La place des Sciences de la nature Conférence Inoï Partie 2 La place des Sciences de la nature dans la culture chinoise Physique et métaphysique (ou « qi » ‘concret’ et « dao ») A. Dans un article récent, deux auteurs chinois s’interrogent sur la transmission de connaissances scientifiques entre l’Europe et la Chine. « De nombreux facteurs ont concouru d’une manière décisive à l’apparition de la science moderne occidentale : changements sociaux à partir de la Renaissance, développement économique, changement des systèmes politiques, etc. et tout ce que ces changements sociaux ont contribué à modifier dans les valeurs relatives à la connaissance de la nature. Or, de tous ces changements, seul un tout petit nombre a un rapport avec l’objet des sciences. Les tenants de la nouvelle science, d’une part, insistaient sur sa visée, à savoir être une connaissance utile au renforcement des états et au bien-être des populations, et d’autre part, ils mettaient en valeur ce qu’elle apporte (quantification de la nature, méthode expérimentale, etc.), à savoir une nouvelle lecture du livre de la nature, une compréhension correcte des phénomènes de la nature ou des relations entre Dieu et la nature. » Or, soulignent les auteurs, si la puissance des Etats et le bien-être des personnes ont une portée universelle, les autres apports sont propres à la culture occidentale et ne concerne guère la Chine, dont la culture a toujours été différente. La suite en tire la conséquence : « Si les Jésuites avaient voulu et pu présenter intégralement les travaux des grands scientifiques de l’époque, Kepler, Newton et autres, il y aurait eu à transplanter en Chine tout un système de valeurs culturelles et à convaincre les Chinois de l’accepter ; il est évident que ç’aurait été extrêmement difficile1. « Le résultat fut que les passeurs des savoirs occidentaux n’ont fait qu’une greffe culturelle : ils ont d’abord séparé le « Dao » de la science occidentale (c’est-à-dire la structure fondamentale, l’orientation des valeurs sociales et culturelles de la science) de ce qui est « concret » (qi 器)2, [connaissances concrètes], puis ont greffés ces connaissances concrètes occidentales sur le « Dao » chinois, pour remplacer ce qui n’est pas assez précis ou utile dans les « connaissances concrètes chinoises ». Mais le choix et le découpage de ces « connaissances concrètes » doivent obéir aux particularités et besoins de l’arbre récepteur. » 1 La réforme du calendrier remettait en cause des pratiques ayant une dimension rituelle et politique, mais elle ne modifiait la conception du monde chinoise que sur un point important, celui de la rotondité de la terre. Cette nouveauté, rejetée dans un premier temps, fut finalement acceptée sans grand remous dans le cadre de la réforme du calendrier. 2 Ce terme vise ce qui est « concret », « utilitaire », « ustensile », c’est-à-dire les aspects purement techniques, indépendamment de la subjectivité du sujet. 1/5 La place des Sciences de la nature La dernière phrase, qui évoque la réception sélective des « connaissances concrètes » par le bénéficiaire premier de l’échange, est sensiblement plus proche de ce que nous savons du passage de ces connaissances et techniques que la première qui parle d’un désolidarisation des connaissances techniques du Dao, occidental, car le principal aspect où s’est produit cette distanciation est le langage : les textes utiles ont été traduits en chinois. Est-à-dire pour autant que les ‘connaissances concrètes’ étaient détachées de l’univers culturel occidental ? L’histoire de la réception de ces connaissances montre comment les lettrés chinois ont modifié ce qui leur avait été apporté, y compris sur des points qui nous semblent constitutifs des sciences en question, telle l’importance des démonstrations et la rigueur en mathématique. Le paragraphe suivant confirme la limitation de ce qui passe d’un univers culturel à un autre lors de la transmission de connaissances scientifiques : « Les Jésuites n’ont pas changé les valeurs fondamentales de l’astronomie chinoise. L’astronomie chinoise n’a pas cessé d’être une sorte d’outil par lequel l’observation des astres servait