DOSSIER THEMATIQUE Vendredi 15 septembre à 18h30 - Conférence Salle du Capitole - Alès (30) La fracture coloniale par Nicolas Bancel Historien. Université de Strasbourg II. Marc Bloch L'histoire coloniale est aujourd'hui au coeur d'enjeux polémiques, qui se sont particulièrement manifestés dans les débats autour de la loi du 23 février 2005, stipulant dans son article 4 le " rôle positif de la colonisation française ", article finalement retiré. Ces polémiques ont mis à jour des mémoires blessées, celle des harkis, des pieds-noirs et des anciens colonisés, chacun revendiquant leur "part de vérité". Ce maelström mémoriel a le mérite d'ouvrir d'autres perspectives : les marques laissées dans la société française par la période coloniale. Étudiées depuis plus de vingt ans par la littérature scientifique de langue anglaise (dans les postcolonial studies, certains champs des subaltern studies ou des french studies), ces marques, héritages et filiations sont largement restés ininterrogés dans les sciences sociales en France, en particulier dans le domaine de l'histoire contemporaine et coloniale. Nous nous proposons d'évoquer quelques-uns de ces héritages, constitutif de ce que nous avons nommé "La fracture coloniale". Nicolas Bancel Organisée par le CMLO – Renseignements et Réservation conseillée au 04 66 56 67 69 La conférence sera suivie d'une signature de l'ouvrage, organisée par la librairie Sauramps-en-Cévennes 1 SOMMAIRE PRESENTATION DU LIVRE ET DE L'AUTEUR .......................................................................................... 3 LE POINT DE VUE DE SCIENCES HUMAINES ........................................................................................... 8 ESCLAVAGE, COLONISATION... UN PASSE QUI NE SE PENSE PAS ...................................................... 8 UN PASSE COLONIAL QUI NE PASSE PAS ................................................................................................. 8 LE MONDE DIPLOMATIQUE ........................................................................................................................ 11 DES EXHIBITIONS RACISTES QUI FASCINAIENT LES EUROPÉENS, CES ZOOS HUMAINS DE LA REPUBLIQUE COLONIALE ........................................................................................ 11 LES IMPASSES DU DÉBAT SUR LA TORTURE EN ALGÉRIE, UNE HISTOIRE COLONIALE REFOULEE ............................................................................................................... 17 REVUE MOUVEMENTS - ARTICLE DE NICOLAS BANCEL ET DE PASCAL BLANCHARD ........ 20 LA FONDATION DU REPUBLICANISME COLONIAL. RETOUR SUR UNE GENEALOGIE POLITIQUE .......................................................................................................................................................................... 20 LE NOUVEL OBSERVATEUR – DOSSIER SUR L'IMMIGRATION ....................................................... 24 ENTRETIEN AVEC L'HISTORIEN PASCAL BLANCHARD NON A LA GUERRE DES MEMOIRES .... 24 POSITIVE POUR LES UNS, CRIMINELLE POUR LES AUTRES, COLONISATION: D'UNE VERITE L'AUTRE ................... 25 UNE GENERATION EN MAL D'ANCETRES,« ON SE DEMANDE CE QU'ON FAIT LA » ............................................... 27 « ON LEUR A VOLE LEUR AME EN LES PRIVANT DE LEURS RACINES », RACONTE-MOI TON HISTOIRE ................. 28 L'HISTORIEN MARC FERRO REVISITE CINQ SIECLES DE COLONISATION ............................................................. 29 A CONTRE SENS – DEBAT SUR LA REPUBLIQUE COLONIALE .......................................................... 33 DEBAT SUR LA RÉPUBLIQUE COLONIALE ............................................................................................. 33 RINOCEROS – CRITIQUES DES LIVRES DE NICOLAS BANCEL ........................................................ 36 OUMMA – ENTRETIEN AVEC LES AUTEURS DE LA FRACTURE COLONIALE ............................... 37 « LA QUESTION COLONIALE LONGTEMPS OCCULTEE, PEUT ECLAIRER DES PANS DE NOTRE PRESENT »...................................................................................................................................................... 37 LA LIGUE DES DROITS DE L'HOMME DE TOULON ET LA POLEMIQUE AUTOUR DU MEMORIAL DE L'OUTRE-MER ................................................................................................................... 40 NICOLAS BANCEL : NE PAS TRANSFORMER UNE MEMOIRE EN VERITE HISTORIQUE ............... 40 MEMOIRE COLONIALE : LE DEBAT AUTOUR DES JOURNEES DE MARSEILLE .............................. 42 MEMOIRE COLONIALE : LE DEBAT AUTOUR DES JOURNEES DE MARSEILLE – 2, CLAUDE LIAUZU REPOND A NICOLAS BANCEL : POUR UN DEBAT ... .................................................................. 47 L’EXPOSITION COLONIALE DE 1931 .................................................................................................................. 49 LE CRAN ET LE MRAP DEMANDENT LE RETRAIT DU PETIT ROBERT DU MOT "COLONISATION".......................... 52 AFRICULTURES- MUSEE DE L'IMMIGRATION ...................................................................................... 54 POLEMIQUE PAR RAPPORT A LA CREATION DU MUSEE DE L'IMMIGRATION, MISSION DE PREFIGURATION DU CENTRE DE RESSOURCES ET DE MEMOIRE DE L’IMMIGRATION :LA NECESSITE D’UN VERITABLE DEBAT ? ................................................................................................................................. 54 LE FUTUR MUSEE DE L’HISTOIRE ET DES CULTURES DE L’IMMIGRATION .......................................................... 58 MUSEE DES IMMIGRATIONS : PASCAL BLANCHARD REPOND A JACQUES TOUBON ............................................ 60 CONQUETE MILITAIRE ET POLITIQUE COLONIALE .......................................................................... 63 2 PRESENTATION DU LIVRE ET DE L'AUTEUR LA FRACTURE COLONIALE La société française au prisme de l'héritage colonial Sous la direction de Pascal Blanchard, Nicolas Bancel et Sandrine Lemaire SOMMAIRE 1) Présentation de l'auteur et bibliographie 2) Quatrième de couverture 3) Table des matières de l'ouvrage 4) Extraits de la presse 5) Présentation plus longue du livre 1) Présentation de l'auteur et bibliographie Nicolas Bancel, historien, est professeur à l'université de Strasbourg-II Marc-Bloch, vice-président de l’ACHAC. Il a codirigé Zoos humains (La Découverte, 2002) et, avec Jean-Marc Gayman, Du guerrier à l’athlète (PUF, 2002). Images et colonies, avec P. Blanchard et L. Gervereau, Achac-BDIC, Paris, 1993 De l'indigène à l'immigré, avec P. Blanchard, Gallimard, Paris, 2002 Zoos humains. De la Vénus hottentote aux reality shows, avec P. Blanchard, G. Boëtsch, E. Deroo et S. Lemaire (dir.), La Découverte, Paris, 2002, 2004 De l'Indochine à l'Algérie. La jeunesse en mouvements des deux côtés du miroir colonial, 1940-1962, avec D. Denis et Y. Fates (dir.), La Découverte, Paris, 2003 Culture coloniale La France conquise par son Empire 1870-1931, avec P. Blanchard et S. Lemaire Paris, Autrement, 2004. La République coloniale. Essai sur une utopie, avec Pascal Blanchard et Françoise Vergès, (dir.), Albin Michel, Paris, 2003 La Fracture coloniale, avec Pascal Blanchard et Sandrine Lemaire (dir.), La Découverte, Paris, 2005. 2) Quatrième de couverture : Cinquante ans après la défaite indochinoise de Diên Biên Phu et le début de la guerre d’Algérie, la France demeure hantée par son passé colonial, notamment par ce rapport complexe à l’« Autre », hier indigène, aujourd’hui « sauvageon ». Pourquoi une telle situation, alors que les autres sociétés post-coloniales en Occident travaillent à assumer leur histoire outre-mer ? C’est à cette question que tente de répondre cet ouvrage, où Pascal Blanchard, Nicolas Bancel et Sandrine Lemaire, en partant d’une enquête conduite à Toulouse – et présentée ici –, ont décidé d’ausculter les prolongements contemporains de ce passé à travers les différentes expressions de la fracture coloniale qui traverse aujourd’hui la société française. Ils ont réuni, dans cette perspective, les contributions originales de spécialistes de diverses disciplines, qui interrogent les mille manières dont les héritages coloniaux font aujourd’hui sentir leurs effets : relations intercommunautaires, ghettoïsation des banlieues, difficultés et blocages de l’intégration, manipulation des mémoires, conception de l’histoire nationale, politique étrangère, action humanitaire, place des Dom-Tom dans l’imaginaire national ou débats sur la laïcité et l’islam de France… Les auteurs montrent aussi que la situation contemporaine n’est pas une reproduction à l’identique du « temps des colonies » : elle est faite de métissages et de croisements entre des pratiques issues de la colonisation et des enjeux contemporains. Pour la première fois, un ouvrage accessible traite de la société française comme société postcoloniale et ouvre des pistes de réflexion neuves. 2) Table des matières : Introduction. La fracture coloniale : une histoire française, par Nicolas Bancel, Pascal Blanchard et Sandrine Lemaire I / Histoire coloniale et enjeu de mémoire – 1. Les origines républicaines de la fracture coloniale, par Nicolas Bancel et Pascal Blanchard - La promotion 3 d’un « modèle français » - S’inscrire dans un mouvement républicain - Est-ce vraiment la République ? – 2. Aux origines : l’indépendance d’Haïti et son occultation, par Marcel Dorigny - Aux origines de la fracture coloniale - Une défaite niée… et des « pères fondateurs » occultés -Une lente et progressive mise à l’écart - Une mémoire retrouvée ? – 3. Quand une mémoire (de guerre) peut en cacher une autre (coloniale), par Benjamin Stora - Un drame périphérique - Des images sans histoires - La solitude des porteurs de mémoire - La guerre entre les victimes – 4. L’Outre-Mer, une survivance de l’utopie coloniale républicaine ?, par Françoise Vergès - Que sont les outre-mers ? - Une diversité propre aux outre-mers - Une histoire qui est une non-histoire… - Un sentiment de « pas assez » 5. Islam et République : une longue histoire de méfiance, par Anna Bozzo - La difficulté d’être à la fois musulman et citoyen français - Un héritage colonial : la surveillance sécuritaire - La fausse application de la loi de 1905 à l’islam algérien – 6. L’histoire difficile : esquisse d’une historiographie du fait colonial et postcolonial, par Nicolas Bancel Qu’est-ce que l’histoire coloniale et postcoloniale ? - La faible reconnaissance de l’histoire coloniale universitaire - Une illégitimité universitaire de l’histoire postcoloniale ? – 7. Colonisation et immigration : des « points aveugles » de l’histoire à l’école ?, par Sandrine Lemaire - Le manuel scolaire au centre du système - Une césure nette entre histoire nationale et histoire coloniale Focalisation sur les épisodes traumatiques - Les lacunes de l’enseignement, terreau de la radicalisation ? – 8. Trois musées, une question, une République, par Sarah Frohning Deleporte - Trois musées pour la mémoire « nationale » - La tâche difficile de la « destruction créative » - Entre « unité républicaine » et « crise nationale » 9. La République, la colonisation. Et après…, par Michel Wieviorka - Une association paradoxale - La France postcoloniale - La crise du modèle républicain d’intégration - Extension du domaine des débats - 10. Sur la réhabilitation du passé colonial de la France, par Olivier Le Cour Grandmaison - L’« œuvre positive » de la France en Algérie - Du révisionnisme officiel - Le bon temps des colonies ? – 11. La colonisation française : une histoire inaudible, entretien avec Marc Ferro - La République a trahi ses valeurs - Les « tabous de l’Histoire » - L’autocensure des citoyens et la censure des autorités - Les ornières du grand public sont structurelles – II / République, « intégration » et postcolonialisme – 12. La République et l’impensé de la « race », par Achille Mbembe - Décoloniser sans s’auto-décoloniser - Audelà de la fin de la tutelle - Le miroir de la « francophonie » - Le difficile passage au cosmopolitisme – 13. L’héritage colonial au cœur de la politique étrangère française, par François Gèze - La colonisation au service de la « grandeur de la France » - La « Françafrique » au cœur de l’État français - Les vieux démons coloniaux de la diplomatie française – 14. Indigènes et indigents : de la « mission civilisatrice » coloniale à l’action humanitaire, par Rony Brauman - Altruisme et modernisation - Avancés et attardés - Propreté et rédemption - Pouvoir et valeurs - 15. La France, entre deux immigrations, par Pascal Blanchard - Une construction de la différence… par le juridique - L’invention de l’indigène - Une histoire mythifiée… 16. Le « creuset français », ou la légende noire de l’intégration, par Ahmed Boubeker - Les héritiers de l’exception coloniale - Une faim d’égalité sans lendemain ? - Le grand malentendu – 17. L’ennemi intérieur : la construction médiatique de la figure de l’« Arabe », par Thomas Deltombe et Mathieu Rigouste - L’essentialisation de l’Arabe musulman - Le ver est dans le fruit - Figures de l’ennemi, figures de l’ami - Discours sécuritaire et retour de l’imaginaire colonial – 18. La réduction à son corps de l’indigène de la République, par Nacira Guénif-Souilamas -L’ordre patriarcal au service de l’ordre colonial, ou le « gouvernement des corps » - L’éternel indigène en sa réserve - Des rôles sexuels imposés - Les normes de l’indigénisation contemporaine – 19. La banlieue comme théâtre colonial, ou la fracture coloniale dans les quartiers, par Didier Lapeyronnie - Une image imposée qui devient une identité revendiquée - Des mots pour le dire… - Une « déréalisation » en phase terminale… 20. Le retour permanent de l’Afrique au cœur des ténèbres, par Olivier Barlet - Un espace de contreregard… - Désarmer la mauvaise conscience et la persistance du discours racial - Un travail collectif de déconstruction des préjugés – 21. Sport, mémoire coloniale et enjeux identitaires, par Philippe Liotard - Des réminiscences coloniales dans le champ du sport ? - Ressentiment et identification au champion - Le nous et l’autre sportifs - « Racisme antiblanc » ou rejet du fait colonial? – 22. La République face à la diversité : comment décoloniser les imaginaires ?, par Patrick Simon - Les dissidents de la norme majoritaire - Le modèle français d’intégration et la vision pluraliste - Le rapport aux origines : ambivalence et discrédit – 23. Les enseignements de l’étude conduite à Toulouse sur la mémoire coloniale, par Nicolas Bancel, Pascal 4 Blanchard et Sandrine Lemaire - La focalisation des mémoires sur l’Algérie - Une tendance à l’« ethnicisation » des regards sur la société française - Une forte demande sociale pour mieux connaître la période coloniale – Épilogue : De « notre » mémoire à « leur » histoire : les métamorphoses du Palais des colonies, par Arnauld Le Brusq - Hommage des richesses - La France au centre des cinq continents - Cosmologie coloniale - Tourner la page ? - Histoire fille de mémoire – Annexe 1. : Méthodologie de l’étude « Mémoire coloniale, mémoire de l’immigration, mémoire urbaine » menée à Toulouse en 2003, par Nicolas Bancel, Pascal Blanchard et Sandrine Lemaire -L’enquête par questionnaire - Interviews des personnes ressources – Annexe 2. : Synthèse des principaux résultats de l’étude de Toulouse, par Nicolas Bancel, Pascal Blanchard et Sandrine Lemaire - Une connaissance très faible de l’histoire coloniale - Une attente très forte de l’enseignement de l’histoire coloniale - Un jugement largement négatif sur la période coloniale - Un regard stéréotypé au cœur de relations intercommunautaires - Une demande majoritaire de socialisation de la mémoire coloniale - Une perception ambivalente des ex-espaces coloniaux -L’échec de l’intégration ? - Le tabou colonial au cœur de la société française ? - Bilan des supports de transmission de savoirs sur l’histoire coloniale - Les auteurs. 3) Extraits de presse : « A la fracture sociale qui brise la République risque désormais de s'ajouter une fracture coloniale. C'est la thèse d'un livre-événement que nos responsables politiques seraient bien inspirés d'ouvrir. » LES INROCKUPTIBLES « Une belle manière "d'affronter la crise identitaire" dans laquelle la France et l'école se trouvent plongées. » LE MONDE DE L'ÉDUCATION « La France en a-t-elle véritablement terminé avec son passé colonial ? [...] Cet ouvrage collectif démontre à quel point notre pays reste hanté par ce passé. [...] Alors les auteurs s'interrogent : existe-t-il une fracture coloniale ? Pour eux, ce "retour du refoulé" signifie que la France ne parvient pas à surpasser sa crise identitaire. Le signe d'une société qui doute de son avenir faute d'assumer son passé. » ZURBAN « Voici un livre intelligent, riche, construit, posé, qui remet les pendules à l'heure, à un moment où le débat sur le passé colonial de la France, souvent instrumentalisé à des fins politiciennes, revient en force dans l'excès et l'invective. [...] Dans ce climat délétère où la concurrence des victimes, des mémoires - et des musées ad hoc remplace le travail d'historien, le premier intérêt de ce livre est de reposer quelques jalons sur ce projet clonial français qui s'intégrait parfaitement, au XIXème siècle, au discours républicain. » TÉLÉRAMA « Après Diên Biên Phu et la guerre d'Algérie, la France a du mal à digérer son passé colonial, contrairement aux autres sociétés post-coloniales en Occident qui, elles, tentent de l'assumer. C'est le constat des auteurs, historiens, qui s'appliquent à rechercher les raisons de cette différence et à ausculter les retentissements contemporains de ce malaise. Un essai qui ouvre une nouvelle réflexion. » L'AMOUR DES LIVRES « La lecturede La Fracture coloniale est éclairante et juste [...]. » DNA « Un ouvrage fondamental. » AFRICULTURES 5 « Cet ouvrage [...] sera fort utile aux professeurs d'histoire comme à tout citoyen qui veut en savoir plus sur notre héritage colonial, si souvent nié ou occulté. » CAHIERS PÉDAGOGIQUES « Plus d'une vingtaine de spécialistes de toutes disciplines étudient les différents aspects de la fracture coloniale. [...] L'occultation du fait colonial n'a fait qu'exacerber les tensions dans la société. À l'inverse, comme le démontrent les auteurs de ce remarquable ouvrage, l'étude critique de l'héritage colonial peut éclairer des situations présentes. » ALTERMONDES « La Fracture coloniale tente pour la première fois d'analyser la société française d'aujourd'hui au prisme de son colonialisme d'hier. Un document incontournable. » NOUVELLE VUE OUVRIÈRE 4) Présentation plus longue du livre Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Sandrine Lemaire La fracture coloniale La découverte, 2005 En 2003, Pascal Blanchard, Nicolas Bancel et Françoise Vergès posaient avec La République coloniale les bases d'une nouvelle approche du fait colonial, de ses mémoires et actualités, affirmant entre autres l'idée essentielle suivante : « pour comprendre la France du XXIe siècle et ses crises, il est tout simplement indispensable de tenir compte, lucidement et sans passion, des héritages coloniaux ». En 2005, ces bases ont donné naissance à de nombreuses pistes, ouvertes par historiens et sociologues, rassemblées autour d'une notion suffisamment large pour épouser un grand nombre de questions : la notion de fracture coloniale. Une fracture historique bien-sûr, mais surtout, et en héritage de celle-ci, une fracture contemporaine, qui lézarde les mémoires, les enjeux politiques et la société française, jusque dans les représentations de l'Autre, l'action humanitaire ou encore l'urbanisme... Autour de ce nouveau concept posé pour tenter de saisir « la société française au prisme de l'héritage colonial », l'ouvrage est un recueil d'une vingtaine d'articles rassemblés sous deux grands thèmes : Histoire coloniale et enjeux de mémoire d'une part, et République, « intégration » et postcolonialisme de l'autre, étant bien entendu pour nos auteurs que l'étude du phénomène colonial n'a pas de limites chronologiques, 1962, « borne symbolique de la fin de l'Empire », n'ayant que « fort peu de sens » pour la recherche (Nicolas Bancel). L'histoire coloniale Concernant l'histoire coloniale, le point essentiel ici soulevé, et qui continuera à l'être sans doute longtemps, est celui de la « persistance du déni ». Déni étatique, autour du révisionnisme d'Etat institué par la loi de février 2005 (priant les recherches universitaires et les manuels scolaires d'insister sur le « rôle positif » de la France « outre-mer »), disséqué dans l'ouvrage par Olivier Le Cour Grandmaison, et dont le député UMP du Nord Christian Vanneste se fait l'excellent apôtre, en affirmant, convaincu, que « le législateur peut tout à fait intervenir pour demander à ce que l'orientation des manuels soit conforme aux valeurs de la République » (sic). Face à de tels propos et à l'odieuse idée d'un rôle fondamentalement positif de la colonisation, sans doute faut-il en premier lieu rappeler, comme l'a ailleurs fait Nicolas Bancel, qu' « il ne fait aucun doute que la structure du système colonial et du rapport qui s'institue dans la colonie est un rapport de domination » (colloque CorseColonies, septembre 2002), et surtout affirmer que l'important reste l'enseignement le plus objectif possible d'une histoire qui concerne un nombre considérable de Français, immigrés ou non. Cette occultation étatique a donc son pendant scolaire, et ce depuis de nombreuses années, comme le rappellent et le prouvent Sandrine Lemaire et une enquête menée à Toulouse autour des connaissances de l'histoire coloniale dans la population. Les manuels scolaires du secondaire séparent en effet systématiquement histoire nationale et histoire du Tiers-monde (des décolonisations à aujourd'hui), et le peu qui est dit sur l'histoire coloniale et de l'immigration propose une histoire « déshumanisée », « désincarnée », en se focalisant notamment sur les « épisodes traumatiques », ce qui « permet de reformuler un "consensus républicain" cristallisé autour de la condamnation des aspects les plus visibles et révoltants de la colonisation, mais pose 6 simultanément un masque sur le système colonial lui-même ». Exemple de ce déni, l'ignorance aveuglante et consternante autour de l'histoire de l'esclavage, ou plutôt de ce qu'il convient d'appeler en suivant Olivier Barlet la traite négrière, qui se distingue des autres esclavages (pratiqués notamment dans les civilisations grecque, romaine, arabe, etc) en ce qu'elle fut basée sur le racisme et, abolie, laisse persister des représentations et/ou des discriminations fortes en raison de la couleur de peau. Une même igorance concerne l'histoire de régions du monde liées à la traite négrière, notamment celle d'Haïti et des outre-mers (ces dernières étant qualifiées de « postcolonies » et analysées de manière passionnante par Françoise Vergès). Une dernière forme de déni de la vérité que l'on peut signaler est celle dont parle Benjamin Stora dans l'ouvrage. Il ne s'agit plus d'une occultation de l'importance du fait colonial dans l'histoire, mais d'une lutte entre les mémoires d'héritiers passionnés et parfois peu soucieux des faits historiques : « De nos jours, des logiques de postures victimaires l'emportent dans la société sur les recherches de responsabilités étatiques ou personnelles »... et sur la recherche d'une véracité factuelle. La « postcolonialité » Le concept de postcolonialité, utilisé par des chercheurs, historiens et sociologues dans plusieurs pays (notamment en Angleterre et aux Etats-Unis), permet de cerner tout ce qui dans la société et le monde contemporains relève d'héritages ou de remodelages des passés coloniaux. C'est sans doute sur ce point que l'ouvrage est le plus intéressant et novateur, en proposant l'ouverture de nombreuses pistes passionnantes, dans des articles nécessairement frustrants car trop courts pour permettre d'envisager globalement les approches proposées. « Décoloniser sans s'autodécoloniser ». L'expression est d'Achille Mbembe et traduit l'idée d'une persistance de représentations, de réflexes ou de politiques issus du temps des colonies : problème identitaire, représentation politique des minorités en France, néo-colonialisme, francophonie... Autant d'héritages plus ou moins directs ici décortiqués, comme celui de l'immigration coloniale et postcoloniale (venant de l'ex-Empire et de ses « marges » - Turquie, Arménie, Chine, etc), que Pascal Blanchard préconise de distinguer des vagues d'immigration « occidentale », car ne pas le reconnaître serait une manière d'éviter de penser le lien entre colonisation et immigration, l'héritage porté par les enfants d'immigrés étant différent en raison de la différence de statut de leurs parents dans l'histoire. Quelque peu à part, l'un des articles les plus intéressants et troublants est sans doute celui de Rony Brauman, exprésident de Médecins sans frontières, qui réfléchit à l'action humanitaire en ce qu'elle présente des similitudes et des héritages forts avec la « mission civilisatrice » coloniale française... Enfin, les travaux sur des faits tout à fait contemporains permettent de soulever la pertinence du concept de fracture coloniale, autour de l'analyse de « la banlieue comme théâtre colonial » (idée que semblent corroborer certaines décisions prises pendant les émeutes de novembre 2005) ou de « la construction médiatique de la figure de l' "arabe" » (« L'ennemi intérieur »). Cette dernière, se basant sur une étude de la presse écrite et du journal télévisé de 20 heures, fait ressortir la perversité de la distinction médiatique et politique - rappelant celle opérée autrefois parmi les « indigènes » - entre l'ami et l'ennemi, le bon et le mauvais arabe, ou encore le bon et le mauvais musulman, autour de couples antithétiques généralisateurs et surtout exclusifs de tout autre « profil » : « préfet musulman » et Fadela Amara contre femmes voilées, Zinedine Zidane contre Khaled Kelkal et les « sauvageons », etc... Il ne convient pas ici de résumer les nombreuses analyses proposées par l'ouvrage, parfois poussées de manière importante. Signalons simplement en conclusion que la notion de fracture coloniale, au terme de la lecture des articles, n'apparaît pas comme un pédant concept de chercheurs, ni comme un simple mot d'ordre aux contours vagues. Elle est au contraire largement opérante et pourrait avoir des conséquences importantes si elle était prise en compte tant dans les recherches universitaires que dans les politiques intérieures et internationales (en ne faisant cependant pas de l'histoire coloniale une grille de lecture absolue). Le bouillonnement actuel autour de l'histoire coloniale peut nous faire espérer un tel changement qui serait salutaire, tout en se prémunissant contre des instrumentalisations politiques parfois peu louables ou naïves. « Je déchirerai le rire banania sur tous les murs de France », disait Senghor. Une conclusion s'impose après la lecture de ce passionnant ouvrage : le travail reste à faire. Source : site des Editions La Découverte, www.editionsladecouverte.fr/, le 05/09/06 à 17h 05 site A contre Sens, www.acontresens.org, le 05/09/06 17h 08 7 LE POINT DE VUE DE SCIENCES HUMAINES Sciences Humaines in Dossier "La pensée éclatée"- janvier 2006 ESCLAVAGE, COLONISATION... UN PASSE QUI NE SE PENSE PAS Par Martine Fournier Longtemps oubliée des historiens, l'histoire des colonisations et de l'immigration fait aujourd'hui l'objet d'une forte demande sociale et de travaux prolifiques. Le retour du refoulé est toujours une expérience douloureuse... Qui pourrait dire aujourd'hui que l'histoire de l'esclavage, et celle de la colonisation et des décolonisations, ne sont pas devenues une préoccupation centrale pour nombre d'historiens ? Dans les pays anglo-saxons, les postcolonial studies sont en pleine expansion.En France, depuis quelques années, les publications se multiplient: Livre noir du colonialisme (Marc Ferro), Coloniser exterminer (Olivier le Cour Grandmaison), Fracture coloniale (Pascal Blanchard, Nicolas Bancel et Sandrine Lemaire)... pour n'en citer que quelques-uns.... Sciences Humaines Novembre 2005 UN PASSE COLONIAL QUI NE PASSE PAS Pascal Blanchard, Nicolas Bancel et Sandrine Lemaire (dir.), La Découverte, 2005 La France est aujourd'hui traversée par une « fracture coloniale ». Telle est la thèse forte de cet ouvrage collectif qui examine les enjeux de mémoire posés par la colonisation et ses conséquences sur la société française actuelle. L'occasion d'éclairer le débat public qui fait rage aujourd'hui. Longtemps mis entre parenthèses, le passé colonial français revient en force sur le devant de la scène. Deux France aujourd'hui s'opposent : celle qui entend faire valoir l'?uvre positive dans les colonies et celle qui, au contraire, revient sur les sombres heures de la colonisation et montre les prolongements de celle-ci aujourd'hui encore, notamment pour les Français descendants des immigrés postcoloniaux. La première est notamment à l'origine de la loi du 23 février 2005 dont l'article 4 affirme que « les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer ». La seconde a fait son entrée médiatique avec le fracassant appel des « Indigènes de la République » qui dénonce les discriminations dont font l'objet ceux qui sont issus des ex-colonies. L'unité de la République serait-elle menacée par une « fracture coloniale » ? L'expression est forte, inquiétante mais assumée par Pascal Blanchard, Nicolas Bancel et Sandrine Lemaire, tous trois historiens spécialistes de l'histoire coloniale, qui ont dirigé cet ouvrage collectif. L'entreprise est impressionnante : pas moins de 23 contributions, provenant de chercheurs de tous horizons, sont réunies ici. Toutes mettent en évidence l'ampleur du problème. Et s'il y a fracture coloniale, c'est d'abord parce qu'il y a fracture de mémoires. C'est pourquoi il est temps, selon les auteurs, de revenir sur ce « passé qui ne passe pas » et d'en comprendre les prolongements contemporains. Car la France sur ce terrain a du retard. Depuis longtemps, les autres métropoles se sont attelées à ce travail et les « postcolonial studies » prospèrent dans la littérature en langue anglaise. Or comme le montre N. Bancel dans l'esquisse historiographique qu'il propose, la reconnaissance de l'histoire coloniale (et postcoloniale) est encore faible en France, sans doute parce qu'on redoute ainsi de menacer l'unité de la nation et de la République, dont les valeurs seraient prises en défaut. En ce sens, l'ouvrage fait également figure de manifeste en appelant à développer les recherches sur ce sujet épineux, car il y aurait « nécessité scientifique immédiate ». Revenant dans un entretien sur cette mémoire nationale oublieuse du passé colonial, l'historien Marc Ferro estime pour sa part qu'il y a eu une autocensure des citoyens. Jusqu'à la fin des années 1960, il y avait un consensus colonial : « Nous sommes aujourd'hui dans une autre conjoncture, où l'idéologie des droits de l'homme a supplanté l'idéologie de l'Etat-nation », estime-t-il. L'étude menée à Toulouse sur la mémoire coloniale que présentent P. Blanchard, N. Bancel et S. Lemaire est instructive. S'appuyant sur une enquête par questionnaire réalisée auprès de 400 personnes et 68 entretiens individuels, elle confirme la faible connaissance qu'a la population de l'histoire coloniale, souvent réduite à la guerre d'Algérie. Mais elle révèle une forte demande sociale émanant tant des « Français de souche » que des enquêtés « issus de l'immigration ». Et l'urgence est d'autant plus forte que cette enquête se ferait l'écho d'« une inquiétante tendance à l'"ethnicisation des rapports sociaux" fondée sur la persistance de représentations d'origine coloniale ». 