Fernando Pessoa et le drame symboliste

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Teresa Rita Lopes
Fernando Pessoa
et le drame symboliste
HÉRITAGE ET CRÉATION
Les Essais
Éditions de la Différence
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INTRODUCTION
S’instituer l’arbitre des innombrables controverses suscitées par
l’œuvre de Pessoa, voilà, sans doute, un rôle passionnant. Mais, jusqu’à présent, Pessoa n’a eu que trop de juges : quelques-uns, au nom
d’une esthétique quelconque, lui reprochent de ne pas avoir compris,
fait, su, ceci ou cela ; d’autres, au nom d’une quelconque idéologie,
regrettent qu’il n’ait pas introduit dans son œuvre le message qu’ils
souhaiteraient eux-mêmes y trouver ; d’autres encore lui font grief de
ne pas avoir su faire la synthèse des attitudes contradictoires des
hétéronymes.
Nous n’avons pas éprouvé la tentation de témoigner dans le procès
de Pessoa. Ni de jouer au juge. Ni de juger ses juges. Ce qui nous intéresse, c’est, tout simplement, de le suivre et de le comprendre. Nous
avons essayé de pénétrer dans son univers en nous frayant un chemin
dont lui-même nous a fait entrevoir la piste. Pessoa a dit et répété qu’il
fallait aborder son œuvre comme celle d’un poète dramatique. Ce chemin a été refusé ou dédaigné par ses critiques ; et ceux-là mêmes qui, en
principe, ne l’écartent pas, ne s’y sont jamais réellement engagés. Et
pourtant c’est la voie d’où partent et où débouchent toutes les autres.
Nous avons choisi de prendre à la lettre les déclarations de Pessoa et de
débroussailler pas à pas cette route, non seulement négligée mais presque cachée par l’abondante littérature que notre auteur a suscitée. Aussi
fallait-il s’y engager sans esprit de retour, jusqu’à perdre de vue nos
opinions, celles des autres, jusqu’à ce qu’il n’existe plus que ce chemin,
c’est-à-dire Pessoa.
L’erreur la plus courante des critiques consiste à juger Pessoa d’après
un texte signé par tel hétéronyme en lui attribuant des affirmations, des
sentiments ou des attitudes qui ne concernent que le personnage en ques-
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tion. Un de ses exégètes1 va même jusqu’à reprocher à Pessoa les « injustices » commises envers des écrivains et des politiciens de l’époque
dans Ultimatum2, un pamphlet en prose signé Campos, qu’il faut prendre pour ce qu’il est, un monologue dramatique. Autre exemple des dangers de cette méthode : un autre ouvrage déplore que Reis et Caeiro
n’aient pas pris la même voie que Pessoa vers la perfection spirituelle,
vers le « Salut », qu’ils se soient engagés dans une « fausse voie3 »,
oubliant que la mission de Caeiro est justement de guérir Pessoa du
vertige de l’au-delà. Ce genre d’analyse, ignorant que les hétéronymes
ont été créés pour contredire leur créateur, pour exorciser son introversion, ses peurs, ses angoisses, ses doutes, fausse entièrement la compréhension de l’œuvre de Pessoa. Notre intention a été précisément de
replacer chaque personnage dans l’ensemble dramatique où il acquiert
toute sa signification. Dans cette longue démarche, qui nous oblige à
considérer le même texte de plusieurs points de vue – ce qui ne va pas
sans quelques détours et parfois des retours en arrière qui peuvent sembler des répétitions – nous distinguons quatre étapes.