à actualiser les fonctions rituelles et politiques du système bureaucratique centré autour de l’empereur. Elle n’est jamais devenue une branche du savoir qui avait pour objectif de rechercher les lois du mouvement des astres par une observation attentive. » B. Un ouvrage récent 3 sur la philosophie de la technique dans le contexte de la culture chinoise, propose des développements qui s’accordent avec ces remarques. Le titre principal est formé d’expressions anciennes, la dextérité (ji 技) nécessaire à l’accomplissement d’un geste technique et le dao, le summum de cette dextérité, le niveau ultime du geste technique, devenu mode de vie4. Wang Qian s’intéresse à la philosophie de la technique et non à la philosophie des sciences. Cette dernière est universelle, alors que la première qu’il définit comme une réflexion générale systématique sur la modification de la nature par l’homme et les procédés techniques, est liée à un contexte culturel. Les deux termes du titre « dextérité » et « dao » ne sont que deux des termes par lequel les Chinois ont exprimé leur rapport à la nature qu’ils modifiaient et qui sont spécifiques de la Chine. Son analyse globale est assez fine pour distinguer ce que fut la « technique » avant et après la révolution industrielle, pour décrire la manière dont le logos est entré dans le processus technique au sens large, à commencer par l’utilisation des découvertes scientifiques dans le développement de nouveaux procédés de transformation de la nature jusqu’à la formation de talents dans des instituts de technologie, et non plus dans l’apprentissage à côté d’un maître. WANG Qian 王前, ‘dao’’ji’ zhijian ‘ zhongguo wenhua beijing de jishu zhexue 道’’技’之间 — 中国文化背景的技术哲学 (Entre ‘dao’ et ‘dextérité’, People’s publishing house, Beijing 2009,331 pages. 3 4 Le China daily du 2 mai 2014 présente l’opérateur d’une rame de métro de Pékin en évoquant son dévouement (dedication) à sa tâche et le cite « vous devez être uni avec le train, ce qui signifie que le train est une partie de mon corps et je suis aussi une partie du train. » 2/5 La place des Sciences de la nature En affirmant que ce n’est qu’au niveau de la technique que peut s’exprimer d’une manière spécifique la culture chinoise, la science étant une connaissance universelle, l’auteur semble sous-entendre que la science n’est pas vraiment le problème de la Chine, du moins qu’elle ne pourra pas la marquer d’une manière distinctive ; par contre, elle a beaucoup à dire sur le rapport de l’homme à la nature, sur la manière dont sa culture aborde la transformation de la nature, sur l’importance primordiale donnée à l’homme sur la technique elle-même, sur le primat donné à l’homme. L’auteur cite un passage célèbre du Zhuangzi, celui où le boucher Ding fait part de son art de la découpe du bœuf. L’usage du mot ‘art’ en français dans ce contexte, où est désigné un geste qui n’est plus seulement celui du technicien, mais celui d’un auteur entièrement impliqué dans sa tâche, me permet tout à fait heureux. Les mots ‘artisan’ et ‘artiste’ peuvent être un assez bon équivalent de la différence que l’auteur cherche à introduire entre « technique » et « dao ». Avant d’approfondir les diverses significations du terme « dao », notons la complémentarité entre le texte précédent et celui-ci. Ce qui compte pour les auteurs, ce n’est pas les sciences, simple outil ou « connaissance concrète », mais l’application – ou l’implication – de l’homme ayant assimilé le geste de l’art où il transforme la nature et s’accomplit lui-même. Cette inspiration, qui est aussi le stade ultime d’un apprentissage, s’appelle dao. Dans cette perspective, les Chinois semblent attendre une sorte de division du travail, attendant d’autres zones culturelles, les théories permettant de maîtriser les phénomènes culturels, se réservant de les mettre en œuvre d’une manière originale, et c’est sans doute ce qu’ils font déjà d’une manière remarquable dans certains domaines. Conclusion : Les études d’histoire des sciences ont mis en lumière les résultats, quelquefois très remarquables du niveau atteint par les mathématiciens de diverses époques et notamment des Song, de l’exactitude