reperes pour la lecture de l`etranger d`albert camus

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Repères pour L’Etranger d’Albert Camus.
REPERES
1
POUR LA LECTURE DE L’ETRANGER D’ALBERT CAMUS .
PRÉFACE A L'ÉDITION AMÉRICAINE
PRÉFACE À L'ÉDITION1
UNIVERSITAIRE AMÉRICAINE
J 'ai résumé L’Etranger, il y a longtemps, par une phrase dont je reconnais
qu'elle est très paradoxale : « Dans notre société tout homme qui ne pleure
pas à l'enterrement de sa mère risque d'être condamné à mort.» Je voulais
dire seulement que le héros du livre est condamné parce qu 'il ne joue pas le
jeu. En ce sens, il est étranger à la société où il vit, il erre, en marge,
dans les faubourgs de la vie privée, solitaire, sensuelle. Et c 'est pourquoi
des
lecteurs
ont
été
tentés
de
le
considérer
comme
une
épave.
On
aura
cependant une idée plus exacte du personnage, plus conforme en tout cas aux
intentions de son auteur, si l'on se demande en quoi Meursault ne joue pas le
jeu.
La réponse
est
simple
:
il
refuse
de
mentir.
Mentir
ce
n'est pas
seulement dire ce qui n'est pas. C'est aussi, c'est surtout dire plus que ce
qui est et, en ce qui concerne le coeur humain, dire plus q u'on ne sent.
C'est ce que nous faisons tous, tous les jours, pour simplifier la vie.
Meursault, contrairement aux apparences, ne veut pas simplifier la vie. Il
dit ce qu'il est, il refuse de masquer ses sentiments et aussitôt la société
se sent menacée. On lui demande par exemple de dire qu'il regrette son crime,
selon la formule consacrée. Il répond qu'il éprouve à cet égard plus d'ennui
que de regret véritable. Et cette nuance le condamne.
Meursault pour moi n'est donc pas une épave, mais un homme pauvre et nu,
amoureux du soleil qui ne laisse pas d'ombres. Loin qu'il soit privé de toute
sensibilité, une passion profonde, parce que tenace, l'anime, la passion de
l'absolu et de la vérité. Il s'agit d'une vérité encore négative, la vérité
d'être et de sentir, mais sans laquelle nulle conquête sur soi et sur le
monde ne sera jamais possible.
On ne se tromperait donc pas beaucoup en lisant dans l'Etranger l'histoire
d'un
homme qui, sans aucune attitude héroïque, accepte de mourir pour la
vérité.
1
Il
m'est
arrivé
de
dire
aussi,
et
toujours
paradoxalement,
Signée du 8 janvier 1955. Publiée par Methuen, Londres, 1958.
que
Repères pour L’Etranger d’Albert Camus.
j'avais
essayé
méritions.
On
de
figurer
comprendra,
dans
après
2
mon
personnage
le
mes explications,
seul
que je
christ
que
nous
l'aie dit
sans
aucune intention de blasphème et seulement avec l'affection un p eu ironique
qu'un artiste a le droit d'éprouver à l'égard des personnages de sa création.
A. C.
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Incipit. Annonce du décès de la mère de Meursault. Asile de
vieillards à Marengo (80 km d’Alger).
« Après l’enterrement, au contraire, ce sera une affaire
classée et tout aura revêtu une allure plus officielle. »
Préparatifs du départ. Assoupissement dans le bus.
Arrivée à l’asile. Rencontre avec le directeur (portrait).
Entretien.
« J’ai cru qu’il me reprochait quelque chose et j’ai commencé
à lui expliquer. Mais il m’a interrompu : « Vous n’avez pas à
vous justifier. »
Portrait et attitude de la mère. « Dans les premiers jours où
elle était à l’asile, elle pleurait souvent. Mais c’était à
cause de l’habitude. Au bout de quelques mois, elle aurait
pleuré si on l’avait retirée de l’asile. Toujours à cause de
l’habitude.»
Raisons pour lesquelles, Meursault ne lui rend pratiquement
plus visite : ses loisirs, effort pour prendre l’autobus,
acheter les tickets, deux heures de route.
Description de la morgue.
Arrivée du concierge. Meursault refuse de voir le visage de
sa mère. « J’étais gêné parce que je sentais que je n’aurais
pas dû dire cela. »
Conversation avec le concierge.
Nécessité d’enterrer rapidement les morts, contrairement à
Paris. Meursault : « Je trouvais ce qu’il [le concierge]
racontait juste et intéressant. »
Concierge indigent mais ne sent pas un pensionnaire. « Mais
naturellement, ce n’était pas la même chose. Lui était
concierge, et,dans une certaine mesure, il avait des droits
sur eux [les pensionnaires]. »
Attente, il somnole. Arrivée des amis de sa mère.
Portrait. « J’ai eu un moment l’impression ridicule qu’ils
étaient là pour me juger. » « J’avais peine à croire à leur
réalité. »
Une femme pleure.
Ambiance. Bruits des vieillards.
La première partie du récit couvre dix-huit jours, la deuxième, environ un an.
Remarquer :
- le récit se situe principalement en été.
- Le temps du roman est linéaire.
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III
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« En sortant, et à mon grand étonnement, ils m’ont tous serré
la main – comme si cette nuit où nous n’avions pas échangé un
mot avait accru notre intimité. »
« Il y avait longtemps que j’étais allé à la campagne et je
sentais quel plaisir j’aurais pris à me promener s’il n’ y
avait pas eu maman. »
Description de la matinée. Rencontre avec le directeur.
« En principe, les pensionnaires ne devaient pas assister aux
enterrements. Il [le directeur] les laissait seulement
veiller :
« c’est
une
question
d’humanité »,
a-t-il
remarqué. »
Thomas Perez « fiancé » de maman est autorisé à suivre le
cortège mais il n’a pas pu veiller la morte.
Rencontre avec le curé.
Début de la cérémonie. Description. « L’ordonnateur, petit
homme aux habits ridicules. » Portrait de M.Perez. Cortège =
12 personnes.
« Le soir, dans ce pays, devait être comme une trêve
mélancolique. Aujourd’hui, le soleil débordant qui faisait
tressaillir le paysage le rendait inhumain et déprimant. »
Déroulement : chaleur, Perez claudiquant et distancé par le
corbillard. Meursault ignore l’âge de sa mère.
Description
de
la
chaleur.
« L’éclat
du
ciel
était
insoutenable. »
« Tout s’est passé ensuite avec tant de précipitation, de
certitude et de naturel, que je ne me souviens plus de
rien. »
Propos de l’infirmière : si on va trop lentement, insolation,
trop vite, transpiration, chaud et froid. « Elle avait
raison. Il n’y avait pas d’issue. »
Quelques images de la journée. Joie du retour.
Relations avec son patron.
Meursault décide d’aller se baigner.
Rencontre Marie Cardona.
Scène du bain.
Meursault apprend à Marie la mort de sa mère. Surprise de
Marie « petit recul ». « De toute façon, on est toujours un
peu fautif. »
Cinéma, Meursault embrasse Marie. « En sortant, elle est
venue chez moi. »
Dimanche matin.
Description de son appartement.
Meursault dit qu’il n’aime pas qu’on lui pose des questions.
Description de la rue principale ; des familles se promenant.
Suite.
Retour à cinq heures des tramways.
Retour des promeneurs. Le soir.
Fin de la journée.
« J’ai pensé que c’était toujours un dimanche de tiré, que
maman était maintenant enterrée, que j’allais reprendre mon
travail et que, somme toute, il n’y avait rien de changé. »
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Retour au bureau ; réaction du patron.
Connaissement3.
Plaisir de se laver les mains, à midi plus que le soir,
explication.
Départ avec Emmanuel.
Arrivée chez Céleste.
Retour chez lui. Meursault rencontre Salamano, son voisin.
Description du chien malade.
Relations de Salamano avec son chien (haine réciproque).
Meursault rencontre son second voisin Raymond Sintès,
proxénète.
Raymond Sintès invite Meursault. Description de la chambre :
un ange, des photos de champion, de femmes nues.
Récit de la bagarre.
« Il m’a demandé encore si je voulais être son copain. J’ai
dit que ça m’était égal. »
Confidences de Raymond. Besoin d’un conseil.
Relations de Raymond avec sa maîtresse. Il la bat.
Raymond veut la punir. « La faire mettre en carte. »
Demande l’avis de Meursault qui répond qu’on ne peut jamais
savoir.
Raymond a besoin de Meursault pour écrire une lettre.
Rédaction de la lettre.
Suite de la soirée et fin.
Visite de Marie ; plage à quelques kilomètres d’Alger.
Bain puis retour chez Meursault. Attirance mutuelle.
« Elle m’a demandé si je l’aimais. Je lui ai répondu que cela
ne voulait rien dire, mais qu’il me semblait que non.»
Dispute chez Raymond.
Arrivée d’un agent. Raymond giflé.
Départ de Marie. Arrivée de Raymond.
Meursault accepte d’être le témoin de Raymond.
Salamano perd son chien.
Suite.
Visite de Salamano. Inquiet pour son chien « Qu’est-ce que je
vais devenir? »
« J’ai compris qu’il pleurait. Je ne sais pas pourquoi j’ai
pensé à maman. »
Invitation de Raymond. Avertissement de Raymond à propos d’un
groupe d’Arabes qui le suit.
Proposition du patron : envoyer Meursault à Paris.
« J’ai dit que oui mais que dans le fond ça m’était égal. »
« J’ai répondu qu’on ne changeait jamais de vie, qu’en tous
cas toutes se valaient et que la mienne ici ne me déplaisait
pas du tout. »
Mécontentement du patron.
Visite de Marie. Elle demande si Meursault veut l’épouser.
« J’ai dit que ça m’était égal. »
Définition du dictionnaire Robert :
CONNAISSEMENT n. m.
- Comm. Reçu des marchandises expédiées par voie maritime. - Par ext. Contrat de transport maritime d'une
marchandise.
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A propos du mariage.
Conversation sur le mariage
Dîner chez Céleste. Arrivée
Suite.
Salamano.
Confidences de Salamano. Sa
Conversation sur la mère de
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et l’amour. A propos de Paris.
d’une femme. Portrait.
femme puis son chien.
Meursault.
Départ vers la plage. « Le jour, déjà tout plein de soleil,
m’a frappé comme une gifle. »
Portrait de Raymond.
Raymond montre à Meursault un groupe d’Arabes.
Départ en bus.
Banlieue d’Alger. Description des lieux, de la mer.
L’ami de Raymond (Masson).Portrait. Bain.
Meursault nage avec Marie. « Nous nous sentions d’accord dans
nos gestes et dans notre contentement. »
Sensations de Meursault.
Désir de Meursault pour Marie. Repas.
Trois hommes descendent vers la plage. « Le soleil tombait
presque d’aplomb sur le sable et son éclat sur la mer était
insoutenable. »
Meursault aperçoit deux Arabes en bleu de chauffe.
Bagarre. Raymond blessé.
Suite.
Retour et humeur de Raymond. Il redescend vers la plage,
accompagné de Meursault. Ils retrouvent les deux Arabes.
Raymond a une arme. Meursault le dissuade de l’utiliser et la
prend.
Meursault raccompagne Raymond. Découragé par l’effort pour
monter l’étage de bois et parler aux femmes, il retourne vers
la plage.