Dans la première, il s’agit de situer Pessoa par rapport au drame
symboliste. Cette insertion, qui est notre point de départ, nous aide à
comprendre ce qui était pour Pessoa le propre du genre dramatique,
remis en cause aussi bien par lui-même que par les symbolistes. Pour
saisir l’esprit du projet dramatique symboliste, nous avons dû considérer non seulement les doctrines mais aussi leur application pratique :
ainsi avons-nous essayé, d’une part, d’évaluer le résultat du défi jeté à
Maeterlinck par Pessoa dans le domaine du drame symboliste en général et du théâtre statique en particulier et, d’autre part, de mettre en
évidence les affinités de Pessoa avec Mallarmé en ce qui concerne leur
conception de l’œuvre – du « Livre » – comme un tout cohérent de nature dramatique. Ces doctrines et réalisations ayant eu une influence
considérable au Portugal, nous avons consacré un chapitre, le deuxième,
à la déterminer. Dans ce chapitre, aussi bien que dans le premier et la
dernière partie du troisième, il nous a fallu suivre une méthode d’énumération de faits et de documents qui peut tromper le lecteur sur l’esprit
même de notre travail. Dans la mesure où le premier chapitre devait être
une introduction capable de nous fournir des points de repère, nous avons
dû puiser à différentes sources pour tâcher de dégager les idées maîtresses du projet symboliste en France dans le domaine du théâtre. Au
deuxième chapitre, des documents inédits nous ont permis de pénétrer
1. G. R. Lind, Teoria Poética de Fernando Pessoa, Porto, Inova, 1970.
2. Ibid., p. 203-207.
3. D. Pereira da Costa, O Esoterismo de Fernando Pessoa, Porto, Lello ed., 1971, p. 24.
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dans les coulisses de « l’Internationale symboliste ». Si nous nous y sommes attardée c’est que nous voudrions réviser quelques idées reçues sur
le théâtre symboliste portugais. Au troisième chapitre il nous a fallu, à
la fin, donner un aperçu des pièces inédites de Pessoa pour mettre en
évidence la place que le genre dramatique occupe dans son œuvre. Nous
voulons, d’autre part, répondre à une objection que les deux premiers
chapitres peuvent susciter en donnant l’impression que nous effleurons
beaucoup de sujets sans les approfondir : nous avons dû les condenser
dans quelques lignes pour qu’ils ne débordent pas de l’ensemble mais
ils correspondent à des résumés d’analyses dûment développées ailleurs4.
C’est dans la deuxième partie que nous étudions en détail le problème
des hétéronymes. Nous avons dû commencer par un chapitre lui aussi
descriptif et énumératif parce qu’il nous fallait dresser un tableau complet
de tous les hétéronymes, y compris ceux que nous appelons les « candidats à l’hétéronymie », mal connus ou inconnus, que, grâce à des textes
inédits, nous avons pu présenter de façon plus ou moins succincte. Dans
les trois chapitres suivants nous entreprenons l’analyse de chacun des
trois hétéronymes principaux en prenant comme point de départ la remarque de Pessoa selon laquelle chaque monologue de ses hétéronymes constitue un drame5. Pour savoir s’ils sont vraiment devenus des créatures
autonomes, vivantes, nous avons écouté le rythme de leur pouls, de leur
cœur, sous leurs propos. Pour connaître leur façon d’exister, nous les avons
fréquentés, nous les fréquentons toujours. Dans ces conditions, les opinions de l’extérieur – des critiques – n’aidaient pas notre entente. Et c’est
pourquoi nous les citons si peu. Le dernier chapitre de cette deuxième
partie essaye de dégager les lignes de force de l’ensemble dramatique
créé par Pessoa. (En affirmant que chaque monologue constitue un drame
il a ajouté « et tous ensemble un autre drame6 »). C’est que les différents
monologues poursuivis par Caeiro, Campos, Reis, non seulement se répondent par-delà leurs cloisons fictives mais répondent, en outre, aux interrogations anxieuses de celui qui les a enfantés pour qu’ils lui apprennent
à vivre et à mourir.
4. Ce fut le cas pour l’étude des différentes manières de Maeterlinck, de pièces
symbolistes méconnues, des rapports de Pessoa et des symbolistes avec les doctrines
ésotériques si répandues à l’époque (à ce propos nous avons même fait l’analyse comparée de O Marinheiro de Pessoa, avec Axel de Villiers de l’Isle-Adam). Nous avons
dû aussi résumer très brièvement nos recherches concernant le rapport entre la théorie
et la pratique du drame symboliste et des expériences contemporaines dans le domaine du théâtre (qu’il se dise « anti » ou « rituel »), notamment celles de Beckett et
Ionesco.
