introduction : l`ethnicité revisitée par la globalisation

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INTRODUCTION : L’ETHNICITÉ REVISITÉE PAR LA GLOBALISATION
La globalisation est un processus multi-forme de compression de l’espace et du temps, correspondant
à l’intensification des relations sociales planétaires entre des lieux distants ; elle tend ainsi à remettre
en cause les classifications, sociales et scientifiques, ordinaires en obligeant à passer d’un « espace
Euclidien à deux dimensions, avec ses centres, ses périphéries et ses frontières à un espace global
multidimensionnel avec des sous-espaces sans frontière, généralement discontinus et s’interpénétrant »
[Kearney, 1995, p. 549]. La globalisation a fait l’objet de nombreuses analyses : certaines insistent sur
les phénomènes de trans-nationalisation, dans une logique de dépassement des Etats-nations, de
pratiques simultanées situées à plusieurs échelles et d’ancrage ici et là-bas des migrants, des ONG, des
entreprises [Portes, Guarnizo, Landolt, 1999]. D’autres s’intéressent avant tout aux processus de multilocalisation, qui mettent l’accent sur les logiques de déterritorialisation-reterritorialisation, les formes
d’appartenances territoriales simultanées et, plus largement, interrogent la nature même du « local »
[Appadurai, 2001]. La diaspora a été revisitée [Gilroy, 1993 ; Chivallon, 2004], donnant naissance à
une opposition entre une version classique, autour des notions de territoire et de communauté, et une
approche qualifiée de post-moderne, insistant sur son hybridité et son caractère a-centré. Les
dimensions économiques et culturelles de la globalisation ont particulièrement retenu l’attention des
chercheurs, notamment l’expansion du capitalisme à travers les flux transnationaux de capital et de
main d’œuvre et la reconfiguration du marché global [Harvey, 1989] et la diffusion et consommation
sans frontière de biens et de symboles à travers les médias [Castells, 2000].
Ce numéro proposait, dans son appel à contributions, de s’interroger sur la relation entre globalisation
et ethnicité, en analysant l’apparente contradiction entre les deux termes. En effet, si l’ethnicité est
habituellement perçue dans une logique de localisation, au point que Peter Wade la définisse par son
association à un lieu donnant forme à la différence culturelle [Wade, 1997, p.18], elle semble
désormais se déterritorialiser et s’inscrire dans un espace transnational. Parallèlement, sa description
en termes d’expression communautaire, d’authenticité originaire, de continuité culturelle, laisse place
à une analyse dans laquelle dominent les notions de construction identitaire, de multiplicité des
appartenances, d’indétermination des attributs. Aussi bien, le processus de globalisation, loin de
signifier l’uniformisation, s’accompagne de reformulations des identités locales [Appadurai, 2001 ;
Herzfeld, 2000], ainsi que de la réinterprétation locale de signifiants culturels mondialisées [Warnier,
1999]. L’ethnicité est alors censée incarner une identité locale alors qu’elle est elle-même, bien
souvent, le résultat de différents « branchements » culturels transnationaux [Amselle, 2001]. Les
circulations planétaires mettent en cause les constructions identitaires se produisant dans l’opposition
entre soi et l’Autre, entre l’intérieur et l’extérieur1. Aussi est-il légitime de penser que « les flux qui
caractérisent l’ère de la globalisation, de même que le changement d’échelle, ont comme effet de
démultiplier les possibilités de réappropriation de signes associés à la modernité occidentale dans des
stratégies identitaires où ils vont fonctionner en liaison avec un répertoire mettant en œuvre une tout
autre historicité » [Abélès, 2001, p. 14].
Loin d’être dissoute dans la globalisation, l’ethnicité y puise de nouvelles ressources et de nouvelles
formes d’expression qu’il s’agit d’étudier dans toute leur diversité, spatiale, historique, politique,
économique, culturelle. C’est pourquoi ce numéro d’Autrepart a souhaité mettre en avant la richesse
des travaux ethnographiques dont la diversité des descriptions localisées alimente la réflexion
théorique. Sans doute ces phénomènes que l’on qualifie de globalisation, mondialisation,
transnationalisation ne datent-ils pas d’aujourd’hui. Ils s’ancrent dans une longue histoire de conquêtes
et d’occidentalisation, de métissages et de dominations. Wallerstein [2002] le rappelle : « la
mondialisation n’est pas nouvelle » et le bruit autour de la notion tient autant aux changements de la
réalité observée qu’aux enjeux médiatiques et politiques pour en faire un phénomène irréversible et
omniprésent. De fait, la recherche sur la globalisation nous apprend autant sur ses objets que sur les
principes théoriques et méthodologiques qui l’orientent.
