Argument du Congrès 2016 de l’AIEMPR : « Et la chair s’est faite verbe » Dimension clinique C’est tout de même extraordinaire que l’homme soit doué de parole. Ce fait a longtemps nourri notre orgueil, au point d’aller jusqu’à croire que nous étions des créatures tout à fait exceptionnelles dans l’ordre de la création et que Dieu nous avait privilégiés en nous donnant une âme avec la parole. Il serait peut-être temps de faire preuve d’un peu plus de lucidité et surtout de modestie. Si nous voulons avoir une position privilégiée auprès de Dieu, il vaut mieux la mériter en comprenant comment nous est venue la parole plutôt qu’en présupposant qu’elle nous vient de lui. Il est bien sûr difficile d’évoquer cette question sans passer par Descartes, qui recommande vivement de ne pas se la poser. Pour lui, il n’y a pas de problème : le corps et la pensée sont des choses radicalement distinctes et la modernité a rentabilisé à fond de train cette rupture pour en faire ce que nous sommes. Était-ce une bonne idée ou non? Je laisserai à l’histoire le soin d’en décider. On a cependant l’impression d’être arrivés à la fin de ce paradigme. L’esprit libéré des contraintes du corps a pu se déployer librement pendant au moins cinq siècles, mais au bout de ce cheminement, les corps, les cultures, la terre souffrent en silence sans trouver le moyen de s’en plaindre, tandis que l’esprit tourne en rond dans le paradigme scientiste sans pouvoir le dépasser, malgré son incapacité à rendre compte de ce qu’il en est du vivant. Il serait grand temps d’arrêter les frais, de remonter le temps jusqu’au moment où on pourrait changer de trajectoire. Je propose qu’on fasse comme si Descartes n’avait pas existé. Je propose qu’on aille scruter à la loupe tous les lieux où le corps et l’esprit se rejoignent, où ils se mélangent, se confondent. Je propose d’observer comment le corps produit son au-delà et comment cet au-delà peut progressivement se libérer ou non de ses liens avec le corps. Le corps donne à l’Autre, c’est-à-dire à Dieu ou à ses substituts. Il suppose à l’Autre tous les sens dont il dispose lui-même. Ce qui veut dire que le corps donne à l’Autre à voir, à entendre, à humer, à goûter et à toucher. À partir de ce « donner à… », qu’on pourrait appeler une prière, tout est possible : danser, chanter, sacrifier, dessiner, halluciner, souffrir, avoir des douleurs, rêver, faire des lapsus, des actes manqués, suer, péter, accomplir ses fonctions biologiques, bref, vivre. Ce faisant, il donne à lire à l’Autre le récit de sa vie. Parce que chaque geste se réalise deux fois, la deuxième étant le récit de la première. Mais le corps peut aussi être dans l’action volontaire. Il peut utiliser à son profit les cinq sens qu’il avait tout à l’heure prêté à l’Autre. Il n’est plus dans le « donner à … », il est alors dans le « faire ». Il regarde, écoute, sent, goûte, touche. Il peut même montrer, parler, faire sentir, faire goûter et se laisser toucher tout en restant dans le « faire ». Le « donner à… » et le « faire » sont deux registres totalement différents. Le premier s’adresse à l’Autre tandis que le deuxième s’adresse à l’autre, le congénère. Descartes a complètement dévitalisé le « donner à… » pour privilégier le « faire ». Freud a réparé une partie de l’injustice en réhabilitant une partie du « donner à … », celle où des signifiants visuels et auditifs sont concernés. Le corps dispose d’une quantité d’autres ressources pour donner à lire à l’Autre, qui sont quelques fois très subtiles. C’est ce champ que je vous propose d’explorer. Dimension oecuménique En essayant d’expliciter ce thème, surtout s’il est associé à un congrès qui pourrait avoir lieu dans un pays arabe, je me suis aperçu qu’il cachait un projet œcuménique de rencontre avec l’islam et, éventuellement, avec les christianismes orientaux. Il me fallait, avant de procéder à cette explicitation, définir les cadres dans lesquels une telle