5. Voir IIe partie, p. 259.
6. Ibid.
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La troisième partie est constituée par un assemblage de textes (plutôt « rassemblage » puisqu’il s’agit de refaire, en le concrétisant, un acte
que Pessoa avait déjà mentalement accompli). Ce n’est pas un montage
(plus ou moins gratuit) mais la reconstitution d’un ensemble que nous
croyons organique. Autour de quelques situations-clés (correspondant
aux « lignes de force » étudiées dans la deuxième partie) nous avons
disposé des voix apparemment éparses mais qui, finalement, se cherchent, se démentent, se soutiennent, bref, se complètent. Nous ne prétendons pas imposer notre « mise-en-situation » comme la seule valable,
bien au contraire. Elle ne veut être qu’un exemple concret d’une méthode à suivre, notre façon d’approcher l’œuvre de Pessoa, la seule qui
en déploie toutes les virtualités, à notre avis7.
La quatrième partie, enfin, est un recueil de textes inédits qui éclairent les aspects étudiés au cours des parties précédentes. Nous y faisons
surtout place à des pièces inédites reconstituées par nous à partir de
fragments non ordonnés. Bien qu’apparemment inachevées, chacune
forme un tout cohérent dont la qualité esthétique s’impose. Ce ne sont
pas des expériences de jeunesse ou des produits du hasard, marginales,
négligeables donc : l’écho des interrogations qui planent lourdement
sur l’œuvre de Pessoa et auxquelles les hétéronymes ont vainement essayé de répondre, résonne partout dans ces pièces8.
Chacune de ces parties peut être considérée comme un tout, bien
que dans leur ensemble elles constituent une série dont les parties s’éclairent les unes les autres. La première a trait à l’héritage reçu par Pessoa
du symbolisme, en général, et du drame symboliste, en particulier. La
deuxième partie nous fait assister au dépassement de cet héritage par
une création originale : le jeu dramatique des hétéronymes. La troisième
partie essaye de refaire ce jeu au moyen d’une mise-en-rapport des
textes de Pessoa et de prouver ainsi la justesse de nos conclusions
théoriques précédentes. Le but de la publication des textes inédits rassemblés dans la quatrième partie est d’élargir la connaissance de
l’œuvre de Pessoa tout en documentant notre thèse sur sa vocation
dramatique.
Nous avons dû résoudre au cours des trois premières parties et, plus
particulièrement, dans la troisième, un problème délicat : la traduction,
en français, des textes de Pessoa. Les traductions existantes ne cou7. Cette troisième partie n’a pu finalement être incluse dans ce volume et a été
publiée séparément sous le titre : Fernando Pessoa – Le Théâtre de l’être, Paris, La
Différence, 1985 ; 2e éd. 1991.
8. Les pièces inédites ont été publiées séparément sous le titre : Fernando Pessoa,
Le Privilège des chemins, Paris, Éd. José Corti, 1990.
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vrent, en effet, qu’une partie de son œuvre et sont, parfois, très discutables9. (Nous les mentionnons à la fin, dans la bibliographie.) Mais nous
tenons à reconnaître que ces textes nous ont rendu de bons services : ils
nous ont aidée à méditer les nôtres, même – et surtout – quand nous
n’étions pas d’accord avec eux. Nous voulons souligner que nous n’avons
pas la prétention d’avoir fait mieux, bien au contraire : notre traduction
est sûrement plus imparfaite – nous ne pouvons pas manier la langue
française comme A. Guibert – mais elle a essayé de mettre en valeur
cette qualité dramatique du langage de Pessoa que les autres ont négligée. Ce n’est qu’une approche, qu’un projet. D’autres, plus qualifiés
que nous, pourront le reprendre et le réussir.
En ce qui concerne l’orthographe, nous avons suivi le même critère
que les éditeurs : nous l’actualisons (même dans les textes inédits) sauf
dans Mensagem et dans Ultimatum, dont Pessoa a lui-même surveillé la
publication en volume.
Nous venons de parler de nos intentions. Mais, en nous relisant, ce
sont nos égarements qui sautent aux yeux. Il nous est arrivé la même
chose qu’à ce garçon qui s’est mis à courir après le charme d’un bel
animal volant – serait-ce un oiseau ? – qui l’entraîna loin, très loin dans
la forêt. C’était une poursuite difficile car ils n’étaient pas sur le même
terrain, mais, après des jours et des nuits, l’enfant attrapa l’oiseau –
c’était un oiseau ! – et rentra, heureux de son trésor, dans son village.