Soleil. « Je me tendais tout entier pour triompher du soleil
et de cette ivresse opaque qu’il me déversait. »
Il retrouve le type de Raymond. « Pour moi, c’était une
histoire finie. »
Réaction de l’Arabe. Chaleur.
« J’ai pensé que je n’avais qu’un demi-tour à faire et ce
serait fini. Mais toute une plage vibrante de soleil se
pressait derrière moi. »
« Le même soleil que le jour où j’avais enterré maman. »
L’Arabe sort son couteau. Le soleil sur la lame. Epée
brûlante. Meursault tire.
« J’ai compris que j’avais détruit l’équilibre du jour, le
silence exceptionnel d’une plage où j’avais été heureux. »
Tire encore quatre fois.
« Et c’était comme quatre coups brefs que je tirais sur la
porte du malheur. »
DEUXIEME PARTIE
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Arrestation, juge d’instruction.
« Au début, je ne l’ai pas pris au sérieux. » « Tout cela m’a
La deuxième partie du récit couvre environ un an.
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paru un jeu. » Portrait du juge.
Visite d’un avocat. Portrait.
Des renseignements on été pris sur sa vie privée.
Preuve d’insensibilité lors de l’enterrement de sa mère.
Question : a-t-il aimé sa mère ?
La réponse affole l’avocat.
« J’avais une nature telle que mes besoins physiques
dérangeaient souvent mes sentiments. »
Incompréhension
Meursault-avocat.
Quel
lien
entre
l’enterrement et le meurtre ? Réponse : « il était visible
que je n’avais jamais eu de rapport avec la justice. »
Avocat fâché.
Visite chez le juge d’instruction.
Début de l’interrogatoire.
Meursault résume les événements.
Encore une question sur l’amour pour sa mère.
Questions du juge ; réponses évasives de Meursault.
Le juge brandit un crucifix.
La seule chose que le juge ne comprend pas c’est pourquoi
Meursault a attendu entre le premier et le deuxième coup de
feu.
« A vrai dire, je l’avais très mal suivi dans son
raisonnement, d’abord parce que j’avais chaud et qu’il y
avait dans son cabinet de grosses mouches qui se posaient sur
ma figure, et aussi parce qu’il me faisait un peu peur. »
Meursault ne croit pas en Dieu, le juge est indigné.
« Voulez-vous, s’est-il exclamé que ma vie n’ait pas de
sens? »
Juge fatigué. Meursault regrette-t-il son acte? Plutôt un
certain ennui.
Série de visites chez le juge. Onze mois d’instruction.
« Tout était si naturel, si bien réglé et si sobrement joué
que j’avais l’impression ridicule de « faire partie de la
famille ». »
Expression du juge : monsieur l’Antéchrist.
Prison. Description.
Suite.
Description du parloir. Visite de Marie.
Conversations mêlées 5.
Sensations de Meursault. Désire Marie.
Fin des visites.
Départ de Marie.
Le plus dur : des pensées d’homme libre. Envie d’une plage et
de la mer. Sensations.
Meursault s’habitue à la prison.
Réflexion sur la liberté, la punition.
Suite.
L’ennui.
Histoire du Tchécoslovaque (vieux morceau de journal)6.
« Il ne faut jamais jouer. »
Cinq mois de prison. Meursault contemple son visage.
Cf thème de l’absurde.
Cf thème de l’absurde.
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Palais de justice.
Le box des accusés.
Impressions.
Un journaliste.
Tout le monde se connaît comme dans un club. « Je me suis
expliqué aussi la bizarre impression que j’avais d’être de
trop, un peu comme un intrus.»
Arrivée de l’avocat. Conseils.
Le procureur.
Trois juges.
Suite.
Appel des témoins.
Début de l’interrogatoire.
Questions sur sa mère.
Questions du procureur. Voulait-il tuer l’Arabe? « J’ai dit
que c’était le hasard. »
Témoignage du directeur de l’asile. Meursault n’a pas pleuré.
« J’ai senti combien j’étais détesté par tous ces gens-là. »
Témoignage du concierge. Encore l’enterrement. « Pour la
première fois, j’ai compris que j’étais coupable. »
Témoignage de Thomas Pérez.
Témoignage de Céleste en faveur de Meursault. Reconnaissance
de Meursault.
Suite.
Témoignage de Marie. Elle est interrogée par le procureur,
obligée de raconter leur première rencontre : bain, cinéma
(Fernandel).
Suite.
Résumé du procureur : « Le lendemain de la mort de sa mère,
cet homme prenait des bains, commençait une liaison
irrégulière, et allait rire devant un film comique. »
Réaction de Marie.
Témoignages de Masson, de Salamano.
Témoignage
de
Raymond.
Réaction
du
procureur,
son
interprétation des faits.
Suite. « Le même homme qui au lendemain de la mort de sa mère
se livrait à la débauche la plus honteuse a tué pour des
raisons futiles et pour liquider une affaire de mœurs
inqualifiable. »
Réaction de l’avocat : « Est-il accusé d’avoir enterré sa
mère ou d’avoir tué un homme? »
« J’accuse cet homme d’avoir enterré une mère avec un cœur de
criminel. »
Retour vers la prison, sensations de sa vie passée.
« On avait l’air de traiter cette affaire en dehors de moi. »
Plaidoirie du procureur. Sa vision des faits.
Suite.
Suite + réaction de Meursault.
Le procureur parle de son âme, du vide de son cœur.
Lien avec le parricide qui doit être jugé le lendemain.
« L’homme qui est assis sur ce banc est coupable aussi du
meurtre que cette cour devra juger demain. »
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Il demande la peine capitale.
Défense apparemment maladroite de Meursault « à cause du
soleil. »
Plaidoirie de l’avocat.
Procédé rhétorique : il parle à la première personne. « J’ai
pensé que c’était m’écarter encore de l’affaire, me réduire à
zéro et, en un certain sens, se substituer à moi. »
L’avocat parle à son tour de l’âme de Meursault.
Suite. Souvenirs de Meursault.
Ses joies : les sensations.
Evocation de Marie.
Les jurés se retirent.
Verdict.
Meursault refuse de voir l’aumônier. Il se demande comment
échapper à la mécanique implacable.
Réflexion sur l’idée de dette. L’espoir.
« Disproportion ridicule entre le jugement qui l’avait fondée
[condamnation à mort] et son déroulement imperturbable à
partir du moment ou ce jugement avait été prononcé. »
Histoire à propos de son père qui a vomi lors de l’exécution
d’un assassin.
Réflexion sur la loi, la justice.
Réflexion sur la guillotine.
L’aube et son pourvoi.
L’attente. « Maman disait souvent qu’on est jamais tout à
fait malheureux. »
Le pourvoi. Réflexion sur la mort.
Tente d’accepter le rejet de son pourvoi.
Deuxième hypothèse : la grâce.
Refus de voir l’aumônier. Il pense à Marie.
Visite de l’aumônier. Portrait. Meursault réaffirme son
athéisme.
Meursault n’est pas désespéré, il a peur.
Meursault refuse les propos apaisants de l’aumônier.
L’aumônier le plaint. A propos du péché. Distinction
culpabilité/péché.
Chercher un visage divin.
Réponse : « Ce visage avait la couleur du soleil et la flamme
du désir : c’était celui de Marie. »
A propos d’une autre vie.
Refus de penser à Dieu, perte de temps.
L’aumônier dit qu’il va prier pour Meursault. Colère de
Meursault.
Réflexion sur la vie, l’absurde. 185 « J’avais
vécu de telle façon et j’aurais pu vivre de
telle autre. J’avais fait ceci et je n’avais
pas
fait
cela.
[…]Rien,
rien
n’avait
d’importance et je savais bien pourquoi. »
Suite.
Il s’endort puis sensations : soir d’été. Trêve mélancolique.
Il pense à sa mère, à la fin de sa vie, prête à tout revivre.
« Personne, personne n’avait le droit de pleurer sur elle. Et
moi aussi, je me suis senti prêt à tout revivre. »
« Et moi aussi, je me suis senti prêt à tout revivre. Comme si
Repères pour L’Etranger d’Albert Camus.
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cette grande colère m’avait purgé du mal, vidé d’espoir,
devant cette nuit chargée de signes et d’étoiles, je
m’ouvrais pour la première fois à la tendre indifférence du
monde. De l’éprouver si pareil à moi, si fraternel
enfin, j’ai senti que j’avais été heureux, et que je l’étais
encore. »
1) EXTRAITS DES C A R N E T S (1942)
A. J. T. sur l ' É t r a n g e r .
C'est un livre très concerté et le ton... est voulu. Il s'élève quatre ou
cinq fois, il est vrai, mais c 'est pour éviter la monotonie et pour qu'il y
ait une composition. Avec l'aumônier, mon Étranger ne se justifie pas. Il se
met en colère, c'est très différent. C'est moi alors qui explique, direz vous? Oui, et j'ai beaucoup réfléchi à cela. Je m'y suis résolu parce que je
voulais que mon personnage soit porté au seul grand problème par la voie du
quotidien et du naturel. Il fallait marquer ce grand moment. Remarquez
d'autre part qu'il n'y a pas rupture dans mon personnage. Dans ce chapitre
comme dans tout le reste du livre, il se borne à répondre aux questions.
Auparavant, c'étaient les questions que le monde nous pose tous les jours - à
ce moment, ce sont les questions de l'aumônier. Ainsi, je définis mon
personnage négativement.
Dans tout cela naturellement, il s'agit des moyens artistiques et pas de la fin.
Le sens du livre tient exactement dans le parallélisme des deux parties.
Conclusion : la société a besoin de gens qui pleurent à l'enterrement de leur
mère; ou bien on n'est jamais condamné pour le crime qu'on croit. D'ailleurs je
vois encore dix autres conclusions possibles.
Critiques sur l'Etranger. La « Moraline» sévit. Imbéciles qui croyez que la
négation est un abandon quand elle est un choix. (L'écrivain de la Peste montre le
côté héroïque de la négation.) Il n'y a pas d'autre vie possible pour un homme
privé de Dieu — et tous les hommes le sont. S'imaginer que la virilité est dans le
trémoussement prophétique, que la grandeur et dans l'affectation spirituelle! Mais
cette lutte par la poésie et ses obscurités, cette apparente révolte de l'esprit
est celle qui coûte le moins. Elle est inopérante et les tyrans le savent bien.
Sans lendemain.
Qu'est-ce que je médite de plus grand que moi et que j'éprouve sans pouvoir le
définir? Une sorte de marche difficile vers une sainteté de la négation — un
héroïsme sans Dieu — l'homme pur enfin. Toutes les vertus humaines y compris la
solitude à l'égard de Dieu.
Qu'est-ce qui fait la supériorité d'exemple (la seule) du christianisme? Le
Christ et ses saints, — la recherche d'un style de vie. Cette oeuvre comptera
autant de formes que d'étapes sur le chemin d'une perfection sans récompense.
L'Etranger et le point zéro. Id. le Mythe. La Peste est un progrès, non du zéro
vers l'infini, mais vers une complexité plus profonde qui reste à définir. Le
dernier point sera le saint, mais il aura sa valeur arithmétique — mesurable comme
l'homme.
De la critique. Trois ans pour faire un livre, cinq lignes pour le ridiculiser —
et les citations fausses.