de leurs résultats en dépit de l’absence des démonstrations. Le caractère « monstratif » plus que « démonstratif » des textes qui nous sont parvenus, est caractéristique. C’est le mode de raisonnement hypothético-déductif qui est l’obstacle majeur pour un grand nombre de Chinois, sans doute la plupart d’entre eux et certainement pas leur totalité, non qu’ils en nient la nécessité mais plutôt parce qu’il leur paraît contraignant par ses règles d’élaboration, que ce n’est guère un lieu où la pensée se mouvoir librement. Notons aussi au passage qu’en rejetant les raisonnements établis par déduction à partir de propositions tenues pour vraies (axiomes, hypothèses ou affirmations religieuses), les Chinois tout autant une forme de connaissances scientifiques et une forme d’exposé de la religion. Ce qui est valorisé par ces auteurs est le Dao et c’est ce que nous allons approfondir. En illustration la traduction de deux passages de Zhuangzi illustrant le lien entre le dao et la technique, ou plus exactement le geste technique. 3/5 La place des Sciences de la nature Annexe : Ce manque d’intérêt des Chinois pour les sciences de la nature ou plus exactement leur répulsion à l’endroit du mode d’exposé hypothético-déductif, a été relevé depuis longtemps. Matteo Ricci s’étonnait déjà de ce que les Chinois ne cherchent pas à expliquer les phénomènes astronomiques. 150 ans plus tard, le Père Parennin répondait à la question posée par le secrétaire de l’Académie des Sciences au sujet de la stagnation des connaissances des sciences dans ce pays qui avait été tellement en avance dans les siècles passés5. [...] C'est cela même, Monsieur, qui vous paraît étrange, que les Chinois ayant cultivé depuis si longtemps ce qu'on appelle sciences spéculatives, il ne se soit pas trouvé un homme qui les ait médiocrement 45 approfondies. Cela me paraît comme à vous presque incroyable ; cependant je n'en accuse pas le fond d'esprit des Chinois, comme s'ils manquaient de lumières et de cette vivacité qui approfondit les matières, puisqu'on les voit réussir en d'autres choses qui ne demandent pas (p.360) moins de génie et de pénétration que l'astronomie et la géométrie. Plusieurs causes qui concourent ensemble, ont arrêté jusqu'ici les progrès qu 'ils pouvaient faire dans ces sciences, et l'arrêteront toujours tant qu'elles subsisteront. La première est que ceux qui pourraient s'y distinguer n'ont point de récompense à attendre. … La seconde cause qui arrête le progrès de ces sciences, c'est qu'il n'y a rien ni au-dehors ni audedans qui pique et entretienne l'émulation. … Mais, comme je l'ai dit plus haut, les Chinois n'ont travaillé que pour eux seuls ; et quoiqu'ils aient cultivé l'astronomie avant toutes les autres nations, ils ne s'y sont appli qués qu'autant qu'elle était nécessaire à la fin qu'ils se proposaient. Ils continuent comme ils ont commencé ; ils iront toujours terre à terre, et il n'y a pas à espérer qu'ils prennent jamais leur vol plus haut, non seulement parce qu'ils n'ont pas, comme vous l'avez fort bien remarqué, cette sagacité, cette inquiétude qui sert à avancer dans les sciences, mais encore parce qu'ils se bornent à ce qui est purement nécessaire ; et que, selon l'idée qu'ils se sont formée du bonheur personnel et de la tranquillité de l'État, ils ne croient pas qu'il faille se morfondre, ni gêner son esprit pour des choses de pure spéculation, qui ne peuvent nous rendre ni plus heureux ni plus tranquilles. La lettre continue par la narration d’une longue histoire de guérison à l’aide de fiel d’éléphant à rechercher dans une patte d’éléphant dépendant de la saison. [...] Quand j'entends parler les médecins chinois sur les principes des maladies, je ne trouve pas beaucoup de justesse ni de solidité dans leurs raisonnements ; mais quand ils font l'application de leurs recettes aux maladies qu'ils ont connues par le battement du pouls, et par les indications qu'ils tirent des différentes parties de la tête, je vois que leurs remèdes ont presque toujours un effet salutaire. 5 Lettres édifiantes et curieuses de Chine par des missionnaires jésuites 1702-1776, Garnier-Flammarion, 1979,pp.359-366. 4/5