L’Angleterre depuis l’ère Thatcher L’économie britannique est aujourd’hui caractérisée par une des croissances les plus élevées du monde occidental et un des taux de chômage les plus faibles. Elle est redevenue un des leaders du monde industrialisé. Depuis Thatcher, il y a eu une réorientation générale de l’économie britannique à travers des restructurations des industries traditionnelles au profit des industries de pointe et des services, qui se sont accompagnées d’une remise en cause du droit du travail et d’une flexibilisation générale. 1. La situation de l’Angleterre en 1979 La nouvelle économie anglaise, Gilbert Mathieu (79) : « Le Royaume-Uni a pris en 35 ans un retard énorme sur ses concurrents, sa production nationale n’est plus que la moitié de celle de la RFA et est devenue inférieure d’un tiers à celle de la France ». Comment en est-on arrivé là ? Après avoir été le berceau de la RI et avoir joui d’une avance éclatante au XIX°, l’Angleterre décline et se voit ramenée à un rang inférieur à ses potentialités de départ. Son bilan en 79 est cependant contrasté : - La croissance britannique n’est pas négligeable dans les Trente Glorieuses avec un TCAM de 2,8 %, donc plus élevé que dans la première partie du siècle, mais c’est moins que ses principaux concurrents (TCAM supérieur à 5 % en France et Allemagne) - La croissance de la production industrielle est deux fois moindre que celle des Six La GB est handicapée par plusieurs facteurs structurels : - Le faible développement des facteurs de production : les réserves en main-d’œuvre sont faibles (pas de baby-boom, plus d’exode rural, l’accroissement du capital est plus faible que partout ailleurs en Europe avec un taux d’investissement moyen de 16 % contre 21 % pour la France) - L’intégration du progrès technique semble insuffisante : la GB a eu tendance à se replier sur le Commonwealth et à se protéger de l’aiguillon de la concurrence, l’empêchant de développer une dynamique de la compétitivité - Le découpage des sphères réelle et financière a eu lieu plus tôt qu’ailleurs, par choix, dès la fin du XIX°. L’économie anglaise est devenue très dépendante de l’évolution des marchés financiers, historiquement la principale contrainte de la politique économique anglaise. À travers le maintien d’une monnaie forte, le but est d’assurer l’attraction des capitaux vers la place de Londres. La politique conjoncturelle est le reflet de cette difficulté à concilier l’excédent extérieur (donc des intérêts à verser) avec une croissance forte. - L’Angleterre a pénalisé au XX° son industrie au profit de sa position financière. Faute de capacités de production, la balance des paiements britannique est constamment déséquilibrée, ce qui entraîne de l’inflation et une politique de stop and go. Les refroidissements visant à assurer la parité de la livre par des taux d’intérêt élevés et les restrictions budgétaires sont remplacés par des politiques de relance économique quand les tensions sociales sont trop fortes, puis les tensions inflationnistes renaissent sous le poids de revendications salariales relayées par des syndicats très puissants et le Labour. La GB connaît donc un affaiblissement relatif dans les années 60 et 70 : elle a de plus en plus de mal à assumer ses charges planétaires (dette héritée de la guerre, modernisation de la défense) et doit se retirer des positions impériales acquises partout dans le monde. Le retard anglais est dû à l’impossibilité d’effectuer les choix qui s’imposent : les (rares) décisions prises sont remises en cause à chaque changement de gouvernement. La désindustrialisation s’accélère dans ces décennies du fait du développement de la City, qui est selon les auteurs fondé sur « l’expropriation industrielle » (R. Farnetti, L’économie britannique de 1873 à nos jours) par le capitalisme britannique mais surtout américain. En effet les OPA sont facilitées par le marché des eurodollars. L’industrie britannique est dépecée, absorbée par les firmes américaines, les filiales sont éliminées : on parle alors de 51° Etat américain. La rationalité industrielle passe après une réflexion à court terme fondée sur le profit immédiat. La désindustrialisation est d’autant plus forte qu’il n’y a ni planification comme en France, ni intervention du système bancaire pour épauler l’industrie en difficulté. Le sommet du déclin est atteint après le premier choc pétrolier (renforcement de l’impression de grande faiblesse). En 1975, la VA recule, ainsi que les parts de marché en produits manufacturés ; en 1990, la GB exporte pour 24,6 % de produits manufacturés, conte 9,1 % en 1979. Les années 70 sont marquées par une forte inflation. Les gouvernements Wilson (74-76) et Callaghan (76-79) accentuent le déficit et assouplissent la politique monétaire, mais ne parviennent qu’à relancer l’inflation qui dépasse les 15 % en 1976. D’où une grave crise de change en mars et l’emprunt de 3,6 milliards de livres au FMI (opération rare pour un Etat après 45). La GB entre dans un cercle vicieux de la stagflation (inflation et production ralentie), le chômage se développe (4,1 % de la population active en 79). Ce constat explique la révolution thatchérienne (miam, ça donne envie) qui vise à changer les règles du jeu pour redresser les comptes, stabiliser la monnaie et assurer le retour à l’équilibre. 