8 S. Lemaire pour sa part analyse la manière dont l'école traite la colonisation et la décolonisation. Mises entre parenthèses entre 1960 et 1980, ces deux questions sont depuis à nouveau abordées par les manuels, mais de manière périphérique. L'école, face aux frustrations des élèves issus des ex-colonies, se doit d'apporter des repères, car « c'est effectivement ce sentiment d'absence d'un traitement précis de la colonisation et de l'immigration qui entraîne parfois, chez ceux qui le ressentent, une radicalisation de leurs discours : ils se tournent alors vers une histoire reconstruite à partir des carences de l'enseignement, nourrissant la "fracture ressentie" et l'exclusion réciproque ». La compréhension de l'immigration à travers l'héritage colonial constitue l'un des centres de gravité du livre. Comment ignorer le lien entre colonisation et immigration lorsque la grande majorité des immigrants proviennent des pays autrefois colonisés par la France ? La continuité s'inscrit même dans les murs : le palais des Colonies, construit dans le cadre de l'exposition coloniale internationale de 1931, ex-musée permanent des Colonies, ex-musée de la France d'outre-mer, ex-musée des Arts africains et océaniens, est appelé à devenir la Cité nationale de l'histoire de l'immigration. Le sociologue Michel Wieviorka évoque quant à lui la crise du modèle français d'intégration depuis les années 1970, au moment où l'immigration en provenance des excolonies du Maghreb n'est plus seulement une immigration de travail mais une immigration de peuplement. Victimes de discrimination, disqualifiées, mises à l'écart dans des cités qui ressemblent à des ghettos, ces populations sont trop souvent exclues alors qu'elles souhaiteraient trouver leur place. Du point de vue culturel également, elles se heurtent à de nombreuses résistances et posent la question dérangeante du multiculturalisme. Le sociologue Ahmed Boubeker constate également la faillite du « creuset français » : « Sortir du regard de l'autre, envisager des modes d'existence individuels et collectifs et oeuvrer à la reconnaissance d'une communauté d'expériences dans une société plurielle, tel serait l'enjeu ! » Plus surprenante, l'appréhension par le sociologue Didier Lapeyronnie de la banlieue comme un « théâtre colonial ». Reléguées dans des ghettos, les populations issues de l'immigration se vivent selon lui comme des « colonisées » même s'il n'y a pas colonisation. Car le sentiment de discrimination et de ségrégation, l'imposition de regards dominants négatifs, les discours moralisateurs ou infantilisants renvoient à un vécu proche de ceux qui furent victimes du système colonial. « Comme des "colonisés", les habitants des "quartiers sensibles" ont d'abord le sentiment de ne pas avoir d'existence politique, de ne pas être considérés comme des citoyens ou d'être des citoyens de seconde zone. » Impossible de faire le tour d'un ouvrage collectif si riche, qui explore tant les « enjeux de mémoire » de la colonisation que ses retentissements aujourd'hui. Mentionnons l'historien Benjamin Stora, qui montre comment la mémoire de la guerre d'Algérie tend à occulter la réalité qui lui donne sens, à savoir la colonisation. Françoise Vergès revient pour sa part sur l'outre-mer, ces terres rattachées à la République française mais qui « restent en dehors du récit national, des grands débats, et même très souvent de l'information ». Elle explique pourquoi Antillais, Guyannais, Réunionnais revendiquent un devoir de mémoire de l'esclavage qu'il juge insuffisant : « L'impact actuel de l'esclavage dans les sociétés d'outre-mer est multiple : foncier fortement inégalitaire, importance de la "couleur", rapport conflictuel au travail manuel, faible diversification de l'industrie, honte et ressentiment ; mais aussi une langue et une culture créoles, une tradition orale vivante, archive d'une histoire oubliée par les savants. L'esclavage pèse encore à cause du silence qui l'entoure. » François Gèze, directeur des éditions La Découverte qui ont accueilli ce recueil, s'attache à lire quant à lui l'héritage colonial dans la politique étrangère de la France. Cette dernière n'a pas renoncé à son « pré carré africain » : soutien aux potentats africains les plus infréquentables, mais aussi ingérence dans la guerre civile qui secoua l'Algérie (d'où les attentats à Paris de 1995 par des groupes islamistes), ou rôle dramatique de la France dans le génocide rwandais, autant de gestes politiques qui ne prennent sens que mis en continuité avec le passé colonial. Non, la page coloniale de la France n'a pas été tournée en 1962 avec la fin de la guerre d'Algérie. Au risque de frustrer parfois le lecteur, l'ouvrage ouvre donc de nombreuses et passionnantes perspectives. Le pari annoncé est en tout cas tenu, car démonstration est faite de l'importance de ces recherches et de l'éclairage déterminant qu'elles apportent aux crises ? trop souvent décontextualisées ? que traverse la société française. « Le temps des colonies » n'est plus, mais celui de la postcolonie est loin d'avoir pris fin. Pascal Blanchard, Nicolas Bancel, Sandrine Lemaire Pascal Blanchard est historien et chercheur associé au CNRS de Marseille. Nicolas Bancel est professeur d'histoire à l'université Strasbourg-II-Marc-Bloch. Sandrine Lemaire est enseignante en histoire. 9 Ils ont notamment publié ensemble Culture coloniale (Autrement, 2003) et Culture impériale (Autrement, 2004), et, avec Gilles Boëtsch et Éric Deroo, Zoos humains. Au temps des exhibitions humaines (La Découverte, coll. « Poches », 2004.) Catherine Halpern 10 LE MONDE DIPLOMATIQUE DES EXHIBITIONS RACISTES QUI FASCINAIENT LES EUROPÉENS Ces zoos humains de la République coloniale Comment cela a-t-il été possible ? Les Européens sont-ils capables de prendre la mesure de ce que révèlent les « zoos humains » de leur culture, de leurs mentalités, de leur inconscient et de leur psychisme collectif ? Double question alors que s’ouvre enfin, à Paris, au c ur du temple des arts - le Louvre -, la première grande exposition sur les arts premiers. Nicolas Bancel Maître de conférences à l’université Paris-XI - Orsay (Upres EA 1609/Cress). Pascal Blanchard Chercheur associé au CNRS et directeur de l’agence de communication historique Les Bâtisseurs de mémoire. Sandrine Lemaire Agrégée et enseignante, docteur en histoire de l’Institut universitaire européen de Florence et codirectrice avec Pascal Blanchard et Nicolas Bancel de La Fracture coloniale, La Découverte, Paris, 2005. Les zoos humains, expositions ethnologiques ou villages nègres restent des sujets complexes à aborder pour des pays qui mettent en exergue l’égalité de tous les êtres humains. De fait, ces zoos, où des individus « exotiques » mêlés à des bêtes sauvages étaient montrés en spectacle derrière des grilles ou des enclos à un public avide de distraction, constituent la preuve la plus évidente du décalage existant entre discours et pratique au temps de l’édification des empires coloniaux. « Cannibales australiens mâles et femelles. La seule et unique colonie de cette race sauvage, étrange, défigurée et la plus brutale jamais attirée de l’intérieur des contrées sauvages. Le plus bas ordre de l’humanité (1). » L’idée de promouvoir un spectacle zoologique mettant en scène des populations exotiques apparaît en parallèle dans plusieurs pays européens au cours des années 1870. En Allemagne, tout d’abord, où, dès 1874, Karl Hagenbeck, revendeur d’animaux sauvages et futur promoteur des principaux zoos européens, décide d’exhiber des Samoa et des Lapons comme populations « purement naturelles » auprès des visiteurs avides de « sensations ». Le succès de ces premières exhibitions le conduit, dès 1876, à envoyer un de ses collaborateurs au Soudan égyptien dans le but de ramener des animaux ainsi que des Nubiens pour renouveler l’« attraction ». Ces derniers connurent un succès immédiat dans toute l’Europe, puisqu’ils furent présentés successivement dans diverses capitales comme Paris, Londres ou Berlin. Un million d’entrées payantes Une telle réussite a, sans aucun doute, influencé Geoffroy de Saint-Hilaire, directeur du Jardin d’acclimatation, qui cherchait des attractions à même de redresser la situation financière délicate de l’établissement. Il décide d’organiser, en 1877, deux « spectacles ethnologiques », en présentant des Nubiens et des Esquimaux aux Parisiens. Le succès est foudroyant. La fréquentation du Jardin double et atteint, cette année-là, le million d’entrées payantes... Les Parisiens accourent pour découvrir ce que la grande presse qualifie alors de « bande d’animaux exotiques, accompagnés par des individus non moins singuliers ». Entre 1877 et 1912, une trentaine d’« exhibitions ethnologiques » de ce type seront ainsi produites au Jardin zoologique d’acclimatation, à Paris, avec un constant succès. De nombreux autres lieux vont rapidement présenter de tels « spectacles » ou les adapter à des fins plus « politiques », à l’image des Expositions universelles parisiennes de 1878, de 1889 (dont le « clou » était la tour Eiffel) - un « village nègre » et 400 figurants « indigènes » en constituaient l’une des attractions majeures - et celle de 1900, avec ses 50 millions de visiteurs et le célèbre Diorama « vivant » sur Madagascar, ou, plus tard, les Expositions coloniales, à Marseille en 1906 et 1922, mais aussi à Paris en 1907 et 1931. Des établissements se spécialisent dans le « ludique », comme les représentations programmées au Champ-deMars, aux Folies-Bergère ou à Magic City ; et dans la reconstitution coloniale, avec, par exemple, au Théâtre de la Porte-Saint-Martin, la reconstitution de la défaite des Dahoméens de Behanzin devant l’armée française... 11 Pour répondre à une demande plus « commerciale » et à l’appel de la province, les foires et expositions régionales deviennent très vite les lieux de promotion par excellence de ces exhibitions. C’est dans cette dynamique que se structurent, très rapidement, les « troupes » itinérantes - passant d’une exposition à une foire régionale - et que se popularisent les célèbres « villages noirs » (ou « villages sénégalais »), comme lors de l’exposition de Lyon en 1894. Il n’est dès lors pas une ville, pas une exposition et pas un Français qui ne découvrent, à l’occasion d’un après-midi ensoleillé, une reconstitution « à l’identique » de ces contrées sauvages, peuplées d’hommes et d’animaux exotiques, entre un concours agricole, la messe dominicale et la promenade sur le lac. C’est alors par millions que les Français, de 1877 au début des années 30, vont à la rencontre de l’Autre. Un « autre » mis en scène et en cage. Qu’il soit peuple « étrange » venu de tous les coins du monde ou indigène de l’Empire, il constitue, pour la grande majorité des métropolitains, le premier contact avec l’altérité. L’impact social de ces spectacles dans la construction de l’image de l’Autre est immense. D’autant qu’ils se combinent alors avec une propagande coloniale omniprésente (par l’image et par le texte) qui imprègne profondément l’imaginaire des Français. Pourtant, ces zoos humains demeurent absents de la mémoire collective. L’apparition, puis l’essor et l’engouement pour les zoos humains résultent de l’articulation de trois phénomènes concomitants : d’abord, la construction d’un imaginaire social sur l’autre (colonisé ou non) ; ensuite, la théorisation scientifique de la « hiérarchie des races » dans le sillage des avancées de l’anthropologie physique ; et, enfin, l’édification d’un empire colonial alors en pleine construction. Bien avant la grande expansion coloniale de la IIIe République des années 1870-1910, qui s’achève par le tracé définitif des frontières de l’Empire outre-mer, s’affirme, en métropole, une passion pour l’exotisme et, en même temps, se construit un discours sur les « races » dites inférieures au croisement de plusieurs sciences. Certes, la construction de l’identité de toute civilisation se bâtit toujours sur des représentations de l’autre qui permettent par effet de miroir - d’élaborer une autoreprésentation, de se situer dans le monde. En ce qui concerne l’Occident, on peut déceler les premières manifestations de cela dans l’Antiquité (la catégorisation du « barbare », du « métèque » et du citoyen), idée à nouveau portée par l’Europe des croisades, puis lors de la première phase d’explorations et de conquêtes coloniales des XVIe et XVIIe siècles. Mais, jusqu’au XIXe siècle, ces représentations de l’altérité ne sont qu’incidentes, pas forcément négatives et ne semblent pas pénétrer profondément dans le corps social. Avec l’établissement des empires coloniaux, la puissance des représentations de l’autre s’impose dans un contexte politique fort différent et dans un mouvement d’expansion historique d’une ampleur inédite. Le tournant fondamental reste la colonisation, car elle impose la nécessité de dominer l’autre, de le domestiquer et donc de le représenter. Aux images ambivalentes du « sauvage », marquées par une altérité négative mais aussi par les réminiscences du mythe du « bon sauvage » rousseauiste, se substitue une vision nettement stigmatisante des populations « exotiques ». La mécanique coloniale d’infériorisation de l’indigène par l’image se met alors en marche, et, dans une telle conquête des imaginaires européens, les zoos humains constituent sans aucun doute le rouage le plus vicié de la construction des préjugés sur les populations colonisées. La preuve est là, sous nos yeux : ils sont des sauvages, vivent comme des sauvages et pensent comme des sauvages. Ironie de l’histoire, ces troupes d’indigènes qui traversaient l’Europe (et même l’Atlantique) restaient bien souvent dix ou quinze ans hors de leurs pays d’origine et acceptaient cette mise en scène... contre rémunération. Tel est l’envers du décor de la sauvagerie mise au zoo, pour les organisateurs de ces exhibitions : le sauvage, au tournant du siècle, demande un salaire (2) ! En parallèle, un racisme populaire se déploie dans la grande presse et dans l’opinion publique, comme toile de fond de la conquête coloniale. Tous les grands médias, des journaux illustrés les plus populaires - comme Le Petit Parisien ou Le Petit Journal - aux publications à caractère « scientifique » - à l’image de La Nature ou La Science amusante -, en passant par les revues de voyages et d’exploration - comme Le Tour du monde ou le Journal des voyages -, présentent les populations exotiques - et tout particulièrement celles soumises à la conquête - comme des vestiges des premiers états de l’humanité. Le vocabulaire de stigmatisation de la sauvagerie - bestialité, goût du sang, fétichisme obscurantiste, bêtise atavique - est renforcé par une production iconographique d’une violence inouïe, accréditant l’idée d’une soushumanité stagnante, humanité des confins coloniaux, à la frontière de l’humanité et de l’animalité (3). La race blanche naturellement supérieure 12 Simultanément, l’infériorisation des « exo tiques » est confortée par la triple articulation du positivisme, de l’évolutionnisme et du racisme. Les membres de la société d’anthropologie - créée en 1859, à la même date que le Jardin d’acclimatation de Paris - se sont rendus plusieurs fois à ces exhibitions grand public pour effectuer leurs recherches orientées vers l’anthropologie physique. Cette science obsédée par les différences entre les peuples et l’établissement de hiérarchies donnait à la notion de « race » un caractère prédominant dans les schémas d’explication de la diversité humaine. On assiste, à travers les zoos humains, à la mise en scène de la construction d’une classification en « races » humaines et de l’élaboration d’une échelle unilinéaire permettant de les hiérarchiser du haut en bas de l’échelle évolutionniste. Ainsi, le comte Joseph Arthur de Gobineau, par son Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855), avait établi l’inégalité originelle des races en créant une typologie sur des critères de hiérarchisation largement subjectifs comme « beauté des formes, force physique et intelligence », consacrant ainsi les notions de « races supérieures » et « races inférieures ». Comme beaucoup d’autres, il postule alors la supériorité originelle de la « race blanche », qui possède, selon lui, le monopole de ces trois données et sert alors de norme lui permettant de classer le Noir dans une infériorité irrémédiable au plus bas de l’échelle de l’humanité et les autres « races » comme intermédiaires. Une telle classification se retrouve dans les programmations parisiennes des zoos humains et conditionne largement l’idéologie sous-jacente de ces spectacles. Lorsque les Cosaques sont, par exemple, invités au Jardin zoologique d’acclimatation, l’ambassade de Russie insiste pour qu’ils ne soient pas confondus avec les « nègres » venus d’Afrique, et, lorsque Buffalo Bill arrive avec sa « troupe », il trouve sans conteste sa place au Jardin grâce à la présence d’« Indiens » dans son spectacle ! Enfin, quand les lilliputiens sont présentés au public, ils entrent sans aucun problème dans la même terminologie de la différence, de la monstruosité et de la bestialité que les populations exotiques ! Du darwinisme social au colonialisme Le darwinisme social, vulgarisé et réinterprété par un Gustave Le Bon ou un Vacher de Lapouge au tournant du siècle, trouve sa traduction visuelle de distinction entre « races primitives » et « races civilisées » dans ces exhibitions à caractère ethnologique. Ces penseurs de l’inégalitarisme découvrent, à travers les zoos humains, un fabuleux réservoir de spécimens jusqu’alors impensable en métropole. L’anthropologie physique, comme l’anthropométrie naissante, qui constitue alors une grammaire des « caractères somatiques » des groupes raciaux - systématisé dès 1867 par la Société d’anthropologie avec la création d’un laboratoire de craniométrie -, puis le développement de la phrénologie, légitiment le développement de ces exhibitions. Elles incitent les scientifiques à soutenir activement ces programmations, pour trois raisons pragmatiques : une mise à disposition pratique d’un « matériel » humain exceptionnel (variété, nombre et renouvellement des spécimens...) ; un intérêt du grand public pour leurs recherches, et donc une possibilité de promouvoir leurs travaux dans la grande presse ; enfin, la démonstration la plus probante du bienfondé des énoncés racistes par la présence physique de ces « sauvages ». Les civilisations extra-européennes, dans cette perception linéaire de l’évolution socioculturelle et cette mise en scène de proximité avec le monde animalier, sont considérées comme attardées, mais civilisables, donc colonisables. Ainsi, la boucle est bouclée. La cohérence de tels spectacles devient une évidence scientifique, en même temps qu’une parfaite démonstration des théories naissantes sur la hiérarchie des races et une parfaite illustration in situ de la mission civilisatrice alors en marche outre-mer. Scientifiques, membres du lobby colonial ou organisateurs de spectacles y trouvent leur compte. La mise en pratique des fondements anthropologiques « darwiniens » de la science politique, illustrée et popularisée par de telles exhibitions, va très vite donner une résonance au projet « eugéniste » de Georges Vacher de Lapouge et consorts, dont le programme consistait en l’amélioration des qualités héréditaires de telle ou telle population au moyen d’une sélection systématique et volontaire. Très significativement, les exhibitions de « monstres » (nains ou lilliputiens comme au Jardin zoologique d’acclimatation en 1909, bossus ou géants dans les nombreuses fêtes foraines itinérantes, macrocéphales ou « nègres » albinos comme en 1912 à Paris) connaissent au tournant du siècle une très forte popularité, qui accompagne et interpénètre le succès foudroyant des zoos humains. Sans doute eugénisme, darwinisme social et hiérarchie raciale se répondent-ils dialectiquement. Sans doute participent-ils d’une même angoisse devant l’altérité, angoisse qui trouve alors son exutoire dans une rationalisation inégalitaire des « races », dans une stigmatisation commune du « taré » et de l’« indigène ». 13 Les « zoos humains » se trouvent ainsi au confluent d’un racisme populaire et de l’objectivation scientifique de la hiérarchie raciale, tous deux portés par l’expansion coloniale. Remarquable indice de cette confluence, les « exhibitions ethnologiques » du Jardin zoologique d’acclimatation sont légitimées, comme nous l’avons vu, par la Société d’anthropologie et par la quasi-totalité de la communauté scientifique française. Même si, entre 1890 et 1900, la Société d’anthropologie devient nettement plus circonspecte quant au caractère « scientifique » de tels spectacles, elle ne peut qu’apprécier cet afflux de populations qui lui permettent d’approfondir ses recherches sur la diversité des « espèces ». La rupture va naître finalement de l’importance croissante donnée à ces divertissements appréciés du public, et surtout à leur caractère de plus en plus populaire et théâtral. Il faut dire que ces spectacles - mais aussi les exhibitions au Champ-de-mars et aux Folies-Bergère - se structurent sur une mise en scène de plus en plus élaborée de la « sauvagerie » : accoutrement baroque, danses frénétiques, simulation de « combats sanguinaires » ou de « rites canni bales », insistance des programmes publicitaires sur la « cruauté », la « barbarie » et les « coutumes inhumaines » (sacrifices humains, scarifications...). Entre « eux » et « nous », une barriére infranchissable Tout converge pour qu’entre 1890 et la première guerre mondiale une image particulièrement sanguinaire du sauvage s’impose. Ces « spectacles » - construits sans aucun souci de vérité ethnologique, est-il besoin de le préciser - renvoient, développent, actualisent et légitiment les stéréotypes racistes les plus malsains qui forment l’imaginaire sur l’« autre » au moment de la conquête coloniale. Effectivement, il est essentiel de souligner que la « fourniture de ces indigènes » suit étroitement les conquêtes de la République outre-mer, recevait l’accord (et le soutien) de l’administration coloniale et contribuait à soutenir explicitement l’entreprise coloniale de la France. Ainsi, des Touaregs furent exhibés à Paris durant les mois suivant la conquête française de Tombouctou en 1894 ; de même, des Malgaches apparurent une année après l’occupation de Madagascar ; enfin, le succès des célèbres amazones du royaume d’Abomey fait suite à la très médiatique défaite de Behanzin devant l’armée française au Dahomey. La volonté de dégrader, d’humilier, d’animaliser l’autre - mais aussi de glorifier la France outre-mer à travers un ultranationalisme à son apogée depuis la défaite de 1870 - est ici pleinement assumée et relayée par la grande presse, qui montre, face aux colonisateurs, des « indigènes » déchaînés, cruels, aveuglés de fétichisme et assoiffés de sang. Les différentes populations exotiques tendent ainsi à être toutes montrées sous ce jour peu flatteur : il y a un phénomène d’uniformisation par la caricature de l’ensemble des « races » présentées, qui tend à les rendre presque indistinctes. Entre « eux » et « nous », une barrière infranchissable est désormais dressée. Attractifs, les « sauvages » amenés en Occident le sont sans aucun doute, mais ils suscitent un sentiment de crainte. Leurs actions et leurs mouvements doivent être strictement contrôlés. Ils sont présentés comme absolument différents, et la mise en scène européenne les oblige à se conduire comme tels, puisqu’il leur est interdit de manifester tout signe d’assimilation, d’occidentalisation aussi longtemps qu’ils sont montrés. Ainsi, dans la plupart des manifestations, il est impensable qu’ils se mélangent avec les visiteurs. Grimés selon les stéréotypes en vigueur, leur accoutrement est conçu pour être le plus singulier possible. Les exhibés doivent en outre rester à l’intérieur d’une partie précisément circonscrite de l’espace de l’exposition (sous peine d’amende retenue sur leur maigre solde), marquant la frontière intangible entre leur monde et celui des citoyens qui les visitent, les inspectent. Une frontière délimite scrupuleusement la sauvagerie et la civilisation, la nature et la culture. Quand le corps du « sauvage » fascine Le plus frappant dans cette brutale animalisation de l’autre est la réaction du public. Au cours de ces années d’exhibitions quotidiennes, fort peu de journalistes, d’hommes politiques ou de scientifiques s’émeuvent des conditions sanitaires et de parcage - souvent catastrophiques - des « indigènes » ; sans même parler des nombreux décès de populations comme lors de la présence des Indiens Kaliña (Galibi) en 1892, à Paris (4), peu habituées au climat français. Quelques récits soulignent néanmoins l’effroi devant de tels spectacles. Au coeur de ceux-ci, l’attitude du public n’est pas le sujet le moins choquant : nombre de visiteurs jettent nourriture ou babioles aux groupes exposés, commentent les physionomies en les comparant aux primates (reprenant en cela l’une des antiennes de l’anthropologie physique, avide de débusquer les « caractères simiesques » des indigènes), ou rient franchement à la vision d’une Africaine malade et tremblante dans sa case. Ces descriptions - certes lacunaires - démontrent assez le succès de la « racialisation latente des esprits » chez les contemporains. Dans un tel contexte, l’Empire pouvait se déployer en toute bonne conscience et instituer en son sein l’inégalité juridique, politique et économique entre Européens et « indigènes », sur fond de racisme endémique, puisque la preuve était donnée en métropole que là-bas il n’y avait que des sauvages juste sortis des ténèbres. 