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G. Barthèlemy
CPGE scientifiques Lycée Champollion année 2010-2011
LE MAL DANS CANDIDE (1759)
Voltaire fait partie de ceux qui au XVIIIe procèdent à un réexamen de
la question du mal et s’efforcent à la redéfinition d’un bien individuel et
collectif. Candide joue dans cette affaire un rôle considérable, et il reflète le
traumatisme qu’a été pour Voltaire et ses contemporains le tremblement de
terre de Lisbonne en 1755. La tradition scolaire a mis l’accent sur cette
question du mal, notamment en s’emparant du dernier chapitre, dont nous
verrons qu’elle l’a traité de manière surprenante.
Candide est un « conte philosophique », c’est-à-dire un récit qui
comporte
une
dimension
démonstrative,
et
qui
traite
de
questions
« philosophiques » - le mal en est une, bien sûr. Mais l’adjectif comporte
aussi une autre signification : il désigne une manière de faire qui, aux
antipodes du texte édifiant, ne consiste pas à imposer au lecteur une vérité
toute prête mais à lui suggérer la nécessité de la mise à distance de divers
schémas de pensée sans lui dire par quoi les remplacer : c’est bien la
moindre des choses qu’un auteur qui a milité pour la liberté d’examen et
l’esprit critique ne prétende pas penser à la place de son semblable. Si
l’autonomie critique est une des formes du bien, ce serait mal de livrer au
lecteur un texte édifiant, un prêchi-prêcha ; mais le lecteur est prié d’être
attentif et intelligent (autant que faire se peut) s’il veut être en mesure de
penser le mal avec Voltaire.
Pour mener à bien cette brève analyse, nous devrons dans un premier
temps évoquer rapidement la question du mal chez Voltaire, et plus
particulièrement sa critique de l’optimisme philosophique, pour parler
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ensuite de la conception voltairienne de la philosophie, avant de nous
intéresser au dénouement du conte.
I - Voltaire et le problème du mal
La question du mal au XVIIIe est en partie (et en tout cas pour Voltaire) celle
de l’ « optimisme », doctrine philosophique qui procède de Leibniz et consiste
à dire que la faiblesse de l’esprit humain lui interdit de pénétrer le « plan
divin », les « desseins de la Providence », c’est-à-dire de percevoir la totalité
du réel et de l’Histoire, totalité au sein de laquelle ce qui semble un mal à
l’homme contribue en fait à un bien global. Le débat est à la fois complexe,
parce que la théologie et le bon sens s’y heurtent, et périlleux, parce que
contester l’existence de la Providence (l’existence d’un dessein de Dieu, qui
par définition ne saurait viser le mal), c’est mettre en cause le catholicisme.
Dans la préface qu’il écrit pour son « Poème sur le désastre de Lisbonne1 »
publié en 1756, Voltaire rappelle l’évidence reconnue par tous les hommes,
dit-il, selon laquelle « il y a du mal sur la terre ». C’est pourquoi « le mot ‘‘Tout
est bien’’ […] n’est qu’une insulte aux douleurs de notre vie », et il se moque
du discours « optimiste » qui consisterait à dire aux habitants de Lisbonne
(c’est un discours que Pangloss serait susceptible de tenir) qu’après le
tremblement de terre les maçons seraient plus prospères, certains animaux,
nourris par les cadavres, plus gros, etc. Ce qu’il faut, ajoute Voltaire, c’est se
résigner à l’existence du mal, à considérer que son origine est une énigme, et
qu’il est nécessaire d’espérer en un au-delà de la vie et de croire en la « bonté
de la providence », en l’incapacité des lumières naturelles de la raison à
rendre compte, d’un point de vue métaphysique, du mal. Voltaire s’en prend
ici à une tradition religieuse et philosophique très sophistiquée qui s’est
acharnée à fournir des interprétations métaphysiques de l’existence du mal.
Il leur oppose sa propre conviction religieuse (croyance en un au-delà,
existence d’une providence) qui permet à l’homme d’espérer, de croire en une
divinité encline au bien, mais pas de résoudre ce mystère du mal. Il écarte
Rappelons de quoi il s’agit : le 1er novembre 1755, un tremblement de terre suivi d’un ras
de marée et qui provoqua un énorme incendie détruisit la fastueuse Lisbonne, causant au
passage à peu près 30 000 morts. Ce fut pour l’Europe un traumatisme considérable, qui
redonna toute son acuité au débat sur le mal et la Providence.