Lettre à A. R., critique littéraire (destinée à ne pas être envoyée)... Une
phrase de votre critique m'a beaucoup frappé : « je ne tiens pas compte...»
Repères pour L’Etranger d’Albert Camus.
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Comment un critique éclairé, averti de ce qu'il entre de concerté dans toute
oeuvre de l'art peut-il ne pas tenir compte, dans la peinture d'un personnage, du
seul moment où celui-ci parle de lui et confie au lecteur quelque chose de son
secret? Et comment n'avez-vous pas senti que cette fin était aussi une
convergence, un lieu privilégié où l'être si épars que j'ai décrit se rassemblait
enfin...
...Vous me prêtez l'ambition de faire réel. Le réalisme est un mot vide de sens.
Madame Bovary et les Possédés sont des romans réalistes et ils n'ont rien de
commun. Je ne m'en suis pas soucié. S'il fallait donner une forme à mon ambition,
je parlerais au contraire de symbole. Vous l'avez bien senti d'ailleurs. Mais vous
prêtez à ce symbole un sens qu'il n'a pas, et pour tout dire, vous m'avez attribué
gratuitement une philosophie ridicule. Rien dans ce livre en effet ne peut vous
permettre d'affirmer que je crois à l'homme naturel, que j'identifie un être humain
à une créature végétale, que la nature humaine soit étrangère à la morale, etc,
etc. Le personnage principal du livre n'a jamais d'initiatives. Vous n'avez pas
remarqué qu'il se borne toujours à répondre aux questions, celles de la vie ou
celles des hommes. Ainsi il n'affirme jamais rien. Et je n'en ai donné qu'un
cliché négatif. Rien ne pouvait vous faire préjuger de son attitude profonde,
sinon justement le dernier chapitre. Mais vous «n'en tenez pas compte».
Les raisons de cette volonté de « dire le moins» seraient trop longues à vous
donner. Mais je puis du moins regretter qu'un examen superficiel vous ait poussé à
me prêter une philosophie de comptoir que je ne suis pas prêt à assumer. Vous
sentirez mieux ce que j'avance si je vous précise que la seule citation de votre
article est fausse (la donner et la rectifier) et qu'elle fonde ainsi des
déductions illégitimes. Peut-être y avait-il une autre philosophie et vous l'avez
effleurée en écrivant le mot d’« inhumanité ». Mais à quoi bon le démontrer?
Vous penserez peut-être que c'est beaucoup de bruit pour le petit livre d'un
inconnu. Mais je crois que je suis dépassé en cette affaire. Car vous vous êtes
placé à un point de vue moral qui vous a empêché de juger avec la clairvoyance et
le talent qu'on vous reconnaissait. Cette position est insoutenable et vous le
savez mieux que personne. Il y a une frontière très imprécise entre vos critiques
et celles qu'on pourra faire bientôt sous une littérature dirigée (qu'on a faites
il n'y a pas si longtemps
sur le caractère moral de telle ou telle ouvre. Je vous le dis sans colère, cela
est détestable. Vous ni personne n'avez qualité pour juger si une oeuvre peut
servir ou desservir la nation en ce moment ou à jamais. Je me refuse en tout cas à
me soumettre à de semblables juridictions et c'est la raison de ma lettre. Je vous
serais reconnaissant de croire en effet que j'eusse accepté avec sérénité des
critiques plus graves mais formulées dans un esprit moins arrêté.
Je voudrais en tous les cas que cette lettre ne donnât pas lieu à un nouveau
malentendu. Ce n' est pas une démarche d'auteur mécontent que je fais auprès de vous.
Je vous demande de ne rien livrer de cette lettre à la publication. Vous n'avez pas
vu souvent mon nom dans les revues d' aujourd'hui dont l' entrée est pourtant bien
facile. C'est que n'ayant rien à y dire je n' aime pas sacrifier à la publicité. Je
publie en ce moment des livres qui m'ont pris des années de travail, pour la seule
raison qu'ils sont terminés et que je prépare ceux qui leur font suite. Je
n'attends d'eux aucun avantage matériel ni aucune considération. J'espérais
seulement qu'ils m'obtiendraient l'attention et la patience qu'on accorde à
n'importe quelle entreprise de bonne foi. Il faut croire que cette exigence même
était démesurée. Veuillez croire, cependant, Monsieur, à mes sentiments sincères de
considération.
— Trois personnages sont entrés dans la composition de l'Étranger: deux hommes
(dont moi) et une femme.
ALBERT CAMUS.
Repères pour L’Etranger d’Albert Camus.
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2) Pléiade p 2002: « Ne jamais dire d’un homme qu’il est déshonoré. Des
actions, des groupes, des civilisations peuvent l’être. Non l’individu. Car
s’il n’a pas conscience du déshonneur, il ne peut perdre un honneur qu’il n’a
jamais eu. Et s’il l’a, la brûlure terrible que cela représente est comme un
fer rouge sur une cire. L’être fond, éclate sous le feu d’une douleur
insupportable dans laquelle en même temps il est régénéré. Ce fer est celui de
l’honneur qui regimbe justement et s’affirme par l’extrémité même de sa
douleur. C’est du moins ce que j’ai ressenti, le jour, la seconde exactement
où, à la suite d’un malentendu, j’ai cru être convaincu d’une action vraiment
basse. Ce n’était pas vrai, mais dans cette seule seconde, j’ai appris à
comprendre tous les humiliés. »
3)Autre texte . « Comment être pardonné jamais, si on ment, puisque l’autre
ne sait pas s’il y a quelque chose à pardonner. Il faut donc dire la vérité au
moins une fois avant de mourir ou accepter de mourir sans être pardonné.
Quelle mort plus solitaire pourtant que celle de celui qui disparaît, refermé
sur ses mensonges et ses crimes. »
5) A propos de La Nausée de Jean-Paul Sartre. Alger républicain, 20 octobre
1938. « Un roman n’est jamais qu’une philosophie mise en images. Et dans un
bon roman, toute la philosophie est passée dans les images. Mais il suffit
qu’elle déborde les personnages et les actions, qu’elle apparaisse comme une
étiquette sur l’oeuvre, pour que l’intrigue perde son authenticité et le roman
sa vie.
Pourtant une oeuvre durable ne peut se passer de pensée profonde. Et
cette fusion secrète de l’expérience et de la pensée, de la vie et de la
réflexion sur son sens, c’est elle qui fait le grand romancier (tel qu’il se
manifeste dans un livre comme La Condition humaine , par exemple).
Il s’agit aujourd’hui d’un roman où cet équilibre est rompu, où la
théorie fait du tort à la vie. [...] Pléiade p 1417.
6) Interview à Servir , 20 décembre 1945. Camus se démarque de
l’existentialisme.
« 1° - Je ne suis pas un philosophe . Je ne crois pas assez à la raison
pour croire à un système. Ce qui m’intéresse, c’est de savoir comment il faut
se conduire. Et plus précisément comment on peut se conduire quand on ne croit
ni en Dieu ni en la raison.
2° - L’existentialisme a deux formes : l’une avec Kierkegaard et Jaspers
débouche dans la divinité par la critique de la raison, l’autre que
j’appellerai l’existentialisme athée, avec Husserl , Heidegger et bientôt
Sartre, se termine aussi par une divinisation, mais qui est simplement celle
de l’histoire, considérée comme le seul absolu. On ne croit plus en Dieu, mais
on croit à l’histoire. Pour ma part, je comprends bien l’intérêt de la
solution religieuse, perçois très particulièrement l’importance de l’histoire.
Mais je ne crois ni à l’une ni à
l’autre , au sens absolu.
7) Extraits de l’essai Le Mythe de Sisyphe
1943. Edition de la Pléiade.
1. « Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux : c’est le
suicide. Juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine d’être vécue, c’est
répondre à la question fondamentale de la philosophie. » p 99
2. « Un monde qu’on peut expliquer même avec de mauvaises raisons est
un monde familier. Mais au contraire, dans un univers soudain privé
d’illusions et de lumières, l’homme se sent un étranger. Cet exil est sans
recours puisqu’il est privé des souvenirs d’une patrie perdue ou de l’espoir
d’une terre promise. Ce divorce entre l’homme et sa vie, l’acteur et son
décor, c’est proprement le sentiment de l’absurdité. » p 101
Repères pour L’Etranger d’Albert Camus.
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3. « La lassitude est à la fin des actes d’une vie machinale, mais elle
inaugure en même temps le mouvement de la conscience. » p 107
4. « Comprendre le monde pour un homme, c’est le réduire à l’humain, le
marquer de son sceau. » p 110
5. « Ce monde en lui-même n’est pas raisonnable, c’est tout ce qu’on
peut en dire. Mais ce qui est absurde, c’est la confrontation de cet
irrationnel et de ce désir éperdu de clarté dont l’appel résonne au plus
profond de l’homme.» p 113
6. « L’absurde n’a de sens que dans la mesure où l’on n’y consent pas. »
p 121
7. « Insistons encore sur la méthode : il s’agit de s’obstiner. A un
certain point de son chemin, l’homme absurde est sollicité. L’histoire ne
manque ni de religions ni de prophètes, même sans dieux . On lui demande de
sauter. Tout ce qu’il peut répondre, c’est qu’il ne comprend pas bien, que
cela n’est pas évident. Il ne veut faire justement que ce qu’il comprend bien.
On lui assure que c’est péché d’orgueil, mais il n’entend pas la notion de
péché; que peut-être l’enfer est au bout, mais il n’a pas assez d’imagination
pour se présenter cet étrange avenir; qu’il perd la vie immortelle, mais cela
lui paraît futile. On voudrait lui faire reconnaître sa culpabilité. Lui se
sent innocent. » p 137
8. « Cette révolte donne son prix à la vie. Etendue sur toute la
longueur d’une existence, elle lui restitue sa grandeur. Pour un homme sans
oeillères, il n’est pas de plus beau spectacle que celui de l’intelligence aux
prises avec une réalité qui le dépasse. » p 139
9. « Mais que signifie la vie dans un tel univers ? Rien d’autre pour
le moment que l’indifférence à l’avenir et la passion d’épuiser tout ce qui
est donné. »
10. « Le présent et la succession des présents devant une âme sans cesse
consciente, c’est l’idéal de l’homme absurde. » p 145
11. « Je tire ainsi de l’absurde trois conséquences qui sont ma révolte,
ma liberté et ma passion. Par le seul jeu de la conscience, je transforme en
règle de vie ce qui était invitation à la mort - et je refuse le suicide. » p
145/146
12. « Est-il [Don Juan] pour autant égoïste ? A sa façon sans doute.
Mais là encore, il s’agit de s’entendre . Il y a ceux qui sont faits pour
vivre et ceux qui sont faits pour aimer. » p 154
13. « Dans cet univers, l’oeuvre est alors la chance unique de
maintenir sa conscience et d’en fixer les aventures. Créer, c’est vivre deux
fois. » p 173
14. « Pour que soit possible une oeuvre absurde, il faut que la pensée
sous sa forme la plus lucide y soit mêlée. Mais il faut en même temps qu’elle
n’y paraisse point sinon comme l’intelligence qui ordonne. Ce paradoxe
s’explique selon l’absurde. L’oeuvre d’art naît du renoncement de
l’intelligence à raisonner le concret. Elle marque le triomphe du charnel.