14 Les zoos humains ne nous révèlent évidemment rien sur les « populations exotiques ». En revanche, ils sont un extraordinaire instrument d’analyse des mentalités de la fin du XIXe siècle jusqu’aux années 30. En effet, par essence, zoos, expositions et jardins avaient pour vocation de montrer le rare, le curieux, l’étrange, toutes expressions du non-habituel et du différent, par opposition à une construction rationnelle du monde élaborée selon des standards européens (5). Ces mascarades furieuses ne sont-elles pas finalement l’image renversée de la férocité - bien réelle celle-là - de la conquête coloniale elle-même ? N’y a-t-il pas la volonté - délibérée ou inconsciente - de légitimer la brutalité des conquérants en animalisant les conquis ? Dans cette animalisation, la transgression des valeurs et des normes de ce qui constitue, pour l’Europe, la civilisation est un élément moteur. Dans le domaine du sacré, la norme sexuelle est bien évidemment première. La polygamie touche ainsi l’un des fondements socio-religieux de la famille chrétienne. Le fait que les zoos humains accueillent des familles entières - avec les différentes épouses du chef de famille - est significatif. On vient contempler au mieux une incompréhensible bizarrerie, au pis la manifestation d’une lubricité animale. Avec, dans le regard, une interrogation en suspens, le désir inassouvi d’un fantasme qui, en Occident même, est le revers de l’interdit. Le thème de la sexualité est particulièrement développé. Pour les « Noirs », le mythe d’une sexualité bestiale, plurielle, prend corps. Dans ce mythe, dans lequel entrent des considérations physiques (une grande vitalité, de même que des organes génitaux - chez l’homme et chez la femme - que l’on considère comme surdéveloppés), se cristallise cette ambivalence fascinée pour des êtres à la frontière de l’animalité et de l’humanité. Cette vitalité sexuelle renvoie elle-même à une vitalité corporelle d’ensemble - visible par exemple dans nombre de gravures des grands journaux illustrés de l’époque évoquant le combat vigoureux de « tribus » presque nues face aux troupes coloniales -, provoquant une fascination pour le corps du « sauvage ». Cette fascination est le produit de l’inquiétude, vive à la fin du XIXe siècle, de la « dégénérescence biologique » de l’Occident (6). Après la conquête, la « mission civilisatrice » Dans le registre de la transgression du sacré, la récurrence du thème de l’anthropophagie est révélatrice. Alors qu’on ne sait à peu près rien à la fin du XIXe siècle d’une pratique sociale fortement ritualisée et de toute manière extrêmement limitée en Afrique subsaharienne, les images de « sauvages anthropophages » envahissent tous les médias et sont l’un des arguments les plus vendeurs des zoos humains (jusqu’à l’Exposition coloniale internationale de 1931 et la présence périphérique des Kanaks) (7). Le cannibalisme rompt en effet un tabou majeur : le rapprochement avec le monde animal s’impose d’évidence. Les mises en scène très évocatrices à ce sujet dans les exhibitions ou dans le cadre de salles de spectacles révèlent la puissance du thème. A partir de l’exposition universelle de 1889 jusqu’à la fin de l’entre-deux-guerres, les expositions vont se mul tiplier, et tout particulièrement les expositions coloniales. Dans la quasi-totalité d’entre elles, un « village nègre », « indochinois », « arabe » ou « kanak » est proposé à la curiosité des visiteurs. Simultanément, ces villages « nègres », puis « noirs » ou « sénégalais » - signe d’une évolution sémantique fort inté ressante au lendemain de la Grande Guerre -, deviennent des attractions autonomes, itinérantes et parfaitement instrumentalisées en province, mais aussi dans toute l’Europe ou aux Etats-Unis. Les présentations se sont succédé, année après année, à travers quatre ou cinq « troupes » distinctes sillonnant les grandes expositions régionales, comme Amiens, Angers, Nantes, Reims, Le Mans, Nice, Clermont-Ferrand, Lyon, Lille, Nogent, Orléans... et les grandes villes (et zoos) européens comme Hambourg, Anvers, Barcelone, Londres, Berlin ou Milan, autant de lieux où ont afflué 200 000 à 300 000 visiteurs par exhibition. Les mises en scène sont ici beaucoup plus « ethnographiques », et les « villages » ressemblent à des décors de carton-pâte dignes des productions hollywoodiennes de l’époque sur l’« Afrique mystérieuse (8) ». On admire les productions locales et l’« artisanat » commercialisé (sans doute l’un des tout premiers « arts nègres » destinés au grand public !), des formes particulières d’organisation sociale sont progressivement reconnues, quand bien même elles sont généralement montrées comme les traces d’un passé que la coloni sation doit impérativement abolir. Les reconstitutions fantaisistes de « danses indi gènes » ou les épisodes historiques fameux s’espacent et s’estompent. Une autre conjoncture se dessine : le « sauvage » (re)devient doux, coopératif, à l’image à vrai dire d’un Empire qu’on veut faire croire définitivement pacifié à la veille de la première guerre mondiale. A cette époque, les limites territoriales de l’Empire sont en effet tracées. A la conquête succède la « mission civilisatrice », discours dont les expositions coloniales se feront les ardents défenseurs. Au militaire succède l’administrateur. Sous l’influence « bénéfique » de la France des Lumières, de la République colonisatrice, les « indigènes » sont 15 replacés au bas de l’échelle des civilisations, alors que la thématique proprement raciale tend à s’effacer. Les villages nègres remplacent les zoos humains. L’indigène reste un inférieur, certes, mais il est « docilisé », domestiqué, et on découvre chez lui des potentialités d’évolution qui justifient la geste impériale. Cette nouvelle perception de l’autre-indigène trouvera sa plus grande intensité lors de l’Exposition coloniale internationale de Vincennes en 1931, qui, étendue sur des centaines d’hectares, est la mutation la plus aboutie du zoo humain sous couvert de mission civilisatrice, de bonne conscience coloniale et d’apostolat républicain. Les zoos humains constituent ainsi un phénomène culturel fondamental - et jusqu’ici totalement occulté - par son ampleur mais aussi parce qu’il permet de comprendre comment se structure le rapport que construit alors la France coloniale, mais aussi l’Europe, à l’autre. De fait, la plupart des archétypes mis en scène par les zoos humains ne dessinent-ils pas la racine d’un inconscient collectif qui prendra au cours du siècle de multiples visages et qu’il est indispensable de déconstruire (9) ? Nicolas Bancel, Pascal Blanchard et Sandrine Lemaire. (1) Plakate, 1880-1914, Historiches Museum, Francfort. (2) Tous les groupes « importés » n’avaient pas un statut exclusif et unique. Les Fuégiens, par exemple, habitants de la Terre de Feu, à l’extrême sud du continent sud-américain, semblent avoir été « transportés » tels des spécimens zoologiques proprement dits ; alors que les gauchos, sorte d’artistes sous contrat, avaient pleinement conscience de la mascarade qu’ils mettaient en scène pour les visiteurs. (3) Nicolas Bancel, Pascal Blanchard et Laurent Gervereau, Images et colonies, Achac-BDIC, Paris, 1993. (4) Gérard Collomb, « La photographie et son double. Les Kaliña et le "droit de regard" de l’Occident », in L’Autre et nous, éd. Syros-Achac, 1995, pp. 151-157. (5) Anne McClintock, Imperial Leather. Race, Gender and Sexuality in the Colonial Contest, Routledge, Londres, 1994. (6) Christian Pociellot et Daniel Denis (dir.), A l’école de l’aventure, PUS, Voiron, 1999. (7) Didier Daeninckx, Cannibale, Gallimard (coll. « Folio »), éd. Verdier, rééd. 1998. (8) Nom d’une troupe itinérante présentée au Jardin zoologique d’acclimatation. (9) Nicolas Bancel et Pascal Blanchard, De l’indigène à l’immigré, Gallimard, coll. « Découvertes », Paris, 1998. Source : site du monde diplomatique, www.monde-diplomatique.fr, le 05/09/06 à 18h02 16 LES IMPASSES DU DÉBAT SUR LA TORTURE EN ALGÉRIE Une histoire coloniale refoulée Alors que depuis une vingtaine d’années le bilan de Vichy a suscité un salutaire débat et une révision profonde des connaissances sur l’époque, le colonialisme reste un impensé de l’histoire de la France. Qu’un théoricien aussi adulé qu’Alexis Tocqueville, auteur de « De la démocratie en Amérique », ait pu se faire l’apôtre des boucheries durant la conquête de l’Algérie tout en restant la référence du « libéralisme politique » en dit long (lire l’article, p. 12). Cette amnésie explique l’impasse dans laquelle risque de se fourvoyer l’actuel débat sur la torture durant la guerre d’Algérie. Car la torture ne fut pas seulement liée à des situations de conflit, mais elle fut consubstantielle de la colonisation (lire, ci-dessous, l’article d’Alain Ruscio), de Madagascar à l’Indochine. Elle exprimait avant tout une réalité du rapport de l’Europe à l’Autre, ainsi que les contradictions insolubles de la France républicaine, porteuse d’un discours d’émancipation universelle mais pratiquant dans les faits une politique de discrimination. Nicolas Bancel Maître de conférences à l’université Paris-XI - Orsay (Upres EA 1609/Cress). Pascal Blanchard Chercheur associé au CNRS et directeur de l’agence de communication historique Les Bâtisseurs de mémoire. Sandrine Lemaire Agrégée et enseignante, docteur en histoire de l’Institut universitaire européen de Florence et codirectrice avec Pascal Blanchard et Nicolas Bancel de La Fracture coloniale, La Découverte, Paris, 2005. UN instant, le débat sur la torture en Algérie a laissé entrevoir la possibilité d’une discussion plus large sur la question coloniale, d’une interrogation sur les conséquences structurelles - et donc actuelles - du refus, sans doute inconscient, de l’introspection historique coloniale (1). La volonté des promoteurs des différents appels contre la torture ou pour la reconnaissance officielle par la France de celle-ci est en tous points louable. Elle part d’une prise de conscience de « l’inacceptable » et tente de faire bouger la société française. L’impact de ces actions n’est pas négligeable : au plus haut de la hiérarchie militaire, des acteurs ont parlé, d’autres témoins ont dit leur souffrance de ne pouvoir transmettre l’inaudible, d’autres encore ont maintenu les positions qui étaient les leurs dans les années 1950 (la torture était justifiée par les nécessités de la guerre, les méthodes de l’adversaire, etc.). Mais l’horreur a été dite, l’aveu proféré. Un soulagement se dessine, celui d’avoir en conscience exploré une page sombre de l’histoire. Cet apaisement est terrible car il semble solder ce qu’aurait pu être un débat plus large. La torture en Algérie est inscrite dans l’acte colonial, elle est l’illustration « normale » d’un système anormal (lire ci-dessous l’article d’Alain Ruscio). Pourquoi alors l’histoire et la mémoire coloniales restent-elles un point aveugle de notre inconscient collectif ? Le débat sur la torture en Algérie revient de manière cyclique : en 1956-1957, quand les effrayants témoignages d’appelés décrivaient la torture et les « corvées de bois » ; en 1980, à l’occasion de la sortie d’un ouvrage, témoignage d’un bourreau ; en 1995, lors du 50e anniversaire du 8 mai 1945 où l’ensemble de la politique française en Algérie a été revisitée... Pourquoi ce débat qui a déjà eu lieu, et qui a déjà été tranché - oui, des Français ont torturé en Algérie -, apparaît-il comme nouveau ? Tant que ne sera pas posé comme principe que la torture n’est pas une « dérive », un aléa d’une guerre (nommée comme telle depuis deux ans seulement), mais l’aboutissement d’une forme généalogiquement déterminée, la forme de domination imposée par la France à l’Algérie (2), on s’interrogera, à chaque génération et avec la même stupeur. Et, à chaque fois, on butera sur le même obstacle : admettre que la torture procède du colonial, c’est ouvrir l’abyme de notre inconscient et faire imploser le mythe républicain qui l’a porté. Et pourtant... pourtant, l’histoire de l’Algérie est une longue litanie de faits - tous aussi « choquants » que la torture pendant la guerre - qui démontre que l’on est face à un système. Certaines configurations historiques sont, encore, inassimilables, inaudibles, car elles nous renvoient à nous-mêmes, aux valeurs qui soudent le « pacte républicain ». Pour bien comprendre cette impossibilité, quelques exemples historiques peuvent être rappelés, qui mettent en perspective les limites du débat actuel. La torture en Algérie est un fait historique, effrayant, de la guerre d’Algérie. Pourtant, des « enfumades » par Pélissier des grottes du Darha en 1844 (lire, page 12, l’article sur Tocqueville) aux émeutes de Sétif, Guelma et Kherrata (3) en 1945 (encadré ci-dessous), les exemples abondent, tous aussi effarants, de la cruauté inouïe de la répression en Algérie. Certes, les historiens savent aussi que cette 17 expérience n’est pas uniquement tissée de ces drames, que beaucoup de personnalités - y compris militaires généreuses, humanistes, furent sincèrement convaincues des bienfaits d’une « colonisation modernisatrice pouvant prendre en compte la culture indigène (4) ». Le cas des bureaux arabes mis en place au milieu du XIXe siècle est un exemple de cette vision réformatrice. Mais ces projets se heurteront tous, d’une part, aux nécessités de la domination - et donc de la coercition des mouvements réformateurs puis nationalistes - et, d’autre part, à la structure sociale de l’Algérie (division socioraciale entre colons et colonisés) et à l’impératif de l’hégémonie des colons sur les Algériens, condition essentielle du maintien de la puissance impériale. C’est en cela que l’Algérie est emblématique des impasses de la réforme coloniale. D’abord le décret Crémieux, qui établit en 1870 la citoyenneté française des juifs d’Algérie. Généreux dans sa démarche - continuum de la Révolution française -, pragmatique dans le cadre de la stratégie coloniale, ce décret révèle, en creux, la condition des musulmans, ne bénéficiant pas des mêmes droits (juridiques et politiques, sans parler de leur prolétarisation au bénéfice des grands propriétaires français), condamnés à l’exclusion en marge de la société, étrangers dans leur propre pays. Ensuite, le projet Blum-Viollette vise, en 1936, à octroyer la citoyenneté française à un peu plus de 20 000 musulmans (sur plusieurs millions !), triés en fonction de leur « assimilation à la mère patrie » (lettrés, négociants, décorés de la première guerre mondiale, etc.), mais sans les obliger à renoncer à la loi musulmane. Ce modeste projet déclenche une levée de boucliers de toute la société coloniale d’origine européenne, qui aboutira dès 1937 à son retrait et à l’élection d’une très large majorité de maires issue de la droite extrême ou ultranationaliste - Parti populaire français (PPF), Parti social français (PSF), nationaux, maurrassiens... - aux consultations électorales suivantes (5). Triomphe de la République, humiliation d’un peuple ENFIN, le 8 mai 1945 (6) est sans doute l’événement qui permet de comprendre le mieux les blocages de la pensée. Le jour de la victoire des forces alliées sur le nazisme, des émeutes éclatent à Sétif, faisant vingt et un morts européens. D’autres soulèvements ont lieu à Guelma, Batna, Biskra et Kherrata les jours suivants, entraînant cent trois autres morts dans la population européenne. La répression qui suit est d’une brutalité ahurissante : 1 500 morts officiellement, sans doute plus réellement entre 6 000 et 8 000. Bien sûr, on ne peut dresser un parallèle entre le colonialisme et le nazisme, mais la contradiction n’en est que renforcée entre une France qui fête la victoire de nations démocratiques sur un Etat génocidaire et son maintien, par des moyens militaires, de la soumission d’une population asservie depuis plus d’un siècle, qui ne réclamait alors, certes de façon violente, que des réformes ne remettant pas en cause la domination coloniale. Le triomphe de la République, unanimement fêté - et à juste titre -, s’accompagne donc du souvenir traumatique d’une effroyable humiliation pour le peuple algérien. La conjonction de ces événements en une même date, extraordinaire analyseur des contradictions entre discours républicain et pratique coloniale, met en abyme ce discours et son maintien coûte que coûte pendant la période des décolonisations, suivi d’un oubli opportun après 1962, oubli qui est la condition de la continuité de ce discours et, donc, de l’identité française. L’Algérie est un concentré, certes inédit, des contradictions du colonial. En effet, alors que dans d’autres parties de l’empire des dynamiques ont pu être mises en oeuvre pour, progressivement, associer des « élites indigènes » acculturées et assurer la transition entre colonialisme, impérialisme et néocolonialisme, en Algérie la présence de plus d’un million de colons représentait une force sociale qui, à chaque fois, s’est opposée à toute évolution. C’est cette structure sociale unique dans l’empire qui a poussé dans toutes leurs conséquences les contradictions. Contradiction entre discours colonial républicain et réalité coloniale d’abord. A l’égalité de principe répond l’inégalité de structure : politiquement, les colons ne votent pas dans les mêmes collèges que les indigènes ; juridiquement, ils ne dépendent pas des mêmes instances ; économiquement, les colons dominent l’ensemble de l’économie monétarisée. Les réformes décisives engagées par de Gaulle en 1958 - suffrage universel, aides économiques massives aux indigènes, etc. - arrivent trop tard, bien après celles engagées en Afrique noire française par exemple, réputée pourtant largement plus « attardée » que l’Algérie. Le discours républicain colonial s’est enferré, en Algérie plus que partout ailleurs, dans l’illusionnisme, la déformation et le mensonge. Et, plus que partout ailleurs, précisément parce c’était la « colonie modèle », le « joyau de l’empire », ces contradictions ont été dévastatrices. « Colonie modèle » précisément parce qu’elle n’est pas une colonie, mais un département français. En cela, le 18 jacobinisme centralisateur s’exercera avec d’autant plus de visibilité qu’il contribue - à l’encontre de tous les principes républicains - à maintenir l’emprise de la métropole et la domi nation des colons. Ensuite, contrairement à ce que pourrait laisser supposer une approche simpliste, l’analyse de la propagande officielle diffusée en métropole - qui contribuera de manière déterminante à maintenir l’illusion coloniale montre que le message de l’extension du modèle français à l’Algérie (développement économique, hygiène, etc.) doit être renversé : les Français contemplent dans les images de propagande une vision de ce que devrait être la France : développement économique équilibré, rôle central et bienveillant de l’Etat et, surtout, rapports sociaux et intercommunautaires harmonieux, coopération de toutes les classes et de toutes les races au « bien commun ». Un discours niant les fractures sociales béantes et la division profonde entre colons et colonisés. Ce miroir algérien de la France, d’une France républicaine mythiquement égalitaire, d’une France sans conflits, ce miroir, au moment où il se brise, emporte avec lui une part du rêve républicain. En France se reconstituent donc quelques fragments (célébrations du centenaire de 1830, échec du projet Blum-Viollette en 1936-1938, 8 mai 1945, torture, 17 octobre 1961, etc.), stupéfiants dans leur violence, puis nous les évacuons. Car la France n’a pas su rasssembler tous les fragments du miroir, qui permettrait de comprendre qu’il faisait système, qu’il constituait une part importante de son imaginaire collectif. L’Algérie a été le symbole même du masque posé sur la réalité et constitue encore un révélateur puissant de l’amnésie de la geste coloniale républicaine. Nicolas Bancel, Pascal Blanchard et Sandrine Lemaire. (1) Voir Nicolas Bancel et Pascal Blanchard, « Le colonialisme, "un anneau dans le nez de la République" », Hommes et Migrations, Paris, n° 1228, novembre-décembre 2000. (2) Voir l’ouvrage d’Annie Rey-Goldzeiguer, Aux origines de la guerre d’Algérie, La Découverte, Paris, 2001. (3) Pour une approche synthétique, Alain-Gérard Slama, La Guerre d’Algérie. Histoire d’une déchirure, Gallimard, coll. « Découvertes », Paris, 1996. (4) Charles-André Julien et Charles-Robert Ageron, Histoire de l’Algérie contemporaine, PUF, Paris, 1969. (5) Nicolas Bancel, Pascal Blanchard et Stéphane Blanchoin, « L’opposition au projet Blum-Viollette », Plein Sud, Paris, hiver 1994. (6) Voir Boucif Mekhaled, Chroniques d’un massacre. 8 mai 1945. Sétif, Guelma, Kherrata, Syros, Paris, 1995 ; Yves Benot, Massacres coloniaux, La Découverte, coll. « Textes à l’appui », Paris, 1994, et Annie ReyGoldzeiguer, op. cit. Source : le site du monde diplomatique, http://www.monde-diplomatique.fr/2001/06/BLANCHARD/15325, le 06/09/06 à 11h 00 19 REVUE MOUVEMENTS - ARTICLE DE NICOLAS BANCEL ET DE PASCAL BLANCHARD LA FONDATION DU REPUBLICANISME COLONIAL. RETOUR SUR UNE GENEALOGIE POLITIQUE vendredi 24 juin 2005 par Pascal BLANCHARD , Nicolas BANCEL Article publié dans le cadre de notre accord avec la revue Mouvements http://www.mouvements.asso.fr La colonisation est-elle consubstantielle de la République ou la partie visible d’une utopie universelle qui, dès lors qu’elle est confrontée au colonial, perdrait de sa « pureté » Plus l’on s’éloignerait du centre (la métropole) et plus la couleur des populations placées théoriquement sous sa tutelle s’assombrirait ? Questions complexes et sans doute impossibles à trancher clairement, questions qui . ont le mérite, en tout cas, de poser nettement un problème qui a jusqu’alors été le Plus souvent évité, parfois caricaturé, souvent minoré. Dans une brève contribution, il ne peut être question de prétendre proposer une synthèse, mais bien plutôt des pistes de réflexions en s’attachant spécifiquement à la période fondatrice du dernier tiers du XIXé siècle. Nous nous sommes accordés la liberté, dans la continuité de nos travaux précédents, de confronter République et colonisation dans une perspective qui voudrait saisir quelques-uns des enjeux Politiques et culturels de l’engagement de la troisième République dans l’aventure coloniale. Aussi, il ne faut pas voir dans ce qui va suivre une théorisation historique bien assise, une interprétation univoque - ce serait d’ailleurs une gageure sur un sujet aussi vaste - mais bien la mise en tension localisée de l’articulation République-colonie. En cela, nous poursuivons le travail commencé avec l’ouvrage La République coloniale, qui laissait bien des pistes ouvertes et des chemins inexplorés (notamment les pratiques sociales qui peuvent ressortir peu ou prou d’une telle tension), mais qui, peut-être, commence à ébaucher une configuration caractérisée. Travail que nous prolongeons dans un prochain essai - La fracture Coloniale -, qui s’attache aux enjeux contemporains de cette relation coloniale de la France. Notre première interrogation concerne la généalogie de l’articulation entre République et colonie. Dans cette perspective, le statut de l’autre descendant d’esclave ou indigène - ne se pense pas sans rapport avec la réflexion sur l’identité française et son évolution au cours du XIXè siècle. Tout au long de la lente construction du territoire, du rattachement du Languedoc à l’annexion de la Savoie, en passant par l’intégration progressive de la Bretagne et de la Corse, l’espace français est en perpétuelle transformation. Dans ce processus, la nation est une conquête permanente. Elle se situe entre deux références utopiques : le repli national et l’expansion universelle. La première est celle d’une Europe carolingienne reconstituée (et organisé en cent-vingt départements « européens »), fédérative, révolutionnaire et impériale, qui commence à prendre possession des autres mondes (non-européens) avec l’expédition d’Égypte. La seconde s’exprime sous plusieurs régimes depuis 1830, mais se cristallise avec Napoléon III et le Royaume arabe. La troisième République va choisir de fusionner ces deux dimensions, avec un particularisme : intégration des terres, ségrégation envers les hommes. L’épopée coloniale sur les cinq continents au nom des valeurs universalistes et des droits de l’homme permet de raffermir, en métropole, et le régime républicain (et donc le pouvoir de l’État) et les valeurs portées par les républicains, valeurs qui doivent contribuer à assurer le sentiment national. La dynamique de la Plus grande France est dès lors clairement républicaine et post-révolutionnaire, tout en puisant dans (et en construisant délibérément) un imaginaire national traçant, depuis les Croisades, le destin conquérant de l’hexagone. À chaque fois, on retrouve cette quête d’un destin universel capable de promouvoir le « modèle français » - par définition unique, universel, supérieur. C’est parce que la France revendique l’égalité des hommes qu’elle a, plus que d’autres, le droit de coloniser le monde. Avec la vague des conquêtes coloniales contemporaines s’affirme un système de valeurs que la République fera sien à partir de 1871. Celui-ci s’enracine dans des épopées, de Clovis à Charlemagne, de Saint-Louis à Jeanne d’Arc, de Robespierre à Napoléon, de la Restauration au Royaume arabe de Napoléon III, et sera le substrat de l’identité nationale. Ces vagues de conquêtes successives - on l’oublie trop souvent, mais la France sera quasi continuellement en guerre de 1856 à 1961 - vont faire la France du siècle. Dans ce contexte, on aurait tort de penser que l’engagement colonial des républicains opportunistes est une sorte d’accident ou de trahison conjoncturelle aux valeurs universalistes. Ce ne sont pas non plus une libéralité faite à des milieux d’affaires coloniaux, encore assez peu influents et politiquement émergents, ni une concession à une armée désireuse de redorer un blason terni par la défaite de Sedan. En effet, il semble bien que les cadres de l’armée, à l’image de la droite conservatrice à laquelle les officiers issus de l’aristocratie appartiennent presque tous, sont avant tout obsédés par la perte de l’Alsace-Lorraine et la Revanche contre l’Allemagne. L’intérêt des républicains pour l’expansion coloniale a donc d’autres motifs, plus structurels. Et, on ne voit pas pourquoi on dissocierait les orientations politico-idéologiques générales des républicains d’avec les premiers traits d’une idéologie coloniale façonnée à l’origine par ces mêmes républicains dans les balbutiements de la troisième République. Au contraire, tout indique que le projet colonial s’intègre parfaitement au système idéologique 20 émergent du républicanisme. D’abord, parce que la colonisation est posée, dès l’origine, comme un grand projet collectif (même si au début des années 1880 il n’est pas encore mobilisateur et fortement discuté au Parlement dans les années 1884-1886) à même de réunir l’ensemble des groupes sociaux et des partis politiques. Ensuite, parce que le projet colonial est associé aux valeurs essentielles des républicains : le progrès - le positivisme comtien est la philosophie la mieux partagée dans le camp républicain -, l’égalité, la grandeur de la nation. À cet égard, la grande poussée impériale est l’œuvre, au début des années 1880, des républicains opportunistes, et cette politique est alors difficile à imposer, puisqu’une fraction des républicains, mais aussi une partie des conservateurs et des monarchistes s’y opposent alors. Pour les premiers, il s’agit de conformer la politique extérieure aux principes révolutionnaires qui fondent la première République - et avant tout l’égalité et la liberté -, pour les seconds de ne pas disperser une énergie nationale qui doit se concentrer sur la reconquête de l’Alsace et de la Lorraine. C’est lors des débats parlementaires (du 22 au 25 décembre 1885 que se joue le basculement politique inaugural permettant la fusion, pérennisée dans la longue durée par la création progressive dans les années 1890-1910 d’un consensus colonial, des schèmes républicains et coloniaux. Sans pouvoir nous appesantir sur tous les arguments présentés alors par Ferry, deux nous paraissent essentiels : le premier est que la République doit revendiquer, au même titre que toutes les grandes nations, une politique de puissance coloniale, seule garantie de sa grandeur face à ses concurrents européens (sous-entendu : l’Angleterre), perspective faisant suite à la politique d’expansion napoléonienne. Deuxièmement, si les principes universels de la République sont brandis comme des motivations légitimes de l’impérialisme - la volonté de « civiliser », les indigènes et de les amener progressivement aux lumières de la liberté -, il est clairement énoncé que les « races inférieures » promises à la colonisation ne peuvent bénéficier, sinon à terme comme on vient de le voir, de ces principes. Il s’opère donc une « rupture épistémologique » qui fait de l’acte de conquête l’un des prolongements naturels de la République - muée dès lors en République colonisatrice et de la différenciation entre blancs et populations extra-européennes un principe de discrimination essentiel de l’application des principes républicains. Cette conjoncture est absolument fondamentale puisqu’elle institue l’inégalitarisme racial au cœur du dispositif républicain colonial, de façon mécanique, juridique, institutionnelle, littéraire et iconographique. La volonté civilisatrice républicaine Sur ce point, il nous semble indispensable de pouvoir mener à bien des enquêtes qui pourraient mettre à jour les conditions culturelles qui expliquent ce passage assumé d’un « universalisme pour blanc » dans le discours républicain. Il serait, à ce titre, extrêmement intéressant de comprendre comment le discours racial pénètre le corps politique, en identifiant les principaux centres de diffusion de la pensée racialiste (anthropologie physique, influence du darwinisme sur toutes les sciences du vivant, conversions sociopolitiques des énoncés scientifiques à travers, par exemple, l’anthroposociologie ... ). À cet égard, des travaux récents ont démontré que l’idée raciale, énoncée par des théoriciens de l’École d’anthropologie