C.N.L.A.P.S. 7° journées de la Prévention Spécialisée 28-29 avril 2016 – Créteil Les retombées économiques positives liées à la Prévention Spécialisée Philippe Langevin Aix-Marseille-Université Collège Coopératif Provence-Alpes-Méditerranée Introduction : le modèle social à la croisée des chemins Les pays Occidentaux affrontent depuis les années 75 une situation économique qu’ils ne maîtrisent pas. Soumis à un chômage persistant dans un contexte monétaire déflationniste, impliqués dans une mondialisation économique et financière sans règle ni contrôle, gérés par des politiques néo-libérales aux résultats incertains, ils assistent, impuissants, à la fin d’un modèle sans que se dessine clairement une alternative susceptible de leur permettre de retrouver le chemin d’une croissance perdue. L’Etat Keynésien, rassurant, efficace comme le modèle social qu’il a forgé est loin derrière eux. L’Etat néo-libéral qui a succédé au temps béni des trente glorieuses n’a pas eu les résultats escomptés. En France, ces dernières années, l’échec des politiques de gauche a suivi celui des politiques de droite. Pour expliquer ces défiances, on évoque à tout bout de champ la crise ou plutôt les crises récentes des années 2007 et 2009, en attendant la reprise qui viendra enfin à bout de nos difficultés et nous engagera vers un monde meilleur. Certains affirment même qu’elle est déjà là. Cette analyse est démentie par les faits. La mutation de nos économies n’est pas une crise. Il n’y aura pas de reprise. Nous vivons un moment singulier de notre histoire que certains n’hésitent pas à comparer au temps de la Renaissance. Nous devrons apprendre à vivre différemment. La croissance ne reviendra pas. Les causalités économiques ne fonctionnent plus comme avant. Il est facile d’observer que les emplois créés, peu nombreux, ne sont pas accessibles aux chômeurs très nombreux; que les aides aux entreprises et tous les pactes de responsabilité ne relancent pas le marché du travail ; que l’emploi augmente avec le sousemploi ; que les politiques sociales se ramènent le plus souvent à l’ouverture de droits sans conduire les intéressés vers l’autonomie ; que l’économie numérique supprime plus d’emplois que ce qu’elle n’en crée ; que les pôles de compétitivité n’entraînent pas leur territoire d’accueil, que la précarité des uns augmente avec la richesse des autres et bien d’autres évidences d’autrefois aujourd’hui contredites par la simple observation de tout lecteur candide de notre économie. Le plus préoccupant est dans la montée des inégalités de toute nature qui interpellent sur notre capacité à « faire société » : entre les inclus de l’abondance et les exclus de la pénurie, entre les hauts revenus qui progressent et les bas revenus qui régressent, entre la qualité de vie dans les faubourgs chics et celle des banlieues déshéritées, entre les villes dynamiques et les 1 territoires perdus, entre ceux qui ont un emploi et ceux qui n’en ont pas. Cette juxtaposition de destins ne fait pas une société. Les conséquences de ces éclatements sont nombreuses. Nous n’en retiendrons ici qu’une seule. C’est la situation d’une partie de notre jeunesse qui se sent « inutile au monde » et, peu qualifiée, sans diplôme, sans statut se considère sans avenir. Ces jeunes, sans doute plus résignés que délinquants, ne sont ni élèves, ni demandeurs d’emploi, ni salariés. Ils ne sont plus rien. Souvent, mais pas toujours vivant dans des quartiers dits défavorisés Souvent, mais pas toujours enfants de familles monoparentales Souvent, mais pas toujours d’origine étrangère Souvent mais pas toujours petits délinquants… Le public de la prévention spécialisée (source ADDAP 13) Jeunes en errance Jeunes mineurs en danger de prostitution Jeunes en rupture familiale ponctuelle ou durable Jeunes sortant de prison ou de foyer Mineurs présents sur l’espace public, notamment la nuit Jeunes mineurs isolés étrangers Public multipliant les prises de risques C’est ce public que la Prévention Spécialisée accompagne pour lui donner les moyens de retrouver une confiance perdue dans une société qui n’a pas su lui offrir des réponses adaptées à sa situation. A