La théorie économique a-t-elle besoin des mathématiques?

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Février 2001
Philippe MONGIN
Laboratoire d'économétrie,
Ecole Polytechnique & Centre National de la Recherche Scientifique,
1 rue Descartes, F-75005 Paris
[email protected]
La théorie économique a-t-elle besoin des mathématiques?
La question est si ancienne qu'on aurait pu la croire sinon tranchée, du
moins trop éculée pour intéresser encore. Mais voilà que les élèves
d'une institution sélective s'insurgent, au printemps 2000, contre les
enseignements d'économie qu'ils reçoivent. Ils sont alors sur le point
d'achever une première année d'études au sein d'une filière exigeante le "magistère" en sciences économiques le plus en vue de la capitale,
donc du pays. Or le contenu théorique des cours les a déçus; il leur a
paru abstrait, souvent gratuit, trop éloigné de la vie réelle pour être
vraiment formateur; ils se plaignent aussi du conformisme, et même du
dogmatisme, auxquels céderaient leurs professeurs. Comme - sélection
oblige - ces jeunes gens ne manquent pas tout à fait de confiance en
eux-mêmes, ils lancent leur querelle sur la place publique: c'est la
désormais fameuse "Lettre ouverte des étudiants en économie aux
professeurs et responsables de cette discipline" (mai 2000), texte auquel
Le Monde fit écho, mais dont, plus encore, lnternet assura la diffusion.
Le libelle prête un rôle néfaste aux mathématiques économiques, point
de fixation d'un mécontentement accumulé qu'on sent, à la lecture,
multiple et diffus, sinon confus. En ciblant ainsi leur protestation, les
étudiants ont su lui donner du tranchant polémique et une indiscutable
efficacité médiatique. Peut-être parce qu'ils ranimaient dans le public
cultivé de vieilles terreurs lycéennes, ils ont habilement réussi à
l'intéresser à leur cause. En tout cas, parmi les universitaires et les
journalistes qui prennent tour à tour position au printemps et à l'automne
2000, le débat sur l'économie et son enseignement portera largement
sur les mathématiques et le rôle qu'elles devraient jouer dans la
discipline. La discussion est montée du landerneau intellectuel vers les
hauteurs ministérielles, ce dont on ne se plaindra pas. Il n'est peut-être
pas vain que l'Ecole normale et l'Université Paris-I balayent devant la
porte de leur prestigieux "magistère"; et si l'on en vient, de proche en
proche, à reconsidérer l'ensemble des filières, premier cycle compris, ce
sera tant mieux. Mais les spécialistes des théories économiques tirent du
remue-ménage actuel moins de satisfaction que les enseignants
réformateurs. Les protestataires ont ranimé dans la confusion une
1
querelle dont ils étaient visiblement peu au fait: depuis les débuts de
l'économie dite néo-classique, à la fin du XXème siècle, sinon plus tôt,
avec la dismal science de Carlyle, des voix se sont élevées
régulièrement pour contester que la théorie économique eût besoin de
se formuler mathématiquement. Débattues, rebattues, leurs objections
pouvaient apparaître, pour l'essentiel, naïves et dépassées. Il faut croire
que cette conclusion était prématurée: la lancinante controverse est
aujourd'hui plus vivante que jamais.
Puisque la question des mathématiques en économie revient sur le
devant de la scène, il faut du moins s'efforcer de la traiter avec les
moyens convenables, ceux de l'épistémologie économique et de
l'histoire des théories. Peu des protagonistes s'y sont encore essayés.
Les pétitions autoritaires et les envolées approximatives se sont
multipliées dans la presse et sur la Toile, moins à cause des étudiants
que de leurs aînés, lesquels ont jugé trop bonne l'occasion de régler
leurs comptes.1 Cet article effleurera quelques arguments
épistémologiques et historiques. Il ne prétend pas à la rigueur
démonstrative, mais il s'efforcera d'illustrer trois thèses qui, si on les
admettait, réorienteraient le débat vers ce qui nous apparaît comme les
questions sérieuses posées par la "Lettre ouverte": le choix d'un dosage
approprié des formes d'expression théorique et, simultanément, celui
des mathématiques les mieux adaptées à la discipline (plutôt que le pour
et le contre de LA mathématique, sans autre précision). En premier lieu,
malgré ce qu'on a pu écrire ou sous-entendre, il n'est pas vrai que les
mathématiques soient l'apanage d'une école de pensée particulière; en
ce sens-là, elles peuvent donc passer pour neutres. En second lieu, la
mathématisation passe par des méthodes si diverses, chez les
économistes, qu'une classification s'impose préalablement à tout
jugement d'ensemble. Chaque méthode impose une norme d'excellence
par rapport à laquelle, seulement, on peut apprécier le trop-plein ou le
déficit éventuels de mathématisation. En troisième lieu, et c'est une autre
thèse, ébauchée, de cet article, nous croyons que les mathématiques
appliquées des "ingénieurs sociaux" demanderaient à être revalorisées
par rapport à celles de la théorie pure. L'efficacité sociale des
économistes dépend largement de leur aptitude à répondre aux
demandes d'expertise. Cette considération porte à comprendre les
besoins en mathématiques de leur discipline autrement qu'on ne le fait
d'ordinaire et qu'on ne l'a fait dans la controverse parisienne.
1
Il y aura eu également – c'est justice que de le rappeler - plusieurs bonnes mises au point. Nous
pensons notamment, mais pas exclusivement, aux articles de M.M. Geoffard et Walliser parus dans
Le Monde, à celui de M. d'Autume qui paraît dans la Revue française d'économie, ainsi qu'aux propos
que M. Guesnerie a consacrés au sujet lors de sa leçon inaugurale au Collège de France.
2
Les mathématiques ne sont pas l'apanage des théories
"dominantes"
La "Lettre ouverte" contestait particulièrement l'absence de pluralisme,
de perspectives et d'ouverture que manifesterait l'enseignement
économique contemporain. L'intention générale paraît bonne, mais elle
s'accompagnait, chez les auteurs d'une idée fausse qui embrouillait
finalement leur diagnostic: la mathématisation (identifiée au passage
avec la démarche très particulière qu'est l'axiomatique) encouragerait
l'unilatéralité du discours économique. Elle reviendrait à poser "LA
VÉRITÉ" - nous citons - elle serait naturellement dogmatique. Rien n'est
plus absurde, rien n'est plus vulgaire que cette idée. A l'aide de quelques
exemples, nous rappellerons que l'extension des méthodes
mathématiques en économie ne coïncide nullement avec un genre
particulier d'école ou de théorie. Les économistes néo-classiques - les
"dominants" ou les "orthodoxes", pour parler le langage en vogue,
puisque leurs conceptions servent en effet d'axe à l'enseignement, sinon
toujours à la recherche - pratiquent aussi l'expression non
mathématique. Et en sens inverse, les méthodes formalisées ont servi à
d'autres également – les "dissidents" ou les "hétérodoxes", s'il faut
continuer à traduire de français en parisien. De la sorte, chacun des
deux termes que l'on compare, la théorie "dominante" et l'économie
mathématisée, excède l'autre, et l'identification, confuse ou intéressée,
apparaît tout simplement intenable.