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Voir par exemple la pétition des « Indigènes de la République », lancée en janvier 2005, et se réclamant des
catégories de l’exclusion (esclaves, déportés, colonisés, immigrés) pour mieux les retourner contre le
colonialisme et le post-colonialisme, introduisant l’ethnique là où il n’avait jusqu’alors pas sa place
(www.http://indigenes37.org/).
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Aussi, les questions qui ont orienté l’élaboration et la présentation de ce numéro sont-elles les
suivantes : dans quelle mesure les processus actuels de globalisation nous permettent-ils de
questionner, en des termes renouvelés, la notion d’ethnicité ? Et, inversement, en quoi la réflexion sur
l’ethnicité nous permet-elle de mieux appréhender les phénomènes de globalisation ? Pour essayer de
répondre à ces interrogations, les contributions des auteurs ont été regroupées autour de quatre axes,
qui sont autant d’angles d’analyse de cette ethnicité revisitée par la globalisation.
Plus que d’autres disciplines, l’anthropologie est particulièrement touchée par la redéfinition même de
la figure de l’altérité ; au-delà, l’insistance sur le caractère situé des catégories d’analyse, sur les
enjeux politiques, sociaux, culturels, épistémologiques de l’ethnicisation de l’autre et de
l’universalisation de soi tend à multiplier les sources légitimes d’énonciation du discours.
L’accélération de l’émission et de la circulation des catégories d’appartenance facilite leur transfert
d’un contexte à un autre et provoque des glissements de sens et d’usage, auxquels il s’agit désormais
d’être attentif (première partie). C’est pourquoi la globalisation est ensuite considérée comme un cadre
d’action qui, au travers de l’étude des processus, dynamiques et changeants, de délocalisation et de
relocalisation, de transnationalisation et d’indigénisation, oblige à ancrer nos objets dans la spécificité
des contextes socio-historiques. L’analyse porte alors sur l’appropriation et la mobilisation des
ressources, symboliques et matérielles, disponibles à l’échelle planétaire dans l’émergence des
pratiques identitaires (deuxième partie). Pas ailleurs, l’apparition de catégories globalisées de
l’ethnicité, comme celles de « peuple autochtone » et de « population afrodescendante », offre un autre
éclairage sur des classifications perçues en termes d’extension planétaire des frontières de
l’appartenance. Elle invite ainsi à étudier la confrontation entre discours globaux et locaux, les
interactions entre agences internationales et militants ethniques, les allers-retours à l’échelle mondiale,
au sein desquels l’ancrage national, loin d’être dépassé, apparaît au contraire comme structurant
(troisième partie). Enfin, l’émergence de marchés ethniques, qui permettent à des acteurs
occidentalisés, généralement urbains et aisés, de s’approprier des signes identitaires globalisés, sans
véritablement mettre en cause leurs propres appartenances, plus qu’à une inversion de la relation
centre/périphérie, amène à réfléchir à la nature des rapports Nord/Sud. Si les références à l’hybridation
et à la créolisation ont été mobilisées pour décrire l’affaiblissement des frontières identitaires et la
multiplication des emprunts culturels, il n’en demeure pas moins que la globalisation signifie
également le renouvellement des rapports de hiérarchie et de domination, en particulier dans la
définition et l’attribution de l’ethnicité (quatrième partie).
CIRCULATION DES CATEGORIES D’APPARTENANCE ET PRATIQUES DE RECHERCHE
La globalisation de l’ethnicité pose problème à la discipline anthropologique, l’amenant à interroger sa
complicité dans la production d’un monde qui n’a jamais existé ou le rôle privilégié de
l’anthropologue comme traducteur de cultures et auteur. L’autre est désormais porteur de sa propre
qualification identitaire et prive ainsi l’anthropologie de sa raison d’être. Que la plupart des leaders
ethniques globalisés se targuent d’avoir également une formation universitaire, de fréquenter les
milieux intellectuels de leur pays et de contribuer directement à la production de connaissances sur des
problématiques dont ils sont les principaux acteurs, ne doit pas nous surprendre. Le processus de
renversement de l’appartenance ethnique (de l’assignation à l’auto-construction), signifie, dans le
même temps, une réappropriation de la compétence légitime à définir les catégories identitaires.