ce titre, la Prévention Spécialisée exerce une mission de service public et participe du bien commun. Pourtant, son utilité sociale est remise en cause par certains Conseils Départementaux au moment même où elle est de plus en plus indispensable à la cohésion sociale. Cet exposé s’articule en trois points : - comprendre pourquoi la Prévention Spécialisée est en danger - admettre que les travailleurs sociaux sont économiquement rentables - agir ici et maintenant au service d’une jeunesse en perdition 1-Comment en est-on arrivé là ? A- La remise en cause du travail social Il y a des explications générales qui concernent la totalité du travail social mis à mal dans un environnement culturel néo- libéral et des fonds publics devenus rares. L’Etat-Providence est contesté pour son coût et son efficacité estimée relative. Le recours aux assurances personnelles est jugé plus « juste » car il responsabilise ceux qui « bénéficient » d’un système généreux sans avoir à le financer. Nous assistons au passage d’un modèle social fondé sur l’égalité à un modèle basé sur l’équité dans le cadre d’une discrimination positive qui réduit une protection sociale pour tous à des protections spécifiques pour certains. C’est la nouvelle conception de la justice sociale développée notamment par John Rawls. Mais il y a plus radical encore. L’accompagnement social est volontiers assimilé à de l’assistance qui 2 permettrait aux personnes concernées de ne rien faire pour s’en sortir. La conviction, implicite ou explicite, que les « assistés » sont responsables de leur sort, valorise l’individu méritant au détriment du groupe irresponsable. Dans une société de plus en plus indifférente au malheur des autres, les travailleurs sociaux sont déstabilisés. Ils n’ont pas le profil de la modernité économique. Ils ne sont ni compétitifs, ni productifs, ni performants. Ils n’obtiennent pas des résultats mesurables. Ils refusent tout travail participatif, ne travaillent pas en mode projet. Et surtout, ils coûtent trop cher ! B- L’image incertaine de la Prévention Spécialisée Il y a des explications spécifiques qui tiennent à la nature même de la Prévention Spécialisée. Ce travail de nuit et de rue sans contraintes ni mandat nominatif, basé sur la confidentialité, ne rentre pas dans le cadre conventionnel normé de l’aide sociale. Les jeunes accompagnés n’accèdent pas aux dispositifs mis en place à leur intention ni aux institutions éducatives et sociales de droit commun. Dés lors la Prévention Spécialisée a mauvaise presse. Si cette jeunesse ne répond pas aux structures imaginées pour elle, c’est qu’elle est celle de délinquants, trafiquants, drogués, qui refusent les codes de la vie sociale et dont la place est en prison ou en placement et non pas dans l’espace public . La seule réponse efficace serait de remplacer les travailleurs de rue par des policiers et de mettre dans les mains des juges les jeunes qu’ils accompagnent. C- Le poids des contraintes budgétaires Se pose aussi une question de coûts dans le contexte financier difficile des collectivités territoriales en général et des conseils départementaux en particulier. La loi de progression des dépenses publiques pour les années 2014-2019 arrête un plan d’économie de 50 milliards d’€ sur 3 ans alors que les dépenses sociales des conseils départementaux continuent d’augmenter à un rythme soutenu de plus de 4% par an ; celles du RSA progressent chaque année de plus de 9%. Les dotations de l’Etat diminuent régulièrement alors que la situation sociale du pays se détériore, engendrant de nouvelles dépenses obligatoires pour les conseils départementaux. Ils doivent faire des économies. Ce sont principalement les dépenses sociales non obligatoires, et notamment celles de la Prévention Spécialisée, qui en font les frais ; d’autant plus fréquemment qu’elles sont difficiles à évaluer. Mais d’autres associations d’aide aux étrangers, aux demandeurs d’asile, aux droits des femmes, aux précaires…sont aussi dans la même situation. Cette restriction est d’autant plus paradoxale que la politique nationale de la ville, la politique de lutte contre le décrochage scolaire, la