Il est vrai que les critiques les plus vigoureuses de la mathématisation
s'exprimèrent à l'encontre de la théorie néo-classique naissante – en
l'occurence, de deux de ses fondateurs, Walras et Jevons. C'est ainsi
qu'on a reproché à l'un et l'autre d'employer le calcul différentiel pour
traiter les quantités "marginales", c'est-à-dire celles qui concernent la
dernière unité de bien produit ou consommé. Le professeur irlandais
Cairnes, à qui l'on doit le premier traité systématique d'épistémologie
économique,2 écrivait en 1875, que Jevons avait tort de réexprimer la loi
des rendements décroissants à l'aide du concept mathématique de
dérivée, car elle pouvait se formuler tout aussi exactement dans la
langue naturelle; il suffisait de dire, à la manière de Ricardo, que la
productivité de la dernière parcelle d'une terre mise en culture est plus
2
The Character and Logical Method of Political Economy, Londres, MacMillan (2ème éd. 1875; 3ème
éd. 1888).
3
faible que la productivité des parcelles précédentes. Quant à Walras, en
sus du calcul différentiel, on lui reprocha son goût impénitent des
systèmes d'équations simultanées: il est en effet le premier économiste à
s'en servir pour résumer l'interaction des offres et des demandes
lorsqu'elles proviennent d'agents très nombreux. Aujourd'hui comme
hier, ces critiques paraissent faciles à récuser: la loi "marginale" de
Jevons est, grâce au formalisme retenu, à la fois plus générale et plus
facile d'emploi que son expression trop concrète chez Ricardo; et
personne aujourd'hui, même parmi les adversaires de l'économie néoclassique, ne conteste la puissance des systèmes d'équations
simultanées pour représenter les interactions économiques; nous y
revenons plus bas avec d'autres exemples.
Quoi qu'il en soit de ces objections dépassées, il faut rappeler que le
troisième fondateur de la théorie, Menger, n'était pas, comme les deux
autres, un apôtre de la mathématisation. Il est à l'origine du courant dit
"autrichien", toujours vivace même s'il est minoritaire, qui utilise les
grands concepts néo-classiques - offres, demandes, concurrence,
anticipations, équilibre, dynamique, optimalité - sans pour autant leur
faire correspondre un symbolisme. Si, malgré le nom illustre de Hayek,
on jugeait cette école insuffisamment représentative, il ne serait pas
difficile de citer des économistes contemporains de premier plan, qui se
rattachent peu ou prou à l'école néo-classique et, pour autant, ne
mathématisent pas leurs conceptions, ou le font avec parcimonie.
Les mathématiques de l'"école de Chicago" excèdent de peu celles de la
classe terminale: on peut penser à Stigler, Friedman et même Becker.
Mais le meilleur exemple qu'offre cette école reste sans doute Coase,
hissé après les autres au pinacle suédois pour avoir établi un "théorème"
qui s'écrit … sans une seule ligne de mathématiques! Coase affirme en
substance que, sous certaines conditions, des parties qu'on laisse libres
de s'entendre parviendront à un accord mutuellement avantageux, et –
l'observation paraîtra plus surprenante - que la répartition des
ressources physiques découlant de cet accord ne dépendra pas des
droits initialement conférés aux parties. Celles-ci seront, par exemple,
une entreprise A dont l'usine pollue un cours d'eau, et le propriétaire B
d'un terrain situé sur le cours d'eau en aval de l'usine. Admettons qu'il
soit techniquement possible d'éliminer la pollution par deux procédés
d'épuration que mettraient en œuvre, respectivement, A et B. Par
hypothèse, le procédé de A coûte 1 million d'euros et celui de B,
seulement 500.000 euros, ce qui est inférieur à l'estimation monétaire du
dommage causé à B. Si le tribunal reconnaît à l'entreprise A le droit de
polluer la rivière, on peut conclure que B mettra en œuvre son procédé
4
d'épuration. Si, en revanche, le tribunal reconnaît à B le droit à une
rivière non polluée, on serait tenté de conclure que c'est le procédé de A
qui sera employé, mais c'est là qu'intervient l'idée de Coase: laissés
libres de négocier, A et B s'entendront pour que ce soit encore B qui
effectue l'opération; A sera prête à offrir à B toute espèce de
compensation comprise entre 500.000 euros, le minimum que B soit en
mesure d'accepter, et 1 million, le maximum que A consente à verser. Le
résultat de la négociation sera mutuellement avantageux pour les parties
et il ne dépendra pas, quant au résultat physique, des droits attribués à
l'une et à l'autre, puisque c'est B qui effectue le travail d'épuration dans
tous les cas. Présentée sur un exemple, l'idée est simple, et même
simpliste; pourtant, elle s'avère difficile à énoncer précisément et en
toute généralité. A ce point, la mathématisation apporte un supplément
de clarté indispensable.3 Il est instructif pour notre propos qu'elle soit
intervenue tardivement, après même que le "théorème" eut suscité un
début d'utilisation devant les tribunaux américains. L'inspiration de
Coase est néo-classique s'il en est (ce qui ne veut pas dire libérale,
comme nous le rappellerons dans un instant). On tient donc là une
illustration patente de la dissociation qui peut se manifester entre théorie
"dominante" et mathématisation.
En sens inverse, des tendances minoritaires en théorie économique se
sont régulièrement exprimées à l'aide d'une mathématisation explicite et,
dans quelques cas, vigoureusement élaborée. Les néo-marxistes et les
néo-ricardiens ont hérité de Marx lui-même l'intérêt que celui-ci, au
moment de rédiger Le Capital, s'était découvert pour les systèmes
d'équations simultanées (avant même Walras, donc, mais chez Marx, les
équations ne concernent encore que le côté de l'offre ou de la
production). Ces différents auteurs partent d'une intuition élémentaire:
les marchandises servent tantôt à se produire elles-mêmes, tantôt à en
produire d'autres, tantôt seulement à être consommées. Pour cerner
d'un seul coup les différents cas possibles, et aussi pour tirer de cette
banalité première des conséquences moins évidentes en matière de
salaire et de répartition, les néo-ricardiens et les néo-marxistes ont pris
l'habitude de représenter la production à l'aide de coefficients a ij
indiquant, pour chaque couple de marchandises i et j, quelle est la
quantité de j requise pour produire une unité de i. Cette représentation
proportionnelle, ou linéaire, de la production est sans doute trop simple,
elle est même fausse dans de nombreux cas d'espèce; mais elle fait
faire un premier pas vers la compréhension des phénomènes, et les
3
Dans sa livraison d'octobre 1999, la revue Economics and Philosophy consacre plusieurs articles à
l'énigmatique "théorème" de Coase, et l'un d'eux (par M.M. MacKelvey et Page) parvient à lui donner
un sens à la fois précis et général au prix d'un minimum de formalisation mathématique.
