Physique et infini

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Physique,
histoire de la philosophie et infini
Nature de la physique et infini
La physique est la science qui étudie les lois générales de la nature. Les physiciens ont
donc été confrontés très tôt à l’infini. D’abord avec l’infiniment grand, tout simplement en
regardant le ciel et en se demandant si l’Univers est fini ou non. Ce fut l’origine d’un
questionnement qui est resté au cœur de la physique depuis ses tout débuts. Ensuite, en
analysant la matière et en se demandant si elle est indéfiniment divisible ou s’il existe
ultimement des composants de base insécables, ils ont aussi affronté un autre type d’infini,
l’infiniment petit. Ces deux infinis, le grand et le petit, présentent d’ailleurs au moins deux
visages différents, liés soit à la distance, soit au temps.
Comme la physique cherche à expliquer les phénomènes naturels, la question de l’infini
s’y présente sous une forme plus expérimentale qu’en mathématiques. En physique, les
conceptions doivent en effet être validées par l’observation ou l’expérimentation. Or nous
avons tendance à ramener le monde à notre échelle, ou du moins à notre niveau de
compréhension. Ce qui nous semble alors infini parait incompréhensible et nous sommes
portés à attribuer à notre méconnaissance cet infini apparent. Pour nous, le comprendre c’est
alors souvent le ramener au fini. Les physiciens craignent l’infini et, nous allons le constater,
durant son histoire, la physique a souvent tenté de l’éliminer, là où il se présentait.
Comme le ciel, avec ses étoiles et ses planètes en mouvement, est une source
inépuisable de surprises, de mesures et de méditations, l’infiniment grand se prête mieux à
l’observation que l’infiniment petit. L’histoire de ce questionnement fut d’ailleurs
tumultueuse, les diverses questions touchant le ciel, son étendue, sa finitude ou son infinitude
ainsi que son fonctionnement étant étroitement liées aux diverses religions. Dans le cas de
l’infiniment petit, les outils d’observation efficaces sont très récents. De sorte que ce n’est
qu’au vingtième siècle qu’on a pu l’étudier sérieusement. Dans ce texte, nous allons surtout
examiner comment la question de l’infinitude éventuelle de l’Univers s’est posée, des
origines, chez les penseurs grecs, jusqu’à aujourd’hui. À l’occasion, nous croiserons, sous
diverses formes, la question de l’infiniment petit et verrons la façon dont elle rejoint
aujourd’hui celle de l’infiniment grand.
Avant d’aborder l’infini comme tel, notons que l’on rencontre souvent en physique de
très grandes ou de très petites dimensions, que ce soit en terme d’espace, de masse, d’énergie
ou de temps. La façon la plus simple de les traduire en chiffres est d’utiliser les exponentielles
à base 10. Ainsi le nombre 10n représente 10 multiplié n fois par lui-même et s’écrit en
notation décimale avec n zéros avant la virgule. C’est une écriture simple et efficace où la
multiplication se traduit par une somme d’exposants. Ainsi, cent mille fois un million s’écrit
105.106, soit 1011. Avec cette écriture les valeurs deviennent vite astronomiques. Pour illustrer
1
ce qui précède et afin de fixer un ordre de grandeur pour ce qui va suivre, voici quelques
données sur l’Univers tel que nous le concevons aujourd’hui.
La masse du soleil avoisine 2.1030 kg. Notre galaxie possède une masse à peu près
équivalente à cent milliards de soleils, c'est-à-dire 2.1041 kg. Comme on peut supposer
actuellement qu’existent environ cent milliards de galaxies, et que notre galaxie semble une
galaxie de taille moyenne, la masse observable de l’Univers - une partie de la masse de
l’Univers serait formée de matière invisible pour nous - serait environ de 2.1052 kg. Or, on sait
qu’un kilogramme d’hydrogène, élément constituant la majeure partie de la matière cosmique
observable, contient environ 1027 atomes. Le soleil serait donc composé d’environ 2.1057
atomes. Et, comme c’est une étoile plutôt standard, il y aurait par conséquent environ 1079
atomes dans l’Univers! C’est un nombre phénoménal, l’un des plus grands que l’on connaisse
correspondant à une réalité physique. Pourtant, quoique impressionnant, il demeure en deçà
de l’infini, très en deçà. Par exemple, il n’est pas du tout du même ordre de grandeur que les
alephs de Cantor! Il importe donc de distinguer soigneusement infini et « valeurs
extrêmement grandes ».
Évidemment, la notation exponentielle permet de représenter tout aussi facilement des
grandeurs très petites. Ainsi le diamètre d’un atome d’hydrogène serait de 10 -15 m, soit un
millionième de milliardième de mètre! Grandeur à mettre d’ailleurs en rapport avec le rayon
de l’Univers, qui est d’environ 1,5.1023 m. Tout cela précisé, abordons à présent l’historique
de l’infiniment grand.
L’infiniment grand
dans l’histoire des sciences et de la philosophie
La science grecque et le monde clos
Une des toutes premières expériences qui puisse mener à l’infiniment grand, c’est, nous
l’avons signalé, la contemplation d’un ciel nocturne : est-il fini ou infini? Vers le Ve siècle
avant JC, plusieurs écoles philosophiques s’affrontaient à ce propos en Grèce. Elles
différaient d’opinion autant sur la conception de l’infiniment grand (le ciel) que sur celle de
l’infiniment petit (les constituants de base de la matière).
Il y avait d’abord les atomistes, dont les plus connus sont Démocrite et son maître,
Leucippe. Pour eux, l’Univers était infini, et il existait une infinité de mondes semblables au
nôtre. Quant à la matière, elle était selon eux composée d’éléments insécables, les atomes
(étymologiquement, a-tomos signifie indivisible), éternels et sans cesse en mouvement à
travers le Vide infini. Dans cette conception hardie, base de tous les matérialismes ultérieurs,
les dieux ne jouent aucun rôle et notre monde, l’un parmi une infinité d’autres, n’a pas
d’importance particulière. Ainsi, l’Univers des atomistes est éclaté, et l’homme, comme toute
chose, n’y est, comme l’écrit Démocrite, qu’un « produit du Hasard et de la Nécessité » (par
Nécessité, il faut entendre ici les Lois de la nature). Si l’Univers est infini dans le temps, cela
pose aussi un autre problème pressenti par les atomistes et exprimé clairement par l’École
stoïcienne : comme le nombre d’étoiles et de planètes est infini, il en a existé ou il en existera
alors forcément de semblables à la nôtre. Mieux : il en a existé ou en existera une infinité de
semblables et sur une (ou une infinité) de celles-ci, nous avons eu ou nous aurons nos propres
2
doubles, au destin identique au nôtre1. Il est évident que cette conséquence incontournable de
l’infinité de l’Univers est dérangeante. Nietzsche en a d’ailleurs fait la base de sa célèbre
théorie de l’Éternel Retour. Un Univers fini où nous sommes uniques est autrement plus
rassurant ! Aussi cette conception novatrice des atomistes allait-elle être farouchement
combattue par le christianisme et l’Église catholique. D’autant plus, d’ailleurs, qu’elle
reposait sur un matérialisme philosophique intégral. Mais cette vision du monde avait
pourtant une faiblesse majeure : elle était purement spéculative et ne pouvait à l’époque se
targuer d’aucune observation décisive.
Cependant, malgré son grand intérêt pour nos esprits scientifiques modernes, l’école
atomiste était loin d’être la seule chez les Grecs. D’autres philosophes, d’ailleurs plus
nombreux, estimaient que l’Univers était fini. Par exemple Parménide, un autre penseur du Ve
siècle avant JC, maître de Zénon, pensait que c’était une sphère parfaite et fermée sur ellemême. Certains de ces philosophes s’opposaient également à l’idée que la matière repose sur
des éléments insécables comme les atomes. Empédocle ou, plus tard, Aristote, considéraient
plutôt que les quatre éléments, la Terre, l’Air, l’Eau et le Feu, constituaient les bases ultimes
et indécomposables (c’est le sens grec du mot élément) de la matière, les « quatre racines »,
comme aimait à dire Empédocle, de toute réalité.