stratégie nationale de prévention de la délinquance pour ne citer que quelques exemples ont mis clairement en évidence la capacité de la Prévention Spécialisée à faciliter la cohérence des parcours éducatifs envers un public marginalisé et à promouvoir leur capacité d’agir. La mise en concurrence des associations, dans le cadre d’appels d’offre censés permettre des économies de fonds publics, est incompatible avec le temps long de l’accompagnement. D- Les « spécificités méritoires » du travail de rue Les « spécificités méritoires » du travail de rue méritent d’être soulignés, tant la Prévention Spécialisée ne rentre pas dans le cadre des politiques sociales classiques. Ses modes opératoires sont spécifiques1 : 1 ADDAP 13- Présentation générale de la prévention spécialisée. 3 - - l’immersion dans les territoires d’intervention sur la base d’une présence quotidienne dans les espaces publics et les structures de proximité un accompagnement sans mandat nominatif sur la libre adhésion des personnes et leur consentement libre et éclairé des accompagnements éducatifs individualisés avec les jeunes de 11 à 21 ans en risque de marginalisation sociale ou en décrochage avéré des actions collectives en direction des personnes et des territoires : animations de proximité, chantiers éducatifs rémunérés, sorties culturelles et sportives, sorties familiales, séjours de rupture… la recherche d’un partenariat institutionnel et opérationnel le plus large possible La Prévention Spécialisée, seule forme d’action éducative en milieu ouvert sans mandat nominatif, est totalement territoriale. Elle s’exprime sur des espaces relationnels entre les jeunes, leurs familles, l’éducation nationale, la justice, l’hôpital, les logeurs sociaux, pôle emploi, les associations d’insertion pour n’en citer que quelques uns. Elle participe à ce titre du développement local où les cohérences s’expriment sur des logiques horizontales et non plus verticales. Elles relèvent de « l’immersion » au sein d’un tissu social en perpétuel mouvement. Bref, elle ne rentre pas dans le cadre rigide du droit, de la prestation, des critères de recevabilité votés par les collectivités territoriales. C’est cette souplesse, gage d’efficacité, qui la rend incompatible avec les mesures quantitatives de ses résultats en favorisant le passage de la rue à la règle2. Dés lors le refus de certaines collectivités territoriales de participer au financement des associations de Prévention Spécialisée s’explique tout à la fois par des raisons financières et idéologiques. Le discours le plus répandu justifie ces retraits non seulement par le coût de ce travail social mais aussi par son inadaptation aux règles en vigueur dans l’action sociale et son évaluation incertaine. L’idée répandue suivant laquelle l’assistance doit être remplacée par la solidarité peut justifier de sévères coupures dans les budgets des associations concernées ou la restriction de son paramètre aux quartiers prioritaires de la politique de la ville. De plus, dans la conjoncture de l’obsession sécuritaire d’aujourd’hui et de la peur du radicalisme religieux, les raccourcis sont faciles et les jeunes des cités volontiers assimilés à des dealers quand ce n’est pas à des djihadistes en puissance. 2- Admettre que les travailleurs sociaux de la Prévention Spécialisée sont économiquement rentables Certains d’entre eux n’aimeront pas le mot. Ils préféreront utilité sociale. Mais ces deux qualificatifs ne sont pas incompatibles. Les travailleurs sociaux de la Prévention Spécialisée sont rentables et utiles socialement et économiquement. A-Une question de temps Si on compare le coût de la prévention spécialisée aux bénéfices que la société peut attendre de jeunes sortis de la galère, la rentabilité de ce travail social est bien supérieure à celui des entreprises du CAC 40. Car ce coût est faible. C’est principalement le salaire des éducateurs concernés qui reste modeste. Ces dépenses représentent en moyenne moins de 5% des crédits de la protection de l’enfance. Mais les bénéfices que peut en attendre la société en cas d’intégration réussie sont immenses. Simplement, le coût est assuré