(4) : Le récepteur du langage, de la musique et de la culture

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Tous les sens (4) : Le récepteur du langage, de la musique et de la culture
Résultat de centaines de millions d'années d'évolution, l'oreille est un organe
extrêmement sophistiqué. Mais elle vieillit mal. L'ouïe demeure l'un de nos sens les
plus fragiles et son importance culturelle est à l'origine de mythes étonnants.
Mis à jour le vendredi 18 août 2000
Nos ancêtres respiraient par les oreilles ! Des paléontologues ont acquis cette surprenante
conviction en observant une similitude entre un os avec lequel les poissons ventilent leurs
branchies et le « stapes » – une pièce osseuse de l'oreille moyenne – chez certains
tétrapodes primitifs. Il semble donc que pour ces vertébrés quadrupèdes, descendants directs
des premières créatures aquatiques sorties de l'eau il y a 360 millions d'années, « l'oreille
moyenne assurait primitivement une partie du mécanisme respiratoire », explique Jennifer
Clark, l'un des auteurs de cette découverte (La Recherche, juin 1990).
Cette hypothèse n'étonne pas les spécialistes. Tous les vertébrés sont « construits selon un
même plan d'organisation », constate Bernard Séret, ichtyologiste à l'Institut de recherche en
développement (IRD) et au Museum national d'histoire naturelle. Et, au niveau de leurs
branchies, l'« oreille » interne des poissons ressemble beaucoup à la nôtre. On y trouve le
même type de plan labyrinthique. Mais elle leur sert beaucoup plus à s'équilibrer qu'à
entendre. Leur sens de l'« ouïe » est, en fait, à mi-chemin entre audition et toucher. Ils
perçoivent les vibrations de l'eau par l'intermédiaire du système acoustico-latéral (Le Monde
du 11 juin 1997), une ligne qui court tout au long de leur corps, ramifiée au niveau de la tête
et équipée de pores.
Ce dispositif sensoriel original permet aux poissons de détecter tous les déplacements du
fluide qui les entoure et, donc, les mouvements des êtres qui s'y meuvent. Il leur est très utile,
notamment, pour nager en banc. Mais il ne peut fonctionner que dans un fluide
incompressible comme l'eau. Dans l'air, éminemment compressible, il fallait un autre
système. Notre oreille est-elle le résultat, en ligne directe, d'une évolution de celle des
poissons ? La question n'est pas tranchée. Il n'en reste pas moins que « le sens de l'audition
a commencé à évoluer quand les vertébrés sont sortis de l'eau et ont éprouvé le besoin de
communiquer entre eux et de surveiller leur environnement pour se défendre », estime Rémy
Pujol, directeur du Laboratoire de neurologie de l'audition (Inserm) à Montpellier.
Les analogies – que Rémy Pujol qualifie d'« archives de l'évolution » – entre notre oreille et l'«
ouïe » des poissons sont nombreuses.
A commencer par le tympan, « vestige de branchie » qui sépare le conduit auditif externe de
l'oreille moyenne. Cette dernière communique avec le système respiratoire (en l'occurrence la
bouche) par la trompe d'Eustache, particularité qui permet aux plongeurs – en soufflant
narines bouchées – d'équilibrer la pression des deux côtés de leur tympan pour éviter qu'il
n'éclate quand ils s'enfoncent sous l'eau. Le tympan est relié à l'oreille interne par la chaîne
des osselets, qui transmet les vibrations à des cellules sensibles dites « ciliées ».
Ces dernières, qui baignent dans le liquide endolymphatique, se trouvent soit dans les
canaux vestibulaires – elles participent alors à l'équilibrage du corps par rapport à son
environnement, comme chez les poissons –, soit dans la cochlée, où elles servent à l'audition
(Promenade autour de la cochlée : site Internet http :
//www.iurc.montp.inserm.fr/cric/audition/.)
Merveille de la nature, la cochlée se présente comme une sorte de colimaçon osseux dont le
conduit est coupé en deux dans le sens longitudinal par une membrane. C'est l'Américain
d'origine hongroise Georg von Békésy (1899-1972) qui mit en évidence son rôle d'«
analyseur de fréquence » ; ce qui lui valut le prix Nobel de médecine 1961.