5
représentations plus correctes - non-linéaires - consisteront à
complexifier, et non pas à abandonner, l'essai initial. Ce qui nous importe
ici, en tout cas, est que les néo-ricardiens et les néo-marxistes réservent
leurs équations à un contexte d'idées - l'équilibre de long terme,
l'exploitation capitaliste - qui les met à part des néo-classiques. Ainsi,
l'économie mathématisée n'est pas tout entière de la même obédience.
Si ce contre-exemple ne paraissait pas suffire, nous pourrions citer bien
d'autres cas où des économistes originaux, qui portent même parfois les
stigmates de l'"hétérodoxie", utilisent - et même inventent - des procédés
mathématiques afin de préciser leurs conceptions. Le Journal of
Economic Behavior and Organization, pour ne citer que lui, propose
régulièrement des développements techniques sur l'idée de "rationalité
limitée", laquelle s'oppose frontalement à la "rationalité absolue" des
néo-classiques. Sans renier le rapport privilégié qu'elle instaure avec
l'histoire des faits économiques, la "théorie de la régulation" recourt
désormais quelquefois au langage des systèmes dynamiques. Et cette
autre école française, l'"économie des conventions", récuse la théorie
néo-classique du marché du travail en vertu de l'idée que ce marché, en
fait, n'existe pas; elle ne conteste pas l'expression formelle retenue pour
l'offre et la demande, mais le fait que ces deux concepts, mathématisés
ou non, s'appliquent au cas particulier de la marchandise "travail".
On doit aussi rappeler que l'économie mathématique contemporaine
s'appuie massivement sur deux disciplines auxiliaires, la théorie de la
décision et la théorie des jeux, qui n'ont pas spécialement partie liée
avec la théorie néo-classique. Celle-ci est une théorie de l'interaction des
agents économiques, telle qu'elle se présenterait sur des marchés
idéalisés, que l'on appréhende tantôt isolément, tantôt simultanément.
Elle suppose qu'il y ait des biens à offrir et à demander, ou, plus
généralement (comme on a vu chez Coase), des avantages à échanger.
Les deux autres théories se situent à un niveau d'abstraction plus élevé
encore: elles ne présupposent pas que les relations sociales soient
structurées d'une manière particulière. Elles ne charrient pas même de
connotations économiques privilégiées, ce que confirme l'existence
d'emprunts par d'autres disciplines, la statistique, les sciences politiques
et, aujourd'hui, la biologie et l'intelligence artificielle.
La tradition historique de la théorie de la décision et de la théorie des
jeux est très différente de celle qui remonte à Walras et à Jevons. Elles
prennent leur source commune, récente, dans l'ouvrage mémorable de
von Neumann et Morgenstern, Theory of Games and Economic
Decisions (1944). Sous l'influence prépondérante du premier auteur,
6
elles se sont présentées d'emblée comme des constructions
mathématiques, et plus précisément: axiomatiques (nous préciserons
dans un instant la distinction). Il est vrai que l'économie néo-classique
contemporaine rejoint la théorie de la décision dans les développements
qu'elle consacre aux choix rationnels des agents; mais l'intersection,
pour être substantielle, n'épuise pas le contenu des deux théories, qui se
développent ensuite séparément. La théorie néo-classique recoupe
également la théorie des jeux. Il en va ainsi lorsque celle-là abandonne
son concept originel de "concurrence pure et parfaite" au profit d'autres
notions mieux adaptées à la réalité des marchés: les différentes idées de
"concurrence imparfaite" dont le XXème siècle a progressivement enrichi
les conceptions des fondateurs s'énoncent, désormais, grâce au langage
technique de la théorie des jeux. Mais comme précédemment, il s'agit
d'emprunts ou de rencontres entre deux théories qui ne se confondent
pas.
Si nous dénonçons aussi vigoureusement l'assimilation indue de la
théorie néo-classique avec les formes mathématiques de l'économie,
c'est qu'elle ne résulte pas toujours d'une ignorance accidentelle: elle
obéit parfois à un douteux procédé d'amalgame. Le conflit entre les
économistes "orthodoxes" et les "hétérodoxes", qui fait partie d'un
folklore national usé mais non pas révolu, a malheureusement trouvé l'un
de ses points de fixation dans la place à réserver aux mathématiques.
Certains penseurs "critiques" aiment à jouer sur la résistance naturelle
du public à l'expression technique pour faire apparaître plus rébarbatives
encore les conceptions qu'ils veulent mettre à bas, et peut-être
remplacer par leurs ratiocinations personnelles. La polémique lancée par
la "Lettre ouverte" était plus candide, mais ces habiles rhéteurs n'allaient
pas laisser passer l'aubaine, et ils sont en train de l'infléchir à leur
manière intéressée.
L'amalgame méthodologique devient singulièrement déplaisant lorsqu'il
se complique, comme il est arrivé, d'un plaidoyer politique indirect. On
assimile alors, d'un souffle, la théorie néo-classique, l'économie
mathématisante et les thèses libérales honnies en faveur des marchés.
Rien n'est plus tendancieux que de tirer cette théorie abstraite et
schématique, fragile et décevante justement pour cette raison, qu'est la
théorie néo-classique, du côté d'une doctrine engagée, comme le
libéralisme. La théorie néo-classique comporte assurément des résultats
normatifs, parmi lesquels nous citerons les fameux "théorèmes
fondamentaux de l'économie du bien-être", qui font le lien logique entre
la notion d'équilibre sur un marché de concurrence parfaite et celle
d'allocation optimale des ressources. Mais du normatif au politique, il y a
7
ce qu'on appelle en montagne un pas. Aux idéologues qui prétendent ne
pas le voir, on conseillera fermement de ne pas s'aventurer sur les
hauteurs, sous peine de dévissage fatal.
