieur de la fonction-objectif même la Le capitalisme de la valeur contextuelle… 377 valorisation d’une pluralité d’éléments contextuels, en en faisant un élément distinctif et, dans certains cas, un business en soi3. De là, nous définissons capitalisme de la valeur contextuelle la phase actuelle du développement du capitalisme4. Pour être compétitive en plus de se légitimer, la nouvelle entreprise est appelée à valoriser les différentes écologies au sein desquelles elle opère, le long de tous les maillons de la chaîne de la valeur et sur le long terme. Cela devient possible, en particulier, grâce à des innovations qui répondent aux instances sociales et/ou environnementales qui se déterminent dans le contexte d’action de l’entreprise même. La vieille conception de soutenabilité de l’entreprise – qui reposait sur l’idée de compatibilité entre production et développement sur le long terme5 – est repensée comme un élément qui, entrant dans le core business de l’entreprise, redéfinit le modèle de production. Le développement conjoint des différentes écologies humaines, sociales et environnementales impliquées tout au long du cycle de vie du produit est donc le pivot de ce nouveau paradigme. On trouve ainsi, parmi les caractéristiques de la nouvelle entreprise, une relation positive et bidirectionnelle avec le contexte, auquel l’entreprise donne et ne prend pas seulement – par opposition à la relation dégénérative typique du modèle précédent d’exploitation des ressources. Le soin apporté au contexte est dans l’intérêt de l’entreprise – comme l’explique la littérature managériale – car la qualité du contexte en influence la performance, de même que l’exploitation intensive des ressources, qui provoque leur épuisement, influence négativement les résultats sur le moyen terme. Pour cela, l’entreprise émergente tend à devenir une entreprise intégrale [Butera, 2009] ou ouverte au contexte avec lequel elle échange, en opposition au modèle forteresse d’une entreprise indifférente aux effets de ses propres actions. La valorisation de 3. L’entreprise-modèle est innovatrice parce qu’elle est capable de transformer les problèmes en opportunités. Une autre caractéristique qui la définit est la transparence, qui signifie traçabilité du produit, du travail et de la consommation « énergétique » impliqués dans la production. La traçabilité, comme les autres aspects susmentionnés, témoigne de la volonté de l’entreprise de chercher une nouvelle base de légitimation par rapport à son contexte social. 4. Comme nous l’avons dit, le capitalisme est un système dynamique dont l’évolution a connu différentes phases. 5. La vieille idée de développement soutenable est celle proposée, par exemple, dans le célèbre Rapport Brundtland [1987]. 378 Du convivialisme comme volonté et comme espérance la dimension contextuelle dans la production coïncide avec celle que Porter et Kramer [2011] appellent création de “shared value” : « Le concept de valeur partagée (shared value) reconnaît que ce sont les besoins de la société et pas uniquement les besoins économiques conventionnels qui définissent le marché. Il reconnaît également que les dommages et les problèmes sociaux créent fréquemment des coûts internes pour les entreprises. [...] La valeur partagée consiste à étendre la dotation globale de la valeur économique et sociale » [Porter-Kramer, 2011, p. 71, notre traduction]. L’idée de fond est que la production de valeur économique, dans la phase du capitalisme qui s’ouvre, est liée à la relation entre les sujets et entre ces derniers et l’environnement qui les entoure6. Pour cette raison, il s’agit d’un changement surtout normatif dans le modèle économique qui n’est plus centré sur la croissance pour la croissance mais plutôt sur des dimensions plus qualitatives du développement. Nous avons résumé ailleurs la normativité émergente du nouveau modèle, dans les termes de la sociologie pragmatique, comme Cité soutenable [Magatti-Gherardi, 2012]. Dans la Cité soutenable, le grand est un facilitateur du développement conjoint des ressources humaines, sociales et environnementales, responsable envers la société dans son entier et dans son futur, alors que le petit consomme les ressources sans les régénérer. En exploitant et dissipant les ressources, il crée un monde insoutenable sur le long terme. Du point de vue économique, l’attention à la valeur extra-financière, la sensibilité envers la recréation des ressources, l’adoption d’une perspective de long terme caractérisent le monde soutenable, l’opposant au court-termisme et à une conception de l’efficacité purement technique7. Sur le plan des pratiques, le modèle peut être appliqué à cette myriade d’entreprises, actives sur l’échiquier global, aux dimensions 6. La prise en charge de la part de l’entreprise de la responsabilité envers ses multiples interlocuteurs introduit dans l’action économique des orientations de sens collectif et fait de l’entreprise une institution. 7. Concernant les paramètres structurant une Cité dans la théorie de référence, nous mentionnons que la figure sur laquelle se fonde la Cité soutenable est celle de l’écosystème en équilibre ; le bien commun spécifique qui en soutient les principes est la santé des hommes et de la planète ; la preuve est la création de valeur sur le long terme pour toutes les parties prenantes, comme acquisition équitable de valeur, dans le temps, de la part de toutes les ressources (donc sans que certaines soient valorisées au détriment d’autres). Le capitalisme de la valeur contextuelle… 379 et phases très différentes (de la start-up à la maturité) décrites par les études en la matière, qui naissent actuellement. La recherche de Meyer et Kirby en est un exemple, entre autres. Elle montre que le capitalisme de la valeur contextuelle est incarné par les entreprises qui, sur les cinq continents, produisent ce que les auteurs appellent « mixed value » [Meyer-Kirby, 2012] – c’est-à-dire la valeur mixte économique, sociale, humaine et environnementale. Ou alors le travail de Felber [2010] qui rassemble l’adhésion d’entreprises qui soutiennent le bien commun, c’est-à-dire d’entreprises qui investissent leur propre profit pour donner une contribution maximum au bien commun, selon les valeurs non négociables de dignité de l’être humain, de solidarité, d’éco-soutenabilité, d’équité sociale et de cogestion démocratique. D’autres exemples d’entreprises valorisant la dimension contextuelle, cette fois spécifiquement dans le contexte italien, seront reportés au paragraphe 2.2 dans lequel nous définirons ces entreprises comme « génératives ». Il suffit pour l’instant de rappeler que la recherche de nouveaux outils de mesure de la valeur et de la valorisation des éléments de contexte est à la base de nombreux efforts ayant caractérisé ces dernières années [p. ex. Sen-StiglitzFitoussi, 20118]. 1.2 De la demande de réalisation de soi contextuelle à l’anthropologie anti-utilitariste Selon la dynamique du développement du capitalisme proposée par Boltanski et Chiapello [1999], chaque nouvelle phase dans l’évolution du capitalisme est la réponse que ce système dynamique offre à l’émergence d’une nouvelle demande sociale9. Ce qui 8. Un autre domaine dans lequel se traduit dans les pratiques la valeur contextuelle est celui des innovations dans la gestion des commons et des biens relationnels qui se fondent sur l’idée que c’est uniquement en valorisant la dimension relationnelle et contextuelle qu’il est aujourd’hui possible d’intégrer technique et sens, connaissance et relation, mobilité et localisation pour produire valeur et prospérité. 9. Selon Boltanski et Chiapello [1999], les transformations de l’esprit du capitalisme adviennent par incorporation des valeurs que la critique lui oppose dans une certaine phase historique dans l’axiologie du capitalisme. Valeurs qui, une fois réinterprétées, peuvent être rendues compatibles avec la production. C’est de cette manière que le capitalisme se légitime, se transforme, entre dans une nouvelle phase 380 Du convivialisme comme volonté et comme espérance signifie que le capitalisme de la valeur contextuelle se forme dans la littérature et dans les pratiques économiques conséquemment à la demande sociale que nous appelons, corrélativement, demande de réalisation contextuelle de soi. Elle repose sur la possibilité d’une réalisation personnelle à travers les différents liens (relationnels, institutionnels, environnementaux…) inhérents à notre condition et est visible dans les nouveaux styles et dans les nouvelles modalités de consommation tout autant que dans les mouvements culturels qui ont émergé ou se sont renouvelés suite à la crise10. Depuis plusieurs années déjà, on enregistre en Occident la tendance du consommateur à considérer l’acte d’achat comme une action sociale que l’on ne peut réduire à la dimension individuelle [Rifkin, 2009]. Comme le confirme, entre autres, le Roper Reports Worldwide 2013 de GFK (<www.gfk.com>), des critères d’évaluation – comme la soutenabilité environnementale, l’équité et la justice sociale, la qualité relationnelle11 – sont pris en compte par un nombre croissant de consommateurs dans le choix d’achat d’un produit. En d’autres termes, c’est le modèle de l’hyperconsommation individualisée qui a soutenu la croissance dans la phase précédente qui est accusée. Et avec lui, le modèle d’autoréalisation qu’il sous-tend : performatif et individualisant, au point d’être conçu toujours comme une réalisation contre, et jamais avec, les autres. Un modèle « expressiviste » [Taylor, 1989], fruit d’une conception monadique du Moi, dont l’authenticité émergerait exclusivement par opposition et au détriment de. Un modèle tendant à la lutte homicide, donc, et pas seulement sur le plan symbolique, pour la reconnaissance. Les conséquences négatives de l’adoption de ce modèle ont explosé dans toute leur puissance. Il s’agit de l’affaiblissement des liens sociaux et des significations partagées, de l’anomie et de la souffrance psychique dénoncées par une bonne partie de la sociologie récente [p. ex. Bauman, 2000 ; Sennett 2006]. Le désir émergent de bien-être indique l’existence d’un niveau ultérieur de la pyramide des besoins, dans laquelle le déploiement et se relance. Plus que de critique, nous préférons parler ici de demande sociale, là où, comme nous l’avons exposé, nous définissons le capitalisme comme un système de gestion du désir. 10. Thème approfondi au paragraphe 1.2. 11. À ce propos, une attention particulière est donnée à ces biens dont l’accès pour chaque individu est lié à l’adhésion à un collectif de consommateurs. Le capitalisme de la valeur contextuelle… 381 de la subjectivité inclut l’autre dans son entier. On ne sera pas sans remarquer que le capitalisme de la valeur contextuelle et son corrélé – la réalisation contextuelle – sous-tendent une anthropologie profondément différente de l’anthropologie néolibérale. Ce n’est pas par hasard qu’une bonne partie des perspectives et des mouvements qui croient qu’un autre monde est possible à partir de la critique du modèle de l’Homo œconomicus [Caillé, 2011] se sont développés ces toutes dernières années. Une des idées qu’ils ont en commun est la nécessité de relancer le désir, entendu comme trait constitutif de l’être humain qui depuis des décennies est réduit à une jouissance sur le plan immanent de la consommation. Cela équivaut à rouvrir le désir à la fois à la transcendance – par exemple, l’idéal civilisateur du convivialisme – et au lien – comme l’enseigne Lacan, le désir est toujours désir d’un Autre. La crise économique a miné les prémisses anthropologiques du modèle précédent parce qu’elle est également, ou peut-être surtout, une crise du désir, de projection dans le futur, de sens partagé, bref, une crise du modèle utilitariste et matérialiste. Une fois rouvert à la transcendance et au lien, le désir de reconnaissance et de réalisation de soi redevient compatible avec celui d’autrui, dans le passage de l’hédonisme à l’eudémonisme. C’est-à-dire dans le passage de la recherche du plaisir individuel à la conscience que bien-être et bonheur dépendent en grande partie de la valeur contextuelle, qui est la valeur des relations, de la possibilité d’être reconnu et de reconnaître, celle de donner et de recevoir des dons [Caillé et al., 2011 ; Convivialistes, 2014], ainsi que celle d’avoir une perspective sur le long terme et de cultiver des idéaux. 2. La générativité comme forme de l’action sociale Parmi les perspectives les plus récentes, alternatives à l’idéologie néolibériste, nous résumons ici celle de la générativité. Elle traduit directement dans l’action sociale et économique les notions de production de valeur contextuelle et de réalisation de soi contextuelle. La perspective de la générativité, soutenue par le groupe de travail de l’Archivio della Generatività (<www.generativita.it>), a donné naissance au mouvement culturel homonyme. À partir des données de l’analyse de plus de cent cas d’entreprises actives sur le territoire italien, nous avons élaboré une modélisation de l’action 382 Du convivialisme comme volonté et comme espérance générative [Magatti-Gherardi, 2014] dont nous reportons ici exclusivement les traits pertinents à l’argumentation. Nous avons appelé « générative » l’action sociale qui décline sur le plan des pratiques la réalisation de la valeur et de soi, contextuelle, pour rappeler qu’elle est tributaire de la notion de générativité théorisée, dans le domaine psychologique, par Erik Erikson [Erikson, 1950 ; 1959] et par ses élèves [McAdams-St Aubin, 1992 ; McAdams-Hart-Maruna, 1988]. Erikson définit générative la septième phase du développement psychosocial des individus qui coïncide avec la maturité et dans laquelle émerge, à l’âge adulte, la sollicitude envers les personnes, les produits et les idées envers lesquelles nous sommes engagés. Redéfinie en termes socioanthropologiques, l’action générative, qui est toujours une relation, consiste à concrétiser et à prendre soin d’une valeur (ce qui est important pour nous), comme parcours pour la réalisation de l’individu et, en même temps, pour le développement humain. Elle est soumise au principe de commune humanité et dignité et au principe de valorisation de toutes les ressources sur le long terme12. Au niveau économique, cela se traduit dans le déplacement, déjà mentionné, d’une croissance purement quantitative à une idée de développement incluant des dimensions plus qualitatives. En d’autres termes, la générativité est la modalité spécifique de l’action-relation sociale (au sens wébérien) de l’individu ou du groupe – avec les autres et avec le contexte historique, social et environnemental dans lequel il vit – qui réalise la notion de valeur contextuelle13. Bien entendu, la générativité ne se limite pas au domaine économique ; plus en général, en élargissant l’idée de filiation de la dimension biologique à la dimension symbolique, elle est, selon la définition d’Erikson, la capacité de mettre au monde et de prendre soin de ce que l’on fait exister : « Elle [la générativité] est donc traversée par une propension marquée par les traits du gaspillage et de la gratuité, comme le montre son inquiétude “de créer et de diriger une nouvelle génération” » [Erikson, 1950, p. 249, notre traduction]. 12. Ces liens, unis par le principe de protection de la vie, visent à exclure l’instrumentalisation dont l’action générative, comme toute autre, pourrait être l’objet, à exclure donc la possibilité de recours à la violence (précisément : mort, exploitation et autres formes dé-génératives) pour réaliser la création de valeur contextuelle. 13. Plus précisément, c’est la modalité spécifique de relation entre les êtres de la Cité soutenable [Magatti-Gherardi, 2012]. Le capitalisme de la valeur contextuelle… 383 Inquiétude à entendre, au sens large, comme soin des prémisses favorables – soutenable dans le futur, innovatrice et « excédante » – à la vie sociale commune. C’est également pour cette raison que la générativité peut être considérée comme un type d’action sociale qui résout la question capitale de la possibilité d’une vie commune pacifique entre les hommes, qui est la question du convivialisme [Convivialistes, 2014]. Donc, la question de la compatibilité entre être reconnu et reconnaître, entre donner et recevoir. Les modalités propres de l’action générative sont créées : protéger et donner. Nous avons déjà parlé de créer et protéger dans une perspective de valeur partagée dans laquelle la réalité est contexte. Le don, au contraire, requiert une précision qui permet de distinguer l’action générative des régimes d’action fondés sur la logique du don inconditionné. L’action générative, ne se réduisant pas à un pur calcul, constitue toujours un arrondissement par excès, requiert une dépense de soi14 qui l’éloigne, ainsi que la composante affective qui l’anime, de l’action rationnelle en finalité. Il s’agit, certes, d’une action vers la valeur, mais qui, d’un côté, ouvre la logique du don et du contre-don au tiers – l’exemple des générations futures qui, selon la célèbre blague de Woody Allen, n’ont jamais rien fait pour nous, est éloquent –, de l’autre représente un don qui ne fait pas abstraction de la soutenabilité de toutes les ressources sur le long terme15. Ce dernier point fait sortir l’action générative de l’agapè [Boltanski, 1990] dans laquelle prédomine le principe de donner tout ce que l’on a, au-delà de tout calcul, au moment où une nécessité se présente. C’est justement la compatibilité de l’action générative avec les contraintes posées par les ressources – en plus de son élan sur le long terme [Hart-Maruna, 1998] – qui la rend passible de constituer une logique de l’entreprise. Nous approfondirons ce point au paragraphe suivant, dans lequel seront exposés les traits communs des entreprises « génératives ». L’orientation à la valeur partagée éloigne, ensuite, l’action générative du subjectivisme auquel toute action de laquelle participe l’affectivité risque d’être pliée. L’action 14. Cette dépense de soi se démarque de la notion de dépense traitée par Bataille [1933] puisque cette dernière inclut le gaspillage qui, de toute évidence, ne tient pas compte de la finitude des ressources. 15. Pour un approfondissement des contraintes qui pèsent sur un monde soutenable, nous renvoyons à l’article complet sur la Cité de la Soutenabilité chez MagattiGherardi [2012]. 384 Du convivialisme comme volonté et comme espérance générative comporte sans aucun doute un investissement affectif et des référents précis et réels. Si cet investissement devait manquer, on ne donnerait pas cet « excédent qualitatif » qui permet d’aller au-delà du calcul. Cependant, l’action générative n’est pas non plus irrationnelle, au sens de fruit de l’émotivité ou du ressenti subjectif du moment. Plutôt, le type particulier d’affectivité exprimé par la générativité ne s’épuise pas dans le sujet auquel elle s’adresse et, pour cela, reste ouvert au tiers : sa référence ultime est la création de valeur partagée. Il s’agit, donc, d’une action ouverte à l’universel, qui ne légitime aucun favoritisme au nom de la relation privilégiée entre générant et généré, sous peine de pervertir son orientation à la valeur. De cette manière, l’action générative a la capacité de maintenir unis le particulier et l’universel sans que le premier prévale, tout en restant proche de la réalité concrète de la vie. Parmi les qualités de l’action générative, outre la valorisation, la soutenabilité et l’affectivité, qui va avec l’« excédent qualitatif » et la personnalisation, il est nécessaire de rappeler le caractère entreprenant – en tant que disponibilité à se dépenser de manière créative pour quelque chose de beau, de bon et de vrai, l’action générative donne forme et caractère concret à la valeur tout en l’affirmant ; la résilience – le soin se mesure toujours avec les difficultés de la vie réelle et requiert une hiérarchie de priorité qui soutient sacrifice et résilience ; la construction d’alliances – comme investissement sur les liens et les significations partagés. Elle vit de l’innovation – la générativité se donne dans la capacité de se poser comme un anneau de jonction entre celui d’avant et celui d’après et introduit un élément de nouveauté qui altère le cours normal des choses, qui transforme du bas les formes institutionnelles de la vie sociale –, grâce à l’exemple et à la mobilisation – dans la mesure où la générativité est toujours, d’une certaine manière, contagieuse, elle voit l’implication de différentes personnes dans une initiative. Elle se donne dans la renonciation à l’omnipotence et aux perversions qui se greffent sur la possession : générer veut dire reconnaître que quelque chose nous dépasse, accepter de mettre au monde une valeur qui vaut notre vie même et que pourtant nous ne posséderons jamais, que ce soit un enfant, une école de pensée, une entreprise, une association, une œuvre d’art, une famille. Générer veut dire entrer dans le flux de la vie et par conséquent accepter que ce qui est généré trouvera sa voie, différente, dans tous les cas, de Le capitalisme de la valeur contextuelle… 385 la nôtre. De cette manière, la liberté générative ne tombe pas dans la tentation mortifère de l’obsession du contrôle. 2.1 Les entreprises « génératives » ou de la valeur contextuelle La base de données de la recherche qui nous a permis d’étendre la théorisation de la générativité de la dimension psychologique à la dimension sociale16, selon la perspective exposée au paragraphe précédent, est constituée de plus de cent cas d’entreprises profit et no profit – qui figurent dans l’Archivio de la Générativité (<www. generativita.it>17). Ces entreprises sont définies « génératives » puisqu’elles incarnent l’action générative sur le plan économique, réunissant la création de valeur contextuelle et la possibilité de réalisation de soi contextuelle. Elles démontrent que la nouvelle articulation entre économie et société définie par le capitalisme de la valeur contextuelle est possible et en sont les épigones. Au-delà de l’incroyable variété des formes de gestion, des secteurs d’afférence, des particularités territoriales, les entreprises génératives ont en commun, en premier lieu, la capacité de maintenir unies fonctions techniques et significations. Grâce à cela, nous verrons qu’elles brisent bon nombre des dichotomies classiques et qu’elles peuvent, pour cette raison, être définies comme organisations hybrides, ou organisations « entre » : entre artisanal et industriel, entre intérêt et 16. À partir des années 1990, quelques élèves d’Erikson avaient orienté la notion de générativité vers le domaine social, en la définissant comme transmission générationnelle de ce qui a de la valeur ; on renvoie en particulier à McAdams, Hart et Maruna [1998]. La générativité ainsi entendue a cependant été plus souvent limitée au seul domaine familial. 17. L’Archivio naît en 2007 à l’initiative de l’Institut Luigi Sturzo de Rome et de l’Université Cattolica du Sacré-Cœur de Milan. La recherche, de portée nationale, concerne les secteurs de l’entreprise profit, de la société civile et de l’administration publique et a pour objectif de connecter les entreprises innovatrices productrices de valeur sociale. Elle rassemble aujourd’hui plus d’une centaine d’histoires d’entreprises ; le projet initial s’est étendu pour devenir un mouvement culturel cherchant à délimiter les lignes et les instruments d’une politique générative. Pour un approfondissement de la recherche, de la méthodologie et des méthodes d’archivage, nous renvoyons au site <www.generativita.it>. 386 Du convivialisme comme volonté et comme espérance gratuité, entre innovation et tradition, entre profit et no profit18, entre enracinement au local et grande ouverture globale. Les organisations génératives, en maintenant vivants les deux pôles des oppositions mentionnées, démontrent qu’il est possible d’être présent sur le marché aujourd’hui en maintenant unis don et performance, créativité et lien, intérêt pour soi et intérêt pour les autres [Caillé, 2011]. Les cas ont en commun l’attention à la création et/ou au maintien de la valeur contextuelle par le biais de la recréation des ressources, traduite en soin créatif d’éléments de contexte, dans une perspective de long terme. Nous sommes aux antipodes du court-termisme, de la recherche de l’efficacité à n’importe quel prix et de l’indifférence généralisée qui ont caractérisé le modèle de croissance de ces dernières décennies. Du point de vue historique, elles ne représentent pas un phénomène inédit mais peuvent être reconduites, au moins en partie, à la tradition de l’économie civile, qui pense de manière intégrée l’économie et la société car elle postule la possibilité d’harmonie des intérêts19. L’économie civile – qui rappelle la culture citoyenne, l’humanisme civil et la civilisation dont le développement doit être porteur –, contrairement au modèle anglo-saxon tout entier centré sur une vision individualiste, se développe dans une perspective personnaliste, où la différence entre l’individu et la personne renvoie fondamentalement à l’importance attribuée à la nature relationnelle du sujet. Pour cette raison, elle considère l’économie comme intimement enracinée dans la vie sociale et conçoit le bonheur en termes relationnels. Elle parle, en ce sens, non seulement le langage de l’appartenance, donc de l’importance des liens, de prendre soin, de prendre la responsabilité de, de la gratuité, comme dimensions non étrangères à la vie économique ordinaire, mais également du travail comme lieu de l’humain, de l’engagement éthique et civil20. 