APSY/ SSM Le Méridien 68 rue du Méridien - 1210 Bruxelles Laboratoire d’anthropologie prospective : LAAP/UCL Place Montesquieu 1, bt 1- 1348 Louvain-La-Neuve Prof. Pierre-Joseph LAURENT, LAAP/UCL Prof. Jean DEMUNCK, ANSO/UCL Dr Charles BURQUEL, Médecin psychiatre directeur Léandre NSHIMIRIMANA, Dr en psychologie Jacinthe MAZZOCCHETTI, anthropologue Pascale JAMOULLE, Dr en anthropologie Concerne : Recherche transdisciplinaire sur les regroupements, en région bruxelloise, de jeunes issus de la migration africaine : leurs difficultés, leurs ressources, les pistes d'action. 1. Identification des soumissionnaires La recherche serait menée en partenariat entre : APSY/ SSM Le Méridien asbl Le Méridien est un des services de santé mentale liés à la Faculté de médecine de l’Université Catholique de Louvain, site de Louvain-la-Neuve, en Belgique. Son siège social est situé au 68 rue du Méridien - 1210 Bruxelles Laboratoire d’anthropologie prospective : LAAP/UCL Le LAAP est un laboratoire de recherche de l’UCL, Unité d’anthropologie et de sociologie (ANSO). Son directeur est le prof. Pierre-Joseph LAURENT 1 Son siège social est situé à l’unité ANSO, Place Montesquieu 1, bt 1- 1348 Louvain-La-Neuve. 2. Arguments a. Nos références : Signalons tout d'abord que de nombreux auteurs se sont déjà penchés sur le problème de la reconnaissance, de l'exclusion, des bandes des jeunes et des politiques de la ville. Nous citons, de manière non exhaustive : Axel Honneth 1999 : "Intégrité et mépris : principes d'une morale de la reconnaissance", in Recherches sociologiques n° 30. 2000 : La lutte pour la reconnaissance, Cerf 2002 : "Reconnaissance et justice", in Le passant ordinaire n° 38. 2004 : "La théorie de la reconnaissance : une esquisse" in Revue du MAUSS n° 23. "Visibilité et invisibilité : sur l’épistémologie de la ‘reconnaissance’", in Revue du MAUSS n° 23. 2006 : La société du mépris, La découverte. Jacques Donzelot La police des familles, Minuit, 1977, 2005 L'invention du social : essai sur le déclin des passions politiques, Fayard, 1984, Le seuil,1994 Face à l'exclusion, le modèle français, Esprit, 1991 (dir.) L'État animateur : essai sur la politique de la ville, Esprit, 1994 "La nouvelle question urbaine", in Esprit, novembre 1999. Faire société : la politique de la ville aux États-Unis et en France, Seuil, 2003 2 Quand la ville se défait: Quelle politique face à la crise des banlieues, Seuil, 2006 Démocratie et participation: l'exemple de la rénovation urbaine Esprit, Juillet 2006 Pierre Bourdieu (dir), (1993). La misère du monde, Seuil, Goffman, Erving, (1963). Stigma: Notes on the Management of Spoiled Identity. New York: Simon and Schuster, Inc. Castel, R., (1980) La gestion des risques. Minuit. (1991), De l'indigence à l'exclusion, la désafiliation, in Donzelet (1991) Karsz, S., dir. (2000): L'exclusion, définir pour en finir. Dunod. Pour la théorie et la méthodologie du récit de vie, nos références sont, entre autres : P. Ricoeur, (1983-85), Temps et récit (3 tomes), Seuil (1990) Soi-même comme un autre, Seuil. Poirier, J. et al. (1989) : Les récits de vie, PUF. Legrand, M. (1993) L'approche biographique. Hommes et perspectives. Léomant, Ch. (dir) (1992), L'histoire de vie au risque de la recherche, de la formation et de la thérapie. Centre de recherche interdisciplinaire de Vaucresson. Pour la méthode qualitative et l'entretien semi-dirigé: Denzin, N et Lincoln, Y. S. (éd.) Handbook of Qualitative Research. Thousand Oaks, CA, Sage. Lessart-Hébert M. et Goyette, G., Boutin, G. (1997), La recherche qualitative. Fondements et pratiques. De Boek Université. Delfosse, M. S 'et al., Les méthodes qualitatives en psychologie, Dunod. 