de Paris, tend à se diffuser dans la culture populaire en transitant par des médiations sociales originales, tels les zoos humains, les affiches de spectacles, la presse populaire ou les cartes postales d’inspiration anthropologique. Dans la sphère du politique, il est très probable que des « scientifiques », tels Gustave Le Bon, se sont faits les vulgarisateurs du schème racial dans les plus hautes sphères républicaines. Il serait donc utile d’appréhender les réseaux politico-intellectuels qui permettent au milieu des années 1880 de dénouer la trame des filiations et influences permettant qu’une telle interprétation des universaux républicains soit rendue possible. Mais on comprend aussi que la volonté civilisatrice républicaine s’articule au projet révolutionnaire, en ce sens que les conquêtes sont légitimées par un horizon, atteignable à long terme par les « indigènes » : c’est le principe originel de la « mission civilisatrice » qui va devenir le dogme central du discours républicain colonial, et ce jusqu’aux décolonisations. Le concept de « mission civilisatrice » se forge dans la représentation d’une unicité de la France, la croyance d’un lien particulier entre la France et le Monde, donc dans sa mission universelle « d’éducation ». On retrouve trace de cette projection dès l’expédition - la « conquête » précise la grande majorité des auteurs anglo-saxons - d’Égypte par Napoléon Bonaparte et, surtout, lors de la conquête de l’Algérie en 1830 ; mais celle-ci prend réellement corps avec Napoléon III, puis se fixe durablement au sein de l’identité nationale et de la culture politique avec la troisième République à partir de 1875-1880. Cette unicité et ce lien particulier qui prend forme graduellement au XIXé siècle, ne sont pas de simples illusions pour les républicains. Elle se matérialise d’abord en métropole par la politique d’alphabétisation et de scolarisation entreprise, dès avant la grande loi de 1880, par les républicains, puis est projetée comme un principe à étendre à l’ensemble de l’espace colonial conquis ou promis à la conquête. On retrouve également dans le discours de la « mission civilisatrice » tout l’argumentaire positiviste sur le progrès guidé par la science, qui est également l’un des socles d’une République laïque et éclairée face à un clergé majoritairement conservateur et monarchiste. De la même manière, l’argument est transposé sans relâche dans les discours républicains sur les espaces coloniaux. Enfin, le discours 21 républicain colonial reprend l’essentiel des idées républicaines sur la liberté et l’égalité (mais remis à un horizon indécidable, lorsque les « sauvages » seront, enfin, « civilisés »). Se dessine donc, à l’origine, une formulation réitérée de toutes valeurs républicaines à usage interne sur le monde colonial, une transposition en quelque sorte de l’idéologie politique républicaine dans la projection impériale. Cette généalogie nous semble capitale, dans la mesure où les républicains abandonneront assez vite, dans les discours, le thème d’une discrimination raciale essentialisée, au principe de la légitimité de la conquête. Ce discours, en effet, n’a plus besoin d’être utilisé : il constitue la base de l’action coloniale et permet d’éclairer, sur le plan politique, le régime d’exception qui, à des degrés divers et selon des modèles variables selon les contraintes locales, sera institué partout dans les territoires coloniaux. C’est aussi, sans doute, ce qui permet d’éclairer l’absence de contradiction apparente entre une représentation de la République qui doit partout se faire le héraut des droits de l’homme, et sa situation coloniale où ceux-ci sont constamment bafoués : en dernière analyse, la « mission civilisatrice » est un prolongement logique des droits de l’homme, leur avènement promis... lorsque les circonstances le permettront. On retrouve trace des origines théorisées d’une telle pensée chez les idéologues de la troisième République - Ferry et Gambetta particulièrement - mais aussi chez Jean Jaurès qui, en 1884, illustre le « cap utopique » pour les trois quarts de siècle qui vont suivre : « Quand nous prenons possession d’un pays, nous devons amener avec nous la gloire de la France, et soyez sûrs qu’on lui fera bon accueil, car elle est pure autant que grande, toute pénétrée de justice et de bonté. Nous pouvons dire à ces peuples, sans les tromper, que jamais nous n’avons fait de mal à leurs frères volontairement : que les premiers nous avons étendu aux hommes de couleur la liberté des Blancs, et aboli l’esclavage (... ). Que là enfin où la France est établie, on l’aime, que là où elle n’a fait que passer, on la regrette ; que partout où sa lumière resplendit, elle est bienfaisante ; que là où elle ne brille plus, elle a laissé derrière elle un long et doux crépuscule où les regards et les coeurs restent attachés ». Le consensus colonial ne va ainsi cesser de s’affirmer dans les deux dernières décennies du XIXé siècle et, au cours de l’entre-deuxguerres, va s’opérer une déréalisation presque complète de l’acte et de la pratique, car la fiction coloniale d’un espace où s’expérimente l’idéal républicain (union de tous les hommes autour d’un même horizon utopique, abolition des divisions politiques, religieuses, sociales) fonctionne comme le miroir d’une situation désirée pour la métropole elle-même. Les colonies deviennent durant l’entre-deux-guerres une métaphore de la République en voie d’accomplissement. C’est sans doute ce qui peut aider à saisir l’extraordinaire légitimité de la colonisation en métropole jusqu’aux années 1950. En effet, comme nous l’écrivions dans La République coloniale, « l’étude de la participation active, infatigable, dévouée des républicains à l’aventure coloniale, à la construction tant juridique, culturelle que politique de l’empire, a rarement été prise en compte dans sa dimension propre, c’est-àdire comme une constellation de réseaux, d’intérêts, de désirs qui, s’ils semblaient parfois s’opposer, se retrouvaient autour d’un rêve : construire un empire colonial où s’épanouiraient les idéaux de la République ». C’est un point crucial, car la volonté républicaine de construire un empire qui se différencie autant de l’empire colonial de l’Ancien Régime que de son grand rival, l’Empire britannique, doit être considéré dans toutes ses dimensions. Un rêve de République « parfaite » a existé et a convaincu une grande partie des élites françaises et une forte proportion de Français après la Grande Guerre. La colonie et la métropole se construisent l’une avec l’autre et cette réalité a tout autant façonnée la nation que les pays aujourd’hui indépendants (ou domiens et tomiens). Ainsi, le « citoyen républicain » peut devenir un colonial en revendiquant son républicanisme ; il peut être imprégné de valeur d’égalité tout en pratiquant un « racisme colonial » de bon aloi ; il peut participer à un système de ségrégation outre-mer (y compris en métropole pour les migrants venus des outre-mers) et dénoncer les régimes européens qui pratiquent un système comparable en Europe (l’Allemagne dans les années trente ou l’Amérique dans les années cinquante) ; il peut revendiquer l’universel, tout en le limitant à l’homme blanc et à une minorité « d’hommes de couleur » via une « discrimination positive » parfaitement organisée. Ce qui nous apparent aujourd’hui être contradictoire est alors la norme, y compris des principaux responsables politiques (voir par exemple le double discours d’un Marius Moutet, président de la LDH et ministre des Colonies). Une généalogie républicaine de l’idéologie coloniale Dans ce processus essentiel de construction de valeurs d’identification et de représentations de l’espace national qui intègre l’espace colonial, quel rôle a joué réellement la République ? Certes, on ne peut évidemment énoncer qu’elle en est l’instigatrice comme si elle était un corps vivant et unique, mais force est de constater qu’elle participe pleinement à ce processus. Sans doute parce que les valeurs qui fondent l’identité nationale sont des idées profondément enracinées dans l’héritage républicain. Leur promotion par les républicains à partir de 1880 est donc parfaitement logique. Incontestablement, la République a contribué à forger politiquement les archétypes sur les populations coloniales, en légitimant sur la longue durée leur subordination, selon un principe originellement racial, jusqu’à inventer culturellement « l’homme/non-homme » qu’est l’indigène. Elle contribue 22 aussi à la dilatation progressive de l’espace national dans l’espace impérial. L’obsession républicaine à concurrencer la droite monarchiste, conservatrice et la droite-ultra émergente sur le terrain du patriotisme et de l’expansionnisme continental, les contraint à une double posture : être « nationaliste », et de préférence plus encore, que toutes les autres doctrines ou tendances, mais aussi choisir le terrain de son propre patriotisme, le caractériser, le rendre distinct et visible contre tous les autres. C’est pourquoi, dans tous les discours de propagation de la foi coloniale républicaine, la nation est intimement adossée à la colonie. Ainsi, dès 1890, la confusion entre espace national et espace colonial s’établit, les républicains étant le principal promoteur de cette confusion, qui sera évidemment reprise par tous les moyens institutionnels à la disposition de l’État républicain, et au premier chef, l’école. La célèbre carte représentant en rose la France et son empire, punaisée sur un mur de la salle de classe, n’est pas anecdotique, un simple souvenir innocent de l’ambition coloniale républicaine : un peu rouge, révolutionnaire et communard ; un peu blanc, tendance Ancien Régime et les « quarante rois qui ont fait la France ». Elle symbolise la création de cet espace élargi de la nation (tout régime se doit, jusqu’alors en France, d’agrandir les frontières dont il hérite) et permet concrètement de le représenter. Le résultat est que le territoire national est colonisé par l’empire. Ce dernier permet une re-nationalisation de l’espace français en donnant une nouvelle vigueur à une identité nationale menacée par des mouvements sociaux révolutionnaires. L’internationalisme des nouveaux mouvements révolutionnaires est une menace, qui peut trouver des forces auprès des populations colonisées. Ce trans-nationalisme, cet internationalisme, ce cosmopolitisme naissant est à combattre et la re-nationalisation de l’identité française par l’empire va aider à contrer cette nouvelle menace. L’ouvrier français, le syndicaliste, la féministe, le curé, le socialiste peuvent eux aussi participer à la mission civilisatrice. La généalogie républicaine de l’idéologie coloniale moderne va déboucher sur une conséquence que les républicains opportunistes n’avaient certainement pas prévue : la pérennisation d’un double discours colonial. il existe en effet une différence de nature entre la métropole et les colonies : dans le premier cas, les réformes républicaines, mêmes si elles ne débouchent pas sur une modification radicale des structures sociales (ce n’est d’ailleurs par leur but), permettent une certaine mobilité sociale et, au prix de la méfiance envers les langues et les cultures régionales, la formation d’un État nation dans lequel les Français vont se reconnaître. Il existe donc une adéquation possible entre discours républicain universel et réalisation concrète, en France, de la République. Dans les colonies et au travers des migrations ex-coloniales (les outre-mers de métropole), il en va évidemment autrement. La permanence de la domination directe de la métropole exige des moyens coercitifs importants et le maintien d’une inégalité de fait entre colons et colonisés, entre migrants et nationaux. Ces quelques éléments de réflexion engagent donc un travail historique de plus longue haleine on, sans parti pris, mais aussi sans complaisance, pourrait être instituée une analyse historique sur la longue durée des articulations entre République et colonies. il ne fait guère de doute que celles-ci font encore partie des « questions fondamentales » qui empêchent en partie de comprendre des questions contemporaines qui trouvent une partie de leurs fondements gains ces articulations : nous pensons notamment aux représentations de l’immigration issue de l’exempire, aux rapports intercommunautaires ou encore aux discriminations - que l’atonie de l’analyse historique sur le sujet que nous avons brièvement abordé ici empêche encore de penser dans toutes leurs dimensions. Source : site Delairagauche, http://delairagauche.net, le 05/09/06, 17h 55 23 LE NOUVEL OBSERVATEUR – DOSSIER SUR L'IMMIGRATION Nouvel Observateur Semaine du jeudi 8 décembre 2005 - n°2144 – ENTRETIEN AVEC L'HISTORIEN PASCAL BLANCHARD NON A LA GUERRE DES MEMOIRES http://www.nouvelobs.com/dossiers/p2144/a289540.html Il faut revenir à l'histoire pour comprendre la société actuelle. Et édifier une véritable « mémoire collective », qui soit comprise et acceptée par tous . Le Nouvel Observateur. - Le climat politique actuel est-il propice à un véritable débat sur la mémoire de la colonisation ? Pascal Blanchard. - L'année 2005 marque un tournant dans l'histoire de notre pays. On a l'impression que la « cocotte-minute », trop longtemps verrouillée, est en passe de nous éclater au visage. La montée des revendications communautaires, la loi du 23 février 2005 enjoignant les professeurs d'histoire à donner une lecture « positive » de la colonisation, la crise des banlieues, l'utilisation de la loi de 1955 sur l'état d'urgence pour réprimer les violences des banlieues... sont autant de signes de cette explosion. Cette réaction en chaîne est caractéristique d'un emballement qui ne me paraît guère propice à l'édification d'une véritable « mémoire collective » de la colonisation dans ce pays. Or ce travail est indispensable pour redéfinir une identité française qui tienne compte de sa diversité. Au lieu de cela, on assiste à un début de « guerre des mémoires », dont l'issue pourrait être dramatique. Si le débat se résume à un affrontement entre l'intolérance d'un Dieudonné, les caricatures d'un Alain Finkielkraut ou les récupérations d'un Tariq Ramadan, la fracture coloniale pourrait dégénérer en fracture raciale... N. O. - Selon vous, les non-dits du passé colonial seraient donc largement responsables des fractures identitaires françaises ? P. Blanchard. - Nous ne devons pas tout lire aujourd'hui à l'aune du colonialisme. Des mouvements comme celui des « Indigènes de la République », qui prétendent décalquer la réalité historique de la colonisation - un système d'exploitation de l'homme par l'homme - pour expliquer la marginalisation des populations issues de l'immigration, détournent et interprètent les faits historiques de façon trop mécanique. Selon eux, nos problèmes sociaux découleraient uniquement de la survivance coloniale. Or la notion de société « postcoloniale » ne se pose pas en France en ces termes. Comment pourrait-il y avoir des colonies sur le territoire même de la métropole ? C'est un non-sens. D'un autre côté la conception d'un antiracisme « déshistorisé » incarné par SOS-Racisme montre cruellement ses limites : avec l'assentiment de la gauche, elle a agi comme un étouffoir. Il faut donc revenir à l'histoire pour mieux nous connaître, et donc comprendre la société française actuelle. Ce qui demeure de la colonisation, ce sont des stéréotypes, l'idée très « élitiste » selon laquelle il faut faire ses preuves pour accéder aux lumières de la civilisation, et surtout une immense ignorance de cette histoire commune, celle des colonisateurs, des colonisés, des rapatriés, des harkis, des tirailleurs... Nous sommes aujourd'hui face à des mémoires qui tentent d'exclure les histoires singulières des autres groupes. Pourtant, il y a maintenant une véritable demande sociale, les enseignants eux-mêmes se rendent bien compte que l'histoire de l'immigration est quasi absente des manuels scolaires et qu'il est indispensable de l'enseigner à leurs élèves aujourd'hui. Regardez aussi, dans un autre registre, Jamel Debbouze, qui éprouve le besoin de faire un film pour raconter l'histoire de son grand-père. Il est donc important d'avoir accès à une histoire qui soit en accord avec sa société, c'est-à-dire comprise et acceptée par tous. La République n'est pas métisse, pourtant la France l'est bien. Les Français de souche, droite et gauche confondues, ont du mal à admettre que leur société est devenue « cosmopolite ». D'où la tentation d'un repli identitaire dramatique et dangereux. N. O. - Alors comment assurer la transmission de cette mémoire ? P. Blanchard. - Il y a un silence à briser sur le passé colonial, quoi qu'on dise. Comment expliquer sinon qu'il se fait plus de thèses sur le colonialisme et la colonisation française aux Etats-Unis qu'en France ? Aujourd'hui, chez nous, l'histoire du rapport colonial est encore marginalisée. Pas un chercheur n'a été recruté au CNRS ou à l'université depuis quarante ans dans les domaines du postcolonialisme ou de la « culture coloniale ». Si ce n'est pas le seul moyen de régler le problème sociétal, cela peut permettre d'y réfléchir. En attendant, il faut de toute urgence que nos élus (de droite, mais aussi de gauche !) renoncent à une série effarante de provocations mémorielles. Plusieurs mémoriaux doivent être édifiés à Marseille ou à Montpellier, qui semblent rendre hommage à la mémoire des rapatriés d'Afrique du Nord. Je ne conteste pas leur histoire douloureuse. Toutes les mémoires sont légitimes. La leur doit aujourd'hui trouver sa place, toute sa place. Mais ces projets sont menés avec des arrière-pensées clientélistes et dans un esprit qui ne fera que rouvrir les plaies de la guerre d'Algérie. A Paris, la Cité nationale de l'Histoire de l'Immigration (CNHI), qui a toute sa légitimité comme lieu de mémoire, 24 doit malheureusement prendre place dans l'ancien Musée des Colonies, créé lors de l'Exposition coloniale de 1931... Sur le plan symbolique, l'amalgame est évidemment désastreux. Parmi les anciens pays colonisateurs, la France est le seul avec le Japon à s'offrir ainsi des « lieux de mémoire » glorifiant un passé colonial mythique ! C'est pour cela qu'il faut absolument abroger la loi du 23 février 2005 sur l'enseignement de l'histoire coloniale, car depuis quand doit-on évaluer un phénomène historique sur une échelle de valeur morale ? En positif ou en négatif ? Faire croire que nous sommes partis à la conquête de l'Algérie, de l'Afrique-Occidentale ou de l'Indochine pour y bâtir des hôpitaux et construire des écoles sans faire référence à la barbarie du Code de l'Indigénat ou au travail forcé serait une forme de révisionnisme. Tout ce débat, parlementaire, n'a en fin de compte rien à voir avec l'histoire. Mais soyons optimiste, car depuis les années 1980, après une période d'enfouissement et de déni, les professeurs de nos lycées sont de plus en plus nombreux à enseigner cette histoire avec sérieux et esprit critique. Il faut leur rendre hommage. Il ne faut surtout pas les détourner de cette tâche, mais au contraire les encourager. Historien et chercheur associé au CNRS, Pascal Blanchard est membre de l'Association Connaissance de l'Histoire de l'Afrique contemporaine (Achac)et coauteur de nombreux ouvrages dont « la Fracture coloniale », La Découverte. Nouvel Observateur Semaine du jeudi 8 décembre 2005 - n°2144 - Dossier POSITIVE POUR LES UNS, CRIMINELLE POUR LES AUTRES COLONISATION: D'UNE VERITE L'AUTRE http://www.nouvelobs.com/dossiers/p2144/a289619.html Il a suffi de quelques mots dans un texte de loi saluant « le rôle positif de la présence française outre-mer » pour mettre le feu aux mémoires. Enfants d'immigrés, Noirs, Arabes, pieds-noirs, Français « de souche » : à chacun son histoire, souvent douloureuse. Pour en finir avec les caricatures partisanes et les nostalgies trompeuses, « l'Obs » revisite, en compagnie des meilleurs historiens, cinq siècles d'un passé qui ne passe pas Quoi de neuf sur la France ? La guerre d'Algérie ! Au Palais-Bourbon, le 29 novembre 2005, nos députés se disputent. « C'est la voix du FLN », lance l'UMP Jean-Pierre Grand au communiste François Liberti, après avoir taxé de « trahison » un centriste un peu mou à son gré. Des élus chahutent, insultent. On célèbre, à droite, l'oeuvre civilisatrice des colons défricheurs, des médecins militaires, des instituteurs du bled. On invoque la France gaulliste de Brazzaville. On cite même Karl Marx, qui à Alger avait admiré « l'oeuvre de la France » ! Ainsi débat la France, quarante-trois ans après les accords d'Evian, sur la défense de son cher passé - quand les ruines des banlieues fument encore, quand Jacques Chirac, au sommet Afrique-France de Bamako, mime une dernière fois la partition du grand frère... Etrange pays, obsédé de son histoire quand son présent lui échappe. Le prétexte de cette régression ? Un article de loi enjoignant l'Education nationale d'enseigner, « en particulier, le rôle positif de la présence française outre-mer ». Des mots d'une banalité apparente, d'ailleurs approuvés par une opinion (à 64%, selon un sondage CSA-« le Figaro ») qui n'y voit pas malice. Mais des mots qui polluent les rapports entre la France et l'Algérie et indignent des universitaires. La semaine dernière, une proposition du groupe socialiste de supprimer l'article litigieux a mis le feu aux poudres. « On aurait pu s'entendre avec la droite sur une formulation neutre, invitant simplement à enseigner la période coloniale, regrette le président du groupe socialiste Jean-Marc Ayrault. Les responsables de l'UMP n'ont pas osé rompre avec leurs ultras. » Mais Ayrault, homme lucide, sait que les débordements existent aussi à gauche. Moins au Parlement que dans une gauche militante où prospère un autre discours, symétrique de la nostalgie impériale. Des saint Jean Bouche d'or du tiers-mondisme appliqué aux banlieues, rassemblés autour du manifeste des « Indigènes de la République », expliquent aux jeunes qu'ils subissent le même sort que leurs ancêtres colonisés; que les discriminations actuelles sont la preuve et la conséquence de la nature profonde de la France, qui perpétuerait son colonialisme d'antan jusque sur son territoire. « Raisonnement stupide, réducteur et dangereux », répond Ayrault. Mais la stupidité est tentante. Les cauchemars s'entretiennent. Etrange affaire. Révélatrice du mal français, elle est d'abord le fruit du hasard et de la mémoire. Les députés, souvent sexagénaires, étaient jeunes gens au temps de l'Algérie. Ils parlent d'eux-mêmes en croyant débattre de la loi. Jacques Remiller, élu UMP de l'Isère, avocat du « rôle positif », fut même instituteur volontaire dans le bled après l'indépendance, dans des villages musulmans que les pieds-noirs venaient d'évacuer ! Le lien charnel avec l'Algérie complique tout. On évoque le passé avec des morts en tête. Le 29 novembre, tandis que Christiane Taubira, applaudie par la gauche, dénonce le colonialisme comme s'il vivait encore, Kléber Mesquida, député PS de l'Hérault, ne dit rien, persuadé que ses camarades se trompent de combat. Quelques mois plus tôt, le 11 juin 25 2004, il a pourtant évoqué en séance le souvenir de ses grands-parents, agressés et torturés dans leur ferme algérienne par le FLN. Mais ce jour-là, la gauche est absente - comme si le projet discuté ne la concernait pas. Ce 11 juin 2004, l'Assemblée nationale veut « porter reconnaissance de la nation aux Français rapatriés ». Seuls les spécialistes sont venus. Pieds-noirs eux-mêmes, ou élus de circonscriptions où les rapatriés font nombre. Le débat est digne et lourd à la fois. Dans la discussion, un député UMP du Nord dépose un sous-amendement : Christian Vanneste va devenir célèbre. Ce professeur de philo dans l'enseignement privé se définit comme un « néoconservateur ». Il fréquente le Club de l'Horloge, cette passerelle entre droite et extrême-droite. Il y fut initié par Yvan Blot, député RPR en 1986, passé ensuite au FN, avant de tomber dans l'oubli. Vanneste n'y voit pas un problème. Il aime les débats d'idées et les paradoxes. Il s'est ainsi opposé à l'interdiction des signes religieux à l'école, au nom de la liberté ! Quelques mois plus tard, il lancera dans l'Hémicycle que l'homosexualité « est une menace pour la survie de l'humanité ». Ce 11 juin 2004, il a un concept en tête. Pour rassembler la France et ses banlieues, beurs et gaulois, il faut magnifier l'oeuvre passée commune. Célébrer les combattants algériens de l'armée française et la mémoire positive de la colonisation. Version édifiante. Qui deviendra le sous-amendement 59 de l'article 4 de la loi du 23 février 2005. Laquelle est finalement adoptée dans l'indifférence quasi générale. C'est alors que le scandale commence. Il passe par des enseignants, qui ont lu le texte, indignés que la représentation nationale veuille leur imposer une lecture du passé. L'initiateur de la révolte académique, l'historien Claude Liauzu, est un homme pondéré. Indigné par une relecture positive de la colonisation. Mais qui refuse les assimilations sommaires qui surgissent, bientôt, derrière son indignation. L'extrême-gauche encense l'ouvrage d'un avocat, Olivier Lacour-Grandmaison, auteur de « Coloniser, exterminer ». Une pétition d'enseignants du secondaire assimile la colonisation au génocide. Les Indigènes de la République, qui se sont lancés en janvier, développent leur agit-prop. Rassemblant des islamistes proches de Tariq Ramadan, un avocat du Mrap, des militants tiers-mondistes, communistes et d'extrême-gauche, ils prolongent la mobilisation des opposants à l'interdiction du voile à l'école. Ils indiffèrent largement les banlieues. Mais captivent intellectuels et quelques politiques. « Ils portent une colère à laquelle il faut répondre », explique Roger Martelli, chef de file des rénovateurs communistes, qui invite le président de la République à rompre solennellement avec le passé colonial - « sur le modèle de son discours sur la rafle du Vél'd'Hiv ». Quand les socialistes sortent de leur torpeur, le débat est déjà piégé. Ils ne réagissent d'ailleurs pas sur une indignation vertueuse, mais au nom de la realpolitik. C'est Bernard Derosier, député du Nord, qui les agite. Il a enseigné en Algérie, a épousé une pied-noir, dont un oncle et une tante ont été assassinés par le FLN. Mais ce n'est pas l'émotion qui le guide. Derosier préside le groupe d'amitié France-Algérie à l'Assemblée. A Alger, l'article 4 indigne les élites et l'opinion. La France serait prise d'un prurit colonialiste ? Le président Bouteflika gèle le traité d'amitié avec la France. Il exige que la France fasse acte de repentance, qualifie la loi de février de « révisionniste ». C'est ainsi qu'un texte voté à la sauvette par une poignée d'élus devient, vu d'Algérie, une manifestation du revanchisme français. Derosier ne cautionne pas ces manoeuvres algériennes. Mais il voit les dégâts. « Les Chinois sont déjà là-bas. Les Américains avancent. L'Algérie est l'avenir de l'Afrique. Si on veut être présents, il ne faut pas laisser le passé empoisonner nos relations. » C'est l'argument qu'il avance, inlassablement. Il alerte la droite, en vain. Et invite les siens à réagir. Ils l'entendent. Une « niche parlementaire » - cette rare occasion où des députés reprennent l'initiative des débats - s'offre aux socialistes. Le groupe s'y engouffre. Et le hasard s'en mêle à nouveau... Quand la proposition socialiste vient à l'ordre du jour, le paysage a changé. Les violences des banlieues ont radicalisé l'opinion. Nicolas Sarkozy, l'anti-« racaille », est plébiscité dans les sondages. La droite parlementaire ne jure que par la fermeté - tandis qu'une partie de la gauche, derrière l'état d'urgence, voit resurgir les fantômes de l'Algérie de papa. Le pays a les nerfs à vif. Le 29 novembre, Jean-Marc Ayrault tend la main à la majorité, invite à construire « une histoire partagée » : peine perdue. Les modérés de l'UMP sont débordés par les extrémistes. « Les enseignants qui aujourd'hui demandent l'abrogation de cet article sont les mêmes qui nous ont enseigné pendant toutes ces années que les modèles communistes de Moscou, Pékin ou Phnom Penh permettaient à l'être humain de s'épanouir », lance l'UMP Michèle Tabarot. « La droite ne fait que reconnaître les faits : elle parle comme nous », apprécie en connaisseur Louis Aliot, secrétaire général du Front national. Ni Jacques Chirac ni Dominique de Villepin, pourtant sollicités par Ayrault, n'ont tenté d'apaiser la droite parlementaire. Et celle-ci, au fil des orateurs, se fait porte-parole d'un communautarisme de plus : un communautarisme blanc, rapatrié. Lionel Luca, député UMP des Alpes-Maritimes, brandit un manuel scolaire pour démontrer que les rapatriés sont les oubliés de l'histoire. Son discours, applaudi à droite, est le pendant de celui des identitaristes noirs ou musulmans qui réclament que leurs souffrances soient reconnues et valorisées - faute de quoi ils ne pourraient s'intégrer à la nation. Les « Indigènes » font des beurs des « colonisés ». Des militants noirs se dotent d'un Conseil représentatif des Associations noires (Cran). Et nous ? clament les pieds-noirs. Chacun son