sur un budget annuel pour 2 Maxime du club de l’APSER 4 la collectivité concernée et le bénéfice revient à la société toute entière sur le long terme, sans rapport direct avec le financeur. Or, les conseillers départementaux, qui raisonnent rarement au-delà de la durée de leur mandat, entendent pouvoir valoriser des résultats immédiats, ce qui est incompatible avec le temps long nécessaire à la réadaptation sociale de jeunes marginalisés. B- Ampleur des coûts évités En termes de coûts évités, il est évident qu’un jeune sorti de la galère évitera des dépenses publiques. Bien que chaque jeune accompagné soit unique, il est le plus souvent dans une situation sociale et sanitaire difficile, en état de décrochage scolaire, délinquant ou prédélinquant, dans une environnement familial dégradé, dans un mal-être général. Pour le remettre sur pied, la mission des travailleurs sociaux est, avec son accord et sa contribution, de le soigner, de lui permettre de suivre une formation ou de retourner au collège ou au lycée, de le loger, de réduire ses comportements à risque, de le sortir de son isolement par des activités collectives. Quand la démarche réussit, ce qui est heureusement fréquent, le jeune est en bonne santé et ne coûte plus rien à la sécurité sociale, il est formé et ne coûte plus rien en charge d’insertion, il est autonome et ne coûte plus rien en termes de placement, il bénéficie d’un logement et ne coûte plus rien en aide au logement, il est employable et ne coûte plus rien en dépenses d’allocation chômage, il est libre et ne coûte plus rien en dépenses d’incarcération. Quand on évalue le coût de ces dépenses publiques, on prend conscience de la nécessité de pouvoir les réduire. La Prévention Spécialisée y contribue. Faiblement sans doute, vu la poids de la jeunesse en déshérence dans la population totale, mais certaine et sans commune mesure avec les charges qu’elle représente évaluées à 250 millions d’€ par an environ. Dépenses de santé Budget Pôle Emploi Coût de la délinquance Coût de l’incarcération Coût du RSA Coût de l’aide au logement Coût de l’allocation chômage Montant moyen annuel en € 175 milliards 5 milliards 150 milliards 2 milliards 10 milliards 18 milliards 37 milliards C-Avantages d’une insertion réussie En termes de recettes publiques résultant de l’intégration réussie, le jeune devenu actif paie des impôts directs et indirects. Il contribue au développement économique. Il crée de la valeur ajoutée. Il devient producteur et consommateur. Mais il y a encore plus important dans la dimension sociale de la Prévention Spécialisée. C’est la confiance retrouvée dans les institutions de la République par le dialogue restauré, la volonté de s’en sortir, le retour aux services mis en place pour accompagner ces jeunes vers la réussite. C’est bien d’utilité sociale dont il s’agit. Par ses accompagnements libres et volontaires, la Prévention Spécialisée porte un regard nouveau sur le sens de la production et de la consommation, les fonctions de la redistribution, les modalités de la décision, la construction d’une autre économie au service du bien commun. 5 D-Changer de modèle économique A ce titre, ce n’est pas la Prévention Spécialisée qu’il faut changer pour améliorer son efficacité, mais bien le système économique lui-même qui est interpellé dans sa capacité à mesurer les grandes variables économiques qui conditionnent les politiques économiques. Il est bien connu qu’il faut « reconsidérer la richesse » et que l’indicateur de base, le Produit Intérieur Brut, ne mesure qu’une partie de la production. Cet indicateur de la valeur monétaire créée ne prend pas en compte ses effets sur le bien être ou l’environnement. Non seulement il progresse avec les catastrophes de toute nature qui génèrent des activités, mais il évacue toute une partie de l’économie qui ne donne pas lieu à des échanges marchands : le don, la gratuité, la qualité des relations sociales, la confiance, l’environnement…le prix des choses sans prix. Cet indicateur de flux et non de stocks ne mesure pas le patrimoine. Il entend chiffrer la capacité à produire mais est impropre à traduire l’état de la