La nature de la masse Etienne Klein Bonjour à tous, je suis désolé

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La nature de la masse
Etienne Klein
Bonjour à tous, je suis désolé de vous avoir dérangés pour une question aussi stupide. Puisque "qu'est-ce que la masse ?" est une question à laquelle
chacun d'entre nous sait répondre. La masse, c'est une notion qui est la fois mesurable, par un nombre, dans une certaine unité, le gramme, le
kilogramme. C'est aussi une notion mesurante, elle mesure quelque chose. En général, on dit que la masse mesure la quantité de matière qui est
contenue dans un corps. Et une fois qu'on a dit cela, en général on considère que la messe de la masse est dite, c'est-à-dire qu'il n'y a rien d'autre à
ajouter : la masse mesure la quantité de matière contenue dans un corps. A l'examen, cette définition paraît assez imprécise, assez vague. Ce qu'il y
a d'intéressant dans la Physique, c'est que tout au long de son histoire, elle vient revisiter des notions qui, pour elle, sont essentielles, quitte parfois à
changer le sens et ! la signification qu'elle donne à ces notions, et en l'occurrence avec la masse, on est relativement bien servis.
Le premier qui se soit vraiment intéressé à ce concept de masse, qui l'ait presque inventé, au sens moderne du terme, c'est Newton. Il est le premier
à faire la distinction entre la masse et le poids. La masse, finalement, c'est une propriété qu'ont les corps massifs, qui les connecte à une sollicitation
extérieure qui s'appelle la gravitation. Donc le fait d'avoir une masse vous couple au champ de gravitation local, et cela vous conduit à subir une
force, qu'en général on appelle le poids. Et donc on associe en général la masse, le poids, le champ de gravitation, la pesanteur... alors que Newton
lui-même a remarqué truc assez étonnant : c'est que le mouvement d'un corps dans un champ de gravitation ne dépend pas de sa masse. Donc il y a
là quelque chose d'assez surprenant. Il a aussi noté qu'il y avait deux sortes de masse différentes, finalement : il y a la masse qu'on appelle la masse
inerte, la masse inertiel! le, qui mesure la difficulté qu'il y a à modifier le mouvement d'un corps. Plus un objet est massif, plus il est difficile de le
mettre en mouvement s'il est au repos, et de l'immobiliser s'il est en mouvement. Donc l'inertie d'un corps est mesurée par sa masse. Et en même
temps il y a une autre masse, qui est précisément la masse grave, dont j'ai parlé tout à l'heure. C'est-à-dire que quand vous mettez une particule dans
un champ de pesanteur, elle va tomber, en couplant sa masse grave au champ de gravitation. Et il se trouve que quand on choisit bien le système
d'unités, la masse inertielle et la masse grave ont la même valeur. Hasard ? Est-ce qu'il y a une explication ? Newton ne tranche pas la question, il
note cette égalité, sans l'interpréter.