histoire, chacun sa version du passé, sa douleur, son statut de victime. La France est une mosaïque de mémoires blessées. Claude Askolovitch 26 Nouvel Observateur Semaine du jeudi 8 décembre 2005 - n°2144 - Dossier UNE GENERATION EN MAL D'ANCETRES « ON SE DEMANDE CE QU'ON FAIT LA » http://www.nouvelobs.com/dossiers/p2144/a289621.html Amnésie postcoloniale, fausses promesses d'intégration et discriminations raciales : les jeunes banlieusards dénoncent « l'hypocrisie française » «La racaille» s'est exprimée dans Paris : «La France aux Français. En 14-18 comme en 39-45, les troupes africaines (françaises, par la colonisation) furent de tous les combats pour la libération de la France. Hommage à nos pères d'Afrique morts en héros pour notre France. Signé : la racaille.» Des affiches format A3, sur fond gris, avec des textes en relief, collées par des petites mains anonymesdans la nuit de dimanche à lundi dernier. Aux vitres des Abribus, sur les façades des immeubles, dans les bouches de métro, ces plaques commémoratives, où on lit : «Hommage aux centaines de milliers d'immigrants venus construire et reconstruire une France qui maintient depuis toujours leurs enfants et petits-enfants au ban de la société. A quand une loi sur le rôle positif de l'immigration?» Ça fait bizarre, « la racaille » étale son mal d'avenir en toutes lettres sur les murs de la capitale, avec pour revendication la reconnaissance de tous ces passés, si indigestes soient-ils à la République. Rumeur ou espoir, un bruit courait depuis un moment dans les quartiers qu'il se passerait des choses, qu'on n'en resterait pas aux voitures brûlées. Quelques jours plus tôt, dans un café de la banlieue nord, Hanane disait sans rage, avec juste un petit sourire poli, que les jeunes des quartiers ne voulaient rien que le minimum. Vivre comme tout le monde en France. Avoir juste une place dans la société, voilà : «Oui, un jour, avoir enfin le droit de faire partie du paysage français, de sortir de nos cités... Parce qu'aujourd'hui, c'est ça : nous sommes là, sans y être tout à fait.» Hanane a 24 ans, les cheveux tirés en arrière dans une petite queue de cheval. Elle est française née de parents algériens, et «c'est problématique». Dans quelques jours, elle démissionnera de son emploi de secrétaire parce qu'elle en a marre de «servir des cafés au patron qui la regarde comme la gentille petite Arabe de service». A côté d'elle, il y a Marie, Française d'origine camerounaise, 23 ans, bac+5. Qui reste agacée devant les gens étonnés par son niveau d'études : «Comme si c'était miraculeux que je réussisse, moi, la Noire d'Afrique inculte...» Qui se souvient de ses cours de danse : «Un peu de danse africaine, et puis la prof qui dit : «On va arrêter avec ce mouvement un peu tribal, pour passer à quelque chose de plus développé.» Ça veut dire quoi, ça?» Bao, lui, il n'est pas français, ses parents ont fui le Vietnam pour des raisons politiques. Ils ont rejoint ses grands-parents, Français d'Indochine. Bao a grandi dans sa cité de Bagneux, mais il se sent exclu de la société française. Alors il dit : «C'est peut-être normal, parce que moi, je ne suis pas là en tant qu'ancien Français, comme les Algériens, mais en tant qu'étranger.» Et puis il y a un grand balèze, c'est Franck. Il a 24 ans, il est Français d'origine ivoirienne et donne des cours de self-défense. Il a même entraîné la BAC (brigade anticriminalité) de nuit de Paris pendant un an. Il raconte aussi qu'il a eu une petite amie blonde aux yeux bleus, qu'une fois, ils ont pris le métro. A la station Passy, Franck a cédé sa place à un couple de personnes âgées, et le monsieur l'a remercié comme ça : «Ah... Ça a quand même servi à quelque chose, la colonisation!» Justement, parlons-en. Hanane, Marie, Bao et Franck ont mal à leurs ancêtres. Hanane a des origines étrangères, oui. Mais finalement, sa famille est française depuis bien longtemps, avec seulement une petite interruption sur deux générations, juste après l'indépendance de l'Algérie. Pas de quoi faire une histoire. Son père et ses grandsparents sont arrivés en France en 1962, ils ont atterri dans les bidonvilles de Houilles. A l'époque, ils savaient pourquoi ils venaient, leurs bras allaient être efficaces au pays. Après, ils repartiraient en Algérie, là où ils avaient tout laissé, y compris leur mémoire. Hanane a hérité de cet épais silence, des souvenirs tus, qu'elle traduit comme ça : «Je crois que mon père a souffert.» Elle dit qu'il a fait la guerre d'Algérie, et c'est tout ce qu'elle sait. Lui, ici, il est ressortissant étranger, et n'a jamais voulu de la nationalité, ce serait «un déshonneur». Les parents de Hanane sont seulement de passage, ils feront leurs vieux jours au pays, quand les enfants seront tous grands. C'est leur choix. Mais voilà, pour eux «c'est fini» ;elle, elle est française, elle n'a pas ce choix de rentrer là où elle n'est pas née. Elle a loin derrière elle un pays d'origine, l'Algérie, dont elle est décrochée, et devant elle une terre natale, la France, qui n'offre aucune accroche. «Pourquoi n'avons-nous aucune reconnaissance, aucune place économique, culturelle, politique, dans cette société qui est pourtant la nôtre?» Comme si elle était suspendue dans le vide. Marie aussi a ce sentiment de n'avoir pas droit à sa vie : «La France est venue chercher nos parents pour qu'ils ramassent les poubelles ou fassent les chiens de garde ici, et aujourd'hui rien n'a changé : un Noir est toujours un indigène. C'est la mentalité coloniale qui est restée.» Comme si le regard des autres la réduisait à ses seules apparences, «une hypocrisie à la française, cette façon de vous rejeter avec un sourire complaisant». Marie dit qu'il faut agir, se battre, il n'y a pas d'autre solution pour elle. Hanane, elle, laisse faire. Elle pense que pour elle, c'est raté. Elle croit que son père a finalement mieux vécu en France qu'elle-même n'y vivra jamais : «Matériellement, mes parents ont été défavorisés, très pauvres. Mais ils ont toujours su ce qu'ils faisaient en 27 France. Ils y avaient une place économique. Et la possibilité de partir a toujours existé.» Hanane trouve des explications à son problème. Si elle a le sentiment de déranger, d'être de trop, ça doit sûrement venir du fait que «nous, les enfants d'immigrés, nous n'étions pas au programme. Nous sommes une bande d'imprévus. Nos parents devaient travailler puis repartir, mais ils ont fondé des familles». Hanane, Marie, Bao et Franck ont grandi ensemble, prisonniers d'une autre image encore, qu'ils n'ont pas choisie non plus, celle d'enfants des quartiers. Bande de petits « sauvageons » élevés à l'écart du reste de la société française. «Comme si on ne nous aimait pas», dit Marie. Avec des parents, des grands-parents qui ont choisi de faire «profil bas», de toujours se taire devant les institutions et leurs représentants. Comme s'il fallait être reconnaissant envers la France qui offrait une chance aux enfants. «Quelle chance? demande Franck. Celle de n'avoir pas droit aux mêmes avenirs que tous les jeunes Français?» Pour Hanane, «c'est typiquement les vestiges de notre histoire, ça... Mes parents sont restés dans un rapport colonial aux Français. Ils sont persuadés que leur civilisation va tirer leurs enfants vers le haut». Et ils transmettent cette idée qu'en nourrissant une relation «avec tel ou tel Blanc bien placé, on y arrivera». Marie dit que c'est ce réflexe qui tue la solidarité dans les quartiers. Et puis vient le jour des questions existentielles, «il y a toujours un moment où on se demande d'où on vient, ce qu'on fait là». Comme une violence, c'était l'entrée à la fac, avec «la découverte de l'image du Français colonisateur». Marie et Hanane ont fait connaissance avec un autre monde, où elles ne se sentaient pas à leur place. Elles venaient de leur banlieue, et leur «culture sociale était appréhendée comme inférieure à celle qui domine». Un problème de classes, d'abord, c'est comme ça qu'elles ont confusément vu les choses. Et puis, il y a des professeurs qui ont demandé à Hanane: «Ça se prononce comment votre prénom chez vous?» C'est là qu'elles ont compris que le problème dépassait le social, il y avait comme « une sorte de gentil racisme». Et toujours cette tendre curiosité pour ses petits gâteaux arabes, son couscous, son thé à la menthe. Le cliché, quoi. Et puis il y a eu la loi de février 2005, préconisant l'enseignement du « rôle positif » de la colonisation dans les manuels scolaires. Hanane s'est dit ça: «Bah, ils n'ont plus qu'à nous chier dessus, maintenant.» Et puis, elle a pensé que la guerre d'Algérie n'était toujours pas finie, qu'elle se poursuivait encore: «C'est devenu une bataille du sens autour de cette question : qu'est-ce qu'on fait là?» Franck, lui, va rentrer chez lui, en Côte d'Ivoire. Il croit que la France a peur de ses étrangers, qu'elle se regrette elle-même. Alors il ne s'accorde même pas le droit d'espérer un avenir ici: «On se fout de notre gueule dans ce pays! Ce sont nos députés qui ont voté ça? Mais où est la démocratie pour les gens qui sont colorés et habitent les cités?» Bao a tout écouté, en silence. Il a pris sa tête entre ses mains, et puis il a levé les yeux vers ses copains. Parce qu'il venait de comprendre que tous étaient finalement très «intégrés». Et lui, il voudrait bien pouvoirs'exprimer «comme vous. Mais je ne me sens pas légitime pour ça». Il a souri, et puis avoué qu'il se sentait... «vraiment dans la merde, pire qu'un Gitan». Elsa Vigoureux Nouvel Observateur Semaine du jeudi 8 décembre 2005 - n°2144 - Dossier « ON LEUR A VOLE LEUR AME EN LES PRIVANT DE LEURS RACINES » RACONTE-MOI TON HISTOIRE http://www.nouvelobs.com/dossiers/p2144/a289623.html L'an dernier, la psychologue Martine Vantses s'est livrée à un travail d'écriture avec une classe de CM2 de l'école Romain-Rolland à Stains (93). Ce travail va déboucher sur un douloureux exercice de mémoire, mettant en lumière les blocages mentaux de ces enfants qui ne savent pas qui ils sont parce qu'on ne leur a pas dit d'où ils venaient Ils sont 20 enfants de 10 ans, tous blacks ou beurs, pas une tête blonde, pas un seul Franco-Français. L'instituteur qui officie dans cette école depuis vingt-trois ans fait un peu figure de rescapé, ses anciens collègues sont maintenant réfugiés en Bretagne. Lui tient, m'explique-t-il, parce qu'il est un militant « trotskiste anarchiste ». Pour entrer en contact avec ces enfants, je commence par raconter à la classe mon histoire : un père immigré, macédonien de Grèce, une mère bretonne, orpheline à 6 ans. L'un et l'autre sont très peu allés à l'école, mon père dès l'âge de 7 ans gardait les moutons dans les montagnes des Balkans et devait les protéger des loups et des ours. Mes parents se sont rencontrés dans une ferme où ma mère était bonne à tout faire et mon père, vacher. Une histoire de pauvres comme la leur, même si la comparaison s'arrête là, c'est toujours un terrain d'entente. Les enfants sont saisis, ils écoutent puis questionnent. Ils veulent savoir ce que j'écris, si je suis connue, si mon père, à force de travailler, s'est enrichi. J'écris leurs prénoms en alphabet grec, ils sont contents. Quand arrive leur tour de raconter leur histoire, une élève d'origine malienne, Sokona, commence par m'expliquer qu'elle a vu une femme qui ne se nourrissait que de cheveux, quand elle est morte elle en avait l'estomac rempli ; un autre, qu'il connaît un homme qui a eu 40 jumeaux avec la même femme. Tous crient, veulent parler. Moi, je panique : qu'est-ce qui les rend soudainement aussi « fous » ou, si on préfère, aussi surréalistes ? Je comprends que leur histoire à eux, personne ne la leur a racontée. La plupart ne savent pas où ils sont nés, d'où ils viennent, ils 28 ignorent comment leurs parents sont arrivés en France. J'insiste pour qu'ils écrivent les questions qui leur tiennent à coeur et auxquelles ils demanderont à leurs parents de répondre. Là, le déchaînement gagne les corps, la moitié de la classe est debout, Coundy saute à pieds joints sur sa chaise, Youssef s'empare du ballon de foot, Camélia titille ses voisins de devant avant de s'affaler sur sa table, la tête entre les bras. Elle n'en bougera plus, elle n'écrira pas un mot. Quelques-uns arrivent à surmonter leur peur et commencent à écrire : «Est-ce que mon père m'aime?», écrit en préambule Rebeya, petite Algérienne qui se fait appeler Rébecca. «Est-ce que tu parles le russe?», compte demander Evangéliste à sa mère, congolaise comme lui. «Je ne veux pas écrire mon histoire», Sofiane pleure, je comprends au milieu de ses sanglots que son père est malheureux et qu'il ne veut lui poser aucune question. Coundy me crie : «Tu viens pour faire pleurer les enfants!» C'est le plus agité de la classe, celui pour lequel la directrice a dû faire plusieurs signalements. Certains écrivent avec passion, ils veulent tout savoir de leurs ancêtres, de leur pays, des jeux auxquels jouaient leurs parents quand ils étaient enfants, du métier qu'ils faisaient avant de venir en France. Ils sont partis des questions plein leur cartable. Deux semaines plus tard, ils sont là avec leurs réponses. Rébecca, face à la classe, devant le tableau, se prête la première à l'exercice de lecture des questions et des réponses qu'elle a recueillies auprès de sa mère : «Est-ce que mon père m'aime? -Non, il ne t'a jamais aimée.» Coundy intervient : «Qu'est-ce que ça te fait de savoir que ton père t'aime pas?» «Je le savais», répond Rébecca avec assurance. Je précise quand même qu'elle ferait mieux de demander à son père, peut-être que lui ferait une autre réponse. C'est au tour de Coundy, il a demandé à son père quels étaient les métiers de ses deux grands-pères : «Docteur et commerçant.» Silence... «Qu'est-ce que ça t'a fait de savoir que ton grand-père était docteur et l'autre commerçant?», interroge Sofiane. «Ça m'a sauvé!», répond Coundy tout à trac. Estomaquée, je demande : «Pourquoi dis-tu que ça t'a sauvé? -Parce que ça m'a sauvé!» Qu'y a-t-il à ajouter ? Rien, sinon qu'on leur a volé leur âme en les privant de leur histoire, de leurs racines. Ce qui est pénible, ce n'est pas de travailler avec ces élèves, c'est l'isolement que l'on ressent. On est au bout du monde dans ces quartiers, dans ces écoles. Personne avec qui échanger, avec qui être créatif, trouver l'élan nécessaire pour sortir des impasses. L'instituteur, la directrice sont seuls avec des élèves qui ne peuvent pas acquérir les savoirs de base, apprendre le français, les mathématiques, tant qu'ils sont envahis par la conscience vague d'un malheur sur lequel ils ne peuvent pas mettre de mots, celui de leurs parents. Sans ces mots, sans cette prise de conscience, on les laisse dans un no man's land, dans cette friche qui les entoure et les habite. Ces enfants sont laissés dans l'ignorance de ce que sont leurs parents, donc de ce qu'ils sont eux-mêmes. Et on s'étonne ensuite de leurs faibles capacités intellectuelles. Pourtant, ils sont intelligents, capables d'établir des liens, de réfléchir, de s'étonner. N'est-ce pas le silence de leurs parents, chargé de souffrance, qui les empêche d'apprendre, qui les rend sourds au reste, comme s'ils n'entendaient que cela ? Pris dans un malheur non dit, à peine pensé, ils vivent une relégation dont ils ne pourront sortir pour s'ouvrir au monde qu'en nommant et en comprenant les tenants et les aboutissants de ce malheur qui les possède sans avoir jamais été reconnu ni partagé. Martine Vantses est psychologue clinicienne, Feya Reggios est docteur en psychologie, professeur des universités, membre de la Société psychanalytique de Paris. Nouvel Observateur Semaine du jeudi 8 décembre 2005 - n°2144 - Dossier L'HISTORIEN MARC FERRO REVISITE CINQ SIECLES DE COLONISATION UN BILAN GLOBALEMENT NEGATIF http://www.nouvelobs.com/dossiers/p2144/a289624.html S'enrichir, christianiser, « civiliser » : les justifications de l'entreprise coloniale n'ont pas manqué au cours de l'histoire. Mais l'incapacité des colonisateurs, prisonniers de préjugés raciaux, d'accorder la citoyenneté aux peuples asservis a produit un désastre Ainsi, selon la loi du 23 février 2005, il conviendrait d'enseigner les aspects positifs de la colonisation française. Folie! Les historiens ne peuvent que s'insurger contre une telle disposition. L'Etat qui gouverne n'a pas à présenter la morale de l'histoire dont il a été l'agent ; sanctifiant sa politique comme s'il avait toujours incarné le bien. Voilà une tentation qui rappelle celles des Etats totalitaires et la célèbre phrase de Khrouchtchev considérant les historiens comme des «gens dangereux». Signe de temps troublés, une association communautaire antillaise poursuit devant les tribunaux un historien - Olivier Pétré-Grenouilleau - qui aurait, lui, le grand tort de ne pas voir le mal où il faut. Son crime ? Avoir établi dans un récent ouvrage l'intrication de la traite atlantique (pratiquée par les esclavagistes occidentaux) avec les traites arabe et africaine. Au nom de ce genre d'oukase victimaire, nous faudra-t-il bientôt oublier que ce sont les nations européennes qui, après l'avoir 29 pratiqué à grande échelle, ont aboli l'esclavage... Tandis qu'il subsiste encore aujourd'hui dans certains pays d'Afrique et d'Arabie ? A la vérité, ce n'est ni en écrivant de l'histoire officielle ni en sacrifiant aux passions communautaires que l'on pansera les plaies du passé. Car si l'on peut réparer des fautes, on ne peut réparer l'histoire. De la plantaton à l'empire Phénomène planétaire avant-coureur de la mondialisation, la colonisation est aussi ancienne que le monde occidental. Systématisée par les Grecs puis par les Romains, elle consiste à occuper une terre étrangère, à la mettre en culture et à y implanter des colons. Mais la tradition historique date véritablement le fait colonial à l'époque des grandes découvertes et de l'expansion européennes dans le Nouveau Monde. La conquête poursuit alors un but lucratif (l'or !) et religieux (la conversion des Indiens d'Amérique). Mais l'extermination des populations autochtones et l'économie de la plantation (canne à sucre, coton...) « justifient » bientôt l'organisation de la traite négrière. C'est le temps du pacte colonial cher à Colbert qui réserve une exclusivité commerciale à la métropole. Le projet colonial se métamorphose dans la seconde moitié du xviie siècle lorsque, aux possessions britanniques homogènes protestantes, axées sur le commerce, se substitue un empire qui s'étend brusquement au Québec, en Floride, aux Indes... de sorte que la Grande-Bretagne devient maîtresse d'un empire immense et surtout hétérogène. Dès lors, c'est la volonté de domination qui prime, au-delà de toute limite. Cette expansion par la force, sans objectifs préétablis, est soutenue par une majorité de l'opinion fière de tels accomplissements. C'est l'ère des nations et de leur volonté de puissance. A cet égard l'apogée de l'impérialisme colonial se situe entre 1870 et 1914, lorsque les grandes nations européennes se livrent une course effrénée pour s'approprier l'Afrique : rivalités continentales et appétits économiques se mêlent inextricablement. A tel point que cet impérialisme, de plus en plus coûteux et insupportable aux populations indigènes méprisées et aliénées, ne survivra pas à la Seconde Guerre mondiale et aux mouvements d'émancipation nationale. C'est la « décolonisation », un terme mal choisi, européocentrique, qui ignore la part des peuples opprimés dans leur libération. Terminée la colonisation ? Pas vraiment. Aussitôt, en effet, une nouvelle forme d'expansionnisme s'est manifestée. Il s'est agi désormais d'une « colonisation » sans colons. Une domination économique des colonisateurs, doublée d'une ingérence politique, a pris le relais dans les pays ex-colonisés. On a pu parler de « néocolonialisme ». Singulièrement de la part de la France, dont la stratégie a longtemps consisté à conserver des liens aussi occultes que privilégiés avec ses anciennes possessions africaines. Dans le même temps s'opérait une sorte d'inversion du mouvement de la colonisation. Maghrébins et Africains ont émigré vers les anciennes puissances coloniales pour y effectuer bon nombre de travaux pénibles, comme autrefois dans leur pays... Le «modèle colonial français» Sous l'Ancien Régime, l'aventure coloniale française démarre presque fortuitement, pour contrer les visées espagnoles et britanniques dans le Nouveau Monde. Il s'agit d'une expansion par mesure préventive en quelque sorte, moins pour conquérir de nouveaux territoires que pour empêcher des concurrents de s'en emparer. Les plus grandes possessions ainsi conquises seront d'ailleurs cédées : le Québec reviendra aux Britanniques et la Louisiane aux Etats-Unis. Après la période révolutionnaire marquée par la prise d'indépendance prémonitoire d'Haïti, le projet colonial est relancé par Charles X et Louis-Philippe : la conquête de l'Algérie est placée sous le signe de l'expansion nationale et de l'évangélisation. Ce programme « réactionnaire », prolongé par le Second Empire en Indochine, est en définitive repris par la République qu'incarne Jules Ferry. Mais attention, à la poursuite des intérêts nationaux, économiques et religieux, les républicains ajoutent un nouvel argument : la mission civilisatrice ! A la différence notable du modèle commercial britannique fondé sur l'exploitation économique dont l'aboutissement sera la puissante Compa-gnie des Indes orientales, le colonisateur républicain prétend protéger, élever et assimiler - en les christianisant si besoin est - les populations indigènes. Le colonialisme de la IIIe République table sur l'aspiration de tous les hommes à devenir citoyens, français de préférence, aussi cette « récompense » n'est-elle décernée qu'avec parcimonie. Unique en son genre, cette doctrine sera à l'origine d'un profond malentendu. Elle rendra particulièrement difficile le processus de la décolonisation, pour la simple raison qu'elle ne l'envisage pas. Le triste statut des indigènes Sans excès, on peut affirmer que la colonisation a abouti à un développement du racisme et que ce racisme a principalement nourri la rancoeur des colonisés. Les humiliations subies par les Algériens, Africains, Annamites ou Malgaches sous l'administration coloniale française ont certainement contribué, plus que les violences extrêmes de la conquête ou les diverses formes d'exploitation et de spoliation, à la colère des offensés. Mus par la doctrine des Lumières et l'éclat de la Révolution de 1789, les Français, qui ont fini par abolir l'esclavage en 1848, prétendaient accomplir une mission libératrice. Leur résister était donc faire preuve de sauvagerie. C'est au nom de la civilisation et pour le maintien de l'ordre qu'on devait garantir les droits des 30 Européens et de fait assurer leur prééminence. Ceux qui ne les respectaient pas devenaient des délinquants. En cas de révoltes - et elles furent nombreuses au Maghreb comme en Indochine -, la répression, laissée aux bons soins de l'armée coloniale, était violente, voire sanglante. En outre, au xixe et au début du xxe siècle, quand les idées de Darwin exerçaient une certaine fascination et que la lutte des classes constituait la version humaine de la lutte des espèces, la colonisation apparut comme un troisième versant de cette conviction scientiste : dans sa bonté l'homme blanc ne détruit pas les espèces inférieures, il les éduque, à moins qu'elles ne soient pas tout à fait humaines. Alors il les cantonne dans des ghettos : c'est ainsi que les Canaques de Nouvelle-Calédonie, jugés indignes de la République, ont été parqués dans une réserve. A la colonie, l'administrateur ou le colon est le maître. Il lui suffit d'être français ou britannique pour dominer la société indigène. C'est bien la race qui désigne l'élite et justifie l'oppression. «Moi, disait le directeur d'une grande poste dans une colonie française d'Afrique du Nord, je ne tolérerais pas d'avoir directement un Arabe sous mes ordres.» Pourtant, les « indigènes », dont seule une minorité pouvait accéder à l'école républicaine, ont longtemps accordé foi aux promesses des colonisateurs. Après leur participation aux deux guerres mondiales, il leur avait été promis qu'ils deviendraient citoyens à part entière. Mais en Algérie, comme ailleurs, les élections furent grossièrement truquées, les protestataires incarcérés et suppliciés. Dans l'incapacité de s'assimiler, les élites locales passées par l'école républicaine formèrent l'avant-garde de la contestation nationaliste. Ce fut l'enchaînement fatal de la violence : les insurgés devinrent criminels à leur tour alors même qu'au quotidien les deux communautés, européenne et indigène, avaient pu se côtoyer et expérimenter une réelle fraternité. Aussi réels que ne furent par la suite leur désenchantement et leur colère. Les colonies, un trésor ou un fardeau? Depuis l'origine de la colonisation, les économistes se disputent sur le point de savoir si l'aventure est « rentable ». Et de nombreux théoriciens libéraux en ont, sur ce point, contesté le bien-fondé. «Le revenu que le gouvernement tire des colonies est une ressource nulle pour l'Etat [...] si l'on compte ce qu'il en coûte chaque année pour la défense et l'administration des colonies, même pendant la paix», estimait Turgot, l'économiste de Louis XVI en 1776. Aujourd'hui, les travaux de l'excellent historien Jacques Marseille semblent abonder dans ce sens : la France métropolitaine aurait plus investi dans les colonies qu'elle n'en a retiré de revenus. Voilà qui va à l'encontre des idées reçues. Mais cette approche demeure parcellaire. Le calcul de rentabilité financière ne prend pas en compte l'aspect social et humain de la colonisation. Les colons étaient souvent des relégués (après 1851 par Napoléon III), des réfugiés (Alsaciens ou Lorrains après 1871), des indésirables qui avaient tout perdu et s'en allaient refaire leur vie. Comment comptabiliser ce que la colonisation leur a apporté ? Quant aux colonisés, c'est avec Nehru qu'on évalue les avantages que la colonisation leur a apportés : «Un des traits les plus remarquables de cette domination est que les plus grands maux qu'elle a infligés présentent extérieurement l'apparence de bienfaits du Ciel : ils étaient nécessaires et nous avons une grande gratitude envers l'Angleterre de nous les avoir apportés. Mais nous ne devons pas oublier que leur premier objet fut le renforcement de l'impérialisme britannique sur notre sol en permettant le resserrement de l'étreinte administrative et la conquête de nouveaux marchés pour les produits de l'industrie anglaise.» Ce jugement vaut aussi bien pour l'Indochine ou l'Afrique du Nord... En Algérie, Ferhat Abbas dressait le bilan de façon plus sarcastique : «Que m'importe qu'on mette de l'électricité dans la maison si cette maison n'est pas à moi.» L'ambiguïté de l'oeuvre coloniale est là : les colonisés ont sans doute un peu profité, surtout après l'indépendance, des infrastructures léguées par les colonisateurs. Mais ces réalisations ne leur étaient pas destinées. L'anticolonialisme, toujours minoritaire L' « anticolonialisme » - opposition fondamentale aux méfaits du colonialisme - plonge ses racines aux origines mêmes de la colonisation. Dès 1540, au nom de la foi chrétienne, l'évêque espagnol Bartolomé de Las Casas prend la défense des Indiens du Mexique persécutés par l'Eglise et les conquistadors. A cette tradition chrétienne s'ajoute, au xviiie siècle, la protestation humaniste de quelques philosophes. Mais la condamnation vigoureuse du « droit de conquête » par Jean-Jacques Rousseau ne produit guère d'effet : la Révolution abolit l'esclavage. Mais la mesure ne sera guère appliquée et sera annulée par Napoléon en 1802. Ultérieurement, chez les socialistes et les marxistes, tantôt on condamne les méthodes de la colonisation sans en contester le principe (« on ne va pas rendre l'Amérique aux Indiens »), tantôt on juge, tel Jules Guesde, que la colonisation favorise la bourgeoisie et affaiblit ainsi le prolétariat dans sa lutte pour la révolution. «Le droit du divorce n'implique pas la nécessité du divorce», explique Lénine, pour qui le séparatisme des colonies affaiblit le camp de la révolution. C'est en Algérie que la gauche ralliée dans sa majorité à la « République coloniale » déçoit le plus les colonisés. Avant l'insurrection algérienne, les communistes préférèrent prendre langue avec les extrémistes attachés à 31 l'islam plutôt qu'avec les nationalistes de Ferhat Abbas, volontiers républicains mais réputés « bourgeois », donc « sans avenir ». Du postcolonialisme Quarante ans après la décolonisation, l'écart qui s'accroît entre les pays développés et les autres ne peut qu'amener les victimes de l'histoire à y rechercher l'origine de leurs malheurs actuels. « Le colonialisme est mère de tous les vices », semblent dire les dirigeants de ces pays réunis à Durban en 2001 pour obtenir des réparations de l'Occident. Mais ces élites, qui n'ont guère ménagé leurs peuples et ont bien souvent failli, peuvent difficilement nier avoir une responsabilité dans le triste sort que connaît leur pays. N'oublions pas qu'en Asie du Sud-Est des pays ex-colonisés, sans ressources particulières, ont