« Mais ce n’est qu’un oiseau ! » s’écrièrent les gens. « Et même qu’il lui
manque trois plumes sur l’aile gauche ! » L’enfant a failli succomber à
cette constatation mais son cœur répondit à la place de sa voix : « Ce
qu’il a de beau ce ne sont pas ses plumes, c’est son vol. Pour l’aimer il
faut le suivre. » Il ouvrit alors les doigts, l’oiseau s’envola et il repartit
après lui.
Quant à nous, hélas, nous n’avons même pas, au bout de nos égarements, un petit oiseau dans le creux de la main. Nous avons connu de loin
son vol, sa vie, ses habitudes, sa cachette, sans jamais l’atteindre. Il ne
reste de cette aventure qu’une sorte de carte, d’itinéraire, dessinés par une
ombre : la parallèle, sur la terre, d’un vol là-haut, à sa juste place.
9. Rappelons que ce texte a été écrit en 1975.
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Première partie
L’HÉRITAGE DU SYMBOLISME
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Chapitre premier
LES SYMBOLISTES ET LE THÉÂTRE
(APERÇU DES DOCTRINES ET RÉALISATIONS)
LE MÉPRIS DU THÉÂTRE
« Selon moi le théâtre est un art fini, épuisé, et ce livre est son
épitaphe. » C’est par ces mots que Barbey d’Aurevilly, en 1889, ouvrait
le premier des quatre volumes de son Théâtre contemporain1. Tout en
manifestant son dédain pour l’art dramatique, qu’il met au bas de
l’échelle des activités artistiques, il plaint Shakespeare non pas
« d’avoir tenu la bride aux chevaux des gentilshommes de son temps à
la porte des théâtres », mais, ce qui lui semblait beaucoup plus pénible, de s’être trouvé dans l’obligation de « couler sa pensée, pour plaire
à une foule, dans ce moule de la scène, qui la brise, la mutile ou l’émiette
toujours2 ».
Cette épitaphe en quatre volumes ne faisait que lancer des poignées
de terre sur cet art que les intellectuels de l’époque s’acharnaient à enterrer, sans toutefois réussir à se débarrasser de son cadavre et, moins
encore, de leur nostalgie.
LA PRIMAUTÉ DU LIVRE.
En 1865 déjà, Mallarmé écrivait dans une lettre à Eugène Lefébure : « Je vous envoie un drame en prose pour lequel le théâtre serait
trop banal, mais qui vous apparaîtra dans toute sa divine beauté, si
1. Barbey d’Aurevilly, Le Théâtre contemporain, Paris, Quantin, 1889.
2. Ibid., vol. I, p. 9.
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vous le lisez sous la clarté solitaire de votre lampe, Ellen, par mon ami
Villiers de l’Isle-Adam3. »
Cette préférence pour l’intimité de la lecture, évitant le coude à coude
de la foule, les feux indiscrets de la rampe, la présence encombrante des
acteurs, Mallarmé ne cessera de l’exprimer, même à l’époque où il était
critique de théâtre à la Revue indépendante4 : « À la rigueur un papier
suffit pour évoquer toute pièce : aidé de sa personnalité multiple chacun
pouvant se la jouer en dedans5. » Car « un livre, dans notre main, s’il
énonce quelque idée auguste, supplée à tous les théâtres6 ».
Même dans la Revue wagnérienne, créée à Paris en 1885 pour être
l’écho en France des réussites scéniques de Wagner (que Baudelaire
saluait, en 1861 déjà, comme le grand novateur du drame7), des voix se
levaient exprimant le mépris du théâtre joué. Écoutons celle de Théodore de Wyzewa, l’un des fondateurs de la revue, ami et admirateur de
Mallarmé : « Un drame, lu, paraîtra aux âmes délicates plus vivant que
le drame joué sur un théâtre par des acteurs vivants8. »
Albert Mockel, un jeune Belge habitué des fameux mardis de la rue de
Rome, malgré le vif intérêt qu’il portait au théâtre représenté, opposait à la
gêne d’être dans « une foule là réunie coude à coude et les yeux frôlant
mille autres yeux » le plaisir intime de « s’imprégner de l’œuvre en la solitude » sans la présence importune d’acteurs vivants, que remplacent de « nuls
fantômes » entrevus dans une « ondoyante fumée de pipe confidente9 ».
