Philippe Capelle sur Onfray

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Philippe CAPELLE
La Croix du 02/03/05
La question de Dieu refait surface en philosophie aussi. Hegel avait raison, la philosophie vient toujours après. Non point
que cette question y fût totalement délaissée, si l’on veut bien regarder par-delà les limites de l’Hexagone, notamment en
Allemagne et dans les milieux anglo-saxons. Mais à l’exercice serein de réflexion auxquels ceux-ci sont habitués en cette
matière, s’oppose, dans les milieux philosophiques médiatiques français, à quelques exceptions près, un propos de diatribe.
Chez nous, Français, les ouvrages de référence en ce domaine sont très largement ignorés, au bénéfice de productions à effet
rhétorique.
À cet égard, le Traité d’athéologie de Michel Onfray relève de la symptomatologie. D’après son titre, je m’attendais à une
somme, qui eut été fort utile, sur les typologies de l’athéisme historique, ainsi qu’à une mise en perspective argumentée. En
lieu et place : un propos féroce, incertain et injuste. Pour ma part, je me contenterai d’être direct. Je n’aurais guère pris la
plume à vrai dire, si j’avais lu dans ce livre un nouveau prolongement des invectives nietzschéennes contre la religion, dont
je ne nie point qu’en dépit de leur unilatéralisme, elles restent de salubrité publique.
Que la notion de Dieu ait servi et continue de servir les pouvoirs politiques, sexistes et économiques, la chose est d’une
banalité cruelle, encore insuffisamment dénoncée. Encore faut-il préciser de quoi l’on parle et de quel Dieu il s’agit. Aussi,
lorsque je lis : «Les trois monothéismes, animés par une même pulsion de mort généalogique, partagent une série de mépris
identiques : haine de la raison et de l’intelligence, haine de la liberté, haine de tous les livres au nom d’un seul, haine de la
vie…» (p. 95), je ne relève pas seulement l’insolence, j’aperçois la confusion et flaire l’ignominie. Je cite : «Hitler, disciple
de saint Jean» ! (p. 201) ; le «Gott mit uns [des nazis] procède (!) des Écritures, notamment du Deutéronome, l’un des livres
de la Torah» (p. 224) ; l’islam ? «Une vision du monde pas bien éloignée de celle de Hitler» (p. 243) !
Encore une fois, pas question de nier les dérives accidentelles ou certaines perversions structurelles dont les religions, soit
dit en passant, n’ont pas le monopole. Mais Michel Onfray, premier problème, semble méconnaître la capacité, certes plus
ou moins développée, à l’auto-transformation qu’attestent les religions dès avant et après les Lumières du XVIIIe siècle
européen : abandon des sacrifices humains puis animaux, transformation du droit, rejet d’anciennes formulations
catéchétiques, révision du code de la famille. Il ne voit pas non plus le processus de conversation interreligieuse activement
engagé à l’échelle planétaire, notamment avec les religions orientales, et le bénéfice que l’humanité peut en attendre.
Hexagonal s’adressant à un groupe d’Hexagonaux, il nous délivre doctement quelques poncifs d’un autre siècle : «Les
monothéismes préfèrent mille fois l’Ange à la Femme» (p. 134) ; mais a-t-il lu le texte johannique de l’Apocalypse ?
L’Évangile de Marc «relève du registre clair de la propagande» ! (p. 154). Du Coran aux tours du 11 septembre, il n’y a que
sacrifice de l’intelligence (p. 133). On n’est pas à une trivialité près : «Les juifs disposent de leur propre élevage de
créatures ailées»… (p. 129).
Laissant de côté la hargne et la haine stupéfiantes, on enregistrera, à ce point, un second déficit qui affecte l’ensemble de
l’ouvrage : aucune mention des différentes procédures herméneutiques mises en œuvre dans la constitution des textes
religieux et requises pour leur compréhension. Rien sur les sciences des rédactions des textes et des genres littéraires –
poétiques, narratifs et sapientiaux –, ou sur les méthodes exégétiques, toutes intégrées depuis belle lurette au sein de
nombreuses pratiques théologiques. On n’est donc pas véritablement surpris en prenant connaissance, en fin d’ouvrage, des
références bibliographiques quelque peu vieillottes auxquelles l’auteur s’est adossé. Et que dire de cette perle de scientificité
: «Les ultra-rationalistes disent probablement vrai sur l’inexistence historique de Jésus» ! (p. 150).
Le projet de l’auteur se veut pourtant ambitieux : rien de moins que «d’augmenter la clarté des Lumières». Renoncer aux
arrière-mondes religieux dont les philosophes des Lumières n’ont su se départir, stigmatiser l’athéisme chrétien dont
témoignent résiduellement certains de nos penseurs contemporains, ce sera accéder enfin à la philosophie de toujours.
Voltaire, Montesquieu, Kant, puis Onfray. Excusez du peu… Mais lorsqu’on veut, car tel est le cas, répondre à la question :
«Qu’est-ce que les Lumières ?» posée par Kant, il faut reparcourir tout le champ historique qui les ont rendu possibles et
relever leur lien indissociable avec l’épistémê judéo-chrétienne. De ce strict point de vue, les travaux d’un Marcel Gauchet
donnent l’exemple. Mais Michel Onfray n’en a cure. Son radicalisme anhistorique ressemble davantage à un manifeste
anticlérical des anciens jours, paré de la couleur des événements qui fondent à ses yeux le topos fondamentaliste de notre
temps : l’islamisme terroriste et la politique judéo-chrétienne américaine…
D’où un aveuglement qui explique le troisième déficit de l’ouvrage et qui tient à ce parti pris aussi bien méthodologique
qu’idéologique : le phénomène religieux ne saurait être compris à partir de lui-même car aucune vertu ne peut lui être
reconnue ; seul un rationalisme total pourra projeter sur lui une critériologie interprétative adéquate… La logique des purs et
de la purification n’est pas loin.
Mais il faut cesser là toute critique à l’endroit de l’ouvrage. Car il trahit un problème plus large et plus ancien que lui-même
: l’absence au sein du système scolaire et universitaire français d’une formation de qualité à l’histoire et à l’essence du
phénomène religieux. De ce déficit que Michel Onfray a sans doute cherché à combler par lui-même, mais dont il n’est pas
indemne, pourra-t-on, et ce sera le mérite de sa tentative, tirer les leçons ?
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