La deuxième grande date que vous connaissez et qui va changer le statut de la masse, c'est 1905, où un jeune expert à l'Office fédéral de la
propriété intellectuelle de Berne qui s'appelle Albert Einstein - Albert Einstein, c'est un nom dont l'anagramme est "rien n'est établi" - et
effectivement, il va changer des choses en montrant qu'un objet massif peut perdre de la masse sans perdre de masse. Je veux dire par là qu'un
corps qu'on chauffe par exemple, un radiateur qui émet de la lumière infrarouge, il émet de la lumière qui est constituée de particules de masse
nulle. La lumière n'a pas de masse. Donc si l'objet émet des corps sans masse, il ne perd pas de masse. C'est du moins ce qu'on pensait, jusqu'à ce
qu'Einstein dise, Non, s'il perd de l'énergie, même s'il le fait en émettant des particules qui n'ont pas de masse, il perd quand même de la masse. Ca
le conduira à la formule E=mc2, qui montre finalement! que, ce qu'on appelle la masse, c'est plutôt la quantité d'énergie contenue dans un corps,
plutôt que la quantité de matière. Et comme par ailleurs il établit une équivalence entre la matière et l'énergie, on garde la définition que l'on jugeait
bonne jusqu'alors. mais il faut comprendre toutes les implications révolutionnaires de cette formule. Par exemple, E=mc2, ça veut dire quoi, ça veut
dire que si vous faites une collision de particules, comme celles qu'on fait au LHC, donc il y a deux faisceaux d'électrons, en l'occurrence c'est des
protons, de très haute énergie qui entrent en collision, cette collision va provoquer l'apparition de dizaines, de centaines, voire de milliers de
nouvelles particules qui ne préexistaient pas au choc. Donc on n'a pas cassé des particules et observé leurs débris. On a créé un choc d'où émergent
de nouvelles particules. Et lorsqu'on calcule la somme des masses de t! outes les particules ainsi créées, et qu'on la compare aux masses des
particules incidentes, on trouve des milliers de fois plus. Autrement dit, à la fin, il y a beaucoup plus de masse qu'au départ. La masse, quoi qu'on
en dise dans les écoles, ne se conserve pas. On crée de la masse par des collisions, simplement parce que une propriété des particules incidentes, en
l'occurrence leur vitesse, ou leur énergie, s'est transformée en masse par le biais de l'équation E=mc2.
Une autre implication de cette formule, c'est que, comme je l'ai dit tout à l'heure, l'inertie et la masse, c'est la même chose. L'inertie d'un corps est
mesurée par sa masse. Or, ce qu'explique Einstein, c'est que l'inertie d'un corps, ce n'est plus la masse du corps, c'est son énergie totale, divisée par
le carré de la vitesse de la lumière. Donc l'inertie d'un corps, c'est E/c2. Ca veut dire que si on augmente la vitesse d'un corps, on augmente son
énergie totale, puisqu'on augmente son énergie cinétique. Donc le rapport E/c2 augmente, donc l'inertie du corps augmente, alors que chez Newton,
elle reste égale à la masse. Là, chez Einstein, l'inertie augmente quand on augmente la vitesse du corps. Comme l'inertie mesure la difficulté qu'il y
a à modifier le mouvement d'un corps, si j'accélère un corps, j'augmente son inertie, et donc je rends encore plus difficile le fait de l'accélérer
davantage. Donc cette formule, ! E=mc2, contient l'idée d'une vitesse limite, c'est-à-dire une vitesse tellement élevée, que les corps qui l'atteignent
ont une inertie tellement grande, qu'ils ne peuvent plus augmenter leur propre vitesse, et en théorie de la relativité, cette vitesse est la vitesse de la
lumière.
Troisième conséquence, cette formule E=mc2, qui est en fait un résumé d'une formule plus grande, prédit l'existence de particules de masse nulle,
qui sont impossibles en Physique newtonienne. Chez Einstein, les particules peuvent avoir une masse nulle comme le photon ou d'autres particules
que nous avons identifiées aujourd'hui. Donc voyez que petit à petit, la masse s'éloigne de la matéralité, quand on prend ce mot dans son sens naïf.
Ce même Einstein va faire une autre révolution en 1907, ou plutôt il a une idée. Il est assis sur le tabouret de son bureau à l'Office Fédéral de la
Propriété Intellectuelle, il rêvasse, et il notera dans son autobiographie quelques années plus tard qu'il a eu là l'idée la plus heureuse de sa vie.