Charles Morice, autre disciple de Mallarmé, faisait siens, dans La
Littérature de tout à l’heure publiée en 1889, ces mots de Th. de Banville : « Toute fiction, tout événement dramatisé et mis en scène a le tort
d’être d’un intérêt très inférieur à celui qu’excitent en nous les développements dont le poète l’a embelli... » Ce qui le gêne surtout c’est que
« l’événement reste immuable et nous tyrannise par la persistance obstinée de l’affabulation10 ».
Même Maeterlinck, qui s’était déjà acquis une certaine renommée
dans les cercles symbolistes, rejetait le théâtre joué : « La plupart des
grands poèmes de l’humanité ne sont pas scéniques. Lear, Hamlet,
Othello, Macbeth, Antoine et Cléopâtre ne peuvent pas être jouées sur
3. Propos sur la poésie, Monaco, Éd. du Rocher, 1953, p. 51.
4. De novembre 1886 à juillet 1887.
5. Œuvres complètes [= OC], Paris, Gallimard, 1945, p. 315.
6. Ibid., p. 334.
7. « Richard Wagner et Tannhauser à Paris » in L’Art romantique, Paris, Éd.
E. Raynaud, 1931.
8. La Revue wagnérienne, 8 mai 1886, in Nos maîtres, Paris, Perrin, 1895, p. 18.
9. La Wallonie, février-mars 1889, in Esthétique du symbolisme [= ES], Bruxelles,
Palais des Académies, 1962, p. 241.
10. Ch. Morice, La Littérature de tout à l’heure, Paris, Perrin, 1889, p. 114.
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la scène. Quelque chose d’Hamlet est mort pour nous le jour où nous
l’avons vu mourir sur la scène. Le spectre d’un acteur l’a détrôné et
nous ne pouvons plus écarter l’usurpateur de nos rêves11. »
Cette attitude à l’égard du théâtre gagnera même des cercles de non
« initiés » aux doctrines symbolistes. Un critique de théâtre, BernardKakler, écrivait dans la revue Ermitage, en 1892, à propos de La Tragique
Histoire du Docteur Faust de Marlowe : « Une telle œuvre, actuellement,
produit beaucoup plus d’effet à la lecture qu’à la représentation ; et c’est
également notre opinion quant aux drames de Shakespeare12. » À propos de
la représentation de Macbeth, il nous explique pourquoi, selon lui, cette
entreprise est vouée d’avance à l’échec : c’est que « sur la scène [...] [les
personnages] sont ramenés aux proportions que leur donnent les acteurs13 ».
L’ACTEUR : « L’USURPATEUR DU RÊVE ».
Un point commun se dégage des opinions que nous venons de passer en revue : la condamnation unanime de l’acteur, cet intermédiaire
grossier, cette présence épaisse à laquelle se heurte tout vol de l’imagination, cet « usurpateur du rêve » qui veut arracher le héros à ses brumes pour l’enfermer dans un moule aussi étroit, aussi mesquin que le
corps d’un homme. Autant vouloir contenir la mer dans un seau.
Mallarmé, dans ses critiques publiées dans la Revue indépendante,
ne cesse de nous confier à quel point il s’effarouche de la réalité d’un
interprète : « Lecteur je m’adonne à abstraire la physionomie, sans le
déplaisir d’un visage exact penché, hors la rampe 14... » Ce n’est que
pour ce lecteur recueilli que le héros consentirait à sortir des brumes du
mythe, dans une fuyante apparition annoncée par « la foudre du vers15 ».
Bien que les paisibles « fantômes » d’A. Mockel, entrevus à travers
une « ondoyante fumée de pipe confidente », manquent de solennité
auprès de ces héros mallarméens qui se font annoncer par la foudre,
remarquons qu’ils ont en commun avec eux leur « absence », le fait qu’ils
ne se présentent à l’invocation que « juste dans ce qu’il faut apercevoir
pour n’être pas gêné de leur présence, un trait16 ».