L'exemple des deux "théorèmes fondamentaux" et des malentendus
qu'ils ont suscités est tellement représentatif qu'il justifie qu'on s'y arrête
un instant. Le premier résultat dit en substance que l'équilibre
concurrentiel permet l'exploitation mutuellement avantageuse des
échanges - ce que les économistes appellent une allocation optimale. Le
second, plus complexe, est une sorte de réciproque du premier: une
allocation optimale peut s'obtenir à l'équilibre d'un marché concurrentiel,
pourvu qu'on modifie les ressources des agents par des transferts
monétaires convenables. Ces deux théorèmes, qui d'ailleurs ne sont pas
difficiles mathématiquement, permettent d'approfondir la notion pure de
marché concurrentiel. Ils ne nous informent sur le monde réel
qu'indirectement, par différence en quelque sorte: ils aident l'économiste
à situer l'écart entre cette notion pure et la concurrence dans le monde
réel des affaires. Les auteurs néo-libéraux ont parfois tenté d'inclure le
premier théorème dans un argumentaire en faveur de la liberté des
marchés; cependant, les "planistes", menés par Lange dans les années
1930, prétendaient défendre une forme de socialisme tempéré à partir
du second! Il aurait dû être clair que, pris en eux-mêmes, les deux
résultats n'emportaient aucune conséquence pratique. Ils peuvent figurer
dans un argumentaire, ce qui n'est pas rien, mais celui-ci devra faire
intervenir bien d'autres considérations, qui sont de l'ordre du jugement
plutôt que de l'inférence logico-mathématique. Rétrospectivement, la
controverse sur le "planisme" livre un enseignement important, quoique
négatif: l'économie du bien-être à la manière néo-classique est neutre
par rapport à la question du marché libre et de l'intervention. Tout cela
est maintenant bien compris, ou devrait l'être.
Les différentes formes de la mathématisation
Nous en avons sans doute assez dit pour faire sentir l'utilité du détour
épistémologique et historique. Le meilleur moyen de faire progresser une
controverse déjà envenimée, en évitant le simplisme redoutable du
"pour" et du "contre", est peut-être de décrire posément, puis d'évaluer,
les formes particulières de la mathématisation économique. Il faut
reconnaître que, dans cet ordre, les spécialistes ne facilitent pas toujours
la tâche à l'honnête homme qui voudrait se faire une opinion. Car s'ils
sont quelquefois des mathématiciens habiles, les économistes sont plus
8
rarement logiciens; ils parlent trop souvent de manière vague et plus ou
moins interchangeable de mathématisation, formalisation, modélisation,
axiomatisation. Comment s'étonner que, embrouillés dans la "Lettre
ouverte", ces termes techniques n'aient pas encore fait l'objet d'une mise
au point? Ils désignent des pratiques différenciées qui n'appellent pas un
jugement unique.4 Laissons de côté l'expression de "mathématisation",
qui n'est que le nom du problème général, et tentons de distinguer entre
les trois autres. On les comprendra mieux à partir d'un quatrième, qui les
contient tous, parce qu'il désigne une attitude plus rudimentaire. On
parlera de symbolisation chaque fois que l'on voit substituer des signes
artificiels à certains mots de la langue naturelle. Le symbolisme, compris
en ce sens, peut débuter avec très peu de moyens: les schémas de
reproduction marxiens, qui emploient les variables C, V et S pour
désigner le capital constant, le capital circulant et la plus-value,
constituent un symbolisme en ce sens; et déjà aussi, probablement, le
Tableau économique de Quesnay.
On parlera de formalisation uniquement lorsque le symbolisme devient
autonome; plus précisément, lorsqu'on commence à effectuer des
opérations sur les signes artificiels en oubliant ce qu'ils servaient tout
d'abord à désigner. La formalisation consiste à traiter les signes comme
de simples marques sur le papier ou sur l'écran; elle évacue de la
conscience – pour un temps seulement, bien entendu – les significations
qu'ils comportent. Lorsque, au Livre III du Capital, Marx amorce des
raisonnements algébriques, il formalise; ailleurs, il se contente de
symboliser; chez les grands économistes du passé, il est banal d'en
rester au premier stade. La transition vers le second est souvent délicate
à apprécier, mais il y a un indice de la formalisation qui ne trompe pas:
c'est l'appel à un résultat de mathématiques pures. Celui-ci peut être du
niveau de l'école primaire, il n'empêche. Lorsque, dans la première
théorie jamais proposée de la justice économique, Aristote utilise la
proposition: a/b=c/d implique a/b=(a+c)/(b+d), il mène déjà un
raisonnement formalisé.5
Lorsque la formalisation, voire l'emploi de résultats mathématiques,
prend le dessus par rapport à la langue naturelle, la forme déductive du
raisonnement s'accuse, et les formes persuasives, caractéristiques de
l'expression ordinaire, passent au second plan, encore qu'elles ne
disparaissent pas complètement (car il y a tout de même une rhétorique
4
Le passage qui suit emprunte librement à un travail plus technique de l'auteur, "L'axiomatisation et
les théories économiques" (à paraître dans la Revue Economique).
5
Ethique à Nicomaque (V,6). La conception aristotélicienne de la justice pose des problèmes
arithmétiques plus délicats, qu'un économiste, M. Dos Santos, a récemment tirés au clair.
9
qui accompagne l'emploi des symboles). Il faut distinguer la déduction
formalisée, notion générale, et la démonstration, qui en constitue la
forme la plus exigeante, où la composante rhétorique paraît plus
nettement circonscrite. On ne parlera de démonstration que si le résultat
à obtenir (la conclusion) est indiqué en même temps que sont énumérés
les moyens de l'atteindre (les hypothèses), et que la déduction
permettant de l'atteindre repose sur tous ces moyens et sur aucun autre.
Quoiqu'ils soient des formalisateurs, on ne trouve guère de
démonstrations chez Stigler, Friedman ou Becker; elles sont souvent
difficiles à repérer dans les textes anciens d'Allais ou chez Harsanyi; on
en rencontre beaucoup parmi les travaux de Samuelson, d'Arrow et
d'Aumann, qui, en outre, pratiquent avec brio d'autres genres aussi; les
démonstrations de Debreu sont bien connues pour leur rigueur et leur
élégance.
Dans certains articles spécialisés, en économie et ailleurs, la
formalisation mathématique constitue avant toute chose un point d'appui
du raisonnement naturel. Ces travaux exploitent les possibilités qu'elle
offre pour éliminer les ambiguïtés sémantiques et rendre plus solides,
avec ou sans démonstration, les enchaînements qu'ils proposent. Si les
économistes s'en tenaient là, il n'y aurait pas lieu de développer
longuement la question des mathématiques dans leur discipline. Mais ils
vont plus loin lorsqu'ils pratiquent les deux genres spécialisés que sont
l'axiomatisation et la modélisation.