rejoint le club fermé des pays développés ; que certains pays arabes, riches en pétrole, ont fait de même ; que certains pays africains et arabes ont participé aussi au système colonial, comme agents, et pas seulement comme victimes. Voilà qui rend complexe le procès du colonialisme, étant entendu que ses pratiques les plus inhumaines - la traite et l'esclavage, le travail forcé, la torture... - ont bien constitué un crime contre l'humanité. Marc Ferro est directeur d'études à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences sociales. Spécialiste de la révolution russe et de l'URSS, il est l'auteur de nombreux ouvrages, dont une « Histoire des colonisations », Seuil, « le Livre noir du colonialisme », Robert Laffont, et « le Choc de l'islam », Odile Jacob. Laurent Lemire 32 A CONTRE SENS – DEBAT SUR LA REPUBLIQUE COLONIALE DEBAT SUR LA RÉPUBLIQUE COLONIALE Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Françoise Vergès - La République coloniale Citation Parce que la volonté de vivre ensemble au sein de la République ne se résume pas seulement à la capacité de l'État à détruire les tours de nos cités, à légiférer sur le voile ou à organiser l'immigration. Elle se révèle aussi dans la construction d'une histoire commune, ni la nôtre, ni la leur. Celle de la République. Celle de la France. Abd-El Krim 1 message La colonisation en procès » 25.03.2004 » 22:40:51 Écrit par deux historiens et une politologue, cet ouvrage ne dissimule pas son objet : il se veut le manifeste d'une « école » critique du fait colonial dans la période républicaine, des années 1880 à nos jours. La méthode utilisée consiste à envisager l'histoire de la colonisation, non du point de vue européocentriste qui a prévalu jusqu'alors, mais sous l'angle des indigènes, dont les colonisateurs ont ignoré la civilisation pour les considérer comme des « sauvages » à éduquer. A partir de là, les auteurs soulignent les contradictions de la « République coloniale » dont la mission civilisatrice repose sur une utopie, l'alignement des populations colonisées sur le modèle occidental sans que soient véritablement mis en oeuvre les moyens d'y parvenir : la proclamation de principes de liberté et d'égalité régulièrement bafoués dans la pratique quotidienne ; l'instauration de l'hégémonie des colons en lieu et place du progrès, de la justice et de l'État de droit, en vertu de la conviction de la supériorité raciale des Européens. Jusque-là, on se trouve en présence d'un constat historique peu contestable. Mais les auteurs ont une autre ambition, celle de conduire la République à reconnaître ses « crimes coloniaux » et à mettre en procès les Victor Hugo, Jaurès, Ferry ou Gambetta, apôtres de l'extension aux « peuples inférieurs » des bienfaits civilisateurs de la France républicaine. On change ainsi de régistre, troquant la méthode critique contre l'instrumentalisation de l'histoire, confondant le champ de l'analyse et celui du jugement de valeur, brandissant un anachronique devoir de mémoire fondé sur nos vues contemporaines au risque de ne rien comprendre à la culture politique des hommes du XIXème siècle. © Copyright L'Histoire n°286 - avril 2004 "Je préfère me débarrasser des faux enchantements pour pouvoir m'émerveiller des vrais miracles." (Pierre Bourdieu) Etonnante critique de la part de L'Histoire qui a lu (?) ce livre de travers et n'y a manifestement rien compris. Intéressant de voir ça quand on sait que cette revue fait quand même autorité... Citation La méthode utilisée consiste à envisager l'histoire de la colonisation, non du point de vue européocentriste qui a prévalu jusqu'alors, mais sous l'angle des indigènes Je ne sais vraiment pas où ils ont été cherchés ça. Le titre du livre et son contenu sont bien là pour le rappeler comme je l'ai dit dans la chronique : l'histoire, c'est tout le monde, et c'est pas le point de vue d'untel ou d'untel, c'est la recherche de la vérité. Citation Mais les auteurs ont une autre ambition, celle de conduire la République à reconnaître ses « crimes coloniaux » et à mettre en procès les Victor Hugo, Jaurès, Ferry ou Gambetta, apôtres de l'extension aux « peuples inférieurs » des bienfaits civilisateurs de la France républicaine. On change ainsi de régistre, troquant la méthode critique contre l'instrumentalisation de l'histoire, confondant le champ de l'analyse et celui du jugement de valeur, brandissant un anachronique devoir de mémoire fondé sur nos vues contemporaines au risque de ne rien 33 comprendre à la culture politique des hommes du XIXème siècle. Ca me fait un peu mal au coeur de lire ça, enfin ça me fait surtout mal pour les auteurs du livre. Il ne s'agit pas, une fois de plus, de "mettre en procès", mais bien de chercher la vérité. "La culture politique des hommes du XIXème siècle", l'expression prête quand même à rire ; genre surtout ne nous permettons aucune opinion critique sur les Républicains du XIXème... A genoux devant les symboles, tous le froc baissé devant la République de droit divin ! Cet ouvrage n'a rien d'insultant pour les Jaurès etc., mais remet certaines pendules à l'heure pour montrer que la colonisation a été un phénomène républicain. L'expression "anachronique devoir de mémoire" ne veut strictement rien dire ; le devoir de mémoire n'est pas le projet de ce livre, comme je l'ai aussi montré dans la chronique. Ca fait bizarre de se dire que les journalistes d'une revue soi-disant universitaire et intellectuelle ne savent même pas lire un livre sans le filtre aveuglant de leurs préjugés débiles ; et c'est bien énervant de lire ça quand on a lu ce livre qui soulève des problèmes importants et fondamentaux pour l'histoire et le présent. Enfin bon... merci pour avoir recopié l'article, j'avais pas eu la curiosité de voir ce que L'Histoire en disait. Citation A propos de l'"approche de comptable" dont parlent les auteurs en particulier, et de la valorisation de la colonisation en général... Le négationnisme colonial, par Olivier Le Cour Grandmaison LE MONDE | 01.02.05 Mercredi 5 mars 2003. Conformément aux règles de la procédure législative, la présidence de l'Assemblée nationale enregistre ce jour-là la proposition de loi n° 667 déposée par de nombreux députés. Parmi eux se trouve Philippe Douste-Blazy, aujourd'hui ministre de la santé. Les attendus de cette loi, comme le texte lui-même, sont brefs ; ils sont ainsi rédigés : "L'histoire de la présence française en Algérie se déroule entre deux conflits : la conquête coloniale, de 1840 à 1847, et la guerre d'indépendance qui s'est terminée par les accords d'Evian en 1962. Pendant cette période, la République a cependant apporté sur la terre d'Algérie son savoir-faire scientifique, technique et administratif, sa culture et sa langue, et beaucoup d'hommes et de femmes, souvent de condition modeste, venus de toute l'Europe et de toutes confessions, ont fondé des familles sur ce qui était alors un département français. C'est en grande partie grâce à leur courage et leur goût d'entreprendre que le pays s'est développé. C'est pourquoi (...) il nous paraît souhaitable et juste que la représentation nationale reconnaisse l'oeuvre de la plupart de ces hommes et de ces femmes qui par leur travail et leurs efforts, et quelquefois au prix de leur vie, ont représenté pendant plus d'un siècle la France de l'autre côté de la Méditerranée." Suit l'article unique de cette proposition de loi, présenté par Jean Leonetti, député UMP des Alpes-Maritimes : "L'oeuvre positive de l'ensemble de nos concitoyens qui ont vécu en Algérie pendant la période de la présence française est publiquement reconnue." Sereinement exprimé au coeur des institutions par des parlementaires sûrs de leur fait et de leur bon droit, ce stupéfiant négationnisme soutient une histoire édifiante que les signataires de ce texte voudraient, en plus, sanctionner par un vote pour en faire une "vérité" officielle engageant la nation et l'Etat. Envers et contre toute vérité historique, ces représentants défendent le mythe d'une colonisation généreuse et civilisatrice conforme aux idéaux que la France est réputée avoir toujours défendus en cette terre algérienne. (...) Oubliés donc les centaines de milliers de morts, civils pour la plupart, tués par les colonnes infernales de Bugeaud et de ses successeurs entre 1840 et 1881, entraînant une dépopulation aussi brutale que spectaculaire au terme de laquelle près de 900 000 "indigènes", comme on disait alors, disparurent. Oubliées les razzias meurtrières et systématiques, et les spoliations de masse destinées à offrir aux colons venus de métropole les meilleures terres. Oublié le code de l'indigénat, ce monument du racisme d'Etat, adopté le 28 juin 1881 par la IIIe République pour sanctionner, sur la base de critères raciaux et cultuels, les "Arabes" soumis à une justice d'exception, expéditive et dérogatoire enfin à tous les principes reconnus par les institutions et la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Oubliés les massacres de Sétif et Guelma perpétrés, le 8 mai 1945, par l'armée française avec le soutien de l'ensemble des forces partisanes de l'épo! que, Parti communiste compris, le jour même où le pays fêtait dans l'allégresse sa libération. Oubliés les 500 000 morts, les 3 000 disparus (...) et les milliers de torturés de la dernière guerre d'Algérie. 34 Plus récemment, la presse locale et nationale a rendu compte du projet, déjà bien avancé, de la municipalité de Marignane de construire un monument en hommage aux "fusillés" et aux "combattants tombés pour que vive l'Algérie française". Parmi les "héros" de cette période, on trouve Bastien-Thiry, chef du commando de l'OAS qui organisa et dirigea la tentative d'assassinat perpétrée contre le général de Gaulle le 22 août 1962 au Petit-Clamart. Jean-Paul Alduy, membre de l'UMP et maire de la ville de Perpignan, a déjà inauguré en 2003 un mémorial du même type. (...) Quarante-trois ans après la fin de la guerre d'Algérie, les tueurs de l'OAS qui ont assassiné, à l'époque, plusieurs milliers d'Algériens et commis de nombreux attentats dans la colonie et en métropole sont officiellement célébrés dans certaines communes de France avec le silence complice des membres du gouvernement et des principaux responsables de l'actuelle majorité, tous plus amoureux du pouvoir que de la vérité historique, surtout lorsqu'elle est susceptible de porter atteinte à leurs intérêts électoraux et à leurs alliances politiques locales. Singulière époque, étrange conception du "devoir de mémoire" qui se révèle partiel parce qu'il est partial, déterminé qu'il est par des préoccupations partisanes. Remarquable exemple qui illustre, jusqu'à la caricature, la puissance de représentations idéologiques qu'aucun événement, fait ou argument ne parvient à entamer. De là cet aveuglement pris pour une preuve de courage et de lucidité. Extraordinaire persistance, enfin, de ce passéprésent qui, inlassablement, continue d'affecter notre actualité en y instillant le mensonge et la falsification mis au service de sordides considérations électoralistes et d'ambitions présidentielles. Olivier Le Cour Grandmaison enseigne à l'université d'Evry-Val-d'Essonne et au Collège internationnal de philosophie SOURCE : le site de à contre sens , http://www.acontresens.com/livres/21.html, LE 05/09/06 35 RINOCEROS – CRITIQUES DES LIVRES DE NICOLAS BANCEL Nicolas Bancel est historien. Il est un des animateurs de l’Association pour la connaissance de l’histoire de l’Afrique contemporaine (ACHAC). De l’indigène à l’immigré > Paris, Découverte Gallimard, 1998, 128 pp. Questionner le passé colonial de la France et en identifier les prolongements actuels : telle est l’entreprise d’un courant de jeunes chercheurs dont Nicolas Bancel et Pascal Blanchard sont parmi les animateurs les plus actifs. Ils se distinguent par une analyse de l’imaginaire et de l’idéologie coloniaux fondée sur une lecture iconologique des représentations coloniales, et post-coloniales, de l’Autre. De l’indigène, donc, puis de l’immigré. On leur doit, entre autres associations et agences de recherche sur le colonialisme [1], la publication de plusieurs contributions à un débat fort récent en France. La lecture croisée de deux d’entre elles me paraît constituer une entrée pertinente pour qui s’intéresse à l’articulation de l’histoire coloniale et de l’histoire nationale, voire européenne, et ses avatars constitutifs des rapports interethniques dans les sociétés de résidence des immigrés post-coloniaux : l’ouvrage De l’indigène à l’immigré et le dossier « Colonisation-Immigration » qu’ils coordonnent avec Sandrine Lemaire dans Migrations Sociétés [2] se complètent l’un l’autre : le premier, riche d’une iconographie... frappante, met en évidence la filiation des représentations racistes et stigmatisantes de l’immigré « maghrébin » ou « africain » et du colonisé. Le second ouvre des pistes d’études comparatives en Europe de la construction d’une « culture coloniale » dont les formes d’expression varient dans le temps et l’espace, mais qui préside encore au traitement des immigrés et de leur enfants. Dans les deux textes, si les auteurs s’attachent particulièrement à déconstruire la « face mentale », ancrée dans l’idéologie raciste, de ces rapports socio-historiques, c’est bien en l’inscrivant dans au sein des enjeux politiques et économiques de la construction et de l’histoire nationale (et européenne) qu’ils procèdent. En ce qui concerne la France, l’analyse sur la longue durée de la collusion entre idéologie républicaine [3], idéologie coloniale et libéralisme laisse perplexe quant au concert de louanges qui s’élève de façon récurrente, mais surtout lorsqu’il est question de la visibilité publique et de la contestation de l’ordre social par des groupes sociaux dominés, sur l’universalisme républicain. Les valeurs de liberté, d’égalité, de fraternité s’accommodent mal de l’héritage colonial refoulé, d’une vision racialisante du monde renforcée par un nationalisme protéiforme, dans un contexte de crise économique, politique et institutionnelle qui accentue les difficultés d’accès à une égalité des droits, non seulement formelle mais réelle, entre « immigrés » et « Français » qu’ils soient « européens » ou « extra-européens » - ce qui suppose une refonte profonde des notions d’altérité et d’égalité. Ce retour sur l’histoire liée du colonialisme et de l’immigration nécessite donc d’interroger le modèle d’intégration qui prévaut en France, et si, à l’instar de Bancel et Blanchard, on peut affirmer que la construction « d’une mémoire collective commune » est indispensable à ce travail, il implique de réfléchir, aussi suranné que cela paraisse à certains, en termes de projet de société. Voir également, sur l’imagerie colonialiste, les travaux de Pascal Blanchard, Nicolas Bancel, Sandrine Lemaire, Laurent Gervereau et Gilles Deroo. Entre autres : • Images et colonies. Iconographie et propagande coloniale sur l’Afrique française, Éditions Syros, 1995 • L’Autre et Nous, Achac et Syros, 1995 • Zoos humains, La Découverte, 2002 Source : site de rinoceros, http://www.rinoceros.org/, le 05/09/06 à 17h07 36 OUMMA – ENTRETIEN AVEC LES AUTEURS DE LA FRACTURE COLONIALE « LA QUESTION COLONIALE LONGTEMPS OCCULTEE, PEUT ECLAIRER DES PANS DE NOTRE PRESENT » Entretien avec Pascal BLANCHARD, Sandrine LEMAIRE et Nicolas BANCEL dimanche 9 octobre 2005 Nicolas BANCEL, Sandrine LEMAIRE et Pascal BLANCHARD, historiens, ils viennent de co-diriger LA FRACTURE COLONIALE. La société française au prisme de l’héritage colonial , aux éditions La Découverte, avec les contributions d’Olivier Barlet, Ahmed Boubeker, Anna Bozzo, Rony Brauman, Sarah Delporte, Thomas Deltombe, Marcel Dorigny, Marc Ferro, François Gèze, Nacira Guénif-Souilamas, Arnauld Le Brusq, Didier Lapeyronie, Olivier Le Cour Grandmaison, Philipe Liotard, Achille Mbembe, Mathieu Rigouste, Patrick Simon, Benjamin Stora, Françoise Vergès et Michel Wieviorka. Ils ont également co-dirigé ensemble, avec d’autres auteurs ou séparément, plusieurs ouvrages sur la question coloniale, dont : Nicolas Bancel, Pascal Blanchard et Françoise Vergès, La République coloniale. Essai sur une utopie (Albin Michel, 2003) ; Pascal Blanchard et Sandrine Lemaire, Culture coloniale (Autrement, 2003) et Culture impériale (Autrement, 2004) ; Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Gilles Boëstch, Éric Deroo, Sandrine Lemaire, Zoos humains. Aux temps des exhibitions humaines (La Découverte/“ Poches ”, 2004). Vous affirmez que la colonisation est consubstantielle à la République ? Non, et ce serait commettre une grave erreur d’appréciation que d’affirmer cela. La colonisation est un mouvement historique connu par de nombreuses sociétés. Ainsi les sociétés occidentales modernes colonisent dès le XVIIIe siècle. Loin d’être proprement républicaine la colonisation a été le fruit de nombre de régimes politiques divers allant de la monarchie à la république en passant par la dictature, témoignant avant tout de l’expansion de la puissance de l’Europe et de la projection des rivalités intereuropéennes sur les autres continents. La République, en tant que tel, n’est pas en cause. Par contre, l’implication indéniable de la République comme système politique, à partir de la seconde république, dans la genèse de la colonisation moderne et les rapports d’interactions très puissants que la pensée républicaine a entretenu avec ce qu’on appelait alors “ l’œuvre coloniale ” sont indéniables notamment pour les IIIe et IVe République. Ces rapports ont coloré durablement les représentations que la République se faisait d’elle-même et de sa “ mission ” vers des peuples considérés alors comme “ inférieurs ” par la recherche pseudo scientifique du XIXe siècle, théorie popularisée et utilisée par l’idéologie politique devant justifier la conquête. La ferveur - souvent sincère - de l’évangélisme républicain a eu pour conséquence - aussi - de nier la richesse des autres civilisations. Toutefois cette “ missiologie ” civilisatrice n’est pas propre, encore une fois, à la République puisqu’on retrouve cette même “ foi ” aussi bien dans les monarchies britannique, belge ou encore hollandaise. La particularité républicaine - et donc les difficultés actuelles autour des questions de mémoire et d’histoire qui deviennent de véritables enjeux -, réside dans le fait que la possession de colonies dans lesquelles résidaient des sujets pour la plupart semblait antinomiques avec les valeurs de liberté et d’égalité prônée par le régime républicain français. Comment expliquez-vous le retour de “ la question coloniale ” dans les débats publics en France ? Comme tous les traumatismes historiques, quelques décades sont nécessaires avant de pouvoir se retourner plus sereinement sur ces périodes difficiles. Pensez à Vichy : il a fallu attendre la publication du livre de Paxton en 1973, puis les procès des années 1980-1990, pour que la société française envisage de remettre en cause la mythologie essentiellement gaulliste - élaborée à la libération - d’une France unanimement résistante. Pour la colonisation, nous arrivons, nous semble-t-il, à une “ conjoncture-pivot ” : il devient possible de parler de ce passé. L’exercice est difficile parce que la colonisation nous laisse en partage de nombreux héritages, tels, par exemple, les liens historiques tissés avec les anciennes colonises, qui ont favorisé l’immigration postcoloniale, le maintien d’un semblant de puissance française sur l’ancien “ pré carré ” colonial, ou la francophonie. La colonisation, comme nous l’envisagions dans la première question, est également difficile à assumer car elle met en abyme le discours républicain, ou plutôt elle met en évidence le double discours que la France a tenu lors de son épopée coloniale (d’un côté la “ mission civilisatrice ”, de l’autre les inégalités structurellement entretenues entre les colons et les colonisés, par exemple). Aujourd’hui, la question coloniale fait retour parce que, implicitement ou explicitement, chacun sent que cette période, longtemps occultée, peut éclairer des pans de notre présent (c’est ce que démontre du reste une enquête que nous avons récemment dirigée à Toulouse). C’est le cas, bien sûr, des rapports que la “ société globale ” entretient avec “ l’Autre ”, et plus précisément les immigrés postcoloniaux ou des questions sur l’islam et sa place dans la société contemporaine. Il est remarquable que la France soit pratiquement la dernière ex-métropole (avec le Japon) à se pencher - avec beaucoup de réticences -, sur son passé colonial. Il est également intéressant de constater que la France n’a pas 37 encore, au niveau universitaire, constitué d’équivalent aux postcolonial studies, visant à analyser la société à l’aune des héritages et prolongements coloniaux, à l’inverse de la littérature scientifique anglo-saxonne. Nous avons donc pris - à tous les niveaux - un certain retard et il est donc normal que les questions coloniales et postcoloniales soient désormais mises en lumière. Par ailleurs, on constate que la question de l’histoire et de la mémoire coloniale et de ses conséquences contemporaines font aujourd’hui l’objet de multiples instrumentations (ce que certains ont nommés la “ guerre des mémoires ”). Dès lors de nombreuses frustrations naissent de ces occultations, manipulations, ou encore ingérences politiques dans le travail des historiens ou auprès des premiers relais d’apprentissage et véhicules de connaissance comme l’école notamment. C’est finalement le signe, là encore, que ce passé est progressivement extirpé de l’oubli et l’on peut espérer que les convulsions actuelles laisseront progressivement la place à une histoire assumée. Quels sont les symptômes de cette fracture coloniale ? Ces symptômes sont très divers et on ne peut tous les évoquer ici. Mais précisons d’emblée que ce serait une grave erreur de croire que le passé colonial se reproduit tel quel dans le présent. Non ! Les héritages coloniaux, comme tout événement historique, sont aussi soumis à transformation, à modification dans la période postcoloniale. Nous disons simplement qu’il est tout à fait illusoire et même néfaste, pour comprendre notre société telle qu’elle est aujourd’hui, d’occulter la période coloniale. Pour prendre un seul exemple de la fracture coloniale (qui voudrait signifier les tensions nées de l’occultation de la colonisation et de ses liens avec notre contemporanéité), on pourrait évoquer la guerre des mémoires dont nous parlions à l’instant. Il est ainsi particulièrement intéressant de constater que les seuls lieux de mémoires français liés à l’histoire coloniale sont aujourd’hui des lieux clairement nostalgiques du “ bon temps des colonies ”. C’est le cas du “ Mémorial de la France d’Outre-mer ” à Marseille ou des projets en cours dans le Sud et l’Est de la France. Dans le prolongement - ou parallèlement - à l’édification de ces lieux, le législateur fait par ailleurs voter la loi du 23 février 2005 qui enjoint d’évoquer positivement l’“ œuvre coloniale ” de la France dans les programmes scolaires. Ces projets qui vont au-delà de l’occultation puisqu’ils proposent, en quelque sorte, une “ mémoire officielle ” - provoquent des tensions et des protestations légitimes chez la plupart des enseignants mais aussi au sein de la société. En effet, si on ne peut nier la portée “ positive ” de la colonisation, cette loi s’inscrit dans le mépris historique de ses aspects “ négatifs ”. D’ailleurs, les termes comptables employés ainsi officiellement dans la volonté de reconnaître “ l’œuvre ” ne tiennent absolument pas compte de la démarche historique et de la complexité de la réalité des relations coloniales qui ne peut s’établir comme un bilan visant à évaluer le positif du négatif et finalement à établir une balance excédentaire au profit de la France.Ces projets s’inscrivent dès lors symétriquement à ce que la colonisation est en passe de représenter dans certains “ quartiers ” : un système perçu - à tord ou à raison - comme étant à l’origine des représentations discriminantes dont se sentent victimes les ressortissants de ces quartiers et, plus encore, comme une situation d’oppression qu’il devient possible de comparer avec son propre vécu (c’est, là encore, ce que démontre notre enquête à Toulouse, mais aussi, entre autre, les travaux de Nacira Guénif-Souilamas et de Didier Lapeyronnie, tous deux contributeurs de l’ouvrage La fracture coloniale). Bref, dans ce cas, la fracture coloniale renvoie à l’instrumentalisation de la mémoire et de l’histoire coloniale, à sa simplification, en créant des tensions bien réelles dans la société elle-même. L’occultation de cette période aboutit donc au résultat inverse de celui qui est visé : ne pas faire de vagues... En quoi la question nationale est en jeu dans la reconnaissance de l’Autre ? Là aussi, cette question demanderait de longs développements... Pour aller très vite, on peut affirmer que l’Autre est toujours en jeu dans la construction de l’identité nationale. En effet, pas de construction identitaire sans altérité. Cette altérité peut être proche : c’est le cas par exemple de la xénophobie anti-allemande ou anti-anglaise à la fin du XIXe siècle en France. Dans ce cas, c’est ce que René Girard - décrivant un trait anthropologique très répandu dans les sociétés européennes du XIXe siècle - a appelé la “ concurrence mimétique ”, dans laquelle se mêle haine et fascination pour l’adversaire. L’identité se forme alors, à l’insu des acteurs, par des relations mimétiques. Mais l’altérité peut aussi être radicale : c’est le cas, par exemple, des “ sauvages ” exposés dans des zoos humains à la fin du XIXe siècle. Dans ce cas, l’identité se construit en miroir : ne pas être “ sauvage ”, noir, polygame, etc. défini l’identité. Donc, constamment, la question nationale est en jeu dans la reconnaissance de l’Autre. Pour la France contemporaine, reconnaître l’Autre, c’est aussi sans doute mettre en jeu un “ modèle national ” qui tolère assez mal la différence, puisqu’il est fondé sur l’idée transcendante d’une unification de toutes ses parties (par l’assimilation du temps des colonies, l’intégration aujourd’hui), quitte à éroder voire annihiler les spécificités culturelles des divers groupes qui constituent progressivement le substrat de la nation. Quel regard portez-vous sur l’appel “ Nous sommes les Indigènes de la République ” ? 