« Comment rendre compte du malaise que produit la rencontre avec un autre qui partage les ambitions
de connaissance de l’anthropologue et qui théorise la différence en ses propres termes ? » [Quiñónes
Arocho, 2004, p. 15]. Alors que la critique de l’anthropologie a porté sur sa complicité dans la
production de l’autre comme « primitif » [Escobar, 1999], métaphore nécessaire à la construction de
l’Occident, aujourd’hui la contemporanéité et la pluralité des voix questionnent les catégories et
concepts qui conditionnent un savoir sur les autres. Comme l’ont précisé depuis longtemps les
recherches féministes, prendre le genre au sérieux n’ajoute pas seulement à l’analyse mais produit une
analyse différente [Enloe, 1990] ; de la même façon, il ne s’agit pas seulement de savoir si
l’hétérogénéité existe et sous quelle forme, mais où la localiser et comment l’entendre (voir à ce sujet
les apports des approches subalternes et post-coloniales).
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En outre, si la perception du monde comme mosaïque a été concomitante du développement de la
recherche ethnographique, les processus de déterritorialisation et les interconnexions à l’échelle
planétaire interrogent la faisabilité du travail de terrain.
Au-delà de ces réflexions sur la légitimité de l’anthropologie dans un monde globalisé – impliquant
une réflexion sur la faisabilité du travail de terrain [Hannerz, 1989 ; Marcus, 1995] –, ce numéro
souhaite interroger la circulation des catégories facilitée et accélérée par la globalisation. Celles-ci se
diffusent dans des contextes différents, mis en relation par les agences internationales ou des leaders
extrêmement mobiles, alors même que les termes utilisés n’ont pas le même sens d’un lieu à l’autre.
D’autre part, les chercheurs empruntent des catégories d’analyse et des cadres théoriques venus
d’ailleurs – au point que Bourdieu et Wacquant [1998] ont pu parler de (nord)américanisation de la
recherche en Amérique latine alors que Bonilla Silva [2004] évoque, à l’inverse, une latinisation des
Etats-Unis (passant d’un modèle biracial à l’intégration des catégories du métissage) – comme s’ils
pouvaient être extraits du contexte socio-historique de leur naissance. Plus qu’à une réflexion de
l’anthropologie sur elle-même, la globalisation en appelle à une histoire des catégories d’appartenance,
à une cartographie des lieux de production des savoirs, à une sociologie des connaissances dans le
monde. C’est le chemin suivi par François Verdeaux et Bernard Roussel dans leur article. Les auteurs
replacent en effet l’apparition de la catégorie « autochtone » dans le cadre des débats internationaux
sur la biodiversité et mettent en lumière les glissements, transformations, biais liés au passage d’un
terme né dans le contexte latino-américain à un autre contexte, celui de l’Afrique. L’imprécision du
terme rend possible des appropriations multiples et différenciées, favorisant l’intégration de
populations hétérogènes. L’article révèle ainsi les mécanismes de production sociale d’une catégorie
opérationnelle, « construite pour l’action, plus qu’identitaire, même si elle est mobilisée à des fins
identitaires ».
LA GLOBALISATION COMME CADRE D’ACTION
L’attachement aux logiques de localisation et délocalisation interdit ainsi l’usage de catégories
ethniques abstraites, extraites de leur contexte de production. La globalisation, en amenant à prendre
en compte l’immense diversité des expériences et situations, est le cadre de ce que Stuart Hall [1996] a
appelé « la fin de l’innocence », ou la fin de la notion innocente d’un sujet noir – et, plus largement,
ethnique – essentialisé. Sous une même appellation, il existe en effet une extraordinaire diversité des
positions subjectives, des expériences sociales et des identités culturelles. Le terme « noir » renvoie à
une catégorie construite, politiquement et culturellement, et qui ne peut pas être ancrée dans un
ensemble de traits raciaux fixés indépendamment de leur contexte de naissance. Alors que
l’essentialisme ethnique tend à naturaliser la différence, transformant ainsi le culturel en biologique ou
en génétique, l’ethnicité « sans garantie » de Hall en appelle à l’historicisation et à la
contextualisation.