L'axiomatisation n'est pas le plus important des deux genres pour
l'économiste, mais comme il est le plus facile à décrire, il vaut mieux
commencer par lui. Ouvrons la Théorie de la valeur de Debreu, ouvrage
dont le sous-titre indique la méthode: "Analyse axiomatique de l'équilibre
économique".6 Ce que les premières pages exposent de cette méthode
évoquerait plutôt l'idée générale de formalisation: Debreu se propose de
déduire ses résultats sans jamais recourir aux interprétations
économiques des symboles. Mais la Théorie de la valeur manifeste
d'autres traits plus complexes. D'une part, l'ouvrage circonscrit par
avance, en les énumérant, l'ensemble des symboles et des opérations
dont il s'autorise l'usage (il s'agit en l'occurrence des symboles et des
opérations d'un espace vectoriel de dimension finie). D'autre part, et à
l'opposé en quelque sorte, la Théorie de la valeur ne veut pas
circonscrire à l'avance le champ des interprétations possibles. S'il existe
bien des interprétations privilégiées (les vecteurs représentant des
6
G. Debreu, Theory of Value. An Axiomatic Analysis of Economic Equilibrium, New Haven, Yale
University Press, 1959 (traduction française, Théorie de la valeur. Analyse axiomatique de l'équilibre
général, Paris, Dunod, 1966).
10
demandes ou des offres de marchandises ordinaires), celles-ci ne sont
pas exclusives, et le livre s'achève d'ailleurs sur une réinterprétation
originale du formalisme qui a servi de point de départ à des travaux
notables en économie et en finance (les vecteurs représentent alors des
demandes ou des offres de marchandises "contingentes", c'est-à-dire
différenciées suivant les dates et les conditions de leur livraison).
Restriction et explicitation du système formel, d'un côté; ouverture en
principe indéfinie de l'interprétation, qui peut devenir "non-standard",
d'un autre côté. A ces deux traits, un logicien reconnaît la démarche
particulière de l'axiomatisation. On n'est plus seulement dans l'ordre
général de la formalisation, on est passé à une méthode spécialisée,
plus fortement contrainte.
La modélisation ne se prête pas une description aussi synthétique,
moins par un échec de l'épistémologie que parce qu'elle est un genre
intrinsèquement plus vague que l'axiomatisation. Elle est tout autant un
art, l'expression d'un savoir-faire, qu'une méthode, au sens où les
logiciens ont pu codifier la "méthode axiomatique". On peut néanmoins
essayer de faire sentir ses traits constitutifs à l'aide d'un exemple encore:
le modèle théorique de 1972 auquel le macro-économiste américain
Lucas doit une partie de sa grande réputation actuelle.7 En suivant une
sorte de fable imaginée autrefois par Samuelson et par Allais, Lucas
décrit des agents économiques dont la vie se déroulerait sur deux
périodes successives, bien tranchées: en première période, ils travaillent
et vendent leurs produits à d'autres contre de l'argent; en seconde
période, ils échangent l'argent dont ils disposent contre les biens
produits par d'autres. En première période, l'agent est "jeune" et fait
affaire avec un "vieux" qui a accumulé à la date immédiatement
antérieure; en seconde période, le même agent est devenu "vieux" et
traite avec un "jeune" qui accumule pour la date suivante. Le marché ne
fonctionne de cette manière que parce que les générations se succèdent
tout en s'"imbriquant", des "vieux" rencontrant des "jeunes" en chaque
période. Lucas complique la fable en supposant que les échanges sont
perturbés par deux phénomènes extérieurs, ou chocs, l'un "réel"
(concernant l'offre des "jeunes") et l'autre "monétaire" (concernant les
signes monétaires en circulation, et donc la demande des "vieux"). Il
imagine que les agents connaissent seulement les caractéristiques
générales - en probabilité - de ces chocs, et non pas leurs valeurs
exactes au moment où ils s'apprêtent à échanger. A cette exception
près, Lucas veut que les agents soient parfaitement informés, et il
adopte, en les précisant, les hypothèses de rationalité "absolue"
7
"Expectations and the Neutrality of Money" par R.E. Lucas, Journal of Economic Theory, tome 4,
1972.
11
coutumières chez les néo-classiques. L'accumulation d'exigences
complexes, et même saugrenues, rend le "modèle à générations
imbriquées" de Lucas déconcertant pour un lecteur peu accoutumé aux
raisonnements des économistes, et sans aucun doute aussi pour les
jeunes étudiants: c'était une très bonne raison de le sélectionner ici. En
dépit - ou à cause - de sa bizarrerie, le modèle de Lucas sert à étayer
une thèse intéressante (nous ne voulons pas dire par là qu'elle soit
vraie): tout en ayant des effets bien réels sur l'économie, l'émission de
signes monétaires ne se prête pas à une manipulation instrumentale; on
ne peut pas régler la conjoncture par la politique monétaire. Cette double
thèse reflète les propriétés de la "solution d'équilibre" que Lucas retient
pour son modèle et qu'il extrait des équations après un travail
mathématique important. Finalement, le modèle ne sert pas à prouver la
thèse; car on n'est pas dans l'ordre de la démonstration; il faut dire
seulement qu'il l'illustre. Le modèle de Lucas participe d'un effort de
persuasion subjective en même temps que, peut-être - cela resterait à
voir -, il fixe certains traits saillants d'une économie monétaire.
Au vu de cet exemple, qu'est-ce donc que la modélisation? C'est, en
premier lieu un genre instrumental, alors que le travail de
l'axiomatisateur est par nature neutre et ouvert: on ne sait pas toujours à
quoi il pourra servir. Un bon modèle obéit toujours à des objectifs
déterminés, en particulier en matière de persuasion. Lucas voulait
renforcer une thèse à laquelle il adhérait. Ailleurs, le but recherché sera
de contredire une thèse que l'on veut mettre à mal; la modélisation se
prête bien à l'invention de contre-exemples. Parfois, il s'agit seulement
de faire ressortir les aspects saillants d'une question, les facteurs
causalement pertinents d'une situation. La modélisation fournit un
"construit de pensée" grâce auquel on raisonnera plus efficacement
qu'on ne le ferait sur les rapports du monde réel. L'objectif est alors
moins précisément défini que lorsqu'on cherchait à persuader ou à
mettre en difficulté un adversaire, mais le modèle ne perd pas pour
autant sa valeur instrumentale. Il est comme un objet en attente
d'utilisateurs finaux: ce n'est pas l'auteur du modèle, mais ce sont
d'autres, inconnus, qui l'emploieront pour les fins discursives qui sont les
leurs.
