Xavier Greffe - UE 2008 - Nouvelles frontières de l`économie de la

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Synthèse des interventions et de la table ronde sur le thème :
Industries culturelles ou créatives : champ et caractéristiques
Xavier Greffe, professeur à l’Université de Paris I Panthéon-Sorbonne
Définir la place de la culture dans le concert des activités économiques a toujours constitué un défi. Sans
doute le premier problème est-il d’ailleurs ici de savoir s’il s’agit d’un secteur ou d’une dimension de
l’économie.
Trois approches alternatives de la place de la culture
Trois approches existent aujourd’hui pour analyser le lien entre culture et économie, comme l’explique
Stuart Cunningham dans sa préface à l’ouvrage The Cultural Economy1.
La première version, la plus traditionnelle, consiste à considérer que la culture est un secteur de
l’économie, mais un secteur particulièrement fragile. Nombre d’arguments peuvent être avancés en ce
sens, en particulier les problèmes d’insuffisance des gains de productivité relativement à l’évolution des
coûts de production, ce qui nécessite pour ce secteur fragile de trouver les moyens de légitimer les
transferts de fonds à son profit. Pour justifier de tels transferts, il faudra souvent souligner que la culture
produit des valeurs sociales, ce qui constitue un exercice périlleux.2. .
La deuxième approche consiste à affirmer que la culture est toujours un secteur de l’économie
mais un secteur non pas fragile mais au contraire très prometteur. Pourquoi ? Selon l’idée, très en vogue
dans les années 1980 et 1990, le secteur est à forte densité de main d’œuvre (labour intensive), et plus
précisément le nombre d’emplois de qualité et bien rémunérés y serait potentiellement important. Dans
certains pays européens, plutôt que de penser la culture par secteurs (le théâtre, l’opéra…), c’est la notion
d’industries culturelles qui est par contre ici devenue dominante. Cette conception est également liée à
l’émergence du thème des industries créatives. L’approche est en particulier devenue le paradigme
d’analyse de la culture au sein des institutions européennes, la créativité représentant l’aspect innovant des
industries culturelles.
La troisième approche, tout à fait différente, consiste à dire que la culture n’est pas un secteur de
l’économie, mais qu’elle en constitue une dimension comme terreau de la créativité, de l’économie
créative, et que c’est au prisme de l’économie créative qu’elle doit être considérée. Mais alors qu’est-ce que
l’économie créative ou cette dimension créative de l’économie ?.
Les réseaux sociaux comme critère de l’économie créative
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X Sage, The Cultural Economy, éditions Sage, 2008
Au sens qui est donné aujourd’hui à ce terme dans un certain nombre d’études, en particulier dans l’étude remarquable de la
RAND Corporation.
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Aujourd’hui, lorsque l’on cherche à définir l’économie créative, parmi les nombreux critères existants, celui
de réseau social complexe tend à s’imposer chez les économistes, tant dans l’approche des usagers ou des
consommateurs que dans la perspective des producteurs et des travailleurs, dont les artistes. Le critère de
réseau social complexe désigne le fait qu’aucun acteur ne fonde son activité et n’élabore ses choix
indépendamment d’un certain nombre d’autres acteurs, que ce soit en amont ou en aval. Ce critère renvoie
à différents théories : celle des liens faibles en sociologie, et à la théorie évolutionniste contemporaine pour
les économistes. En admettant ce critère de réseau social complexe, on oppose en quelque sorte une partie
de l’activité économique où les choix peuvent être certes risqués mais reposent sur des mécanismes
relativement identifiables et contrôlables par un acteur isolé et autonome à toute une partie de l’économie
où il n’existe pas de mécanisme identifiable pour coordonner et orienter les choix.
La seconde question est de déterminer pour quelle raison la culture occupe une telle place ? La
culture reste le grand producteur de signes et de valeurs, elle définit les normes de la création. La culture
est aussi un atelier de processus de reconnaissance des besoins et d’identification de normes, et elle peut
servir d’analyse, à ce titre, pour toutes les activités Voilà donc le troisième lien possible entre culture et
économie.
La culture est-elle en amont ou en aval de l’économie créative ?
La question qui se pose aujourd’hui est de savoir ce que l’on gagne à explorer le thème des industries
créatives comme prolongement de la culture, en particulier du point de vue de l’organisation des
ministères et des statistiques. À l’inverse, que gagne-t-on aujourd’hui à considérer la culture comme une
projection de l’économie créative ? Les deux perspectives s s’articulent autour d’avantages et de coûts.