De la même façon, Christine Chivallon poursuit, dans ce volume, sa révision de la notion de diaspora
noire, déjà entamée précédemment [2002, 2004], en la confrontant aux réflexions sur le terme
« transétatique ». Elle interroge de fait la possibilité d’une identité non systématisée, née de la
résistance à toute assignation, à travers l’existence d’un « lien transversal » qui caractériserait les
populations noires des Amériques. La « transversalité » constitue ici moins un objet pratique à
observer qu’un cadre épistémologique à l’analyse de ces sociétés. Ch. Chivallon montre ainsi que la
matrice censée fonder l’appartenance à une communauté noire planétaire ne se trouve ni dans l’Etat, ni
dans le territoire, mais dans un ordre racial généralisé, seul capable de « contraindre et orienter toute
élaboration sociale au sein des collectifs formés par les descendants d’esclaves aux Amériques ».
Associée aux approches post-modernes et à une définition de l’identité en termes d’hybridité [Gilroy,
1993], la diaspora se révèle être avant tout le produit des interprétations ethnicistes, émanant des
mouvances nationalistes noires et panafricanistes, d’un ordre racial naturalisé.
Il s’agit donc moins de prendre la globalisation comme un objet d’étude que d’explorer le global
comme un contexte dans lequel les individus et les groupes, utilisant les ressources matérielles et
symboliques disponibles, en viennent à constituer leurs actions et mondes sociaux comme globaux,
contribuant ainsi à leur tour à produire ce cadre de significations et pratiques [Cunningham, 2000].
Plus qu’à une prise de conscience subite d’une identité particulière, on s’intéressera à
l’instrumentalisation politique de traits construits comme spécifiques (pratiques culturelles, ancrages
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territoriaux, savoir-faire traditionnels) à des fins de reconnaissance. Ainsi, l’articulation des
revendications indigéniste et écologique rend compte de logiques de production de l’ethnicité
s’alimentant aux ressources disponibles dans un contexte de globalisation qui tend à mettre en place
un ordre écologique mondial. Evoqué par plusieurs auteurs (François Verdeaux et Bernard Rousel,
Irène Bellier, Jean-Paul Sarrazin), cette thématique est au cœur de l’article de Guillaume Fontaine.
Celui-ci s’intéresse à l’utilisation par la Coordination des Organisations Indigènes du Bassin
Amazonien (COICA) d’un discours écologique globalisé, qui apparaît alors comme un tremplin vers la
reconnaissance d’une identité ethnique transfrontalière. En étudiant la COICA de l’intérieur, G.
Fontaine montre aussi à quel point l’interpénétration des discours écologiste et indigéniste est loin
d´être unanime : si les uns rappellent que les savoirs indigènes ne sont pas une garantie à la
préservation de l’environnement, les autres se divisent sur le choix du cadre de référence de leurs
revendications culturelles et politiques. Finalement, la rapide accession de la COICA aux arènes
internationales, liée à sa capacité à mobiliser un double discours, est à l’origine d’une crise de
l’organisation, qui ramène cette ethnicité transnationale à des considérations plus locales.
Aussi bien, comme le rappelle Christian Gros [2004], alors que la globalisation semble signifier
dépassement des frontières, mobilités transnationales, fluidité des appartenances, elle n’empêche pas
le maintien des notions d’ancrage, d’autonomie, d’assignation à résidence. Ce que certains travaux
décrivent comme des « communautés transnationales » [Portes, 1996] sont bien souvent, à l’opposé,
des formes d’attachement parfaitement particularistes [Waldinger et Fitzgerald, 2004, p. 1179]. Il
s’agit donc de sortir des oppositions binaires ethnique/non ethnique, local/global,
transnational/assimilation, Nord/Sud et de réviser ces catégories dans une logique de coexistence.
C’est bien ce que nous propose Sandra Fancello dans son article, lorsqu’elle met en relation
l’affirmation d’une identité ethno-nationale et le développement d’une religion globalisée, à travers
son étude de la Church of Pentecost du Ghana. Les allers et retours du local au global, les mouvements
en sens inverse d’indigénisation, de transnationalisation et de ré-ethnicisation, donnent à voir des
identités qui se transforment en fonction des contextes dans lesquelles elles se développent et
s’expriment.