11. La Jeune Belgique, 1890, IX, p. 331.
12. 3e année, no 1, p. 118.
13. Ibid., p. 121.
14. OC, p. 318.
15. OC, p. 334.
16. Ibid. Il est intéressant de remarquer que dans le recueil préparé par Mallarmé
lui-même, Vers et Prose, paru en 1893 et réédité par Henri Mondor, Paris, Librairie
Académique Perrin, 1961 (collection « Le monde en 10/18 »), on trouve une variante
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Il est curieux de constater que cette remise en cause de l’acteur se
retrouve aussi chez des naturalistes. Jean Jullien lui-même, dont le nom
est resté lié à la célèbre définition du théâtre comme « tranche de vie »,
ne s’intéresse à la pantomime que pour purger le théâtre des quiproquos, des mots d’auteur et des « insupportables diseurs qui déclament la
comédie comme chantent les ténors17 ». Pour des raisons différentes de
celles de Jean Jullien, qui ne prétendait que nettoyer l’action des mauvaises herbes qui étouffaient sa force, les symbolistes ont, eux aussi,
considéré la pantomime comme une forme de spectacle supportable,
voire digne. Le Maître l’avait dit : « La scène n’illustre que l’idée [...]
Tel opère le Mime, dont le jeu se borne à une allusion perpétuelle sans
briser la glace : il installe, ainsi, un milieu, pur, de fiction18. » Si la pantomime n’élimine pas l’acteur, elle présente cependant l’avantage de le
rendre muet. Privé de l’usage de la parole, sa « réalité » s’atténue : il ne
dit plus, il ne peut que suggérer. Il ne risque plus de « briser la glace »
qui le préserve de la vulgarité du réel.
Albert Mockel, Gustave Kahn ont également vu dans la pantomime une forme possible du théâtre de l’avenir19. Et d’ailleurs, lorsqu’il s’agira de passer des théories aux réalisations, elle ne cessera
d’être considérée comme une source importante de moyens d’expression scénique. N’oublions pas que La Gardienne, de Régnier, sera jouée
au Théâtre de l’Œuvre, le 21 juin 189420, par des acteurs qui ne font
que mimer le poème que des lecteurs, cachés dans la fosse d’orchestre, récitent.
Maeterlinck, pour sa part, s’est montré plus radical : « La représentation d’un chef-d’œuvre à l’aide d’éléments accidentels et humains est
antinomique [...] L’absence de l’homme me semble indispensable. » Il
envisageait un théâtre où les comédiens auraient été remplacés par des
figures de cire ou des personnages sculptés ou, à la limite, par « une
ombre, un reflet, une projection de formes symboliques21 ». En effet, il a
sûrement antérieure. Au lieu de « un trait », nous y trouvons « bref un mouvement »
(p. 173). Ce « mouvement » a dû paraître trop concret à Mallarmé et encore gênant,
c’est pourquoi il l’aurait remplacé dans le sens d’un plus grand hiératisme.
17. J. Robichez, Le Symbolisme au théâtre [= ST], Paris, L’Arche, 1957, p. 78.
18. OC, p. 310.
19. Albert Mockel a admis que le drame « pourrait être une grave pantomime
jouée dans le plus subtil silence » (ES, p. 240) ; Gustave Khan, dans son article « Un
théâtre de l’avenir, profession de foi d’un moderniste » (La Revue dramatique, 15
septembre 1889) présente la pantomime comme l’une des cinq formes possibles du
drame futur.
20. Cf. ST, p. 322.
21. La Jeune Belgique, novembre 1890, p. 331.
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présenté sa première pièce, La Princesse Maleine, comme un drame
« pour un théâtre de fantoches » – ce que Mirbeau ne manque pas de
souligner dans l’éloge de la pièce qu’il fit paraître dans Le Figaro du 24
septembre 1890. Deux ans plus tard, il était encore question de faire
jouer La Princesse Maleine par un théâtre de fantoches22. En 1894,
Maeterlinck publiait « trois petits drames pour marionnettes » : Aladine
et Palomides, Intérieur et La Mort de Tintagiles23.