La première approche consiste à considérer que le cœur des industries créatives est constitué par les
industries de la culture, au fondement desquelles se trouve le talent artistique, ce cœur pouvant connaître
des extensions. John Hopkins – qui en plus d’être un auteur, fut aussi un défenseur et pour ainsi dire le
père de la définition des industries créatives retenue par le Department for Culture, Media and Sport anglais en
1998 – considère ainsi l’application du droit de propriété artistique et intellectuelle comme fondement de
la société contemporaine, ou encore comme devise industries culturelles créatives. La démarche présente
néanmoins trois difficultés :
– la première tient à la difficulté de délimiter le champ, dès lors que la créativité devient le critère de
définition des industries créatives. Par exemple, certaines études australiennes évoquent actuellement les
emplois créatifs et la créativité dans les hôpitaux..
– la seconde difficulté est relative aux droits de propriété intellectuelle, qui sous-tendent l’ensemble du
débat sur les industries créatives : quelle limite fixer à la reconnaissance et à l’application des droits de
propriété intellectuelle ? Ce deuxième point est particulièrement délicat. En France, par exemple les
métiers d’artisanat d’art relèvent du secrétariat d’État au Commerce et non du ministère de la Culture.
Ainsi, les 110 000 artisans d’art ne peuvent (sauf exceptions) exercer de droit de propriété intellectuelle, ne
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peuvent protéger leurs créations par le copyright et échappent au champ statistique de la culture. Or,
aujourd’hui, la frontière entre artiste et artisan d’art est pour le moins floue ;
– la troisième difficulté tient à la nature des emplois. Plus on fait entrer de secteurs de l’économie dans les
industries créatives, plus la notion de talent artistique devient ténue. Les politiques d’industries créatives,
certes, sont des politiques de lancement des petites et moyennes entreprises (PME), de « soutenabilité »
des PME, de durée de vie des PME naissantes etc., mais ce ne sont pas nécessairement des politiques de
formation, d’éducation ou même de protection des revenus des talents dans un certain nombre de cas.
L’alternative consiste en un saut épistémologique et revient à réviser un certain nombre des approches et
notions appliqués à la culture à partir de la notion de créativité et à situer la culture dans le monde de la
créativité aux cotés d’autres activités mais avec des acteurs pouvant donc passer d’un domaine d’activité à
l’autre. Quelques études, au plan international, vont dans ce sens: en Angleterre avec les rapports NESTA
parus en février 2008, en Nouvelle-Zélande, en Australie – soit plutôt dans le monde anglo-saxon. En
France, il faudrait tenter d’identifier de manière plus précise la question de la culture à travers celle des
emplois culturels créatifs, quel que soit le secteur de l’économie où ils sont exercés.
Le premier intérêt de cette approche est qu’elle permet de fusionner, comme le rappelait Walter
Santagata, la créativité sociale et la créativité économique. De cette manière, c’est l’ensemble du processus
qui est analysé à l’aune de la créativité : ce n’est pas à l’arrivée qu’on devient socialement créatif, c’est dans
la distribution. Ces deux dimensions sont, de plus, complémentaires.
Le deuxième intérêt de cette approche est de souligner les moyens de redonner du sens à la
condition artistique, laquelle dépasse justement les frontières traditionnelles des secteurs artistiques. En
2004, dans La valorisation économique du patrimoine, nous avons montré que les emplois liés à la mise en
valeur du patrimoine culturel dans les entreprises en général étaient cinq fois plus importants que les
emplois dans les monuments, les musées et les archives en France. Or si la condition artistique a toujours
été économiquement fragile, elle l’est plus encore dans les entreprises dites non culturelles. Peut-être pour
aider à la consolider faut-il alors élargir la perspective et présenter la culture non pas comme un petit
secteur de l’économie, même en pleine croissance., mais démontrer que la créativité est la dimension
fondamentale de l’adaptation des économies européennes à un monde où la concurrence se fait
nécessairement de plus en plus par la qualité des produits et bien entendu par les coûts.
Enfin, cette manière d’analyser les choses éclaire les débats sur l’organisation des ministères de la
Culture et leurs statistiques. Ils continuent trop souvent de se considérer comme l’interlocuteur de lobbys
artistiques reconnus là où il faudrait devenir celui de la mobilisation des talents artistiques.
Pour finir, il faut souligner que ces questions ne sont pas si nouvelles. Dans une recherche récente sur les
archives d’Émile Gallet et plus largement sur les entrepreneurs de l’école d’Art nouveau au tournant du
XIXe siècle en Europe, nous avons montré qu’à cette époque déjà, un certain nombre de chefs
d’entreprise rêvaient de placer l’art au cœur du quotidien – de faire en quelque sorte que les artistes
puissent être valorisés et que les travailleurs contribuent à cette création artistique et soient à leur tour
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valorisés (Artistes et marchés, 2007). Aujourd’hui, l’enjeu social vaut largement aujourd’hui l’enjeu
économique.
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