« PEUPLES AUTOCHTONES » ET « AFRODESCENDANTS » : CATÉGORIES GLOBALISEES
DE L’ETHNICITÉ
L’apparition des termes « autochtone » et « afrodescendant » amène à s’interroger sur l’établissement
de consensus ou de compromis, l’émergence d’une parole commune – ou posée comme telle –
supposant une identité partagée, le développement de pratiques conjointes ici et là-bas, alors que les
références mobilisées sont situées dans des contextes nationaux et locaux différents. Inversement, de
quelle façon les normes et valeurs produites au niveau international sont elles réappropriées,
transformées, adaptées localement ? En d’autres termes, comment peut-on, au nom d’une certaine
« identité ethnique », se réclamer d’une légitimité planétaire, tout en s’appuyant sur une
reconnaissance acquise au niveau local ? Arjun Appadurai [2001], dans sa description d’un monde
globalisé, fait largement appel au pouvoir de l’imagination : la référence à la « communauté
imaginée » de Benedict Anderson est-elle être transposable à une autre échelle ? Est-il pertinent de
parler de « communautés imaginées transnationales » ?
La globalisation de l’ethnicité peut également être étudiée au travers de ces catégories, à visée
planétaire, que sont les « peuples autochtones » et les « afrodescendants », qualifiant désormais une
multiplicité de groupes. Si le terme « autochtone », ne prend sens, par définition, que par rapport à un
lieu, le développement d’une appartenance ethnique généralisée interroge le lien posé comme
constitutif entre identité et territoire. C’est ainsi que la catégorie « afrodescendant » renvoie à une
origine commune située dans un ailleurs aussi inconnu que mythifié, à une Afrique qui s’apparente à
un signifiant « flottant », « à vocation planétaire » ou encore à un « universel particularisable »
[Amselle, 2001]. On se demandera donc si l’ « autochtonie » et l’ « afrodescendance » peuvent être
étudiées comme des formes de globalisation de l’ethnicité, à travers l’analyse de la confrontation entre
le local et le global, de la présence des leaders ethniques dans les lieux de la globalisation (en
particulier les institutions onusiennes), des effets en retour de l’introduction de nouvelles logiques,
nouvelles pratiques, nouvelles valeurs dans un contexte spécifique.
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Irène Bellier revient ainsi sur la construction de la catégorie « peuple autochtone » dans le contexte
latino-américain auquel elle est aujourd’hui largement associée. La reconnaissance sur la scène
internationale tend à transformer une appartenance localisée en identité ethnique globalisée, au terme
de l’apprentissage de nouvelles pratiques encadrées par les logiques d’actions des agences
internationales. Il n’est alors pas étonnant de retrouver, comme le soulignent d’autres auteurs dans ce
numéro, les mêmes individus, véritables porteurs de cette ethnicité sans frontière, d’un forum à l’autre.
Dans le même temps, l’obtention d’une certaine reconnaissance internationale s’accompagne souvent,
plus qu’elle ne s’y substitue, d’une demande de nouvelle intégration nationale. L’autochtonie se
caractérise sans doute par cet ancrage multiple des discours et des activités, certains thèmes étant
discutés au niveau local, d’autre réservés aux Nations Unies.
Elle devient alors une catégorie mobilisable sur d’autres terrains, notamment en Afrique, où elle attire
et capte désormais des revendications ancrées dans un contexte particulier, comme un passage obligé
vers la reconnaissance. De fait, le local est le résultat d’une invention permanente, il ne répond pas à
une fixation dans l’espace mais s’inscrit dans un monde déterritorialisé. L’utilisation du terme
« autochtone » nous montre ainsi les conditions d’émergence d’un local imaginé, produit grâce aux
ressources culturelles et politiques en circulation. Stéphanie Pousessel, dans ce volume, montre ainsi
comment la notion d’autochtonie a été utilisée par des intellectuels berbères en quête de légitimité,
dans un pays, le Maroc, mettant en avant son caractère arabe et musulman. On assiste à une inversion
du stigmate (soulignée par de nombreux auteurs de ce numéro), qui révèle comment la globalisation a
favorisé différentes formes de réappropriation du discours sur soi, passant notamment par des
changements de noms (de berbère à amazigh), conduisant à l’émergence de nouvelles pratiques
politiques (autour de la revendication de la démocratie et de la référence aux droits de l’homme) et à la
mise en cause de l’Etat-nation et/ou de l’Occident.