18. La recomposition, de la part de l’entreprise générative, de valeur économique et valeur sociale, est approfondie dans la thèse de doctorat de Patrizia Cappelletti, intitulée : « L’innovation générative. Formes et logiques d’organisation de la générativité italienne » (U.C. Milano, 2014). 19. Les traits de la tradition de l’économie civile, dont les origines remontent au xviiie siècle en Italie, ont été récemment formalisés et actualisés par Bruni et Zamagni [Bruni-Zamagni, 2004, 2009 ; Zamagni, 2012]. 20. De là, la centralité des figures du travailleur et du citoyen que l’action générative unit dans le registre public. Le capitalisme de la valeur contextuelle… 387 Les premières ressources à être valorisées dans une entreprise générative sont, c’est compréhensible, les ressources humaines. Les politiques du personnel représentent le levier privilégié, dont un indicateur important est le faible niveau de turnover que les entreprises génératives présentent. Capaciter les personnes signifie, dans le langage des organisations, les former, investir sur elles, en protéger le work life balance et la dignité, donc la réalisation contextuelle, partager avec elles informations et destins, en protéger la possibilité de critique et la diversité, se sentir responsable de la reproduction créative, dans le temps, du bien-travail que l’on partage21. Outre les personnes, la nature et les choses aussi sont valorisées. La référence est, en général, à une notion de soutenabilité intégrale qui entre dans le business de l’entreprise ; plus en détail, le business de certaines de ces entreprises consiste à transformer ce qui n’a plus de valeur en quelque chose qui en a22. La valorisation est action opposée à la prolétarisation des personnes [Stiegler, 2009] et à l’exploitation de la nature23. Être soutenables, pour les entreprises génératives, signifie faire circuler de la prospérité. Pour cette raison, le mouvement de l’entreprise générative est cyclique, au sens où il « redonne » au contexte ce que ce dernier a offert à l’entreprise – en conjuguant tradition et innovation24. Cette posture, 21. Par exemple, la Milestone Srl qui, grâce à des parcours internes de croissance professionnelle et au soin constant envers la construction d’un environnement de travail accueillant et constructif, présente des pourcentages de turnover proches de zéro (<www.generativita.it>). 22. Le cas de la Marco Polo Engeneering est à ce sujet exemplaire : l’entreprise transforme les déchets (les déjections animales) en ressource. C’est ainsi que naît l’Humus Anenzy, utilisé avec succès dans la reconstruction de la structure de terrains appauvris par des années de monoculture et/ou par l’utilisation excessive de fertilisants chimiques (<www.generativita.it>). 23. La valorisation peut être entendue aussi comme processus contraire à la banalisation, comme reconnaissance de l’unicité sur la base de la valeur produite. La marque Brandina en est un exemple : elle transforme le tissu utilisé depuis des décennies dans la production de chaises longues pour la plage de Rimini en sacs et accessoires (<www.generativita.it>). 24. Les caves Argiolas de Serdiana, en Sardaigne, en sont un exemple : elles ont adopté des technologies à l’avant-garde visant à la fois à l’amélioration des processus de production et des produits et à la protection du patrimoine environnemental local et de l’économie d’énergie. Ce qu’elles proposent sur le marché, ce ne sont pas des bouteilles de vin mais une certaine manière d’être au monde et de produire, une relation avec une terre, la terre de Sardaigne, et avec sa culture, que l’on entend promouvoir intégralement (<www.generativita.it>). 388 Du convivialisme comme volonté et comme espérance dérivant du sentiment d’être partie intégrante d’un écosystème, contribue à expliquer l’investissement dans ce qui est commun, qui caractérise les organisations génératives et qui se traduit en efforts concrets dans des domaines comme celui du Welfare d’entreprise, du développement culturel, de la valorisation d’éléments spécifiques de la tradition locale. Cette prise en charge naît de la conscience, de la part de l’entreprise, de vivre et de prospérer grâce à la richesse d’un humus présent sur un territoire donné, c’est-à-dire grâce au capital humain, relationnel, culturel, social, historique et spirituel de ce dernier. Le maintien et l’amélioration de ce capital sont essentiels pour la qualité de la vie des personnes qui font l’entreprise, ainsi que pour le succès économique de l’entreprise même. La tension à la croissance trouve donc son équilibre dans la tension restitutive qui devient paramètre et boussole pour la direction de l’entreprise25. Il est ainsi évident que l’entreprise générative se meut à l’intérieur de coordonnées éthiques précises qui dessinent un nouveau rapport avec l’espace et relancent le thème de l’embeddedness. Face à la prédominance de formes de relation instrumentales avec le territoire, qui a souvent représenté uniquement une plateforme sur laquelle poser l’entreprise, dans une relation opportuniste, ou même prédatrice, émergent des rapports profonds, presque intimes, avec un territoire et une communauté locale avec lesquels l’entreprise à un rapport d’interdépendance26. Plus généralement, les organisations génératives sont des organisations à fort taux d’innovation qui trouvent, paradoxalement, une source d’inspiration et un modèle culturel27 justement dans la 25. Sur ce point, le cas Cucinelli est parlant : entreprise affirmée productrice de cashmere coloré, dont 20 % des gains sont destinés à des projets de développement culturel, comme la requalification du bourg de Solomeo où siège l’entreprise et la construction du Forum des arts – un complexe d’espaces parmi lesquels le théâtre, l’amphithéâtre et le siège de l’Académie néohumaniste, qui propose des parcours de formation où les pratiques artisanales sont enseignées en même temps que l’anglais, l’architecture et la philosophie à employés et citoyens (www.generativita.it). 26. Eataly est un modèle de business en mesure de constituer une plateforme innovatrice pour l’internationalisation des produits italiens à partir de la connaissance, de la reconnaissance et de la valorisation du made in Italy local et de qualité (<www. generativita.it>). 27. Le cas de Loccioni, qui se définit une couture technologique, est typique. L’entreprise, benchmark pour l’innovation dans son secteur, fait explicitement référence aux modèles culturels de la terre des Marches – monachisme et métayage – Le capitalisme de la valeur contextuelle… 389 tradition dans laquelle elles s’enracinent. L’espace devient ainsi contexte avec lequel l’entreprise tisse une relation d’échange osmotique, sous peine d’appauvrissement réciproque. Grâce au fait d’être à l’écoute des instances sociales et des besoins émergeant dans le plus ample contexte dans lequel elle opère, outre qu’en son propre intérieur, l’entreprise générative est en mesure d’anticiper une demande à laquelle elle répond avec des produits ou des services novateurs. C’est justement ce lien entre citoyenneté en entreprise (là où l’organisation est un lieu de croissance, de formation et de diversité) et citoyenneté de l’entreprise, que l’entreprise se légitime en tant qu’« institution » sur un territoire. De là, le rôle joué par l’entreprise générative dans le développement de pratiques de nature sociale qui ont une signification politique puisqu’elles posent des questions collectives – comme le Welfare, la formation et la recherche, les infrastructures, la qualité environnementale, les connexions internationales28. Outre que sujet économique, l’entreprise générative se révèle, donc, sujet politique au moment où elle devient laboratoire pour une nouvelle polis. L’enracinement à un territoire n’exprime en aucun cas une fermeture sur le local. Au contraire, un des traits qualifiants de ces organisations est justement la sensibilité pour les problèmes et les défis globaux, auxquels elles cherchent à donner une réponse29. Les cas d’entreprises génératives analysés montrent qu’il est possible pour les organisations de prospérer tout en se décrochant du modèle précédent, c’est-à-dire d’un assujettissement passif à la performance financière sur le très court terme. Les entreprises génératives semblent plutôt partager une conception de temps plus détendu qui leur permet de considérer la valorisation des différents types de ressources comme un investissement pour le futur centrés sur l’autonomie, l’esprit entreprenant et le respect du sujet et de la nature (<www.generativita.it>). 28. C’est le cas de Luxottica qui, à partir d’une brève expérience de chômage interne, a développé avec les parties sociales un modèle de Welfare d’entreprise a fait école (<www.generativita.it>). 29. L’entreprise Berbrand, par exemple, société productrice de boutons de nacre, anticipant les tendances du marché, a développé un processus de production à soutenabilité écologique totale, certifié par Ecotest. Ce qui l’a amenée à investir dans la protection et le repeuplement des fonds marins du Western Australia, d’où provient sa matière première, avec des bénéfices qui ont des retombées tant sur les populations locales que sur l’entreprise même (<www.generativita.it>). 390 Du convivialisme comme volonté et comme espérance – qu’elles-mêmes font exister – et non comme un coût immédiat. Les résultats sont payants au niveau économique et gestionnaire, mais aussi, plus largement, social et humain. Garder une perspective signifie, en effet, générer, à l’intérieur et en dehors de l’entreprise, surtout de la confiance, ingrédient crucial pour toute entreprise, que les temps de crise finissent presque inévitablement par déprimer et frustrer. Dilater l’horizon temporel permet, et c’est loin d’être secondaire, d’insérer la dimension du sens dans le cadre de l’action de l’organisation. Il est donc possible de lire l’engagement de l’entreprise et des personnes qui en font partie à l’intérieur d’un cadre où les choses que l’on fait bien, puisqu’elles durent, permettent de « vaincre » le temps. Parmi les stratégies distinctives de l’action des organisations génératives, nous mentionnons la mobilisation comme capacité d’attirer et de regrouper des ressources dispersées afin de produire de la valeur, selon des modalités de collaboration plus ou moins formelles, qu’il s’agisse d’autres entreprises, de talents isolés ou d’organisations avec lesquelles on partage des manières de faire, en plus des objectifs. Dans la mobilisation, la diversité est incluse et intégrée pour amener, à l’intérieur de l’entreprise, des perspectives nouvelles. De cette manière, on a une génération et régénération des liens et de la confiance qui constitue un « plus de valeur ». La richesse des dimensions qui émergent pose le problème de mesurer30 les entreprises génératives, dont l’évaluation ne peut se faire sur la base des seuls indicateurs quantitatifs. Le soin apporté aux personnes et aux produits ainsi qu’au social et à l’environnement montre que ces entreprises assument non seulement leurs propres outputs, mais également leurs propres moyens et objectifs comme indicateurs de la capacité de créer de la valeur. Il est nécessaire de tenir compte de ce « plus de valeur » et des externalités positives que l’entreprise engendre, bien que difficiles à mesurer. C’est-à-dire, par exemple, du sens d’appartenance à l’entreprise, de la passion pour son propre travail, de la qualité des relations et du renforcement des liens sociaux, de la circulation de confiance, du niveau de créativité et d’innovation, de la réputation gagnée et d’autres externalités31. 30. Cela renvoie aux réflexions, développées ces dernières années, sur la nécessité d’étendre la notion de richesse et des instruments qui la mesurent, parmi lesquels, au niveau macro, le PIB comme mesure du bien-être [Sen et al., 2009a ; 2009b]. 31. Outre le problème de paramétrer la valeur contextuelle, nous signalons une ultérieure interrogation portant sur le travail effectué, jusqu’à maintenant limité aux Le capitalisme de la valeur contextuelle… 391 Conclusion Le capitalisme de la valeur contextuelle, en réunissant économie et société, réalisation de soi et progrès social, intérêt et gratuité, constitue une nouvelle possibilité de coexistence pacifique des individus. Il se greffe sur un modèle de développement économique qui est un développement humain, visant à la création de valeur contextuelle, ou partagée. À son tour, ce modèle repose sur une anthropologie anti-utilitariste. S’il est vrai que le capitalisme de la valeur contextuelle, dont notre article a mis en évidence les premiers signaux, ouvre une nouvelle phase dans l’évolution du capitalisme sur les cendres de la précédente, il est également vrai qu’il n’est, pour l’instant, pas possible d’en prévoir le développement, ni l’extension. Il s’agit d’un processus n’ayant rien d’inévitable qui pourrait rester minoritaire, par exemple en coexistant avec d’autres paradigmes de développement. Nous avons vu qu’il peut rouvrir le désir à la transcendance et à l’idéal, mais ce dynamisme – bien qu’il apparaisse aujourd’hui comme une nécessité face à la nouvelle demande de réalisation à travers les liens – n’a rien de déterministe. La diffusion du capitalisme contextuel est, en dernière analyse, dans les mains des personnes, des mouvements culturels qu’elles forment, des marchés qu’elles créent et des États qu’elles composent. Cela revient à dire qu’il sera du devoir de l’action individuelle et politique de soutenir le changement dans cette direction. Afin que ce paradigme puisse gagner toute sa place, une articulation nouvelle des relations entre État, société civile et entreprises sera nécessaire, visant à la création de valeur partagée. Visant, donc, à soutenir un développement moins déséquilibré et unilatéral, plus attentif à la dimension sociale, relationnelle, contextuelle de la vie humaine, qui puisse mener à une nouvelle prospérité. Une prospérité qui n’est donc évidemment pas synonyme de richesse matérielle, parce qu’elle ne se réduit pas au profit mais reflète la pluridimensionnalité de la vie bonne. Qui valorise les choses, la nature et les personnes, au lieu de les appauvrir. Et qui parle le langage du convivialisme, après des années d’individualisation. frontières territoriales nationales ; c’est-à-dire qu’il reste à comprendre si l’on peut étendre au niveau supranational le modèle d’entreprise générative tel qu’il est décrit. 392 Du convivialisme comme volonté et comme espérance Références bibliographiques Bataille Georges, 1933, « La notion de dépense », La critique sociale, n° 7, p. 7-15. Bauman Zygmunt, 2000, Modernità liquida, Laterza, Roma-Bari. 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Si, comme le soutient Cornelius Castoriadis [1999], contre le Platon du Politique, l’action politique ne relève pas d’une épistémè, d’une science – comme c’est le cas pour la médecine –, si, comme le défend aussi Socrate, par le biais d’un mythe, contre Protagoras, la capacité politique – la technè politikè – est également repartie entre les êtres humains1, cette deuxième option n’apparaît guère fondée théoriquement. Bien au contraire, prétendre recueillir une parole « experte » sur la politique, c’est déjà considérer qu’il y a en la matière une distinction signifiante entre experts et profanes et prendre comme point de départ, de manière consciente ou non, une conception élitiste de la démocratie [Bachrach, 2002]. Or comme le montrent les travaux de Carole Pateman [1970, 1989], il n’y a pas une, mais deux théories « classiques » de la démocratie – démocratie représentative (Hobbes, Locke, Bentham, John S. Mill) et démocratie participative (Rousseau, John S. Mill) – et l’attention 1. Platon [1923]. John Dewey développe des analyses similaires dans Le Public et ses problèmes [1927, p. 206-209]. 396 Du convivialisme comme volonté et comme espérance exclusive accordée à la première, en prenant la partie pour le tout, influe sur la conception des dispositifs d’enquête et fausse l’interprétation des résultats. S’il n’y a pas de raisons théoriques de penser que des militant-e-s ou des personnes occupant une fonction rémunérée dans la sphère de la politique institutionnelle, sont mieux à même de nous renseigner sur la politique que des individus non militants, il est clair cependant que, d’un point de vue empirique, les réponses des unes et des autres ne peuvent être similaires. Mais, en principe – et c’est une hypothèse que les analyses qui suivent doivent venir confirmer – il s’agira plus d’une différence de contenu que de structures de l’action politique. C’est-à-dire que l’étude des pratiques et représentations politiques de personnes non militantes doit faire apparaître des « manières de faire » [Certeau de, 1980, p. XL], des formes d’action et des procédures, des structures de pensée et de représentation que l’on retrouvera, avec un fond plus dense, dans le monde militant. Dans la pratique, le fond n’est pas sans effet sur la forme. Nonobstant, on retrouve bien, comme on va le voir, au-delà des différences de détails, les mêmes structures de représentation et d’action. Je présenterai dans un premier temps les pratiques de citoyenneté des jeunes adultes telles qu’elles ressortent de l’analyse des entretiens. Dans un second temps, je montrerai qu’au-delà des différences d’investissement entre « non-militants » et « militants2 », les formes d’action politique revendiquées par les jeunes adultes se retrouvent aussi, avec une teneur différente, du côté du monde « militant ». Cet article s’inscrit dans le cadre d’une recherche de long terme, à la fois théorique et empirique, sur les pratiques politiques et la citoyenneté, au-delà des seuls canaux d’action institutionnalisés, déjà bien étudiés. Le travail théorique sur la notion de politique doit aider à appréhender dans toute leur complexité les matériaux empiriques recueillis et, en retour, ces derniers viennent bien souvent questionner les catégories d’analyse utilisées, invitant à pousser plus avant la réflexion théorique. Dans le cas de l’enquête mobilisée ici, l’analyse des entretiens approfondis conduits avec des jeunes adultes non militants a rendu nécessaire un retour à la théorie pour élaborer des outils conceptuels permettant de 2. En première approche, on peut définir l’engagement militant comme « toute forme de participation durable à une action collective visant la défense ou la promotion d’une cause » [Sawicki, Siméant, 2009, p. 98]. La politique des profanes. Formes d’action politique et pratiques… 397 rendre compte plus adéquatement des réalités empiriques. Ce texte se fait l’écho de ce va-et-vient entre empirie et théorie en proposant un parcours d’analyse. Mener un travail empirique sur les pratiques politiques supposait au préalable de définir des modalités d’enquête assorties d’options méthodologiques qui, pour l’analyse des pratiques politiques, sont structurées par le type d’approche retenue. On peut considérer comme politique une action revendiquée comme telle par les personnes ou les groupes qui les effectuent. Dans ce cas, c’est l’autoqualification qui sert de critère de définition. À cette approche nominaliste, s’oppose une approche que l’on peut qualifier cette fois de matérialiste : il revient à la personne menant l’enquête de définir des critères de politicité des actes observés, sans s’arrêter à la seule parole des acteurs et actrices. Les résultats présentés ici sont issus d’une recherche conduite, dans le cadre d’un doctorat de sociologie [Pinet, 2010], sur la base d’une approche nominaliste. Comme, dans ce cas de figure, la qualification des auteurs de l’action est souveraine, l’enquête a consisté notamment à recueillir la parole des personnes concernées. L’option méthodologique nominaliste a donc été associée à un protocole d’enquête s’appuyant sur la réalisation d’entretiens : 48 entretiens approfondis d’une durée de deux à quatre heures environ ont ainsi été réalisés avec des jeunes adultes (25-34 ans) chiliens, états-uniens et français non militants, habitant depuis plus de cinq ans dans les agglomérations de Santiago du Chili, New York et Paris3. Politique et citoyenneté : pratiques et représentations de jeunes adultes non militants Que ressort-il de l’analyse de la série d’entretiens réalisés ? Tout d’abord, il faut noter que l’usage fait du vocabulaire de la politique et de la citoyenneté est conforme, comme on peut s’y attendre, aux usages des deux notions mises à leur disposition dans différents contextes de socialisation (l’école, les médias…). Sont ainsi fréquemment évoqués la vulgate d’une citoyenneté constituée de droits et dedevoirs ou l’importance de principe du vote… Un des traits marquants du corpus d’entretiens est la fréquence, peu attendue, avec laquelle les jeunes adultes revendiquent comme politiques des actions sans rapport avec la sphère des gouvernants. 