3,7 millions de musulmans en France

publicité
3,7 millions de musulmans en France
Les vrais chiffres
par Gilbert Charles, Besma Lahouri
L'Express du 04/12/2003
Dans une étude dont L'Express révèle la teneur, la démographe Michèle Tribalat évalue
le nombre de musulmans «possibles» à 3,7 millions, soit beaucoup moins que
les estimations habituelles. Une donnée choc sur un sujet tabou, au moment où monte
dans l'Hexagone un débat biaisé sur l'islamophobie
C'est un fantôme statistique qui hante depuis des années les réunions politiques, les
comptoirs de bistrot et les colonnes des journaux. Un chiffre à géométrie variable que
l'on brandit tantôt comme un épouvantail, tantôt comme un étendard, et qui ponctue les
débats autour du voile islamique, de l'immigration, des banlieues, du terrorisme ou des
discriminations. Combien y a-t-il de musulmans aujourd'hui dans l'Hexagone? A en
croire les experts et les plus hautes autorités de l'Etat, leur nombre ne cesse d'augmenter:
il aurait même doublé en l'espace de deux décennies, pour atteindre aux dernières
nouvelles quelque 6 millions. «Quelle est la source statistique qui autorise une telle
assurance? Quelles évolutions justifient une telle fluctuation?» demande la démographe
Michèle Tribalat, qui s'apprête à publier une étude retentissante sur le sujet, dont les
résultats vont sûrement faire grincer quelques dents. Ces statistiques réduisent
considérablement les estimations sur le nombre d'adeptes potentiels de la «deuxième
religion de France», objet depuis quelques années d'une étonnante inflation.
Des chiffres sujets à caution
En 1989, l'historien Bruno Etienne, se fondant sur les données du recensement de 1982,
évaluait la présence musulmane dans l'Hexagone «autour de 2,5 millions d'individus».
En 1993, le rapport publié par le Haut Conseil à l'intégration avance le chiffre de
3 millions. Un an plus tard, un article du Monde évalue les musulmans à «6,5% de la
population française, soit 3,7 millions». En 1996, un dossier publié par le Secrétariat des
relations avec l'islam donne une estimation de 4,2 millions. La même année, Charles
Pasqua, ministre de l'Intérieur, s'exprimant à propos des attentats terroristes, évoque
«5 millions de musulmans [en France], dont 1 million de pratiquants, 50 000 intégristes
et probablement 2 000 radicaux». Voilà quelques jours, enfin, Nicolas Sarkozy,
avançant ses arguments pour s'opposer à une loi contre le voile islamique - il a depuis
changé d'avis - déclarait: «Il y a 5 à 6 millions de musulmans en France, dont 2 millions
sont susceptibles de voter.» Sans parler du Front national, qui pousse les enchères
jusqu'à 8 millions... De quoi attiser l'islamophobie (lire l'article).
© L. Abib
Ces chiffres, souvent assénés comme des
certitudes mathématiques, servent aussi bien à
étayer les discours fustigeant l'«invasion» des
étrangers que ceux des responsables
musulmans soucieux de faire valoir le poids de
leurs coreligionnaires dans la population
française. Mais d'où sortent-ils? D'un chapeau,
semble-t-il, c'est-à-dire d'estimations «au doigt
mouillé». En France, depuis 1872, il est interdit
de distinguer les personnes sur la base de leur
appartenance confessionnelle lors des
La prière du vendredi,
recensements. Encore plus d'identifier leur
devant la mosquée de la rue
origine ethnique. Résultat, les statistiques
Polonceau, à Paris.
officielles sur le sujet sont quasi inexistantes.
Pour évaluer le nombre de musulmans, les démographes et les sociologues en sont
réduits à compter la population «relevant de la culture musulmane», c'est-à-dire les
immigrés et les Français issus de pays où l'islam est la religion dominante - Maghreb,
Afrique noire, Turquie, Pakistan, Proche et Moyen-Orient... Auxquels il faut ajouter les
convertis, les harkis rapatriés d'Algérie et une partie des clandestins. Faute
d'informations précises sur les Français d'origine étrangère, certains sont parvenus, en
recoupant des données disparates, à cette estimation approximative de «5 à 6 millions»,
que personne n'avait pu jusque-là vérifier à grande échelle.