3 Blanchet A. et Gotman A. (1992), L'enquête et ses méthodes. L'entretien, Nathan. Blanchet A. (1991): Dire et faire dire. L'entretien. Paris, Armand Collin. Trognon, A., (1990) : La gestion de l'échange dans l'entretien. Psychologie française, 35, 3 (pp. 195-205) Sur les bandes des jeunes, citons entre autres : Mauger Gérard -Le monde des bandes et ses transformations. Une enquête ethnographique dans une cité HLM, Rapport final de l'enquête financée par la DIV, octobre 2003. « Les politiques d'insertion. Une contribution paradoxale à la déstabilisation du marché du travail », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 136-137, mars 2001, p. 5-14. « La consultation nationale des jeunes. Contribution à une sociologie de l'illusionnisme social », Genèses, n° 25, décembre 1996, p. 91-113. « Les mondes des jeunes », Sociétés contemporaines, n° 21, mars 1995, p. 5-13. « La politique des bandes », Politix, n° 14, 2ème trimestre 1991, p. 2743 (avec Claude F. Poliak) « Les loubards », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n° 50, novembre 1983, p. 49-67 (avec Claude Fossé-Poliak). Lepoutre David, Cœur de banlieue, codes, rites et langages, Editions Odile Jacob, 1997. Bordet Joëlle, Les jeunes de la cité, PUF, 1998. Dubet François, La galère : jeunes en survie, Fayard, 1987. L'actualité des bandes, colloque, Vaucresson : CRIV, 1991. . 4 b. Les demandes d'aide des professionnels et des parents. Certains services de santé mentale bruxellois sont régulièrement sollicités par divers intervenants, SAJ, écoles, tuteurs, etc. au sujet de jeunes issus de la migration africaine qui se regroupent dans l’espace public à Bruxelles. Ces intervenants nous disent qu'ils se sentent débordés par certaines situations d'errance, de toxicomanie et autres comportements à risque, de prostitution et de délinquance des jeunes qui leur sont confiés. En IPPJ, les équipes nous disent qu'elles rencontrent de plus en plus de jeunes issus de la migration africaine qui ont commis des délits. Certains ont été enfants soldats dans leur pays d’origine, ou petits « soldats » dans les échelons inférieurs de l’économie de la rue en Europe. Les professionnels témoignent d'un certain désarroi : quelles solutions, autre que l'enfermement, proposer à ces jeunes Les services sont également sollicités par des parents issus de la migration africaine, en difficulté face aux comportements de leurs adolescents, qui viennent nous demander de l’aide. c. La question de recherche Notre démarche consistera à transformer cette demande d’aide en une vraie question de recherche susceptible de déboucher sur des pistes d’action. L'émoi et la peur que suscitent ces regroupements des jeunes issus de l'immigration africaine dans l'espace public, sont-ils proportionnels à l'ampleur du phénomène ? Quoiqu’il semble que, statistiquement parlant, la situation n'est pas aussi catastrophiques que certains voudraient le faire croire1, il existe une réelle Le journal la Dernière Heure du 24 octobre 2005 a révélé l'existence d'un "rapport confidentiel" de la police fédérale sur les bandes de jeunes opérant en région bruxelloise. La présentation des données par le journal ne nous paraît pas objective1. Nus notons pourtant que le nombre de jeunes faisant partie des bandes serait passé de 1403 en 2002 à 1280 en 2003, soit une 1 5 difficulté à se faire une idée exacte de l'ampleur du phénomène "regroupement de jeunes d'origine africaine". Et surtout, nous manquons actuellement de dispositifs pour y répondre de manière adéquate. Le but de notre projet est de développer quatre types de savoirs sur les regroupements de jeunes africains à Bruxelles : 1) Identifier le phénomène dans sa complexité Il s’agit d’abord de tenter d’évaluer la réalité du phénomène en construisant un concept critique de « bande » qui évite les amalgames trop rapides entre regroupement occasionnel, « bande », « bande criminelle », « mafia » etc. Le concept lui-même, avant d’être quantifié, mérite d’être problématisé. Ce n’est que sur base de cette problématisation qu’une évaluation de la réalité du phénomène pourra être effectuée. Bastenier notait déjà que l'existence des bandes de jeunes immigrées, conçues comme organisations dangereuses et souterraine, inspire d'autant plus la crainte qu'elle est difficilement cernable et qu'elle fournit en même temps une explication de type complot au sentiment généralisé d'insécurité véhiculé dans les contextes urbains où s'instaure une coexistence pluriethnique2. Pour elle, l'étranger, est l'unique source de tous ses maux et qui ne demande pas mieux pour "coller à la peau de ces inconnus la cause des craintes diffuses qu'elle éprouve face à son devenir"3. Le premier but de notre enquête est d’objectiver un phénomène au-delà de modes de perception « sensationnels ». Cette objectivation critique du phénomène appelle une observation sur le baisse de 8,7%. Soulignons également que le nombre de filles est très faible par rapport à celui des garçons1. Contrairement à certaines idées reçues, ce ne sont pas les étrangers, mais bien les "belges" qui sont les premiers impliqués dans le phénomène des bandes de jeunes à Bruxelles : les Congolais ne représentent que 4,1%, loin derrière les marocains (14,1%), qui eux-mêmes arrivent loin, très loin derrière les belges représentant 61,5% de l'ensemble des jeunes. Le rapport ne distingue pas, parmi les "belges", sont qui sont d'origine africaine. 