Economistes au bord de la crise de nerfs

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« Economistes au bord de la crise de nerfs » par A. Reverchon
(Le Monde sup Eco-entreprises du 11/10/2016)
Particulièrement actif en France, le petit monde des économistes est perpétuellement
déchiré entre son engagement politique et ses ambitions scientifiques. Portrait de groupe
d'une profession en pleine mutation.
Il n'est pas de bonne science sans controverse. Mais l'économie est-elle une science ? Le
livre de Pierre Cahuc et André Zylberberg (Le Négationnisme économique. Et comment s'en
débarrasser, Flammarion, 240 pages, 18 euros) a relancé le débat en défendant l'idée d'une
science " objective ", autour de résultats incontestables, parce que issue des méthodes
expérimentales qui prévalent en médecine ou en biologie. Une charge contre ceux qui
pensent le contraire et se qualifient eux-mêmes d'" hétérodoxes ", mais qui cache un autre
clivage, moins scientifique celui-là, le politique. Depuis les débuts de la discipline, au
tournant du XIXe siècle, l'économiste conseille les puissants. C'est pourquoi entre ceux qui
prônent le tout-marché (à droite) et ceux qui rêvent du tout-Etat (à gauche), entre les
théoriciens purs et les adeptes de la donnée brute, le paysage révèle une infinité
d'approches qui illustre le foisonnement de l'économie française. A la veille de la campagne
pour l'élection présidentielle, revue de détail de la galaxie française.
Celle-ci est d'abord le résultat d'un " big bang ", l'explosion du paradigme de " l'équilibre
général ", la théorie économique de Léon Walras (1834-1910) qui posait les dogmes de "
l'efficience des marchés ", où acheteurs et vendeurs aboutissent de façon rationnelle à un "
prix d'équilibre " grâce à l'" information parfaite " dont ils disposent. Trop simple. Dans le
sillage de John Maynard Keynes (1883-1946), nombre d'économistes ont mis en pièces ces
principes pour mettre en évidence les phénomènes de rationalité limitée, d'information
asymétrique, de marché incomplet... " Ce triomphe de l'incomplétude a provoqué la
dispersion de la profession, permettant à chacun de partir dans une direction différente
", analyse Pierre Dockès, professeur à Lyon-II, qui va publier Le Capitalisme et ses
rythmes (Les Classiques Garnier), monumentale histoire de la pensée et des faits
économiques.
Les uns tentent de retrouver les lois de l'équilibre général et de l'efficience des marchés en
convoquant la théorie des jeux et la science des comportements ou en se reposant sur le
traitement de millions de données permettant de repérer des enchaînements de causalité.
Les autres tentent de modéliser les imperfections et les déséquilibres pour formuler de
nouvelles théories de la dynamique de l'économie.
Tous cohabitent au sein d'établissements, comme l'Ecole d'économie de Paris, l'Ecole
normale supérieure, Polytechnique, la Sorbonne ou l'Ecole des hautes études en sciences
sociales. Les sensibilités sont différentes, mais une chose les réunit : les mathématiques et
le goût de la modélisation. Ils se retrouvent au sein de l'Association française de sciences
économiques (AFSE), l'organisation " professionnelle " des enseignants du supérieur, ou
dans des réseaux plus amicaux qu'académiques comme le Cercle des économistes. L'Ecole
d'économie de Paris regroupe aujourd'hui entre 60 et 70 chercheurs. Après son
emménagement dans des locaux actuellement en construction, en février 2017, elle devrait
en regrouper 150. " Une plate-forme où convergeront toutes les approches, de la plus
mathématique à la plus pluridisciplinaire, et toutes les méthodes, de la plus théorique à la
plus empirique ", affirme Daniel Cohen, vice-président de l'Ecole (et membre du conseil de
surveillance du Monde).
Parfois, l'unité est plus forte, comme à l'Ecole d'économie de Toulouse qui s'est construite
sur un regroupement de disciples autour d'un maître, Jean-Jacques Laffont puis le Nobel
Jean Tirole, et d'une thématique, la modélisation des comportements des agents sur les
marchés. L'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), lui, créé en 1981
par Jean-Marcel Jeanneney pour éclairer le pouvoir socialiste néophyte, puis développé par
Jean-Paul Fitoussi, est plutôt l'héritier d'une filiation théorique keynésienne.
tradition marxiste très présente
Le paysage inclut également depuis longtemps une école " critique " née dans les années
1970 autour de brillants mathématiciens sortis de Polytechnique, comme Robert Boyer et
Michel Aglietta, passés par l'Ecole nationale de la statistique appliquée à l'économie (Ensae)
et néanmoins décidés à emprunter aux autres sciences sociales pour enrichir la
compréhension critique de l'économie. Une économie considérée comme la résultante
d'institutions politiques et de structures sociales, selon la tradition marxiste très présente en
France depuis l'après-guerre. C'est l'école dite " régulationniste ", dont l'héritier, créé en
1967, est le -Cepremap, dirigé aujourd'hui par Daniel Cohen et animé par Philippe
Askenazy.
Une autre branche " critique " regroupe des économistes comme Jean-Pierre Dupuy, Olivier
Favereau, André Orléan, Robert Salais, dans ce que l'on appelle l'économie des
conventions, créée dans les années 1980 en partant de l'analyse de la coopération entre
individus. André Orléan est le fondateur de l'Association française d'économie politique
(AFEP), qui se réclame d'une approche " pluraliste " et pluridisciplinaire de l'économie par
opposition à ce qu'il dénonce comme le prisme modélisateur et 100 % mathématiques des
économistes traditionnels.