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aussi une polémique qui fait rage chez les métaphysiciens du temps et qui
consiste à poser une alternative embarrassante autant qu’irréductible : si
Dieu est bon et que le mal existe, c’est que Dieu n’est pas tout-puissant ; si
Dieu est tout-puissant et qu’il laisse subsister le mal, c’est qu’il n’est pas
bon.
Voltaire propose donc de délaisser un questionnement métaphysique
qui lui semble stérile ; en revanche, il s’intéresse aux mécanismes par
lesquels l’homme est conduit à faire le mal, dans la perspective d’une
anthropologie fondamentale donc qu’il a développée dès 1735 dans son
Traité de métaphysique. L’homme fait le mal, dit-il, en mésusant et en
abusant des passions et des besoins dont la bienveillance divine l’a dotés
comme autant de ressorts qui le font agir dans le sens de l’accomplissement
des fins providentielles : la vie sociale, l’extension des arts et des plaisirs.
L’homme est d’ailleurs également pourvu d’instincts universels qui lui
permettent d’identifier le bien et le mal, et chacun peut ainsi se référer à des
critères qui le sont tout autant2 : « La vertu et le vice, le bien et le mal moral,
est donc en tout pays ce qui est utile ou nuisible à la société ».
Au rebours cette approche qui s’applique à prendre au sérieux les
modalités individuelles et collectives de l’existence des hommes, l’optimisme
pèche doublement : il nie la souffrance des hommes en prétendant adopter le
point de vue de Dieu, et il constitue ainsi une illustration paradigmatique
des dégâts occasionnés par l’esprit de système. Mais pour comprendre les
enjeux de l’opposition de ces deux perspectives, il faut évoquer la conception
voltairienne de la philosophie.
II – La philosophie selon Voltaire
On saisit très bien les enjeux de cette opposition dans un texte de
1734 intitulé les Lettres philosophiques. Voltaire a dû s’exiler en Angleterre à
la suite d’un conflit avec un aristocrate, et il y découvre deux choses dont il
rend compte dans cet ouvrage: la monarchie parlementaire et l’empirisme
philosophique et scientifique. Cette découverte va l’aider à mettre en forme
Par opposition au bien mensonger et mystificateur promus par exemple par les religions
institutionnelles, selon lesquelles vivre conformément au bien c’est aller à la messe, obéir à
l’Eglise, etc.
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l’opposition mentionnée ci-dessus. D’un côté, une philosophie qui se
préoccupe essentiellement de métaphysique, se prolonge en une théologie
dogmatique volontiers anti-humaniste qui dévalorise le séjour terrestre, fait
de l’homme l’esclave d’une Dieu vengeur et ne se préoccupe guère des
moyens d’amender le sort des hommes. Voltaire fige cette représentation
dans les deux dernières « lettres », consacrées à Pascal, qui en devient
l’incarnation. De l’autre côté, l’Angleterre illustre le goût pour une
philosophie rationaliste et empirique, qui part du réel et de l’expérience, est
indissociable d’un élan scientifique qui lui-même constitue la promesse
d’une emprise sur le réel indispensable à ceux qui se préoccupent d’amender
le monde des hommes. Parallèlement, ce goût pour l’empirisme et la
rationalité débouche sur l’esprit critique, la tolérance, une sorte de diversité
et de conflictualité sociale pré-démocratiques, et donc une société plus
propice à l’épanouissement des individus, abrités du fanatisme et de
l’arbitraire royal (on l’a déjà suggéré ci-dessus, tout ceci est indissociable de
l’avènement du parlementarisme). Bref, Voltaire constate en Angleterre
comme une mutation de la raison : elle n’est plus l’outil dont la tâche la plus
noble est la compréhension des « mystères » (au sens chrétien du terme), elle
n’est plus avant tout tributaire du partage entre raison et foi, elle est l’outil
de la connaissance, de l’examen critique et du libre choix.