3. Les personnes interrogées ont été choisies pour diversifier les profils en tenant compte du sexe, de la position politique, du niveau d’études, etc. 398 Du convivialisme comme volonté et comme espérance Des actions politiques de type plus conventionnel, comme le vote, la manifestation ou la signature de pétitions sont bien entendu aussi revendiquées, associées en général à un fort désenchantement4 visà-vis de la sphère de la politique institutionnelle. Dans le premier cas de figure, les actions qualifiées de « politiques » sont présentées comme des manières possibles de transformer la société. Dans le deuxième cas, priment plutôt des considérations pragmatiques du type « voter pour le moins pire ». Le même qualificatif sert donc à désigner ces différents types d’actes sans que le désenchantement touchant le second type d’actes touche aussi le premier. Cette absence de contagion s’explique par la manière dont est structurée la représentation de ce qu’est une action politique : une action est considérée comme politique si elle contribue à transformer la société, il y a donc différents types de canaux d’action et la dévaluation d’un de ces canaux n’a pas nécessairement d’effets sur les autres canaux utilisés. On peut ainsi distinguer, pour les commodités de l’analyse, deux types d’action politique en fonction des canaux empruntés : on appellera médiate ou immédiate une action politique visant à transformer la société politique selon que cette transformation est recherchée avec ou sans médiation de la sphère des gouvernants. Selon cette distinction, le vote est une action politique médiate : on cherche à provoquer un changement dans la communauté politique par l’intermédiaire de la sphère de la politique institutionnalisée : mon vote participe à la conformation de cette sphère qui, à son tour, va transformer la société par le moyen de lois et de réformes. Si je décide d’acheter mes légumes auprès d’un petit producteur local au lieu de le faire au supermarché parce que, de cette manière, je soutiens financièrement l’agriculture locale et non les actionnaires d’une grande chaîne de distribution, je participe à la « redistribution des ressources et des “chances de vie” » évoquées par Alf Lüdtke [2000, p. 61]. Mon action est cette fois une action politique immédiate, qui ne passe pas par la médiation de la sphère des gouvernants. Si je participe à une manifestation contre un projet de loi qui me paraît injuste ou pour faire pression sur le gouvernement pour qu’il réalise telle ou telle réforme, il s’agit alors d’une action politique médiate protestataire. Si l’on définit la citoyenneté comme l’appartenance participative à 4. Sur cette question, voir aussi Muxel [2010]. La politique des profanes. Formes d’action politique et pratiques… 399 une communauté politique, on peut parler de la même manière de pratiques médiates et de pratiques immédiates de la citoyenneté. Ces précisions lexicales apportées, revenons à l’analyse des entretiens. S’appropriant le vocabulaire de la politique et de la citoyenneté, deux tiers des personnes interrogées revendiquent des pratiques immédiates de la citoyenneté. Je vais présenter et expliciter ici les deux formes les plus fréquemment évoquées que sont la citoyenneté éthique (dix-neuf personnes) et la citoyenneté spécifique (dix-sept personnes). Citoyenneté éthique La citoyenneté éthique se fonde sur l’idée qu’une transformation de soi et autour de soi – par l’entraide, les petits gestes du quotidien… – peut avoir un effet sur la société dans son ensemble. Philippe, Parisien de trente et un ans, est travailleur social, au chômage au moment de l’entretien. Il explique : « La politique, c’est ce qu’on fait de sa vie, c’est pas quelque chose de l’ordre des programmes, adhérer à un parti politique, c’est pas ça la politique. […] [J]’imagine plus une manière de vivre par une transformation du quotidien, une prise en charge de soi-même, tout en vivant avec les autres. Je ne vois pas, je n’y crois pas, à la musique de l’élection, même s’il y a des gens qui se sont battus pour, je comprends et je respecte, mais aujourd’hui, je ne crois pas qu’il y ait un projet politique réel dans les gens qui tournent autour des hommes politiques. Je n’ai pas l’impression qu’il y ait une volonté d’amener le monde à comment vivre ensemble. » Ma question sur la citoyenneté l’amène à décrire une éthique citoyenne du quotidien, de la proximité et de l’interaction : « Pour toi, cela veut dire quoi, être citoyen ? — Être citoyen, c’est faire un truc, la difficulté c’est que le collectif, je sais pas comment il s’organise aujourd’hui, y a des parcelles de lambeaux de collectif encore mais… Être citoyen ce n’est pas acheter le dernier disque d’Obispo, ce n’est pas consommer pour faire marcher l’économie ici. Ça ne passe pas par là, c’est faire vivre la vie de quartier, c’est la manière dont je vois dans le quotidien, comment j’oriente ma manière de faire et d’agir, c’est-à-dire que je préfère avoir des endroits [...], c’est-à-dire dans les choses, ce qui est intéressant, c’est le parcours, si tu vas à quelque chose pour consommer t’as plus de parcours, tandis que je vais faire les habits, tu prends ta taille, après tu vas chercher quelqu’un qui te le coupe, mais ça prend du temps, faut pas être pressé, 400 Du convivialisme comme volonté et comme espérance en même temps tu as ce que tu veux d’une part, et en plus, donc, c’est toute une manière de vivre ! » Vincent, un autre Parisien, travaille comme intérimaire, il n’a pas terminé ses études secondaires et ne vote pas. Il déclare se sentir citoyen, mais pas au sens administratif : « Je n’ai pas de carte d’électeur, je ne suis pas déclaré aux impôts, sur le papier administratif, je n’existe pas vraiment ! Je n’ai pas beaucoup de poids et je m’en fous complètement parce que, honnêtement, je n’attends rien de la société administrative quoi ! » Il se sent citoyen « [avec] des êtres humains ! » : « Et c’est comment te sentir citoyen avec des êtres humains ? — C’est s’investir pour des personnes, par exemple je faisais du babysitting avant, le petit que je gardais, je le vois assez souvent maintenant, il y a un suivi parce que je me suis attaché à lui, il y a des gens pour qui j’ai fait du baby-sitting avant qui m’ont aidé à trouver l’appartement dans lequel je suis, des travail au noir, pour leur rendre ça, je leur ai fait monter des étagères gratuites, c’est aider des gens quand je peux les aider, aider une mamie, aider quelqu’un que je peux renseigner, donner des bons conseils à des gens, faire participer des choses qu’on a et qu’on connaît aux gens qui ne connaissent pas et qui n’ont pas !5 » Cette forme de citoyenneté s’appuie sur deux représentations du changement permettant de passer de l’individuel au collectif. La première est de type kantien. Kant propose en effet comme seconde maxime de l’action morale : « Agis selon la maxime qui peut en même temps se transformer en loi universelle. » Le citoyen éthique se dit de même que si tout le monde agissait comme lui, le monde irait bien, ou, au moins, que le changement commence par soi et qu’il faut souhaiter que les autres penseront et feront de même : le citoyen éthique postule d’autres citoyens éthiques. L’appel à la responsabilité des consommateurs et l’invitation à acheter des produits issus du commerce équitable ou respectueux de l’environnement, l’écocitoyenneté et la consom’action font toutes référence à la citoyenneté éthique : « Agis selon la maxime qui peut en même temps se transformer en loi universelle » et cela changera (un peu) le monde. La seconde, que j’ai appelée citoyenneté concentrique, est revendiquée de manière explicite par sept personnes. Elle conçoit le processus de changement sur le modèle des cercles qui apparaissent 5. Je souligne. Il en va de même dans les extraits d’entretien suivants. La politique des profanes. Formes d’action politique et pratiques… 401 à la surface de l’eau quand on y jette une pierre. Le passage du changement individuel au changement collectif se ferait grâce à l’effet que peut avoir un individu sur la manière d’agir de son entourage et ainsi de proche en proche. Le discours de Matthew, acteur new-yorkais de vingt-six ans, illustre bien cette conception. Son engagement citoyen va bien au-delà du seul fait de voter : comme son travail lui laisse du temps libre, il a décidé de s’installer quelques après-midi par semaine sur le quai d’une station fréquentée de métro, avec son ordinateur portable et des haut-parleurs, pour montrer aux passants des documentaires critiquant l’action des multinationales états-uniennes ou demandant des enquêtes plus approfondies sur les événements du 11 septembre 2001… Lorsque je lui demande pourquoi il agit de la sorte, il développe une justification très élaborée et argumentée de son action en termes de citoyenneté concentrique : « Je ne sais pas spécifiquement si c’est la chose la plus utile que je pourrais être en train de faire [d’aller montrer des documentaires sur un quai du métro]. J’ai fait l’expérience du fait que cela a, au moins à un certain degré, l’effet que je recherche. Mais, plus que ça – as-tu connaissance de ce truc de pop psychologie, peut-être pseudoscientifique, qui est en vogue avec l’idée du pouvoir d’attraction ? Il y a un film et un livre appelé Le Secret. Une grande partie de cela est supporté par des recherches en physique quantique. Le principe est, pour le dire de façon basique, que tes pensées se manifestent par des événements dans le monde autour de toi…, comme Gandhi, qui disait : Sois le changement que tu veux voir dans le monde. De marcher simplement en étant une personne responsable suscite de la responsabilité chez les autres gens autour. Je ne sais pas quelle est l’action spécifique, mais je me sens responsable quand je suis là-bas [sur le quai du métro], alors j’ai l’impression que c’est ce qui génère les résultats. » Il ne s’agit pas ici d’examiner la validité scientifique de ses affirmations ou de faire remarquer que Gandhi n’a jamais prononcé cette phrase, qui pourtant est très à la mode sur internet. Il suffit d’observer que, pour Matthew, l’idée d’une citoyenneté concentrique motive et encourage son action. Maricel a vingt-huit ans, elle garde des enfants à New York. Elle aussi revendique un idéal de citoyenneté concentrique : « Comment puis-je, sur la base d’un moment après l’autre, dans ma vie de tous les jours, comment puis-je promouvoir une connexion entre les gens et le souci mutuel des uns envers les autres. Je pense que, qui sait 402 Du convivialisme comme volonté et comme espérance si c’est idéaliste, mais pourquoi ne pas penser que ce type de manière d’être peut-être contagieux. Pourquoi ne pas penser que nous pouvons l’adopter ? Simplement en cercles concentriques, à partir de, disons, moi, mes amis, ou les gens avec qui je suis en relation, et alors quand ils sont en relation avec d’autres gens. Je parlais à mes parents il y a quelques mois de tout cela. Je disais que si je vois quelqu’un faire tomber une MetroCard6, […], je dirai : Excusez-moi, vous avez fait tombé ça. Si quelqu’un voit ça, elle ou il cédera peut-être son siège à quelqu’un d’autre le lendemain. Je pense, que bien sûr, cela ne m’arrive pas à chaque moment. […] Je pense qu’il doit y avoir une sorte de préoccupation pour autrui. Et qui sait si ce n’est pas ma façon de penser politiquement. » Citoyenneté spécifique La citoyenneté spécifique postule, elle, qu’une transformation de la société est possible à partir du lieu spécifique que chaque personne occupe, et, en particulier, dans son lieu de travail7. Anna, Chilienne de vingt-six ans, est professeure à l’école primaire. Elle ne vote pas, mais elle affirme qu’en éduquant des enfants, elle peut avoir un effet plus tangible : « Je crois que la participation se trouve aussi dans d’autres secteurs [que le vote]. C’est-à-dire, je suis professeure. Je crois qu’à l’école, je réalise aussi un travail social, citoyen, politique, et pour moi, cela est même plus important. C’est-à-dire, ce que je peux faire avec l’intervention de mon travail. Comme femme aussi dans le groupe de travail collectif que nous avons, tout ça, je crois que ce sont des façons de participer citoyennement […] Mon boulot à l’école, dans l’éducation, je participe à la formation de personnes. Je forme donc des citoyennes et des citoyens, tu comprends ? Ce qui n’est pas la même chose que de voter pour une personne qui se meut dans le monde politique. Qui, c’est vrai, va peut-être faire beaucoup de choses, mais finalement tu ne sais jamais ce qu’elle va faire et ce qu’elle ne va pas faire. Si elle va respecter ce qu’elle a dit ou non. Alors, la seule chose qui te reste, c’est de faire confiance en ce que tu peux faire, tu comprends ? Et en ce sens, ce que tu peux faire est pour moi beaucoup plus réel que ce que je peux avoir confiance qu’une personne politique va faire. C’est la même chose pour le collectif auquel je participe, avec lequel de temps en temps nous pouvons faire aussi des actions citoyennes de revendication ou 6. L’équivalent new-yorkais de l’abonnement mensuel aux transports parisiens. 7. J’emprunte le qualificatif à Michel Foucault [2001, p. 154-159] qui l’emploie dans l’expression « intellectuel spécifique », j’y reviendrai plus loin. La politique des profanes. Formes d’action politique et pratiques… 403 de manifestation contre quelque chose qui ne nous paraît pas bien, ou aussi discuter avec d’autres gens sur des thèmes qui nous intéressent. — Pourquoi cela te semble-t-il plus valide ? — Parce que c’est quelque chose que je fais… ça revient à ce que je te disais : parce que je peux faire confiance en ce que je fais. Cela dépend de moi et cela dépend des gens avec qui je suis. Cela ne dépend pas d’une personne lointaine, tu comprends, qu’elle soit députée ou député, qu’elle aille ou non faire quelque chose de ce que j’espère. Pareil pour un président ou une présidente. Alors que ce à quoi je participe directement est entre mes mains. C’est ce que je peux faire, ce que je peux réussir avec les gens. » Dans cet échange, on voit clairement comment la rupture du pacte de représentation et la perte de confiance sont associées à un déplacement de l’action dans la sphère du proche, où les effets peuvent être vérifiés et contrôlés. Il y a bien sûr des professions (éducation, arts, travail social…) où la revendication d’une citoyenneté spécifique paraît plus évidente8 : il est plus facile de penser qu’on peut changer le monde à partir de son activité professionnelle quand on est enseignante que lorsqu’on vend des chaussures. Cependant, cette revendication apparaît aussi dans d’autres cas, elle est alors associée au désir de changer de travail. À Paris, par exemple, deux des personnes interrogées expliquent qu’elles ont essayé de trouver un emploi dans le secteur humanitaire, pour des raisons de ce type. Citoyenneté éthique et citoyenneté spécifique sont les deux formes de citoyenneté immédiate les plus récurrentes dans les entretiens. D’autres formes, qui ne seront pas décrites ici, apparaissent aussi dans les discours (citoyenneté concentrique, évoquée rapidement et associée en général à la citoyenneté éthique, citoyenneté associative et militante, citoyenneté collective). Il s’agit toujours d’une citoyenneté des petites choses, loin des discours de transformation radicale de la société qu’on pouvait entendre au début des années 1970 au Chili, en France ou aux États-Unis. Comment comprendre alors ces formes de citoyenneté ? La conviction que de grandes transformations sont possibles semble, à l’heure actuelle, très fragile. Il y a peu de traces dans les entretiens d’une foi dans des « lendemains qui chantent » qui motiverait l’action présente (conviction téléologique). Au contraire, la construction de la conviction se fait apparemment plutôt chemin 8. Emmanuelle Reynaud fait le même constat [1980, p. 281-282]. 404 Du convivialisme comme volonté et comme espérance faisant : le succès de petites actions invite à continuer : elle a un effet capacitant, à l’opposé du sentiment d’impuissance que produisent, si l’on en croit bon nombre des personnes interrogées, les informations diffusées par les médias qui énumèrent problèmes et conflits. On pourrait donc dire que ce qui est en jeu dans ces petites formes de citoyenneté, c’est la construction d’une conviction procédurale, qui se renforce à mesure que les actions entreprises atteignent leurs buts. Si l’hypothèse proposée plus haut s’avère juste, on devrait retrouver les mêmes structures de représentation et d’action politique, associées à un contenu plus dense, du côté du monde « militant ». Qu’en est-il ? L’investissement « militant » des formes d’action politique Quelle est la « manière de faire » [Certeau de, 1980] propre à la citoyenneté éthique ? Quelle forme d’action politique metelle en jeu ? Au-delà des deux mécanismes de généralisation de la transformation évoqués – universalisation kantienne et effet de proche en proche –, la même structure de pensée et d’action est à l’œuvre : l’idée est que « charité bien ordonnée commence par soi-même », que la transformation sociale commence par une transformation de soi, de ses modes de vie, individuelle et collective. Cet investissement d’une « sphère du proche » [Ricœur, 2000, p. 161162], associé à une volonté de ne pas différer à un hypothétique lendemain qui chante l’impératif de transformation sociopolitique, renvoient, dans l’univers « militant », aux expériences d’associations coopératives et de communautés utopiques dont l’histoire est riche d’exemples. Des associations ouvrières du xixe siècle, en France [Desroche, 1981] ou au Chili [Grez Toso, 2007], aux communautés fouriéristes [Desroche, 1975], aux États-Unis et ailleurs, de l’Icarie cabetienne [Crétinon, Lacour 1952 ; Rancière, 1981], implantée dans l’Illinois au milieu du xixe siècle, à la coopérative de Longo Maï [Graf, 2006], fondée en 1973 à Limans, dans les Alpes-deHaute-Provence, des communautés libertaires états-uniennes décrites par Ronald Creagh [1983] aux « escargots9 » zapatistes 9. Caracol (escargot en espagnol) est le nom donné aux communes autonomes créées au Chiapas en 2003. La politique des profanes. Formes d’action politique et pratiques… 405 au Chiapas mexicain, on retrouve la même « manière de faire », la même forme d’action politique où le changement sociopolitique passe par une « transformation du quotidien », comme l’expliquait Philippe, interrogé dans cette enquête. Qu’en est-il de la citoyenneté spécifique ? Autour de quelles structures s’articule-t-elle ? Il s’agit d’un type d’action politique qui se déploie à partir des lieux sociaux dans lesquels individus et groupes sont inscrits et, en particulier, à partir de leurs activités professionnelles. Dans ce cas-là, il est facile de voir le contenu militant que peut prendre une telle forme d’action politique. Le concept proposé par Michel Foucault pointe d’ailleurs déjà dans cette direction : l’« intellectuel spécifique » – comme Robert Oppenheimer, l’un des pères de la bombe atomique états-unienne, qui prend position après 1945 contre la course à l’armement nucléaire – s’engage à partir de la position qui est la sienne : « Les intellectuels ont pris l’habitude de travailler non pas dans l’universel, l’exemplaire, le juste-et-le-vrai-pour-tous, mais dans des secteurs déterminés, en des points précis où les situaient soit leurs conditions de travail, soit leurs conditions de vie (le logement, l’hôpital, l’asile, le laboratoire, l’université, les rapports familiaux ou sexuels) » [Foucault, Fontana, Pasquino, 2001, p. 154]. Après 1968, nombreux sont ainsi les militants qui voient dans leur travail un moyen de transformer la société. Alexandra Oeser [2010] évoque le cas des enseignants du secondaire en Allemagne, et Emmanuelle Reynaud les médecins, infirmières et autres employés des hôpitaux. Celle-ci explique ainsi que : « […] Les changements attendus ne s’arrêtent pas à l’individu mais, à travers lui, et en partant de lui, l’action porte sur le tissu des relations sociales, sur l’ajustement des comportements entre eux et donc bien sur la vie collective » [Reynaud, 1980, p. 285]. Cette forme d’action n’est pas bien sûr une « invention » de l’après-1968. On pourrait même plaider à l’inverse, avec Daniel Lindenberg [2008], que les actions de ce type menées dans l’aprèsguerre ont préparé les événements de mai 1968… Mais ce qu’il importe surtout de noter ici, c’est que l’engagement militant prend corps dans le cadre d’activités professionnelles, que ce soit dans le domaine de la psychiatrie ou dans celui de l’éducation, pour ne citer que les deux cas les plus emblématiques. Dans cette perspective, l’accent mis sur l’institution [Oury et al., 1985 ; Basaglia, 1970], 406 Du convivialisme comme volonté et comme espérance dont témoignent les désignations choisies – psychothérapie institutionnelle [De Bisschop et al., 2009 ; Guattari, 2012], pédagogie institutionnelle [Vasquez, Oury, 1971]… – laisse bien voir la « manière de faire » à l’œuvre. La volonté de transformation sociale s’exerce d’abord dans et sur un espace social particulier : il s’agit d’en finir avec l’asile-prison ou l’« école-caserne » [Pain, Oury, 1972]. Lucien Bonnafé, un des psychiatres à l’origine de la mise en place de la psychiatrie de secteur, résume par exemple le projet « désaliéniste » à l’aide de la formule suivante : « Détruire le système aliéniste ou asilaire et bâtir son contraire sur ses ruines » [Bonnafé, 1992, p. 321]. La clinique psychiatrique de La Borde, fondée en 1953 par Jean Oury, est ainsi un espace ouvert, sans murs d’enceinte, et des commissions constituées de patients et de soignants prennent en charge l’organisation des différents aspects de la vie collective [Dardy et al., 1976]. Ces pratiques, qui constituent une importation dans l’institution psychiatrique « des exigences éthico-pratiques issues des courants profonds de l’idéologie révolutionnaire » [Polack, Sivadon-Sabourin, 1976, p. 34] sont en même temps partie prenante du dispositif thérapeutique. Si, comme cela a déjà été noté, certaines activités professionnelles semblent structurellement propices à cette forme d’action politique, on la retrouve aussi dans d’autres secteurs. Ainsi, dans la France des dernières années, différents mouvements de résistance aux mesures adoptées par le gouvernement de Nicolas Sarkozy ont pris la forme d’actes de désobéissance au sein des services publics où enseignants des écoles, postiers, électriciens, conseillers du Pôle emploi – pour ne citer que ces quelques exemples – refusaient de suivre des directives leur paraissant aller contre la vocation de service public de leurs entreprises [Weissman, 2010]. Ces différents exemples sont autant de figures prises par une même « manière de faire », qualifiée à partir de l’analyse des entretiens comme citoyenneté spécifique. On retrouve donc bien, dans les deux cas – citoyenneté éthique et citoyenneté spécifique –, les mêmes formes d’action politique – d’une part, chez les jeunes adultes non militants interrogés et, d’autre part, chez des individus et des collectifs engagés dans des processus d’action militante. Le dernier exemple donné, désigné par Élisabeth Weissman comme « désobéissance éthique », rappelle que ce que l’on en vient à distinguer à des fins d’analyse existe, en pratique, sans solution La politique des profanes. Formes d’action politique et pratiques… 407 de continuité. Faut-il qualifier les travailleurs d’EDF qui refusent, malgré les directives, de couper l’électricité à certains foyers – ou qui la rétablissent ensuite – de « militants » ? Se qualifient-ils d’ailleurs eux-mêmes ainsi ? Sans doute certains et certaines le font, d’autres non. Leur « manière de faire », qui prend sa source dans une activité professionnelle, invite à parler de citoyenneté spécifique. Mais la fidélité à des principes, le refus d’être le vecteur d’une dérive qu’on ne cautionne pas, pourraient être aussi analysés, même si c’est moins évident, en termes de citoyenneté éthique en négatif : cette fois-ci, ce n’est pas la transformation sociopolitique qui commence par une transformation de soi, c’est le refus d’une transformation plus globale qui passe par un refus d’en être l’adjuvant. On peut résumer ces développements et conclure ce parcours analytique par un retour sur la dialectique de la théorie et de l’empirie. L’empirie vient opportunément rappeler à la théorie les limites d’une conception stato-centrée de la politique, sauf à considérer que les jeunes adultes revendiquant comme politiques des actions sans rapport avec la sphère des gouvernants ne savent pas de quoi ils parlent. L’analyse théorique fait apparaître que, malgré les variations empiriques de contenus, les formes d’action politique évoquées par les jeunes adultes non militants – la politique des profanes – sont aussi investies dans le cadre d’engagements militants d’individus ou de groupes, traduisant ainsi une communauté d’intuition politique. Références bibliographiques Bachrach Peter, 2002, Theory of Democratic Elitism : A Critique, University Press of America, Washington, D.C. Basaglia Franco, 2012 (1970), L’Institution en négation, traduit par Louis Bonalumi, Arkhê, « Tiers corps », Paris. De Bisschop Joris, Hofmans Ariane, Novaes Clara, Van Bunder David, 2009, « La psychothérapie institutionnelle… Histoire(s), politique, résistance. Interview avec Jean-Claude Polack (I) », Psychoanalytische Perspectieven, vol. 27, n° 1-2, p. 175-194. Bonnafé Lucien, 1992, Désaliéner ?: folie(s) et société(s), Presses universitaires du Mirail, « Chemins cliniques », Toulouse. 