C’est la pensée lucide qui la provoque, mais dans cet acte même elle se
renonce. Elle ne cédera pas à la tentation de surajouter au décrit un sens
plus profond qu’elle sait illégitime. L’oeuvre d’art incarne un drame de
l’intelligence, mais elle n’en fait la preuve qu’indirectement. L’oeuvre
absurde exige un artiste conscient de ces limites et un art où le concret ne
signifie rien de plus que lui-même. Elle ne peut être la fin, le sens et la
consolation d’une vie. » p 176
15. « Les grands romanciers sont des romanciers philosophes, c’est-àdire le contraire d’écrivains à thèse. » p 178
16. « Une pensée profonde est en continuel devenir, épouse l’expérience
d’une vie et s’y façonne. De même, la création unique d’un homme se fortifie
dans ses visages successifs et multiples que sont les oeuvres. » p 190
Repères pour L’Etranger d’Albert Camus.
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17. « Le roman à thèse, l’oeuvre qui prouve, la plus haïssable de
toutes, est celle qui le plus souvent s’inspire d’une pensée satisfaite. » p
191
18. « Il n’est pas de destin qui ne se surmonte par le mépris. » p 196
19. « La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un coeur
d’homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux. » p 198.
8) Dernière interview d’Albert Camus (20 décembre 1959). Edition Essais La
Pléiade
p 1925.
A propos d’un essai de Mailer :
Mailer a raison . L’existentialisme chez nous aboutit à une
théologie sans dieu et à une scolastique dont il était inévitable qu’elles
finissent par justifier des régimes d’inquisition.
Questions sur le nouveau roman :
Le goût des histoires ne mourra qu’avec l’homme lui-même - Ça
n’empêche pas de chercher toujours de nouvelles manières de raconter , et les
romanciers dont vous parlez [Sarraute, Simon, Robbe-Grillet] ont raison de
défricher de nouveaux chemins. Personnellement, toutes les techniques
m’intéressent et aucune ne m’intéresse en elle-même . Si, par exemple,
l’oeuvre que je veux écrire l’exigeait, je n’hésiterais pas à utiliser l’une
ou l’autre des techniques dont vous parlez, ou les deux ensemble. L’erreur de
l’art moderne est presque toujours de faire passer le moyen avant la fin, la
forme avant le fond, la technique avant le sujet. Si les techniques d’art me
passionnent et si je cherche à les posséder toutes c’est que je veux pouvoir
m'en servir librement, les réduire au rang d’outils. Je ne crois pas en tout
cas que La Chute puisse rejoindre les recherches dont vous parlez . C’est
beaucoup plus simple; J’y ai utilisé une technique théâtrale (le monologue
dramatique et le dialogue implicite) pour décrire un comédien tragique. J’ai
adapté la forme au sujet, voilà tout.
9)Propos de 1939, p 1904 Edition de la Pléiade : « On ne pense que par images.
Si tu veux être philosophe, écris des romans. »
10) Réponse à un journaliste des Nouvelles littéraires (15 novembre 1945), p
1910 (pléiade) : « La technique romanesque américaine me paraît aboutir à une
impasse. Je l’ai utilisée dans L’Etranger, c’est vrai. Mais c’est qu’elle
convenait à mon propos qui était de décrire un homme sans conscience
apparente. En généralisant ce procédé, on aboutit à un univers d’automates et
d’instincts. Ce serait un appauvrissement considérable. C’est pourquoi tout en
rendant au roman américain ce qui lui revient, je donnerais cent Hemingway
pour un Stendhal ou un Benjamin Constant. Et je regrette l’influence de cette
littérature sur beaucoup de jeunes auteurs.»
Thèmes possibles :
-
L’argumentation judiciaire, sa rhétorique.
La peine de mort.
Lien avec la philosophie de l’absurde.
La justice, la loi.
La procédure judiciaire.
Repères pour L’Etranger d’Albert Camus.
-
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La mère.
La signification du titre.
1) Quelques repères.
CAMUS (A.) 1913/1960.
« Une pensée profonde est en continuel devenir, épouse l’expérience d’une vie et s’y
façonne. De même, la création unique d’un homme se fortifie dans ses visages successifs et
multiples que sont les œuvres. » Le Mythe de Sisyphe .
À travers la diversité de leurs formes d’expression : roman, théâtre, essai, journalisme, la
pensée et l’œuvre de Camus illustrent parfaitement cette cohérence fondamentale et ce
dynamisme fécond que définit Le Mythe de Sisyphe .
-> enracinement charnel,
-> refus de tout dogmatisme, de tout « système » qui emprisonne ou mutile l’être humain
-> l’exigence morale, la passion et la lucidité .
-> classicisme du langage [...]
Né à Mondovi, [...] le 7 novembre 1913.
C’est à Alger, dans le quartier populaire de Belcourt, qu’Albert Camus passe son enfance
et son adolescence, sous le double signe, qu’il n’oubliera jamais, de la pauvreté matérielle et de
l’éclat du soleil méditerranéen : « La misère m’empêcha de croire que tout est bien sous le soleil
et dans l’histoire ; le soleil m’apprit que l’histoire n’est pas tout. »
-> de son père, mort à la guerre en 1914, il ne connaîtra qu’une photographie, et une
anecdote significative : son dégoût devant le spectacle d’une exécution capitale ;.
-> à sa mère qui parlait peu et difficilement, « qui ne savait même pas lire », le lie « toute
sa sensibilité »
-> À dix-sept ans, atteint d’une tuberculose dont les rechutes seront nombreuses .
-> À la même période, Camus découvre la philosophie, grâce à l’enseignement et à
l’exemple de Jean Grenier[...]
-> Les récits de L’Envers et l’endroit (1937) disent qu’« amour de vivre » et « désespoir
de vivre » sont inséparables [...]
-> pleine conscience de la solitude de l’homme, le tragique de son face-à-face avec la
nature[...].
-> Plus lyriques, les essais de Noces (1939) [...]
-> Camus milite activement au sein des mouvements qui luttent contre le fascisme, pour
la paix, et pour l’avènement d’une culture populaire.
-> Bref passage au Parti communiste; il gardera la défiance de l’endoctrinement, et la
conviction que la morale ne doit jamais céder à la stratégie politique ; son engagement se
manifeste, plus durablement, sous la forme d’activités théâtrales. Fondateur et directeur de
troupe, acteur, metteur en scène, adaptateur, Camus est un homme de théâtre au sens plein ; [...]
-> créations originales, et ses magistrales adaptations, en particulier celles du Requiem
pour une nonne d’après Faulkner (1956) et des Possédés d’après Dostoïevski (1959).
Repères pour L’Etranger d’Albert Camus.
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-> Camus, qui revendique son statut d’intellectuel, mais qui se veut également en prise
directe avec le réel, trouve dans le journalisme un autre mode d’action et d’expression qui lui
convient[...]
-> En 1940, Camus quitte l’Algérie pour la France [...]
-> Camus lui-même a séparé son œuvre, sans doute de manière trop rigide, en un « cycle
de l’absurde » et un « cycle de la révolte » ;
Le sentiment de l’absurde, né d’une réflexion ontologique, accentué par la pesanteur de
l’histoire devenue particulièrement angoissante, entraîne le mouvement de la révolte ; d’abord
d’ordre individuel, elle devient collective, de son propre élan et sous la pression de l’histoire.
Camus ne refuse pas cette dernière comme on a pu le lui reprocher, mais refuse de la sacraliser et
ne croit pas plus en sa valeur d’absolu qu’en celle d’un Dieu ou de la raison. L’histoire, selon lui,
ne peut donner un sens à la vie, qui n’en a pas d’autre qu’elle-même.
-> Caligula , dont une première version romantique et lyrique est achevée en 1941, mais
qui ne sera joué qu’en 1945, dans un texte à la fois plus amer et plus politisé, L’Étranger et Le
Mythe de Sisyphe , publiés en 1942, Le Malentendu créé en 1944 explorent les fondements, les
manifestations, les conséquences de l’absurde .
-> La vie vaut-elle, ou non, d’être vécue ? C’est la question initiale que pose Le Mythe de
Sisyphe , qui, loin d’être un bréviaire de désespoir, affirme que « le bonheur et l’absurde sont fils
d’une même terre ». L’homme peut dépasser l’absurdité de son destin par sa lucidité, et « la
révolte tenace » contre sa condition ; il y a une grandeur à vivre et à faire vivre l’absurde.[...]
Dans Le Malentendu , c’est la situation qui porte l’absurde au plus haut degré : il suffirait
que le fils se nomme devant sa mère et sa sœur pour que l’accumulation tragique des morts soit
évitée ; les mots les plus simples auraient pu tout sauver. Que l’absurde soit ainsi lié à une
perversion du langage, c’est aussi ce que traduit l’aventure de Meursault ; dénonçant la
surenchère d’absurde que les hommes imposent à l’homme par le conformisme social, les
tribunaux et leur parodie de justice, enfin par la peine de mort, L’Étranger propose le mythe de
l’homme fondamentalement innocent à travers l’une des figures les plus troublantes du roman
contemporain ; essentiellement charnel, soucieux de ne dire que la vérité de ses sensations loin de
toute introspection psychologique ou sentimentale, Meursault ne connaît que la vie immédiate,
terrestre, dans son rythme quotidien et son ouverture aux forces naturelles ; en lui confiant la
narration de sa propre histoire, Camus accentue son étrangeté, et cependant le rend curieusement
proche du lecteur.
Le « cycle de la révolte » ne peut être dissocié de l’engagement réel de Camus dans la
Résistance.
-> Les Lettres à un ami allemand (1945), dont les premières furent publiées dans la
clandestinité, analysent les raisons morales du combat politique contre le nazisme ;
->
journal Combat , dont Camus est rédacteur en chef de 1944 à 1947 ; [...]
La Peste , 1947. [...] Fresque des attitudes humaines face à la souffrance de la séparation,
à la maladie, à la mort ; pour exalter la fraternité du combat collectif, pour montrer que «
l’homme n’est pas une idée », et qu’il y a en lui « plus de choses à admirer » qu’à « mépriser »,
[...]
-> Reprenant le mythe de la peste, L’État de siège (1948), spectacle baroque, fait éclater
les structures traditionnelles du théâtre et incarne aussi une réalité historique et politique ; en
situant la pièce à Cadix, Camus entend rappeler que sous Franco l’Espagne – sa « seconde patrie
Repères pour L’Etranger d’Albert Camus.
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» – n’est pas un pays libre, et, à travers cette localisation symbolique, rendre hommage à tous
ceux qui s’élèvent contre la dictature. [...]
-> Les Justes (1950) [...] Diégo et Kaliayev pourraient reprendre à leur compte la
déclaration fondatrice de L’Homme révolté (1951) : « Je me révolte, donc nous sommes. »
L’originalité de la réflexion et de l’enquête que Camus mène sur la révolte tient à ce qu’il ne
sépare pas la révolte métaphysique de l’homme contre sa condition, et la révolte historique qui en
est, selon lui, « la suite logique » ; or la révolution devient vite conquête de la totalité, et au nom
d’une justice abstraite supprime la liberté pour aboutir au nihilisme, à la terreur, à l’univers du
procès ; ainsi du fascisme, qui proclame le règne de quelques individus et l’asservissement de
tous les autres, et du marxisme, qui, pour libérer l’homme de l’avenir, asservit celui
d’aujourd’hui. L’art, cependant, atteste que « l’homme ne se réduit pas à l’histoire », et la «
pensée de midi », tension entre le « oui » et le « non », donne à la mesure humaine sa valeur
créatrice.