Car la question de la liberté, elle aussi, est transformée : elle n’est plus
celle de la confrontation entre la volonté de l’homme et celle de Dieu, mais la
capacité à faire ce que l’on est conduit à vouloir comme être raisonnable,
sans qu’une instance s’interpose pour imposer ses propres vues. La liberté
est d’abord la liberté de penser, de l’examen critique permettant la réfutation
des diverses mystifications qui assurent, grâce à la collaboration du pouvoir
et de la religion, la pérennisation de la tyrannie, c’est-à-dire du mal
politique. Tout cela est indissociable du progrès, c’est-à-dire de l’amélioration
du sort de l’homme (comme individu et comme espèce), et de la question de
l’action. Par là, nous en arrivons à Candide (et à Candide).
III – Le mal dans Candide
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Commençons par une citation de Jean Goldzink (Voltaire de A à Z,
notice « Mal » - largement exploitée dans cet exposé -, Hachette 1994) :
Comme le mal met en jeu la Divinité, la raison, l’Histoire, le bonheur,
l’amour, la société, les passions, tout conte voltairien relève de sa
juridiction philosophique, et toute destinée de personnage prend
valeur de parabole dans la balance des peines et des plaisirs. Le mal
est au point le plus sensible et le plus dramatique de la philosophie,
[car il n’est] pas autre chose que le face-à-face de Dieu et de
l’homme, de l’homme et du monde, et il est à la jointure de l’écriture
abstraite et de l’écriture narrative.
Dans le cas de Candide, le rapport à la question du mal est exhibé dès
le titre, qui est en fait, on le sait, Candide ou l’optimisme, titre qui prend
davantage de sens peut-être si l’on sait qu’à l’optimisme voltaire voulait
substituer le « méliorisme », position qui consiste à dire qu’il ya globalement
plus de bien que de mal, et que cette proportion peut encore être améliorée,
sous réserve d’éduquer les hommes et de s’appliquer à transformer le monde
(notamment en luttant contre l’intolérance, la superstition, et l’arbitraire3).
Comme le montre sa présentation dans l’incipit, Candide est un héros
programmé pour faire l’épreuve d’un monde dans lequel les innocents ne
sont pas à la noce : c’est
un jeune homme à qui la nature avait donné les mœurs les plus
douces. Sa physionomie annonçait son âme. Il avait le jugement
assez droit avec l’esprit le plus simple ; c’est […] pour cette raison
qu’on le nommait Candide.
Rien de mieux qu’un héros innocent (aux deux sens du terme : qui
ignore le mal, et que sa naïveté prédispose à prendre des coups) pour
illustrer un monde dans lequel le mal fait rage4, et en être victime, surtout si
le jeune homme est formé par une sorte de mystificateur au raisonnement
mécanisé (c’est Pangloss, bien sûr), et qui tient le langage que voici (4e
paragraphe) :
Il est démontré que les choses ne peuvent être autrement : car,
tout étant fait pour une fin, tout est nécessairement pour la
meilleure fin. Remarquez bien que les nez ont été faits pour porter
3
Ce qui ne suffit pas à faire de Voltaire un révolutionnaire.
Sade perfectionnera ce procédé en construisant pour sa part un diptyque de deux
romans : Justine ou les infortunes de la vertu / Juliette ou les prospérités du vice.
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des lunettes. Aussi portons-nous des lunettes […] et, les cochons
ayant été faits pour être mangés, nous mangeons du porc toute
l’année ; par conséquent, ceux qui ont dit avancé que tout est bien
ont dit une sottise ; il fallait dire que tout est au mieux.