2 Bastenier, A. (1990) : Les "bandes" de jeunes d'origine étrangère. Importance et signification de la délinquance en groupe. In Bastenier, A. et Dasseto, F., éds. (1990) : Immigrations et nouveaux pluralismes, Bruxelles, De Boeck, p.238. 6 terrain autant que des entretiens avec les intervenants informés (police, services de surveillance, école, services sociaux, etc.). Dans une première phase, brève, nous chercherons à réaliser une identification générale sur l’ensemble des 19 communes à travers quelques relais privilégiés (services sociaux, services de police, PMS..). Dans une deuxième phase, plus importante et déterminera l’empan de la recherche substantielle, nous nous centrerons sur deux territoires particulièrement pertinents (en vue d’étabir une comparaison). 2) Mieux connaître les comportements réels Les médias ne cessent de mettre à jour des faits tragiques commis en bandes, et nous savons par divers témoignages qu'il y a des guerres de territoires et que, dans certains quartiers, ce sont des bandes déterminées qui tiennent le haut du pavé. Certains jeunes se regroupent autour d’un trait stigmatisé, comme le fait d'être noir. Une bande à Bruxelles s'appelait "Black total" (pour Noirs exclusivement…). Ils ne se regroupent pas par ethnie mais autour d’une même expérience vécue : la discrimination sur base de la couleur de peau. Souvent, ils savent peu de chose de leur passé culturel, de l'histoire de leurs parents, de leur migration qui les a portés où ils se trouvent, ils savent seulement qu'ils sont noirs, et que c'est un trait discriminé. Ils ont seulement leurs présences et leurs signes distinctifs comme témoignage d’une histoire dont ils ne savent pas grand chose. Certains renversent le stigmate qui les affecte en s'associant et en affichant des comportements de violence collective. Un autre fait important est leur identification à un territoire. Les jeunes se nomment par le code postal de leur commune (on connaît par exemple les 3 Bastenier, A. ibid., p. 239. 7 fameux 1140 à Evere ), ou par une rue, un quartier, comme s'ils portaient leur "territoire" comme un étendard. Cette fixation spatiale, serait-elle un essai de solution à l'errance psychique au bord des mondes, des cultures, des identités ? Comme si l'espace, le lieu, devenait "totem" ― le référent imaginaire qui inscrit dans une nouvelle famille et donne une nouvelle densité à leur être. "La bande, c'est ma véritable famille…", témoignait une jeune fille. Ces jeunes semblent vivre en effet une double exclusion de leur culture d’origine et de la culture d’accueil. Ils ne se reconnaissent ni dans l’une ni dans l’autre, mais surtout, ils ne sont reconnus ni dans l’une ni dans l’autre. Beaucoup ont des relations intergénérationnelles difficiles. Les parents ont un sentiment d’étrangeté devant ces enfants élevés dans « la cour des belges » et les enfants sont coupés de la culture de leurs parents. Ces tensions intergénérationnelles marquent les relations des adolescents avec les adultes, beaucoup s’en méfient radicalement quand ils ne sont pas en guerre ouverte avec eux. Loin de constituer des systèmes clos, les « regroupements » de jeunes constituent le plus souvent des espaces intermédiaires entre différentes mondes sociaux. Trois types de mondes nous paraissent particulièrement pertinents : l’espace public (commercial ou non) ; le monde de la famille ; le monde de l’école et, par extension, des divers intervenants sociaux. Notre travail consistera à repérer les connexions vécues, symboliques et réelles, que la bande établit entre ces divers mondes. 3) Expliquer et comprendre les logiques d’action Il s'agit troisièmement pour nous d'approcher et de comprendre le comportement de jeunes de l’intérieur, à travers le sens qui est donné par les acteurs à leurs comportements. Plusieurs hypothèses peuvent être testées. 