Ce goût pour les marionnettes, loin d’être un penchant naturel de
Maeterlinck, cadre bien avec la logique des symbolistes. Il exprime le
refus de l’acteur et celui du théâtre en tant que « miroir de la vie » (le
théâtre naturaliste et le théâtre de boulevard). Déjà en 1888 « Le Petit
Théâtre des Marionnettes » annonçait un programme ambitieux : la représentation de pièces du théâtre hindou, antique et élisabéthain ; cette même
année, sa représentation de La Tempête de Shakespeare fut signalée par
Saint-Vel comme une « victoire du symbolisme24 ».
Cette étiquette « théâtre pour fantoches » que Maeterlinck, suivant
en cela la mode, avait appliquée à ses pièces nous apparaît aussi comme
un alibi : incapable de réaliser (et qui le serait... ?) ce drame idéal que
Mallarmé faisait miroiter à ses disciples, il tenait cependant à affirmer
que son théâtre était « autre chose » puisqu’il n’admettait pas, dans sa
conception du moins, la présence physique de l’acteur.
« L’ANECDOTE ÉNORME ET FRUSTE ».
Nous avons déjà eu l’occasion d’observer, outre ce mépris commun
de l’acteur, la gêne que « la persistance obstinée de l’affabulation25 »
provoquait chez les symbolistes.
Tout en manifestant son admiration pour Wagner dans un article
publié en 1885, Richard Wagner – Rêveries d’un poète français, Mallarmé regrette que celui-ci ait maintenu dans ses drames des personnages liés par « l’anecdote énorme et fruste », bien que puisée dans la
légende26.
L’anecdote étouffe le « Rêve » et distrait du « Mystère » – les deux
mots-clés des symbolistes. Or, comme le drame dit bourgeois et le théâ22. Nous avons trouvé dans la rubrique « Petites Nouvelles » de la revue L’Ermitage, 3e année, no 1 (1892) l’annonce suivante : « La Princesse Maleine sera jouée, dans
le courant de la saison, par un théâtre de fantoches. »
23. Bruxelles, Éd. Deman, 1894.
24. ST, p. 75.
25. Voir ce chapitre, note 10.
26. OC, p. 544.
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tre naturaliste ne se soucient ni de « Rêve » ni de « Mystère », il était
nécessaire de « rompre à la fois » – comme le dit Charles Morice – « avec
les naturalistes et avec les maîtres ficeliers de notre scène actuelle 27 »,
puisque le propre de l’œuvre d’art est de déclencher « l’épanouissement
du Rêve en sa propre patrie, qui est sans heure et sans lieu28 ». Mallarmé
méprisait surtout les représentations théâtrales où les spectateurs venaient chercher dans l’acteur le miroir où ils se regardaient « eux-mêmes
ainsi qu’ils se connaissent à la rue ou à la maison » et s’entendent causer
« à voix superficielle de riens dont avec précaution est faite leur existence29 ».
Cette remise en cause du théâtre-miroir est reprise par Gustave Kahn :
« Il est désagréable de voir un homme vêtu comme notre voisin, s’adressant à une dame pareille à celle que nous avons laissée chez nous, en des
formules évidemment empruntées, pour la coupe de l’élégance, aux formules orales des gens d’affaires ou de plaisir, avec lesquels vous avez
toute la journée agité les menues difficultés de la vie30. » Albert Mockel
dénoncera le danger de ce théâtre en ces termes : « Le spectateur, voyant
des hommes matériellement représentés et des personnages qui s’expriment à peu près en la langue de ses contemporains, est tenté d’apercevoir sur la scène une anecdote et un individu – non pas l’histoire éternelle
de l’Homme31. »
L’anecdote et l’individu, les deux bêtes noires des symbolistes,
allaient de pair : l’anecdote ne faisait que reproduire les querelles qui
opposent les individus, ceux-ci ne se souciant que de singer « le vulgaire » semblable32 imposé en chair et en os par l’acteur.
Dans les textes précédemment cités, il est surtout question de théâtre
naturaliste. Maeterlinck, pour sa part, songeait plutôt au drame bourgeois lorsqu’il écrivait : « Nos auteurs tragiques, de même que les peintres médiocres qui s’attardent à la peinture de l’histoire, placent tout
l’intérêt de leurs œuvres dans la violence de l’anecdote qu’ils reproduisent. Et ils prétendent nous divertir du même genre d’actes qui réjouissait les barbares à qui les attentats, les meurtres et les trahisons
27. Lettre à Henri Bauër lors de la représentation de sa pièce Chérubin, in Rachilde,
Théâtre, 1891, p. 240.