En second lieu, la modélisation est un genre didactique: un modèle n'a
d'intérêt que s'il simplifie brutalement la description des phénomènes, en
limitant à un tout petit nombre les variables et les relations qu'il prend en
compte. Le "modèle à générations imbriquées" isole une fonction de la
monnaie, qui est la mise en réserve d'un pouvoir d'achat, en effaçant les
deux autres fonctions qui lui sont couramment dévolues (celles d'unité
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de compte et d'instrument des échanges). Les deux chocs rajoutés par
Lucas stylisent la différence entre les facteurs réels et monétaires, entre
l'offre et la demande. Bizarres, les hypothèses le sont, mais il ne faut pas
les dire arbitraires pour autant: elles fonctionnent plutôt comme des
procédés de caricature; on grossit certains traits du visage, on atténue
ou l'on omet les autres.
En troisième lieu, la modélisation est un genre hybride linguistiquement:
à l'opposé de l'axiomatisation, encore une fois, elle mêle assez librement
le formalisme - parfois d'ailleurs juste ébauché -, et les raisonnements
menés en langue naturelle. Le bon modélisateur n'introduit que les
mathématiques nécessaires à son propos et veille à ce qu'elles soient
constamment encadrées par les interprétations qu'il a choisies. Ainsi, la
solution que Lucas donne au modèle, pour s'exprimer
mathématiquement, n'en est pas moins dictée par l'intuition qu'il a des
comportements économiques. Enfin, et ce point résulte presque des
précédents, la modélisation est un genre par nature imparfait. Un
examen ultérieur du modèle de Lucas a établi que d'autres conclusions,
moins parlantes que la sienne, étaient néanmoins compatibles avec les
hypothèses. Cette faiblesse n'est pas complètement un hasard: elle
illustre la fragilité des méthodes semi-intuitives caractéristiques de la
modélisation. Un "bon" modèle est d'ailleurs la proie de controverses
prolongées: est-il théoriquement cohérent? Est-il "clos", c'est-à-dire
détaillé au point que l'on puisse en étudier (sinon en calculer) les
solutions? Est-il "robuste" en ce sens que les conclusions qualitatives
demeurent lorsqu'on change légèrement la forme des équations?
La question des mathématiques en économie se perd quand on la
discute dans l'abstrait. Il vaut mieux s'interroger sur les ressources et les
limites des principaux types de formalisation. Ainsi, les axiomatiques
économiques sont particulièrement exposées - y compris du reste à
l'intérieur de la discipline - aux reproches de pédantisme et de stérilité.
Cela se comprend aisément: par nature, l'axiomatisation est un genre
méta-mathématique; elle est intervient le plus souvent dans un contexte
déjà saturé d'expression formelle. Sa fonction est alors de coordonner
des morceaux de formalisme épars, de fixer la terminologie des
recherches futures, de procéder en une fois à des raisonnements qu'il
fallait, naguère, mener pour chaque cas successivement. On ne peut
guère contester que la "théorie axiomatique de la valeur", telle que
Debreu l'a construite, ait joué efficacement ce rôle unificateur qui, les
mathématiciens du groupe Bourbaki l'ont expliqué, est la véritable
justification des procédés axiomatiques. La théorie néo-classique de
l'équilibre, dans les années 1950, appelait particulièrement une mise en
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ordre de ses concepts et de ses résultats. De ce point de vue, la Théorie
de la valeur a rendu des services inestimables, et c'est pour de bonnes
raisons qu'aujourd'hui encore, on s'en sert de manuel. Mais il est aussi
vrai qu'en épurant la notion d'équilibre économique ainsi qu'il l'a fait,
Debreu l'a constituée en un objet d'étude quasi-autonome. Sans qu'il l'ait
voulu, il a libéré un penchant toujours menaçant, chez les théoriciens,
vers l'abstraction débridée. De fait, dans beaucoup de recherches
contemporaines, l'équilibre n'est qu'un autre nom pour l'idée
mathématique de point fixe; il ne sert plus qu'à "motiver" facticement des
démonstrations de pure virtuosité, sans conséquence théorique
véritable. La notion a notamment perdu certaines de ses connotations
relatives à la dynamique et à la stabilité, qui intéressaient non seulement
Walras et les fondateurs, mais encore, beaucoup plus récemment, Hicks
et Samuelson, dans la phase pré-axiomatique de l'économie néoclassique.
Dans d'autres secteurs que la théorie de l'équilibre, il est arrivé
récemment que la "méthode axiomatique" sorte des limites d'une
utilisation raisonnable. En théorie du choix social et en économie
normative, il arrive qu'on "axiomatise" des idées quelconques, des
concepts qu'on grappille, sans avoir pris le temps de les soumettre aux
jugements du sens commun et de prendre position sur eux. En vertu
d'une division du travail supposée, le spécialiste laisse alors à d'autres le
soin d'interpréter ses résultats formels et de tirer quelque chose de ce
fatras technique. Le travail se faisant au coup par coup, il lui manque les
perspectives unificatrices, sur lesquelles Bourbaki, maître du genre,
insistait justement, et qui, en économie, n'ont jamais fait défaut à
Debreu.
La modélisation est un genre à la fois plus répandu et mieux valorisé que
l'axiomatisation parmi les économistes, ce qui est naturel, compte tenu
de la destination empirique de leurs travaux. Du coup, les objections
qu'elle a suscitées émanent des franges dissidentes ou de l'extérieur de
la profession plutôt que de son centre. Il faut les ramener, ici encore, aux
objectifs du genre et aux possibilités de débordement qu'il comporte. Le
danger n'est certes plus la fuite dans l'abstraction hautaine, mais le
simplisme, l'arbitraire et l'émiettement. Le modèle de Lucas
contrebalance le schématisme de chaque hypothèse particulière par la
complexité de l'ensemble, qui résiste aux conclusions rapides. Pour
appréhender l'effet global des hypothèses dans ce modèle, il n'y a pas
d'autre moyen que de définir une "solution d'équilibre" et d'en étudier
l'existence et les propriétés. De ce point de vue, le modèle a sans doute
le bon niveau de complexité: il "résiste" - à la manière du réel - mais il
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"cède" finalement à l'analyse - à la différence du réel, inépuisable. Mais
combien d'essais antérieurs de l'école monétariste restèrent en deçà de
cette double exigence, la plupart d'entre eux tellement pauvres qu'on
pouvait en deviner la leçon dès les hypothèses posées? Les macroéconomistes américains Sargent et Wallace se sont illustrés vers 19751980 par des modèles dont le but était de confirmer une thèse forte de
neutralité de la monnaie.8 Ils prétendaient montrer que cette conclusion
découlait de la théorie économique traditionnelle, une fois qu'on
l'incorporait dans une représentation simplifiée mais acceptable de
l'économie. En fait, la conclusion était visible, sans surprise, dans les
hypothéses, qui étaient choisies naïvement pour l'obtenir. Les
simplifications de M.M. Sargent et de Wallace étaient outrancières, et
leurs propositions de théorie économique plus difficiles à admettre qu'ils
ne disaient. Cet essai rétrospectivement piteux illustre assez bien le
danger de simplisme et celui d'arbitraire qui compromettent souvent la
modélisation.