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Weissman Élisabeth, 2010, La Désobéissance éthique : enquête sur la résistance dans les services publics, Stock, « Les documents », Paris. IIIIIIVIIIII BIBLIOTHÈQUE IIIIII IIII Par Philippe Chanial • Boyer Alain, Chose promise. Étude sur la promesse, à partir d’Hobbes et de quelques autres, PUF, « Léviathan », Paris, 2014, 458 p., 32 euros. On connaissait Alain Boyer spécialiste de Popper et fin connaisseur tant de la philosophie antique qu’analytique. Rawlsien également, à sa manière. On le savait curieux, comme les meilleurs philosophes contemporains, des sciences sociales, notamment de l’anthropologie, à ce titre digne représentant de la réflexion pluridisciplinaire menée au sein du Créa, dont il fut membre. Avec ce livre, Alain Boyer nous offre une synthèse impressionnante de son érudition (au risque d’en faire un peu trop, mais toujours avec humour), mobilisée pour défendre une idée fixe. Au commencement était le Verbe ? L’Action ? Non, la promesse. Car nous sommes les « enfants de la promesse ». L’être humain est d’abord et avant tout un animal qui s’engage, qui « met devant lui » (pro-met), un « homme de parole ». À ce titre, « la promesse et ses avatars sont au cœur du lien social ». « Invention plus cruciale que celle des dieux », elle est le « secret de la culture », le « principium principiorum », le « lien dernier » de la société des hommes, le fondement de la coopération, la « mère de toutes les normes ». Éloge de la promesse donc, et surtout, à travers elle – et indifféremment, ce qui se discute –, du pacte, du contrat, du serment, de l’alliance : Pacta sunt servanda. Telle la noblesse, « la promesse oblige ». Chose promise, chose due. Pour renouer les fils de la confiance qui scelle ces pactes et définir les conditions nécessaires – mais jamais suffisantes – du respect de la parole donnée, l’ouvrage s’appuie tout d’abord sur un long commentaire de la « réfutation de l’Insensé » proposée dans Le Léviathan d’Hobbes. De « celui qui a dit en son cœur : il n’existe rien de tel que la Justice ». De celui pour qui « passer des conventions, ou n’en pas passer, les respecter ou ne pas les respecter, rien de tout cela n’est contraire à la raison, dès lors que cela favorise son intérêt » (Hobbes). Boyer montre bien que cet insensé n’est pas un homme de paille. Hobbes est tout autant 412 Du convivialisme comme volonté et comme espérance hanté par le spectacle des guerres (de tous contre tous) de religions de son temps que par la figure de César ou du Prince de Machiavel. En ce sens, il n’est pas un théoricien de la « Raison d’État » mais un moraliste, tragique et paradoxal. Quasi kantien. Et prérawlsien. Et peut-être même un anthropologue. L’enquête se poursuit en effet à travers une relecture de l’état de nature hobbesien et de la fameuse « chasse au cerf » de Rousseau. La mobilisation de la théorie des jeux et du fameux dilemme du prisonnier ouvre ici une hypothèse plus anthropologique : sans la promesse, cette action collective que constitue la chasse aurait été systématiquement vouée à l’échec, la « tentation du lièvre » étant trop forte. Plus encore, si rien, dans son équipement biologique, ne prédestinait l’homme à vivre dans de si grandes sociétés, c’est la promesse qui nous a sauvés, en contribuant à faire de nous des êtres capables d’action collective. Elle serait ainsi, pour les animaux improbables que nous sommes, un élément essentiel de cette culture que nous avons « inventée » pour ne pas disparaître. Rappelant Nietzsche, Boyer souligne bien combien la nature s’est donné là une tâche paradoxale, tant il serait – mais est-ce si sûr ? – « contre nature pour nous de nous lier volontairement les mains ». Il s’agit donc moins d’une invention que d’un processus évolutionnaire par lequel, une fois la grammaire de la promesse acquise, le renforcement de règles morales artificielles et l’instauration de sanctions (morales, juridiques, politiques) est devenu nécessaire à mesure, comme le soulignait déjà Hume, que les groupes humains s’étendent. On aurait reconnu le paradoxe de l’action collective de Mancur Olson et sa distinction entre les petits groupes et les groupes latents. Dans les premiers, la confiance peut régner, dans la seconde, elle est bien plus problématique… La dernière partie de l’ouvrage, peut-être la plus ambitieuse, « La confiance et le sacré », mériterait, elle aussi, de plus amples développements. Clin d’œil à Girard, il s’agit de rien moins que de réinterpréter la question sacrificielle, et donc, en partie du moins, la genèse du sacré et du religieux, dans le langage de la promesse et du pacte. La figure du serment y joue un rôle central. Les dieux n’ont-ils pas, notamment, été inventés pour garantir et solenniser nos pactes ? Ne sont-ils pas des Léviathans, des souverains immortels ? « Les dieux, écrit l’auteur, sont de formidables garants, des “assurances” contre le parjure et la trahison, avant que des hommes aient été amenés à confier à une instance particulière de leur société le monopole du règlement de (la plupart de) leurs différends et du contrôle de leur engagement, cette “instance” pouvant s’appeler l’État. » Or ces serments sont bien des Bibliothèque 413 formes de promesses faites aux dieux, des dons de paroles, accompagnés parfois de dons en nature. Jusqu’au sacrifice, parfois sanglant. Ici, l’inspiration maussienne de l’auteur devient (enfin) explicite. Le sacrifice est d’abord don, offrande, oblation aux divinités, « potlatch asymétrique » avec les maîtres de notre existence, une « obligation de donner qui est accompagnée de l’espoir d’un contre-don en retour ». Dans un monde profondément religieux, les dieux président presque à tout, il s’agit donc non seulement de les convoquer – en tant que tiers – pour stabiliser nos alliances pacifiques, mais aussi de les « provoquer », par le don unilatéral, à l’alliance. Sacrifier n’est alors que l’une des formes possibles de tels dons. De ce point de vue, le christianisme introduit une innovation remarquable : c’est ici Dieu qui donne aux hommes ce qu’il a de plus précieux, son fils, voire qui se donne ou se sacrifie lui-même (Trinité oblige). C’est Dieu qui joue le premier. Gloire au donateur, et à lui seul ! Et, poursuit Boyer, dans ce renversement, « à nous d’être à la hauteur d’une telle offre sublime. Que pouvons-nous donner en retour comme contre-don ? Ce sera notre parole, notre confiance, notre foi, et notre vie terrestre. Tout donner ». Pour autant, si le don munificent, gracieux, gratuit du Père a bouleversé le rapport au divin et à la loi, nous ne sommes pas sortis du monde de la promesse et du pacte. Au contraire, le christianisme a noué une « nouvelle alliance ». Sans sous-estimer son originalité, il est en ce sens un « avatar du religieux » – n’en déplaise à René Girard. Et, lui aussi, un enfant de la promesse. Ainsi, le sacrifice, mais aussi le don, mais aussi le religieux (mais aussi l’État) supposent la préséance de la promesse, condition de tout échange, même avec les dieux. Alain Boyer prétend ainsi avoir « touché le roc », ce roc que Mauss identifiait au don, matrice de tout engagement, de toute morale et de toute sociabilité humaine. On voit bien ici où le débat pourrait se situer avec les Maussiens. Et le trop court chapitre consacré à Mauss, limité notamment à une interprétation assez hobbesienne du don agonistique, n’emporte pas la conviction. On ne comprend guère pourquoi les travaux de la Revue du MAUSS et ceux d’Alain Caillé, ou de Camille Tarot ou de Marcel Hénaff sur ces mêmes questions (sur le sacrifice, la religion, le christianisme et le don, sur Hobbes et Mauss, sur le don de paroles, sur le don, la confiance et la coopération, etc.) sont les grands absents de ce bel ouvrage. Ou peut-être si. Car, pour Alain Boyer, la promesse qui oblige est avant tout la promesse de ces « petits lendemains » qui rapportent (aux individus, aux groupes, à l’espèce Sapiens, peu importe). En effet, on promet moins pour se lier que pour s’assurer les conditions 414 Du convivialisme comme volonté et comme espérance d’une coopération mutuellement profitable. Avec les dieux ou avec les hommes. C’est tout un. L’Insensé d’Hobbes apparaît alors avant tout comme un piètre calculateur, un « maximisateur impénitent » (David Gauthier) à courte vue… Mais surtout, on comprend mieux alors en quoi, pour l’auteur, il faudrait voir, avec et contre Mauss, dans « le don/ contre-don une espèce du genre pacte/contrat ». Au commencement était le contrat ? Si tel était le cas, il faudrait supposer – ce qu’opposait Mauss à Davy dans sa Foi jurée – une parfaite continuité entre le don archaïque et le contrat moderne. Au risque d’oublier que donner, c’est donner ! Et de faire l’économie de la quête de reconnaissance au cœur du don, pourtant si essentielle pour Mauss. Il est tentant alors de lire ce livre comme une généalogie philosophique et anthropologique du contractualisme (rawlsien), comme y invite sa conclusion. Ce serait fort dommage, tant l’ouvrage est stimulant, ose les spéculations les plus audacieuses et ouvre un magnifique débat. • Denord François, Réau Bernard, La Sociologie de Charles Wright Mills, La Découverte, « Repères », Paris, 2014, 123 p., 10 euros. Voilà enfin que l’on redécouvre les radicals américains des années 1950-1960. On ne peut que s’en féliciter. Et espérer qu’un même sort soit accordé bientôt à Alvin Gouldner, que nous avons traduit et discuté dans la Revue du MAUSS à bien des reprises. Cette excellente synthèse sur Wright Mills (1916-1962) pourra être lue en compagnie des rééditions récentes de ces deux maîtres ouvrages, L’Imagination sociologique (La Découverte) et L’Élite au pouvoir (Agone), parfaitement présentés ici. Cet ouvrage propose également une discussion particulièrement précieuse de son autre grand livre, Character and Social Structure (1953), dont on peste qu’il n’ait jamais été traduit en français. Il y a là un contr’Parsons particulièrement puissant et suggestif, notamment pour les maussiens. On peut regretter que l’auteur soit parfois croqué comme un Bourdieu américain. Dommage de passer ainsi, en partie du moins, à côté de la singularité de ce radicalisme américain… très américain. Si marqué par l’influence du pragmatisme et, avant Dewey, de la conception jeffersonienne, populiste et fédéraliste, de la démocratie. Mais ne boudons pas notre plaisir. Il fut un temps où la sociologie, sans pose ni jargon, maniait l’audace théorique, la curiosité empirique et l’ironie contre les puissants avec une intelligence et une générosité peu communes. Cet ouvrage donne envie de la redécouvrir. Et qui sait, de renouer aujourd’hui avec elle… Bibliothèque 415 • Tazdaït Tarik et Nessah Rabia, Le Paradoxe du vote, éd. de l’EHESS, « Cas de figure », Paris, 2013, 230 p., 15 euros. Tout ce que vous vouliez savoir sur ce désormais classique paradoxe où il était montré par Anthony Downs en 1957 qu’il serait irrationnel pour de purs Homo œconomicus, agissant selon leur seul intérêt, de se rendre à leur bureau de vote quand les bénéfices éventuels qu’ils pourraient escompter de l’élection sont indépendants de leur contribution. Ou, pour faire bref, qu’au Royaume du choix rationnel, les abstentionnistes, comme les resquilleurs de Mancur Olson, sont rois. Synthèse très complète des débats suscités par ce paradoxe, de ses apories, et des apories de bien des stratégies utilitaristes de dépassement de ces apories. Mais conclusion timide : « L’approche en termes de préférences sociales [c’est-à-dire de préférence altruiste, pour l’équité, la morale ou la réciprocité, etc.] a l’avantage de nous offrir une bonne approximation de nombreux résultats empiriques ce qui, faute de mieux, la rend acceptable. » Encore un effort, chers collègues, pour être anti-utilitaristes ! • Klein Juan-Luis, Laville Jean-Louis, Moulaert Franck (dir.), L’Innovation sociale, Érès éditions, Paris, 2014, 246 p., 25 euros. Pour les auteurs, français, belges et québécois, réunis dans cet ouvrage, l’innovation sociale n’est pas une recette miracle ou la « simple diffusion de “bonnes pratiques” qui opéraient dans des systèmes économiques et sociaux inchangés ». Elle renvoie, avant tout, contre toute utopie technocratique et contre la rhétorique contemporaine du social business, à des capacités d’initiative de la société civile qui supposent des changements significatifs des cadres institutionnels et un dépassement des modèles exclusivement marchands. Face à la solidarité faible de la nouvelle philanthropie, les exigences d’une solidarité forte et démocratique, portées par l’économie solidaire, fraient alors les voies à de nouvelles architectures institutionnelles qui, sur la base d’un pluralisme effectif et de nouvelles relations à l’action publique, s’opposent à la démesure du capital. Un précieux travail de synthèse théorique et conceptuel, prolongé par d’intéressantes études de cas. • Weber Max, La Domination, La Découverte, « Politique et sociétés », Paris, 2014, 427 p., 29 euros. L’édition raisonnée de l’œuvre sociologique de Weber n’est pas, en France, très raisonnable. Les doublons et triplons sont désormais légion. 416 Du convivialisme comme volonté et comme espérance Le polythéisme des traductions et la guerre des wébérologues règnent en maîtres. On a du mal à s’y retrouver. Mais avec ce texte, c’est enfin de l’inédit qu’il nous est donné à lire, dans la traduction limpide d’Isabelle Kalinowski. Le second volume de l’ouvrage posthume de Weber, Économie et Société, avait pour l’instant été publié en appartements, notamment sa sociologie de la ville ou du droit. Il nous manquait un gros morceau : sa Soziologie der Herrschaft, sa sociologie de la domination, selon la traduction ici retenue (ou tout simplement du pouvoir). Morceau de choix puisqu’on y retrouve de longs développements, qui prolongent sa typologie célèbre, sur le pouvoir bureaucratique, charismatique mais aussi patrimonial et féodal, complétés par un texte essentiel, que Jean-Pierre Grossein avait déjà traduit, sur « L’État et la hiérocratie », où s’articulent d’une façon magistrale les deux « grandes sociologies » wébériennes, sa sociologie des religions et sa sociologie politique. Pour qui apprécie l’érudition sidérante de Weber et son inventivité conceptuelle, la traversée de ce long volume est un délice. Annonçant l’histoire globale contemporaine, ce texte permet de mesurer toute la puissance, la légitime ambition et l’actualité de cette sociologie historique et comparative que notre ami Stephen Kalberg a si bien mise en valeur dans les deux ouvrages, en attendant un troisième, que la Bibliothèque du MAUSS a publiés (La Sociologie historique comparative de Max Weber, La Découverte, Paris, 2002 ; Les Valeurs, les idées et les intérêts. Introduction à la sociologie de Max Weber, La Découverte, Paris, 2010). Mentionnons aussi l’importante introduction d’Yves Sintomer, qui non seulement nous donne des clés de lecture contextuelles indispensables mais aussi n’hésite pas à pointer quelques points aveugles de la démarche wébérienne pour, avec et contre Weber, approfondir aujourd’hui le « tournant global » des sciences sociales, au-delà de sa fascination pour la seule « modernité occidentale ». • De L’État, n° 30 de la revue Réfractions, printemps 2013, 207 p., 15 euros. Il y a peu, ou plus, de revues militantes de qualité comparable à celle que nous offre ce collectif de « recherches et d’expressions anarchistes » depuis déjà plus de quinze ans. Ce numéro en témoigne. Les anarchistes sont les ennemis de l’État, c’est bien connu. Mais en quoi cette critique, ancienne et sans concession, ouvre-t-elle encore aujourd’hui à une intelligence du présent ? Qu’est-ce que l’anarchisme peut nous dire de ses métamorphoses contemporaines, de l’état de cet État que l’on dit « désengagé », en repli, en retrait ? À l’évidence, le Bibliothèque 417 néolibéralisme n’est pas l’anarchie enfin réalisée. D’où notamment de riches débats avec Foucault et Bourdieu et une réflexion toujours aussi aiguë sur l’autonomie, ici en compagnie de Pierre Clastres, Cornelius Castoriadis et David Graeber. Recensions et brèves par Alain Caillé • Dworkin Ronald, Religion sans Dieu, Labor et fides, Genève, 2014, 121 p., 13 euros. On n’attendait pas a priori Ronald Dworkin (mort en 2013), un des principaux philosophes moraux et politiques de la fin du xxe siècle avec Rawls, sur un tel sujet. Et la thèse soutenue peut surprendre : il existe des athées religieux. Des athées qui, comme Einstein, ne croient pas en Dieu, mais qui se disent pourtant « profondément religieux » parce qu’ils voient dans « ce qui existe réellement… la plus haute sagesse et la beauté la plus rayonnante » (Einstein). Dans le sillage d’Einstein, Ronald Dworkin propose de définir l’attitude religieuse par la croyance en « la validité objective de deux jugements axiologiques fondamentaux : que la vie fait intrinsèquement sens et que la nature est intrinsèquement belle » (p. 18 et 19). Or il est parfaitement possible de soutenir ces deux jugements sans croire en aucun dieu ni en Dieu. Cette discussion permet à Dworkin de revenir à sa spécialité, la philosophie du droit, et de conclure que la liberté religieuse ne doit pas être donnée aux religions, mélanges variables de croyances factuelles et de croyances axiologiques parfaitement séparables, mais à la liberté de choix éthique. « Si nous dénions un droit spécial à la libre pratique religieuse et nous contentons du droit général à l’indépendance éthique, alors les religions peuvent se voir contraintes de restreindre leurs rituels de manière à obéir aux lois rationnelles et non discriminatoires qui ne leur témoignent pas moins de sollicitude qu’elles n’en témoignent aux autres » (p. 107). Il y a là d’intéressants déplacements de fronts dont il reste à mesurer toutes les implications. Importantes, sans doute, car elles permettent d’envisager des alliances en profondeur entre athées et croyants. Mais plutôt que de parler de « religion dans Dieu », mieux vaudrait parler de religiosité sans Dieu (ou dieux), car c’est bien une caractérisation de la religiosité que l’auteur nous offre, pas des religions en tant que telles. Apparaît alors de l’ordre du religieux, appréhendé par la religiosité, athée ou non, tout ce qui s’oppose au nihilisme. Celui des religions séculières, nazisme ou communisme, ou celui de l’islamisme radical, par exemple. N’est-ce pas là, en définitive, le véritable critère 418 Du convivialisme comme volonté et comme espérance de qui a droit à la liberté : l’indépendance éthique dans le cadre d’un refus du nihilisme ? • Legendre Pierre (dir.), Tour du monde des concepts, Institut d’études avancées de Nantes/Fayard, Paris, 2014, 2013, 444 p., 23 euros. Quoi de plus troublant et de plus fascinant que le flou et l’incertitude qui entourent la traduction de notions ou de concepts qui nous semblent aller de soi ou ne pas soulever grand problème comme, par exemple, les neuf concepts – Contrat, Corps, Danse, État, Loi, Nature, Religion, Société, Vérité – dont sont ici examinées les traductions en neuf langues : arabe, langues du Burkina Faso (on en distingue vingt et une, dont trois principales…), chinois, langues du Gabon, hindi, japonais, persan, russe, turc ? Sur ce type de sujets, nous disposions déjà de deux grands ouvrages : le Vocabulaire des institutions indo-européennes d’Émile Benveniste et Le Vocabulaire européen des philosophies, sous la direction de Barbara Cassin. Ce livre, dirigé par Pierre Legendre, fera également référence, en étendant le champ de l’investigation bien au-delà du seul domaine indoeuropéen. On ne connaît pas d’équivalent à cette expérience. À suivre ces traductions, ces transpositions, ces origines et ces étymologies, ce qui s’éprouve, c’est, en permanence, le sentiment d’une inquiétante étrangeté. Celui qu’à chaque fois on parle presque de la même chose, mais pas vraiment ou pas tout à fait, et sans jamais parvenir à fixer avec une quelconque précision le degré de proximité ou d’éloignement. Une leçon qui ressort, toutefois, bien marquée dès le début par l’introduction de Jean-Noël Robert, c’est que, de proche en proche, depuis le latin et le grec jusqu’au tibétain, via les traductions savantes, on trouve une certaine continuité, comme des glissements progressifs du sens (par exemple pour le mot ou l’idée de conscience), alors qu’on bascule dans un tout autre espace avec le chinois ou le japonais. Là, il a fallu de véritables tours de force, comme le montre admirablement Osamu Nishitani à propos du japonais, pour trouver des équivalents aux notions occidentales, qu’il fallait bien s’approprier pour résister à la puissance de l’Occident. Il fallait en quelque sorte parler son langage pour dire autre chose et rester soi-même. Présenter par exemple le shinto comme une « religion » pour qu’il puisse avoir droit de cité et perdurer. Mais les Japonais avaient déjà dû intégrer un autre corps linguistique étranger, aux ii-iiie siècles : le chinois, ou plutôt les sinogrammes. On le voit, ce tour du monde, qui est aussi une Histoire des concepts, est Bibliothèque 419 également un formidable révélateur des dominations exercées par les différentes langues ou cultures les unes sur les autres. De ce tour du monde, une autre leçon qui se dégage est qu’entre les différentes langues et cultures, il n’y a ni incommensurabilité ou différences radicales et insurmontables – contrairement à ce qu’affirmerait un relativisme radical – ni universalité de signification. Au mieux trouvera-t-on ce que Raimon Pannikar (voir infra) appelle des « équivalents fonctionnels » dont l’ensemble ne se laisse appréhender que dans le registre d’un « pluriversalisme » – autre terme dû à Raimon Pannikar. Au terme de ce voyage, qui ne saurait avoir de terme puisqu’on n’en connaît ni le point de départ ni le point d’arrivée, on en vient à se demander si les neuf concepts examinés, qui semblaient tout d’abord si évidents, ne sont pas en définitive aussi obscurs dans leur langue occidentale d’origine, le français par exemple, qu’ils ne se révèlent l’être dans leurs multiples tentatives de traduction. • Panikkar Raimon, Pluriversum. Pour une démocratie des cultures, préface de Serge Latouche, Le Cerf, Paris, 2013, 454 p., 35 euros. Bonne idée de réunir ces différents textes de Raimon Pannikar (1918-2010), philosophe né d’une mère espagnole et catholique et d’un père indien et hindou, et chez qui Serge Latouche a puisé nombre d’éléments de ce qu’il appelle le « pluriversalisme ». Les lecteurs du MAUSS connaissent son étonnante « La notion des droits de l’homme est-elle un concept occidental ? », question à laquelle il répond : Oui, mais en développant la notion d’« équivalents fonctionnels ». Non, la notion de droits de l’homme ne fait pas sens en dehors de l’Occident, mais on peut trouver ailleurs, par exemple dans la tradition hindoue avec la notion de dharma, des équivalents fonctionnels, ce qui permet de sortir d’un relativisme radical et plat. On voit mieux, à lire ces textes, dans quelle pensée plus générale s’inscrit cette analyse. Personne ne peut sortir de ses mythes, c’est-à-dire de ses allant-de-soi, inquestionnés et inquestionnables parce que non perçus comme pouvant paraître étranges aux yeux des autres (comme l’accent dans la langue : ce sont toujours les autres qui ont un accent…). C’est la conscience de la pluralité irréductible des enracinements mythologiques qui autorise la tolérance. En revanche, la démythologisation, l’accès au logos sous la forme d’idéologie, met en danger le pluralisme et la tolérance (car, dit Raimon Pannikar, sous forme de loi : « Notre tolérance est directement proportionnelle au 420 Du convivialisme comme volonté et comme espérance mythe que nous vivons, et inversement proportionnelle à l’idéologie que nous suivons », p. 421), car dans le logos et dans l’idéologie, il est question d’avoir raison (ce qui n’est pas le problème du mythe), et plus l’idéologie est forte et puissante, plus on voudra avoir raison. Ces analyses sont séduisantes, mais aussi quelque peu frustrantes car elles laissent ouverte la question de savoir dans quel métalangage on pourra dire que les équivalents fonctionnels sont bien… des équivalents fonctionnels. Autrement dit, disent en partie la même chose, mais dans un autre langage. Ne peut-on soupçonner que ce métalangage, ou cette métaculture, aurait quelque titre à l’universalisme ? Un universalisme pluriel, si l’on veut, mais pas seulement. • Eberhard Christoph, Oser le plurivers. Pour une globalisation interculturelle et responsable, Connaissances et savoirs, Paris, 2013, 410 p., 23 euros. Où un disciple de Raimon Pannikar retrace son parcours d’anthropologue du droit à la recherche d’un « Tao du dialogue », inspiré par une belle phrase de Pannikar : « La seule chose qui vaut la peine d’être dite, c’est celle qui ne peut pas être dite. Et justement parce qu’elle ne peut pas être dite, il vaut la peine d’essayer de la dire. » • Itéanu André (dir), La Cohérence des sociétés. Mélanges en hommage à Daniel de Coppet, éd. de la MSH, 2010, 479 p., 34 euros. Mieux vaut tard que jamais. Il y a longtemps que nous aurions dû signaler la parution de ce livre qui réunit, dans le souvenir et l’hommage à Daniel de Coppet, tous les auteurs, anthropologues (nombreux ici, p. ex. Cécile Barraud, Maurice Bloch, Michael Houseman, Marika Moisseeff, Marilyn Strathern), sociologues (Irène Théry), économistes (André Orléan) ou philosophes (Vincent Descombes) qui ont été inspirés, d’une manière ou d’une autre, par celui qui, après Louis Dumont, a été sans conteste le maître de l’anthropologie holiste. Pour qui veut en prendre la mesure, ce recueil est une aubaine. Il permet, et notamment grâce à l’excellente introduction d’André Itéanu, d’avoir sous la main un échantillon rare de ses applications et de ses implications. On a oublié aujourd’hui, où elle semble passée de mode, à quel point cette anthropologie a été importante et influente. Peut-être le reviendra-t-elle. Mais peut-être aussi faudra-t-il, pour cela, préciser le statut de l’hypothèse même de cohérence des sociétés, séduisante Bibliothèque 421 mais qui laisse pourtant incertain. « La cohérence, ainsi définie (par « l’hypothèse que chaque société est une totalité, au contenu, à la forme et à l’agencement singuliers ») tient donc, écrit André Itéanu, autant au mode d’observation qu’à la nature de l’objet étudié » (p. 7). Autant, qu’est-ce à dire ? Moitié moitié ? Ou cent pour cent et cent pour cent ? etc. On ne peut se défendre, en