-> Cette condamnation des idéologies absolues devait entraîner d’âpres polémiques, en
particulier avec Sartre et l’équipe des Temps modernes . Elle devait aussi trouver une
confirmation par les faits au temps de la guerre d’Algérie, qui fut pour Camus un drame
personnel ; parce qu’il se refusait à légitimer tout terrorisme, il ne pouvait approuver ni la
révolution algérienne, ni les excès des « ultras ». [...]
La Chute (1956)[...]
-> Les six nouvelles de L’Exil et le royaume (1957) sont centrées sur le destin de
personnages exilés, chacun à sa manière, dans sa vie, et cherchant à retrouver le « royaume »
perdu de la communion avec soi-même, avec l’autre, avec le monde. [...]
-> Discours de Suède , et prix Nobel (1957).
Il affirme alors : « Mon œuvre est devant moi... », et entreprend un roman, Le Premier
Homme , qui devait revenir à ses sources, au « monde de pauvreté et de lumière », d’innocence
aussi, de son enfance. Mais Camus meurt dans un accident de voiture le 4 janvier 1960.
[...]
2) ABSURDE
- Les philosophies existentielles,
- les cataclysmes de l’histoire moderne,
- le sentiment qu’a l’individu d’être jeté dans un monde incompréhensible et dont la
représentation échoue par l’inadéquation du langage,
=> telles sont les sources de la vision du monde profondément pessimiste
que Camus appelle l’absurde.
Le théâtre des années cinquante et soixante, celui de Beckett, Ionesco, Albee ou Pinter,
s’en fait l’écho.
[...] L’ absurde se manifeste dans un perpétuel recommencement ? Albert Camus déroule, dans
Le Mythe de Sisyphe , la chaîne de nos gestes quotidiens, « lever, tramway, quatre heures de
bureau ou d’usine, repas, tramway, quatre heures de travail, repas, sommeil et lundi mardi
mercredi jeudi vendredi et samedi sur le même rythme... » [...]
L’absence de changement est la caractéristique même de l’absurde.
Repères pour L’Etranger d’Albert Camus.
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Le sentiment de l’absurde
[...] Comme le souligne Camus dans Le Mythe de Sisyphe, ce qui est absurde, c’est la
« confrontation » de l’« irrationnel » du monde et « de ce désir éperdu de clarté dont l’appel
résonne au plus profond de l’homme ».
Il importe moins, alors, d’explorer l’insondable absurde, que d’énumérer les sentiments
qui peuvent comporter de l’absurde :
- la « nausée » qui nous soulève le cœur devant l’automatisme de nos actes,
- la « révolte de notre chair » à la pensée de la mort dont, par une étrange
inconséquence, nos souhaits d’avenir nous rapprochent, etc. [...]
Le non-sens
Pascal possède une réponse et échappe ainsi à l’absurde dont il a seulement voulu faire
passer le frisson chez le libertin pour le conduire à l’ultime recours.
L’atmosphère absurde ne saurait s’appesantir que sur un homme « coupé de ses racines
religieuses ou métaphysiques », comme l’écrit Ionesco dans Notes et contre-notes , un homme «
perdu » dont la démarche devient « insensée, inutile, étouffante ».
L’absence de cause ou de finalité, le non-sens du monde sont ressentis comme des conséquences
de l’absence de Dieu [...]
Lucky, pensant tout haut devant Vladimir et Estragon, s’en prend à la « divine
apathie », la « divine athambie », la « divine aphasie » d’un « Dieu personnel quaquaquaqua à
barbe blanche quaqua » : un « godot », c’est-à-dire sans doute une dérision de Dieu qui n’est
que la figure dérisoire de notre vaine attente de Dieu.
La crise du langage
Le paradoxe d’une « philosophie de l’absurde »
Il y a quelque audace, et même quelque inconséquence à vouloir exprimer rationnellement
l’irrationnel et à user du discours logique pour suggérer l’absurde qui, par définition même,
échappe à la logique. Camus s’est, par là même, exposé à de vigoureuses attaques lancées par
ceux qu’il avait peut-être engendrés. [...] Dans son essai sur Proust, Samuel Beckett juge que « la
tentative de communiquer là où nulle communication n’est possible est une pure singerie, une
vulgarité ou une abominable comédie, telle que la folie qui tiendrait conversation avec le mobilier
». Et Ionesco conclut : « Les gens sont devenus des murs les uns pour les autres. »
Ce pessimisme est à la fois celui de philosophes du langage (Fritz Mauthner, Wittgenstein), de
romanciers (Maurice Blanchot, Louis-René des Forêts), de dramaturges (Beckett, Pinter, etc.). Il
pourrait aboutir au silence. Et certains semblent bien près de penser qu’il est, en effet, la
meilleure expression de l’absurde. L’Orchestration théâtrale de Fernando Arrabal, l’Acte sans
paroles de Beckett réduisent au mime l’expression dramatique.
La désintégration du langage
[...] Quand Samuel Beckett oblige Lucky à penser en lui ôtant son chapeau melon, il exprime le
même phénomène par un symbolisme élémentaire. Dans ce qu’il est convenu d’appeler, depuis
l’essai de Martin Esslin, le « théâtre de l’absurde », la désintégration du langage s’opère surtout
par appauvrissement. Dans le roman, elle est plutôt le résultat d’une prolifération anarchique.
Il existe une façon inverse de cerner l’absurde par le langage. Il s’agit cette fois, non de se passer
de la logique, mais de pousser la logique jusqu’à l’illogisme. Le procédé permet ainsi de
Repères pour L’Etranger d’Albert Camus.
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découvrir l’une de nos inconséquences, comme dans ce raisonnement d’Ionesco, sorte de
syllogisme de l’absurde : « J’ai peur de la mort. J’ai peur de mourir, sans doute, parce que, sans le
savoir, je désire mourir. J’ai peur donc du désir que j’ai de mourir. » Appliqué au langage,
précisément, le même entêtement s’organise en une véritable chasse à l’absurde dont La
Cantatrice chauve est le célèbre résultat : les clichés et les truismes extraits d’une méthode «
Assimil », répartis entre deux, puis quatre personnages, deviennent fous en s’enchaînant les uns
aux autres ; la parole se vide de contenu et dégénère en une querelle où les pitoyables héros se
jettent à la figure des syllabes, des consonnes et des voyelles.
[...]
Vers une solution
La tentation de l’espoir
[...] Le Mythe de Sisyphe ne se contente pas de diagnostiquer le mal : il condamne les
faux remèdes,
->aussi bien le « suicide logique » de Kirolov analysé par Dostoïevski dans Les
Possédés
-> que le « suicide philosophique » de Chestov qui, pour échapper à l’absurde, fait le «
saut » et s’en remet à Dieu.
Bien plus, Camus incline son lecteur vers ses propres recours : le défi, la révolte, la
création.[...]
Dans un monde sans but, la philosophie de Camus place en l’homme même la fin de
l’homme. « Il faut imaginer Sisyphe heureux », parce qu’il est devenu « maître de son destin » :
mais, à supposer que cela soit possible, Sisyphe échappe à l’absurde en donnant un sens à son
effort.
[...]
Existentialisme n. m. PHILOS. Courant philosophique moderne dont le thème central est la
réflexion sur la condition de l'homme saisie dans l'existence vécue et irréductible à toute
abstraction conceptuelle.
L'existentialisme repose sur l'idée que toute analyse de la condition humaine ne peut se
fonder que sur la subjectivité de l'individu. Une existence ne se déduit pas d'un système
métaphysique, elle se constate. Et l'existence de l'homme s'inscrit dans un univers qui lui est
extérieur et étranger. Le sentiment premier que l'homme a donc de son être n'est autre que
l'absurdité, la contingence de sa présence au monde. "L'existence précède l'essence" et la
philosophie s'enracine dans une épreuve personnelle en relation avec le monde concret. L'essence
de l'homme se constitue non dans un jeu de concepts, mais dans une expérience vécue. On a
attribué à l'existentialisme des précurseurs comme saint Augustin ou Pascal, mais son ancêtre
direct est Kierkegaard et son "concept d'angoisse": il dénie à la philosophie, et notamment à celle
de Hegel, la prétention à se poser en science de l'être; l'être ne peut être pensé de manière
impersonnelle, il ne peut être appréhendé que sur le mode du questionnement. Être, c'est être
dans la vie et dans ses rapports avec les autres, sous le regard des autres: l'homme est un "êtredans", un "être-pour", un "être-avec". Mais cette approche initiale peut se placer dans deux
perspectives divergentes: l'une athée (c'est le courant de Heidegger, Sartre, Merleau-Ponty),
l'autre chrétienne (avec Jaspers et Gabriel Marcel). Au lendemain de la Seconde Guerre
Repères pour L’Etranger d’Albert Camus.
19
mondiale, l'existentialisme a dominé la scène philosophique et les débats d'idées à travers une
littérature (Camus, Sartre) qui prétendait être seule à même de traduire la richesse et l'ambiguïté
de l'aventure humaine, tout en proposant une morale de l'engagement. Le théâtre de l'absurde
(Adamov, Ionesco, Beckett) et le nouveau roman sont, dans des registres différents, des héritiers
de l'existentialisme.
EXISTENCE (PHILOSOPHIES DE L') Jean Wahl
Sans doute l’idée d’existence est-elle une très ancienne idée.
Chez Platon, le même mot, ousia , désigne l’essence et l’existence, et l’on peut
dire que la théorie platonicienne des essences est critiquée par Aristote en faveur d’une
théorie de l’existence, de l’existence faite de forme et de matière. Mais un des exemples
que prend Aristote nous amène à nous demander s’il n’y avait pas un double courant
dans la pensée de son maître ; car, s’il expose une théorie des idées, c’est-à-dire une
théorie des essences, Platon tourne d’abord sa pensée vers un existant : Socrate, dont
la vie et la mort lui furent un exemple et une incitation à philosopher.
Quelques siècles plus tard, saint Augustin regarde Jésus un peu à la façon dont
Platon considérait Socrate. En Jésus l’essence divine revêt, pour ainsi dire, l’existence
mortelle. Saint Augustin préserve ce qu’on a pu appeler l’idéalisme platonicien, mais
c’est de façon existentielle qu’il formule son interrogation sur le temps, sur l’homme dont
l’existence est intermédiaire entre celle des animaux et celle des anges.
Durant tout le Moyen Âge, c’est d’abord au sujet de Dieu que fut posé le
problème de l’existence ; et cette position du problème eut ses répercussions bien
après, jusque chez Kant où il s’agit du Dasein de Dieu que l’on s’efforce en vain de
prouver par la raison théorique. Mais la méditation sur la raison pure théorique doit
toujours être accompagnée (ou suivie) par une méditation sur la raison pure pratique et
sur le jugement. Ici apparaît l’idée d’existence, et sous une double forme : d’une part,
l’homme, l’homme existant véritablement, est celui qui obéit aux préceptes de la raison
pratique ; d’autre part, par l’acte moral même s’ouvrent à tout homme les totalités
existantes des organismes vivants et des œuvres humaines.