8 On peut faire l’hypothèse de la répétition de comportements déjà appris, ou transmis de l’extérieur, à partir de la culture d’origine. On peut faire aussi l’hypothèse que d’une manière qui reste à déchiffrer, ces jeunes se battent contre une identité blessée (Goffman). Il s'agit également, au delà du témoignage de ces jeunes qui nous parleront de leurs difficultés, d'entendre ce qu'ils nous disent des impasses de la culture belge elle-même, en tant qu'elle a du mal à proposer des réponses adéquates à un groupe vulnérable de sa population. La logique de la reconnaissance (au sens de Honneth) semble capitale. Les rares jeunes appartenant à des « bandes »4 dont nous avons eu un témoignage direct disent qu'ils recherchent auprès de leurs pairs de l’amitié, du respect, de la dignité, de la reconnaissance : l'entrée dans le groupe de jeunes ou « la bande » est une démarche visant à mettre fin à des humiliations cumulatives d'origine sociale (comme le racisme…) et de partager un questionnement sur l’origine. Les adolescents essayent de s’étayer en s’associant avec d’autres mais les modèles d’altérité auxquels ils s’identifient sont parfois dangereux aussi bien pour eux-mêmes que pour la société. Les défis et la recherche de distinction par les prises de risque et les délits peuvent les entraîner dans des processus de marginalisation importants. Le repérage ds tensions entre ces diverses logiques d’action qui traversent les regroupements nous éviteront les explications monolithiques des comportements. Ces tensions peuvent aussi servir de point d’appui pratique aux interventions des professionnels. 4) Apprendre à rencontrer collectivement de nouveaux phénomènes sociétaux Nous reprenons ici, entre guillemets, le terme qu’utilisent ces adolescents. Cependant ce terme ne renvoie pas à la définition criminologique d’une bande. Il s’agit plus de groupes ouverts et mouvants d’adolescents qui se regroupent dans l’espace public. 4 9 Nous chercherons en effet à réfléchir sur les dispositifs d’action qui sont les plus adéquats pour offrir une réponse aux demandes des parents et de professionnels. Tout le monde se doute bien que la consultation dans un Centre de santé mentale ou le traitement purement individualisé ne sont pas des réponses pertientes. Mais comment les concevoir alors ? Quel genre de coordination est requise des professionnels ? 3. Propositions de recherche . Il s'agit donc pour nous de mieux comprendre ces jeunes pour mieux accompagner ceux d'entre eux qui n'entrent dans la bande que par défaut d'une autre aide, adaptée à leur situation. Nous pensons en effet que, pour proposer aux intervenants, aux parents et aux jeunes eux-mêmes des solutions qui aient du sens pour eux et une chance d'aboutir, il est indispensable de commencer par nous mettre "à côté" de ces jeunes, pour comprendre le sens que cela revêt pour eux de s'inscrire et de vivre dans une bande. A partir des explorations préparatoires à ce projet que nous avons pu effectuer, les principales dimensions que nous chercherons à explorer sont les suivantes : a. L’identité, l’origine La question de l'identité, des origines, de la relation au passé dans les groupes noirs et maghrébins nous apparaît importante. Nous nous attendons à ce que le "vécu migratoire" diffère d'un jeune à l'autre, selon l'histoire de sa migration et de celle de sa famille (les raisons de l'exil, l'accueil reçu, la situation socio-administrative, les difficultés diverses 10 rencontrées, les supports sociaux obtenus…) mais aussi selon le rapport historique (de colonisation ou non) entre son pays d'origine et la Belgique. Il nous semble intéressant d’interroger ce qui du passé colonial se rejoue dans les réactions des jeunes issus souvent de nos anciennes colonies. En effet, les jeunes burundais, rwandais et congolais s’inscrivent dans une histoire de colonisation avec la Belgique. Qu’est-ce qui est transmis par leurs parents de ce passé ? Nous pensons que le non dit des parents par rapport à la migration se met en scène dans les actes des enfants. Le non dit du rapport colonisant/colonisé reviendrait s'exprimer, de manière violente, dans certains actes de délinquance. « De toute façon, vous avez volé l’argent du Congo» dit ce jeune à un contrôleur qui lui reproche de ne pas avoir pris de billet. Il s'agira de