Avant d’aller plus loin, rappelons que c’était en réponse à Zénon et à ses fameux
paradoxes que les atomistes avaient développé leur modèle du Cosmos. Considérons par
exemple le paradoxe du javelot : si la distance qui le sépare de sa cible est divisible à l’infini,
comment fera-t-il pour l’atteindre ? De même pour le rapide Achille, qui, pour peu qu’il
possède un retard au départ, ne pourra jamais rattraper une tortue à la course : en effet, quand
il aura rejoint l’endroit où elle se trouvait au moment du départ, celle-ci aura avancé d’une
distance a. Si Achille franchit cette nouvelle distance, la tortue aura à nouveau avancé d’une
distance b. Comme l’espace à parcourir peut théoriquement être divisé à l’infini, il lui restera
toujours une distance x à combler. Ainsi, résultat paradoxal lié à l’utilisation de l’infini,
Achille ne la rattrapera en principe jamais. Zénon en concluait que le mouvement lui-même
était impossible, ou plutôt était une illusion des sens, ce qui allait établir entre le mouvement
et l’infini un rapport qui tiendrait la pensée en haleine pour les deux millénaires suivants. La
réponse des atomistes fut que l’espace n’est pas vraiment divisible à l’infini, puisqu’en le
divisant sans cesse, on bute forcément sur les atomes, qui sont pour leur part insécables.
Mais revenons au problème de l’infiniment grand, celui de l’Univers, que Platon et
Aristote attaquèrent d’une façon qui allait marquer profondément la pensée occidentale.
Nous savons que, pour Platon, le monde qui nous entoure n’est que le reflet d’un monde
idéal, seul vrai, et qui, échappant aux données des sens, est accessible par la seule pensée. Les
mathématiques, qui participent de ce monde idéal, sont l’un des deux moyens pour y avoir
accès2. Pour Platon la compréhension du monde, dont le ciel, passe donc entre autres par les
mathématiques, c’est-à-dire la géométrie. Ainsi, il ramène les quatre composants ultimes de la
matière, le feu, l’air, l’eau et la terre, à des polyèdres réguliers : le tétraèdre, l’octaèdre,
l’icosaèdre et le cube, que son école a été la première dans l’histoire à définir et étudier. Le
monde visible est une des applications possibles des structures mathématiques car, tous
On rencontre cette puissance de l’infini à propos des décimales d’un nombre transcendant comme п : si les
décimales étaient codées pour représenter des lettres, alors l’histoire de notre vie sous un nombre infini de
formes et dans toutes les langues s’y trouverait, même si cela devait prendre un temps quasi infini pour la
localiser ! Voir à ce propos le texte sur l’infini et les mathématiques.
2
Comme il s’agit du monde des Idées, le moyen privilégié est évidemment la pensée pure, celle qui utilise les
concepts.
1
3
composés des mêmes triangles équilatéraux, ces quatre polyèdres peuvent se transformer les
uns dans les autres par addition ou soustraction de triangles. On observe en effet l’eau se
transformer en vapeur (Air) sous l’effet de la chaleur, le bois (Terre) en feu, etc. Les
transformations naturelles recevaient ainsi une première interprétation mathématique, plus
précisément de nature géométrique. Par ailleurs, comme, pour lui, la sphère est la figure
géométrique parfaite, puisque parfaitement symétrique, l’Univers était inclus dans une sphère.
C’est celle sur laquelle se trouvent les étoiles, dite « sphère des fixes ». Elle englobe ellemême une série de sphères concentriques, qui emportent avec elles les différentes planètes
circulant sur leurs orbites respectives.
La vision d’Aristote est très différente. Face à Platon qui voit les mathématiques comme
des entités réelles formant avec les Idées un monde à part, Aristote pense plutôt que la seule
réalité est celle du monde que nous voyons, les mathématiques n’étant qu’une voie d’analyse
parmi d’autres. Constitué comme celui de son maître Platon de cercles homocentriques, son
Univers est lui aussi fini, et Aristote raffinera encore ce modèle qui, repris et perfectionné par
l’astronome Ptolémée quelques siècles plus tard, allait devenir canonique et marquer les
esprits jusqu’au XVe siècle de notre ère. Cependant, étant donné son appréciation du rôle
limité des mathématiques, Aristote apporte sur la question de l’infini une distinction capitale.
Il propose en effet deux types différents d’infini, l’infini en acte et l’infini potentiel. Pour lui,
le premier n’existe pas dans la nature. Quant au second, c’est simplement un outil que
peuvent par exemple utiliser les mathématiciens ou encore un résultat auquel on parvient par
certaines opérations de l’esprit. Ainsi par exemple, à une longueur on peut toujours ajouter
une autre longueur, et on n’obtient rien d’autre qu’une addition indéfinie de longueurs
formelles. Il en va de même de la divisibilité de l’espace. Face aux paradoxes de Zénon,
Aristote affirme en effet que le fait que l’espace géométrique soit divisible à l’infini
n’implique en aucune manière que l’espace physique le soit lui aussi. Il faut distinguer les
mathématiques formelles et l’espace réel. Ainsi, la divisibilité spatiale (en géométrie) ou
l’addition infinie (en arithmétique), certes toutes deux utiles aux mathématiciens, ne sont en
fait que des infinis potentiels3. Il n’existe donc aucun infini physique actuel ou, dans la
terminologie d’Aristote, aucun infini en acte. Cette distinction capitale a fait fortune et, de nos
jours, elle partage encore les différentes écoles philosophiques chez les mathématiciens
modernes. Ainsi, rejetant les paradoxes de Zénon, Aristote affirme que le mouvement est
parfaitement pensable puisque c’est seulement géométriquement que la distance séparant
Achille de la tortue ou le javelot de sa cible peut être indéfiniment divisée. Par conséquent,
pour lui, les composants ultimes de la matière ne seront pas des atomes insécables, puisqu’il
croit avoir résolu les paradoxes auxquels les atomes étaient censé répondre. En fait, il la
ramène plutôt aux quatre éléments d’Empédocle, l’Air, l’Eau, le Feu et la Terre. Notons en
terminant que si, pour Aristote, l’Univers est sphérique et fini, par contre il est éternel et n’a
jamais été créé.
Ces conceptions de Platon et d’Aristote allaient être dominantes pendant près de vingt
siècles, les esprits alternant de l’une à l’autre au fil des diverses périodes. D’ailleurs, la vision
d’Aristote, adaptée au christianisme durant le Moyen-Âge par Thomas d’Aquin, allait devenir
jusqu’à tout récemment la doctrine officielle de l’Église. En effet, pour elle, la Terre était
évidemment au centre du monde, puisqu’elle abritait les hommes, le sommet de la création.
La question de l’infiniment grand avait été évacuée : l’infini en acte était le propre de Dieu et
de Dieu seul. Le monde sub-lunaire était celui des hommes, c’était un monde imparfait voué
au mouvement et au dépérissement. Le monde céleste était pour sa part le monde des
3
Descartes, deux milles ans plus tard, les appellera pour sa part des indéfinis…
4
planètes, des étoiles et de la sphère des fixes, immuable et parfait. Leur mouvement s’étudiait
d’ailleurs par le biais de la géométrie, leurs trajectoires étant des cercles, figure parfaite.
Pendant près de vingt siècles donc, les choses changèrent peu dans ce monde fini et
immobile, soumis à la férule toute-puissante de l’Église. Pourtant, de nombreuses questions
restaient sans réponse, comme celle posée dès le Ve siècle avant notre ère par le philosophe
Archytas de Tarente et reprise par la suite sous d’autres formes : si le monde est fini, c’est
qu’il a une frontière. Si quelqu’un, à partir de cette frontière, tend un bâton ou lance un
javelot, dans quoi le javelot en question voyagera-t-il ? Faudra-t-il donc repousser
indéfiniment la frontière ? En fait, c’est seulement avec l’apparition des géométries non
euclidiennes au XIXe siècle que l’on pourra comprendre que le monde peut être à la fois fini
et non borné. Mais n’anticipons pas.
Autre problème, plus ennuyeux encore : dans le système d’Aristote, perfectionné par
Ptolémée et repris par Thomas d’Aquin, les trajectoires des planètes assimilées à des cercles
ne correspondaient plus à ce qui était observé. En fait, plus les observations se précisaient,
plus il fallait compliquer les figures géométriques pour sauver le système ! Quelque chose
devait se passer pour modifier cette pensée bloquée et rien moins qu’une révolution mentale
ne serait nécessaire pour ce faire.
La science classique et l’Univers infini
C’est lors de la Renaissance, au XVIe siècle, que le géocentrisme d’Aristote, repris par
l’Église médiévale, fut directement remis en cause.
Pour des raisons que les historiens n’ont pas fini d’élucider, la société européenne se
remit alors en mouvement : nouvelles formes d’art, nouvelles philosophies, invention de
l’imprimerie, navigations et explorations, découverte de l’Amérique, commerce international,
etc. Dans la foulée, le mouvement redevient sujet d’étude et les résultats se multiplient.