1. La découverte de l’existence
L’existence précède l’essence, telle est, d’après Jean-Paul Sartre, la formule qui
permet de comprendre la formation des philosophies de l’existence. Cette formule peut
servir de point de départ. Il convient cependant de remarquer qu’il serait faux de
résumer les philosophies auxquelles celles de l’existence veulent s’opposer par la
formule inverse : « l’essence précède l’existence ».
Martin Heidegger a critiqué la phrase de Sartre : l’homme, dit-il, est l’être dont
l’essence est d’exister. Une autre remarque s’impose. Dans toutes les grandes
philosophies, on trouve à l’œuvre l’existence. On discutera sans doute encore
longtemps pour savoir si Platon a hérité de Socrate la théorie des Idées ; ce qu’on ne
peut mettre en doute, c’est que la vie et la mort de Socrate aient été pour lui un thème
de réflexion existentielle.
Quand Descartes écrit : « Je pense, je suis », c’est son existence d’être pensant
qu’il affirme ; et ce n’est qu’après avoir prouvé l’existence de Dieu qu’il peut affirmer
l’union de l’âme et du corps. Et c’est bien d’une telle union qu’il a conscience enfin.
Repères pour L’Etranger d’Albert Camus.
20
C’est au moment où Kant montre qu’il y a une faille dans le raisonnement
cartésien, qui va de la perfection de Dieu à son existence, qu’apparaît clairement l’idée
de l’existence comme se distinguant de tous les autres prédicats que l’on peut attribuer
à Dieu.
C’est encore plus tard que l’idée d’existence résonnera profondément, et ce sera
dans l’esprit de Sören Kierkegaard. Pourquoi cette résonance ? Kierkegaard ne porte
son attention sur Descartes que pour prendre le contre-pied du « je pense, je suis », et
écrire : « Plus je pense, moins je suis, et moins je pense, plus je suis. » De Platon, il
conserve l’affirmation d’un souvenir qui, chez ce dernier, est la réminiscence des Idées
et qui chez lui sera la première approche du religieux.
C’est en écoutant un cours de Schelling que Kierkegaard entendit et retint le mot
existence. Schelling, dans le dernier stade de sa pensée, s’opposait à celui qui jadis
avait été son ami, Hegel. Qui eût pu prévoir que le mot existence, jeté presque en
passant, devait connaître de tels développements, et si surprenants ? Kierkegaard,
penseur profondément religieux, qui, pas plus que Pascal, n’eût voulu du Dieu des
philosophes, ni de l’homme cartésien, décrivit l’existence religieuse comme intériorité,
secret, dialogue intime entre nous et Dieu, permettant une communication indirecte. La
dialectique kierkegaardienne ne voulait rien avoir de commun avec celle de Hegel, et
pourtant on a pu discerner des traits kierkegaardiens dans le thème hégélien de la
conscience malheureuse.
Kierkegaard et son secret
Si Kierkegaard donne une telle importance à l’existence, c’est qu’il ne cherche
pas ce qu’il appelle l’objectivité ; sa pensée est une pensée du subjectif. S’il en est ainsi,
c’est qu’il faut expliquer existentiellement la philosophie existentielle de Kierkegaard par
sa vie même. Tout le développement ultérieur de cette pensée de l’existence naît de
l’atmosphère de secret et de mystère qui était celle des relations de Sören avec son
père, et qui fut celle aussi de ses relations avec sa fiancée. Kierkegaard a dit lui-même :
« On ne connaîtra jamais mon secret. »
À partir de là, on pourrait discuter la question de savoir s’il y a une réalité du
secret, si, comme Goethe et Hegel l’ont affirmé, tout doit s’expliciter, ou s’il y a un
domaine où la pensée ne peut pénétrer. Sur ce point essentiel, il semble que Sartre ait
varié ; ayant subi à la fois les influences de Hegel et de Kierkegaard, sensible aussi et
surtout à sa propre expérience telle qu’il la définit dans ses ouvrages philosophiques,
ses romans, ses pièces de théâtre, il a affirmé et mis en doute à la fois l’idée de secret.
À vrai dire, Gabriel Marcel, qui, au moment de ses premiers écrits, ne connaissait pas
Kierkegaard, est plus proche de lui.
Kierkegaard expose sa pensée dans les Miettes philosophiques (Philosophiske
Smuler , 1844) et dans le Post-Scriptum final non scientifique (Afsluttende
widenskabelig Efterskrift til de « Philosophiske Smuler » , 1846). Mais il faut tenir
compte aussi du Concept d’angoisse (Om Begrepet Angest , 1844) et du Traité du
désespoir (Sygdommen til Döden , 1849), où il critique l’objectivité : c’est seulement
après avoir traversé l’angoisse, après avoir subi les assauts du désespoir, que l’homme
atteindra ce qui est vrai.
Kierkegaard a distingué trois stades de vie : le stade esthétique, qui est celui de
la jouissance et qui finit par un échec ; le stade éthique, qui est celui de la vocation ou
du mariage ; le stade religieux.
Repères pour L’Etranger d’Albert Camus.
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En concevant le stade esthétique comme la recherche de la jouissance, et
quoiqu’il s’achève par une défaite, sans doute Kierkegaard éprouve-t-il quelque
sympathie pour le Don Juan de Mozart. Le stade éthique n’a pas été vécu par
Kierkegaard. Et l’on a pu dire qu’il est passé directement du stade esthétique au stade
religieux. A-t-il atteint pleinement ce dernier ou est-il seulement le poète du religieux ?
Cette question, Kierkegaard lui-même se l’est posée. Sans doute est-il plus que le poète
du religieux, et quand il dit : « Je ne suis pas chrétien », c’est qu’il ne se sent pas digne
du christianisme profond tel qu’il le conçoit. Mais on peut dire qu’il a vécu réellement une
existence chrétienne.
À plusieurs reprises, Kierkegaard distingue une religion de l’immanence – on
pourrait y voir le stade du platonisme et de la réminiscence – et une religion de la
transcendance – celle à laquelle il veut accéder – où a lieu la communication avec le
Tout Autre, avec Dieu.
La religion de la transcendance se fonde sur le paradoxe et sur le scandale, sur
l’affirmation, incompréhensible pour la raison, que Dieu s’est incarné, que l’Éternel a
commencé. Chacun doit se rendre contemporain de Jésus, abolir les dix-neuf siècles
qui le séparent de lui. Par l’angoisse vers la hauteur, telle pourrait être la devise de ce
parcours. La croyance, ce n’est pas la certitude devant les idées claires et distinctes,
mais un risque : elle est mêlée d’incertitude et de non-croyance.
Que Dieu se soit incarné, ce sera toujours un scandale pour la raison, mais ce
scandale est la vie même de la foi. L’épreuve est une catégorie existentielle.
C’est ici qu’on peut voir les catégories kierkegaardiennes et, d’une façon plus
générale, celle de la philosophie de l’existence. « Ma pensée tourne toujours autour de
l’idée de l’être », dit Kierkegaard. Cet être se présente à lui sous la forme de l’existence.
Qu’est l’existence ? C’est la tension angoissée vers la transcendance.
Hegel et son système
Il n’y aura pas de système de l’existence. Quand Kierkegaard écrit « le système », c’est
au système de Hegel qu’il pense ; et il l’interprète comme une recherche de l’objectivité.
La vérité n’est pas dans l’objectivité. Il y a un effort constant où les questions ne
reçoivent pas de réponses, mais restent à l’état de questionnement. S’il existe une
réponse, c’est Dieu incarné qui appelle l’homme par la grâce et qui, par cette grâce,
pense Kierkegaard, conduit toute sa vie.
La première triade des catégories de l’existence est l’être, la transcendance,
l’existence ; la seconde sera le possible ou projet, le choix, l’origine, et la troisième, le
maintenant, la situation, l’instant. L’instant est défini par Kierkegaard comme
l’intersection du temporel et de l’éternel. C’est dans l’instant qu’a lieu l’angoisse,
angoisse devant le péché, devant soi-même, angoisse du croyant devant sa croyance.
Tout instant est nouveau pour celui qui vit dans la lumière de la croyance. Nous dirions
que l’être n’est existence qu’au contact de la transcendance. Si l’on donne au mot
existence toute sa force, il implique que nous sommes auprès de l’autre, que nous
sommes hors de nous (ex-sistere ). Heidegger a montré l’existence comme
essentiellement être-dans-le-monde. On peut maintenir cette affirmation et, en même
temps, dire qu’à son plus haut degré d’intensité l’existence vit une expérience telle
qu’elle se sent prise dans une réalité qui la transcende.
La seconde triade va de la possibilité et du projet – l’une présente chez
Kierkegaard, l’autre chez Sartre – au maintenant, à la situation, à l’instant, en passant
Repères pour L’Etranger d’Albert Camus.
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par l’origine, ou du moins par la recherche de l’origine. L’idée de possibilité que Bergson
devait critiquer dans ses aspects intellectuels est au centre de la pensée existentielle de
Kierkegaard, de Karl Jaspers, aussi bien que de Heidegger et Sartre. Chez Kierkegaard,
c’est dans l’angoisse devant le péché que se révèle la possibilité.
L’instant de l’angoisse
Il y a un lien profond pour Kierkegaard entre l’angoisse et l’instant. Et, par l’instant
de l’angoisse, l’homme peut comprendre sa situation. Bien que toute pensée religieuse
soit absente chez Sartre, l’angoisse demeure, mais elle n’est plus éthico-religieuse, c’est
l’angoisse devant les choses telles qu’on les voit dans La Nausée (1938), devant les
autres, devant nous-mêmes, devant notre choix.
Un des problèmes sartriens les plus importants consiste à savoir si, comme
l’affirment certains passages de L’Être et le Néant (1943), nous jouissons d’une liberté
absolue, ou si l’on peut dire, tout en maintenant l’absolu de la liberté, que notre liberté
est toujours en situation. L’important, c’est l’authenticité que nous acquérons par le fait
même que nous avons traversé l’angoisse, que nous nous assumons et que nous nous
engageons.
Faisant une différence entre la chrétienté et le christianisme, Kierkegaard veut
que, par-delà les siècles qui nous séparent de Jésus, nous nous fassions ses
contemporains. L’Instant (1855), tel était le titre du journal que Kierkegaard rédigeait
dans les derniers moments de sa vie. Ainsi, cette idée d’instant qui apparaissait la plus
abstraite à Hegel au début de La Phénoménologie de l’esprit (Die Phänomenologie des
Geistes , 1807) devient infiniment précieuse et concrète.
La troisième triade mène par les idées d’unité et d’altérité à celle de
communication. L’individuel est insubstituable : nul ne peut choisir à ma place. C’est
avec Kierkegaard que le problème de la communication a pris une place aussi grande
dans la philosophie. Un hégélien dira sans doute que, dans La Phénoménologie de
l’esprit , on va des étapes que constituent la lutte à mort puis le rapport du maître à
l’esclave à la reconnaissance de l’autre. Mais la solitude où s’est trouvé Kierkegaard, la
difficulté qu’il a éprouvée dans ses relations avec son père, avec sa fiancée, font qu’il ne
pouvait pas considérer comme répondant à sa situation le cheminement historique, le
cheminement de la raison tel qu’il est conçu par Hegel. La solitude de Kierkegaard peut
être comblée par la grâce. Cette grâce n’est cependant jamais certaine, et, d’après lui,
nous sommes toujours dans un état de demi-communication.