38 Nous nous sommes déjà exprimés à ce sujet, notamment dans le journal Le Monde. Cet appel est légitime à bien des égards, et soulève de vraies questions. Nous sommes bien placés pour comprendre la frustration, parfois l’exaspération de nombreux français d’origine étrangère ou ayant des ascendants immigrés - et notamment postcoloniale - devant la persistance des discriminations indiscutables qui les frappent, comme de l’émasculation insupportable de leur propre histoire (ou celle de leurs ascendants). Nous n’avons pas signé l’appel car il nous semble contenir certaines “ outrances ” - comme, par exemple, de tracer un parallèle trop systématique entre situation coloniale et actuelle ; ou une simplification de certains faits historiques, comme celui de la “ victime éternelle ” que représenterait le combattants des colonies au sein de l’Armée française. En ce sens, il nous semble particulièrement révélateur de la fracture coloniale que l’on décèle dans la mémoire et l’histoire liées à la colonisation. En effet, si cette histoire était davantage connue, mieux socialisée, certaines erreurs historiques et certains “ raccourcis ” ou réappropriations entre situation d’antan et celle d’aujourd’hui ne seraient ressentis et exprimés de cette façon. Mais nous savons aussi que des collectifs de réflexion sont nés, qu’ils travaillent sur la postcolonialité, bref qu’ils s’emparent de leur propre histoire. Cela peut être un mouvement très positif. Nous trouvons donc légitime cette prise de position dans le débat actuel, mais ne validons pas la dialectique employée pour porter ce message. Par contre nous condamnons les difficultés que rencontrent les promoteurs de cet appel pour s’exprimer et d’ailleurs vous pouvez remarquer que lors du colloque que nous organisons le 1er octobre 2005 de nombreux signataires (et non signataires) sont présents aux deux tables rondes. Comment dépassez ce que vous appelez les tabous de l’imaginaire colonial ? Là aussi, la question est immense. La seule réponse est un travail inlassable de déconstruction de cet imaginaire, pris comme un fait historique comme un autre. Il semble notamment important de fournir les éléments nécessaires à la déconstruction des images et stéréotypes qui perdurent aujourd’hui et qui s’appliquent plus particulièrement aux français ayant des ascendants de l’immigration coloniale ou postcoloniale. En effet, ces images sont les vecteurs les plus aisés et rapides dans la diffusion d’a priori négatifs. C’est un travail de longue haleine, qui ne trouvera son utilité sociale qu’à partir du moment ou des médiations (programmes scolaires, films, documentaires, expositions, etc.) s’en empareront pour en faire un véritable outil, permettant d’espérer, précisément, de dépasser ces “ tabous ”. Mais, plus qu’à des tabous, nous avons à faire à une “ culture coloniale ”. C’est cette culture qu’il faut, étape après étape, déconstruire. C’est plus complexe que simplement sortir du tabou, car il faut agir sur une société qui ne pense même pas son emprise à la culture coloniale. Propos recueillis par la rédaction d’oumma.com Source : site www.oumma.com, le 05/09/06 à 16h09 39 LA LIGUE DES DROITS DE L'HOMME DE TOULON ET LA POLEMIQUE AUTOUR DU MEMORIAL DE L'OUTRE-MER NICOLAS BANCEL : NE PAS TRANSFORMER UNE MEMOIRE EN VERITE HISTORIQUE dimanche 5 février 2006 Nicolas Bancel, historien, professeur à l’université de Strasbourg II, est co-auteur de "La Fracture coloniale", éd. La Découverte, 2005. L’entretien a été recueilli par Baptiste Legrand [1]. * La Ligue des Droits de l’Homme a dénoncé la nomination au sein de la Commission d’indemnisation des rapatriés d’Algérie d’un ancien membre de l’OAS, Athanase Georgopoulos [2]. Partagez-vous cette indignation ? Il est délicat de nommer dans cette commission un ancien activiste qui a coordonné l’action de l’OAS -une organisation qui a posé des bombes- et qui n’a jamais caché la continuité de son opinion. Cela peut légitimement soulever un questionnement. Sur le plan juridique, une personne amnistiée n’a plus à répondre des faits passés. On ne peut lui retirer ce droit. Mais sur le plan politique, cette nomination me semble vraiment malhabile. C’est d’autant plus vrai dans les circonstances actuelles, où l’émotion est très vive et où l’on connaît une radicalisation des mémoires concurrentes. On semblait se diriger vers une position plus consensuelle avec le déclassement de l’article 4 de la loi du 23 février 2005. La nomination d’Athanase Georgopoulos risque d’enflammer à nouveau les passions. * La controverse autour de la loi du 23 février 2005 se poursuit, malgré le déclassement annoncé de l’article 4 sur le "rôle positif" de la colonisation à inscrire dans les programmes scolaires... L’article 4 n’est pas seul en cause dans cette loi. L’article 3, consacré à l’édification d’une fondation pour la mémoire de la guerre d’Algérie, des combats du Maroc et de Tunisie, pose lui aussi problème. Cette fondation doit concentrer les ressources et les informations sur ces sujets. Or, on nage en ce domaine dans le plus grand flou : aucun garde-fou scientifique n’est clairement prévu et on ne sait pas comment le centre sera financé. Cela soulève une certaine émotion dans le milieu universitaire. Je crains qu’il ne s’établisse une sorte de monopole de la mémoire et de monopole des fonds destinés à la mémoire de la colonisation. On remarquera, comme le signalait récemment Sylvie Thénault, qu’il s’agit d’une fondation pour la mémoire, et non pour l’histoire [3]. Les historiens devront-ils se faire les récitateurs de la mémoire des témoins, témoins qui seront ici les anciens colons ? Rappelons que la mémoire est sélective, bornée, partiale : elle témoigne de la reconstruction par eux-mêmes du parcours des témoins. L’historien ne peut s’en contenter. Son rôle est d’objectiver les récits, de les croiser avec d’autres sources, bref de rentrer dans la complexité de la densité de l’histoire. Enfin, cette fondation, issue de cette loi, a toute les chances d’être soumise aux désidératas des associations de rapatriés. Le sens de l’article 4 (comme de l’article 3) était manifestement d’envoyer un signal électoral à destination d’une fraction des rapatriés et des Harkis du sud-est de la France. Précisons, pour qu’il n’y ait pas de malentendu, que la mémoire des rapatriés et des Harkis est aussi légitime que celle des autres victimes de la guerre d’Algérie, mais il ne faudrait pas transformer une mémoire en vérité historique. Chaque groupe est porteur de sa propre mémoire. Si la question coloniale et, pour dire les choses franchement, la "nostalgie coloniale" semble si forte aujourd’hui, c’est sans doute parce qu’il s’agit d’une question qui touche au cœur du récit national. Peut-être une fraction de la droite trouve-t-elle, avec cette loi, un moyen de rehausser la France dans l’imaginaire collectif, dans une période où, précisément, la "grandeur de la France" semble en péril ? Pas seulement la droite d’ailleurs, mais aussi une fraction de la gauche républicaine (avec des personnalités telles que Jean-Pierre Chevènement ou Max Gallo), qui ne serait pas hostile à ce que l’on célèbre à nouveau les grandeurs de la "mission civilisatrice". La loi du 23 février 2005 s’inscrit dans une sorte de "revival" colonial, qui se manifeste aussi par les stèles à la mémoire d’anciens soldats de l’OAS [4], par le projet à Montpellier d’un musée de l’histoire de la France en Algérie qui n’a plus aucun garde fou scientifique puisque les historiens ont finalement démissionné [5]. L’opacité qui entoure l’édification du Mémorial de Marseille - consacré là aussi à l’action coloniale de la France, particulièrement en Algérie - soulève aussi de nombreuses inquiétudes [6]. * Peut-on encore parler de la colonisation sans blesser l’un de ses acteurs ? 40 Nous sommes dans une période -sans doute inévitable lorsqu’un épisode douloureux remonte à la surface-, durant laquelle les passions seront vives. Cela ne doit pas empêcher d’avancer. La socialisation de l’histoire de Vichy dans les années 1980-1990 a soulevé les craintes d’une déstructuration du corps social, censé se déchirer autour de l’histoire. On a vu que les capacités d’assimilation de ce dernier étaient finalement grandes. L’histoire coloniale doit donc être réévaluée à sa juste place. C’est une histoire qui concerne bien sûr les sociétés colonisées, mais aussi la métropole, dans la mesure où la période coloniale a permis la formation d’une "culture coloniale" très diverse, recoupant à la fois les représentations des espaces coloniaux et des populations colonisées, des expérimentations juridiques, politiques, architecturales, etc. qui seront utilisées ensuite en métropole. Mais c’est aussi une période qui doit nous aider à comprendre notre présent, ne serait-ce qu’en s’interrogeant sur la vigueur des liens qui existent entre colonisation et structure de l’immigration, entre formation des représentations et stéréotypes sur les populations coloniales et rapports intercommunautaires aujourd’hui. Mais bien d’autres questions, concernant le sport, les rapports sociaux, l’action internationale de la France, etc., gagneraient à être éclairées en prenant aussi en compte les héritages de longue durée de la période coloniale. Propos recueillis par Baptiste Legrand (le jeudi 2 février 2006) Source : site de la ligue des Droits de l'Homme de Toulon, http://ldh-toulon.net, Le 05/09/06 à 17h00 41 MEMOIRE COLONIALE : LE DEBAT AUTOUR DES JOURNEES DE MARSEILLE Vendredi 11 novembre 2005 The past is never dead. It’s not even past. " [1] La multiplication des projets du type "Mémorial de la France outre-mer" dans le Sud-Est - Marseille, Montpellier, Perpignan ... [2] - est un signe parmi d’autres de la difficulté de notre pays à regarder en face son passé colonial [3]. Dans le cadre du débat sur la mémoire coloniale en France et dans la perspective des journées de Marseille du 18/19 novembre prochains (programme ci-dessous) qui regroupent notamment la Cité nationale de l’histoire de l’immigration, le Mémorial national de la FOM, le Musée d’histoire de la France en Algérie et le Mémorial de la guerre d’Algérie et des combats de la Tunisie et du Maroc, il nous a semblé important de diffuser les analyses des professeurs d’université et historiens, Catherine Coquery-Vidrovitch et Nicolas Bancel. Le texte de Catherine Coquery-Vidrovitch “ Personnellement, je suis contre ce salmigondis qui mêle tout. Un musée de la colonisation, je comprendrais très bien. Vouloir noyer le poisson en mêlant le mémorial de la colonisation (regarder le sens premier de mémorial dans le dictionnaire !) aux camps de la mort de la solution finale, le tout présidé par des historiens, je ne trouve pas cela digne. Suis-je seule de mon avis ? On se rattrape aux branches en fin de course pour expliquer ce qui fut à l’origine et est longtemps resté une opération politique électoraliste lancée par Chirac, à l’origine, aux temps de la cohabitation, entreprise donc assez peu scientifique. Je demeure plus que réservée (voir dans la Revue française d’Outre-mer la lettre ouverte de Daniel Hémery à Jean-Pierre Rioux lui expliquant pourquoi lui, Hémery, démissionnait du comité scientifique de cette entreprise) [4]... Je pense qu’il voyait juste... Bref, à vous de me dire ce que vous en pensez ! Arriveront-ils vraiment à "récupérer" cette entreprise mémorielle qui n’est donc pas de l’histoire, puisque, si je ne me trompe, mémoire n’est pas histoire ? On mélange tout... les historiens les premiers... ” Catherine Coquery-Vidrovitch La réponse de Nicolas Bancel “ Pour rebondir sur le mail de Catherine Coquery-Vidrovitch, il est en effet extrêmement intrigant de voir que peu d’universitaires se sont positionnés sur ce débat et ces différents projets dans le Tarn, à Marseille, à Montpellier ou à Paris. Daniel Hémery avait vu juste, dès 2001, sur la nature de ce mémorial marseillais, il écrivait alors qu’il serait certes, “ socialement nécessaire qu’une initiative officielle contribue à faire réfléchir à la fois l’opinion publique d’une nation héritière de la colonisation, comme l’est la France et les nouvelles nations issues de cette colonisation. Une telle réflexion se justifie d’autant plus que le poids de l’héritage colonial sur notre présent, ici et la-bas, est loin d’être négligeable. ” Mais il ajoutait que cette entreprise “ ne peut qu’être contradictoire, comme l’est tout dialogue scientifique et culturel, même s’il n’est nullement question de le borner en l’occurrence à un nouvel "éloge du colonialisme" ou à un "nouveau procès de la colonisation". ” Il concluait donc, en expliquant son retrait de ce projet : “ Elle supporterait donc que le dialogue scientifique et historique soit ouvert, qu’il inclue, pour le moins, des historiens, des archivistes, des "vecteurs de mémoire" appartenant aux peuples qui furent colonisés par les Français, ce qui signifie qu’une place importante devrait leur être faite dans le Comité scientifique. Ce n’est absolument pas le sens du projet actuel. ” Les quatre années qui ont suivi lui ont donné raison. Même si des historiens de qualité, comme Jean-Jacques Jordi ou Jean-Pierre Rioux animent ce travail, il faut bien constater que l’emprise politique de la mairie et de certains mouvements pied-noirs en font les véritables “ maîtres d’oeuvre ” du mémorial de Marseille, comme d’ailleurs des deux autres projets, celui de Montpellier (engagé par Daniel Lefeuvre) et celui de Montredon-Labessonni (engagé par Jean-Charles Jauffret). C’est pour avoir critiqué ces projets qu’un des responsable de l’Achac a subi des “ représailles ” : l’envoi d’un mail (relayé par la CNHI et Jacques Toubon) de Daniel Lefeuvre attaquant sa respectabilité d’historien et que dans le même mouvement Jean-Charles Jauffret (IEP Aix-en-Provence) vient d’imposer sa présence à une table-ronde programmée depuis 2 mois à l’IEP (Avec Banjamin Stora, Bruno Etienne, Dominique Vidal, Pascal Blanchard et moi-même). Il y a donc un contexte où l’échange scientifique contradictoire est miné par les enjeux liés à l’édification de ces “ lieux de mémoire ”, là où, précisément, ces enjeux (scientificité et manière d’envisager la mémoire de la 42 colonisation) devraient faire l’objet d’un débat public, largement ouvert aux historiens. En outre, comment ne pas être surpris, dans le contexte de la loi de février 2005 revendiquant le legs “ positif ” de la colonisation, que sous l’intitulé “ la question des colonies ” soient rassemblés les projets de Cité nationale de l’histoire de l’immigration, le mémorial national de la FOM, le Musée d’histoire de la France en Algérie et le mémorial de la guerre d’Algérie et des combats de la Tunisie et du Maroc ? Est-ce donc une politique globale de la mémoire qui se dessine (sans faire, encore une fois, l’objet d’un véritable débat scientifique contradictoire) ? Et ne peut-on faire l’hypothèse qu’il pourrait s’agir d’une “ réaction conservatrice ”, et ce malgré la présence de quelques historiens incontestables dans ces projets ? Ce que préfigurait l’analyse de Daniel Hemery, ce qu’interroge Catherine Coquery-Vidrovitch, ce que nous envisagions dans l’introduction de l’ouvrage collectif la Fracture coloniale semble se vérifier : malgré l’action au cœur des différentes équipes d’historiens (qui ne peuvent être attaqués sur leur volonté et honnêteté) on doit bien constater qu’il y a une cohérence politique entre ces projets. Le cycle de deux jours organisé à Marseille se termine même par la présentation du mémorial des camps de la mort, qui sert ici, de toute évidence, d’alibi au projet. Il est d’ailleurs important de noter que deux institutions (Mémorial de la Shoah et Musée d’art et d’histoire du Judaïsme) ont refusé de collaborer à ces journées. Il est aussi important de souligner que des membres du Comité pour la mémoire de l’esclavage contactés pour légitimer cette journée (comme Françoise Vergès) ont refusé d’y participer. Ce n’est pas un débat secondaire pour les “ historiens de la colonisation et de l’immigration ”, car ces quatre lieux vont fixer pour la décennie qui s’ouvre la mémoire officielle du pays sur ces questions (colonisation, Algérie française, guerre indépendance, immigrations coloniales). Or, il suffit d’examiner l’ancêtre de la loi de février 2005, conduite par l’actuelle ministre des Armées (“ Projet de loi portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés ”), déposé à l’Assemblée le 10 mars 2004, pour saisir ce qui, généalogiquement, a motivé le projet du Mémorial de Marseille : “ Durant sa présence en Algérie, au Maroc, en Tunisie ainsi que dans les territoires anciennement placés sous sa souveraineté, les apports de la France ont été multiples dans les domaines scientifiques, techniques, administratifs, culturels et aussi linguistiques. Des générations de femmes et d’hommes, de toutes conditions et de toutes religions, issus de ces territoires, comme de toute l’Europe, y ont construit une communauté de destin et bâti un avenir. Grâce à leur courage, leur esprit d’entreprise et leurs sacrifices, ces pays ont pu se développer socialement et économiquement ; ils ont ainsi contribué fortement au rayonnement de la France dans le monde. Reconnaître l’oeuvre positive de nos compatriotes sur ces territoires est un devoir pour l’Etat français : ce sera notamment la vocation du Mémorial de la France d’outre-mer ” (exposé des motifs, projet de loi n° 1499). Il n’y a donc aucune ambiguïté et comme l’écrivait Daniel Hémery, l’historien n’a rien à faire la dedans. L’Etat et un certain nombre d’élus locaux se font fort de bâtir une mémoire orientée de l’histoire coloniale, pour des raisons sans doute d’abord pratiques et électoralistes, comme le précise Catherine Coquery-Vidrovitch. D’ailleurs, rappelons-nous les déclarations du député qui fut porteur de la loi de février 2005, Christian Vanneste : “ Le sous-amendement 59 à l’amendement 21 et le sous-amendement de coordination 58 tendent à mieux faire connaître aux jeunes générations le côté positif de la présence française en Afrique et en Asie, dans la ligne voulue par Jules Ferry, etc. ”. Aucune opposition. Les amendements sont votés. Ils ne seront pas mis en cause ni au Sénat, ni en seconde lecture à l’Assemblée. La loi est promulguée [5]. Cela est aussi l’affaire des historiens, spécialistes de ces questions, d’intervenir dans ces débats. Sinon, qui le fera ? Nous sommes beaucoup à partager ce que disait Daniel Hémery à l’époque : “ Autant je suis acquis à l’idée d’un lieu de réflexion sur les colonisations et les décolonisations, autant je suis convaincu qu’un "Mémorial de la France d’Outre-mer" ou un "Mémorial Français de l’Outre-mer" excluent une telle réflexion. Comme vous le savez très bien, la notion d’"Outre-mer" n’a été que la version néo-coloniale de l’Empire colonial. Qui, aujourd’hui, peut se reconnaître en elle, qui aujourd’hui, peut en ignorer le sens et l’idéologie sous-jacente ? Qui peut sérieusement aujourd’hui s’en réclamer scientifiquement ? ” Et il rappelait à juste titre : “ Monsieur le Maire de Marseille [promoteur du projet et maire UMP] a évoqué lors de la première réunion du Comité scientifique la nécessité de ne pas "réveiller les vieilles haines du passé" et de partir de "la connaissance de l’histoire et des réalisations pour construire un avenir de paix, de dialogue, d’échange et de reconnaissance". Or, on ne peut pas exorciser les "vieilles haines", c’est à dire précisément les sentiments qu’a quasiment partout générés la colonisation, [...] Puisqu’il doit fonctionner ainsi, le "Mémorial" ne sera pas une institution de connaissance de l’histoire, mais une institution organisatrice de sa méconnaissance. ” Il avait, à notre grande déception, raison. Daniel Héméry concluait : “ [...] Je ne donnerai pas ma caution au projet de "Mémorial de la France d’Outre-mer" ou de "Mémorial Français de l’Outre-mer" parce qu’il exclut de fait toute dimension scientifique réelle et ne fait appel aux historiens que pour leur attribuer précisément une simple fonction de cautions. ” De façon étonnante, bien peu d’entre nous ont fait le lien entre ce projet, les deux 43 autres sur l’Algérie et la dimension de la CNHI liée au passé colonial, en perspective de la loi que nous condamnons tous votée en février 2005. Pourtant ces mémoriaux et la rencontre de Marseille s’inscrivent dans la même dynamique, à la fois électoraliste, partiale sur la mémoire et qui souffre de manque de contradiction historique. Encore une fois, ces lieux fixeront la mémoire de la colonisation, et pour longtemps. Toutes ces questions concernent au premier chef les historiens. Notre métier ne peut se limiter, en la circonstance, à donner des cours, faire de la recherche, écrire des livres et laisser à quelques-uns, responsables de ces “ lieux de mémoire ”, le soin de bâtir les versions “ grand public ” de ces pages d’histoire : en fait, nous sommes face à une situation qui s’apparente, en bien des domaines, à celle qu’a fait émerger la loi du 23 février : ne rien dire ? Se retrancher derrière la tour d’ivoire de nos positions universitaires et la neutralité axiologique de l’historien et/ou du scientifique ? Il me semble, au contraire, nécessaire que débat existe. Aujourd’hui, ce n’est pas le cas, et on ne peut que constater que, outre la quasi-absence d’historiens de l’autre rive (comme le faisait remarquer Daniel Hémery), les projets en cours sont hagiographiques, ce qui me semble extrêmement préoccupant. Nous obligera-t-on, une nouvelle fois, à rejouer la partition usée et stérile des colonialistes contre les anticolonialistes ? La polarisation des positions que ne manquera pas de provoquer l’édification de ces lieux de mémoire semble nous y conduire. Mais peut-être est-il encore temps de réagir. ” Nicolas Bancel [1] " Le passé n’est jamais mort. Il n’est même pas le passé. " (William Faulkner - Requiem pour une nonne) [2] " Le Conservatoire de la Mémoire de la guerre d’Algérie et des combats du Maroc et Tunisie ", qui doit être inauguré en 2006 à Montredon-Labessonnié (Tarn), ne sera pas un mémorial de la colonisation de plus, mais un lieu de mémoire des combattants français en Afrique du Nord. (Note de LDH-Toulon) [3] La disparition du Musée des colonies de la Porte Dorée à Paris, qui cède la place à une Cité nationale de l’histoire de l’immigration, est une autre manifestation de l’amnésie française devant un passé qui n’est pas passé. [4] “ À propos du mémorial de l’œuvre française Outre mer ”, rubrique Opinion, lettre de Daniel Hémery datée du 31 mars 2001, Outre-Mers, Revue d’Histoire, 1er semestre 2001, pp. 309-310 [5] Assemblée Nationale, Journal officiel, 12 juin 2004. 44 Programme des Journées d’études sur les Mémoriaux Vendredi 18 et samedi 19 novembre 2005 Musée d’Histoire de Marseille VENDREDI 18 NOVEMBRE 14h00 Ouverture en présence de Jean-Claude GONDARD, secrétaire général de la Ville de Marseille et de Jean-Claude GAUTIER, conseiller pour le Livre et la Lecture, DRAC PACA Présentation des Journées Jean-Pierre RIOUX, président du Conseil scientifique du Mémorial national de la France outre-mer > Panorama international 14h30 L’exemple des monuments de l’Indépendance du Brésil, outils de la construction identitaire Ana Claudia FONSECA BREFE, historienne 14h50 La commémoration du génocide au Rwanda Philibert GAKWENZIRE, historien, chef de département Mémoire et Documentation dans l’association IBUKA 15h10 La vision européenne Benoît REMICHE, secrétaire général du musée de l’Europe, Bruxelles 15h30 IC-MEMO, the International Committee of Memorial Museums as a new type of historical museums Wulff BREBECK, président du Comité ICOM IC-MEMO, Isabelle BENOIT, Comité ICOM IC-MEMO 15h50 Discussion 16h15 Pause 16h30 Les projets du Comité interministériel Pour la Mémoire de l’Esclavage Marie-Hélène JOLY, conservateur général du patrimoine à l’Inspection générale des musées > La question des « colonies » 16h50 Le projet du Mémorial national de la France outre-mer Jean-Jacques JORDI, directeur , Michel GUÉRARD, chargé de mission, Ville de Marseille 17h10 L’Historien et les Mémoriaux, à propos du projet de Musée d’Histoire de la France en Algérie, 1830-1962 à Montpellier Daniel LEFEUVRE, professeur d’histoire contemporaine, Université Paris VIII 17h30 Le projet de la Cité nationale de l’Histoire de l’immigration, Paris Hélène LAFONT-COUTURIER, conservateur du patrimoine, directrice du musée 17h50 Discussions 18h30 Apéritif au musée d’Histoire de Marseille SAMEDI 19 NOVEMBRE > La question des « colonies » (suite) 9h30 Le projet « Mémorial de la guerre d’Algérie et des combats de la Tunisie et du Maroc, 1952-1962 », Montredon-Labessonnié, Tarn Jean-Charles JAUFFRET, professeur d’Histoire à l’IEP, Aix-en-Provence > Les deux guerres mondiales 9h50 L’Historial de la Grande Guerre, Péronne : pour une histoire culturelle et internationale 45 Marie-Pascale PREVOST-BAULT, conservateur en chef des musées départementaux de la Somme 10h10 Le mémorial de Caen, un musée pour la paix Jean-Paul LE MAGUET, conservateur en chef du patrimoine, conseiller pour les musées, DRAC Basse Normandie, Caen 10h30 La Résistance et la déportation, musée de Besançon Elizabeth PASTWA, conservateur du musée de la Résistance et de la Déportation, Besançon 10h50 Les rencontres franco-allemandes de la maison d’Izieu Geneviève ERRAMUZPÉ, directeur 11h10 Discussions 12h00 Le site-mémorial du Camp des Milles, Bouches-du-Rhône, Alain CHOURAQUI, président du comité de pilotage, Emmanuel DEBONO, doctorant en histoire 12h15 Le projet du Mémorial de la Marseillaise Myriame MOREL-DELEDALLE, conservateur du musée d’Histoire de Marseille 12h30 Présentation du film La Paix, ici et maintenant, réalisé à l’occasion de l’installation d’une œuvre d’art contemporaine symbolisant un mémorial de la Paix (Magny-les-Hameaux). Julie CORTEVILLE, directeur du musée de la Ville, Saint-Quentin-en-Yvelines, Alain RICCO, 1 + 1 Production 13h00 Discussions Conclusions Jean-Jacques JORDI, Elizabeth PASTWA, Myriame MOREL Fin des Journées d’études Visites proposées (sur inscription) 15h00 Présentation et visite de l’exposition « Germaine Tillion, une ethnologue engagée dans le siècle », sous la conduite de Michel Colardelle, directeur du Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (tour du Roi René, fort Saint-Jean) 16h00 Présentation et visite du mémorial des Camps de la mort, sous la conduite de Marie Aubert, conservateur du Mémorial Informations pratiques - Entrée libre dans la limite des places assises disponibles (130) - Informations : Musée d’histoire de Marseille - Centre Bourse, Square Belsunce - 13001 Marseille Métro/ Bus : Vieux-Port Tél. : 00 33 (0)4 91 90 42 22 - Fax : 00 33 (0)4 91 90 43 78 Courriel : [email protected] Source : site de la Ligue des Droits de l'Homme de Toulon http://www.ldh-toulon.net, Le 05/09/06 à 14h09. 46 MEMOIRE COLONIALE : LE DEBAT AUTOUR DES JOURNEES DE MARSEILLE – 2 Claude Liauzu répond à Nicolas Bancel : pour un débat ... Dimanche 20 novembre 2005 Claude Liauzu nous a demandé de publier ce qui suit. Tout d’abord une déclaration commune signée par cinq historiens. Puis un texte de Claude Liauzu en réponse à celui de Nicolas Bancel (présent dans ce dossier de presse) « Historiens du Maghreb contemporain, nous sommes attachés au respect des règles du débat scientifique collectif sans complaisance, mais aussi sans polémiques personnelles. Nous sommes confrontés à une situation où les pressions visant à instrumentaliser l’histoire à des fins partisanes deviennent systématiques. Elles s’accompagnent d’accusations de nature à discréditer les "adversaires" Ces pratiques tendent à prendre aussi le pas sur le travail collectif dans le milieu des spécialistes. Nous les dénonçons car elles risquent d’hypothéquer l’indispensable renouvellement des études historiques dans un domaine aussi important que difficile. » Jacques Frémeaux Jean-Charles Jauffret Claude Liauzu Gilbert Meynier Guy Pervillé ___________________________ Pour un débat de fond sur la colonisation, un débat honnête. Contre la dégradation de la critique collective en polémiques et procès. Les spécialistes de l’histoire du Maghreb contemporain, en cosignant la déclaration précédente, ont décidé de se mettre d’accord sur les conditions des controverses scientifiques et sur une déontologie du débat qui exclut les polémiques personnelles, les accusations. La décision a été déterminée par l’utilisation instrumentale du passé à laquelle se livrent des forces politiques, comme le montre la loi du 23 février, mais aussi par des pratiques qui tendent à se répandre dans le milieu académique. De nombreux historiens sont embarrassés par la surabondance commémorative et la multiplication des lieux de mémoire, par la concurrence victimaire qui y sont liées. Chaque groupe tend à revendiquer la reconnaissance de sa mémoire. On peut le comprendre et éprouver du respect envers les souffrances (toutes, celles des « pieds noirs » et des harkis comme les autres, ce qu’ignore l’ACHAC). Mais on ne doit que la vérité aux vivants disait Anatole France. Sur ce point, le long texte que Nicolas Bancel consacre au Mémorial de la France d’Outre-Mer et aux lieux de mémoires coloniaux sur le site de la LDH Toulon [2] appelle des rectifications et des réponses. Nicolas Bancel découvre un projet qui remonte à près d’une décennie ! Il découvre aussi une critique dans la Revue Française d’histoire d’outre-mer en 2001 par D. Hémery. Mais dans sa précipitation, il affirme que « peu d’universitaires se sont positionnés (sic) ». Il ignore que ce dossier est l’objet d’un débat déjà ancien et nourri (un article dans L’Annuaire de l’Afrique du Nord en 2002 et un autre de Eric Savarèse en 2004). Le Monde Diplomatique, plus attentif aujourd’hui, n’a pas publié un article que je lui avais adressé en 2001. Par ailleurs, plusieurs historiens ont démissionné du comité scientifique, dont D. Hémery et moi-même en 2001, Trinh Van Thao ensuite. D’autres ont refusé d’y participer. Sur Jean-Jacques Jordi, directeur de ce mémorial, il aurait été juste de souligner qu’il est violemment contesté par les associations de rapatriés [3]. Comme contre la loi du 23 février 2005, on a le sentiment que l’ACHAC cherche à rattraper le train et procède par des « coups », au lieu de participer à un mouvement et une réflexion pluralistes. Dans son souci de réussir ces coups, elle met en cause de manière polémique des collègues en déformant leur position. Dire que Daniel Lefeuvre a « engagé » le projet de Montpellier, c’est occulter le fait qu’il a pris position pour dénoncer les OPA d’associations de rapatriés et démissionné [4]. Mettre en cause aussi JeanCharles Jauffret, sans signaler que le Mémorial de Montredon-Labessonnie concerne les anciens combattants et non pas les « pieds noirs », qu’il rassemble toutes les associations, y compris celles qui ont signé un appel pour 47 une réconciliation franco-algérienne, n’est pas informer mais déformer [5]. Quoi que l’on pense de ces initiatives, le débat doit se fonder d’abord sur la précision des informations et une discussion au fond. L’objectif de Nicolas Bancel est-il de s’attaquer à la loi du 24 février et à ce mémorial de la France d’Outre mer à Marseille ou de pratiquer l’amalgame en accusant les historiens participant aux activités de la Cité de l’immigration (à laquelle le texte consacre la plus grande place) ? De les accuser d’approuver la loi du 23 février comme l’a fait Pascal Blanchard dans le forum du 11 octobre dernier du Nouvel Obs [6] : « Question d’une internaute : "De quelle mouvance politique viennent les historiens qui ont soutenu cette loi du 23 février ?" Pascal Blanchard : "Peu d’historiens ont soutenu cette loi, à l’exception de ceux qui aujourd’hui sont les maîtres d’oeuvre de projets de mémoriaux mis en place par le gouvernement à Montpellier, dans le Tarn ou à Marseille, et bien sûr à Paris, avec la Cité de l’immigration qui comme par hasard n’a trouvé qu’un seul lieu pour être présentée : l’ancien musée des colonies