cohésion sociale. La production des travailleurs sociaux est mesurée par leur salaire. Comme ils gagnent en moyenne 716 fois moins qu’un joueur de foot suédois du Paris-Saint-Germain, faut il en déduire qu’ils sont 716 fois moins productifs ? Ou que ces mesures de la production sont tout simplement absurdes ? Nous avons vu que, dès à présent, la Prévention Spécialisée rapporte beaucoup plus à la société que ce qu’elle ne coûte aux collectivités qui les financent. Demain, dans le cadre recherché d’une autre conception de l’économie, la Prévention Spécialisée rapportera encore davantage si son utilité sociale est appréciée à sa juste valeur. 3- Agir ici et maintenant au service d’une jeunesse en perdition On ne peut pas attendre indéfiniment le changement de modèle auquel nous aspirons pour resituer la Prévention Spécialisée comme élément constitutif du bien commun. Car, malgré l’indignation de certains économistes et les convictions de nombreux sociologues, les forces d’inertie l’emportent sur celles du progrès. Il faut être compétitif pour être reconnu. Le changement de paradigme n’est pas pour demain. Dés lors, il appartient aux travailleurs sociaux de la Prévention Spécialisée et notamment du Comité National de Liaison des Acteurs de la Prévention Spécialisée qui a organisé cette rencontre de rentrer en résistance pour changer la donne plutôt que de donner le change. Différents canaux sont mobilisables. A-Revendiquer pleinement l’appartenance des associations de prévention spécialisée à l’économie sociale et solidaire Le cadre associatif est le mieux adapté pour pouvoir faire face aux exigences de souplesse, de proximité et d’adaptabilité de la Prévention Spécialisée. A ce titre, l’appartenance à l’économie sociale et solidaire doit être pleinement revendiquée. Cette façon de « faire de l’économie », qui remonte au XIX° siècle mais a retrouvé une nouvelle audience dans les incertitudes de notre temps, présente des caractéristiques communes qui font sa spécificité : le caractère non lucratif de ses activités, la gestion démocratique de ses structures, la part du don, du bénévolat et de l’engagement dans son fonctionnement, son engagement au service de l’utilité sociale plutôt que de la performance économique…Il existe des liens forts entre la Prévention Spécialisée, l’insertion notamment par l’activité économique, le commerce équitable, l’épargne solidaire, le tourisme social, l’accompagnement personnalisé, le développement local. Toutes ces activités sont de la même famille. Toutes ces initiatives, quel que soit leur champ d’application, renforcent le lien social et construisent une plus grande 6 égalité entre les participants à l’échange dans une société où la production de liens est bien plus importante que la production de biens. Dans ce secteur mixte, troisième secteur entre l’Etat et le marché, se combinent et se mêlent l’économie productive privée et l’économie redistributive publique, l’économie marchande et l’économie du don, le souci de l’intérêt général et la volonté de contribuer au bien commun, l’action et le sens de l’action. Les associations, notamment celles de la Prévention Spécialisée, sont au cœur de l’économie sociale et solidaire. Leur rôle ne cesse de croître. Leurs difficultés aussi car totalement dépendantes de financements publics devenus rares dans une économie endettée, elles se heurtent à des collectivités territoriales qui attendent des résultats immédiats et mesurables alors que leur horizon est celui du temps long et leur utilité sociale. B-Evaluer la Prévention Spécialisée L’évaluation de la Prévention Spécialisée est possible et faisable. Mais elle ne peut se conduire avec les mêmes outils que pour n’importe quelle activité économique ou sociale. Certes, son impact économique est mesurable. Il serait possible de calculer les coûts évités par des intégrations réussies et les comparer avec celui des travailleurs sociaux. Ce travail nécessairement lourd et complexe pourrait mobiliser des enseignants et des étudiants sensibles à la question sociale. Mais c’est son utilité sociale qui fait son image de marque. Il faut donc savoir évaluer ce que