Depuis peu, un autre terme a fait son apparition dans les couloirs des agences internationales, celui
d’ « afrodescendant », donnant naissance à la création d’un Groupe de Travail sur les Afrodescendants
à l’ONU (aux côtés des Groupes déjà existant sur les Autochtones et les Minorités). Comme pour
l’autochtonie, cette notion renvoie à un concept d’ethnicité qui ne peut s’appuyer sur une conception
naturaliste d’une identité de groupe mais repose sur la construction et la mobilisation conscientes et
imaginatives des différences [Appadurai, 2001, p. 43]. La catégorie « afrodescendant » affirme
l’existence d’une identité à grande échelle qui repose moins sur le partage de traits culturels que sur
une demande politique de reconnaissance d’une différence dont l’origine est problématique
(l’esclavage). Elisabeth Cunin revient sur l’utilisation de cette nouvelle catégorie par les militants
ethniques colombiens, dans leurs confrontations multiples, en divers lieux, aux acteurs de la
globalisation. L’afrodescendance se définit alors moins en termes de communauté d’appartenance, que
comme une catégorie d’action, de projet, de sens, une ressource mobilisée différemment sur les scènes
locale, nationale et internationale. Le travail ethnographique, à l’instar de plusieurs articles de ce
volume, permet ainsi d’interroger des notions comme celle de « diaspora », en particulier dans le
passage de son contexte anglo-saxon de production à l’univers latino-américain où elle est désormais
reprise.
CONSOMMATION GLOBALISÉE DE L’ETHNICITÉ : HYBRIDITÉ OU HÉGÉMONIE ?
L’ethnicité témoigne d’une conception hiérarchisée des relations entre le Nord et le Sud, le premier
étant à l’origine des traits identitaires assignés au second. Aussi bien la globalisation de l’ethnicité
peut-elle s’entendre comme un des multiples visages pris par la longue sortie du colonialisme. Car si
l’ethnicité est un produit de l’Occident pour qualifier les populations colonisées, on assiste aujourd’hui
à une sorte de revanche politique et scientifique de l’ « ethnicisé » qui non seulement subvertit les
catégorisations construites au Nord mais se pose également comme porteur de signes ethniques
mondialement attractifs et recherchés. La globalisation libère les traits ethniques des paradigmes
exotisant des interprétations occidentales et l’ethnicité devient source de pouvoir (empowerment),
combinant inclusion et autonomie socio-politiques. Elle offrirait ainsi la possibilité d’une « autoaffirmation libérée de l’imposition hégémonique européenne » [Hintzen, 2005, p. ix]. Les migrants
mettent désormais en scène leur propre différence à l’arrivée dans les sociétés d’accueil, les groupes
culturels donnent à voir leur « authenticité » aux touristes.
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Si l’ethnicité apparaît traditionnellement comme le résultat d’une assignation identitaire, qui vise à
différencier « nous » et « les autres », seuls porteurs de l’attribut ethnique, elle devient une ressource
entre les mains d’acteurs qui s’approprient et mobilisent une catégorie jusqu’alors construite de
l’extérieur. Comme le rappelle Stuart Hall [1998, p. 39], « le primitif a, d’une certain façon, échappé à
tout contrôle ». Dans le même temps, le « nous », jusqu’alors seule source légitime d’ethnicisation,
incarnant « une humanité non marquée » [Trouillot, 1995, p. 81], en vient à se laisser gagner par une
logique ethnique. Car non seulement les approches subalterne et post-coloniale nous ont appris à
ethniciser l’ « universel » (voir aussi les whiteness studies aux Etats-Unis), mais les acteurs autrefois
sans ethnicité revendiquent, pour eux-mêmes, l’association à des traits ethniques circulant à l’échelle
planétaire. L’ethnique ne reste pas à sa place : le contre-courant du Sud vers le Nord introduit au Nord
des questions (ethnicité, métissage) qui étaient jusqu’alors réservées aux sociétés du Sud. La musique,
la religion, la fête nous le montrent : les marqueurs ethniques sont désormais recherchés dans les
sociétés occidentales, par des consommateurs urbains de la différence culturelle.