effet, de l’impression que les observateurs, mus par ce postulat, cherchent parfois la cohérence à tout prix, et même dans les sociétés modernes dont on ne sait pourtant plus trop si elles forment même encore une société. Une totalité. Mais on devine bien, en effet, la cohérence voulue des sociétés closes. Mais voulue par qui ? Comment ? Selon quelles modalités et quelle intention ? • Lozerand Emmanuel (dir), Drôles d’individus. De la singularité individuelle dans le Reste-du-monde, Klincksieck, Paris, 2014, 572 p, 39 euros. • Dufour Dany-Robert, L’individu qui vient… après le libéralisme, Denoël, Paris, 385 p., 22 euros. Très prudent, à juste titre, dans la critique de Louis Dumont, le recueil coordonné par Emmanuel Lozerand ne s’en présente pas moins comme une sérieuse mise en cause critique au moins de la vulgate holistique qui voudrait que, dans l’ensemble des sociétés non occidentales, la figure de l’individu n’apparaisse pas, ou guère, parce que totalement subordonnée au souci de s’orienter par rapport à la totalité sociale et au respect de sa cohérence. Ce que montrent au contraire à l’envi une trentaine d’études de cas sur les sociétés les plus variées, précédées d’articles théoriques plus généraux d’Emmanuel Lozerand, Danilo Martuccelli, Christian Le Bart et Philippe Corcuff, c’est que toujours et partout le processus d’individuation est à l’œuvre quand il n’est pas freiné par la misère ou la domination. Des trois figures ou traits de l’individu distingués par Foucault – l’autonomie, la privacy et le rapport réflexif à soi –, seul le dernier manque peut-être d’universalité (même si j’en doute fortement pour ma part, A. C.). Mais s’individuer ne veut évidemment pas dire devenir un individu au sens occidental et contemporain du terme. L’individuation s’opère toujours, comme le montre François Flahault dans une très éclairante postface à l’ensemble, dans le cadre des valeurs défendues par la société d’appartenance, car pour être quelqu’un et non n’importe qui, « il faut d’abord que les autres m’aient dit qui je suis » (p. 555), et ils ne peuvent le dire qu’en fonction des valeurs qu’ils professent. Des valeurs qui, bien sûr, peuvent être ou sont le plus souvent 422 Du convivialisme comme volonté et comme espérance holistes… Mais « valeurs holistes », cela peut signifier bien des choses : qu’on place avant tout le soin des relations de personne à personne au sein de la communauté locale ; qu’on valorise plutôt le rapport à la grande société, au roi, à l’empereur, à la communauté des croyants ou des Lettrés, etc. ; qu’on se soucie de l’humanité en général, etc. Ce qui fait la spécificité de l’individuation contemporaine, de l’individualisme donc, c’est qu’elle n’accorde de valeur qu’à l’individu réduit à lui-même, à son idiotie, et non aux différentes formes de collectif. Nota bene : J’emploie ici (A. C.) les termes d’individuation et d’individualisation en un sens différent de celui que leur donne Christian Le Bart (p. 90), également défendable. Une fois ces distinctions posées, il devient possible de commencer à penser une politique de l’individu (ou, plutôt, de l’individuation), un individu sujet, ou subjectivé, dont la production puisse apparaître comme le but du politique non comme son point de départ comme le pense le libéralisme. Il apparaît alors, suggère judicieusement Dany-Robert Dufour, comme la figure du sujet qui doit émerger « après le libéralisme ». Car en un sens, « contrairement à ce qu’on dit généralement, l’individu n’a encore jamais véritablement existé dans nos sociétés occidentales » qui ne souffrent pas de trop d’individualisme mais d’égoïsme (p. 33). L’individu à venir devra participer d’un « individualisme altruiste ou mieux : d’un individualisme (enfin) sympathique » (p. 35). Cette politique de l’individu, esquissée en trente propositions qui figurent en annexe du livre, recoupe étroitement la politique esquissée par le Manifeste convivialiste. Le défi central qu’elle aura à affronter sera de savoir comment conjurer la pléonexie (voir p. 93 sq.), le désir d’avoir toujours plus, en se débarrassant des surrépressions d’hier, qui entravaient l’émergence de l’individu « sans casser les répressions nécessaires » (p. 193). • Godelier Maurice (dir.), La Mort et ses au-delà, CNRS éditions, Paris, 2014, 410 p., 25 euros. Y a-t-il, par-delà la diversité des sociétés, des religions et des cultures, des invariants dans la représentation de la mort et ce qui la suit ? La réponse est oui, conclut Maurice Godelier dans la synthèse qu’il propose en introduction des études présentées ici sur quatorze sociétés (mais aucune d’Afrique). L’invariant premier, dont découlent d’une certaine manière tous les autres, est que « nulle part la mort ne s’oppose vraiment à la vie, elle s’oppose à la naissance » (p. 16). Partout, symétriquement, l’âme, ou une des nombreuses âmes qui constituent Bibliothèque 423 le sujet humain, dix chez les Chinois, trente-deux chez les Thaïs bouddhistes (et jusqu’à quatre-vingt-dix chez les Thaïs Deng du Laos ou du Viêt-Nam) est censée se disjoindre du corps. On trouvera p. 39 sq. la liste, très claire, des invariants dressée par Maurice Godelier (et p. 12-13 celle des questions posées par les anthropologues sur le sujet). Un recueil extrêmement éclairant. Dont on retiendra entre autres que si personne ne s’entend sur le concept de religion ni sur son universalité, seules ce qu’on désigne comme religions formulent la question de la mort et de ses au-delà et que toutes le font. N’aurait-on pas là, au fond, est-il permis de se demander, l’esquisse d’une définition générale de la religion : ce type de discours et/ou de pratique qui donnent un sens et un traitement pratique de la mort et de ses au-delà ? • Fontaine Laurence, Le Marché. Histoire et usages d’une conquête sociale, Gallimard, « Essais », Paris, 2014, 442 p., 22,90 euros. Sur un sujet évidemment de grand intérêt pour les Maussiens – la genèse, les fonctions et les usages du Marché –, voici un livre à la fois séduisant et frustrant. Il séduit par le brio de l’écriture et la richesse des sources mobilisées. Il séduit encore par son côté militant, par son désir, contre les dénonciations conjuguées, si fréquentes en France, du marché et du capitalisme, de les réhabiliter tous deux. On forcerait à peine le trait en disant que, pour Laurence Fontaine, la principale conquête sociale, la mère de toutes les conquêtes sociales et de tous les droits possibles, c’est le marché. Dans le sillage de Max Weber, pour qui la ville rend libre, c’est pour l’auteure le marché qui rend libre. Le marché pensé dans les pas d’Adam Smith, d’Amartya Sen et de Mohamed Yunus. Et, en effet, on le voit bien, villes, marchés et démocratie moderne naissent ensemble d’une commune opposition à la société d’ordres et aux ordres établis. Reste malgré tout à préciser la hiérarchie des causalités et leurs inversions possibles. Est-ce le marché qui engendre la démocratie, ou l’inverse ? Et dans quelle mesure le marché et les villes ne créent-ils pas de nouvelles hiérarchies, des corporations, des ententes, des fraudes, des distorsions qui se retournent contre la démocratie et engendrent de nouvelles dominations bien plus qu’ils ne libèrent ? L’auteure étudie bien tous ces cas de figure dans son chapitre VI, mais ne s’en tient pas moins à une ode au marché contre l’économie du don assimilée à une économie des privilèges. On la suivra volontiers jusqu’à un certain point, mais en regrettant qu’elle ne mène pas vraiment le débat théorique 424 Du convivialisme comme volonté et comme espérance avec les auteurs importants en la matière, qu’il s’agisse de Karl Polanyi, de Max Weber, de Fernand Braudel ou des théoriciens marxistes de la genèse du capitalisme, etc. Car, en définitive, que nous montre-t-elle ? Que pour les paysans ou paysannes pauvres, aller vendre quelques œufs, légumes ou objets divers sur le marché local (le market place) est un complément de ressources important. Parfois vital. Qu’à travers l’Europe, on voit partout et depuis longtemps circuler des colporteurs qui s’affrontent aux pouvoirs ou aux bourgeoisies en place. Certes. Mais tout ceci ne nous dit rien ou pas grand-chose sur la question polanyienne du degré d’autoorganisation du Marché, ou, question braudélienne, du passage des marchés publics aux marchés privés, etc. Et, surtout, l’ouvrage ne nous donne aucune idée de la place occupée par le marché dans la vie matérielle (la livelihood) de la paysannerie qui représente la très grande masse de la population. Quel est le pourcentage des récoltes destiné à la mise sur le marché ? Ou encore, quele est le pourcentage de la population employé dans les manufactures et dans quelles conditions ? Bref, la question polanyienne du passage de l’économie avec marché à une économie de marché et à une société de marché reste entière. Comme la question marxiste du statut du salariat. • Viveret Patrick, Vivre à la bonne heure, propos recueillis par Camille le Doze, Les Presses de l’île de France, 2014, 128 p., 9,60 euros. Un livre d’entretien où l’on retrouve tous les thèmes familiers de Patrick Viveret, qui peut aussi être lu comme une introduction très vivante, parlante et incarnée, au convivialisme. Un convivialisme vu au premier chef comme une recherche de la joie, d’une joie qui assume le conflit et le malheur mais sait les dépasser. Joie qui est « un sentiment beaucoup plus profond que le plaisir » et qui correspond à un « art de vivre à la bonne heure » (p. 93). • Guillebaud Jean-Claude, Je n’ai plus peur. Récit, L’Iconoclaste, Paris, 2013, 14 euros. Rechercher la joie plutôt que le plaisir, c’est peut-être là le cœur secret de l’anti-utilitarisme. Et du convivialisme. « Longtemps j’ai été habité par des peurs... aujourd’hui une joie m’habite et me fait tenir debout », écrit Jean-Claude Guillebaud dans ce récit écrit à la première personne mais dont chacun peut s’inspirer puisque cette joie est ce qui Bibliothèque 425 émerge non pas dans le déni du conflit et de la violence – peu de Français y ont été autant confrontés que Jean-Claude Guillebaud – mais à partir d’eux et au-delà d’eux. Une joie à conquérir. • Baubérot Jean, Une si vive révolte, préface d’Edwy Plenel, éd. de l’atelier, Paris, 2014, 230 p., 21 euros. L’accès à la joie, la possibilité de s’y maintenir ne tiendraient-ils pas à la capacité de dire non, à rester hérétique ? Non par plaisir infantile de dire non à tout, mais par fidélité à ce que l’on croit profondément. Peut-on se fixer cet objectif et le respecter toute une vie ? C’est la question que se pose Jean Baubérot, ancien directeur de l’École pratique des hautes études et spécialiste de la sociologie du protestantisme et de la laïcité, en faisant retour sur son parcours qui l’a engagé dans de multiples combats. Une riche traversée des soixante dernières années. • Méda Dominique, La Mystique de la croissance. Comment s’en libérer, Flammarion, Paris, 2013, 265 p., 17 euros. Sans doute l’ouvrage le plus synthétique et le plus représentatif à ce jour d’une perspective convivialiste à la recherche du « bien vivre ». En symbiose avec tous les articles de ce numéro du MAUSS. • Acosta Alberto, Le « bien vivir ». Pour imaginer d’autres mondes, éditions Utopia, Paris, 2014, 187 p., 12 euros. • Baschet Jérôme, Adieux au capitalisme. Autonomie, société du bien vivre et multiplicité des mondes, La Découverte, Paris, 206 p., 15 euros. Deux ouvrages qui aident à repérer les alternatives anticapitalistes et postdéveloppementistes qui se cherchent à travers le monde. Ancien président de l’Assemblée nationale constituante équatorienne, Alberto Acosta est l’un des principaux penseurs et champions de la perspective du buen vivir, inscrite dans la constitution équatorienne. Jérôme Baschet, historien connu, qui se partage entre l’EHESS et le Chiapas, nous offre une présentation détaillée et éclairante de l’expérience zapatiste et une tentative de généralisation de ses principes. Dans les deux cas, et, quelque sympathie qu’on puisse avoir pour ces expériences, l’impression qui ressort de la lecture de ces deux livres est qu’il y a 426 Du convivialisme comme volonté et comme espérance encore bien du chemin à parcourir pour les adapter ailleurs sur une grande échelle en mobilisant largement. • Baldaev Dantsig, Gardien de camp. Tatouages et dessins du goulag, éd. des Syrtes, Paris, 2013, 74 p., 29 euros. Ce texte, ou plutôt cet ensemble de dessins et de bandes dessinées, remis par son auteur, bouriate, à notre amie Roberte Hamayon, ethnologue spécialiste de la Mongolie, est un document absolument exceptionnel. Un concentré d’horreur, terrifiant et fascinant. Il existe abondance de textes sur le goulag mais, à la différence des camps nazis, nous ne disposons sur eux d’aucune documentation filmique ni même, sauf exceptions, photographique. L’auteur, à la fois gardien de camp et même commandant à la fin, et dessinateur, fils d’un universitaire et folkloriste érudit bouriate, a entrepris de collationner tous les tatouages, classés par catégories – truands hommes, jeunes truands, pédérastes passifs, lesbiennes actives et passives, drogués, asociaux – et par thèmes, et de représenter, sous forme de comics, si l’on peut dire, toutes les scènes de la vie des zeks, régentée par la pègre organisée, véritable doublon de l’administration. Il en ressort l’omniprésence du froid et de la faim, bien sûr, mais surtout des viols, de la violence et des mises à mort. Le sadisme à l’état pur. Glaçant. • Esquerre Arnaud, Prédire. L’astrologie au xxie siècle en France, Fayard, Paris, 2013, 288 p., 20 euros. Pourquoi l’astrologie reste-t-elle si populaire aujourd’hui et pas seulement dans les milieux… populaires ? Que se passe-t-il lors d’une consultation astrologique ? Quel type d’efficace active-t-elle ? Peu d’études, finalement, se sont penchées sur cette question. On trouvera ici les résultats d’une approche de type ethnographique dont la principale conclusion est que « les horoscopes, et plus particulièrement les quotidiens et les hebdomadaires permettent, sous certaines conditions, de “donner de l’énergie” ou de la “force” à ceux qui en prennent connaissance » (p. 149). Et la même chose serait vraie des consultations astrologiques, plus savantes. Cette hypothèse n’est pas vraiment surprenante, et elle ne suffit pas à rendre compte de la fascination spécifique qu’exerce la croyance astrologique, dont il faudrait étudier les ressorts plus en profondeur. Bibliothèque 427 • Harribey Jean-Marie, Les Feuilles mortes du capitalisme. Chroniques de fin de cycle, Le Bord de l’eau, 2014, 194 p., 15 euros. On se souvient de ce « fait d’hiver 2011-2012 » : la banque centrale européenne a prêté mille milliards d’euros aux banques. Ils semblent avoir disparu. Que s’est-il passé ? Où sont-ils passés ? Dans le plus grand secret, le ministère de l’Intérieur demande à l’inspecteur Homo attacus de résoudre l’énigme. Et il y parvient. Trop fort, Homo attacusHarribey, qui expose à son lecteur, avec un grand talent pédagogique, tous les arcanes de la politique monétaire et bancaire européenne en lui laissant croire qu’il lit un roman policier. • Monteil Pierre-Olivier, Ricœur politique, Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2013, 398 p., 22 euros. On n’a guère l’habitude de voir en Paul Ricœur un penseur du politique, un philosophe politique. À tort, montre Pierre-Olivier Monteil qui expose ici la pensée politique de Ricœur dans toute son ampleur et dans sa systématicité antisystématique, organisée à partir de la distinction entre le politique, entendu comme vouloir vivre ensemble (relation horizontale mobilisant l’ensemble des citoyens), et la politique, vue comme instance (verticale) de décision et de contrainte. Ce qui frappe, à la lecture de ce parcours à travers la pensée de Ricœur, très éclairant et même indispensable à qui souhaite en prendre la mesure, c’est la grande proximité des analyses de Ricœur et de celles du MAUSS, qui s’explique, entre autres, par un commun refus de séparer philosophie politique et anthropologie normative et, plus spécifiquement, par l’insistance de Ricœur sur le fait humain premier d’une « dette sans faute » qui induit un agir par gratitude envers le don premier de la vie. On regrette, du coup, que cette proximité ne soit pas thématisée comme telle. On ne trouve par exemple aucun renvoi à Marcel Mauss et, curieusement, la question de la quête de reconnaissance, qui fait lien avec celle du don et de la gratitude, n’occupe pas la place centrale à laquelle on s’attendrait. Mais ces réserves doivent nous inciter à aller y regarder de plus près. Et cette investigation sera grandement facilitée par le guide que nous offre Pierre-Olivier Monteil. • Taussig Sylvie (dir.), Charles Taylor. Religion et sécularisation, CNRS éditions, Paris, 2014, 280 p., 25 euros. La discussion du grand livre de Charles Taylor, L’Âge séculier, est l’occasion d’un examen pluriel, dense et exigeant des notions de 428 Du convivialisme comme volonté et comme espérance sécularisation, laïcité, multiculturalisme, etc., par certains des auteurs les plus pertinents en la matière, dont : Olivier Abel, Marcel Gauchet, Jack Goody, Jean-Claude Monod, Philippe Portier, Émile Poulat, Olivier Roy, Paul Valadier, Heinz Wismann, etc. Il faudrait tenter une synthèse de leurs lectures respectives qui tentent elles-mêmes de synthétiser les analyses de Charles Taylor. Un recueil important. Recension par Gérald Gaglio • Piette Albert, Contre le relationnisme. Lettre aux anthropologues, Le Bord de l’eau, « Perspectives anthropologiques », Lormont, 2014, 89 p., 11 euros. Dans cette lettre adressée à ses collègues anthropologues, Albert Piette s’attaque à un Titan discret des sciences humaines et sociales : les relations. À la fois moyen et finalité des analyses (ainsi que des investigations empiriques), les relations ne cessent en effet d’étendre leur empire dans les écrits académiques, sans que cette omniscience soit pour autant questionnée. Partir à l’abordage de cet impensé est audacieux et confère à ce court ouvrage tout son attrait, dans le prolongement des autres recherches de l’auteur. Les relations, en soi, ne posent pas problème à Piette (comment nier leur omniprésence ?). C’est l’excès de relations dans les réflexions des chercheurs qu’il conteste : ce « tout relation », ce relationnisme presque réflexe, qui se limite à l’étude du « entre » au détriment des entités liées (les relata). Piette nous convie à un parcours comportant cinq séquences. Dans la première, tout en indiquant les différentes acceptions du terme « relation », il égratigne en quelque sorte trois pères fondateurs du travers relationniste, à savoir, excusez du peu, Claude Lévi-Strauss, Erving Goffman et Pierre Bourdieu. Chacun à leur manière, et sans conférer au concept de relation un statut explicite, ils conduisent en effet droit à l’aporie relationniste : l’un pour son obsession structurale qui conduit à délaisser la subjectivité, l’autre du fait de l’accent mis sur les interactions et les conduites visibles au mépris de l’expérience vécue, le dernier vis-à-vis de l’importance accordée au stock relationnel transformé en habitus ou en capital mobilisés dans les rapports sociaux. Or, pour Piette, les « endorelations » (les relations intériorisées et passées) ne correspondent pas strictement aux « exorelations » (les relations observables hinc et nunc), il y a toujours des « restes ». Au-delà de ces auteurs classiques, c’est surtout Bruno Latour qui concentre les griefs de Piette, et ce durant le deuxième temps du Bibliothèque 429 livre. Pour lui, « l’entité latourienne ne se définit pas autrement que par ses relations » (p. 21). L’individu n’est qu’un point d’un réseau indépendamment de ses « lignes de vie », selon la jolie expression de Tim Ingold rappelée par Piette. Citations à l’appui, ce dernier débusque même des envolées structuralistes surprenantes chez Latour. Par la suite, Piette conteste la récupération relationniste de Gabriel Tarde et de Gilbert Simondon, qui brossent selon lui le portrait d’un individu bien « plus riche et nuancé » que Latour. Mais c’est plutôt chez les philosophes pragmatiques (en particulier William James) que Piette trouve son inspiration principale, alors que ces auteurs sont trop souvent réduits pour lui à un prisme actionnaliste. Troisième séquence de l’ouvrage, Piette dénonce un piège en ethnographie revenant à faire de la relation entre l’observateur et les observés le centre névralgique de l’analyse (il parle de « relationnisme méthodologique ») par une mise en abîme incessante. Le travail de Jeanne Favret-Saada, à qui l’auteur rend toutefois grâce d’avoir permis à l’indigène de parler à la première personne, est significatif pour lui de cette dérive interactionniste. Avouant avec sincérité ne pas croire aux récits ethnographiques qu’il lit, où ne sont pas dépeintes de vraies personnes, Piette s’en prend en réalité à une ethnographie molle, à la papa-Malinowki, où le chercheur observe vaguement, discute en prenant des notes, circule un peu dans un espace hétérogène pour créer à la fin un monde insuffisamment réaliste. Car c’est la quête de réalisme qui guide l’auteur lorsqu’il expose sa perspective, dans la quatrième séquence de l’ouvrage. Elle consiste en une anthropologie de l’individu, qui se donnerait pour objet l’existence (« anthropologie existentiale »), plus précisément l’étude de l’articulation présence/absence et du « volume d’être en situation ». Celui-ci suppose de ne plus regarder « entre les hommes, mais à côté et dans » (p. 31) (des « para-relations ») au sein d’une « continuité », d’une succession de situations dépassant par exemple une interaction bordée par un empan temporel court. Car exister, c’est continuer à vivre, selon Piette. Cette anthropologie de la singularité dans toute sa fragilité, l’attention portée à ce « particulier de base » (Strawson, cité par Piette) cherche en outre à « repérer ce qui manque pour dire ce que l’homme est » (p. 48), à tel ou tel instant. Ce projet prometteur nécessite de penser des méthodologies adéquates et/ou ad hoc, ce qui est abordé dans la cinquième séquence du livre. Nous y reviendrons. Enfin, la dernière partie de l’ouvrage, sur laquelle nous ne nous attarderons pas, porte sur l’éthique « hoministe » qui découle du programme scientifique de l’auteur et poursuit de l’ancrer dans les débats canoniques de l’anthropologie. 