représente pour une société, à un moment donné, la restauration du lien social et l’intégration d’une jeunesse en difficulté dans les règles du droit commun. Il convient de prendre en compte, dans cette démarche, les pratiques associatives qu’on ne saurait confondre avec celles des organismes à but lucratif. Il faut aussi admettre que cette évaluation qualitative doit s’inscrire dans une vision politique large qui donne la parole aux jeunes euxmêmes qui n’ont pas de place pour s’exprimer dans l’espace public. Elle doit prendre en compte le bénévolat militant des administrateurs des associations de prévention Spécialisée. Elle ne peut se limiter à des ratios ou des moyennes. Elle ne peut se conduire avant une conception partagée de l’utilité sociale qui permettra de positionner les associations concernées par rapport au cadre de référence établi collectivement par l’évaluateur et l’évalué. C-Suivre la réforme territoriale La réforme territoriale en cours doit être suivie avec attention. Plusieurs textes de loi pourraient totalement repositionner la place de la Prévention Spécialisée et remettre en cause ses missions. La loi MAPAM du 27 janvier 2014 confirme le rôle de chef de file du Département en matière d’aide sociale. La loi NOTRE du 7 août 2015 énumère les compétences que les Conseils Départementaux devront transférer aux métropoles3, trois dans une liste de huit. Parmi elles, figurent « les actions de prévention spécialisée auprès des jeunes et des familles en difficulté ». Le possible transfert de cette compétence des Départements vers les Métropoles transforme fondamentalement le sens de la Prévention Spécialisée qui quitterait de fait le domaine de la protection de l’enfance pour rejoindre celui de la jeunesse en général et plus particulièrement celui de la prévention de la délinquance et de la politique de la ville. Or, c’est bien la protection de l’enfance qui a pour but de prévenir les difficultés que peuvent rencontrer des mineurs privés temporairement ou définitivement de la protection de leur famille et d’assurer leur prise en charge. Limiter la Prévention Spécialisée à la lutte contre la délinquance et ses territoires d’application aux quartiers prioritaires de la politique de la ville revient à la cantonner dans le domaine de la répression alors que tout son sens est Fonds de solidarité pour le logement, action sociale, programme départemental d’insertion, aide aux jeunes en difficulté, prévention spécialisée auprès des familles en difficulté, personnes âgées, tourisme, gestion des collèges. 3 7 dans l’accompagnement de l’enfance en difficulté. Il convient de rester vigilant car les premières tendances qui se dessinent confirment qu’une large majorité de Départements est prête à se dessaisir de trois compétences qui impactent directement l’accompagnement de la jeunesse et de l’enfance en difficulté : le fonds de solidarité pour le logement, le fonds d’aide aux jeunes et la Prévention Spécialisée. Ce qui pose aussi la question de la cohérence de la Prévention Spécialisée entre territoires métropolitains et ceux qui ne le sont pas. D- Améliorer la Prévention Spécialisée Il ne suffit pas de dénoncer. Il faut aussi améliorer la Prévention Spécialisée sans avoir la faiblesse de penser que tous ses acteurs sont exceptionnels et ses résultats toujours bons.. Toutes les associations ne sont pas comparables, toutes ne sont pas à la pointe de l’innovation sociale. Certaines sont lucratives sans but. D’autres, comme l’ADDAP 13 dans les Bouchesdu-Rhône, sont reconnues pour la qualité de leur travail. C’est bien le thème de cette journée « sur l’utilité sociale de nos pratiques éducatives » et « pour de nouvelles alliances éducatives de territoires » qui met l’accent sur l’éducation comme entrée et le territoire comme espace vécu. Cette ambition implique de savoir et de pouvoir approfondir le réseau du Comité National de Liaison des Associations de Prévention Spécialisée, amplifier les rapports entre associations, construire des projets communs, échanger les réussites et les échecs. Elle implique aussi de plus larges ouvertures avec les écoles, les collèges, les caisses