D’abord à partir des observations et des mesures prises par son maître, l’astronome Tycho
Brahé, Kepler montre que les trajectoires des planètes ne sont pas des cercles parfaits, mais
des ellipses. Il reste malgré tout attaché à un monde fini car, pour lui, « un corps infini ne peut
être compris par la pensée ». De plus, suivant en cela le nouveau modèle héliocentrique de
son prédécesseur Copernic, il suggère que la Terre n’est pas le centre de l’Univers et qu’elle
tournerait, comme les autres planètes, autour du Soleil. Cette idée est aussi reprise par Galilée,
qui affirme en outre que le langage de la nature est celui des mathématiques. Cette remise en
cause du système géocentrique hérité du Moyen-Âge n’est cependant pas sans danger et elle
vaudra à Galilée un procès retentissant instruit par l’Église.
Quelques décennies auparavant, le philosophe Giordano Bruno avait remis l’infiniment
grand à l’ordre du jour en affirmant l’infinité de l’Univers et la pluralité des Mondes. Il
reprenait ainsi l’une des thèses importantes des atomistes anciens. Sommé par l’Église de se
rétracter, il refusa obstinément. C’en était trop pour l’orthodoxie et il fut brûlé vif sur la
grande place de Rome. Mais la Révolution Scientifique était en marche et aucune répression
ne saurait plus l’arrêter. Aussi la méthode de Galilée, l’observation et la traduction des
résultats en langage mathématique, allait-elle être reprise par un nombre grandissant de
savants dans toute l’Europe et les résultats allaient rapidement s’accumuler. Après Descartes
et sa création de la géométrie analytique, l’étape majeure suivante fut la découverte conjointe
de Newton et Leibniz. En utilisant avec audace les infiniment petits, ils développèrent
simultanément le calcul différentiel qui allait permettre de répondre à Zénon sur des bases
5
mathématiques et, par la même occasion, d’analyser rigoureusement le mouvement. Mais
surtout, la grande synthèse de toute la Révolution Scientifique fut celle de la gravitation
universelle par Newton. Cette loi énonce que tous les corps subissent la force d’attraction,
s’attirant les uns les autres proportionnellement à leur masse et en raison inverse du carré de
la distance qui les sépare. Newton unifiait ainsi le monde sublunaire et le monde éthéré
d’Aristote, faisant disparaître la dichotomie traditionnelle entre les niveaux de réalité terrestre
et céleste, et montrant par la même occasion que les lois qui meuvent les planètes sur leurs
orbites sont aussi celles-la mêmes qui font tomber les corps sur la Terre. Les travaux de
Kepler et Galilée se donnaient à présent la main dans une vaste synthèse, qui expliquait
mathématiquement la chute galiléenne des corps, mais aussi le mouvement képlérien des
planètes, tout en permettant d’en prévoir les trajectoires ! La loi de gravitation se révélait
vraiment universelle. Notons au passage que cette loi d’attraction implique idéalement que
l’Univers est infini, condition nécessaire pour équilibrer les forces des planètes et des étoiles
entre elles. Sinon, ces divers astres s’écraseraient tous au centre de gravité de l’Univers.
Cette série de découvertes, s’étendant de Copernic à Newton, en passant par Tycho
Brahé, Kepler, Galilée et Descartes, forme à présent la base de la science dite classique. C’est
celle que l’on enseigne toujours dans les collèges, par exemple dans les cours de
mathématiques ou ceux de physique mécanique. Elle a radicalement changé la conception que
les hommes se faisaient du monde qui les entoure. Car on est alors passé d’un Monde
médiéval clos et fini à un Univers moderne infini et en perpétuel mouvement. Cette ouverture
vertigineuse sur l’infini a été vécue avec un enthousiasme mêlé d’angoisse par les philosophes
et savants de l’époque. On pense à Pascal qui écrivait, dans ses célèbres Pensées :
Mais si notre vue s’arrête là, que l’imagination passe outre; elle se lassera plutôt de concevoir que
la nature de fournir. Tout ce monde visible n’est qu’un trait imperceptible dans l’ample sein de la
nature. Nulle idée ne s’en approche. Nous avons beau enfler nos conceptions au-delà des espaces
imaginables, nous n’enfantons que des atomes, au prix de la réalité des choses. C’est une sphère
infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part. Enfin c’est le plus grand caractère
sensible de la toute-puissance de Dieu, que notre imagination se perde dans cette pensée… Car
enfin, qu’est-ce que l’homme dans la nature ? Un néant en regard de l’infini, un tout à l’égard du
néant, un milieu entre rien et tout. Infiniment éloigné de comprendre les extrêmes, la fin des choses
et leurs principes sont pour lui invinciblement cachés dans un secret impénétrable, également
incapable de voir le néant d’où il est tiré et l’infini où il est englouti.
En plus de donner le vertige à Pascal, l’irruption d’un Univers infini soulevait bien des
questions, sans résoudre pour autant certains paradoxes, dont celui dit de la nuit noire. Déjà,
un siècle avant Pascal, Kepler, bien qu’on ait cru alors l’Univers beaucoup plus limité, se
demandait en effet pourquoi la nuit est si noire, puisque l’Univers est constellé d’étoiles qui,
toutes, produisent de la lumière, laquelle voyage vers nous depuis des temps immémoriaux.
La nuit ne devrait-elle pas être illuminée par toute cette clarté diffusée depuis le ciel ? Le fait
que, un siècle plus tard, l’Univers soit devenu infini modifiait certes les données, mais pas le
problème lui-même. En effet, la lumière pouvait sans doute se disperser davantage dans un
Univers infini, ce qui expliquait en partie la noirceur de la nuit, mais en contrepartie, un
Univers infini pouvait être peuplé d’une infinité d’étoiles, un fait nouveau qui ranimait le
problème, dans des termes à peine différents. Alors ?
À l’époque, les physiciens étaient trop occupés à développer la science classique sur
la base de la mécanique newtonienne pour s’arrêter à ce genre de devinette4 ! Au XVIIIe
siècle et durant une partie du XIXe, la majeure partie de la réflexion sur l’infini a plutôt porté
4
En fait, la clé de ce mystère est due à l’expansion de l’Univers, mais c’est beaucoup plus tard seulement que la
solution devint claire pour les astrophysiciens.
6
sur ses aspects mathématiques, que ce soit sur l’épineuse question des infiniment petits,
laquelle occupa les esprits durant presque deux siècles, ou encore sur le statut de l’infini luimême, domaine ou s’illustrèrent Bolzano et, surtout, Cantor. Mais en dehors du travail de
Cantor, sur lequel on reviendra dans un autre texte, une découverte mathématique, celle des
géométries dites non euclidiennes, allait avoir au XXe siècle une grande importance pour la
compréhension de l’Univers. Comme cette percée majeure sera présentée plus en détail dans
le cadre du cours d’algèbre, nous nous contentons de la résumer ici brièvement.
La géométrie d’Euclide utilise un espace à trois dimensions, celui que nous percevons
spontanément. Ces trois dimensions sont la longueur, la largeur et la hauteur. La géométrie
qui en résulte, et qui est l’étude mathématique de cet espace, repose sur cinq axiomes et cinq
postulats, dont le dernier, exprimé en termes actuels, affirme que, par un point extérieur à une
droite située dans le même plan, on ne peut mener qu’une parallèle et une seule à la droite en
question. Ce cinquième postulat ressemblant davantage à une propriété qu’à une évidence de
base, au cours des âges, plusieurs mathématiciens ont essayé de le démontrer, sans succès. À
la fin du XVIIIe siècle, après deux millénaires de tentatives infructueuses, un mathématicien
italien tenta, en désespoir de cause, d’en faire la démonstration par l’absurde. Voici comment
Saccheri raisonna : supposons faux le fameux postulat, et posons un postulat de départ qui le
contredit expressément. En tirant des conséquences rigoureuses de ce point de départ erroné,
on devrait parvenir rapidement à une contradiction, ce qui démontrerait par l’absurde la
nécessité du cinquième postulat d’Euclide. C’est ce que tenta Saccheri durant de nombreuses
années. À sa grande surprise, il n’obtint ainsi aucune contradiction, et il mourut sans avoir
compris pourquoi la procédure adoptée ne résolvait pas le problème. Au début du XIXe siècle,
deux mathématiciens, le Russe Lobatchevski et le Hongrois Bolyai, décidèrent,
indépendamment l’un de l’autre, de développer ces résultats afin de voir où cela mènerait. Ils
supposèrent que, par un point extérieur à la droite située dans le même plan, on pouvait mener
une infinité de parallèles ! Or, ce faisant, ils obtinrent une nouvelle géométrie, certes très
différente de la géométrie euclidienne, mais parfaitement cohérente. Un peu plus tard,
l’Allemand Riemann, poursuivant dans la même voie, supposa au contraire que, par le point
extérieur à la droite, l’on ne pouvait mener aucune parallèle. Lui aussi découvrit ainsi une
nouvelle géométrie tout à fait cohérente, mais différente a la fois de celle d’Euclide et de
celles de Bolyai et Lobatchevski. Pour donner un exemple simple du caractère inattendu des
résultats de ces trois géométries divergentes, prenons le fameux théorème d’Euclide disant
que la somme des angles d’un triangle est toujours égale à 180o. Dans la géométrie
hyperbolique de Bolyai et Lobatchevski, elle sera toujours inférieure à 180o, tandis que dans
celle de Riemann, dite elliptique, elle lui sera toujours supérieure !
