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Avant-propos :
Le présent travail est l’aboutissement d’une réflexion de plusieurs années sur
un sujet qui nous a semblé significatif (parmi beaucoup d’autres) de la place de la
musique dans notre société1. Nous considérons, en effet, que l’observation de la
situation de la musique contemporaine – pratiquement absente de l’univers musical d’un
large public qui n’a accès à la musique que par les grands médias – peut apporter une
connaissance particulière du fait musical : cette recherche permettra alors de mettre en
évidence l’importance et l’omniprésence de la musique sous toutes ses formes dans la
vie quotidienne de la plupart des individus.
Tout au long de ce cheminement intellectuel, notre positionnement a davantage
été inspiré des démarches « compréhensives » plutôt qu’« analytiques ». Notre intérêt
s’est ainsi porté plus volontiers sur la vie des compositeurs et des compositrices que sur
celle des œuvres.
Il serait trop long de remercier l’ensemble des personnes sans lesquelles cette
recherche ne serait jamais parvenue à son terme. Il nous faut cependant accorder une
gratitude particulière à Sylvie Rouxel-Reynier qui nous a mis sur les voies de la
recherche, ainsi qu’à Élisabeth Gandolfo et au compositeur Michaël Andrieu dont les
lectures minutieuses et les conseils avisés ont grandement enrichi le présent travail.
Cependant, rien de tout ceci n’aurait seulement pu germer dans notre esprit
sans les travaux, l’intérêt et le soutien Madame la professeure Anne-Marie Green.
1
Éric Tissier, Le champ de la musique contemporaine, thèse de doctorat sous la direction de Madame la
professeure Anne-Marie Green, soutenue publiquement le 11 octobre 2008, Paris IV-Sorbonne.
7
Introduction
Introduction
Le choix d’un sujet de recherche n’est jamais totalement anodin. En ce qui
nous concerne, il fut le fruit d’un processus qui remonte non pas à l’enfance (puisque
notre apprentissage de la musique fut assez tardif) mais au début de l’adolescence
lorsque notre professeur de guitare nous donna pour la première fois un morceau de
musique qu’il qualifia de « contemporaine ».
Ce n’était pourtant pas la première fois que nous devions jouer un morceau
d’un compositeur encore en vie. En effet, en plus d’un morceau classique (Carulli,
Carcassi, Giuliani, Sor, Aguado), les examens de fin d’année imposaient toujours un
morceau dit « pédagogique » de compositeurs dont on apprenait grâce à leur biographie
qu’ils étaient très souvent professeurs dans d’autres conservatoires (JeanMaurice Mourat, Yvonne Desportes, parmi beaucoup d’autres). Cette fois, c’était
différent. Il ne s’agissait pas d’un morceau imposé en vue d’un examen, mais bien du
choix enthousiaste de notre professeur qui ne tarissait pas d’éloges pour cette pièce :
Tarantos de Leo Brouwer 2.
Intrigué, nous l’étions à plus d’un titre. Le format de la partition tout d’abord,
avec ces trois feuillets d’une taille bien supérieure au format A4 traditionnel, cette
partition avait beaucoup de difficulté à tenir sur le petit pupitre pliable du conservatoire.
La pièce elle-même ensuite, avec ses « structures » numérotées par des chiffres et par
des lettres et que l’interprète devait agencer selon son goût en respectant tout de même
certaines indications voulues par le compositeur 3. Le rythme non mesuré et relatif,
l’utilisation d’un système de deux portées pour écrire certaines parties, les nuances
passant brutalement du triple piano au triple forte, les pizzicati « alla Bartók » et de
nombreux autres « effets », étaient autant de signes en rupture avec les partitions que
nous avions travaillées jusqu’alors.
Après un déchiffrage véritablement proche d’un « décryptage » (puisque
chaque signe devait être réinterprété dans ce nouveau contexte), nous fûmes pourtant
capable de jouer ce morceau par cœur au même titre que tous les autres morceaux de
notre répertoire de l’époque (ce qui ne manqua pas d’impressionner notre professeur).
La nouveauté et la complexité de l’écriture ne semblaient pas, en effet, constituer pour
nous une difficulté supplémentaire de mémorisation en comparaison des œuvres
utilisant un langage plus courant.