Passons sur le détail des aventures de Candide, pour remarquer
simplement que chaque fois que se produit une embellie, il s’exclame
triomphalement, au mépris de son expérience, que Pangloss avait raison,
que tout est bien, et venons-en aux deux derniers chapitres, dont une
curieuse tradition scolaire nous dit qu’ils livrent une leçon de sagesse
souriante. Candide et ses petits camarades (car un certain nombre de
personnages se retrouvent, par la grâce de récit, à Constantinople)
découvriraient en définitive la solution pour se soustraire au mal et instaurer
une forme de sérénité ; cette solution consiste à acheter un petit bout de
terrain, à le mettre en culture et à cesser d’attendre de l’existence amour,
gloire et enthousiasme, à renoncer à gamberger – bref, il faut « cultiver son
jardin », selon un précepte inventé et mentionné à deux reprises par
Candide, qui aurait une magnifique portée allégorique et nous convaincrait
de la nécessité de nous résigner plutôt que de courir le monde à la poursuite
de chimères. On connaît le public idéal de ce genre de « morale » : c’est celui
que l’on caricature sous les traits du bourgeois ventru et essoufflé des
années 1840, celui dont il ne faut pas dire qu’il ne rêve pas, mais bien plutôt
qu’il est terrorisé par ses propres rêves5. Telle serait la sagesse proposée par
Voltaire : opposons au mal
qui règne dans le monde extérieur et à nos
propres démons cette activité éminemment raisonnable qu’est le travail de la
terre, source de richesse et de satisfaction, comme le dit d’ailleurs le vieillard
qui est le prescripteur de Candide dans cette affaire : « Le travail éloigne de
nous trois grands maux : l’ennui, le vice et le besoin ». Voilà qui est certes un
beau projet au regard des délires en échappement libre de Pangloss et de
l’oisiveté délétère de nos héros. Mais, comme dirait à peu près T. Gautier,
s’empêcher de succomber au mal, est-ce connaître le bien et le bonheur,
dont on sait à quel point les philosophes du XVIIIe y sont attachés ? Voyons
donc les choses de plus près.
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Malraux, préface du Démon de l’Absolu.
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Faisons d’abord un état des lieux, au sens géographique du terme. La
scène se passe à Constantinople. Constantinople, ses mosquées, ses
loukoums, ses baklavas, son Bosphore, le mausolée d’Atatürk, etc. Pas du
tout. Constantinople est la capitale de l’Empire ottoman, c’est-à-dire du
despotisme – autant dire du mal - selon une tradition qui remonte au XVIIe
siècle6. Ce n’est donc pas vraiment le genre d’endroit propice à un
dénouement euphorique. Voyez par exemple, dans ce fameux chapitre
conclusif, ce à quoi assistent nos héros :
On voyait souvent passer sous les fenêtres de la métairie des
bateaux chargés d’effendis, de bachas, de cadis [il s’agit, pour
simplifier, de différents dignitaires], qu’on envoyait en exil à Lemnos,
à Mitylène, à Erzeroum. On voyait venir d’autres cadis, d’autres
bachas, d’autres effendis, qui prenaient la place des expulsés et qui
étaient expulsés à leur tour. On voyait des têtes proprement
empaillées qu’on allait présenter à la Sublime Porte.
Voilà qui est caractéristique des régimes despotiques : le tyran est seul
au pouvoir et vit dans la crainte, et développe même une sinistre paranoïa
qui le conduit à semer la mort autour de lui et à destituer par un caprice
morbide ceux qu’il a promus par une faveur imprévisible – et personne n’est
à l’abri de ce mal contre lequel on ne peut se défendre. D’où les propos du
« bon vieillard » qui va donner aux héros cette fameuse leçon de sagesse,
lorsque ceux-ci lui demandent ce qui s’est passé (il s’agit de l’exécution d’un
énième muphti) :
Je n’en sais rien, et je n’ai jamais su le nom d’aucun muphti ni
d’aucun vizir. J’ignore absolument l’aventure dont vous me parlez ; je
présume qu’en général ceux qui se mêlent des affaires publiques
périssent quelquefois misérablement, et qu’ils le méritent ; mais je ne
m’informe jamais de ce qu’on fait à Constantinople ; je me contente
d’y envoyer vendre les fruits du jardin que je cultive.
Voici comment l’on vit à Constantinople : pas en citoyen éclairé qui
prend part à la vie de son pays (comme dans le tableau un peu flatté de
Les adversaires politiques de Louis XIV (les protestants notamment) décrivaient volontiers
son royaume sous les traits de l’Empire du Grand Turc, selon un procédé auquel Voltaire
lui-même recourt dans sa pièce Mahomet ou le fanatisme (dans laquelle il veut avant tout
dénoncer la papauté) ou dans un texte très drôle qui s’intitule De l’horrible danger de la
lecture.