vérifier si les revendications, ou les raisons invoquées par les jeunes varient en fonction de ce passé colonial ou non. Les jeunes Maghrébins, dont les pères sont venus travailler à la construction du métro, n'auraient pas le même "ressentiment", par rapport à la Belgique, que le jeune Congolais, persuadé que la Belgique a pillé les richesses de son pays... Bref, nous aimerions mieux cerner les souffrances ou le mal-être de ces jeunes en les situant dans leur histoire propre, mais aussi dans l'histoire des rapports entre la Belgique et leur pays d'origine. Nous aimerions également connaître comment se pose, chez ces jeunes, la question de leurs racines et de la "transmission" de l'héritage familial. Un fait nous a frappés : quelques parents interrogés nous disent que l’appellation "communauté noire" ou "maghrébine" que nous leur donnons souvent de l’extérieur n'a pas de sens pour eux. Ils revendiquent plutôt des références nationales ou ethniques. Ils disent : « Il n'y a pas de "communauté noire" ou "maghrébine" à Bruxelles, mais des Congolais, des Rwandais, des Marocains, des Turcs, des Albanais… Or, d'après nos observations, les jeunes eux se retrouvent mieux dans la communauté "noire" : le premier marqueur de leurs regroupements est la couleur et non pas une référence à une ethnie ou à un pays d’origine. Comme si les références de leurs parents n'étaient plus valables pour eux. 11 Ces jeunes essayent-ils de transformer leur négritude stigmatisée – l'embauche au faciès est un fait reconnu par tous – en marque identitaire "positive", forte, qui, à défaut de se faire aimer, se fera au moins craindre ? Malheureusement, cet essai de solution ne fait que transformer l'exclusion subie en exclusion agie : les Noirs qui souffrent d’être exclus par les Blancs se regroupent dans des bandes qui décrètent l'exclusion de tout ce qui n'est pas noir… b. Les rapports hommes-femmes Au vu de l'extérieur, les bandes semblent être un phénomène essentiellement masculin et le rapport cité plus haut abonde dans ce sens. Il serait intéressant de chercher à comprendre comment s’établissent et se vivent les relations filles/garçons dans ces bandes. Pourquoi observe-t-on si peu de regroupements de filles sur l’espace public ? Nous avons eu connaissance de l'existence, en satellite des bandes de garçons, de bandes des jeunes filles « blacks » qui semblent tout autant questionner leur origine, en qui affichent également des comportements à risques comme des pratiques sexuelles collectives qu'elles n'arrêtent que quand elles sont enceintes. On observe des grossesses précoces chez des jeunes filles qui disent qu’elles veulent un enfant de « la bande », sans désigner spécifiquement un père, afin d'obtenir la protection de tous sur les territoires urbains où elles se déplacent, à moins que ce soit un moyen de s'émanciper de l'emprise familiale. Dans ces contextes, pouvons-nous parler d'errance identitaire qui questionne l'histoire, l'origine, les rapports sociaux de sexe, le corps et la solitude y compris par les maternité précoces ? Ces situations sont-elles isolées? c. Les enjeux des discriminations et des violences 12 Pour mieux comprendre les concurrences et les actes violents entre les regroupements de jeunes, il nous paraît important de bien analyser les enjeux de ces luttes parfois mortelles. Nous pensons que ces enjeux varient en fonction des regroupements en présence. Dans un témoignage recueilli lors de nos anciennes recherches, un jeune nous disait que sa bande s'attaquait à des Blancs pour leur re-prendre des richesses supposées volées au Congo. Pour cette bande, les Blancs étaient perçus comme des proies trop riches et « trop facile à plumer ». Avec les bandes de Marocains, les enjeux étaient différents : ils se battaient pour marquer la suprématie sur un territoire, et la lutte était plus acharnée. Au-delà du territoire, c'était toute la question de l’honneur, de la dignité, de la reconnaissance qui était posée. Ces rapports belliqueux entre les jeunes Noirs et Maghrébins – les Noirs appellent les Marocains les faux Blancs, les Marocains appellent les Noirs des esclaves – sont sans doute une piste pour mieux comprendre les souffrances et les frustrations implicites chez les uns et les autres. Le racisme, dont les jeunes se plaignent pourtant de la part des