L'émiettement est un risque plus sournois, quoiqu'il résulte, encore une
fois, de la nature du genre. La modélisation encourage la prolifération
des variantes. Il en va ainsi parce que le genre exige la simplicité, et qu'il
y a bien des manières d'y parvenir. On peut vouloir restreindre le nombre
des agents et des marchés, tout en retenant des équations d'offre et de
demande qui soient mathématiquement générales, et en particulier, non
linéaires. C'était, justement, le parti choisi par Lucas. Ailleurs,
l'économiste préférera un modèle qui comporte un nombre indéfini de
marchés et d'agents, et, au contraire, une forme spéciale pour les
équations d'offre et de demande. Il est aussi possible et courant, pour le
modélisateur, d'ignorer l'incertitude subjective des agents sur les
variables économiques ou bien, s'il l'envisage, d'admettre qu'elle se
représente par des lois de probabilité identiques pour tous les agents.
Même si les habitudes acquises et les objectifs particuliers du modèle
conduisent les économistes à choisir certaines simplifications plutôt que
d'autres, il subsiste un marge de manœuvre appréciable; d'où la
tentation des variantes. Si celles-ci ne donnent pas les mêmes résultats
que le modèle initial, ou que l'on ne puisse pas s'expliquer clairement les
résultats différents, il ne faut pas s'étonner que les utilisateurs se
prennent à douter de l'intérêt du travail accompli.
8
Par exemple, "Rational Expectations, the Optimal Monetary Instrument and the Optimal Money
Supply Rule", par T.J. Sargent et N. Wallace, Journal of Political Economy, tome 83, 1975. La thèse
de neutralité est plus forte que celle de Lucas, pour qui la monnaie exerce des effets bien réels
(quoique inexploitables par la puissance publique).
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Plus encore peut-être que les macroéconomistes, les spécialistes
d'économie industrielle sont confrontés à cette difficulté. L'analyse de la
concurrence imparfaite à l'aide de la théorie des jeux s'est avérée tout à
la fois féconde et décevante, et finalement l'un à cause de l'autre. La
diversité des modèles stratégiques concevables pour une configuration
oligopolistique donnée s'accompagne très souvent, hélas, d'une
multiplication concomitante des résultats. Les spécialistes ne sont pas
toujours en mesure de raccorder ces constructions ingénieuses entre
elles, de sorte qu'ils ont peu de conclusions à présenter qui soient à la
fois précises et générales. Il est aussi vrai qu'ils ne cherchent pas
toujours à le faire, et l'on aperçoit là, encore une fois, les effets négatifs
d'une division du travail trop facilement acceptée: faire un modèle
théorique est la tâche de Paul; le critiquer, celle de Pierre, qui pour cela
construit un autre modèle théorique; faire quelque chose de tout cela,
pour le conseil ou l'application, celle de Jean. Il y a de brillantes
exceptions, mais il n'est pas si courant, aujourd'hui, de réunir ces trois
fonctions sur une seule tête.
Des critiques aux propositions
Qu'il y ait eu un dépassement des objectifs naturels en matière de
formalisation, une sorte d'emballement de la machinerie, on ne peut plus
en douter désormais. Encore n'avons-nous examiné que la
mathématisation théorique, avec ses deux genres privilégiés,
l'axiomatisation et la modélisation. Les méthodes de traitement des
données soulèvent des questions trop différentes pour que nous les
envisagions dans le même article. Il semblerait qu'aucun des
protagonistes de la controverse récente n'ait songé à remettre en cause
l'économétrie et les procédés statistiques de l'économie plus
généralement. Nous signalerons seulement que ce domaine est exposé
aux mêmes risques que les autres: l'abstraction quintessenciée et la
surabondance des variantes. De bons économistes se sont inquiétés de
voir la "théorie économétrique" prendre à l'égard des tests dont dépend
l'utilisateur ordinaire la même pose distante que la théorie pure affecte
trop souvent à l'égard de l'économie appliquée.
Cette précision achèvera sans doute d'accréditer l'idée facile, qui est
partagée par la majorité des "hétéroxes" en France et à l'étranger, selon
laquelle il y aurait aujourd'hui un trop-plein de mathématiques en
économie. Quoiqu'il soit grossièrement correct, le diagnostic quantitatif
reste superficiel, parce que la situation est loin d'être uniforme d'une
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partie à l'autre de l'économie. Certains lecteurs s'étonneront peut-être de
lire qu'aujourd'hui même, le déficit de formalisation est perceptible dans
des secteurs entiers de l'économie néo-classique. Nous avons
commenté le travail de Coase, que les économistes ont célébré avant de
s'accorder sur ses conclusions. Il était scandaleux de proclamer un
théorème là où on ne savait pas énoncer les hypothèses; il n'y a pas lieu
de s'appesantir sur la salubrité du travail logico-mathématique dans un
cas aussi bizarre.9 Certaines propositions agressives de Chicago, ou
vagues des Autrichiens, appellent une formalisation qui permettrait,
enfin, de les discuter: en attendant, elles traînent dans l'antichambre, où
elles servent de jouet aux idéologues. La façon dont on a critiqué
mathématiquement, dans les années 1980, les positions les plus
radicales du monétarisme américain reste un modèle du travail à
accomplir ailleurs.