Pourtant, au fond, quand on y réfléchit un peu, ces résultats ne sont pas vraiment
mystérieux. Dans le cas de la géométrie de Riemann, si on dessine un triangle sur une sphère,
la somme de ses angles sera clairement supérieure à 180o, tandis que si on dessine le même
triangle sur une selle de cheval, ce qui correspond cette fois à la géométrie imaginée par
Bolyai et Lobatchevski, elle sera tout aussi clairement inférieure. Cela signifie tout
simplement que l’espace d’Euclide est plat, tandis que ceux de Riemann, Bolyai et
Lobatchevski sont à courbure négative ou positive.
Cette découverte souleva de violentes controverses : comment une géométrie qui ne
correspond pas à celle que nous avons l’impression de percevoir spontanément peut-elle être
vraie? Trois géométries concurrentes, parvenant à des résultats contradictoires, ne peuvent
certes pas être vraies simultanément ! Les mathématiques, qui avaient prétendu auparavant
dire la vérité des choses, devaient à présent se rabattre sur un objectif nettement plus
modeste : faire preuve d’une cohérence sans faille. Elles se séparaient ainsi de la physique,
7
basée sur l’étude de la réalité de notre monde. Mais il arrive que les mathématiques
découvrent des propriétés dont les liens avec la réalité n’apparaissent que beaucoup plus tard.
Comme on va le voir, c’est précisément ce qui s’est passé pour les géométries non
euclidiennes5.
La science moderne et l’Univers complexe
La conception actuelle de l’Univers doit beaucoup à la théorie de la Relativité. Or, cette
théorie est elle-même née à la suite de la solution d’un problème très ancien, celui de la
vitesse de la lumière. Cette vitesse n’était pas infinie comme on l’avait longtemps cru, mais
avait été évaluée à environ 300 000 km/s. À cette question se greffait celle de la nature de
l’espace interstellaire. Pour plusieurs, qui avaient horreur du vide, cet espace était rempli
d’une mystérieuse substance, l’éther, dans laquelle circulait la lumière. Cet éther était en
quelque sorte un repère absolu par rapport auquel se seraient déplacées les planètes6. À la fin
du XIXe siècle, Michelson et Morley, deux physiciens, expérimentateurs chevronnés, prirent
pour hypothèse que la lumière émise à partir d’un objet en mouvement, par exemple la Terre,
serait en principe supérieure à 300 000 km/s : en effet, selon le vieux théorème de la
composition des vitesses de Galilée, à la vitesse de la lumière, il fallait ajouter celle de l’objet
en mouvement. Ils mirent sur pied une expérience célèbre pour le vérifier. Or tous les
résultats semblaient infructueux : qu’elle s’ajoute à celle de la Terre ou qu’elle s’en soustraie,
la vitesse de la lumière semblait demeurer la même dans les deux directions !
Beaucoup d’hypothèses, plus ou moins ésotériques, furent alors formulées pour tenter
d’expliquer ce résultat aussi inattendu que paradoxal. En 1905, Einstein, tout jeune physicien
de 26 ans, lança pour sa part une conjecture audacieuse : la vitesse de la lumière est un
maximum absolu et elle conserve la même valeur, quel que soit le mouvement de l’émetteur
ou de l’observateur ! Cette hypothèse impliquait une profonde révision de la physique
classique, car elle établissait notamment une équivalence entre la masse et l’énergie et
supposait en outre que le temps n’était plus une donnée absolue. De plus, elle éliminait aussi
l’éther, laissant vide l’espace lui-même. Enfin, elle introduisait une figure inédite de l’infini,
celle de la masse en mouvement. En effet, la vitesse de la lumière étant un maximum
inaccessible, pour amener un corps à cette vitesse, il faudrait une énergie infinie. La théorie de
la relativité restreinte indique que la masse d’un corps varie avec sa vitesse7, selon la formule
m0
où m0 est la masse au repos et m la masse du corps lorsqu’il a une vitesse v.
m
v2
1 2
c
Lorsque la vitesse est faible, la masse est à peu de choses près égale à la masse au repos, car
le dénominateur c 2  9.1016 m. Mais si v=c, alors le dénominateur est nul et la masse devient
infinie ! Ainsi, la Relativité restreinte introduit un nouveau type d’infini, un infini
asymptotique correspondant à des valeurs physiques limites que l’on ne peut atteindre.
5
Notons cependant que le grand mathématicien Gauss, dont Riemann fut l’élève, avait mené des expériences sur
des monts allemands, dans l’espoir de vérifier si l’espace était courbe. Il avait aussi exploré la possibilité de
géométries non euclidiennes plusieurs années avant Bolyai et Lobatchevski, mais il avait gardé pour lui ces
travaux, révolutionnaires pour l’époque.
6
C’était en fait le fameux cinquième élément d’Aristote, celui qui englobait le monde des astres, et que la pensée
médiévale avait repris en même temps que le système astronomique d’Aristote-Ptolémée.
7
Rappelons que, dans la physique de Newton, le poids est relatif, mais la masse est pour sa part un absolu. La
Relativité modifie cette perspective, faisant de la masse elle-même une valeur relative.
8
La théorie de la Relativité montre aussi que la durée d’un événement peut varier selon le
t
référentiel d’où on l’observe selon la relation t 
. De même la longueur l d’un objet
v2
1 2
c
mesuré en mouvement est contractée par rapport à la longueur l’ mesurée au repos selon la
relation
l  l 1 
v2
c2
Ces formules découlent des transformations permettant de passer des coordonnées d’un
référentiel Rx, y, z, t  à un référentiel Rx, y, z , t  se déplaçant à une vitesse constante v
dans la direction x. Elles ont été établies par le physicien Lorentz.
v
x  vt
c2
x 
, y   y , z   z et t  
v2
v2
1 2
1 2
c
c
tx
Peu de temps après la création de la Relativité restreinte, le mathématicien lithuanien
Minkowski avait élaboré pour la nouvelle théorie une géométrie « pseudo-euclidienne »,
associant le temps aux trois dimensions spatiales traditionnelles. Par ailleurs, il faut rappeler
que, vers la fin de sa carrière, Riemann avait pour sa part développé des géométries à quatre,
voire même à n dimensions. Quand, après 1910, Einstein voulut élargir sa théorie restreinte
pour y inclure le phénomène de la gravitation, il n’eut qu’à développer, avec Grossmann, un
ami et collègue mathématicien, ces nouvelles avenues géométriques, ce qui le mena à de
surprenants résultats. Avec ces « espaces de Riemann », la Relativité générale (1916) arrive
en effet à une nouvelle conception de l’Univers. Parmi les principaux éléments à la base de
cette conception, notons d’abord que l’Univers devient ainsi un milieu quadridimensionnel, la
quatrième dimension étant, comme chez Minkowski, le temps. Autre point majeur, une masse
déforme l’espace-temps autour d’elle, de sorte qu’il prend l’allure d’une sorte de cuvette
attirant les objets en fonction de leur proximité. Sous l’effet de sa masse, l’Univers a donc une
structure d’espace courbe et non plus euclidien. Dans un espace courbe, les corps continuent à
suivre le chemin le plus court d’un point à un autre, mais comme il n’y a plus vraiment de
lignes droites, on parle alors plutôt de « géodésiques » ou encore de « lignes d’univers ».
Comme c’était le cas pour l’Univers newtonien, le nouvel Univers est supposé
homogène et isotrope, c’est-à-dire que ses propriétés sont les mêmes en tout point et qu’il n’y
existe aucune direction privilégiée.