Belges, est très actif entre les communautés étrangères elles-mêmes, qui se disqualifient mutuellement. La violence et le dénigrement vers le plus proche, celui qui incarne la situation abhorrée dans laquelle on pourrait basculer, sont souvent exacerbés. On comprend que la question du racisme et de la discrimination ne pourra être éludée dans cette recherche. Nous pensons que la violence agie par ces jeunes est à la mesure du sentiment de frustration, de révolte contre le rejet ou la violence subis. d. Les ressources Les ressources mobilisées pour faire face à la double exclusion décrite précédemment nous semblent également fondamentales à investiguer. Les solutions pour sortir de cette situation – une double appartenance, qui finalement est vécue comme une double exclusion – varient sans doute d'un 13 jeune à l'autre et des ressources disponibles dans son environnement familial et social. Des jeunes trouvent refuge dans des communautés religieuses ou dans de nouvelles églises, d'autres transfigurent leurs frustrations par l'art (le rap notamment) ou le sport (boxe éducative par exemple), d'autres dirigeant leur colère contre les autres jeunes (défis d’honneur, rixes mortelles, viols des filles proches d’une bande rivale…) et la société. Un autre profil retourne la violence contre eux-mêmes (toxicomanie, prostitution, errance…). Comment transformer la colère et la frustration de ces jeunes en moteurs de création, et mobiliser leurs énergies vers des buts socialement valorisés ? C'est toute la question des interventions cliniques pertinentes. e. De la nécessité d'inventer de nouvelles interventions cliniques. Les idiomes de détresse de ces jeunes questionnent les dispositifs cliniques classiques basés sur une demande d’aide formulée par la personne en difficultés. Ils ne trouvent pas leur place dans les accueils spécifiques existants ou s'en méfient parce qu'ils les perçoivent comme des outils de la culture dominante. Ils ont besoin d’un cadre sécurisant – avec une meilleure accessibilité économique et culturelle, et de professionnels qui comprennent leurs problématiques. En tant que travailleurs du domaine de la santé mentale, nous comptons aller au-delà de la simple analyse anthropologique et sociologique du phénomène, et chercher avec ces jeunes et les divers intervenants ce qui pourrait « faire soin » pour eux, et ce qui pourrait étayer leur relation avec les adultes qui se proposent de leur donner la main. Qu'est-ce qui peut être ressource pour eux ? Quels moyens d’expression devrions-nous soutenir pour aider ces jeunes à exprimer leur colère et leurs revendication de manière socialement valorsiée, voire de les transformer en revendications sociales ? 14 Il s’agira de mieux cerner les besoins de ces jeunes et des professionnels en contact avec eux pour construire ensemble une aide adaptée à leurs situations. 4. Méthodologies de recherche. Nous sommes une équipe composée de deux anthropologues, d'un psychiatre et d'un psychologue clinicien, qui travaille en coordination avec un anthropologue et un sociologue de l’université de Louvain. Nous proposons de mener une recherche de terrain qualitative auprès de ces jeunes, en partant de questions posées par les intervenants rencontrés dans notre pratique ou lors de premières rencontres exploratoires que nous avons eues avec des jeunes issus de la migration africaine. Notre équipe étant multidisciplinaire, nous utiliserons aussi bien les méthodologies de l’anthropologie impliquée dans les questions de santé mentale5 que celles de la psychologie clinique, aussi bien dans la collecte des données que dans leur analyse. Trois types de dispositifs de recherche seront déployés : un dispositif pour la collecte des données (1), un dispositif d’interprétation (2) et un dispositif pour l’élaboration des pistes d’action (3) . (1) Un dispositif de collecte des données Nous recueillerons les faits à analyser au moyen de : Rencontres et entretiens avec des professionnels (éducateurs, tuteurs, policiers, saj, spj, politiciens…) 5 Cfr le chapitre intitulé : « Une anthropologie impliquée en santé mentale » développé dans la thèse de doctorat en sciences sociales (anthropologie), de Pascale JAMOULLE, Hommes et pères des mondes populaires. Transformation des prises de risque, Belgique, Université de Louvain-La-Neuve, Juin 2005. 