Professeur à l'Ecole supérieure de commerce de Paris (ESCP), Jean-Marc Daniel, qui va
publier Trois Controverses de la pensée économique - travail, dette, capital (Odile Jacob),
propose une autre généalogie de la diversité des économistes français, qu'il scinde en trois
parties. La première, spécificité française, est " l'économie au pouvoir ", celle des experts de
la direction du Trésor, de la direction de la Prévision, de l'Insee et de la Banque de France.
Les économistes universitaires seraient quant à eux marqués par leur rattachement originel
aux facultés de droit : " L'économie est restée pour beaucoup en France une composante de
la réflexion générale sur la société. " C'est de cette tradition qu'est née, soutient Jean-Marc
Daniel, la participation directe des économistes aux débats politiques à travers les nombreux
think tanks qu'ils animent, d'Attac à Génération libre.
La troisième composante est celle des ingénieurs économistes, héritiers de Walras. Sous
l'égide de Maurice Allais (1911-2010), X-Mines et Prix Nobel d'économie en 1988, des
générations d'économistes ont été formées dans les grandes écoles d'ingénieurs françaises
grâce au triomphe des mathématiques sur les sciences sociales au sein de la science
économique mondiale, américaine en particulier, au début du XXe siècle.
Car un autre élément structure ce paysage. Les pays qui ne sont pas dominants en matière
de science économique, affirme Jean-Marc Daniel, survalorisent les approches "
hétérodoxes " et " critiques " ; ce fut le cas de l'université française face à la domination
anglaise et germanique à la fin du XIXe, et face à la domination américaine à partir de 1945.
D'où l'apparition du courant post-marxiste et post-keynésien de la théorie de la régulation
dans les années 1960-1970. " Leur force était d'être des mathématiciens, polytechniciens et
normaliens ", ce qui leur permettait d'être écoutés par la communauté internationale dans
leur volonté de dépasser le marxisme, mais aussi la pensée dominante anglo-saxonne.
C'est sous l'aile protectrice d'économistes comme François Perroux, à l'université, ou
Edmond Malinvaud, à l'Insee, que cette approche à la fois mathématique et critique a pu se
développer, avec d'un côté, les héritiers des deux Nobel Maurice Allais et Gérard Debreu,
comme Roger Guesnerie ou Jean Tirole, et de l'autre, les " régulationnistes " comme Robert
Boyer et Michel Aglietta. Car Boyer, Guesnerie et Tirole ont un point commun : ils sont
ingénieurs des Ponts, l'école qui produisait alors les économistes les plus prometteurs.
Ces différents milieux vivent en parallèle durant les " trente glorieuses ". Mais l'arrivée de
François Mitterrand au pouvoir (1981-1995), puis son ralliement au " tournant de la rigueur ",
voit les économistes " ingénieurs " s'approcher du champ de " l'économie au pouvoir " :
Jacques Attali (X-Mines, ENA), Serge-Christophe Kolm (X-Ponts, Cepremap), Jean
Peyrelevade (X) rallient la haute fonction publique à l'idée d'un choix cohérent : la relance
sans l'Europe ou l'Europe avec la rigueur. Mitterrand tranchera... pour des raisons
essentiellement politiques. A l'issue d'un dîner avec François Perroux et Edmond Malinvaud
organisé par Jacques Attali, il aurait déclaré à ce dernier : " Il n'y a décidément rien à tirer de
ces gens-là. "
La victoire de la gauche en 1981 permet aux économistes de briser le monopole du savoir
économique détenu par la haute fonction publique - dont ils bénéficient en puisant dans les
statistiques de grande qualité cumulées par l'administration - pour produire de la contreexpertise et du débat public. Grâce à leur excellence mathématique, ils se font également
une place sur la scène internationale en participant à des réseaux européens comme le
Center for Economic Policy Research, créé en 1984, ou en séjournant dans les meilleurs
départements d'économie des universités américaines : MIT, Harvard, Berkeley, Stanford,
Chicago.
Un domaine échappe néanmoins à cette pluralité, celui de la gestion des carrières,
concèdent Pierre Dockès et Daniel Cohen. D'où la querelle de clocher. Les deux institutions
majeures sont, d'une part, le jury d'agrégation, d'autre part, la section 5 du Conseil national
des universités, qui nomme les professeurs et les maîtres de conférences d'économie. Les
membres de la section 5 sont élus par leurs pairs en deux collèges : un pour les professeurs,
l'autre pour les maîtres de conférences. La liste qui remporte régulièrement les suffrages du
premier collège est dominée, tout comme le jury d'agrégation, par les économistes
traditionnels, dits " mainstream " (44 % aux dernières élections), contre la liste " critique "
(26 %) et les listes syndicales classées à gauche (13 %). Les résultats s'inversent pour le
second collège. L'AFEP avait demandé, en 2014, que soit créée une section " Economie et
société " afin de rompre cette domination des économistes " mainstream " et d'assurer la
promotion d'économistes " critiques " et ouverts aux sciences sociales. Le ministère, d'abord
favorable, avait fait volte-face sous la pression du courant dominant, en particulier du Nobel
Jean Tirole au nom de l'unicité de la science.
Cet épisode douloureux, mais resté dans l'ombre des querelles institutionnelles, est peutêtre l'étincelle qui a mis à nouveau le feu aux poudres jusqu'à déboucher sur le sous-titre
vengeur du brûlot de Cahuc et Zylberberg pour évoquer les économistes " hétérodoxes " : "
Comment s'en débarrasser ? "
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