Ce qui nous amène à l’année 1924, elle aussi importante pour notre propos. En
utilisant un nouveau et très puissant télescope sur le Mont Wilson, en Californie, l’astronome
américain Hubble allait faire deux découvertes majeures. D’abord il confirma, sur la base de
ses observations, ce que certains avaient prédit : l’Univers ne se résume pas à notre galaxie, la
Voie Lactée. En fait, au-delà de la Voie Lactée, Hubble identifia des milliers et des milliers
d’autres galaxies. Les dimensions de l’Univers venaient soudain de se multiplier par un
facteur incommensurable. De plus, il fit en 1929 une découverte surprenante en analysant les
spectres de ces galaxies : ceux-ci étaient d’autant plus décalés vers le rouge que celles-ci
étaient lointaines, ce qui signifie concrètement qu’elles s’éloignent les unes des autres à des
vitesses variables. Quelques années auparavant, Einstein avait introduit dans ses équations
9
une nouvelle constante dans le seul but de maintenir le caractère statique de l’Univers, la
fameuse constante cosmologique. Mais devant les résultats de Hubble, il dut, comme tout le
monde, se rendre à l’évidence : l’Univers n’est pas statique, comme on l’avait toujours cru,
mais en expansion. C’est pourquoi Einstein déclara par la suite que l’introduction de cette
constante cosmologique avait été la plus grande erreur théorique de sa vie.
Peu avant, un mathématicien russe, Friedman, et un chanoine belge, Lemaître, avaient
supposé, sur la base de raisonnements mathématiques, que l’Univers devait avoir eu une
origine à partir d’une certaine énergie initiale et qu’il avait dû se développer depuis. Il était
donc normal que l’on y constate, depuis cette origine cataclysmique, une expansion. Cette
hypothèse souleva de nombreuses objections, et pas seulement chez Einstein. Par dérision,
elle fût qualifiée de « Big Bang » par un de ses plus féroces détracteurs, le physicien et
astronome britannique Fred Hoyle, partisan de l’hypothèse rivale de la création continue de
matière dans l’Univers. Car l’hypothèse de l’expansion, pour beaucoup, ressemblait trop à la
conception religieuse de la création du monde par Dieu, ce que semblait accréditer le fait que
Lemaître était chanoine de son état.
Pourtant, cette théorie finit par s’imposer, car elle seule permettait d’expliquer des
phénomènes incompréhensibles autrement. Par exemple celui du rayonnement cosmologique.
Ce rayonnement fut capté pour la première fois en 1965 par deux chercheurs américains des
Laboratoires Bell, Penzias et Wilson. Il provenait simultanément de toutes les directions de
l’espace et conservait une température uniforme, soit 2,7o K, une valeur proche du zéro
absolu. Cela semblait une confirmation éclatante du rayonnement initial, celui correspondant
au Big Bang originel qui, selon les données actuelles, aurait eu lieu il y a environ quinze
milliards d’années. Dans une telle optique, il s’agirait en fait d’une lueur fossile, résidu de la
première apparition de la lumière, 300 000 ans après le début de l’expansion de l’Univers.
Apparemment, un infini venait de disparaître, celui du temps, car l’Univers avait dorénavant
un début. Mais nous allons voir que les choses ne sont pas si simples. Car la théorie du Big
Bang, quoique très majoritairement acceptée aujourd’hui, laisse encore de nombreuses
questions sans réponse. Avant d’aller plus loin, rappelons brièvement les points majeurs de
cette théorie grandiose.
À l’origine les dimensions de l’Univers étaient minuscules, encore plus petites qu’un
atome, soit environ 10-35 m, ce qui représente un milliardième de milliardième de
milliardième de milliardième de mètre ! Il faut bien comprendre que l’Univers n’était pas une
sorte d’atome primordial baignant dans le vide, mais que cette singularité initiale, comme
l’appellent les physiciens, contenait l’Univers au complet. Signalons pour mémoire
qu’aujourd’hui, l’Univers observable a un rayon de 15 milliards d’années-lumière ! À
l’origine, l’Univers était donc inimaginablement compact, dense et chaud. Sa température
avoisinait les 1032 degrés K et sa densité était de 1094 g par cm3. Ces conditions étaient si
extrêmes que les lois de la physique, telles que nous les connaissons aujourd’hui, ne
pouvaient alors s’appliquer. L’instant 0 de cette « explosion » nous est donc en fait
inaccessible. Là encore, il faut bien voir que cette explosion n’en est pas une au sens où elle
se situerait dans l’espace comme toute explosion, mais que c’est l’Univers lui-même qui
prend soudainement de l’expansion, créant par la même occasion son propre espace8. Les
lois de la physique ne commencent à s’appliquer qu’à partir de l’instant 10 -43 secondes, dit
temps de Planck, sur lequel nous reviendrons. Selon une théorie émise en 1981 par le
physicien Guth, l’Univers aurait connu, entre 10-35 et 10-32 secondes, une expansion
fulgurante, dite période d’inflation. Selon cette hypothèse, pendant cette période
8
On le voit, la relativité de l’espace, issue de la théorie d’Einstein, comporte des aspects assez inattendus…
10
exceptionnellement brève, l’Univers se serait multiplié par un facteur d’environ 1050! C’est,
rappelons-le encore une fois, l’espace qui s’est ainsi accru, et non les objets en mouvement,
sinon ils l’auraient fait à une vitesse très supérieure à celle de la lumière ! L’espace est alors
devenu beaucoup plus vaste que l’horizon, c’est-à-dire la distance parcourue par la lumière
depuis le début. Si, par impossible, la chose se reproduisait aujourd’hui, l’Univers serait
beaucoup plus vaste que ce que l’on peut observer ! Avant le début de l’inflation, sa
dimension était celle que la lumière avait franchie, soit 10-35.c. Quant à la température, elle
avait alors baissé à seulement (!) 1027 degrés. Cette période d’inflation plus rapide que la
lumière permet, entre autres, d’expliquer pourquoi un milieu parfaitement homogène aurait
donné naissance à un Univers non homogène où ont pu apparaître des masses immenses
séparées par du vide, telles les galaxies. Comment des régions de l’Univers qui n’étaient pas
encore entrées en contact par la lumière pouvaient-elles avoir des propriétés identiques?
L’inflation constitue une réponse plausible. Au temps t = 10-6 s, soit un millionième de
seconde après le Big Bang, la température n’était plus que de 1013 degrés, et le volume occupé
par l’Univers équivalait à celui occupé par le système solaire aujourd’hui.
Aujourd’hui, on estime généralement que le rayon de l’Univers observable est
d’environ 15 milliards d’années-lumière. Dans Le grand escalier, René Courteau le décrit
ainsi :
L’Univers c’est une bulle de trente milliards d’années-lumière de diamètre environ. Si on ramène
cette bulle à la dimension de notre globe terrestre, les galaxies s’étalent sur une centaine de mètres
au maximum, les étoiles ont la dimension d’un atome et sont situées à deux ou trois millimètres les
unes des autres. Les galaxies elles-mêmes sont situées à quelques kilomètres les unes des autres. À
cette échelle la masse d’une galaxie sera d’un milliardième de milligramme!
Les théories actuelles
sur la forme et l’évolution de l’Univers
Avant de conclure notre parcours, il nous reste encore à évoquer quelques aspects liés à
l’infiniment grand, entre autres ceux de la forme de l’Univers et de son évolution.