d’allocation familiales, les centres sociaux, les maisons de santé, les missions locales, les logeurs sociaux, les structures d’insertion et tous les services de l’Etat concernés. Les associations de Prévention Spécialisée, malgré des inquiétudes légitimes, ne doivent pas se couper de leurs financeurs mais devenir pédagogues, capables de convaincre, à tous les niveaux, la représentation nationale et locale de l’utilité sociale de leur mission de prévention. Conclusion En ces temps d’incertitudes et d’interrogations, l’action sociale en général et la Prévention Spécialisée en particulier sont au croisement de chemins Elles doivent faire face à un certain dévoiement de leurs missions historiques dans un contexte de fréquentes remises en cause de l’intérêt général portées par un individualisme généralisé, un sens de la solidarité perdu et un repliement sur soi, à l’écart des engagements collectifs. L’esprit du temps, le halo sociétal comme aurait dit Alain Lipietz ne porte pas à l’optimisme. Philosophiquement 4 , l’idée la plus répandue estime que les millions de bénéficiaires de l’action sociale sont caractérisés par leur handicap et non pas par leur capacité à agir. Devenus des assistés à la charge de ceux qui ne le sont pas, ils portent la responsabilité de leur situation. Les aides dont ils bénéficient seraient des obstacles à leur réinsertion. Réglementairement, la multiplication des dispositifs transforme les services sociaux en guichets et les travailleurs sociaux en administrateurs de la précarité. Ces services étudient les conditions de recevabilité des aides publiques sans proposer les voies nécessaires pour accompagner les personnes en difficulté pour sen sortir. 4 Voir « l’action sociale ; boulet financier ou renouveau de la solidarité ? » Texte signé de 34 DGS- Avril 2012 8 Socialement, les multiples « prises en charge » ne garantissent pas la marche vers l’autonomie. La capacité à faire confiance à l’usager et à valoriser ses ressources se heurte à la réticence de la société à savoir affronter le risque de l’échec Financièrement, les contraintes budgétaires sont lourdes. Les différents financeurs de l’action sociale (Etat, Sécurité Sociale, Conseils Départementaux) sont tous en difficulté et se recentrent sur leurs compétences obligatoires. Se pose néanmoins à toute collectivité, la question des choix dans les actions conduites. La Prévention Spécialisée n’échappe pas à cette « atmosphère ». Il est dés lors impératif et urgent d’engager un vaste mouvement pour combattre les idées reçues et reconnaître : - ce qu’apporte à la société toute entière le travail de rue auprès d’une jeunesse en déshérence non seulement en termes de sociabilité et de confiance retrouvées mais aussi en termes de coûts évités et de citoyenneté active - que les jeunes accompagnés, souvent mineurs, ne sont pas des délinquants en puissance mais le produit de la précarité de leur famille, de l’absence d’emplois qui leur soit accessibles, de leur habitat et de leur incapacité à suivre le système éducatif classique - qu’il faut redonner à ces jeunes l’usage de leurs capacités en les considérant comme des acteurs et non plus simplement comme des sujets de la Prévention Spécialisée. Tous ont des capacités. Le travail social consiste à leur révéler. - que si les actes délictueux doivent être sanctionnés, il serait absurde de ramener la Prévention Spécialisée à une politique purement répressive en l’isolant des aides à l’enfance dont elle relève historiquement - le rôle capital de la formation des travailleurs sociaux et des alliances éducatives conclues avec les jeunes qu’ils accompagnent en quête d’avenir. L’utilité sociale est la vraie richesse des travailleurs sociaux au service d’une jeunesse estimée perdue. Le sentiment de participer à une société plus attentive au malheur des autres en est une autre. La certitude de contribuer au bien public, au-delà des mesures ponctuelles et de l’empilement des procédures en est aussi. Alors, Mesdames et Messieurs de la Prévention Spécialisée, éducateurs ou administrateurs, et pour parodier Jean Giono « au nom de ces vraies richesses, que votre joie demeure ! ». 9