Jean-Paul Sarrazin illustre cette extension des frontières de l’ethnicité en étudiant l’appropriation, par
des individus occidentalisés, de traits culturels indiens dans les grandes villes de la Colombie. Il décrit
ainsi le développement d’une idéologie qui valorise les cultures indigènes censées incarner une certaine
sagesse, souvent matérialisée par la figure du chamane. Si la redéfinition de la place de l’indien est
d’abord liée aux changements s’étant produits à l’échelle nationale, avec l’introduction de politiques
multiculturelles depuis le début des années 1990 en Colombie, la quête de traits ethniques doit aussi être
située à un autre niveau : elle prend en effet des formes semblables d’un lieu à l’autre de la planète,
une certaine image globalisée de l’altérité étant plaquée sur des communautés locales. On parlera ainsi,
avec J.P. Sarrazin, d’une « différence culturelle généralisée », faisant écho à l’ « autochtone généralisé »
évoqué par François Verdeaux et Bernard Roussel, qui s’inscrit dans une homogénéisation des formes
d’expression de la singularité [voir aussi Vermeulen et Govers, 1994].
Sur un terrain différent, celui de la mode, Pascale Berloquin-Chassany met en lumière un véritable
étiquetage ethnique et la difficile adhésion des créateurs africains à ce label. La mode révèle un
processus de réappropriation et de réinvention d’une culture africaine, jusqu’alors marginalisée, par
des acteurs urbains en quête de différence – mais une différence acceptable, normalisée, davantage
vécue sur un mode esthétique que dans la quotidienneté –. Se met ainsi en place un marché
ethnique qui prend la forme d’un nouvel espace économique pour des personnes jusqu’alors exclues,
mais qui s’adresse également à un public se définissant comme non ethnique, à la recherche de signes
d’altérité ne marquant pas une appartenance communautaire. José Jorge de Carvalho [2005] a ainsi
caractérisé la culture afroaméricaine en termes de « simultanéité de présences ». Les symboles afro
circulent entre des acteurs socio-culturels appartenant à des horizons historiques et politiques divers.
Avec la référence à la culture afroaméricaine, l’ethnique, c’est l’autre, mais un autre proche et
exotique à la fois, omniprésent dans l’imaginaire des sociétés occidentales, symbole de reconnaissance
entre citadins « branchés », vecteur d’identification provisoire et fluctuant pour des individus qui
s’approvisionnent sur un marché globalisé des signes ethniques. A mesure que le « nous » s’accroît, il
tend à englober une population de plus en plus hétérogène alors que la distinction avec l’autre
s’estompe. Cornel West parle ainsi d’une « afro-américanisation » de la jeunesse blanche des EtatsUnis, notamment à travers la musique populaire [West, 2001 : 121]. Loin d’être une forme
d’extériorité comme le sous-entend la tradition anthropologique, l’altérité se nourrit ici de traits
culturels diffus et appropriables par tous.
Néanmoins, la consommation de l’autre, l’évocation du métissage ou la valorisation des différences,
ne remettent pas en cause les rapports de domination. Les critères légitimes de définition de l’ethnique
sont produits en Occident. La quête d’une « sagesse » indienne, décrite par Jean-Paul Sarrazin, fonctionne
sur le mode de l’essentialisation de l’autre, qui doit s’inscrire dans les représentations occidentales pour être
reconnu. De même, en distinguant ethnicité et africanité, P. Berloquin-Chassany rappelle à quel point la
demande d’ethnicité correspond aux attentes d’un public occidental à la quête d’une « altérité
idéalisée ». Le « test acide de l’hybridité » (acid test of hybridity), pour reprendre les mots de Floya
Anthias [2001, p. 630], réside dans la réponse des groupes culturels dominants, non seulement en
termes d’appropriation des produits culturels des groupes marginaux ou subordonnés, mais dans leur
capacité à abandonner ou transformer certains de leurs propres symboles et pratiques culturels
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hégémoniques. Le maintien de structures hiérarchiques et de relations de pouvoir amène donc à
revenir sur la généralisation de l’ethnique, sur l’appréhension maximaliste de l’ethnicité de Hall ; la
frontière entre ethnique et non ethnique, entre centre et périphérie n’est pas tant affaiblie que redéfinie,
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