430 Du convivialisme comme volonté et comme espérance La verve de l’auteur, sa plume acérée autant qu’agréable ainsi que sa proposition d’un cœur de discipline pour l’anthropologie emportent l’adhésion. Comme dans de précédents ouvrages, Piette touche à l’intimité du vécu, à l’ambivalence de l’expérience humaine au cours des moments et des lieux traversés, ce qui est vraiment convaincant. On le suit également dans sa critique implacable du connexionnisme désincarné de Latour, quelque peu amendé cependant, selon nous, par la notion d’attachement défendue par son ex-collègue Antoine Hennion du CSI (Centre de sociologie de l’innovation). L’apport de ce bref opus est aussi, tout simplement, de suggérer une fonction épistémologique claire aux relations : elles demandent à être saisies en tant qu’elles donnent accès à la singularité des personnes et il importe d’écrire comment elles sont vécues dans la quotidienneté ou dans l’exceptionnel. Mais comme tous les ouvrages stimulants, et également en raison de son genre (l’essai synthétique), le texte de Piette appelle à des éclaircissements et des développements plus poussés. Il invite à des débats. Trois seulement seront ouverts. Le premier porte sur les aspects méthodologiques. L’auteur nomme sa méthode « phénoménographie ». Elle consiste successivement en un « repérage » puis en un « zoom », en filant la métaphore filmique. Piette prévoit d’y accoler des dispositifs tels que le shadowing (la « filature » d’acteurs au long cours) afin d’aller au-delà de l’observation d’une activité donnée, des journaux tenus par les enquêtés pour faire part de leurs « variations d’états d’esprit », des caméras embarquées, des capteurs et des détecteurs. Les deux derniers cités fleurent bon la sophistication technologique, voire le neurologisme ambiant, mais surtout, Piette n’en dit pas plus : des capteurs pour accéder à quoi, des détecteurs de quoi ? De plus, plutôt que de verser dans la critique positiviste facile (l’intériorité n’est pas accessible !) ou l’accusation de dérive psychologisante, nous préférons relever que le périmètre assigné par Piette à l’intériorité, au « dans », pourrait être précisé : s’agit-il des émotions, des sentiments (Piette n’évoque que l’état de joie, p. 70), des dialogues intérieurs avec soi-même, de l’introspection, du moi authentique ? De tout cela ? Dès lors, comment articuler l’ensemble de ces entrées et comment s’imprégner des résultats de recherche, ainsi que des méthodes, établis sur ces thèmes ? Aussi, le concours des sujets dans la méthodologie esquissée est très impliquant et suppose de la familiarité ainsi que de la confiance avec l’enquêteur : il faut livrer sa subjectivité, accepter de la mettre à découvert. Dès lors, sans en faire la source de connaissance principale, il nous paraît risqué d’occulter le thème de la relation avec l’enquêteur, de neutraliser cette relation, ne serait-ce que pour favoriser l’effet de réalisme que Bibliothèque 431 Piette souhaite faire émerger. Comme saint Thomas auquel l’auteur se réfère, nous ne demandons qu’à (le) croire, et cela suppose de disposer d’éléments (y compris relationnels) sur les conditions de réalisation de telles observations. En deuxième lieu, la radicalité et l’absence de compromis scientifique de Piette sont louables quand il prône une délimitation limpide du centre de gravité de l’anthropologie. En revanche, il serait dommage que cette anthropologie chemine en vase clos, séparée des autres sciences humaines et sociales. Ne prenons que deux exemples de dialogues possibles, en l’occurrence avec la sociologie. D’abord, quand Piette présente l’existence comme une continuité, cela paraît compatible avec l’étude de trajectoires d’individus, notamment dans l’avancée en âge ou dans une maladie chronique. Ensuite, la suggestion de Piette de se pencher sur le vécu des relations hiérarchiques en milieu organisé pourrait grandement intéresser les sociologues du travail, notamment ceux qui tentent d’appréhender conjointement activité et expérience. Car l’on existe bien quelque part, et, sans sombrer dans un déterminisme par le milieu ou le contexte social, il n’est pas égal, comme l’indique Piette, de faire une anthropologie existentiale de danseuses ou de joueurs de football. À nier cet ancrage de l’existence dans des lieux, des groupes et des temporalités, on risque de basculer dans un existentialisme quelque peu impressionniste. Dernier point de débat, et a contrario du postulat de « solitude existentiale » soutenu par Piette, il est possible de défendre que l’on n’existe qu’avec les autres, voire que pour les autres. Les individus singuliers se nourrissent des relations, et vice-versa. Il ne semble pas exister de supériorité analytique ni de l’individu, ni des relations, les deux étant consubstantiels. De surcroît, comme le souligne Piette luimême (p. 80), « les relations peuvent devenir une singularité ». Selon nous, il convient en effet d’étudier aussi la singularité des relations dans lesquelles nous sommes impliqués, de même que leur épaisseur, leur incomplétude, les actions qu’elles occasionnent, etc. Mais Piette ajoute immédiatement, en parlant de la relation singulière : « Je la considère dépendante par rapport à la singularité des particuliers humains. » Bref, les individus semblent toujours premiers pour Piette, comme si une hiérarchie était à instaurer. Est-ce à dire que les individus se soustraient, en quelque sorte, aux relations dès lors que leur singularité individuelle est en danger ? Ajoutons qu’il est des relations dures, compliquées, ambiguës, asymétriques et surtout partiellement obligées (le maître et l’élève, par exemple) qui débordent l’enjeu de la sanctuarisation de la singularité que l’on ressent chez Piette. Sans tomber dans le panneau 432 Du convivialisme comme volonté et comme espérance relationniste, on peut même considérer que les individus singuliers peuvent sortir changés ou même grandis de relations malmenant leur singularité. Revenons pour finir à l’essentiel. Cet ouvrage est salutaire dans la mesure où il incite les chercheurs en sciences humaines et sociales (par-delà les anthropologues) à être plus réflexifs sur la place, les vertus heuristiques et analytiques qu’ils accordent à la (et aux) relation(s) dans leurs travaux. Cela a notamment une saveur particulière pour le paradigme du don, où les individus donnent par goût du pari relationnel, pour entrer et pour « faire relation » avec autrui. Sans néanmoins pouvoir être taxé de relationnisme puisque cette appétence pour la relation marque au fer les singularités individuelles. Résumés & abstracts • Patrick Viveret Les tâches d’un mouvement convivialiste Considérer la question humaine, et sa difficulté, comme la première question politique, tel est l’enjeu d’un mouvement convivialiste. C’est bien en effet la difficulté du « vivre ensemble » la condition humaine qui conduit aux formes multiples de maltraitance par lesquelles l’humanité se mutile elle-même et entretient un rapport guerrier à la nature et aux autres êtres vivants. Cet article propose de placer la coopération autour de la joie de vivre comme moteur de stratégies alternatives aux logiques de dominance et de maltraitance. Tel est l’enjeu d’une dynamique organisée autour du trépied du REV, entendu comme le lien entre Résistance, Expérimentation et Vision transformatrice. • Tasks for a Convivialist Movement Considering the human question and its difficulties as the foremost political question, such is the task of the convivialist movement. It is indeed the difficulties of human coexistence (vivre ensemble) that breeds multiple forms of abuse through which humanity mutilates itself and displays a warrior-like rapport to nature and other living beings. This article proposes that alternative strategies to domination and abuse be propelled by cooperation aimed at happiness (joie de vivre). Resistance, Experimentation and transformative Vision are the pillars of a dynamic here labelled REV. • Philippe Frémeaux La lutte contre les inégalités, un objectif et une méthode Cette courte note rappelle que le projet convivialiste ne se résume pas à un changement « technique » de modèle économique et de modes de vie et de consommation destiné à s’adapter à la crise écologique. Choisir le convivialisme, c’est aller vers une société plus douce à ses membres, moins inégalitaire, plus attentive aux besoins de tous et de chacun, au bien vivre individuel et collectif. Une société où liberté et égalité se conjuguent, via 434 Du convivialisme comme volonté et comme espérance une démocratie renouvelée et étendue à tous les niveaux, dans toutes les sphères de la vie. • The Fight Against Inequalities: An Objective and a Method This note recalls that the convivialist project cannot be boiled down to technical adjustments of our economic model and consumerism-based lifestyle aimed at adapting to the environmental crisis. Choosing convivialism means orienting towards a society which cares for its members, has less inequalities, is more attentive to the needs of one and all, as well as to individual and collective well-being. It is a society in which freedom and equality combine in a renovated form of democracy extended to all levels, in all spheres of life. • Bernard Perret Transition écologique ou choc de la finitude ? La transition écologique ne peut être pensée comme une évolution sans rupture de notre modèle social. Par-delà les changements qui devront accompagner la transformation des modes de production et de consommation – illustrés dans cet article par les exemples de l’économie circulaire et de l’économie de la fonctionnalité –, l’humanité va être confrontée à une nouvelle dimension de sa finitude à travers l’expérience concrète de la fragilité du monde et du caractère limité des ressources exploitables. Bien qu’il s’agisse a priori d’une mauvaise nouvelle, ce pourrait être l’occasion de franchir une nouvelle étape dans l’hominisation de l’Homme, à travers l’exploration de potentialités inexploitées de créativité et de vie relationnelle. • Environmental Transition, or the Shock of Finiteness? The environmental transition cannot be thought of as a rupture-free evolution of our social model. Beyond the changes which will have to accompany the transformations of the means of production and consumption, humanity will soon be confronted to a new dimension of his its own finiteness through the concrete experience of the fragility of the world and the limited nature of exploitable resources. This article argues this point by discussing circular and functional economics. While such is bad news a priori, it could also be seized as an occasion to make a further step in the humanisation of mankind through the exploration of the unexploited potentials of creativity and relationship. • Elena Pulcini Care et convivialisme. Un commentaire du Manifeste convivialiste Ce bref commentaire veut souligner que le principal mot d’ordre du convivialisme est le soin (care). Or loin de s’en tenir à un impératif abstrait, le soin (de la relation, du monde) doit se fonder sur la conscience d’appartenir à une seule et même humanité. Une conscience qui se réveille aujourd’hui Résumés & abstracts 435 à travers autant de passions exprimées (indignation, solidarité, empathie et sens de la justice, générosité, compassion, sentiment d’appartenance) dans les multiples mouvements sociaux globaux. Et dont il est essentiel, comme le Manifeste le revendique, de conjurer l’éclatement pour construire, à partir de leurs valeurs communes, une nouvelle vision du monde. • Care and Convivialism. A Commentary on the Convivialist Manifesto This commentary stresses that the most important message of convivialism is care. Far from being an abstract imperative, care (of relationships, of the world) must be grounded in the conscience of belonging to a single humanity. This conscience is being awoken today through many passions (indignation, solidarity, empathy, sense of justice, generosity, compassion, belonging) expressed in the multiplicity of global social movements. As the Manifesto advocates, it is essential that this multiplicity moves beyond fragmentation to build a unified vision for the world from the basis of their shared values. • Roland Gori Mesure et démesure En s’inspirant du sous-chapitre « Mesure et démesure » de L’Homme révolté, d’Albert Camus, cette courte note souligne l’importance qu’il y à refuser et à se révolter, aujourd’hui, contre une civilisation contemporaine qui, par la quantification et le formalisme, tente de réduire l’humain au monde des choses, des produits financiers, des marchandises et du spectacle. • Measure and Excess Inspired by the subchapter in Albert Camus’ The Rebel (L’Homme révolté) entitled “Measure and Excess”, this text underlines today’s importance of refusal and revolt against a civilisation which reduces humanity to the world of things, financial products, merchandise and spectacle through quantification and formalism. • Gustave Massiah Pour une démarche convivialiste. Sortir du néolibéralisme Cet article s’inscrit dans une démarche stratégique. D’abord, proposer des mesures crédibles pour rompre avec le néolibéralisme. Ensuite, inscrire les mesures immédiates dans la définition d’un cadre plus large pour consolider ces politiques. Enfin, inscrire ces mesures dans une perspective de transition sociale, écologique, démocratique et géopolitique qui corresponde aux aspirations d’un changement radical. Cette interrogation sur les fondamentaux, sur le sens de l’accélération et de la démesure, complète et approfondit l’importance de l’action politique. Le Manifeste convivialiste est une démarche qui s’inscrit dans cette perspective. 436 Du convivialisme comme volonté et comme espérance • For a Convivialist Approach. Exiting Neoliberalism Advocating a strategic approach, this article first proposes credible measures to break with neoliberalism before enlarging the frame within which they are to be consolidated. Finally, the measures are hinged to the perspective of a social, environmental, democratic and geopolitical transition that echoes contemporary aspirations for radical change. This interrogation on fundamentals, on the meaning of acceleration and excess, completes and deepens the importance of political action. The Convivialist Manifesto’s approach is in tune with this perspective. • Marc Humbert Une indispensable offensive intellectuelle collective Cet article se propose de clarifier les enjeux de l’aventure intellectuelle à laquelle invite Le Manifeste convivialiste. Il met en valeur tout d’abord sa dimension épistémologique, implicite, puis son questionnement anthropologique au cœur de son diagnostic sur la crise, profonde, que connaissent nos sociétés contemporaines, pour enfin discuter sa proposition fondamentale de relance de l’humanisation du Monde. L’auteur en prolonge l’inspiration en esquissant un projet de « Déclaration universelle d’interdépendance généralisée ». • An Indispensable Collective Intellectual Offensive This article aims at clarifying the challenges of the intellectual adventure called for by the Convivialist Manifesto. First, the article highlights the implicit epistemological dimension of the Manifesto. It then turns to the anthropological interrogation which lies at the heart of its diagnosis of a profound crisis affecting our contemporary societies. Finally, the article discusses the fundamental proposition of re-humanising the world. The author furthers the Manifesto’s inspiration by sketching a project for a “Universal Declaration of Generalised Interdependency.” • Paulo Henrique Martins La nature symbolique et les usages politiques du Bien vivir Après l’élection d’Evo Morales en 2002, le mouvement interethnique bolivien a permis d’importantes réformes politiques et institutionnelles qui ont transformé une autonomie de fait en une autonomie de droit consacrée par la nouvelle constitution politique de l’État bolivien de 2009. Aujourd’hui, à ceux qui demandent de clarifier le sens du Bien Vivir, les adhérents des mouvements ethniques répondent : « Hay que aplicar la constitución. » Les changements de l’imaginaire politique bolivien, loin de constituer un fait isolé, participent d’une révision épistémologique importante des fondements de la modernité européenne et de l’impact sur les systèmes postcoloniaux Résumés & abstracts 437 engendrés par « l’occidentalisation du monde ». En ce sens, il est possible de dire que cette mutation de l’imaginaire réside dans l’urgence tant théorique que pratique, morale ou politique, écologique ou économique soulignée par le Manifeste convivialiste. • The Symbolic Nature and the Political Uses of Buen Vivir Following Evo Morales’ election in 2002, the interethnic Bolivian movement has led important political and institutional reforms that have transformed a de facto autonomy into a rule of law consolidated by the 2009 political constitution of the Bolivian state. Today, to those who ask clarifications as to the meaning of Buen Vivir, the adherents of the ethnic movements can answer: “Hay que aplicar la constitución.” This article argues that these changes in the Bolivian political imaginary, far from being an isolated case, participate in an important epistemological revision of the foundations of European modernity which impacts postcolonial systems shaped by Westernization. Some could say that this mutation of the imaginary illustrates the urgent theoretical, practical, moral, political, environmental and economical reforms called for by the Convivialist Manifesto. • Ahmet Insel Des « transitions démocratiques » interminables La majorité de l’humanité vit sous des régimes qui ne sont ni une dictature ou une tyrannie ni une démocratie. La plupart des hommes et des femmes, dans le monde, vivent aujourd’hui dans des sociétés qui ne sont pas sous l’emprise d’une violence physique permanente mais sans pour autant être libérées de la violence. Ce n’est pas la démocratie et la civilité qui dominent sur la carte du monde mais une situation d’entre-deux. La Turquie est un cas fertile pour étudier la permanence de l’autoritarisme et la résilience de ces régimes et des sociétés d’entre-deux. Les violences refoulées du passé, l’utilisation de la peur comme moyen de perpétuer un régime de sécurité de l’État et la surdétermination des conflits et des fractures culturelles dans le politique, qui dérivent du projet de modernisation par le haut, créent un terrain favorable à la permanence de l’autoritarisme malgré un changement substantiel au sein de la classe politique régnante. Quel chemin prendre pour sortir de l’autoritarisme ? • Endless “Democratic Transitions” The majority of human beings live under regimes that are neither dictatorships (or tyrannies) nor democracies. Rather, most men and women in the world today live in societies that, while not submitted to permanent physical violence, are neither freed from violence. The dominant model on the world map today is therefore more of an in-between situation rather than one of democracy and civility. The case of Turkey is a good case for studying the permanence of authoritarianism and the resilience of such in-between regimes. 438 Du convivialisme comme volonté et comme espérance The repressed violence of the past, the use of fear as a means to perpetuate a security state regime, as well as the over-determination of conflicts and cultural divisions within the political sphere, all of which derive from projects of modernisation “from above,” create a situation that favours the permanence of authoritarianism despite substantial changes in the ruling political class. How, then, to exit authoritarianism? • Jacques Lecomte Le convivialisme existe, je l’ai rencontré De nombreuses recherches empiriques démontrent que des valeurs et attitudes telles que la confiance en l’autre, l’empathie, le respect, la coopération, etc., peuvent avoir un impact non seulement sur les relations interpersonnelles mais, plus largement, sur la vie sociale. Elles peuvent influer sur des domaines de politique publique aussi divers que l’économie, la santé, l’éducation, la politique familiale, l’emploi, l’environnement, la justice, et même les relations internationales. Cet article détaille ce fait dans trois domaines : l’enseignement humaniste, la justice restauratrice et les organisations « positives ». Il conclut sur l’attitude pertinente à adopter à l’égard des « cavaliers seuls », en s’appuyant sur le modèle de la pyramide régulatrice de Braithwaite. • Convivialism Exists, I Have Seen It A score of empirical research shows that values and attitudes such as trust in others, empathy, respect, cooperation, etc. can have a positive impact on interpersonal relations as well as on social life itself. They have the power to influence public policy in domains as diverse as economy, health, education, family, employment, environment, justice and even international relations. This article details this argument in three areas: humanist education, restorative justice and ‘positive’ organisations. It concludes on the right attitude to adopt with respect to “lone rangers,” following Braithwaite’s regulative pyramid model. • Claude Alphandéry L’économie sociale et solidaire, vecteur du convivialisme Cette courte note souligne que les avancées du convivialisme sont étroitement liées à celles des porteurs d’initiatives d’économie sociale et solidaire. L’approfondissement du convivialisme et sa force de conviction et de diffusion proviennent des expériences réalisées par la société civile. Le Laboéconomie sociale et solidaire lance, depuis les États généraux de l’ESS et les « cahiers d’espérance », des travaux et des démarches propres à renforcer le succès de ces expériences, à les généraliser et à les rendre pérennes. Résumés & abstracts 439 • Social Economy as Convivialist Vector This note highlights how convivialist advances are tied to the initiatives of social solidarity organisations. The development of Convivialism, its power of conviction and potential for dissemination depend upon the experiences realised in civil society. This article takes as an example the works and initiatives led by the Labo-économie sociale et solidaire. • Jean-Louis Laville Convivialisme, luttes sociales et économie solidaire Depuis les années 1980, une sensibilité cherche à s’exprimer pour éviter que le débat politique se réduise à l’affrontement entre les partisans du nouvel ordre économique et les défenseurs d’un retour au keynésianisme des Trente Glorieuses. Le Manifeste convivialiste s’inscrit dans cette lignée et se caractérise par la variété des auteurs qui l’ont signé. C’est donc en partant de cet acquis, la volonté de se rassembler, qu’il est possible de se demander comment poursuivre si l’on considère que l’indignation et le sentiment d’appartenir à une communauté humaine mondiale ne suffisent pas à faire mouvement. L’alternative esquissée est une transition sociale et écologique qui ouvre à une démocratisation. Le convivialisme ne peut gagner que s’il procure concrètement des capacités à mieux vivre sur le plan relationnel et matériel. Or l’économie solidaire, dans certaines de ses configurations actuelles, a une fonction beaucoup plus transformatrice que dans les actions de réparation (insertion, lutte contre la pauvreté) auxquelles on a trop souvent voulu la limiter. • Convivialism, social struggles and solidarity-based economy Since the 1980s, a sensibility seeks to express itself to avoid the reduction of the political debate to the confrontation between the partisans of the new economic order and the defenders of the keynesianism of the post-war area. TheConvivialist Manifestoexpresses this new sensibility and is characterized by the diversity of those who signed dit. Thus, from this will to gather, it is possible to wonder how to continue if we consider that indignation and the feeling to belong to a common humanity is not sufficent to give birth to an effective social or politicalmovement. The alternative this paper suggests is a social and ecological transition which leads to a democratization. Convivialism can win only if it gives concretely better capacities and opportunities on the relational and material plan. Yet the solidarity-based economy in some of its current configurations promotes a much more transformative function than the classical social policies (insertion, struggle against poverty etc.) to which one wants too often to limit it. 440 Du convivialisme comme volonté et comme espérance • Armand Hatchuel Sciences de Gestion et convivialisme : concevoir l’agir responsable Dans cet article, nous montrons que le Manifeste convivialiste devrait intéresser les chercheurs qui étudient les organisations ou les entreprises et se retrouvent dans les tendances contemporaines des sciences de gestion. Car celles-ci visent une théorie de l’action collective qui ne soit plus prisonnière des mythes du marché ou du social. Elles s’inscrivent, en outre, dans un phylum plus ancien du savoir : à l’étude du nomos, c’est-à-dire de l’ordre ou de la règle collectifs, elles ajoutent les pensées conceptrices de l’architecte, du jurisconsulte, et de l’ingénieur. Se forge ainsi une conception de l’action responsable qui retrouve la Gestae antique et se rapproche des principes convivialistes. • Management Sciences and Convivialism: Conceiving Responsible Action This article argues that the Convivialist Manifesto should interest those who study organisations and businesses in tune with the latest trends in management sciences. Recent work in this field aims at devising a theory of collective action freed from the dogmas of the market or the social. They return to a more ancient phylum of knowledge, that of the nomos, i.e. of order or collective rules. They also add the conceptive ideas of the architect, the judicial consultant and the engineer. These works therefore construct a conception of responsible action that renews with the Antique Gestae and which moves towards convivialist principles. • Dominique Méda Inverser la courbe du chômage ? La courbe du chômage n’a pas été inversée, mais nous continuons d’attendre le salut du retour de la croissance. Or non seulement les taux de croissance français sont en baisse tendancielle depuis la fin des années 1960 et des voix de plus en plus nombreuses se font entendre pour dire qu’elle ne reviendra pas aux taux auxquels nous l’avons connue, mais, surtout, son retour n’est sans doute pas souhaitable – au moins de la manière dont elle est calculée. Dès lors, ce sont d’autres mesures qu’il nous faut mettre en place, sans tarder, susceptibles de remédier à la fois à la grave crise sociale, économique et écologique auxquelles nos sociétés sont confrontées. • Reversing the Trend of Rising Unemployment? The trend of rising unemployment has not been reversed, and we continue to wait for salvation under the guise of the return of economic growth. French growth rates are on a downward trend since the end of the 1960s, and an increasing number of experts now agree that growth rates are highly unlikely to return to former levels. Yet the return of growth is arguably not even Résumés & abstracts 441 desirable – at least not in the way it is presently calculated. Other measures must therefore be put in place without delay to help remedy the major social, economical and environmental crises our societies face today. • Jean-Baptiste de Foucauld Travailler dans une France convivialiste Cet article est le récit d’un rêve, un rêve de « techno-prospective conviviale ». L’auteur y décrit notamment un nouveau « Grenelle de l’emploi » où, enfin, les demandeurs d’emploi furent conviés et écoutés et où de nouvelles formes de solidarités furent mises en œuvre. Toutes ces dispositions furent concrétisées dans un Pacte civique pour l’emploi auquel les citoyens, les diverses organisations qui structurent la vie économique et sociale et les responsables politiques furent invités à adhérer. L’un de ses résultats fut de mettre en valeur et de multiplier les actions créatives de la société civile et de favoriser de nombreuses expérimentations. • Working in a Convivialist France This article relates the dream of a “convivialist techno-project.” The author namely describes a new employment consultation committee (“Grenelle de l’emploi”) to which employment seekers are invited and listened to and in which new forms of solidarity are experimented. These dispositions find a concrete expression in a Civic Pact for Employment which citizens, the various organisations which structure economic and social life and political personnel are invited to adhere to. One of the effects of such a consultation is revealed to be the valuation and multiplication of creative actions within civil society and the sparking of numerous experimentations. • François Flahault Une école plus conviviale ? Cet article part d’un constat : comparée à l’école de pays voisins, l’école française manque de convivialité. Après avoir indiqué les effets les plus déplorables de ce climat relationnel tendu, l’auteur propose une analyse de ses causes : gestion par les nombres aux dépens des réalités qualitatives, idée selon laquelle l’éducation se fait par l’instruction, sous-évaluation du caractère intergénérationnel de l’école, valorisation d’un savoir hors sol, déconnecté de la vie de la société, questions de discipline passées sous silence. Pour finir, l’auteur s’interroge sur le changement de culture qui serait nécessaire et sur les leviers de changement, sans chercher à dissimuler le poids de l’inertie. • More Convivialist Schools? This starting point of this article is the following observation: compared with the schools of neighbouring countries, French schools lack conviviality. 