Commençons par celui de la forme exacte de l’Univers : est-il infini ou fini ? Chacune des
deux possibilités a soulevé bien des questions au cours des âges. On sait maintenant qu’il a eu
un début, et qu’il n’est donc pas infini dans le passé. Mais qu’en est-il de ses dimensions
spatiales ? Si nous supposons qu’il est fini, comme l’ont pensé Aristote, Ptolémée et toute la
chrétienté pendant près de deux milles ans, où se situe donc sa frontière? Pour Aristote et
Ptolémée, l’Univers était une immense sphère de dimension finie. Mais rappelons-nous
l’argument d’Archytas sur le bâton ou le javelot, repris par l’atomiste Lucrèce à l’époque
romaine. Si l’on arrive à sa limite et que l’on tende un tel bâton, qu’arrive-t-il ensuite ? Si le
bâton traverse la frontière, alors il est hors de l’Univers, ce qui n’a aucun sens, puisque, par
définition, l’Univers inclut tout. Supposons au contraire que l’Univers soit infini, comme
l’affirmaient les atomistes et Bruno, alors, outre la pression que cela met sur la croyance
religieuse, est-ce conciliable avec la théorie de l’expansion ? Cette question de la frontière de
l’Univers a toujours posé un problème apparemment insoluble. En fait, elle semblait insoluble
parce qu’on pensait l’Univers sous l’angle de la géométrie euclidienne où les parallèles ne se
rencontrent jamais. Mais, avec la géométrie quadridimensionnelle inspirée de Riemann, les
choses changent du tout au tout. Dans cette géométrie à espace courbe, où les droites sont
remplacées par des géodésiques, où la somme des angles d’un triangle est toujours supérieure
à 180 degrés, en chaque point, l’espace ressemble à une sphère. La courbure de l’espace y est
positive. (Si l’espace de l’Univers respectait plutôt les principes de la géométrie de Bolyai ou
11
de Lobatchevski, cette courbure serait négative.). Avec ce type d’espace, il est possible de
bien séparer la notion de fini de celle de limite ou de frontière : un espace à courbure positive
peut en effet être fini, sans pour autant être borné. Pour saisir ce point, on peut imaginer
l’exemple simple suivant : dans un espace à trois dimensions, une sphère possède une surface
finie, mais cette surface n’admet aucune frontière. La même chose vaut pour un espace
quadridimensionnel, bien que notre imagination ne puisse se le figurer. Il est donc possible
d’avoir un espace fini sans qu’il ait de frontières. L’argument traditionnel du bâton ne tient
plus. Évidemment, comme notre imagination est incapable d’entrevoir un tel Univers, les
mathématiques demeurent notre seule façon de l’appréhender ! Mais ce n’est pas bien grave.
Après tout, les Grecs, malgré le témoignage de leurs yeux, ont bien imaginé que la Terre
puisse être sphérique !
Ces dernières considérations vont d’ailleurs nous permettre d’aborder notre ultime
question, celle de l’évolution future de l’Univers. La Relativité générale introduit, nous
l’avons dit, l’idée que les masses déforment l’espace autour d’elles. C’est l’effet de la
gravitation. Cette question est évidemment liée à la courbure de l’espace, laquelle dépend de
la masse. Celle de l’Univers dépendra donc de sa masse totale. Pour aborder cette question,
les physiciens raisonnent en terme de densité. La grande interrogation est de savoir si la masse
est assez importante pour compenser par effet de gravitation l’expansion de l’Univers. La
densité critique est établie à 10-29 g/cm3, ce qui montre bien, soit dit en passant, la
prééminence du vide. Si la densité est supérieure à cette densité critique, la force de
gravitation finira par l’emporter sur l’expansion. Alors la phase d’expansion se terminera,
l’Univers finira par se contracter, et il aboutira à un « Big Crunch » où toutes les galaxies
s’effondreront en un même point : ce sera une nouvelle singularité, peut-être suivie d’un
nouveau Big Bang. Évidemment, un tel scénario marquerait très certainement la fin de notre
Univers et de nos très lointains descendants, si notre planète existait encore… Par contre, si la
densité est inférieure à la valeur critique, la masse de l’Univers ne sera pas suffisante pour
développer une force de gravité permettant de contrer l’expansion et l’Univers, de plus en
plus ténu et glacé, s’étendra à l’infini. C’est le scénario dit du « Big Chill ». Il marquerait
aussi la fin de notre Univers, mais cette fois, dans un froid et une nuit éternelles. Ainsi,
l’Univers aurait eu un début, mais sa fin s’ouvrirait sur un temps et un espace infinis...
Il semble donc que, pour connaître l’évolution future de notre Univers, il suffise d’en
évaluer la masse pour vérifier si sa densité est inférieure ou supérieure à la valeur critique.
Malheureusement, il y a là une sérieuse difficulté. La matière décelable (masse des étoiles,
gaz, etc.) ne représente qu’un faible pourcentage de la densité critique. Or divers phénomènes,
comme par exemple le mouvement des galaxies, ne peuvent s’expliquer que par la présence
d’une matière beaucoup plus abondante, mais encore invisible. C’est ce qu’on appelle le
problème de la masse manquante, problème lié à une mystérieuse matière sombre, et c’est
l’une des questions encore non résolues actuellement. La question de l’évolution future de
l’Univers aboutit-elle donc à une impasse?
Peut-être pas. Des données récentes, portant sur des supernovas extrêmement lointaines,
semblent indiquer que la vitesse d’expansion de l’Univers n’a pas toujours été constante et
qu’elle va actuellement s’accélérant. Si tel est le cas, même la présence de la masse sombre ne
suffira pas pour empêcher l’expansion indéfinie de l’Univers. Ce qui signifierait en clair que
le scénario du Big Crunch aurait du plomb dans l’aile et que le Big Chill constituerait alors le
destin inéluctable de notre Univers.
12
Pour l’instant, la question de l’évolution future de l’Univers reste par conséquent
ouverte. Il en ressort que cet aspect de l’infini va continuer à hanter les esprits pendant un bon
moment encore.
Les trous noirs
Pour terminer en beauté notre trajet historique, parlons un peu de l’un des phénomènes
les plus étranges de l’Univers, un phénomène où justement se condensent plusieurs des
questions liées au problème de l’infini, les fameux trous noirs. En effet, la théorie de la
Relativité générale, voulant qu’une masse déforme l’espace gravitationnel, réintroduit l’infini
sous une forme totalement inédite. Voyons en quel sens.
En 1916, quelques mois après qu’Einstein ait proposé la théorie de la Relativité
générale, un astronome allemand, Schwarzchild, découvrit que, selon les équations de la
théorie, si un corps dépassait une certaine densité, il faudrait à un objet environnant une force
infinie pour contrer la force de gravité dudit corps9. Autrement dit, aucun objet situé à
proximité d’un corps exceptionnellement dense ne peut s’en éloigner, ce qui inclut même la
lumière, qui n’est pas un objet au sens habituel. Ainsi, comme c’est elle qui transmet
l’information, le corps en question devient invisible, d’où le nom de trou noir attribué au
phénomène par le physicien Wheeler en 1967. En pareil cas, l’espace serait tellement déformé
par la densité qu’il formerait un puits où serait aspiré tout ce qui passe en deçà d’une certaine
distance critique ! On appelle cette distance le rayon de Schwarzchild. Ainsi, il existerait un
périmètre définissant un « horizon » des événements au-delà duquel on ne peut plus rien
percevoir.
Pour une masse comme la Terre, ce rayon serait de l’ordre du centimètre ! Mais les
dimensions des trous noirs sont très variables. Les plus petits, de la taille d’un proton, auraient
malgré tout une masse d’un milliard de tonnes. Quant aux plus gros, ceux qui, apparemment,
se terrent au centre de certaines galaxies, ils auraient une masse phénoménale, l’équivalent de
plusieurs milliards de soleils.
Selon la théorie actuelle, les trous noirs résulteraient de l’implosion de certaines étoiles
un peu plus massives que le Soleil, phénomène qui se produit lorsqu’elles ont épuisé leur
réserve d’hydrogène. La pression due à la combustion interne ne pourrait plus alors s’opposer
aux forces de gravitation, ce qui mènerait à l’effondrement. Quant aux mini-trous noirs
conjecturés par Hawking, ils dateraient pour leur part du Big Bang !
Une autre propriété étrange liée aux trous noirs a été théorisée par Oppenheimer, le père
de la bombe atomique : il s’agit du gel du temps. Lorsqu’une étoile s’effondre sur elle-même
et que toute sa masse est concentrée à l’intérieur de son rayon de Schwarzchild, rien ne peut
plus s’en échapper. Les lois de la Relativité indiquent que le temps devient infiniment lent au
voisinage de ce rayon ! L’observateur lointain voit donc en quelque sorte l’étoile se « figer ».
Dans La physique et l’infini10, Luminet et Lachièze-Rey illustrent ce phénomène en imaginant
un astronaute attiré par un trou noir. Supposons une caméra filmant l’astronaute au moment
où il franchit le rayon de Schwarzchild et envoyant ces images à un observateur externe. Si
alors l’astronaute saluait, l’observateur externe verra le salut ralentir, puis se figer à tout
jamais…
9
Bien qu’ils découlent indirectement de sa théorie, Einstein était sceptique sur cette prédiction de l’existence de
trous noirs. Il pensait plutôt que ses équations étaient insuffisantes pour amener l’effondrement gravitationnel.
10
La physique et l’infini, Paris, Flammarion (« Dominos »), 1994, p. 54 sq.