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l’Angleterre qu’offrent les Lettres philosophiques) mais comme des victimes
potentielles du grand holocauste despotique7 ; pour survivre, pour ne pas
courir le risque d’être liquidé comme un témoin gênant, il faut détourner les
yeux, ne rien savoir des affaires publiques. Peut-on croire un instant que ce
modèle, dont Candide va prétendre s’inspirer, est crédible aux yeux de
Voltaire ? Pour se convaincre que c’est impossible, il suffit se reporter aux
propos de Martin, le pessimiste de la bande, qui vont « convertir » tous ses
petits camarades (c’est la clausule de l’avant-dernier paragraphe du conte) :
« Travaillons sans raisonner ; c’est le seul moyen de rendre la vie
supportable ». Voilà bien un idéal digne des Lumières ! « Abrutissez-vous »,
comme disait Pascal (tiens donc …) à ceux qui prétendaient au contraire
chercher la foi par la raison.
Où est l’erreur ? Dans l’acceptation et l’usage de la raison, indûment
convoquée ici par Martin, lequel s’est déjà, dans ce même chapitre signalé
par une appréciation de la condition humaine singulièrement dépourvue de
nuances :
Martin surtout conclut que l’homme était né pour vivre dans les
convulsions de l’inquiétude, ou dans la léthargie de l’ennui. Candide
n’en convenait pas, mais il n’assurait rien. Pangloss avouait qu’il
avait toujours horriblement souffert ; mais ayant soutenu une fois
que tout allait à merveille, il le soutenait toujours, et n’en croyait
rien.
Partant de telles postures intellectuelles, il n’est pas étonnant que ces
éclopés de l’existence en arrivent à se rallier à un projet qui les conduira à
s’abrutir de travail. Mais leur problème est qu’ils ignorent la raison
philosophique voltairienne et restent prisonniers de la métaphysique et sont
coincés dans cette capitale du mal où ils ne peuvent par définition envisager
d’œuvrer pour le bien, mais seulement de trouver un moindre mal. Cette
Le « bon vieillard » qui donne une véritable leçon de sagesse, ce n’est pas celui-ci, c’est
celui que Candide rencontre dans l’Eldorado (dans un royaume utopique, donc, mais dans
lequel la monnaie en usage est la livre-sterling …), au chapitre XVIII, qui est « le plus savant
homme du royaume », et un véritable philosophe, qui parle de morale, de religion, d’Histoire,
de politique et de commerce, pas un patriarche dominé par la peur et dont l’idéal de vie
(l’éthique serait-on tenté de dire) est en définitive assez misérable.
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situation de blocage nous est confirmée par l’épisode de la rencontre du
derviche (même chapitre) :
Il y avait dans le voisinage un derviche très fameux, qui passait pour
le meilleur philosophe de la Turquie ; ils allèrent le consulter ;
Pangloss porta la parole, et lui dit : « Maître, nous venons vous prier
de nous dire pourquoi un aussi étrange animal que l’homme a été
formé.
- De quoi te mêles-tu ? dit le derviche, est-ce là ton affaire ? - Mais,
mon Révérend Père, dit Candide, il y a horriblement de mal sur la
terre. - Qu’importe, dit le derviche, qu’il y ait du mal ou du bien ?
Quand sa Hautesse envoie un vaisseau en Égypte, s’embarrasse-telle si les souris qui sont dans le vaisseau sont à leur aise ou non ? Que faut-il donc faire ? dit Pangloss. - Te taire, dit le derviche. - Je
me flattais, dit Pangloss, de raisonner un peu avec vous des effets et
des causes, du meilleur des mondes possibles, de l’origine du mal, de
la nature de l’âme et de l’harmonie préétablie. » Le derviche, à ces
mots, leur ferma la porte au nez.
Ce dialogue est irrésistible dans sa noirceur : d’un côté, le porte-parole
d’un dogmatisme religieux résolument anti-humaniste (les hommes sur la
terre sont comme des souris dans la cale d’un navire) dont on devine les
liens avec le pouvoir despotique (« Quand sa hautesse … »), en fonction d’une
homologie évidente pour le lecteur « philosophe » de Voltaire (le dogmatisme
anti-humaniste est en religion ce qu’est le despotisme en politique : une
incarnation du mal) et d’une collusion elle aussi évidente ; de l’autre un
métaphysicien qui a certes retourné sa veste (il disait dans le premier
chapitre que tout est bien) mais qui reste prisonnier à la fois d’un
formalisme intellectuel et d’un type de questionnement sans objet, ce dont le
derviche tire les conséquences en claquant la porte au nez de Pangloss
(pourquoi perdre son temps à discuter avec un dingue ?).