442 Du convivialisme comme volonté et comme espérance After indicating the most deplorable effects of this tense relational climate, this article proposes the following causes: quantitative rather than qualitative management, a philosophy of education still based on instruction, the underestimation of the intergenerational character of schools, the valuation of knowledge disconnected from social life, and the denial of disciplinary issues. The article ends with a reflection on the change of culture that is needed to address theses challenges while taking into account forces of inertia. • Antoine Bevort Démocratie, populisme et élitisme… Dans cet article, il est démontré brièvement que si l’on définit la démocratie comme le pouvoir du peuple (demos) de participer directement aux décisions concernant la vie de la cité, alors c’est bien la démocratie qui rend compétent et non la compétence qui permet d’être démocrate. Et, dans ce cas, ce ne sont pas les dangers du populisme qui menacent la démocratie, mais les dangers de l’élitisme qui minent la démocratie à force d’être sourd aux attentes des citoyens. Il faut donc en conclure que c’est la rhétorique antipopuliste qui alimente la montée des idées de l’extrême droite. • Democracy, Populism, and Elitism This article argues that if democracy is defined as the power of the people to participate directly in decisions regarding the life of the polis, then it is democracy that makes people competent, not competence that produces democrats. In this case, the dangers of populism are not what threaten democracy as much as elitism, which undermines democracy by deafening the voice of citizens. One must therefore conclude that it is the anti-populist rhetoric that fuels the rise of the extreme right. • Anne-Marie Fixot Vers une ville convivialiste. Introduction de la maîtrise d’usage L’urbanisme est un champ d’action dans lequel la recherche du « toujours plus » s’est traduite par l’élaboration de projets démesurés et souvent de pur prestige, sans rapport avec les besoins réels des personnes. Lutter contre ces excès et les scandaleuses inégalités qu’elle produit est une nécessité convivialiste pour la recherche d’une vie meilleure. Pour cela, il est indispensable que des « politiques de l’habiter » puissent être codiscutées et coconstruites par les acteurs concernés : non seulement les maîtres d’œuvre et les maîtres d’ouvrage mais aussi les « gens ordinaires » qui vivent et travaillent dans la ville, en parcourent les espaces et en connaissent les lieux, c’est-à-dire ceux que l’on peut appeler les « maîtres d’usage », selon le terme diffusé depuis une décennie par l’architecte parisien Jean-Marie Hennin. Dans les atmosphères et les socialités urbaines actuelles, comment passer alors d’une démocratie Résumés & abstracts 443 rhétorique à une démocratie effective ? Tel est l’enjeu fondamental auquel nous invite la perspective convivialiste, et que discute cet article. • Towards a Convivialist City. Introduction to Mastered Use Urbanism is a field in which the search for “more” and “bigger” has led to the elaboration of oversized projects prioritizing prestige over peoples’ needs. Fighting against such excesses and the scandalous inequalities they produce is a convivialist obligation in the quest for a better life. For this to be achieved, it is essential that urban policies can be discussed and co-constructed with the actors concerned, including the ordinary people who live and work in the city, and move through and know its spaces – those who Parisian architect Jean-Marie Hennin calls the “masters of use”. In the context of today's urban communities, how can we move from a democracy of rhetoric to an effective democracy? This article discusses this fundamental issue in the perspective of Convivialism. • Andrew Feenberg Agentivité et citoyenneté dans une société technologique Si la citoyenneté implique l’agentivité, qu’est-ce que l’agentivité et comment est-elle possible dans une société technologique avancée dans laquelle une part importante de la vie s’organise autour de systèmes techniques commandés par des experts? Cet article aborde cette question du point de vue d’une philosophie de la technologie et des travaux constructivistes sur la technologie. En un premier temps, l’article établit les conditions de l’agentivité comme étant le savoir, le pouvoir et des situations propices à son émergence. L’article considère ensuite le role du biais dans la construction de systèmes technologiques ainsi que l’importance de l’intérêt des participants dans la modification de ce biais. Pour terminer, l’article se penche sur la question plus vaste des perspectives de changement civilisationnel que commande la crise environnementale dans un régime technologique globalisant. • Agency and Citizenship in a Technological Society Citizenship implies agency, but what is agency, and how is agency possible in a technologically advanced society where so much of life is organized around technical systems commanded by experts? This article addresses these questions from the standpoint of philosophy of technology and constructivist technology studies. The paper first establishes the conditions of agency, which are knowledge, power, and an appropriate occasion. It then considers the role of bias in the construction of technological systems and the importance of participant interests in modifying that bias. Finally, the paper addresses the wider issue of the prospects for civilizational change required by the environmental crisis in a globalizing technological regime. 444 Du convivialisme comme volonté et comme espérance • Sylvain Pasquier Convivialisme et individualisme altruiste Les engagements associatifs expriment aujourd’hui la nouvelle figure d’un individualisme altruiste. La revendication d’une réalisation de soi hédoniste se combine avec le besoin d’aider les autres et mobilise la valeur de la convivialité pour donner sens à une quête de reconnaissance. Cette évolution conduit à sortir de l’opposition de sens commun entre individualisme et solidarité. Différents auteurs montrent que si l’époque moderne se caractérise par l’individualisme, elle ne l’a pas inventé. En outre, l’individualisme altruiste, en s’opposant à la forme égoïste dominant la modernité jusqu’alors, renoue avec un individualisme qualitatif aux racines anciennes. Les engagements contemporains dont le Manifeste convivialiste entend éclairer le sens comme les courants intellectuels actuels qui l’influencent convergent vers cette affirmation apparemment contradictoire d’un individualisme altruiste. • Convivialism and Altruistic Individualism The commitments of associations are expressions of a new more altruistic individualism. In such an individualism, the claim for hedonistic self-realisation combines with the need to help others and mobilises convivialist values to infuse meaning in quests for recognition. Such an evolution, this article argues, encourages that we break with the common sense opposition between individualism and solidarity. Several authors have showed that if the modern epoch is characterised by individualism, it itself did not invent individualism. Furthermore, altruistic individualism, through its opposition to former egotistical forms formerly dominant in modernity, renews with a qualitative individualism that has ancient roots. The contemporary commitments which the Convivialist Manifesto aims to illuminate the meaning converge towards this apparently contradictory affirmation of an altruistic individualism. • Jean Baubérot Une laïcité conviviale La loi de 1905 a établi la séparation des Églises et de l’État, après plus d’un siècle de conflit des « deux France ». Si elle met fin au régime des « cultes reconnus » bénéficiant de financement public, malgré l’opposition de certains républicains, elle assure aux religions la liberté de conscience, le libre exercice du culte et le respect de leur organisation propre. Équilibre de funambule, la loi ne satisfait personne et c’est en cela qu’elle est une loi conviviale. Un siècle après, elle fait consensus. Mais une « nouvelle laïcité » se développe à partir de 2003 et le professeur de droit public Pierre-Henri Prélot estime qu’elle prend des mesures en contradiction avec la loi de 1905. • A Convialist Laïcité The law of 1905 on the separation of Church and State was passed after more than a century of civil conflict between the “two Frances” (Republican and Résumés & abstracts 445 Catholic-monarchist). While having put an end to the regime of recognized cults subsidized by the state, this law guaranteed freedom of conscience, the free exercise of cults and church self-organisation. Threading a fine balance between opposing forces, the law of 1905 was not to the full satisfaction of any party, and it is in this sense that it is a convivial law. One century later, the law is highly consensual. Yet claims for a “new laïcité” have emerged since 2003, in contradiction with the law of 1905, according to public law professor Pierre-Henri Prélot. • Pierre-Olivier Monteil Rétablir la confiance en ravivant le sens du vivre-ensemble Cet article propose une méthode par laquelle l’action des gouvernants pourrait s’attacher à rétablir la confiance dans la société française en y ravivant le sens du vivre-ensemble. En économie, il s’agirait d’humaniser l’échange en réhabilitant la coopération par rapport à la compétition. Cela contribuerait à rétablir la confiance en politique en suscitant l’affirmation d’un « nous » plus vigoureux et moins défensif. Il imprimerait le sens d’un projet politique et renouerait avec la dynamique d’un collectif assumant son devenir au lieu de se diffracter en crispations catégorielles et identitaires chargées de ressentiment ou de nostalgie. Pédagogie du compromis ordinaire, la coopération peut réconcilier la société française avec elle-même et lui rendre confiance en l’avenir. • Re-establishing Trust by Reviving the Meaning of Community This article proposes a method by which governmental action could re-establish trust within French society and revive the meaning of community. Within the economy, this means humanizing exchange by rehabilitating cooperation versus competition. This would contribute to re-establish trust in politics by enabling the affirmation of more vigorous yet less defensive sense of “Us”. This would infuse the political process with meaning and renew with the dynamics of a responsible collective with respect to its becoming, rather that diffracting collectivities along the lines of identity categories charged with resentment or nostalgia. As a pedagogy of ordinary comprise, cooperation has the power to reconcile French society with itself and renew its confidence with respect to the future. • Sylvie Gendreau Cocréation de formes convivialistes En partenariat avec le Laboratoire d’étude et de recherche en environnement et santé (LERES) de l’École des hautes études en santé publique (EHESP), Sylvie Gendreau, directrice des Cahiers de l’imaginaire, invite plusieurs personnes et artistes à cocréer une œuvre collective et convivialiste à partir de la verrerie dont le laboratoire n’a plus usage. 446 Du convivialisme comme volonté et comme espérance • Co-Creation of Convivialist Forms The author is director of the Cahiers de l’imaginaire. In partnership with the Laboratoire d’étude et de recherche en environnement et santé (LERES) and the École des hautes études en santé publique (EHESP), she has invited many people and artists to co-create a collective and convivialist work of art from glasswork no longer in use by the laboratory. • Jacques Beaumier Un mode de vie convivialiste à la montagne Un artisan montagnard raconte un quotidien qui construit naturellement du lien social et de la solidarité par la continuité entre relations de voisinage et relations professionnelles. Par ce témoignage, il nous invite à considérer l’économie des communautés rurales comme un antidote à la perte de sens du travail et à l’anonymat généralisé. On retrouve aussi une déclinaison très concrète de la théorie du don. • A Convivialist Lifestyle in the Mountains A mountain craftsman tells about a life that naturally produces social bond and solidarity through the continuity that links neighbourly and professional relations. This testimony invites us to consider the economy of rural communities as an antidote to the loss of meaning of work and generalised anonymity. One finds here a very concrete declension of gift theory. • François Flahault La vie sociale comme fin en soi Le convivialisme ne se justifie pas seulement par la bonne volonté qui l’inspire : on est également en droit de lui demander s’il se justifie par une anthropologie ayant mis à profit les avancées des différentes sciences biologiques et humaines au cours des dernières décennies. Et la réponse est oui. Cet article évoque succinctement les critiques dont la conception occidentale de l’individu fait aujourd’hui l’objet, et les connaissances qui permettent de la renouveler. Alors que la mythologie occidentale a diffusé l’idée que les individus ont précédé la société et l’ont instaurée à des fins utilitaires, les connaissances actuelles montrent, de manière convergente, que la vie sociale et la culture (au sens où les anthropologues emploient le terme) constituent au contraire le socle ontologique de l’existence humaine. • Social Life as a Means in Itself Convivialism cannot be justified on the sole ground of the good will that inspires it. One can also ask if it is justifiable from an anthropological perspective inspired by the advances made in biology and social sciences over the last decades. The answer is yes. This article briefly recalls the contemporary critiques of the Western conception of the individual and lists the sources of Résumés & abstracts 447 knowledge which can contribute to its renewal. While Western mythology has disseminated the idea that individuals precede society and institute it along utilitarian motives, research converges to show that social life and culture constitute the ontological basis of human existence. • Francesco Fistetti Du mythe de la croissance à l’Homo convivialis À partir de la double crise de la démocratie contemporaine et de la civilisation occidentale dans le cadre de la mondialisation – qui ont révélé le déphasage des catégories théoriques et des idéologies politiques à travers lesquelles nous avons jusqu’ici interprété et bâti notre vivre ensemble –, cet article argumente deux thèses : que le convivialisme veut être un principe-espoir philosophique et pratique face aux défis avec lesquels l’humanité du xxie siècle est appelée à se mesurer ; et que le paradigme du don renferme les outils aptes à explorer les interdépendances actuelles entre économie, société et démocratie et à imaginer un monde meilleur. • From the Myth of Growth to Homo Convivialis This article starts from the diagnosis of a double crisis brought by globalisation: that of contemporary democracy and that of Western civilisation. This crisis reveals the out-datedness of the theoretical categories and political ideologies through which we have interpreted and built our societies until now. This article then argues two theses: First, that Convivialism can be a hope-fuelling philosophic principle and practice adapted to the challenges facing humanity in the 21st century. Second, that the MAUSSian gift-paradigm holds the adequate tools for exploring today’s interdependencies between economy, society and democracy and for imagining a better world. • Christian Lazzeri Quelques remarques sur le Manifeste convivialiste Deux points principaux posent problème dans le Manifeste convivialiste : n’est-ce pas l’explosion des inégalités plus que le triomphe de l’idéologie économique qui est responsable du dérèglement du monde, et les remèdes ne sont-ils pas à rechercher dans de nouvelles réglementations plus que dans un appel à un sursaut moral ? • Some Remarks on the Convivialist Manifesto The Convivialist Manifesto is problematic for the following two reasons: First, is it not the explosion of inequalities more than the triumph of economic ideologies which are responsible for the problems in the world? And second, 448 Du convivialisme comme volonté et comme espérance are the remedies therefore not to be found in new regulations rather than in calls for a kind of moral upsurge? • Elena Pulcini Quelques questions sur le convivialisme Lutter contre l’hubris n’implique-t-il pas de s’interroger sur sa spécificité contemporaine et de se donner un critère permettant de distinguer entre les luttes pour la reconnaissance légitimes et celles qui ne le sont pas ? • Some Questions on Convivialism Does the battle against hubris not imply that we interrogate ourselves on the specifics of its contemporary manifestations? And should we not provide a criterion to distinguish between legitimate forms of struggles for recognition and forms that are not? • François Fourquet Un convivialisme mondial La valeur du Manifeste convivialiste ne dépend pas de son contenu mais du sujet de l’énonciation : qui parle ? À l’origine, un groupe d’intellectuels français. Or la France, battue en 1815 par les Anglais, en 1940 par les Allemands, en 1954 et 1962 par les Viêt-namiens et les Algériens, n’a rien à dire au monde. La seule chose dont elle puisse être fière, ce sont la Révolution et les Droits de l’homme de 1789, et l’abandon de son nationalisme prétentieux quand, en 1950, elle s’est réconciliée avec l’Allemagne pour construire l’Europe. Pour autant, pouvons-nous proclamer le convivialisme au nom d’une Europe qui a mené des guerres de civilisation d’une violence inouïe contre les peuples du monde en les colonisant ? Certes, non. Mais nous pouvons prendre la parole en tant que citoyens du monde, en considérant les autres peuples comme nos concitoyens, nos frères en humanité. Le rôle des intellectuels est celui d’Antigone : parler au nom des lois non écrites qui règlent notre vie profonde et sont niées par les pouvoirs officiels. Au nom de la paix et de la vie. Au nom d’un convivialisme mondial. • A Global Convivialism The value of the Convivialist Manifesto does not depend on its content as much as on the subject of its enunciation. Originally: a group of French intellectuals. Yet France, defeated in 1815 by the English, in 1940 by the Germans, in 1954 and 1962 by the Vietnamese and the Algerians, does not have the legitimacy to preach to the world. The only thing she could be proud of is the Revolution and the Declaration of Human Rights of 1789 and the renunciation of a pretentious form of nationalism when she reconciled itself with Germany to build Europe in 1950. Is this enough to justify that we preach Convivialism in the name of a Europe who is responsible for Résumés & abstracts 449 leading an incredibly violent civilizational war against the peoples of the world through colonisation? Certainly not. Nevertheless, we can speak as citizens of the world and recognize other peoples as our co-citizens and siblings in humanity. The role of intellectuals is that of Antigone: to speak in the name of those unwritten laws that govern our lives and that are negated by the powers that be. In the name of peace and life. In the name of a global Convivialism. • Ahmet Insel Le convivialisme vu de la Turquie Le convivialisme comme projet politique et social peut être une réponse au malaise démocratique généralisé, notamment dans les pays du Nord. Mais la réalisation de cette potentialité contenue dans le projet convivialiste exige la concordance de plusieurs conditions. Parmi celles-ci, c’est probablement l’abandon de la posture du « non » généralisé et du catastrophisme qui sont les plus urgentes. Sans remettre en cause cette posture strictement négative, le convivialisme ne pourra récupérer l’étendard du désir d’avenir. Sans vouloir devenir le pôle de rétablissement de la confiance des sociétés sur leurs capacités à entreprendre des changements désirables, le convivialisme ne pourrait dépasser l’horizon de la morosité ambiante. • Convivialism as Seen from Turkey Convivialism as a political and social project can be an answer to the general democratic malaise, namely in northern countries. Yet realising the potentiality of the convivialist project requires that many conditions first be met. Among these, the most urgent is probably the leaving aside of generalised oppositional and catastrophic stances. Convivialism will never sport the standard of future desires without questioning such purely negative voices. Similarly, Convivialism will never be able to transcend the prevailing gloominess if it does not accept to become the vehicle for the re-establishment of societies’ confidence as to their capacities to accomplish desirable changes. • Alain Caillé Quelques réponses à… Cet article dialogue avec les réflexions sur le convivialisme, critiques ou laudatives, de François Fourquet, Christian Lazzeri et Elena Pulcini. • A Few Answers to... This article dialogues with François Fourquet, Christian Lazzeri and Elena Pulcini’s critical or laudatory reflexions on convivialism. 