Vint ensuite le moment de jouer cette pièce en public. Le moins que l’on puisse
dire, c’est que le plaisir que nous avions à travailler cette pièce ne fut pas partagé par
l’ensemble de notre entourage. Notre famille trouvait que certains passages étaient
vraiment très « bruyants » (il nous arrivait souvent de répéter très tard après le lycée) et
puis nos amis manifestaient un manque d’intérêt manifeste tout juste masqué par le
désir de ne pas nous vexer. Pourtant, cette pièce pouvait par quelques-uns de ses aspects
s’apparenter à certaines improvisations de guitaristes flamencos dont elle semblait
s’inspirer. Ceux-là même qui, parmi notre entourage, auraient pu rester distants vis-à-vis
de cette musique pouvaient être, par ailleurs, passionnés par quelques albums de
2
Leo Brouwer, Tarantos pour guitare, éditions Max Eschig, Paris, 1977, M.E.8293.
« 1. Chaque exposé (I, II, etc.) est suivi d’une fioriture (A, D, B, etc.) ; 2. Aucune structure ne doit se
répéter ; 3. L’ordonnance et l’interposition sont au choix de l’interprète ». Leo Brouwer, Tarantos, op. cit.,
p.3. Cette œuvre fait partie des œuvres dite « semi-ouverte » qui était l’un des axes de recherche à la fin des
années 70. Le compositeur accordait une liberté relative à l’interprète dans le choix de l’ordre des différentes
sections de la pièce. À moins d’écouter plusieurs fois la même œuvre jouée dans des configurations
différentes, l’auditeur n’a pas la possibilité de faire la différence entre ce type d’œuvre et une œuvre
entièrement structurée par le compositeur.
3
11
Introduction
musiciens « rock » qui revendiquaient eux aussi à leur manière une certaine forme de
recherche musicale4.
À la suite de ce premier contact, notre intérêt pour la musique dite
« contemporaine » ne diminua pas. Sans doute étions-nous motivé par un éclectisme
hasardeux ou pire, par le désir de se faire reconnaître en tant qu’interprète (capable de
jouer par cœur des œuvres aussi complexes !) cependant, cet intérêt n’a cessé de croître
au fur et à mesure que nous découvrions de nouvelles partitions.
La seconde expérience déterminante dans le choix de ce sujet fut la possibilité
plusieurs fois renouvelée de rencontrer, en tant qu’interprète, quelques compositeurs5
afin de travailler leurs partitions. Le fait le plus marquant de ces rencontres fut d’une
part l’accueil favorable, parfois même chaleureux, manifesté par la plupart d’entre eux
vis-à-vis d’un interprète désirant jouer leur musique et d’autre part, la relative simplicité
avec laquelle ils expliquaient leurs œuvres et la manière de les jouer. Simplicité qui
tranchait franchement avec tous les commentaires que nous avions lus à l’époque dans
les magazines spécialisés, les programmes de concerts ou les pochettes des disques que
nous écoutions. En effet, la quasi-totalité d’entre eux se contentait d’expliquer
concrètement comment interpréter certains passages en précisant quelques détails
techniques d’interprétation qui auraient pu nous échapper sans entrer dans des analyses
détaillées de leur langage.
Lors de ces échanges informels (nous n’avions pas alors de grille d’entretien)
certains sujets de discussion semblaient préoccuper particulièrement ces compositeurs :
la difficulté de se faire jouer ; le manque de compréhension du public ; les aléas de
l’édition musicale et de la programmation des concerts ; le manque de reconnaissance et
la faiblesse des revenus financiers liés à la composition. Il nous est apparu alors que,
malgré la grande liberté d’écriture rendue possible par l’évolution de l’histoire de la
musique, les possibilités offertes aux compositeurs paraissaient dépendantes de choix
personnels n’ayant pas toujours de rapport avec des caractéristiques musicales ou
esthétiques librement choisies :
- Pour quel public écrire ?
- Pour quelle formation ? quels instruments ?
- Quels interprètes choisir ?
- Comment se faire jouer ?
- Comment se faire reconnaître/légitimer ?
- Comment se faire éditer ?
De plus, ces choix individuels pouvaient parfois avoir des conséquences
directes sur l’écriture musicale sans pour autant que le compositeur en ait forcément
conscience.
4
Dans une étude intitulée L’œuvre musicale et le génie comme paradoxe sociologie, Anne-Marie Green
montre comment certains musiciens « rock » (Jimi Hendrix, Pink Floyd, Jacques Dutronc, Billie Holiday)
peuvent être comparés à des génies en leur attribuant : « …les principales caractéristiques et les arguments
majeurs [conduites mystérieuses différentes des conduites sociales habituelles, mort prématurée, solitude,
réussite fulgurante, qualités musicales exceptionnelles, morceaux créés incomparables] qui justifient que ce
musicien doit être connu et admiré comme un héros (qui deviendra génie) », dans, Anne Robineau et Marcel
Fournier, Musique, enjeux sociaux et défis méthodologiques, L’Harmattan, Paris, 2006, p. 29.