« PRÉAMPLI TUNER »
Il démontra que la membrane centrale – dite « basiliaire » – de cette étonnante « caisse de
résonance » entre en vibration en des points bien précis répartis sur toute sa longueur,
correspondant chacun à une fréquence sonore donnée. C'est ainsi qu'un son de 20 000 hertz
(le plus aigu perçu par l'oreille humaine) fera vibrer la membrane là où elle est la plus fine,
tout à l'entrée de la cochlée, alors que la partie du fond du colimaçon, la plus épaisse, ne
réagira qu'aux sons les plus graves (20 Hz). Quelque 16 000 cellules ciliées sont réparties sur
toute la longueur de cette membrane. Noyées dans l'endolymphe, elles y jouent le rôle d'une
sorte de « préampli tuner », filtrant et amplifiant l'énergie transmise par la membrane, avant –
par un processus électrochimique – de la transformer en courant à destination des neurones.
Sans doute fascinés par l'étendue de sa sophistication, les chercheurs ont longtemps
considéré l'oreille humaine comme « un petit truc vibratoire, raconte Rémy Pujol. Cette
approche purement physique a verrouillé les recherches pendant une vingtaine d'années »,
jusqu'à ce que les neurobiologistes s'intéressent enfin à ce sens. « Une nouvelle conception
de l'audition » en a résulté « à partir du milieu des années 80 ». On sait aujourd'hui, affirme
Rémy Pujol, que « l'oreille, c'est avant tout le cerveau qui est derrière ». La meilleure preuve
en est sans doute, selon lui, que la plupart des mammifères (à l'exception, peut-être, de la
chauve-souris et de la taupe) possèdent – sur le plan physico-chimique – un système auditif
similaire.
« MATRICE »
« Les différences viennent du traitement du signal par le cerveau. » Ce dernier « fait ce qu'on
lui demande de faire », et les performances auditives découlent assez directement des stimuli
qu'il subit, après la naissance, de l'apprentissage. Dans le règne animal, l'évolution a
pérennisé et amplifié les résultats de cet entraînement (parallèlement à une adaptation du
déroulé de la cochlée). Si les animaux vivant sous terre perçoivent les sons très graves, c'est
sans doute parce que les aigus se propagent très peu dans le sol. En revanche, les dauphins,
qui communiquent par ultrasons, entendent jusqu'à 100 000 Hz.
L'oreille humaine est sensible aux fréquences comprises entre 20 et 20 000 Hz, les plus utiles
pour la vie quotidienne, avec un « bonus » autour de 1 000-2 000 Hz qui correspond à la voix.
« A cette fréquence, souligne Rémy Pujol, vous serez capable de percevoir parfaitement les
mots prononcés, et en particulier votre prénom, parmi un brouhaha intense. » De la même
manière, lors d'une conversation tenue dans un environnement particulièrement bruyant
(café, rue très passante), votre cerveau sera parfaitement capable d'extraire les paroles de
votre interlocuteur de la bouillie sonore qui inonde vos oreilles.
C'est ainsi que, d'organe consacré en partie à la respiration, l'oreille est devenue pour nous,
au fil de l'évolution, le récepteur du langage, de la musique et de la culture. Il ne faut sans
doute pas chercher plus loin l'origine de certains mythes. « L'oreille a souvent été assimilée à
une matrice que viendrait ensemencer le verbe, écrivent les auteurs de l'ABCdaire des cinq
sens, Jean-Didier Bagot, Christine Ehm, Roberto Casati, Jérôme Dokic et Elisabeth Pacherie
(éditions Flammarion -comité Colbert, 1998, 120 p., 63 F). Condamnée par le concile de
Nicée, la thèse selon laquelle le Saint-Esprit aurait ensemencé Marie en pénétrant dans son
oreille sous la forme d'une colombe a donné lieu à une riche iconographie au Moyen Age.
(…) Selon un mythe du Dahomey, c'est à la place des oreilles que le dieu Mawu avait d'abord
disposé les organes sexuels féminins. »
Jean-Paul Dufour
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