15 Etude des documents, reportages, articles, textes politiques ou juridiques… portant sur la question. Récits de vie de jeunes impliqués dans « une bande » Entretiens avec leurs conjoints, leur fratrie et leurs proches Etudes de cas cliniques rencontrées par nous ou par nos collègues. Avec ces jeunes, nous nous proposons de travailler en co-construction de savoirs. Il s’agira de les considérer comme des interlocuteurs de recherche en prenant, dans un premier temps, une position d’ »écrivain public » (référence méthodo à un passage d’un livre de Paxscale, ici). Nous allons les suivre dans leurs déambulations, engager avec eux des relations, mener des entretiens informels et des récits de vie, afin de repérer et de comprendre le sens des « encoches de mémoire », à savoir les tatouages, les tags, les graffes, les slogans, les identités qu’ils dessinent sur leur corps et dans l’espace urbain. Nous souhaitons également mieux appréhender leurs pratiques culturelles spécifiques : les raps et slams de quartiers et autres productions culturelles dans lesquelles ils se reconnaissent. Nous essayerons de mieux comprendre les symboles vestimentaires et autres signes d’appartenance qui font sens pour eux, et de vérifier si effectivement l'entrée dans la bande peut être comprise comme un essai de solution de souffrances psychiques d'origine sociale. (2) Un dispositif d’interprétation socio-anthropologique et clinique. Nous chercherons à interpréter les données reccueillies par un suivi analytique et conceptuel qui se fondera sur la littérature scientifique existante. Ce travail de décryptage et de conceptualisation doit déboucher sur un rapport qui sera remis à la fin de la recherche. (3) Dispositif de construction de pistes d’action avec les partenaires 16 La recherche que nous proposons à une visée clinique pratique : vérifier la pertinence de dispositifs qui mettent en avant des relations d'implication mutuelle, d'activités d'échanges et d'apprentissages réciproques pour accompagner ces jeunes. Nous savons en effet que pour bon nombre d'entre eux, demander de l'aide est déshonorant, et que s'adresser à "un psy" équivaut à se reconnaître comme "fou". Nos institutions, par ailleurs, représentent "le système" contre lequel ils clament leur révolte. Il semble donc que nous ne pouvons les approcher efficacement que dans des dispositifs à inventer, où ils puissent se sentir reconnus, respectés, entendus. Pour élaborer ces pistes d’action, une procédure spécifique sera mise en place à partir de la moitié de la recherche. Sur base des premières données reccueillies, et d’un petit rapport intermédiaire, nous organiserons une première table-ronde rassemblant divers acteurs pertinents selon les ancrages territoriaux et les logiques sociales repérées. Sur base des résultats de cette première table-ronde, nous développerons une petite procédure de concertation devant déboucher sur des recommandations (identification d’acteurs pertinents, diagnostics partagés, pistes de remédiation). Ce travail de concertation aura la double ambition de construire un savoir partagé et d’atteindre une réelle efficacité collective en fixant des cartes cognitives communes sur le phénomène des dites « bandes de jeunes noirs ». Ce travail sera réalisé en collaboration étroite avec le gropupe « adolescence » qui rassemble déjà, dans le quatrtier du Méridien à Schaerbeek, des intervenants de première ligne autour de cette problématique. Il fera l’objet d’un rapport annexe au rapport principal remis en fin de recherche. 17 5. Chronogramme général de la recherche (T0) - (T+6 mois) : état général de la situation dans les 19 communes et sélection de deux territoires à investiguer. Collecte de documents. Premières prises de contacts avec les intervenants et avec les jeunes. (T6 mois) - (T+18 mois) : enquête de terrain et premières esquisses d’interprétation. Rédaction d’un rapport intermédiaire à T+18. (T + 18 mois) - (T + 30 mois) : deuxième phase d’exploration empirique T + 18 mois - T + 30 mois : table ronde suivie de plusieurs réunions d’élaboration des pistes d’action entre intervenants pertinents (T + 30 mois) - (T + 36 mois) : rédaction du rapport final. 