28. Ch. Morice, La Littérature de tout à l’heure, p. 198.
29. OC, p. 315.
30. G. Khan, « Un théâtre de l’avenir, profession de foi d’un moderniste », La Revue dramatique, 15 septembre 1889, p. 341.
31. ES, p. 239.
32. Pour Mallarmé, l’adjectif « vulgaire » (qu’on peut trouver, par exemple, dans
« spectateur vulgaire » in OC, p. 330) veut dire : le contraire de ce qui est le propre
d’une élite, cette aristocratie de l’art dont il rêvait.
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qu’ils représentaient étaient habituels33. » La tragédie bourgeoise, qui
se nourrit de « la violence de l’anecdote », n’est pour lui qu’une histoire vulgaire : « Lorsque je vais au théâtre [...] j’y vois un mari trompé
qui tue sa femme, une femme qui empoisonne son amant, un fils qui
venge son père, un père qui immole ses enfants, des enfants qui font
mourir leur père, des rois assassinés, des vierges violées, des bourgeois emprisonnés, et tout le sublime traditionnel, mais hélas, si superficiel et si matériel, du sang, des larmes extérieures et de la mort.
J’étais venu dans l’espoir de voir mes jours rattachés à leurs sources et
à leurs mystères par des liens que je n’ai l’occasion ni la force d’apercevoir à tout instant [...] et je n’ai le plus souvent découvert qu’un
homme qui m’a dit longuement pourquoi il est jaloux, pourquoi il
empoisonne ou pourquoi il tue34. »
Dans ce théâtre, Maeterlinck ne trouvait pas ce qu’il cherchait : la
présence, la « puissance », le « Dieu qui vit avec [lui] dans une chambre35 ». Somme toute il préférait rester dans celle-ci, attendant la « révélation soudaine » que la scène lui refusait toujours.
André Fontainas exprimera en 1893 encore, après quelques représentations ayant confirmé la victoire du symbolisme36, le point de vue
qui ne cessera jamais de prévaloir chez les symbolistes : « Celui qui
tient la noble faculté de rêver aimera mieux toujours évoquer à soi-même
le rêve d’autrui par une aisée et amicale lecture, la pouvant à son gré
précipiter, suspendre ou arrêter37. » Il ne fait que traduire la pensée de
Mallarmé pour qui le théâtre ne serait qu’un rêve déclenché par un autre
rêve, celui du poète, le vrai metteur en scène, « l’ordonnateur de fête en
chacun38 ». Là seulement, dans le livre, la « délicatesse reployée infinie
et intime de l’être en soi-même » pouvait être défendue comme en un
« coffret39 ».
Nous avons l’impression, après avoir interrogé les textes, de marcher en circuit fermé car nous nous retrouvons au point de départ : l’horreur de la scène, de son « brutal espace », la gêne d’être bousculé par les
péripéties d’une anecdote et par la présence physique d’un acteur, ce qui
conduit inévitablement ces rêveurs du « drame de l’avenir » à chercher
refuge dans l’intimité du livre.
33. M. Maeterlinck, Le Trésor des humbles, Paris, Mercure de France, 1920, p. 166.
34. Ibid., p. 166-167.
35. Ibid., p. 166.
36. Surtout L’Intruse et Les Aveugles au Théâtre d’Art, respectivement les 20 et 21
mai 1891 et le 11 décembre 1891. Cf. ST, p. 119 et p. 128.
37. A. Fontainas, « Réflexions au sujet du théâtre », La Société nouvelle, août 1893.
38. OC, p. 330.
39. OC, p. 318.
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DU MÊME AUTEUR AUX ÉDITIONS DE LA DIFFÉRENCE
Fernando Pessoa – Le Théâtre de l’être, essai-anthologie, 1985 ; 2e éd. 1991.
© S.N.E.L.A. La Différence, 47 rue de la Villette, 75019 Paris, 2004.
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