2. Le Thatchérisme : un programme et une politique Pour Farnetti, le néo-libéralisme de la « dame de fer » ne se caractérise pas tant par son néo-keynésianisme que par l’hétérodoxie (« réunion éclectique de courants théoriques que seules des fins politiciennes ont arbitrairement réunis » selon Farnetti) monétariste pratiquée dont l’objectif affiché est de casser l’inflation. Thatcher mène une politique de contrôle de l’évolution des agrégats monétaires aux effets contrastés (elle est forcée de changer à plusieurs reprises les indicateurs) et de contrôle strict du déficit budgétaire, principale cause de l’inflation selon elle. Elle mène un programme de désengagement de l’Etat sur le plan industriel et sur le plan de la régulation économique. L’investissement public passe de 12,5 milliards de livres en 65 à 2,4 milliards en 86 (divisé par 5) et continue à décroître après 87. Thatcher veut développer une « révolution néo-libérale » pour sortir le RU de la socialisation qui s’est emparée du corps social et bride le dynamisme du pays (conformément aux théories de l’économie de l’offre, notamment Laffer). Elle redonne l’avantage à l’offre en faisant baisser le poids de l’Etat : la déréglementation financière est présentée comme un moyen de faire diminuer les coûts de financement et d’assurer l’équilibre épargne investissement. Sur le marché du travail, le poids syndical est brisé, notamment la grande grève des mineurs qui lui gagne le charmant surnom de dame de fer. Les Employment Acts (80, 82 et 88) mettent fin au monopole syndical à l’embauche (closed shops) : les syndicats ne sont plus un intermédiaire obligé à l’embauche. Ils obligent la démocratisation des syndicats (vote secret) et instaurent un cadre juridique pour les revendications et des grèves syndicales (obligation de faire décider la grève à bulletin secret, voyez Les Virtuoses si vous connaissez…). Tout manquement juridique est passible de pénalités salariales. À partir de 85, les wage councils voient leur importance diminuer. Ils n’ont plus leur mot à dire sur les conditions de travail. La révolution thatchérienne entraîne donc plus de flexibilité sur le marché du travail, une réduction de la portée des licenciements abusifs ; la mobilité des travailleurs est encouragée, l’harmonisation des droits à la retraite favorise les salariés mobiles. Thatcher recherche une diminution du coût du travail pour faciliter l’embauche. Elle met en place des dispositifs d’intéressement des salariés aux entreprises, un partage des profits, des stock-options… afin d’améliorer la compétitivité et de faciliter les restructurations. Le fleuron de cette application est British Airways avec la « flexibilité fonctionnelle de la main-d’œuvre » visant à adapter la quantité de personnel au coup par coup aux besoins de l’entreprise. Conformément à la courbe de Laffer, Thatcher veut diminuer les prélèvements obligatoires et modifier l’arbitrage travail loisir pour accroître l’offre de travail. Le taux marginal d’imposition sur les revenus du travail passe de 83 à 40 % et sur ceux du capital de 98 % à 40 % (c’est clair : donnez plus d’argent à ceux qui ne travaillent déjà pas, ils vont tout de suite vouloir travailler ! Faut s’appeler Laffer pour avoir cette idée de génie). En même temps, les revenus les plus faibles sont exemptés de l’income tax tandis qu’on élargit l’assiette sur laquelle repose l’imposition des revenus moyens (comptabilisation des avantages en nature). Pour stimuler l’offre, l’épargne est favorisée, on développe une fiscalité plus avantageuse sur les plus-values mobilières et sur les revenus des intérêts au détriment de l’assurance-vie et des intérêts immobiliers. Les entreprises bénéficient de mesures fiscales incitatives. En 84 est supprimé l’impôt sur le travail et réduit l’impôt sur les sociétés : il passe de 50 % à 33 % pour les grandes entreprises et 29 % pour les petites. Les coûts salariaux sont diminués en 85 sur les salaires les plus bas. Le bilan de la période 79 – 97 est contrasté et dépend du mode de présentation : Les conservateurs font partir leurs statistiques de 81 (ils « épurent le passé »). Or si on s’intéresse à la croissance britannique depuis 81, elle est plus élevée que celle des autres pays européens. Mais tout change si on prend les chiffres depuis 79 : l’Angleterre n’est plus qu’à la 6e place quant au rythme de croissance en Europe. Le combat contre le chômage est une victoire (6,2 % en 97 en Angleterre contre 12,8 % en France) Mais l’économie reste cyclique : pour Farnetti, l’économie britannique n’a pas rompu avec les conséquences du stop and go même si l’explication a changé : récession en 79-81, croissance assez soutenue entre 82 et 89, récession entre 89 et 92 (mais dont elle sort plus vite que le reste de l’Europe), croissance après 92 qui