L'idée qu'il a, c'est que quand un corps tombe, dans un champ de gravitation, il ne sent pas son propre poids. C'est une idée à la fois tautologique et
énigmatique : tautologique, parce que tomber, c'est céder à son propre poids, donc on ne voit pas très bien où est la découverte, le poids disparaît du
fait que l'on tombe, et en même temps, quand on tombe, c'est qu'on est soumis au poids. Donc il y a là quelque chose de bizarre. Il y a une légende
qui dit que "le bonheur théorique des uns se paie du malheur empirique des autres" et qui veut qu'Einstein aurait eu cette idée en voyant un
couvreur tomb! er d'un immeuble de quatre étages. Je pense que cette idée- est fausse. Ce qui est vrai, c'est qu'il a interrogé un couvreur qui était
tombé de quatre étages et qui s'en était sorti miraculeusement et il lui avait demandé ses impressions et le type avait dit, "J'ai pas eu le temps de
réféchir à la question, j'avais la frousse". Mais ce que comprend Einstein là, c'est en fait des choses qu'on aurait pu deviner à partir de la théorie de
Newton, à savoir que quand vous tombez, par exemple dans un ascenseur en chute libre, tout ce qui est autour de vous, ou avec vous, votre
portefeuille, votre chapeau, votre parapluie, tombe comme vous. Et donc si vous regardez votre parapluie, qui tombe en même temps que vous,
vous voyez qu'en fait par rapport à vous, il ne tombe pas. Ce qui signifie qu'un mouvement d'accélération peut annuler les effets d'un champ de
gravitation. Donc il y a une sorte d'équivalence entre l'inertie et! la gravitation. L'idée qu'Einstein va travailler comme un fou, au point de se rendre
malade pendant presqu'une dizaine d'années, et qui va aboutir à une nouvelle théorie de la gravitation, que l'on appelle la relativité générale, qu'il va
publier en 1915, et qui continue de servir de cadre théorique formel à partir duquel on fait aujourd'hui de la cosmologie. Donc une expérience de
pensée assez originale d'Einstein, qui lui a fait mettre en relation des concepts que jusqu'alors la Physique avait tendance à traiter de façon séparée.
Mais si la question de la masse aujourd'hui devient excitante, c'est parce qu'en Physique des particules, donc cette physique qui s'intéresse plutôt
aux interactions qui se déroulent dans l'infiniment petit, là où il y a des particules élémentaires des électrons, des quarks, des neutrinos, des muons,
des choses comme ça, d'après nos équations, qui sont contenues dans un formalisme qu'on appelle le modèle standard, d'après nos équations, je ne
vais pas entrer dans les détails, il serait beaucoup plus naturel que les particules n'aient pas de masse. Alors on pourrait dire que cette théorie est
stupide, puisqu'il est évident que les particules ont une masse. On la mesure. L'électron a bien une masse. Et d'ailleurs on considère que les masses
des objets, microscopiques aussi bien que macroscopiques, notre propre masse par exemple, sont des propriétés qui nous sont en quelque sorte
intrinsèques. La masse de l'él! ectron par exemple, c'est quelque chose que l'électron a en lui, c'est pas quelque chose qui vient d'ailleurs, l'électron
possède sa masse. De même que moi-même, j'ai ma masse, qui est la même sur la Terre que sur la Lune. Le poids n'est pas le même sur la Terre et
sur la Lune, parce que le champ de gravitation n'est pas le même sur ces deux planètes, mais la masse est standardisée. Mais j'ai ma masse. Alors
plutôt que de dire que la théorie qui dit qu'il serait plus naturel que les particules n'aient pas de masse est fausse, on a préféré, dans les années 70,
dire, cette théorie est admirable, et c'est peut-être la masse que nous n'avons pas bien comprise. Et peut-être que la masse n'est pas une propriété des
objets, mais plutôt quelque chose que nous, observateurs, nous avons l'impression qu'elle possède. Donc la masse ne serait plus une propriété
intrinsèque, mais une propriété qu'on pourr! ait qualifier de secondaire, ou qui résulte d'un couplage des particules avec leur environnement,