La philosophie de Platon, celle de Descartes, celle de Hegel cherchent des
certitudes et pensent les trouver. Mais le royaume des Idées s’est écroulé, et Platon en
avait eu peut-être lui-même conscience dans le Parménide , auquel Kierkegaard fait
allusion dans une note au sujet de l’instant. Les idées claires et distinctes ont cessé
d’être les seules auxquelles s’intéresse le penseur ; d’ailleurs Descartes avait vu qu’il
existe des idées claires, mais non distinctes ; dans un domaine au moins, celui de
l’union de l’âme et du corps, la distinction n’apparaît plus. Le concept hégélien trouve
ses origines dans une intuition religieuse. Dès 1801, Hegel fait allusion à l’idée de la
mort de Dieu. C’est précisément cette dernière idée qui constitue le paradoxe et le
scandale pour Kierkegaard.
Il y aurait lieu sans doute de distinguer le Hegel de la jeunesse et le Hegel du
système ; pour celui-ci, l’incarnation est le symbole de l’esprit. Et c’est le système de
Hegel dans son ensemble, c’est-à-dire l’univers lui-même en tant qu’il se projette dans
Repères pour L’Etranger d’Albert Camus.
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la conscience de l’homme, qui est signifié par la crucifixion. Ce qui pour Hegel est
expression même de la raison est pour Kierkegaard l’existence dans son caractère
scandaleux et irrationnel.
Par l’instant de l’angoisse et le retour à l’origine, il faut dépasser l’inauthentique,
le monde du « on », du man .
2. Le « Dieu perdu »
Comment se fait-il qu’une pensée originairement religieuse, celle de Kierkegaard,
se soit transformée en une philosophie non religieuse et même antireligieuse ? À cette
observation, on peut répondre que, s’il y a une branche non religieuse et une branche areligieuse de la philosophie de l’existence, la tendance religieuse persiste toujours,
notamment avec Gabriel Marcel.
La branche a-religieuse, si on définit ainsi la pensée de Heidegger, s’approche du
religieux. Heidegger pense que le problème posé par l’idée de Dieu n’est pas un
problème qui puisse se résoudre directement ; il faut passer par l’idée du divin. Cette
affirmation même, appuyée sur certains poèmes de Hölderlin, montre la proximité de
l’idée religieuse.
Au centre de la philosophie de l’existence apparaît l’idée de la mort de Dieu. Mais
cette idée est susceptible de multiples significations. Quand Hegel parle du Dieu mort, il
cite ce passage de Pascal : « La nature est telle qu’elle marque partout un Dieu perdu et
dans l’homme et hors de l’homme. » Mais ce qu’il voit dans l’affirmation ou, pour
prendre son mot, dans le sentiment que Dieu est mort, c’est seulement un moment, et
pas plus qu’un moment, de la plus haute idée du concept pur, de l’infinité ; elle se
présente comme l’abîme du néant où tout être s’enfonce et qui cause ainsi la douleur
infinie. Hegel, à cet instant-là, était tout près de la méditation de son ami Hölderlin : à la
tristesse infinie devait succéder le jour de fête, au vendredi saint spéculatif, la pâque de
la révélation.
Le jeune Hegel, Hölderlin, Heidegger tournent également autour de l’idée du Dieu
mort. Nietzsche, en un même mouvement, constate la mort de Dieu et invite l’homme à
le tuer (le temps n’est pas encore venu où l’on déclarera la mort de l’homme). Pour
Sartre la mort de Dieu signifie l’impossibilité de joindre l’en-soi et le pour-soi.
Nous voici donc revenus à l’idée de l’être. C’est qu’il y a une multiplicité des
formes de l’être, de son équivocité. Chez Kant, on trouve la séparation entre la chose en
soi et les phénomènes qui sont en relation les uns avec les autres et avec l’esprit
humain. Le phénomène se voit dans l’expérience et est ordonné par les formes de
l’intuition, les catégories de l’entendement et même les idées de la raison. De la chose
en soi, on ne peut rien dire, du moins du point de vue de la raison théorique. C’est par le
devoir, d’une part, c’est-à-dire dans la raison pure pratique, et par la considération des
organismes vivants et des œuvres d’art, d’autre part, que nous arrivons tant à l’action
raisonnable qu’à la vision esthétique et à la connaissance du vivant. Dans quelle
mesure n’y a-t-il pas chez Kant une préfiguration des philosophies de l’existence ?
L’homme moral est autonome : il se donne à lui-même une loi ; dans sa confrontation
avec les œuvres d’art et avec les organismes qui sont des totalités autonomes, l’homme
peut retrouver par le jugement réfléchissant les unités et les totalités, les finalités qui
semblaient d’abord exclues.
Si, chez Kant, l’être a de multiples significations, on peut dire qu’il en est de
même pour Jaspers et pour Heidegger. On ne parle pas ici de Kierkegaard, qui plutôt
Repères pour L’Etranger d’Albert Camus.
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que philosophe se veut penseur du religieux. Bien qu’il se soit finalement tourné contre
Luther, sa pensée est sur certains points très proche de la sienne. « La pensée de
Luther, dit-il, est toute centrée sur le pour-moi. » Dès 1804, Kierkegaard écrit : « Le
Christ n’enseigne pas, il agit ; il est. » Nous ne sommes pas si loin qu’il le semblerait
d’abord de la pensée du Stagyrite : « L’existence, écrit-il d’après l’enseignement
d’Aristote, est quelque chose qui subsiste hors de la sphère des concepts. » D’après lui,
nous ne pouvons pas définir l’existence ; quand il s’agit d’elle, s’abstenir de définir est
un signe de tact. Cette idée se retrouvera chez Jaspers et Gabriel Marcel. La première
caractéristique de l’existence, si l’on peut appeler cela une caractéristique, c’est qu’elle
n’est pas définissable, c’est qu’elle n’est pas connaissable objectivement. Comme le dit
Jaspers, on ne peut parler que de l’existence passée, c’est-à-dire de l’existence
objectivée, qui n’est plus une existence réelle. Observée, l’existence s’évanouit.
Et pourtant on peut dire que Socrate est le premier existant, celui qui prend
comme précepte initial : connais-toi toi-même. Mais le « je » qui est connu par le
penseur de l’existence n’est pas un « je » connu du dehors. La connaissance de soimême pour Kierkegaard devient le souci au sujet de soi-même ; l’Unique, le penseur
subjectif, est celui qui est infiniment relié à lui-même, qui a un souci infini de son
existence.
Le risque d’être
Chez Kierkegaard, ce souci est tourné vers le salut, chez Jaspers, il l’est vers la
communication. Kierkegaard avait insisté sur l’incroyance qui se mêle à la croyance,
l’incertitude qui se mêle à la certitude. Jaspers reprend ce thème quand il décrit le
devenir de l’existant, sans cesse risquant son propre être. L’idée de rencontre aussi
chez Heidegger : l’existant est celui qui met en jeu son propre être, qui risque son être.
Pour Jaspers, l’être se présente de multiples façons, suivant qu’on l’examine
conformément à l’optique des sciences, fondées chacune sur des démarches
hypothético-déductives différentes, comme Platon l’avait vu dans La République , ou
que l’on s’efforce de suivre le mouvement de l’existence, ce mouvement hasardeux qui,
tout à la fois, ne s’arrête jamais et s’efforce de revenir à son origine. C’est ainsi qu’il faut
comprendre que Kierkegaard veuille revenir à Jésus. Ce mouvement vers l’origine, on
en retrouverait l’analogue chez Nietzsche et Heidegger, quand ils accomplissent un
retour aux présocratiques.
Il y a dans la pensée de Jaspers différentes classifications des êtres. Parfois il
distingue l’être comme objet, l’être comme sujet, l’être en soi. Parfois il part de
l’existence et l’oppose à l’objet des sciences particulières et à ce qu’il appelle la
conscience en général. Mais il note bien que chacune de ces formes d’existence appelle
l’autre et lutte contre l’autre.
Heidegger distingue l’être tout pur, qui serait celui des horizons et des choses qui
se détachent sur l’horizon, l’être instrumental, l’être des réalités mathématiques, qui est
peut-être un dérivé du précédent, et l’être de l’existence. Mais il convient de ne pas
séparer intériorité et extériorité ; nous sommes être-dans-le-monde et être-avec-lesautres. Le sentiment de solitude lui-même, l’isolement, l’esseulement impliquent la
présence des autres.
On a vu ainsi les dissociations de l’idée de l’être chez Jaspers et Heidegger. On
connaît la distinction sartrienne de l’en-soi et du pour-soi. L’en-soi est toujours ce qu’il
Repères pour L’Etranger d’Albert Camus.
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est. Le pour-soi, sous la forme duquel nous croyons reconnaître l’esprit, la négativité
hégélienne de l’esprit, est ce qu’il n’est pas et n’est pas ce qu’il est.
Dans la Critique de la raison dialectique (1960), on ne retrouve plus cette
distinction, mais, sous la forme du pratico-inerte, c’est encore l’en-soi que l’on reconnaît.
Entre l’être et le néant
Pour Kant, le monde est une idée, c’est-à-dire que l’idée du monde permet
d’unifier les phénomènes extérieurs. Mais l’idée reste idée, et l’on ne peut prétendre
unifier tous les phénomènes extérieurs sous l’idée de monde, pas plus que l’on ne peut
unifier tous les phénomènes intérieurs sous l’idée d’âme. Peut-être, sur ce point, la
pensée de Leibniz est-elle plus profonde lorsqu’il parle du monde réel et des mondes
possibles. Mais, chez lui, cette idée est liée à celle de Dieu, monade des monades. Le
Dieu de Leibniz laisse ouverts bien des problèmes, puisqu’il est l’origine de toutes les
monades et l’explication de leur concordance.
La critique que Kant fait de Leibniz est pertinente : il a vu la trop grande rationalité
de l’univers leibnizien, dans lequel nulle place n’était faite au négatif, à l’erreur, au
péché.
On pourrait souligner les ressemblances, au moins sur quelques points, de Kant,
de Kierkegaard, de Luther. Il est certain que Leibniz tend à faire disparaître le mal, qui
n’est plus qu’un moindre bien, comme l’ombre n’est qu’une moindre lumière et le silence
un moindre bruit.
Une des questions qui se posent alors est de savoir quelle place il faut faire à la
contradiction, si réellement la nuit est un moindre jour ou s’il y a un principe de
négativité dans le réel. La pensée rationnelle de Leibniz est souveraine dans son
domaine du rationnel ; n’y a-t-il pas, cependant, une négativité qui ne se réduit pas à un
moindre positif, qui est destructrice ? C’est ainsi une pensée analogue à celle de Jacob
Boehme que l’on rencontre. La grandeur de Hegel est d’avoir fait apparaître la
négativité, ce qu’il appelle la peine et le travail du négatif, à l’intérieur d’un schème
rationnel de l’idée. C’est cette vision du Dieu perdu et du néant qui fait sa force, une fois
qu’elle a été unie à la raison. Mais, précisément, cette union, Kierkegaard la met en
question lorsqu’il dit : « Mon existence, mon péché, mon repentir ne font pas partie du
Système. » Sans le savoir tout à fait, il retrouve l’opposition de Kant à Leibniz. Peut-être
n’y a-t-il en effet existence que s’il y a cette affirmation du péché et de l’erreur.