6. Travaux déjà réalisés par l’équipe de recherche sur les questions de l’exil, de l’adolescence et des conduites à risque - Pascale JAMOULLE Ouvrages, rapports de recherche et parties d’ouvrages - Des hommes sur le fil. La construction de l’identité masculine en milieux précaires, La Découverte, Paris, 2005. - Hommes et pères des mondes populaires. Transformation des prises de risque, thèse de doctorat en sciences sociales (anthropologie), Belgique, UCL, 2005. La Débrouille des familles. Récits de vie traversés par les drogues et les conduites à risques, Bruxelles-Paris, De Boeck, col. Oxalis, 2002. Drogues de rue. Récits et styles de vie, Bruxelles-Paris, De Boeck, col. Oxalis, 2000. 18 - « Pères et fils face aux conduites à risque. Évolution des relations familiales en milieu populaire », in JOUBERT M. ‘(sous dir.), Ville et toxicomanies, Eres, 2005. - « Fragilisation de la figure paternelle dans les cités sociales », in FURTOS J. (sous dir.), La santé mentale en actes, Eres/ORSPERE, 2005. - « Récits de vie traversés par les drogues et les conduites à risques », in JOUBERT M. (sous dir.), Santé mentale, ville et violences. Questions vives sur la banlieue, Paris, Eres/ Obvies Université de Paris 8, 2003, pp. 87 à100. Articles - « L’école de la rue ». La matière et l’Esprit, n°2, Université de Mons-Hainaut, juillet 2005, pp. 19 à 36. - « Les conduites à risque dans l’économie de la rue », Confluence. n°7, 2004, pp 16 à 21 « Business is Business. Enjeux et règles du jeu de l’économie clandestine. » Déviance et société, vol 27, n°3, sept 2003, pp. 297 à 313. « Familles, quartiers et conduites à risque des jeunes », La Revue Nouvelle, n°10, tome 115, novembre 2002, p. 74 à 86. Léandre NSHIMIRIMANA Recherches, inédites, effectuées avec le financement de la Cocof. - L'accès aux soins des personnes migrantes en Belgique. Méridien, 2002 - La santé mentale des jeunes immigrés en Belgique. Méridien, 2004 - La santé mentale des Mineurs Etrangers Non-Accompagnés. Méridien, 2006. I. ARTICLES DE REVUES «La culture de Freud. Psychanalyse et interculturalité». 19 Revue de l'Université Libre de Bruxelles, Bruxelles, Editions complexes, 2000. «Immigrés en souffrance: traiter la différence ou soigner l'accueil ?» Cahiers Critiques de Thérapie Familiale et de pratiques de réseaux, Bruxelles, 2002 «Vieillesse et culture. Du bon usage des personnes âgées». Cahiers Critiques de Thérapie Familiale et de pratiques de réseaux, Bruxelles, 2003. II. PUBLICATIONS DANS DES OUVRAGES COLLECTIFS ET DANS DES ACTES DE COLLOQUES «Nuits blanches et idées noires. La possession: un syndrome lié à la culture ?» in PIRARD, R. dir., L’Éthique hors la loi. Questions pour la psychanalyse. Bruxelles, De Boeck Université, 1997. «Sciences et stéréotypes. Ethnies et racisme dans l’anthropologie coloniale» in PRESVELOU, C. et STEICHEN, R., dir., Le familier et l’étranger. Dialectiques de l’accueil et du rejet. Louvain-la-Neuve, Academia-Bruylant, 1998. «De la mélancolie en Afrique. Une recherche de psychopathologie comparée». In WEIL, D., (dir.), Mélancolie: entre souffrance et culture. Essais psychanalytiques. Presses Universitaires de Strasbourg, septembre 2000. «Exil, histoire et psychose.» in Transhumances V, Actes du colloque de Cérisy (du 21 au 31 juillet 2003). Presses Universitaires de Namur, 2004 «Les fonctions paternelles: entre psychanalyse et anthropologie» in Robert Steichen, dir., Fonction paternelle et choix du patronyme. Académia Bruylant, Louvain-la-Neuve, 2006. Jacinthe MAZZOCCHETTI 20 Ouvrages 2005 L’adolescence en rupture : le placement au féminin. Une enquête de terrain, Louvain-la-Neuve, Académia- Bruylant. Articles 2007 « Le demandeur d’asile et la formation, Face à l’attente : un projet d’intégration ? », L’essor, Interféfé, pp. 13- 15 (avec B. Forget). 2007 « Je voulais être ailleurs où on ne me connaissait pas, Stigmatisation et trajectoires d’exclusion », Pensée plurielle, De Boeck, n° 13, pp. 227- 235. Rapports de recherche 2007 Entre mondialisation, urbanisation, scolarisation, précarité et désillusions : de la construction identitaire au sein de la jeunesse scolarisée ouagalaise (Burkina Faso, Afrique de l’Ouest), thèse de doctorat en anthropologie, à paraître en septembre 2007. 2003 Nous ne sommes pas seulement des délinquantes, Socialisation et prévention de trajectoires de risques en IPPJ, une enquête de terrain, Aide à la Jeunesse, Communauté française, rapport de recherche. 21