rencontre œcuménique pouvait avoir lieu. Penser une rencontre avec des Musulmans, des Chrétiens orientaux et, pourquoi pas?, des Juifs, à quelques kilomètres de la ville sainte des trois monothéismes, dans un contexte de pensée uniquement chrétien occidental eut été courir à un échec assuré. Pour espérer une rencontre, il faut pouvoir dépasser le niveau anthropologique chrétien occidental pour se situer à un niveau de généralité supérieur où des points communs seraient clairement identifiables. Un niveau de généralité supérieur signifie un niveau historiquement ou logiquement antérieur. Je veux parler de la structure du monothéisme. Le monothéisme a une structure à trois éléments, peuple/prophète/dieu. Dieu Dieu Prélèvement Tables de la loi Coran Prélèvement Donner à (Regarder, écouter, humer, goûter, toucher) Prophète Christ divin Christ humain Prélèvement Regarder, écouter, humer, goûter, toucher Peuple Peuple Entre les trois, il y a un système de prélèvement dissymétrique. Le prophète prélève de Dieu les tables de la loi ou le Coran. Il est le seul à voir Dieu c’est à dire à prélever l’image de Dieu. Le peuple prélève sur le prophète les insignes imaginaires de son identité ainsi que le système symbolique qui va le spécifier. Il voit et entend le prophète, il voit et touche les tables de la loi ou le Coran, mais ne voit ni n’entend Dieu. Dieu prélève auprès du peuple prières, sacrifices et dons. Le peuple «donne à…» Dieu. Dieu voit, entend, bref sent le peuple. Mais le peuple ne peut voir ou entendre Dieu. Il y a une limite que la perception du peuple ne peut pas franchir : c’est la limite du Réel. Cette structure est assez générale. On pourrait, vraisemblablement, la retrouver dans toutes les formes de religiosité. Elle a cependant été substantiellement modifiée par le concile de Chalcédoine en 452, qui a statué sur la double nature du Christ. Ce changement a consacré une modification structurelle importante, que la crise iconoclaste des VIIIe-IXe siècles n’arrivera pas à renverser : Dieu est désormais visible par le peuple. Il y a un aplatissement de la figure qui rend caduc le rôle du prophète. L’accès à Dieu est direct et n’est plus médiatisé par le prophète1. La trajectoire de l’activité qui, jusque là, était rotative, devient rectiligne. Voir rencontre être vu. Entendre rencontre être entendu et prélever rencontre donner. Cette structure rectiligne rend désormais possible le narcissisme, rend possible l’allerretour des sens. Moyennant l’oubli de la part d’inaccessible que recèle encore l’apparition du divin sous forme humaine, le voir et l’être vu pourront en venir à se capturer mutuellement et à écarter le donner à voir. Entendre et être entendu se captureront l’un l’autre et désamorceront le donner à entendre. De même que prélever et donner en viendront à s’égaliser et faire l‘impasse sur l’offrir. La perception du divin et la perception de soi dans le divin relèguent le donner à percevoir à Dieu dans les marges de la conscience, où il en vient à habiter les rêves et les hallucinations, d’où les gargouilles s’agrippent aux contreforts des cathédrales. En Occident, l’univers de la prière et des sacrifices se diabolise progressivement en se peuplant de toutes sortes de chimères, comme un triptyque de Jérôme Bosch. La prière change de forme et se déplace plutôt du côté du rapport avec le Dieu perceptible, qu’il soit assimilé à l’institution corporative extérieure ou à une représentation mentale tout intérieure. Sous forme d’étendue et de pensée, ce sont ces pôles disjoints de la structure définie en 452 que Descartes va introduire dix siècles plus tard dans la philosophie et dans la science, en en radicalisant les termes et l’opposition. Il va dire : «La conscience est, les chimères ne sont pas.» Le donner à voir, à entendre, à humer, à manger, qui avait déjà été marginalisé par les interprétations scolastiques et postérieures du symbole de Chalcédoine, est