Mais peut-on s’en tenir à cette pensée du négatif ? Kierkegaard lui-même
affirmait que, du point de vue de la croyance, le péché peut être racheté et qu’il y a une
Église invisible. Nous voici en effet dans cette situation : ce que dit Kierkegaard de
l’existant se dissout peut-être et s’évapore dans l’idée de cet au-delà où il n’y a plus ni
temporalité ni souffrance. La philosophie de l’existence ne serait donc pour Kierkegaard
lui-même que pour cet être intermédiaire que nous sommes, entre le néant et l’être.
Il n’en reste pas moins que la pensée de l’existence apporte un élément nouveau
à la philosophie. Il y avait bien eu, au XIXe siècle, après le déclin de l’hégélianisme, des
philosophies de la vie et de la valeur, des philosophies de la durée et du dialogue. C’est
une nouvelle forme de pensée qui naît, pensée de la contradiction non surmontée, chez
la plupart des philosophes de l’existence (même si elle est surmontée par Kierkegaard
dans l’Église de l’invisible), pensée de la thèse et de l’antithèse sans la synthèse,
pensée de la tension et de la limite.
Repères pour L’Etranger d’Albert Camus.
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Le retour à l’origine
Pour celui qui envisage la pensée de Heidegger, il y a une difficulté qui vient du
fait que n’a jamais été publié le deuxième volume de L’Être et le temps (Sein und Zeit ,
1927). Dès le début, il avait pensé que le problème de l’être est essentiel. Ce problème,
il l’approche maintenant d’une autre manière, en se tournant vers le langage et vers les
choses. L’essence de l’être, c’est d’être la vérité ; et la vérité, il continue encore à la voir
dans la décision résolue (Entschlossenheit ) et aussi dans les choses. C’est à partir
d’elles, par exemple, à partir d’un vase, qu’il nous fait comprendre la pensée de
Hölderlin ; tout est constitué par la terre, qui joue le rôle de l’ancienne matière, et par le
ciel, par les mortels et par les immortels. Sans doute ne voyons-nous pas encore les
immortels ; nous ne sommes pas venus à leur contact, étant venus trop tard ou trop tôt.
Pour Nietzsche, l’affirmation de l’éternel retour était la plus proche approximation
de l’être que puisse avoir l’homme. Plus encore qu’un penseur de la technique,
Nietzsche est pour Heidegger un penseur de l’être. Les cours qu’il a publiés sur
Nietzsche apportent une contribution importante à sa propre pensée en même temps
qu’à celle de Nietzsche. Si l’on se rappelle que, pour Heidegger, tous les grands
penseurs ont dit une seule et même chose, on peut estimer que Nietzsche reprend à sa
façon ce qu’ont dit ces penseurs opposés qui furent l’aurore de la pensée occidentale,
Parménide et Héraclite. L’on retrouve donc toujours aussi le thème du retour à l’origine.
Parmi les penseurs de l’existence, on peut ranger aussi des théologiens tels que
Karl Barth, des penseurs religieux tels que Berdiaeff ou même Unamuno, des écrivains
tels que Georges Bataille, Maurice Blanchot, des philosophes encore comme Emmanuel
Lévinas.
Martin Buber a insisté sur le caractère incomplet du schème heideggérien de la
réalité. C’est que Buber a trouvé dans la tradition juive un mode de communication entre
lui et les autres êtres et, avant tout, avec ce Toi absolu qui est Dieu lui-même. On peut
dire que sa pensée rencontre souvent celle de Kierkegaard. Mais Buber ne passe pas
par le désespoir kierkegaardien. La foi est là, qui fonde croyance et communion.
Puisée à d’autres sources, la pensée de Nicolas Berdiaeff se dirige vers des sphères
semblables. Lui aussi affirme le caractère abstrait des autres philosophies. Chez lui, les
idées d’individualité et de communauté, loin de s’exclure, s’appellent.
Karl Barth se rattache à la pensée de Luther comme à celle de Kierkegaard, et
ses premiers écrits doivent aussi à Dostoïevski. Ce que Bataille recherche, c’est la
transgression des normes établies ; c’est cette rupture qu’il voit dans la fête, comme
dans l’amour.
« Cela est donc possible ? » se demande Kafka, et sa méditation tourne autour
de l’idée de possibilité. Il vit dans un perpétuel sentiment d’attente : attente de quoi ? on
ne sait trop.
Suivant les termes de Kafka, un assaut est livré à l’extrême frontière de ce
monde. Mais ici aussi l’actif se transforme en passif, et c’est plutôt un assaut que nous
subissons. Bien des explications ont été données de son œuvre, et toutes sont
insuffisantes. Kafka parle de la violence de la vie ; il ne sent cette violence que parce
qu’il est violenté par la vie. Mais il reste en lui un espoir infini, comme il le dit. Et nous
nous trouvons en face de ce qu’il appelle l’« indestructible ».
3. L’existentialisme en procès
Repères pour L’Etranger d’Albert Camus.
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La dernière pensée de Maurice Merleau-Ponty, notamment dans Le Visible et
l’Invisible (1904) et les Résumés de cours (1968), voudrait faire sentir quelque chose
qui est situé au-delà de la philosophie, même si cette dernière se présente sous forme
d’une phénoménologie. Merleau-Ponty cherche à s’évader de la représentation. C’est à
la peinture qu’il recourt de préférence pour nous donner le sentiment que profondeur,
couleur, forme, ligne, mouvement, contour, physionomie sont des rameaux de l’Être,
que chacun de ces éléments appelle l’autre, qu’ils sont pris dans une histoire, dans une
temporalité profonde. Il fait alors appel à Klee, après en avoir référé à Vinci : « Je suis
insaisissable dans l’immanence. »
Pour compléter sa réflexion, il pense qu’il faudrait s’adresser à la physiologie et à
la biologie et faire apparaître, derrière ce qui est, ce qui est possible. Il estime encore
qu’il existe une indivision antérieure à la réflexion qu’on doit rechercher. De multiples
manières, il faut cheminer au-delà du cogito. Sartre avait parlé du cogito tacite. C’est
vers un silence qui n’est même plus pensé que nous allons en suivant les indications de
Merleau-Ponty.
La phénoménologie avait été conçue par Husserl comme une philosophie des
essences ; Sartre et Merleau-Ponty ont tenté de faire ce que le premier a appelé une
ontologie phénoménologique, et, apparemment, cette ontologie phénoménologique
débouche sur des phénomènes insaisissables pour la représentation, mais qui nous
mettent, par cela même, au sein de l’existence.
Dans Le Visible et l’Invisible , Merleau-Ponty dégage cette surréflexion qui nous
fait saisir les liens organiques de la perception et de la chose perçue et qui tente
d’exprimer « notre contact muet avec les choses, quand elles ne sont pas encore des
choses dites ». Il y a un point où l’on est tout près à la fois de Bergson et de Husserl.
Merleau-Ponty décèle cette présence du monde entier à nous-mêmes à partir de la
perception. On atteint la région de la foi perceptive par laquelle on retrouve la
fréquentation naïve du monde, région où reprennent leur valeur, non pas les idées
d’éléments ou de champs, mais les éléments ou les champs eux-mêmes. On y saisit à
nouveau la « pulpe même du sensible ». Mais, ici, ce qui est représentation ne peut pas
être isolé de l’affectif, de tout ce domaine d’adversités ou de faveurs qui colore le centre
même de nos perceptions. Ainsi, de l’existence solitaire de Kierkegaard, on arrive à une
existence en communication avec les autres et avec le monde.
Le mouvement de la philosophie s’arrêtera-t-il là ? Sartre estime qu’il faut
compléter l’existentialisme par le marxisme. Tel n’était pas l’avis de Merleau-Ponty. Il
n’est pas question de revenir à une philosophie réflexive, ni à une philosophie de la vie,
ni à une philosophie de la conscience. Il y a un domaine des relations éprouvées,
vécues.
Le moment est venu où les cadres classiques ne suffisent plus ; au-delà des
oppositions figées, on aperçoit ce règne où se confondent intériorité et extériorité ; et
c’est cette fusion réciproque qui constitue l’existence.
Sartre, tout en reconnaissant la valeur de Freud, a pris position contre la
psychanalyse freudienne et proposé une psychanalyse existentielle. D’autre part, il
considère maintenant l’existentialisme comme un complément et, sur certains points
sans doute, comme un correctif du marxisme. Tout en acceptant l’idée d’une dialectique,
il n’admet pas une dialectique de la nature. En outre, il maintient qu’on peut expliquer le
réel historiquement.
Repères pour L’Etranger d’Albert Camus.
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C’est dire aussi que l’existentialisme s’oppose au structuralisme. Il est sans doute
difficile de parler d’une façon générale des structuralistes ; car, sur certaines questions,
leurs positions sont très diverses. Mais ils opposent à l’importance que le XIXe et le XXe
siècle ont donnée à l’histoire celle de l’idée de structure. Partis de la linguistique et de
l’ethnologie, ils découvrent des schèmes permanents.
Pour l’historien de la philosophie, les philosophies de l’existence s’inséreraient
ainsi entre les philosophies de l’essence et les philosophies de la structure. Le penseur
de l’existence, tel que le définit Kierkegaard, ne situe pas sa réflexion dans une trame
historique ; il déclare nier l’objectivité et il nie peut-être, par là même, l’histoire. Ainsi,
quel que soit le cours de l’histoire de la pensée, le penseur existentiel paraît en droit de
se maintenir, c’est-à-dire de maintenir en opposition aux explications des classes et des
complexes – sans parler des races – l’individu dans son individualité.
On pourrait se demander si la pensée existentielle est finalement surtout une
pensée religieuse. Cela dépend évidemment du sens que l’on donne au mot « religieux
». Quelle que soit l’importance de l’influence qu’a exercée sur lui le christianisme,
Jaspers ne peut pas être classé comme un penseur religieux. L’Umgreifend (l’englobant
comme on le traduit ordinairement) n’est pas le Dieu de la religion commune. À plus
forte raison Heidegger n’est-il pas un penseur religieux. Il est vrai qu’il refuserait aussi le
titre de penseur de l’existence (qu’accepte Jaspers). Tout au plus arrive-t-il au divin.
Grâce à quelques vers de Hölderlin, il nous fait pressentir un Dieu. Nous arrivons trop
tard ou trop tôt pour atteindre le Dieu.
Cela ramène à l’idée que poésie et philosophie se rejoignent du point de vue de
la pensée de l’existence.
De nouvelles questions naîtraient. Van Gogh, Rimbaud ne sont-ils pas, l’un avec
ses toiles (et ses lettres), l’autre avec ses poèmes, des hommes de l’existence ? C’est
dans les moments d’intensité que nous atteignons l’existence. Et c’est par l’angoisse,
d’après la plupart des philosophes de l’existence, que nous accédons à ces moments
d’intensité. Car c’est par elle que nous nous distinguons de la pensée banale, de la
pensée de ce que Heidegger appelle le man , de ce qu’on a traduit par le « on ».
Gabriel Marcel a insisté, d’une part, sur les faits visibles par n’importe qui, ceux
où je suis interchangeable avec l’autre, et, d’autre part, sur les faits qui ne peuvent être
éprouvés que par moi. Dans la même ligne, Kierkegaard disait que la subjectivité est la
vérité.
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