13
Il n’en irait évidemment pas de même pour le pauvre astronaute. Il serait d’abord étiré
comme un fil par la force démente de la gravité. En effet, dans un tel environnement, son
intensité extrême suffit à créer une différence énorme, selon qu’elle s’exerce sur les pieds ou
sur la tête. Notre pauvre astronaute s’étant inconsidérément approché, le trou noir le
transformerait illico en spaghetti. Quelle nouille ! La descente vertigineuse se poursuivrait
jusqu’au centre du trou noir, là où l’infiniment petit et l’infiniment grand se rejoignent, car
une densité infinie y occupe en principe un volume nul. Encore une singularité ! De plus, une
fois que le centre du trou noir est atteint, il n’y a en principe plus de temps. À quoi tout cela
peut-il bien ressembler ? Comme c’est le cas toutes les fois que notre imagination doit
affronter l’infini, il est pour nous tout à fait impossible de le dire. Luminet et Lachièze-Rey
(Ibid.) commentent ainsi cette singularité :
La singularité du trou noir apparaît comme un bord de l’espace-temps au même titre que l’infini
spatial. Elle marque véritablement la fin du temps et l’absence de futur pour tout explorateur du
trou noir. Le paradoxe apparaît ici lié au caractère fini, et non pas infini, du temps !
Simultanément la singularité se définit par une courbure infinie. C’est le premier cas de l’histoire
de la physique où une grandeur physique - réelle et mesurable - prend une valeur infinie.
Les trous noirs n’émettant aucune lumière ni information, on ne peut les observer
directement. On pense les reconnaître aux perturbations qu’ils causent dans leur voisinage.
Toute matière, gaz, planète, étoile, qui tombe dans un trou noir émet des rayons X en grande
quantité. Muriel Valin décrit ainsi comment a été décelé le trou noir extrêmement massif qui
loge sans doute au centre de notre galaxie :
Grâce au télescope Hubble, les chercheurs ont suivi les mouvements de gaz et d’étoiles près du
noyau de la Voie Lactée. Ils se sont aperçus, grâce à l’effet Doppler, que celles-ci se déplaçaient à
des vitesses de plusieurs milliers de km par seconde. Or, leur vitesse d’agitation est proportionnelle
à la racine carrée de la masse autour de laquelle elles tournent. Grâce à ce calcul, ils déduisirent
qu’il y avait dans un rayon tout petit (un dixième d’année-lumière) une masse équivalente à deux
millions de fois celle du soleil ! L’hypothèse du trou noir devenait alors inéluctable.
En 1974, Hawking a démontré que les trous noirs peuvent « s’évaporer », mais que cela
prendrait un temps exceptionnellement long : un trou noir de deux masses solaires mettrait
1,2.1067 années à le faire, alors que l’âge de l’Univers n’est que de 15.109 années !
*
*
*
Comme on a pu le voir, à travers toute l’histoire de la pensée rationnelle, depuis les
Grecs jusqu’à aujourd’hui, l’infini a toujours et partout été présent, qu’il s’agisse de la taille
ou du destin de l’Univers, de la divisibilité illimitée de l’espace, de la force nécessaire pour
amener un objet à la vitesse de la lumière, de la singularité initiale ou encore de la densité de
la masse logée au centre d’un trou noir. À l’heure actuelle, plusieurs de ces interrogations sont
encore pendantes. Certaines, comme par exemple le scénario probable de l’évolution future de
l’Univers, se préciseront sans doute avant longtemps. Quant aux autres, parions que l’infini,
ce concept limite qui assaille depuis toujours la pensée humaine, continuera de nous hanter
pendant de nombreux siècles encore. Car s’il y a un infini dont nous n’avons pas traité durant
notre petit périple, c’est justement le plus difficile de tous, celui qui nous échappe par
14
principe : l’esprit humain. En effet, la somme de questions qu’il peut poser n’est-elle pas ellemême sans limite ?
Philippe Etchécopar, Mathématique
Jean-Claude Simard, Philosophie11
11
Avec un remerciement spécial à Richard Simard, informaticien, pour ses heureuses suggestions.
15
ANNEXE
La question de la forme de l’Univers
et les recherches actuelles en topologie
Les outils de plus en plus perfectionnés et de plus en plus puissants dont disposent les
astrophysiciens leur permettent de progresser sans cesse dans l’étude de la géométrie de
l’Univers. Cette étude repose actuellement sur l’étude du rayonnement diffus. Les plus
importantes de ces études ont été, après COBE, l’opération Boomerang en 2001 et l’opération
WMAP (Wilkinson Microwave Anisotropy Probe) en 2002-2003. Une autre étude majeure
sera celle qui sera effectuée avec le satellite européen Planck.
La théorie de la relativité prévoit que le destin de l’Univers sera défini par sa courbure,
qui dépend elle-même de sa masse. Si la courbure est positive, l’Univers est fini, si elle est
négative ou nulle, il est infini. Les études les plus récentes, celles issues de Boomerang et
WMAP, qui devront cependant être confirmées par celles du satellite Planck, tendent à
montrer que, tout compte fait, l’Univers dans son ensemble, avec ses trois dimensions
spatiales, serait à peu près euclidien, donc de courbure à peu près nulle. Cela ne règle pas la
vieille question de savoir si l’Univers est fini ou infini, car la forme de l’Univers ne dépend
pas seulement de sa courbure géométrique. Cette question relève d'une branche très abstraite
des mathématiques, la topologie.
Les géométries habituelles sont basées sur les distances entre des points, elles décrivent
localement l’Univers. La topologie, elle, s’intéresse plutôt aux relations de voisinage entre les
points. Elle classe les figures selon leurs liens logiques, indépendants des mesures. Par
exemple, deux figures sont topologiquement équivalentes si on peut déformer continûment
l’une pour passer à l’autre. On dit alors qu’elles ont la même connexité. Appliquée à des
figures géométriques dans des espaces multidimensionnels, cette notion de connexité est très
intuitive : elle revient à se demander si un espace est d’un seul tenant ou non. Par exemple,
une sphère pouvant être déformée continûment en un ellipsoïde, ces deux figures ont donc la
même connexité. Mais, à cause du trou central, une sphère ne pourra jamais être déformée
continûment en un beigne, ou encore en un plan. Par contre, un beigne pourra être déformé
continûment en une tasse qui a une anse : il suffit de répartir différemment la matière autour
du trou du beigne ou de l’anse…
Prenons l’exemple du tore, dont le beignet donne une bonne image. Pour obtenir un
tore, on prend un rectangle (une surface à deux dimensions), et on commence par coller deux
de ses deux côtés opposés. On obtient alors un cylindre, qui n’a pas la même topologie que le
rectangle, car il a fallu coller deux longueurs, ce qui n’est pas une déformation continue.
Collons maintenant les deux extrémités du cylindre et on obtient un tore (ou beigne). Il s’agit
là aussi d’une topologie différente, toujours à cause du collage. Remarquons que l’on reste
dans un espace à deux dimensions, une surface, la position d’un point sur le tore restant
déterminée par ses deux coordonnées sur le rectangle d’origine ou domaine fondamental. Un
tore à deux dimensions ne peut se représenter que par une figure dans l’espace à trois
dimensions!
16
Quand on se demande si l’Univers est fini ou infini, la question sous-entendue est :
l’Univers a-t-il ou non un bord? Or la topologie montre qu’un espace peut être fini sans avoir
de bord ! Pour un espace à deux dimensions, c’est le cas d’une sphère : sa surface est finie
sans admettre de bord. C’est aussi le cas d’un tore, mais pas celui du rectangle, son domaine
fondamental.
Partant de là, les mathématiciens ont généralisé et imaginé (ou découvert?) des
hypertores, qui ont les propriétés des tores, mais dans l’espace à trois dimensions (ils ne
pourraient être représentés que dans des espaces à quatre dimensions ou plus). Un être à trois
dimensions évoluant dans un espace à trois dimensions ayant la forme d’un hypertore aurait
l’impression de pouvoir se déplacer librement, dans toutes les directions, dans un volume
infini. Pourtant, son espace réel serait fini et se refermerait sur lui-même. Comment savoir si
ce que nous appelons une « droite » dans notre univers observable, en apparence euclidien,
n’est pas en fait une courbe immense se fermant sur elle-même?
On le voit, la question de la forme de l’Univers n’est pas une simple question de
géométrie au sens habituel, mais elle relève de la topologie. Ce n’est pas une question
évidente, car nous ne pouvons observer l’Univers de l’extérieur, comme nous pouvons par
exemple le faire pour la Terre : les astronautes ont bien confirmé qu’elle était ronde, mais
aucun astronaute ne pourra contempler l’Univers de l’extérieur !