diminue à partir de 97 en restant supérieure à celle de l’Europe. L’origine principale des cycles est liée à la financiarisation et à ses conséquences sur la politique économique. Le problème est de mener une politique financière qui lui permette d’assurer cette position financière. Le bilan social moins brillant explique le renversement des conservateurs en 97 : le renforcement des inégalités provoqué par la flexibilité fragilise la situation économique d’un grand nombre de ménages. Des régions entières sont écartées de la croissance entre 79 et 82 par la désindustrialisation et la création de poches de chômage, « no man’s land » économique (Pays de Galles, Ecosse). Le coefficient de Gini augmente (c’est bien ça David !). Les services publics sont les grands perdants, les sacrifiés de la croissance => Farnetti, Le Royaume désuni (97) Le Royaume-Uni est marqué par la désharmonisation sociale et les dualités économiques (la réindustrialisation est parasitée par les entreprises asiatiques et américaines qui mènent une politique de cheval de Troie à travers l’Angleterre) Les faibles taux de chômage ne peuvent cacher l’augmentation de la précarité, de la pauvreté et de l’insécurité socio-économique. 3. Le blairisme : rupture ou continuité ? Blair, né en 53, personnifie la transformation des partis sociaux-démocrates européens dans le contexte de libéralisation des échanges. Son élection en 97 est le résultat de la transformation du vieux parti travailliste en un « New Labour ». Plus que tout autre, il incarne le modèle social libéral d’une gauche confrontée à la crise de l’Etat Providence, une « troisième voie » qu’il définit comme une voie contre tous les conservatismes, de gauche ou de droite. Le blairisme est-il soluble dans le thatchérisme ? Blair arrive avec l’idée d’adapter le modèle économique britannique au monde contemporain pour insérer toujours plus la GB dans l’internationalisation des échanges. Son arrivée au pouvoir ne modifie pas le modèle, tant sur le plan de la politique monétaire que de la politique budgétaire : il vise d’abord à rendre la GB attractive pour les capitaux internationaux. Il mène donc une politique d’équilibre, voire d’excédents budgétaires avec comme objectif de diminuer le poids des charges sociales pour rendre plus compétitive l’économie britannique. En 2001, la part des dépenses publiques dans le PIB était de 52,2 % en France, 45,5 % en Allemagne et 40,2 % en Angleterre. Blair n’a pas remis en cause la flexibilité du marché du travail. Le SMIC britannique (qu’il a quand même créé !) est très en deçà de celui du continent. L’investissement productif public reste très faible. L’industrie s’affaiblit tandis que le tertiaire ne cesse de se développer (70 % du PIB en 2003, 50 % en 1970). La croissance britannique reste en moyenne supérieure d’un point à celle du continent. Elle est tirée par les services, en particulier financiers. Les fluctuations économiques britanniques restent plus proches de celles des US que des européennes, ce qui rend difficile l’intégration de la livre dans l’euro. Le niveau moyen des taux d’intérêt réels à court terme est supérieur d’un point au continent. La structure du financement britannique est plus financiarisée que celle de l’Europe. L’élasticité de la consommation à la variation du prix des actifs boursiers est de 2,6 % au RU (1,8 en Allemagne, 1,4 en France, 0,8 en Italie). L’industrie représente 20,7 % du PIB en 2003 et 25,4 % des emplois ( ! ! ! ! ! ! !) La société britannique voit son dualisme se renforcer sous Blair : Résultat de la législation thatchérienne qui n’a pas été remise en cause Législation de protection de l’emploi quasi inexistante Conventions collectives ne concernent que le niveau de l’entreprise et un nombre réduit de salariés Le développement du temps partiel explique un taux de chômage moindre Le marché du travail est plus actif (56 % en France en 2004 –attention, mars, respectcontre 71 % au RU). Blair lance en 99 un programme intitulé « from Welfare to Work » (tout un programme, sans jeu de mots) pour faire reculer le chômage structurel en diminuant les aides. Il fait cependant des efforts en matière d’éducation (pas de rentabilité ou d’effets immédiats) et de santé (pour enrayer le déclin de l’hôpital public). Le dernier bilan concerne l’Europe : on a dit de Blair qu’il état le plus européen des Premiers Ministres britanniques depuis Callaghan (je précise que la très rude concurrence se compose de Margaret Thatcher et John Major !). A-t-il pour autant mené une politique proeuropéenne ? La livre n’est pas entrée dans l’euro, pas plus que la charte sociale européenne n’est mise en place. La GB n’est pas favorable à la mise en place d’un gouvernement économique de l’Europe, ce qui rend la politique européenne difficile à mener (difficultés d’harmonisation en matière monétaire et budgétaire). Il refuse la constitution européenne : l’Angleterre de Blair est toujours prisonnière d’un certain passé et reste plus attachée à l’alliance transatlantique qu’à la construction d’un bloc économique européen.