«Mettre un terme à cette opacité des chiffres érigée au nom
de l'égalitarisme»
Il a fallu attendre 1992 pour que l'Ined et l'Insee prennent en compte pour la première
fois les immigrés et leurs enfants nés en France, dans une enquête, réalisée par Michèle
Tribalat, dont la publication a déclenché un tollé - certains chercheurs, comme Hervé Le
Bras, l'accusant de favoriser le racisme et d'établir des catégories ethniques en
distinguant les Français «de souche» des autres Français. La polémique s'est finalement
éteinte et, face aux demandes répétées de démographes, l'Insee a introduit dans l'enquête
«Famille», réalisée conjointement au recensement de 1999 sur un échantillon anonyme
de 380 481 personnes, une information sur le pays d'origine des parents. On a pu ainsi
disposer, pour la première fois, de données précises sur trois générations.
Démographe à l'Ined et spécialiste de l'immigration, Michèle Tribalat a reconstitué à
partir de ces données un tableau de la population d'origine étrangère en France (à
paraître dans la revue de l'Ined, Population), le nombre d'immigrés issus de pays où
l'islam est majoritaire et de leurs descendants. Son estimation du nombre de «personnes
susceptibles d'être musulmanes par filiation», dont nous avons eu la primeur, dégonfle
de façon spectaculaire les chiffres «officiels»: il n'y aurait pas en France 5 ou 6 millions,
mais seulement 3,7 millions de personnes «possiblement musulmanes», dit Michèle
Tribalat. Dont 1,7 million d'immigrés, autant d'enfants et un peu moins de 300 000
petits-enfants d'immigrés. Plus de 23% des habitants de l'Hexagone - près de 14 millions
- sont d'origine étrangère (au moins un parent né à l'étranger): 6,9 millions viennent des
pays de l'Union européenne, 3 millions du Maghreb et 700 000 d'Afrique subsaharienne.
On s'aperçoit que les Algériens et leurs descendants -1,6 million - sont moins nombreux
que les Italiens et font jeu égal avec les Espagnols - 1,5 million. Autre particularité de
cette population: elle est encore très jeune. En 1999, elle était composée principalement
de mineurs. Avis aux politiques: ceux qui sont susceptibles de voter ne sont pas plus de
1,2 million. Quant à leur poids religieux, il reste encore à définir. La totalité d'entre eux
ne suivent évidemment pas les prescriptions du Coran à la lettre, pas plus que tous les
Italiens et leurs descendants ne sont catholiques pratiquants. Dans l'une des rares
enquêtes de l'Ined sur le sujet datant de 1995, un tiers environ des musulmans potentiels
se déclarent croyants et fréquentaient la mosquée régulièrement.
«Ces chiffres donnent à réfléchir, constate Michèle Tribalat: ils montrent que
l'importance numérique donnée jusque-là à la communauté musulmane est fondée sur
du vent.» Cette chercheuse réputée, auteur de nombreux ouvrages, est aussi une femme
de caractère qui n'hésite pas à claquer la porte du Haut Conseil à l'intégration, en
décembre 2000, pour marquer son désaccord lors de la rédaction du rapport «L'islam
dans la République». Ou à dénoncer ceux «qui se plaignaient d'être à l'époque de
l'histoire coloniale désignés exclusivement par leur religion - Français musulmans - et
qui aujourd'hui claironnent que l'islam est la deuxième religion de France». Mais même
ses détracteurs s'accordent à reconnaître la pertinence de son étude, comme Hervé Le
Bras, démographe à l'Ined et chercheur à l'EHESS: «Il est vrai que nous avons
longtemps gardé le silence devant cette inflation de chiffres, car il y avait peu de
moyens pour les évaluer, explique-t-il. Dans les années 1950, on estimait que 40% des
Français avaient une pratique religieuse régulière; ce chiffre ne représente plus que 8% à
présent. Pourquoi les Français d'origine maghrébine seraient-ils différents des autres?»
En mettant à mal le consensus qui régnait jusqu'alors sur le nombre de musulmans en
France, le travail de Michèle Tribalat plaide pour un peu d'audace dans la statistique
publique et demande à pouvoir enquêter sur les affiliations religieuses et les origines des
Français. Son souhait? Mettre un terme à cette opacité des chiffres érigée au nom de
l'égalitarisme, et qui a trop longtemps empêché d'évaluer précisément les
discriminations à l'embauche ou la mixité dans les quartiers sensibles. Surtout, elle
fausse les discussions sur la place et l'organisation de l'islam en France. Un débat qui,
plus que jamais, nécessite des chiffres lucides et fiables, pas des chimères statistiques.
Téléchargement