Si un premier classement de la structure de l’Univers passe par le calcul de son rayon de
courbure, ce qui a été un domaine majeur de la cosmologie au cours du dernier siècle, il s’agit
maintenant d’évaluer sa topologie, ce qui est beaucoup plus complexe. Les mathématiciens
ont en effet évalué que, pour un espace à trois dimensions, ce qui semble, si on exclut le
temps, être le cas du nôtre, il y a dix-huit formes topologiques possibles, dont dix orientables.
Pour les espaces à deux dimensions, nous avons vu qu’une surface pouvait avoir l’aspect d’un
rectangle, d’un cylindre ou d’un tore, avec pour chacun des propriétés bien différentes. Par
exemple, dans le cas d’un rectangle, il existe un bord après lequel il n’y a plus rien, mais dans
le cas d’un tore, on se trouve devant un infini apparent, car c’est un espace fini, mais non
borné… Ce qui signifie qu’un mobile qui partirait d’un point quelconque sur un tel tore, tout
en voyageant toujours en « ligne droite », pourrait revenir à son point de départ sans solution
de continuité !
On aurait des phénomènes tout aussi surprenants pour des espaces euclidiens à trois
dimensions. Certaines topologies les fermeraient sur eux-mêmes, ils seraient finis, mais sans
bord. Par exemple l’abbé Lemaître, qui, le premier, a proposé la théorie de l’atome primitif,
estimait que l’univers était une hypersphère, mais de courbure non nulle, une topologie
simplement connexe.
Si on revient aux dix-huit topologies différentes possibles pour un espace euclidien à
trois dimensions, certaines de ces topologies multiconnexes ont des propriétés surprenantes.
Par exemple, si l’Univers a la topologie d’un tore tridimensionnel, un astronaute qui quitterait
la Terre sans jamais changer de direction… finirait par y revenir ! De plus, si on pense au
domaine fondamental d’un tore qui est un rectangle et qui permet, quand on atteint l’un de ses
bords, d’y revenir par l’autre bord, alors cette propriété appliquée à un univers hypertore
impliquerait que le ciel nous renverrait les images multipliées d’un petit nombre de galaxies,
comme dans un Palais des miroirs. En pareil cas, l’Univers réel pourrait alors être plus petit
17
que l’Univers observable, contrairement à l’opinion courante, qui prétend que l’on ne voit
qu’une petite partie de l’Univers réel12 !
L’étude de la topologie de l’Univers sera sans doute un des grands champs de la
cosmologie du siècle qui commence et tentera encore et toujours de répondre à la vieille
question : quelle est la forme de l’Univers, est-t-il fini ou infini ? Et, pour peu que l’on puisse
répondre à cette première interrogation, il faudra ensuite déterminer les raisons pour
lesquelles il a cette forme plutôt qu’une autre…
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Les observations faites jusqu’à présent ne confirment cependant pas une telle hypothèse et, pour le moment,
on continue à croire que l’Univers est plus grand que ce qu’on en peut observer, parce que les astronomes n’ont
encore jamais découvert de galaxies-miroirs, c’est-à-dire deux galaxies à l’allure parfaitement identique.
D’ailleurs, pour confirmer l’hypothèse, il faudrait aussi que les fluctuations du rayonnement cosmologique
soient identiques dans deux portions du ciel très éloignées l’une de l’autre, ce que, jusqu’à présent, on n’a pas
non plus observé.
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QUESTIONS
Questions de compréhension
Ces questions, très simples, supposent la lecture préalable du texte. Il n’est pas
nécessaire de produire des réponses très élaborées. En général, quelques lignes suffiront.
1.
Le texte parle de plusieurs infinis différents. Certains sont liés à l’espace, d’autres
évoquent divers aspects de la notion d’infini. Nommez au moins quatre de ces types
différents d’infini.
2.
Le philosophie Zénon d’Élée (ne pas le confonde avec Zénon de Cittium, fondateur du
stoïcisme) avait développé des arguments très paradoxaux pour montrer la complexité du
mouvement. Il prétendait entre autres que, en toute logique, un javelot que l’on lance
n’aurait jamais dû atteindre sa cible. Expliquez quel argument il utilisait pour justifier une
aussi surprenante affirmation.
3.
Platon propose une utilisation originale des mathématiques, qu’il est le premier à
employer en ce sens. De quoi s’agit-il au juste ?
4.
En matière d’infini, Aristote a suggéré une distinction capitale, qui est devenue
aujourd’hui canonique. Expliquez brièvement en quoi elle consiste.
5.
En quel sens peut-on dire que la grande synthèse de Newton unifiait les travaux des
chercheurs depuis près de deux siècles ? (Parlez seulement de Galilée et de Kepler, cela
suffira…)
6.
Pourquoi la découverte des géométries non euclidiennes souleva-t-elle à l’époque autant
de passion ? (Indice : elle bouleversait une fonction traditionnelle des mathématiques…)
7.
La théorie de la Relativité restreinte voulait répondre à un problème lancinant que venait
de poser une célèbre expérience. Quelle était l’expérience en question et quel était le
problème ?
8.
La théorie de la Relativité introduit de nouveaux types d’infini, assez surprenants.
Nommez l’un d’entre eux.
9.
Les formules de base de la théorie de la Relativité restreinte ont été établies à partir des
travaux d’un autre physicien, dont elles portent d’ailleurs le nom. Nommez-le. (Attention,
ce n’est évidemment pas Einstein !)
10. Pourquoi l’hypothèse de l’expansion de l’univers finit-elle par s’imposer ?
11. En quoi consiste au juste l’argument du bâton exprimé par Lucrèce, au premier siècle de
notre ère ?
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12. Selon la théorie de la Relativité générale, il n’y a pas de lignes droites dans l’Univers.
Qu’est-ce alors qui les remplace ?
13. Oppenheimer croyait que les trous noirs pourraient en quelque sorte « geler » le temps.
Que voulait-il dire au juste ?
Questions de réflexion
Il s’agit ici de questions d’une nature différente, qui font appel à vos connaissances
actuelles ou à votre capacité de réflexion. Toutes sont directement inspirées par le texte, mais
les réponses ne se trouvent pas nécessairement dans le texte comme tel. Par conséquent, vous
y répondez par les moyens qui vous semblent les plus adéquats (élément du texte, réflexion
personnelle, connaissances déjà acquises, appel au manuel ou à des éléments vus dans divers
cours, recherche, etc.).
1.
Vous vivez au XIIIe siècle, en plein Moyen-Âge. Contrairement à l’opinion courante,
vous êtes convaincu que la Terre est ronde et qu’elle n’est pas située au centre de
l’Univers. Quels arguments pourriez-vous donner à vos contemporains pour défendre
votre position ? (Donnez-en un en faveur de la rotondité, ce qui est facile, et un contre la
théorie géocentrique, ce qui est moins évident.)
2.
L’un des arguments contemporains - on le trouve dans ce texte - expliquant la noirceur de
la nuit est l’immensité de l’Univers, beaucoup plus vaste que ce que croyait Kepler au
moment où il posa pour la première fois cette question difficile. Aujourd’hui, on y ajoute
un autre élément explicatif, plus décisif encore. À votre avis, quelle peut bien être cette
explication plus moderne ?
3.
Euclide fut le premier dans l’histoire à produire ce que l’on appelle un système
axiomatique, et il est resté le modèle incontesté dans ce domaine. Cela consiste à
démontrer rigoureusement une série de théorèmes qui s’enchaînent, chacun prenant appui
sur le précédent pour établir de nouveaux résultats. Mais pour cela, il faut au départ trois
choses qui, elles-mêmes non démontrées, vont servir de base à tout l’édifice. Les deux
premières sont mentionnées dans le texte, il s’agit des axiomes, évidents par eux-mêmes,
et des postulats, que, comme le célèbre cinquième, l’on suppose exacts. À votre avis,
quelle pourrait bien être la troisième de ces choses ? (Elle n’est pas dans le texte. Si,
malgré vos efforts et vos souvenirs de la géométrie enseignée au Primaire ou au
secondaire, vous n’arrivez pas à la trouver, faites une petite recherche rapide sur l’œuvre
mathématique d’Euclide et vous aurez votre réponse…)
4.
Les trous noirs sont des espèces de gloutons cosmiques qui, comme les ogres des contes
de notre enfance, absorbent tout ce qui passe à leur portée, en émettant d’ailleurs un
monstrueux « Gloups » ! (Ou est-ce plutôt « Blurp » ? Nous hésitons, car les
connaissances actuelles ont quand même des limites et la gastronomie trou-noirdesque en
fait malheureusement partie…) À votre avis, que pourrait-il bien se passer si, d’aventure,
deux trous noirs étaient trop rapprochés l’un de l’autre ?
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