L’ultime échange entre Pangloss et Candide confirme la nature du
ratage :
Toute la petite société entra dans ce louable dessein [formulé par
Martin]; chacun se mit à exercer ses talents. La petite terre rapporta
beaucoup. Cunégonde était à la vérité bien laide ; mais elle devint
une excellente pâtissière ; Paquette broda ; la vieille eut soin du
linge. Il n’y eut pas jusqu’à frère Giroflée qui ne rendît service ; il fut
un très bon menuisier, et même devint honnête homme ; et Pangloss
disait quelquefois à Candide : « Tous les événements sont enchaînés
dans le meilleur des mondes possibles ; car enfin, si vous n’aviez pas
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été chassé d’un beau château à grands coups de pied dans le
derrière pour l’amour de Mlle Cunégonde, si vous n’aviez pas été mis
à l’Inquisition, si vous n’aviez pas couru l’Amérique à pied, si vous
n’aviez pas donné un bon coup d’épée au baron, si vous n’aviez pas
perdu tous vos moutons du bon pays d’Eldorado, vous ne mangeriez
pas ici des cédrats confits et des pistaches. - Cela est bien dit,
répondit Candide, mais il faut cultiver notre jardin.
Voici Pangloss revenu à l’optimisme, concaténant les faits et les
événements les plus hétérogènes, d’importance fort variable, pour en arriver
à ce résultat qui tourne en dérision la notion de providence : manger des
cédrats confits. Et il n’existe pas d’autre moyen de mettre fin à ce délire
panglossien que de lui rappeler la nécessité du travail – un travail voué non
pas à changer le monde, à se rendre «comme maître et possesseur de la
nature », selon la formule de Descartes, mais à préserver de l’ennui et des
tourments d’une stérile inquiétude métaphysique des gens qui n’envisagent
pas de meilleur usage de leurs facultés pensantes et qui ont élu domicile
dans la capitale du mal.
*****
On voit donc que la question du mal occupe une place importante dans ce
conte et que, conformément au principe du conte philosophique et à celui de
l’ironie, Voltaire y dénonce les errements de ceux qui entretiennent une
vision du mal dépourvue de pertinence (qu’il s’agisse du pessimisme de
Martin, de l’optimisme de Pangloss, ou de la perplexité de Candide, qui
attend que la réalité lui permette enfin d’adopter un point de vue univoque
sur la question) et de ce fait entretiennent avec le monde un rapport biaisé
leur interdisant le domaine de l’action8. Comme le montre l’ultime réplique,
la chose essentielle, ce à quoi il ne faut surtout pas renoncer, à défaut
d’ambitions plus constructives, c’est faire taire ceux qui nient l’existence du
mal, et leur rappeler la nécessité de s’ancrer dans le réel. Mais il ne s’agit là
Une action dont le travail dans le jardin est dans une certaine mesure une parodie, même
si les protagonistes en retirent, à en juger par le dernier paragraphe, une indéniable
satisfaction, même si Voltaire, bien sûr, condamne l’oisiveté, croit en la capacité à
entreprendre qui permet à l’individu de contribuer à la prospérité de son pays en exploitant
ses talents.
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que d’un moindre mal, et presque pas d’un bien, qui est pourtant le
corollaire indispensable de toute réflexion sur le mal, indissociable de ce qui
dans une très veille tradition philosophique, se nomme le bonheur, lequel
n’est pas même ici un horizon lointain : il suffit pour s’en convaincre de se
rappeler que Candide a couru le monde à la poursuite de la belle
Cunégonde, et qu’il l’a retrouvée à Constantinople laide au point qu’il a
marqué un temps de recul, et acariâtre. Autant dire que ce conte
philosophique prend le contrepied de ces contes dans lequel le mal est
conjuré pour toujours avec la formule rituelle qui ouvre sur le temps indéfini
de la plénitude : « ils furent heureux et eurent de nombreux enfants »,
perspective à laquelle Voltaire oppose celle d’une dégradation continue dont
Cunégonde est l’emblème, elle qui, nous dit-on, devient « tous les jours plus
laide, […] acariâtre et insupportable ». Candide, ou le pessimisme ? En tout
cas, il est difficile de ne pas lire ce fameux dénouement comme un sauvequi-peut, même servi avec des cédrats confits (cuisinés par Cunégonde) et
des pistaches …
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