5
Il ne s’agit pas des compositeurs que nous avons interrogés dans la suite de notre travail.
12
Introduction
Nous constations par exemple qu’un compositeur n’abordait pas de la même
manière l’écriture d’une pièce selon qu’il s’agissait d’une œuvre destinée à un répertoire
pédagogique ou d’une œuvre pour un interprète virtuose. De même, un jeune
compositeur voulant se faire connaître et reconnaître faisait des choix esthétiques
différents de ceux qu’il faisait quelques années plus tard lorsqu’il jouissait d’un peu plus
de reconnaissance. De ce point de vue, Igor Stravinsky (1882, 1971) est un exemple
caractéristique concernant les choix esthétiques qu’il effectua tout au long de sa
carrière :
- Une première période influencée par l’enseignement qu’il reçut de
Nikolaï Rimski-Korsakov jusqu’à sa mort en 1908 et qui aboutit avec un
premier ballet L’Oiseau de feu (1910) aux harmonies chaleureuses et aux
chromatismes abondants.
- Une première rupture avec Petrouchka (1911) et l’utilisation de la
polytonalité ainsi que des juxtapositions de séquences rythmiques qu’il
développa encore davantage avec Le Sacre du printemps (1911-1913).
- Avec Pulcinella (1920) débute sa période dite « néo-classique » pendant
laquelle il écrit avec beaucoup d’humour et de métier des pastiches de
musique classique ou baroque.
- Enfin, en 1950, Igor Stravinsky surprend le monde musical en adoptant la
technique sérielle d’écriture utilisée par les jeunes générations de
compositeurs, avec notamment Agon (1957).
L’idée que nous avions alors du compositeur s’en trouva bouleversée.
Sans doute étions-nous fortement influencé par une vision romantique qui
place le créateur sur un piédestal. Nous l’imaginions seul face à sa feuille de papier à
musique concevant quelques symphonies ou autres chefs-d’œuvre avec une imagination
libérée de toutes les contraintes matérielles. La réalité nous est apparue tout autre et
nous fûmes naïvement surpris de l’importance du contexte de production sur l’activité
de ces compositeurs. Certains revendiquaient même de n’écrire que lorsqu’ils étaient
assurés d’avoir une parfaite connaissance du contexte de production.
C’est à partir de ces constatations simples, voire évidentes pour la plupart des
compositeurs, que germa en nous l’idée d’une étude sur la place de la musique
contemporaine dans notre société et plus particulièrement des rapports entre les
compositeurs et les différentes institutions régissant la vie musicale en France. Cette
première approche spontanée nous a conforté dans l’intérêt que nous portions à ce sujet
d’étude. Nous étions alors convaincu de pouvoir nous engager dans une recherche
longue sans jamais épuiser complètement notre curiosité.
Mais avant d’exposer les différentes étapes de notre démarche, il convient de
limiter notre champ d’étude.
13
Introduction
Tout en tenant compte de la spécificité de la musique contemporaine, qui se
démarque autant de la dialectique de l’offre et de la demande propre aux musiques
commerciales que des musiques du passé qui entretenaient vis-à-vis de son public sinon
une concordance esthétique du moins un code commun (la tonalité au sens large du
terme), nous allons donc orienter notre réflexion autour de la question suivante :
Quels sont les mécanismes de légitimation des compositeurs
d’aujourd’hui ?
Nous devrons dans un premier temps prendre du recul vis-à-vis d’un ensemble
de prénotions inhérentes à notre vécu musical et au caractère singulier des premières
constatations que nous venons d’évoquer rapidement. Cette mise à distance est un
préalable nécessaire à tous travaux de recherche. Dans ce dessein, nous devrons aborder
notre question de départ sous un angle historique. En prenant comme points de repère
quelques moments particulièrement marquants de l’histoire de la musique, nous
tenterons de mettre en perspective les constantes ou les évolutions de la place du
compositeur dans la société. Nous commencerons par une étude de cas :
Robert de Visée ou la vie d’un musicien à la cour de Versailles à l’époque de
Louis XIV. Puis nous interrogerons la notion de génie et de musique « sérieuse » à
travers les exemples de Wolfgang Amadeus Mozart et de Ludwig van Beethoven6. Et
enfin, nous analyserons les conditions de l’apparition de la notion de musique
contemporaine. Nous tenterons de mettre en exergue, dans chaque cas, l’évolution des
rapports entre le compositeur d’une part et les différentes formes de pouvoir
(aristocratique, économique, politique) d’autre part.