l'environnement, en l'occurrence, étant ce qu'on appelle le vide quantique. Je ne vais pas dire les choses de façon... surtout en quinze minutes, qui
est un horaire... je ne sais pas qui l'a inventé, mais... je vais prendre un analogie, même si les analogies en la matière sont dangereuses. Imaginez
qu'après ces conférences, il y ait une sorte de cocktail. Il y en a un ? Dommage. La prochaine fois. Imaginez que vous marchiez dans la rue, vous
marchez dans la rue librement, vous n'êtes pas en train de discuter, vous allez à votre pas naturel, c'est-à-dire, j'imagine, quelque chose comme 5
km/h. Vous êtes une particule libre. Bon, eh bien en physique, quand une particule est libre et qu'elle n'a pas de masse, elle va à la vitesse de la
lumière. C'est-à-dire que 5 km/h pour vous, c'est votre vitesse de la lumière, c'est la vitesse que! vous avez lorsque vous n'interagissez pas avec la
masse. Maintenant, 'e0 ce fameux cocktail qui n'aura pas lieu, imaginez qu'à un moment donné, vous décidiez de partir, de rentrer chez vous. Et
donc vous allez, avant de partir, saluer en vous dirigeant vers la sortie, vous allez saluer les amis que vous n'avez pas encore salué, bonjour,etc., et
ces interaction avec ces gens vont vous ralentir. Vous n'allez pas traverser la foule à 5 km/h comme vous le faites quand vous êtes une particule
libre. Vous allez le faire, eh bien, ça dépend des gens, ça dépend du nombre de gens, ça dépend de la longueur de vos échanges, vous allez le faire ,
peut-être, à 200 m/h, par exemple, d'accord ? Ces interaction avec ces gens vont ralentir votre mouvement et vous donner ce qu'on appelle de
l'inertie, et donc de la masse. Donc c'est l'interaction avec ses voisins qui fait que nous avons l'impression qu'un martien qui regarderait votre
mouvement depuis la planète Mars, vous verrait aller très vite quand vous 'eates tout seul dans la rue, et très lentement dans un cocktail, et il dirait
"eh bien, dans le cocktail, il est drôlement massif". Donc voilà l'idée qu'ont eue certains physiciens, notamment un Ecossais qui s'appelle Peter
Higgs, et deux autres qui s'appellent Englert et Brout. Ils ont eu cette idée qu'en fait la masse n'est pas une propriété de objets, mais qui dérive de
l'interaction des objets avec le vide quantique. Donc ces voisins que vous avez salués dans le cocktail, c'est ce que nous on appelle des bosons de
Higgs, Higgs étant le nom du physicien écossais qui a donné son nom à cette particule, et ça fait 40 ans qu'on cherche cette particule, on ne l'a
jamais vue. Mais on pense qu'avec le LHC qui vient de démarrer, il va se montrer s'il existe. S'il n'existe pas, on ne comprend même pas pourquoi
la physique des particules fonctionne si bien, donc on est à peu près sûrs qu'il existe. Et j'espère pouvoir, s! i vous ré-organisez cette conférence
existe dans un ou deux ans, ! pouvoir vous dire des choses un petit peu plus intelligentes qu'ajourd'hui sur la masse. Mais en tout cas, si le Higgs
existe, ça veut dire qu'il est associé à un champ, un champ quantique, c'est-à-dire un truc qui est présent partout dans l'univers, et que le vide en fait
n'est pas vide, il est confituré par une sorte de champ de confiture. Il faut imaginer que les particules ont des espèces de petite cuiller qu'elles
trempent dans la confiture, et plus elles sont couplées à ce champ, plus elles sont massives. Donc les particules qui n'ont pas de cuiller ont une
masse nulle, par exemple le photon n'a pas de petite cuiller les gluons n'ont pas de petite cuiller. Mais on pense que les autres ont une cuiller,
d'autant plus longue qu'elles sont massives. Et c'est le couplage avec cette confiture qui leur donne la masse qu'elles ont. Il faut aussi imaginer que
le boson de Higgs est une particule massive, et qu'il possède sa propre masse par couplage avec lui même, et il trempe dans la confiture de sont
propre champ. Je ne vous fais pas un dessin, mais ce sera ma conclusion.
Les Ernest Copyright 2009.
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