définitivement écarté par Descartes. Ce «donner à…» fait partie des choses non totalement sûres qui ne méritent pas de demeurer dans le système. Il n’est pas inintéressant de noter que ce «donner à…» est une position féminine. C’est en ce point précis qu’on peut situer la coupure cartésienne entre l’esprit et le corps. Entre le voir/être vu, l’entendre/être entendu et le prélever/donner, d’une part, et le donner à voir, donner à entendre et le donner tout court, d’autre part. Le corps donne à voir, donne à entendre, à humer, à goûter, et donne tout court. Il donne à un être nommé Dieu. En fait, cet espace est celui de la prière, celui de la négociation avec Dieu, celui où on tâche de l’amadouer, de fléchir sa colère, d’intercéder auprès de lui, voire de s’unir à lui. C’est cet espace que Freud redécouvre avec les symptômes hystériques, les rêves, les lapsus et les actes manqués et, enfin, avec la (re)découverte du transfert. C’est que forcément, ce donner à voir, à entendre, humer, goûter, toucher, s’adresse à quelqu’un. Ce quelqu’un, c’est Dieu, ou alors un substitut d’une image parentale. Il n’est pas inintéressant de noter que dans le passage de Freud à Lacan, on a un aplatissement comparable. Pour Freud, ce qui compte, c’est la triade enfant/mère/père. Alors que, pour Lacan, ce qui importe c’est la triade enfant/mère/phallus. Le père n’apparaît ici que sous la forme du phallus prélevé sur lui par la mère. 1 Ce qui ne veut pas dire que Freud ait transgressé la césure cartésienne. En réalité, il a simplement déplacé la frontière corps/esprit pour la situer un peu plus bas. Tous les symptômes qu’il a dégagés sont reliés par une chaîne de signifiants à un souvenir du passé. Mais d’un bout à l’autre de la chaîne, on a affaire à des signifiants sonores ou visuels. Tout le reste demeure en revanche de l’ordre du corps et relève de la médecine, non de la psychanalyse. Il y a un point au delà duquel Freud considère que la psychanalyse ne doit plus intervenir, un point qui relève de la médecine. Il est clair pour lui que la psychanalyse se situe entièrement dans le domaine de l’esprit. C’est que Freud travaille dans le paradigme de la chrétienté occidentale. Il peut bien soustraire quelques éléments (inconscients) à la vigilance de Descartes, à l’unique condition que ces éléments soient spécularisables. Seules l’image et la voix répondent à cette condition. Le reste : le goût, le toucher, l’odorat, la douleur, le plaisir sont plus de l’ordre de la sensation que du sentiment et sont restés, par conséquent, hors de ses calculs. Pourtant, Freud, dans sa deuxième topique, trace une continuité entre l’inorganique, l’organique et le psychique. Pourtant Lacan, dans la suite de la deuxième topique, nous a donné une définition du signifiant suffisamment souple pour que nous puissions l’insérer dans cette continuité. Les signifiants de Lacan ont très rapidement perdu leur caractère linguistique. Toute trace psychique ou somatique d’un évènement de l’histoire d’un sujet peut se prévaloir d’un statut de signifiant. Nous disposons donc de tous les éléments qu’il faut pour aller chercher les évènements psychiques et somatiques de l’histoire d’un sujet et les faire entrer dans nos calculs. Excepté que le paradigme cartésien et chalcédonien occidental nous empêche de le faire. Restaurer les liens rompus entre le corps et l’esprit en évoquant le mysticisme, la psychosomatique, la musique, la prière, la danse, la féminité, le rêve, la douleur ainsi que d’autres aspects encore insoupçonnés, permet aussi de sortir du paradigme chalcédonien occidental pour aller tâter des formules religieuses aussi proches que l’Orthodoxie, ou aussi éloignées que l’islam et le judaïsme. Retrouver les liens du corps et de l’esprit, c’est aussi remonter aux origines du christianisme et retrouver un esprit religieux que l’Occident a longtemps partagé avec d’autres rites chrétiens et d’autres religions.