Par ailleurs, les mathématiques font souvent défaut aux théories autres
que la néo-classique. Pour être cohérent avec le diagnostic du début de
cet article, nous ajouterons que ce n'est pas toujours la formalisation
elle-même qui manque à l'appel; ce sont plutôt les démonstrations en
bonne et due forme. Les idées séduisantes de Simon en matière de
"rationalité limitée" ont donné lieu à quelques formalismes, certes, mais
non pas encore, ou très peu, à des résultats prouvés, ce qui est
insatisfaisant. L'objectif d'une formalisation étant la déduction rigoureuse,
on peut en effet la soumettre à ce double critère: elle doit permettre de
déduire quelque chose de nouveau, et non pas seulement de reproduire
en les précisant des raisonnements déjà disponibles; et elle doit être
irremplaçable dans son rôle d'auxiliaire de la déduction. Parce qu'elle a
obtenu le théorème d'existence de l'équilibre général et les "théorèmes
fondamentaux de l'économie du bien-être", ainsi que d'autres grands
résultats que nous n'avons pas examinés ici,10 l'économie néo-classique
réussit à ce test. Assurément, la théorie des jeux et celle de la décision y
satisfont. Dans tous ces cas, les mathématiques ont montré une
efficacité supérieure à tout autre procédé de raisonnement. Jugée à la
même aune, la théorie de la rationalité limitée apparaît encore loin du
compte.
9
Coase paraît avoir été lui-même surpris du battage initial. Les théoriciens du courant "law and
economics" en portent la responsabilité principale.
10
Par exemple, les théorèmes de Slutsky et de Houthakker-Samuelson concernant les préférences
du consommateur. Nous nous permettons de renvoyer à l'article "Les préférences révélées et la
formation de la théorie du consommateur", Revue économique, tome 51, septembre 2000, qui
reéxamine ces résultats sous l'angle épistémologique et historique.
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Tous ces éclaircissements préparaient une première recommandation
positive: moins de mathématiques en économie, peut-être; mais surtout,
des mathématiques plus simples et plus largement réparties sur
l'ensemble de la discipline. Les bons esprits qui manipulent aujourd'hui
les systèmes non linéaires et les intégrales stochastiques ne pourraientils pas formaliser humblement, à la manière simpliste de Walras et de
Pareto, les propositions encore flottantes dont nous parlions plus haut?
Et ne pourraient-ils pas certains jours donner un coup de main aux
camarades "dissidents" qui n'ont pas encore trouvé les moyens logicomathématiques de leur inspiration?
Nous pourrions souhaiter, car cette deuxième proposition semble
procéder de la critique elle-même, que les genres de la mathématisation
théorique retournent à leur vocation instrumentale première. Il s'agit sans
doute d'un vœu pieux. L'épistémologue vient de montrer que
l'axiomatisation et la modélisation comportaient en elles-mêmes des
risques d'autonomisation, par échappée abstraite ou prolifération. Le
sociologue et le démographe enchaîneront facilement par ce constat: les
conditions matérielles sont réunies, ô combien, pour que le possible
s'actualise. L'économie savante, et universitaire en particulier, est
aujourd'hui une "communauté" de plusieurs dizaines de milliers de
personnes à laquelle s'applique de plus en plus nettement la division
mondiale du travail. Il se crée sans cesse des revues techniques; les
congrès se multiplient; les chefs d'école sont, comme il est humain,
boulimiques pour conquérir des étudiants et des contrats; des armées de
"thésards" rivalisent de virtuosité scolaire. De bons esprits se sont
convaincus que ces facteurs externes participaient indirectement à la
dérive intellectuelle de la discipline, dont la floraison des recherches
mathématiques insignifiantes est un témoignage parmi d'autres. Il n'y a
rien à faire là-contre si ce n'est, peut-être, d'inciter les décideurs publics
et les bailleurs de fonds du secteur privé à se montrer moins confiants.
Disons-le nettement, au risque d'ignorer les disparités et de choquer
certains collègues mal lotis: des financements trop généreux,
aujourd'hui, nuisent à l'écrémage nécessaire. Une phase de
malthusianisme serait à l'avantage de presque tous.
Enfin, et ce sera la dernière proposition, il serait heureux que l'économie
diversifie ses moyens mathématiques ou, tout au moins, affine ses
jugements hiérarchiques en la matière. A mi-chemin de la
mathématisation théorique, objet exclusif de cet article, et du traitement
des données, il y a d'autres techniques formelles que les économistes
pourraient valoriser plus qu'ils ne le font aujourd'hui. Elaborer des
instruments de prévision, ce qui renvoie d'ailleurs à un autre sens
18
classique de l'expression "modèle" - c'est là une activité qui a perdu de
son lustre chez les macro-économistes mais non pas de son intérêt
social. La critique, supposée dirimante, par Lucas et son école, des
instruments macro-économiques de prévision, serait à reprendre
entièrement. Pour autant qu'elle repose sur des modèles, elle comporte
des arguments persuasifs et non pas des preuves - nous l'avons indiqué
en commentant Lucas, précisément. Il serait très injuste que la classe
des modèles théoriques ait si facilement raison de l'autre; il faudrait, en
fait, confronter systématiquement la critique théorique des modèles de
prévision à leurs performances numériques, point si désastreuses qu'on
l'a dit. Ceux-ci ont en outre toute leur place et toutes leurs chances au
niveau sectoriel, où, que l'on sache, aucune objection de principe ne
s'est fait jour.
Plus généralement qu'à la prévision, nous pensons aux techniques
formelles qui permettent aux économistes de jouer, avec plus ou moins
de bonheur, mais souvent avec sérieux, le rôle d'ingénieurs sociaux que
le grand public attend finalement d'eux. Nous pensons à l'utilité
persistante du calcul économique, malgré un certain discrédit dont il est
aussi devenu l'objet. Il y a des exemples qui parleront mieux aux goûts
de l'époque. Le meilleur, sans conteste, est offert par la finance
mathématique: non pas la théorie financière axiomatisante héritière de
Debreu, non pas la modélisation micro-économique des secteurs
bancaire et financier, mais la finance des instruments dérivés, celle de
Black, Scholes et de leurs héritiers, dont les formules de calcul sont
passées dans la pratique ordinaire de milliers d'opérateurs. A un degré
de célébrité moindre, certaines tentatives récentes sont prometteuses:
ainsi, l'analyse des méthodes d'enchères ou celle des systèmes
électoraux. Dans toutes ces activités, l'économiste abandonne la figure
traditionnelle du généraliste des marchés, des agrégats nationaux et des
tendances, adepte de grandes théories discutables. Il devient l'analyste
polyvalent des questions circonscrites; il s'attaque, avec les moyens du
bord, aux problèmes concrets que la société lui présente. Qu'il se
spécialise dans l'un de ces problèmes, et il devient ce qu'on appelle un
expert, l'une des figures les plus honorables de sa profession, mais qui
semble échapper entièrement aux auteurs de la "Lettre ouverte" et aux
petits maîtres de la pensée "critique". L'ingénieur social, l'expert: ces
figures apparemment subalternes sont les meilleurs répondants de
l'efficacité de la discipline. Comme on est loin du discours juvénile des
"enjeux" et des "débats", qui prétendait faire du malheureux économiste
l'arbitre de la rationalité du réel!
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