450 Du convivialisme comme volonté et comme espérance • Philippe Chanial « Tous les droits pour tous… et par tous. » Citoyenneté, solidarité sociale et société civile dans un monde globalisé À l’évidence, le caractère indivisible et non contradictoire des droits humains – droits civils, politiques, sociaux – ne va pas de soi. Pourtant, l’enjeu d’une alternative à la mondialisation libérale n’exige-t-il pas aujourd’hui de réaffirmer le principe essentiel de l’indivisibilité de ces droits contre la menace que fait peser sur lui le déferlement de la logique du marché ? Dans ce cadre, cet article vise à montrer combien le processus de globalisation exige une réflexion renouvelée sur la définition des droits, sur les formes de citoyenneté qu’ils appellent mais aussi sur la conception même de la démocratie qui pourrait en constituer l’horizon et, enfin, sur la place que doivent y occuper respectivement la société civile et l’État. • “All Rights for All... and By All.” Citizenship, social solidarity and civil society in a globalised world. Evidently, the indivisible and non-contradictory nature of human rights – civil, political and social rights – is something that is not self-evident. However, does an alternative to liberal globalisation not call for the reaffirmation of the essential principle of non-divisiveness of these rights in the face of unfurling market logics? This article argues that the process of globalisation requires a renewed reflexion on the definition of rights, on their related forms of citizenship, as well as on the very conception of democracy which could constitute its horizon. Finally, the reflexion should also include how we think civil society and the state. • Simon Borel « Luttes des classes sur le Web. » À propos d’un numéro de la revue Multitudes Le capitalisme cognitif n’est plus forcément synonyme de promesses d’émancipation communiste pour les multitudes. À en croire certains penseurs néomarxistes dans la lignée de l’école de Francfort, ce dernier se caractérise au contraire par le renouvellement des formes de la domination et de l’aliénation capitaliste : appropriation marchande du travail gratuit, exploitation « protocolaire » des travailleurs cognitifs par la nouvelle « classe vectorialiste », exploitation « attentionnelle » des individus par le « capitalisme mental ». Mutation de la domination et renouveau des « luttes des classes sur le Web » ? La revue Multitudes ouvre en tout cas le débat dont nous proposons ici une brève synthèse. • “Class War on the Web.” About an issue of Multitudes journal. Cognitive capitalism is no longer synonym with communist emancipatory promises for the multitudes. On the contrary, according to certain neo-Marxists in Résumés & abstracts 451 the wake of the Frankfurt school, cognitive capitalism in fact renew forms of dominance and capitalist alienation through the following processes: merchant appropriation of free work, “protocolary” exploitation of cognitive workers by the “vectorialist class,” and “attentive” exploitation of individuals by “mental capitalism.” Are we then facing the mutation of dominance and the renewal of class wars on the Web? This article proposes a synthetic review of an issue of Multitudes devoted to these issues. • Thomas Coutrot La bonne vie pour tous Pour faire reculer la haine et la bêtise, nous avons surtout besoin de proposer une perspective positive et joyeuse, enracinée dans nos luttes et nos alternatives. Nous devons apprendre à parler ensemble à nos concitoyens pour rendre visible l’existence de nos alternatives, de notre projet de société. Une société, convivialiste, de la bonne vie pour tous. • The Good Life For All In order to win against hatred and idiocy, we especially need to propose a positive and joyful perspective grounded in our struggles and alternatives. We must learn to speak together to our fellow citizens in order to make visible the existence of our alternatives and our project for society. A convivialist society is that of the good life for all. • Alain Caillé Fragments d’une politique convivialiste (pour la France) Les convivialistes ne forment pas un parti politique mais une sorte d’amicale de théoricien(ne)s alternatifs. Ils n’ont donc pas vocation à présenter un programme politique mais il leur incombe néanmoins de réfléchir aux grandes directions dans lesquelles une traduction politique concrète des principes généraux sur lesquels ils se sont mis d’accord devrait s’engager. Ce sont ces directions que deux réunions (du 17 décembre 2013 et du 12 février 2014) se proposaient d’explorer en s’attachant aux spécificités françaises. On en trouvera ici un compte rendu. • Fragments of a Convivialist Politic (for France) Convivialists do not form a political party but rather a sort of club of alternative theoreticians. Their vocation is therefore not to present a political programme, yet it is their responsibility to think about the main direction in which a concrete political translation of the general principles they have agreed on should be engaged. This article reviews such directions as expressed in two recent Convivialist meetings dealing with the French context. 452 Du convivialisme comme volonté et comme espérance • Éric Sartori Harrison et la religion de l’humanité. Positivisme contre ploutonomie Peut-on considérer que la Religion de l’Humanité, issue du positivisme d’Auguste Comte, constitue un précédent historique pour le convivialisme ? Ce point sera examiné à partir d’un texte bilan de Frédéric Harrison, directeur du positivisme anglais. Sentiment d’appartenance à l’Humanité, droit au développement individuel, questionnement de la notion de droit, du rôle du capital, de la propriété individuelle, nécessité d’une régulation morale par l’opinion publique, Frédéric Harrison définit la Religion de l’Humanité comme « une religion sociale et un socialisme religieux », une religion permettant d’organiser l’humanité sans Dieu et sans roi, un socialisme qui se préoccupe de « changer le mode d’user du capital, et non pas de changer les personnes qui détiennent le capital ». • Harrison and the Religion of Humanity. Positivism vs Plutonomy Can the Religion of Humanity issued from Auguste Comte’s positivism be considered a historical precedent of Convivialism? This question is examined through the lens of a text penned by the leader of English positivism, Frederick Harrison. A sense of belonging to Humanity, the right to self-development, the questioning of the notion of rights, the role of capital and individual property, as well as the necessity of moral regulation by public opinion all characterise Frederic Harrison’s Religion of Humanity which he defines as a “social religion and a religious socialism”: a religion which allows for the organisation of humanity without a reference to God and without a king. Hence it is a socialism preoccupied with “changing the user mode of capital, and not changing the people who own capital.” Libre Revue • Mark Anspach Hunger Games. La violence de l’arène, la force du don Cet article met en lumière un aspect méconnu du roman populaire Hunger Games : le rôle central du don, que l’auteur, Suzanne Ross, oppose tant à la violence qu’au marché. Le côté sensationnel de la violence — une lutte à la mort télévisée entre des jeunes de 12 à 18 ans — a polarisé l’attention des commentateurs. Mais ce n’est pas un hasard si le rapport entre les deux héros, Katniss et Peeta, commence par un don. D’autres gestes de générosité interviennent aux moments clés du récit, rompant avec la logique d’une guerre de tous contre tous et formant une trame de réciprocité positive capable de survivre à la violence de l’arène. Résumés & abstracts 453 • Hunger Games: The violence of the arena and the power of the gift This article highlights a neglected feature of the popular novel The Hunger Games: the central role of the gift, which the author, Suzanne Ross, sets in opposition to both violence and market exchange. The sensational aspect of the violence – a televised fight to the death among youths aged 12 to 18 – has drawn the most attention. But it is no accident that the relationship between the two heroes, Katniss and Peeta, begins with a gift. Other acts of generosity intervene at key moments in the story, breaking with the logic of a war of all against all and creating a Web of positive reciprocity capable of surviving the arena’s violence. • Francesco Callegaro Le sens de la nation. Marcel Mauss et le projet inachevé des modernes Source d’un malaise profond, en raison d’une histoire qui l’a vue se confondre avec le nationalisme, la nation ne fait plus l’objet d’une réflexion approfondie en philosophie politique, laquelle cherche au contraire à s’en passer en pensant les conditions d’une démocratie postnationale. Contre cette tendance, cet article revient sur l’essai de Marcel Mauss, La Nation, pour souligner à quel point la sociologie permet de repenser le sens de la nation et de dégager la voie d’une autre politique des modernes. Celle-ci vise à étendre aux relations entre nations et classes le « sens du social » que la nation développe en son sein en élaborant, par l’éducation et la loi, la culture politique propre à une société démocratique. Par là, c’est le cadre sociologique général de la pensée de Mauss qui s’éclaire comme le fondement d’un engagement reposant sur le primat accordé à l’analyse du développement sociohistorique, horizon où il convient d’inscrire les autres travaux anthropologiques du neveu de Durkheim. • The Meaning of the Nation. Marcel Mauss and the Unfinished Modern Project Because of a history that saw it confounded with nationalism, the question of the nation produces a malaise. The nation is no longer an object of elaborate reflection in political philosophy, which rather seeks to dispense with it in order to think a post-national democracy. Against this tendency, this article revisits Marcel Mauss’ essay on The Nation to underline how sociology can help rethink the meaning of the nation and open the way for a renewed modern politic. This politic extends the “meaning of the social” formerly developed within the frame of the nation to the relations between nations and classes by elaborating the political culture of a democratic society through education and law. 454 Du convivialisme comme volonté et comme espérance • Jean-Michel Le Bot Construction sociale et modes d’existence : une lecture de Bruno Latour La notion de « construction sociale » a connu un grand succès à partir de la publication, en 1966, du livre de Berger et Luckmann, Construction sociale de la réalité. Après l’avoir utilisée pour parler des faits scientifiques, Bruno Latour s’en est démarqué mais reste parfois associé au courant « constructiviste ». Reprenant à ce sujet la question que posait Ian Hacking (« la construction sociale de quoi ? »), cet article interroge le statut des « entités » qui peuplent la sociologie de Latour. Au terme de cette interrogation, il propose de définir ces entités comme ce qui existe pour quelqu’un et peut faire agir ce quelqu’un. Une telle définition, qui fait sens dans une approche sociohistorique compréhensive, conserve l’essentiel de l’apport de Latour. Mais elle permet aussi de concevoir d’autres modes d’existence, qui donnent prise à l’institution de ces entités. • Social Construction and Modes of Existence: a Reading of Bruno Latour The notion of “social construction” has had great success since the publication, in 1966, of Berger and Luckmann’s book The Social Construction of Reality. After having used the notion, Bruno Latour took some distance with it, yet remains sometimes associated with the “constructivist” current. Following Ian Hacking’s question (“the social construction of what?”), this article interrogates the status of the “entities” which people Latour’s sociology. The article concludes by proposing that these entities are what exist for someone and make them act. Such a definition, which makes sense within a comprehensive socio-historical approach, retains the essential of Latour’s contribution. Yet it also permits that other means of existence be conceived, allowing for the institution of these entities to be grasped. • Mauro Magatti et Laura Gherardi Le capitalisme de la valeur contextuelle. La perspective de la générativité Dans l’après-crise, un nouveau modèle de développement, plus qualitatif et pluridimensionnel, se profile au sein des démocraties occidentales : le capitalisme de la valeur contextuelle. Il s’agit d’un modèle soit économique – centré sur la valorisation des ressources humaines, sociales et environnementales – soit culturel fondé sur les prémisses anthropologiques anti-utilitaristes qui caractérisent la méta-perspective convivialiste. Les épigones de ce modèle sont les entreprises de la valeur contextuelle dont on expose ici les traits en les appelant « génératives », par analogie avec le type d’action sociale – action générative – que leurs études nous a permis de modéliser. Résumés & abstracts 455 • Capitalism and the Contextual Value. The Generative Perspective Following the crisis, a new more qualitative and multi-dimensional model of development is appearing within Western democracies: contextual value capitalism. This model is either economic, founded on the valuation of human, social and environmental resources, and/or cultural, founded on the anti-utilitarian anthropological premises characteristic of the convivialist meta-perspective. This article exposes the main characteristics of the organisations that represent the epigones of contextual value capitalism. These organisations are labelled “generative” in light of the type of social action revealed by their study. • Nicolas Pinet La politique des profanes : formes d’action politique et pratiques de citoyenneté des jeunes adultes Comment les profanes conçoivent-ils politique et citoyenneté ? À quels types d’actions ces représentations sont-elles associées ? L’enquête conduite auprès de jeunes adultes non militants fait apparaître que les pratiques qu’ils qualifient de politiques ne se limitent pas aux interactions avec la politique institutionnelle. De fait, deux tiers des personnes interrogées revendiquent comme politiques des actions sans rapport avec la sphère des gouvernants et mettent en avant différents mécanismes de transformation sociopolitique dont les deux principaux — citoyenneté éthique et citoyenneté spécifique — sont analysés ici plus en détail. Les formes d’action politiques mobilisées par les profanes le sont aussi, avec un fond plus dense, dans le monde militant. Cette communauté d’intuition politique atteste, contre une conception élitiste de la démocratie, que la capacité politique — qui ne se réduit pas à une compétence institutionnelle — n’est pas en soi liée à un savoir d’expert. • The Politics of the Profane: Forms of Political Action and Citizenship Practices of Young Adults How do profanes conceive politics and citizenship? To which types of action are these representations associated? The study conducted on non-militant young adults shows that the practices they consider to be political do not limit themselves to interactions with institutional politics. In fact, two thirds of those interviewed claimed a political dimension to actions that did not entertain any rapport with institutional politics. They also put forward different socio-political mechanisms, which this article analyses under the names of ethical citizenship and specific citizenship. Interestingly, the forms of political action mobilised by such profanes are the same as those of the militants, notwithstanding a difference in intensity. In contradistinction with an elitist conception of democracy, such forms of intuitive political communities support the argument that political capacity cannot be reduced to institutional competences and is not dependent on expert knowledge. Les auteurs de ce numéro Pierre Alphandéry Chercheur sociologue (Inra/SAE2, unité Sadapt). Mark Anspach Anthropologue, ancien chercheur au CREA de l’École polytechnique. Jean Baubérot Président d’honneur de l’École pratique des hautes études. Groupe Sociétés Religions Laïcités (CNRS-EPHE). Jacques Beaumier Artisan du bâtiment dans une commune de montagne (Atelier des Cloîtres), au cœur du massif de la Chartreuse. Antoine Bevort Professeur de sociologie, CNAM, membre du LISE-CNAM-CNRS. Simon Borel Doctorant en sociologie, laboratoire Sophiapol, université de Paris-Ouest-Nanterre-La Défense. Alain Caillé Professeur émérite de sociologie, Sophiapol, université de Paris-Ouest-Nanterre-La Défense. Francesco Callegaro Postdoc au LabEx TEPSIS (EHESS, Paris-I), membre associé du laboratoire LIER (EHESS). Philippe Chanial Professeur de sociologie, université de Caen, chercheur au CERReV. Thomas Coutrot Économiste et statisticien. Chef du département « conditions de travail et santé » à la Dares (ministère du Travail et de l’Emploi). Coprésident de l’association Attac. Andrew Feenberg Titulaire de la Canadian Research Chair in Philosophy of Technology à la School of Communication de la Simon Fraser University, Vancouver, Canada. Francesco Fistetti Philosophe, université de Bari (Italie). Anne-Marie Fixot Professeur de géographie, université de Caen. 458 Du convivialisme comme volonté et comme espérance François Flahault Philosophe. Directeur de recherche émérite (CNRS). Anime le séminaire « anthropologie générale et philosophie » à l’EHESS. Jean-Baptiste de Foucauld Ancien commissaire au Plan et, notamment, fondateur de l’association Solidarités nouvelles face au chômage. Coinitiateur du Pacte civique. François Fourquet Économiste, professeur émérite. Université Paris-VIII (LED). Philippe Frémeaux Éditorialiste à Alternatives économiques, auteur de Transition écologique, mode d’emploi (en collaboration avec Wojtek Kalinowski et Aurore Lalucq), Les Petits Matins, 2014. Laura Gherardi Maître de conférence en sciences sociales (science de l’innovation). Facoltà di scienze politiche e sociali (Labo ARC) de l’università cattolica di Milano. Sylvie Gendreau Directrice des Cahiers de l’imaginaire en France. Enseigne la créativité et l’innovation à l’École Polytechnique de Montréal. Roland Gori Professeur émérite de psychopathologie clinique à l’université d’Aix-Marseille, psychanalyste. Derniers ouvrages publiés aux éditions LLL, La Dignité de penser (2011) ; La Fabrique des imposteurs (2013) ; Faut-il renoncer à la liberté pour être heureux ? (2014). Armand Hatchuel Professeur Mines Paristech, membre de l’académie des technologies. Marc Humbert Professeur d’économie politique, université de Rennes-I. Ahmet Insel Professeur à l’université Galatasaray. Membre du collectif de publication Iletisim et de la revue Birikim à Istanbul. Membre du Mauss depuis sa fondation. Jean-Louis Laville Professeur au Conservatoire national des arts et métiers (master innovations sociales). Christian Lazzeri Professeur de philosophie. Université de Paris-Ouest-Nanterre-La Défense. Jean-Michel Le Bot Maître de conférences en sociologie. CIAPHS, département AES, université de Rennes-II. Jacques Lecomte Président d’honneur de l’Association française et francophone de psychologie positive. Les auteurs de ce numéro 459 Mauro Magatti Professeur de sociologie à la Facoltà di scienze politiche e sociali de l’università cattolica di Milano, où il dirige le Labo ARC. Paulo Henrique MartinsProfesseur de sociologie à l’université fédérale de Pernambouc (Brésil). Gustave Massiah Membre fondateur d’IPAM, membre du conseil scientifique d’ATTAC, représentant du CRID au Conseil international du Forum social mondial. Dominique Méda Directrice de l’Irisso. Professeure de sociologie à l’université de Paris-Dauphine. Pierre-Olivier Monteil Chercheur associé au Fonds Ricœur. Sylvain Pasquier Maître de conférences en sociologie, CERReV université de Caen-Basse-Normandie. Bernard Perret Administrateur de l’INSEE, socio-économiste. Nicolas Pinet Chercheur postdoctoral à l’Institut de science sociale de l’université de Tokyo et membre du Centre de sociologie des pratiques et des représentations politiques (Université Paris Diderot-Paris VII). Elena Pulcini Professeur de philosophie sociale, département de philosophie, université de Florence, Italie. Éric Sartori Ingénieur. Auteur de Le Socialisme d’Auguste Comte, aimer, penser, agir au xxie siècle, L’Harmattan, Paris, 2013. Patrick Viveret Philosophe, auteur du rapport « Reconsidérer la Richesse » (éd. de l’Aube), membre de nombreux collectifs citoyens réunis autour des « États généraux du pouvoir citoyen ». La Revue du MAUSS semestrielle est devenue, depuis le n° 29 de juin 2007 (1er semestre), une revue numérique dont est tirée une version papier (le présent volume), les articles signalés dans la Présentation par un @ sont uniquement disponibles dans la version numérique. La version intégrale numérique est consultable en ligne (accès conditionnel) sur le portail de revues de sciences humaines CAIRN (www.cairn. info), et téléchargeable sur le site de la revue (www. revuedumauss.com) où un mode de règlement en ligne a été mis en place à travers le système Paypal. Les articles peuvent être téléchargés séparément, mais seulement sur le portail CAIRN. En revanche, bien sûr, tous les abonnés (individuels ou institutionnels) ont accès à la version intégrale numérique de la revue et reçoivent la version papier par courrier (voir conditions d’abonnement ci-contre). ➜ Les lecteurs du présent numéro qui souhaitent s’abonner à la revue recevront par courriel la version numérique (au format PDF™) de ce même numéro à condition d’utiliser l’original du formulaire d’abonnement ci-contre. Pour toute demande d’information complémentaire, outre les sites indiqués, vous pouvez nous adresser un courriel à : [email protected] FORMULAIRE D’ABONNEMENT à retourner accompagné de votre règlement à l’ordre de MAUSS à MAUSS, 11, rue des Feuillantines — 75005 Paris Tél. : 01 42 84 17 03 / 15 50 — Fax : 01 42 84 24 17 courriel : [email protected] Nom et prénom …………………… (ou cachet de l’institution) Adresse …………………………… ………..…………………………… ……………………………………… Adresse e-mail …………………… Téléphone ………………………… S’abonne pour 2 livraisons annuelles (à partir du numéro…….) Au tarif suivant (TTC et frais d’expédition compris) (entourer le tarif retenu) France Europe, Afrique Amérique, Asie, Océanie Particuliers 1 an 45 € 50 € 60 € Particuliers 2 ans 80 € 90 € 105 € Institutions 1 an 55 € 60 € 68 € Institutions 2 ans 100 € 108 € 127 € L’abonnement annuel comprend : – l’accès à la revue numérique intégrale pour chaque numéro ; – l’expédition de la version papier à l’adresse indiquée ci-dessus ; – pour les abonnés individuels uniquement, un accès aux trois dernières années de parution de la revue à travers le portail de revues de sciences humaines CAIRN (www.cairn.info). (signature) Fait à le Retrouvez les sommaires détaillés des précédents numéros et la présentation des autres ouvrages publiés par le M.A.U.S.S. sur www.revuedumauss.com (voir aussi, pour un bouquet de revues de SHS, www.cairn.info) Vous pouvez désormais échanger, discuter avec les animateurs du MAUSS et découvrir de nombreuses ressources en ligne sur le site de La Revue du MAUSS permanente : www.journaldumauss.net Composition : L’Ingénierie éditoriale a I NG E D b e < c d ± 14mm > f Ø 24mm g h 2, allée de la Planquette ß 76840 Hénouville Achevé d’imprimer sur les presses de l’imprimerie CPI Bussière à Saint-AmandMontrond (Cher) en mai 2014. Dépôt légal mai 2014. Imprimé en France Avec des textes de C. Alphandéry M. Anspach E J. Baubérot n juin 2013 paraissait un petit J. Beaumier livre intitulé Manifeste convivia- A. Bevort, A. Caillé liste. Déclaration d’interdépendance. Signé par F. Callegaro 64 intellectuels français ou étrangers (rejoints T. Coutrot, F. Fistetti par une cinquantaine d’autres), il a déjà été A-M. Fixot traduit, au moins sous sa forme abrégée, dans F. Flahault une dizaine de langues. Sa parution montre J.-B. De Foucauld qu’il est possible de surmonter les clivages F. Fourquet trop nombreux, qui condamnent à l’impuis- P. Frémeaux sance tous ceux qui s’opposent pratiquement R. Gori, A. Hatchuel ou/et intellectuellement au règne du capita- M. Humbert lisme rentier et spéculatif. A. Insel, J.-L. Laville Qu’est-ce qui réunit ces auteurs d’inspira- Ch. Lazzeri tions idéologiques très variées ? Trois certi- J. Lecomte tudes au moins : 1) qu’il y a urgence à mettre G. Massiah, D. Méda en avant et à expliciter tout ce qui unit plutôt P.-O. Monteil que ce qui sépare ; 2) que nous ne pouvons S. Pasquier plus espérer faire reposer l’adhésion à la E. Pulcini, B. Perret démocratie sur de forts taux de croissance du P. Viveret. PIB, devenus improbables ou délétères ; 3) que notre défi principal n’est pas tant d’imaginer En @ des textes de des solutions techniques, économiques et S. Borel, Ph. Chanial écologiques à la crise, que d’élaborer une A. Feenberg nouvelle pensée du politique au-delà du libé- L. Gherardi, J.-M. Le Bot ralisme, du socialisme, de l’anarchisme et du M. Magatti communisme. Il s’agit, en somme, de faire P.-H. Martins, N. Pinet renaître l’espérance pour qu’elle puisse E. Sartori. SEMESTRIELLE • PREMIER SEMESTRE 2014 comme volonté et comme espérance R E V U E D U M A U S S N° 4 3 Du convivialisme La Découverte • M|A|U|S|S www.editionsladecouverte.fr 9 bis, rue Abel-Hovelacque 75013 Paris -:HSMHKH=V\]^V[: 25 € Couverture : AStreiff ISBN 978-2-7071-7891-6 ISSN 1247-4819 nourrir la volonté.