Nous chercherons ensuite à travers une analyse documentaire à dresser un état
des lieux de la place de la musique contemporaine au regard de l’ensemble de la
production musicale en France. Ce deuxième chapitre devrait nous permettre de mettre
en relief la spécificité de la création musicale savante et du rôle particulier de l’État en
France que nous analyserons dans notre troisième chapitre.
Cette première partie trouvera donc sa conclusion provisoire dans la
formulation d’hypothèses de recherche que nous utiliserons comme fil conducteur de
l’ensemble de notre étude de terrain. Nous pouvons supposer dès lors que nous aurons
assez d’éléments pour dégager la méthodologie d’une enquête qualitative qui fera
l’objet de la deuxième partie de cette recherche et pour laquelle nous avons rencontré
vingt-six compositeurs et compositrices. Il s’en suivra une analyse de contenu de
l’ensemble des thèmes abordés pendant ces entretiens qui validera (ou non ?) nos
hypothèses.
L’apport de la sociologie sera d’une importance capitale dans la construction
d’un modèle théorique d’analyse. En effet, afin d’appréhender et de comprendre le tissu
complexe de ces relations et des interactions qui agissent sur l’activité des
compositeurs, nous nous inspirerons, tout au long de cette première partie de la théorie
du champ développée par Pierre Bourdieu, que nous appliquerons en l’adaptant au
domaine de la musique contemporaine. La sociologie sera aussi très présente dans la
6
Nous avons choisi ses deux compositeurs en raison de la place emblématique qu’ils occupent respectivement
dans l’histoire de la musique.
14
Introduction
deuxième partie de cette recherche à travers un positionnement davantage qualitatif que
quantitatif (l’un n’excluant pas l’autre pour autant). Cependant, nous n’oublierons pas
notre formation de musicien et de musicologue qui sera, quant à elle, omniprésente en
filigrane de notre réflexion.
15
Partie I.
Le statut social du compositeur et son évolution
Perspective historique
Chapitre 1.
La position sociale du compositeur :
Perspective historique
Sans remonter jusqu’aux origines de l’écriture musicale7, nous allons dans un
premier temps nous intéresser, à travers l’exemple de Robert de Visée, à la situation du
compositeur à une époque où la musique était avant tout fonctionnelle (liturgique,
rituelle, ou cérémonielle). Le compositeur, dont la formation et le statut n’étaient pas
très différents de celui du musicien, était au service d’un culte ou d’un prince qu’il
devait magnifier. Nous chercherons à mettre en relief les conséquences d’une telle
situation en nous appuyant sur l’analyse du texte introductif de son premier livre de
guitare datant de 1682. Nous aborderons ensuite les cas de Mozart et de Beethoven en
dégageant les modifications qu’ils ont contribuées à apporter et notamment avec
l’apparition des notions de « génie » et de musique « sérieuse » qu’ils ont, à leur
manière, fortement développées. Après ce rapide et non exhaustif rappel historique,
nous nous intéresserons aux évolutions récentes et notamment à l’apparition de la
notion de musique contemporaine dans la seconde moitié du XXe siècle.
7
Il faut tout de même signaler que l’écriture musicale en occident fut développée par les ecclésiastiques dont
le but était d’uniformiser la liturgie sur tout le territoire chrétien en devenir.
19
Perspective historique
1.1
Robert de Visée8 : Musicien du Roi
Illustration 1 : Robert de Visée, dédicace au Roi
8
Deux sources bibliographiques seront principalement utilisées pour la construction de ce paragraphe :
Visée, Robert de, Livre de pièces pour la guitarre, Paris, 1682 (livre 1), 1686 (livre 2),
Bibliothèque nationale de France, Vm 6220. Réédition en fac-similé, Minkoff,
Genève,1973/1978.
Charnassé, Hélène ; Andia, Rafael ; Rebours Gérard, Robert de visée, Les deux livres de
guitare, Paris 1682 et 1686, La guitare en France à l’époque baroque, Transcription de la
tablature et interprétation, Éditions Transatlantiques, Paris, 1999, 240 pp.
20
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