de la Porte Dorée." Ces allégations sont contredites par les faits : Gérard Noiriel est l’un de ceux qui ont pris avec nous l’initiative de la pétition contre la loi. Il suffit de regarder la liste des signataires de notre pétition pour voir que bon nombre d’entre eux sont des spécialistes de l’immigration travaillant avec la Cité. Les accusations de l’ACHAC sont sélectives. Elle omet de dire que ses responsables souhaitent faire partie du C.S. de la Cité de l’immigration et proposent à ses membres de participer à des ouvrages communs. Nicolas Bancel soutient que le responsable de l’ACHAC (Pascal Blanchard) « a subi des « représailles » : l’envoi d’un mail (relayé par la CNHI et Jacques Toubon) de Daniel Lefeuvre attaquant sa respectabilité d’historien ». Il aurait été honnête de rappeler que Jacques Toubon a pris position publiquement contre l’article 4 de la loi du 23 février dès le mois de juin ! Nicolas Bancel termine sur une question : « Nous obligera-t-on une nouvelle fois, à rejouer la partition usée et stérile des anticolonialistes contre les colonialistes ? » L’ACHAC paraît se faire une douce violence pour mener des polémiques qui contribuent à hypothéquer un aggiornamento indispensable des études historiques. Cet aggiornamento exige de restituer aux migrations et à la colonisation leur place et leur part - fondatrice - dans notre devenir. Cela tant dans le domaine des recherches que dans l’enseignement. Il passe par une ouverture aux dimensions internationales d’un débat qui s’étiole de s’enfermer dans les querelles médiocrement hexagonales. Il exige une réflexion sur les rapports entre les historiens et leur société sur leur fonction, sur l’utilisation publique de leur discipline. Il faut mettre fin aux outrances polémiques et que cesse la dégradation du débat scientifique ! Claude Liauzu [1] Nous sommes disposés à poursuivre la publication de points de vue qui nous seraient adressés - dans le respect des règles élémentaires de courtoisie sans lesquelles le débat ne peut se tenir. (Note de LDH-Toulon) [2] Voir http://www.ldh-toulon.net/article.p.... [3] Voir le compte rendu de la manifestation du 22 octobre 2005 à Aix en Provence sur la page internet http://babelouedstory.com/thema_les/memorial/754/754.html. Le congrès du Cercle algérianiste tenu le 12 nov. à Aix a d’ailleurs attaqué les historiens du comité scientifique. [4] Voir Montpellier : parfums électoralistes autour du projet de musée de la France en Algérie. [5] Ceci était signalé dans la note n°2 de la page Mémoire coloniale : le débat autour des journées de Marseille. (Note de LDH-Toulon) [6] Voir : http://www.nouvelobs.com/forum/arch.... Source de l'article : Site de la ligue des Droits de l'Homme de Toulon, http://www.ldh-toulon.net, le 05/09/2006 à 14h10 48 L’EXPOSITION COLONIALE DE 1931 lundi 19 juillet 2004 Le 6 mai 1931, Gaston Doumergue, Président de la République, en compagnie du Maréchal Lyautey, organisateur de l’événement, avec de nombreux dignitaires français et étrangers, inaugure L’Exposition Coloniale Internationale et des Pays d’Outre-Mer dans le Bois de Vincennes, Porte Dorée à Paris. Pendant plus de six mois, jusqu’au 15 novembre (date de la clôture ), le vaste Empire français - 22 fois plus grand que la France - va éblouir les quelques huit millions de visiteurs venus voir le faste exotique et "la prodigieuse activité de notre Empire d’Outre-Mer, son incomparable développement, ses richesses présentes et les perspectives qu’il ouvre à nos activités et à nos espoirs", déclare Lyautey dans son discours inaugural. A l’époque (il y a à peine plus de 70 ans !), la colonisation était une évidence politique incontestée comme dit Paul Raynaud, ministre des Colonies, le 2 juillet 1931 : "La colonisation est un phénomène qui s’impose, car il est dans la nature des choses que les peuples arrivés à son niveau supérieur d’évolution se penchent vers ceux qui sont à son niveau inférieur pour les élever jusqu’à eux." Cet état d’esprit s’exprime crûment quand le Prince de Scaela, ministre d’Etat d’Italie, renchérit, au nom des délégués étrangers, en célébrant "l’odyssée homérique de la race blanche qui, ayant atteint désormais chaque coin du monde, a transformé et transforme continuellement des continents barbares en régions civilisées." Placée dans un contexte de morosité économique, confrontée à des troubles anticoloniaux, la France a besoin d’affirmer , pour remonter le moral en baisse de "la plus grande France", son rôle d’Empire colonial face à son rival britannique. Même le choix du Bois de Vincennes, région de Paris-Est, populaire, dont on disait qu’elle était assez gagnée par le communisme, démontre la volonté politique de retrouver la paix sociale agitée par les échos de luttes d’émancipation en lointaine Indochine ou ailleurs. Le centenaire de l’ Algérie française, célébré partout en France en 1930 (l’Exposition coloniale est alors repoussée en 1931 pour ne pas gêner ce centenaire !), fixe le ton dominant pour l’Exposition de 1931, qui souligne les bienfaits du colonialisme. L’Algérie est montrée comme modèle de réussite coloniale. Même l’Eglise catholique se joint à cette célébration. Le cardinal Verdier vante "le puissant génie colonisateur de notre chère France" et son collègue d’Oran, Monseigneur Durand, déclare : "Oui, que Dieu nous donne à tous venus d’Outre-Mer ou indigènes de ne faire qu’un dans les plis du drapeau de la France si chère au Christ !" [1] _____________________________________ Le ministre des Colonies, Paul Reynaud tira les leçons de son succès dans son introduction au livre d’or qui fut édité après l’exposition. Une apothéose « La colonisation est le plus grand fait de l’Histoire. Est-il vrai que nous célébrions aujourd’hui une apothéose qui soit proche d’une décadence ? Jamais, chez nous, l’élan de la pensée et son jaillissement n’ont été plus puissants qu’aujourd’hui. A cette minute, grâce au poste de Pontoise, inauguré hier, le son de la voix que vous entendez est écouté à Nouméa, à Hanoï, à Dakar, à Fort-de-France. Notre emprise sur le monde se resserre chaque jour. Notre idéal est tellement vivant que ce sont les idées d’Europe qui donnent aujourd’hui la fièvre en Asie. Beaucoup pensaient qu’étendre la puissance française dans le monde, c’était la diluer, l’affaiblir, la rendre moins apte à conjurer un péril toujours menaçant. Mais, aux jours tragiques, les colonies vinrent se pla cer aux côtés de la Mère patrie et l’union de notre Empire se fit à l’épreuve de la douleur du sang. A côté de nos vieilles colonies, ces bijoux de famille égrenés dans l’Atlantique et dans l’océan Indien, c’est la France africaine, grande comme l’Europe [...]. » Paul REYNAUD - ministre des Colonies - Discours inaugural de l’Exposition coloniale - 6 mai 1931 _____________________________________ La vocation coloniale « Le Français a la vocation coloniale. Cette vérité était obscurcie. Les échecs passagers du XVlllème siècle avaient fait oublier deux siècles d’entreprise et de réussite. En vain, depuis cent ans, nous avions retrouvé la tradition, remporté des succès magnifiques et ininterrompus : Algérie, Indochine, Tunisie, Madagascar, Afrique occidentale, Congo, Maroc. Malgré tout, le préjugé subsistait : le Français, répétait-on, n’est pas colonial. Il a 49 fallu l’exposition actuelle et son triomphe inouï pour dissiper les nuées. Aujourd’hui la conscience coloniale est en pleine as cension. Des millions et des millions de Français ont visité les splendeurs de Vincennes. Nos colonies ne sont plus pour eux des noms mal connus, dont on a surchargé leur mémoire d’écoliers. Ils en savent la grandeur, la beauté, les ressources : ils les ont vues vivre sous leurs yeux. Chacun d’eux se sent citoyen de la grande France, celle des cinq parties du monde. Cette révélation vient à son heure. Alors que la lutte économique est plus sévère que jamais, les colonies enseignent aux Français le courage et la confiance. Elles n’accueillent point les faibles, il faut avoir l’âme bien trempée pour y prospérer et seulement pour y vivre. L’élite qu’elles exigent et qu’elles forment aura le corps robuste et le coeur sans défaillance : ceux à qui manqueraient ces qualités s’élimineront d’eux-mêmes : la rudesse de la tâche à accomplir fera les soldats ouvriers. [...]. » Paul REYNAUD, ministre des Colonies, Le Livre d’or de l’Exposition coloniale internationale de Paris 1931. _____________________________________ Les tracts surréalistes À quelques jours de l’ouverture de Vincennes, les surréalistes publient et diffusent un premier tract intitulé Ne visitez pas l’Exposition Coloniale. Il s’agit, pour les douze signataires (André Breton, Louis Aragon, René Char ...), d’alerter l’opinion publique. En voici quelques extraits : Ne visitez pas l’exposition coloniale ! A la veille du 1er mai 1931 et à l’avant-veille de l’inauguration de l’Exposition Coloniale, l’étudiant indochinois Tao est enlevé par la police française. [...] Le crime de Tao ? Être membre du Parti Communiste, lequel n’est aucunement un parti illégal en France, et s’être permis jadis de manifester devant l’Elysée contre l’exécution de quarante Annamites.[...] On n’a pas oublié la belle affiche de recrutement de l’armée coloniale : une vie facile, des négresses à gros nénés, le sous-officier très élégant dans son complet de toile se promène en Pousse-pousse, traîné par l’homme du pays - l’aventure, l’avancement. Rien n’est d’ailleurs épargné pour la publicité : un souverain indigène en personne viendra battre la grosse caisse à la porte de ces palais en carton-pâte. La foire est internationale, et voilà comment le fait colonial, fait européen comme disait le discours d’ouverture, devient fait acquis. N’en déplaise au scandaleux Parti socialiste et à la jésuitique Ligue des droits de l’homme [2], il serait un peu fort que nous distinguions entre la bonne et la mauvaise façon de coloniser. [...] Aux discours et aux exécutions capitales, répondez en exigeant l’évacuation immédiate des colonies et la mise en accusation des généraux et des fonctionnaires responsables des massacres d’Annam, du Liban, du Maroc et de l’ Afrique centrale. » Lorsque, le 27 juin, un incendie ravage le pavillon des Indes néerlandaises, les surréalistes réagissent par un autre tract, Premier bilan de l’Exposition Coloniale : « ainsi se complète l’œuvre colonisatrice commencée par le massacre, continué par les conversions, le travail forcé et les maladies ». _____________________________________ Une Contre Exposition ouvre ses portes au public, le 19 septembre 1931. Elle comporte trois sections. La première offre une rétrospective de la colonisation. On y montre les crimes des conquêtes coloniales. On y parle des troupes coloniales mortes durant la guerre de 1914. On se sert des témoignages d’Albert Londres et d’André Gide sur le travail forcé ... Dans la seconde salle, entièrement consacrée à l’URSS, les organisateurs opposent « au colonialisme impérialiste l’exemple de la politique des nationalités appliquées par les Soviets ». La visite se termine par une présentation des problèmes culturels soulevés par le colonialisme. Restée ouverte jusqu’en 1932, la contre-exposition n’eut pas le succès escompté par ses organisateurs. 50 Les élèves de 4-ème du collège de Canala (Nouvelle-Calédonie) ont enquêté sur 111 Kanaks partis de Canala pour l’exposition coloniale de 1931. Leur site mérite une visite : Les Canala à l’exposition coloniale de 1931. [1] Tout ce qui précède est extrait de la brochure que la section Paris XII de la LDH a consacrée à l’Exposition coloniale de 1931 - éd. 2002 [2] La LDH, lors de son congrès de Vichy en mai 1931, avait adopté une résolution demandant "qu’à la colonisation impérialiste soit substituée une colonisation démocratique, qui se donne invariablement pour but de répandre ce qu’il y a de meilleur dans notre effort scientifique, dans notre idéal rationaliste et démocratique, et d’habituer les peuples colonisés à se gouverner eux-mêmes et à être, non plus des sujets, mais des peuples libres." Source de l'article : Site de la ligue des Droits de l'Homme de Toulon, http://www.ldh-toulon.net, le 05/09/2006 à 14h10 51 LE CRAN ET LE MRAP DEMANDENT LE RETRAIT DU PETIT ROBERT DU MOT "COLONISATION" mardi 5 septembre 2006 Le Conseil représentatif des associations noires de France (Cran) et le Mrap ont réclamé mardi « le retrait pur et simple » de l’édition 2007 du Petit Robert pour sa définition des mots "colonisation" et "coloniser". Le Mrap (Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples) dénonce dans un communiqué « cette nouvelle tentative de réhabilitation et de glorification du colonialisme », et accuse le Petit Robert de « reprendre à son compte l’esprit de la loi du 23 février 2005 [1]) qui reconnaissait à la colonisation française un rôle positif ». Le Cran demande le retrait du dictionnaire Le petit Robert Le Conseil Représentatif des Associations Noires de France (CRAN) proteste contre les définitions des mots « colonisation » et « coloniser » proposées dans l’édition 2007 du dictionnaire Le Petit Robert et exige des Éditions Le Robert le retrait de ce dictionnaire. Aux mots « colonisation » et « coloniser », Le Petit Robert propose les définitions suivantes • Colonisation : « mise en valeur, exploitation de pays devenus colonies », • Coloniser : « coloniser un pays pour le mettre en valeur, en exploiter les richesses [...] ». Le CRAN estime que ces définitions cautionnent et justifient la colonisation. Il rappelle que les idéaux républicains sont en tous points éloignés de ceux de la colonisation. Après la vive émotion soulevée par l’alinéa 2 de l¹article 4 de la loi du 23 février 2005 mentionnant le « rôle positif » de la colonisation française, le Président de la République, Jacques Chirac, avait compris l’indignation suscitée chez beaucoup de nos compatriotes. Cet alinéa a effectivement été abrogé le 15 février dernier. Considérant comme le Président de la République, que le pays tout entier doit se rassembler devant son histoire, le CRAN demande le retrait pur et simple du dictionnaire Le Petit Robert, dans toutes ses éditions. Le CRAN souhaite la mise en place d’un groupe d¹étude pour proposer une définition acceptable par tous, des mots « coloniser » et « colonisation ». Voici la définition que donnait Aimé Césaire de la colonisation dans son Discours sur le colonialisme : « À mon tour de poser une équation : colonisation = chosification ; J¹entends la tempête. On me parle de progrès, de vies élevées au-dessus d’eux mêmes. Moi je parle de sociétés vidées d’elles-mêmes, des cultures piétinées, d¹institutions minées, de terres confisquées, de religions assassinées, d¹institutions minées, de magnificences artistiques anéanties, d¹extraordinaires possibilités supprimées. On me lance à la tête des faits, des statistiques, des kilomètres de routes, de canaux, de chemin de fer ? Moi, je parle de milliers d’hommes sacrifiés au Congo-Océan. Je parle de ceux qui, à l’heure où j’écris, sont en train de creuser à la main le port d’Abidjan. Je parle de millions d’hommes arrachés à leurs dieux, à leur terre, à leurs habitudes, à leur vie, à la danse, à la sagesse. Je parle de millions d’hommes à qui on a inculqué savamment la peur, le complexe d’infériorité, le tremblement, l’agenouillement, le désespoir, le larbinisme. » Patrick Lozès Président du Cran. 52 ___________________________ La polémique sur la « colonisation » relancée par Alexandra Bogaert, LIBERATION.FR, mardi 5 septembre 2006 - 13:29 Le Petit Robert de la langue française fêtait en fanfare la sortie de son édition 2007, la quarantième. Le Conseil représentatif des associations noires (Cran) a terni la fête mardi en dénonçant la définition du terme « colonisation » figurant dans le dictionnaire et qui établit que la colonisation d’un pays correspond à une « mise en valeur, exploitation des pays devenus colonies ». Patrick Lozes, le président du Cran, explique à Libération.fr pourquoi il souhaite que toutes les éditions 2007 du Petit Robert soient retirées des ventes. • Que reprochez-vous à cette définition ? Ce qui nous fait bondir, c’est que le dictionnaire, aux entrées « colonisation » et « colonisé », parle de « mise en valeur ». On y voit là une manière de cautionner les « bienfaits » de la colonisation. Or, après la tempête autour de la loi du 23 février 2005 (dont l’article 4, alinéa 2 établissait le « rôle positif » de la colonisation, avant d’être abrogé par décret en mars 2006, ndlr), ce n’est pas acceptable. Le Petit Robert est une référence. Et le premier réflexe, ce n’est jamais de contester un dictionnaire mais de prendre son contenu pour argent comptant. Or, faire croire, en 2006, que la colonisation a eu un effet positif, c’est prendre à son compte l’opinion des parlementaires de l’UMP. • Pourquoi se révolter maintenant alors que dans les éditions de 1972, 1993 et 2003, par exemple, le terme est déjà défini de cette manière ? Le Cran s’étant constitué en 2005, on ne va pas parler des années précédant sa création et ce, même si cette définition contestable n’a effectivement pas changé depuis plus de vingt ans. Si nous nous manifestons aujourd’hui, c’est pour éclairer le pays sur les injustices qu’il tolère et pour vaincre l’immobilisme. Les populations dont nous défendons les intérêts, souvent d’anciens colonisés, se veulent légitimes dans un pays qui est depuis longtemps le leur ! Le problème est que lorsque l’on instille dans les esprits que la colonisation était un bienfait, ça conforte ceux qui pensent que tous les hommes ne sont pas égaux... • Que réclamez-vous ? Nous avons écrit à Alain Rey, qui dirige l’édition du Petit Robert. Nous attendons une réponse. Nous considérons qu’il en va de l’honneur de la direction de ce dictionnaire de ne pas entrer dans une argumentation mais de retirer d’office de la vente toutes les éditions du Petit Robert 2007. En outre, nous réclamons la mise en place d’un groupe de travail pour trouver une définition qui n’est pas contestable de la colonisation [2]. Et c’est possible. Par exemple, le Larousse, lui, n’utilise pas l’expression « mise en valeur ». Nous voulons que ce débat ne soit pas celui du Cran uniquement, mais, plus largement, celui de la société française et invitons nos partenaires, comme la Ligue des Droits de l’Homme, à y prendre part. La France s’apprête à entrer dans une période présidentielle, où il va falloir choisir un nouveau projet de société. Il n’est pas acceptable que l’on laisse en suspens une question comme celle-ci, qui mine la cohésion sociale. Sinon, nous allons tout droit à la catastrophe. Source de l'article : Site de la ligue des Droits de l'Homme de Toulon, http://www.ldh-toulon.net, le 05/09/2006 à 14h10 53 AFRICULTURES- MUSEE DE L'IMMIGRATION POLEMIQUE PAR RAPPORT A LA CREATION DU MUSEE DE L'IMMIGRATION-1 Mission de préfiguration du Centre de ressources et de mémoire de l’immigration : la nécessité d’un véritable débat ? par l’ACHAC Association pour la Connaissance de l’Histoire de l’Afrique Contemporaine, Agence les bâtisseurs de mémoire. Directeur:Monsieur Pascal Blanchard Au cours des différentes commissions et réunions de la Mission Toubon, les équipes de l’ACHAC ont essayé de contribuer au débat en cours. Nos différents travaux depuis la fin des années 80, ainsi que les projets récents comme Culture coloniale et Culture impériale (chez Autrement), la trilogie Le Paris noir, Le Paris arabe et Le Paris Asie (Hazan et La Découverte), l’ouvrage collectifs Zoos humains (La Découverte) ou la GallimardDécouverte De l’indigène à l’immigré, sans parler des expositions, colloques et films que nous avons proposés font que nous nous inscrivions dans une dynamique forte sur la constitution d’une mémoire globale sur l’immigration, dans toutes ces dimensions. Il faut le reconnaître, pour de nombreuses de raisons, sur lesquelles nous ne reviendrons pas, le débat n’a pas été véritablement possible. C’est pourquoi, quand l’échange et la parole ne "passent" pas, il est nécessaire d’écrire ce que nous aurions voulu dire. Il est nécessaire d’affirmer, alors que nous aurions voulu échanger. Il est indispensable de trancher, alors que nous voulions construire. Au moment où un petit bout de tissu fait trembler la République, où des ministres parlent de s’attaquer aux "banlieues ethniques ", que faire de l’Histoire de l’immigration dans ce pays ? Ce parent pauvre de l’histoire contemporaine n’a toujours pas sa place dans le panthéon de la Grande histoire nationale. De toute évidence, alors que la "fracture raciale" devient un thème récurrent de notre société post-coloniale, cette construction d’une "mémoire dynamique " de l’immigration devient un enjeu capital. Pourtant combien de Français, d’origine immigrée ou non, sont-ils informés, depuis avril 2003, des travaux de la Mission de préfiguration, qui va pourtant fixer pour les générations futures l’histoire de l’immigration dans notre pays ? Très peu. Alors que si une question est aujourd’hui au c¦ur des enjeux de la "nation", de la République, c’est bien celle-ci. Il faut écouter, entendre, croiser et mélanger les approches, les analyses, les besoins. Sinon, ce projet sera vide de sens et en dichotomie avec son temps. Il est pourtant essentiel - malgré les difficultés de l’échange - que cette initiative puisse être soutenue, avec vigilance certes, mais aussi avec toutes les parties concernées, pour qu’elle ne se termine pas comme la précédente mission lancée par Lionel Jospin, alors Premier ministre. Dans le prolongement, on pourra enfin entreprendre le second chantier nécessaire à la construction d’une mémoire collective dans ce pays véritablement expurgé de ses tabous : un lieu consacré à l’histoire coloniale. Certes, l’objet de cette mission, n’est pas la mise en place d’un "musée de l’immigration " – l’idée n’est plus d’actualité –, mais un "Centre de ressources " qui, d’ici "deux ou trois ans ", doit se mettre en place sous la conduite du Comité interministériel à l’Intégration. Programmé dans un "lieu central, à identité forte, emblématique ou chargé d’histoire ", ce "Centre " se présente comme fédérateur des différentes attentes en la matière : archives, recherche, vie associative, exposition permanente, expositions temporaires. De fait, la Mission (de préfiguration du centre de ressources et de mémoire de l’immigration) n’a pas lésiné sur les moyens, ni sur les "experts" consultés, parmi les meilleurs spécialistes de la question en France. Mais il reste encore de nombreux points à affiner - c’est l’objet du colloque qui se tiendra à la BNF les 28 et 29 novembre - pour en faire un véritable lieu fédérateur. En premier lieu, il faut éviter de politiser cette mission, afin qu’elle ne soit pas une simple machine à vocation pré-électorale pour le gouvernement lors de prochaines élections. De toute évidence, l’idée est sous-jacente chez certains. Pas moins de deux articles, dans Libération le 18 novembre 2003 - l’un du PS l’autre de l’UMP, tous les deux rédigés par des délégués nationaux ou départementaux d’origine maghrébine -, pour réclamer des "places" pour les prochaines élections. Une concurrence où tous les arguments sont utiles, y compris la "mémoire ". Alors sortons clairement et rapidement le projet de ce piège, où il ne résistera pas à la tempête électorale qui se prépare et aux critiques du Front national. Il est temps, aussi, que toutes les parties concernées puissent s’exprimer, se rencontrer et véritablement dialoguer. Le rythme soutenu depuis 6 mois, certes nécessaire pour avancer, laisse de côté des questions essentielles. En ce qui concerne les associations, par exemple, elles ne peuvent véritablement s’exprimer sans prendre des risques financiers énormes, puisque les subventions - qui représentent leurs seul moyen de "survie" – sont distribuées par ceux-là mêmes qui les appellent en consultation ! Il faut en tenir compte et repenser le dialogue en cours. En ce qui concerne les universitaires et les spécialistes, il faut ouvrir le groupe initial à toutes les compétences en la matière, et pas seulement françaises. Les difficultés de dialogue constatées lors de la dernière consultation du 18 novembre, ne sont pas de bons augures pour le devenir du projet. Autant de points essentiels, qu’il faut intégrer à la veille du colloque de la BNF. La nécessité d’un tel centre, et l’urgence de la programmation, ne doivent pas faire taire de facto les critiques 54 justifiées et les réajustements nécessaires. Par exemple, le titre même de ce colloque est très mal perçu par une forte majorité des chercheurs et responsables associatifs : Leur histoire est notre histoire. Cela donne le sentiment que nous sommes toujours dans une situation dichotomique. Il y aurait Eux et Nous. Leur histoire/Notre histoire, cette dialectique, cette approche, est sans aucun doute à éviter dans l’avenir. Ce titre révèle donc, de toute évidence, une posture, celle de la République et de ses "élites" face à l’immigration en France : d’un côté les "personnalités compétentes" ; de l’autre, les "représentants de l’immigration", les associations. Aux premières la définition de la construction de la mémoire et de l’histoire de l’immigration – de leur histoire –, la possibilité souveraine de juger ce qui doit ou ne doit pas faire partie de la mémoire ; aux seconds, le rôle de supplétifs, attendant silencieusement qu’un savoir leur soit, de haut, donné sur eux-mêmes. Indigènes, immigrés, même destin ? L’organisation des consultations de la mission renvoie à ce paradigme : les responsables associatifs n’ont quasiment jamais rencontré les membres du conseil scientifique (par ailleurs composé de personnalités éminentes, là n’est pas le problème). On reproduit ici la séparation entre eux et nous, qui fait toute l’ambiguïté de la République coloniale - pour reprendre le titre d’un essai qui vient d’être publié (Albin Michel) - qui semble renaître autour du débat sans fin sur l’intégration des immigrés. Aujourd’hui, il s’agit de construire la mémoire des immigrés et de l’immigration : c’est nous qui construisons leur histoire. C’est nous qui guidons leur destin. Une sorte de fracture des mémoires s’installe. Or, on aurait dû connecter dès le départ le monde universitaire et les représentants des communautés immigrées, favoriser une réflexion commune, donner toute leur place à ces acteurs qui, souvent, construisent localement la mémoire de l’immigration, l’aide à s’ouvrir par la parole, le récit des trajectoires, bref, contribue à rassembler les sources indispensables au travail des historiens et des sociologues. Faire sens, tout en interpellant toutes les compétences, y compris muséales, scénographiques, pédagogiques. De même, il faut arrêter de penser l’histoire de l’immigration comme une histoire spécifique, annexe ou marginale par rapport à l’histoire nationale. Malgré les effets d’annonce, c’est ce qui se passe. Cette histoire est pourtant indissociablement mêlée à l’histoire de France, elle contribue à la construire, elle en est une partie intégrante. Même si aujourd’hui ce n’est pas encore le cas dans la trame officielle de Notre histoire de France. On connaît se type de situations. Hier ce fut l’histoire de Vichy, demain ce sera l’histoire coloniale ou celle de l’esclavage, aujourd’hui la place de l’immigration. Chaque génération a ses "passés qui ne passent pas ". De toute évidence, la place des "autres" dans l’histoire nationale pose toujours - et encore - problème. Dans nos manuels scolaires, combien de "héros" français ressemblent à nos gamins de banlieues ? Combien de Raoul Diagne, d’El Ouafi, de Koppa ou de Mimoun, pour rappeler que des générations de sportifs ont précédé la génération Zidane ? Combien de bâtisseurs du métro parisien kabyles, combien de soldats kanaks derrière l’incontournable image Banania de la Grande Guerre, combien de Marocains libérant Marseille, combien de grands résistants comme Adi Ba, combien de noms de mineurs polonais pour illustrer l’indépendance énergétique de la France, combien de ministres comme Blaise Diagne, combien de dockers italiens pour raconter le destin du port colonial de Marseille..., combien de ces histoires pour raconter l’histoire de France dans le siècle ? Aucun. De plus, de nombreux axes et thèmes retenus posent encore question. Il faut les aborder dans toutes leurs dimensions. En effet, pourquoi décréter que l’histoire des migrations intra-Outre-mer et des Outre-mers vers la métropole est absente dans un tel centre ? Parce qu’ils sont aujourd’hui Français ? Pourquoi les migrations de la Corse vers le continent sont-elles tabous ? À cause du contexte actuel ? Pourquoi taire, pour motivations politiques et républicaines, la dimension régionale de certaines mémoires en voulant à tout prix les fédérer sur Paris - ce qu’Emile Temime perçoit comme un projet "élaboré dans un cadre parisien et par une commission presque exclusivement composée de Parisiens". Question plus essentielle, plus problématique aussi : pourquoi faire un lieu unique, alors que la demande, les besoins, les sources, les publics sont aujourd’hui divers et autant à Toulouse, Nantes, Strasbourg, Marseille, Lyon, Lille qu’à Paris ? Ne pourrait-on pas imaginer des "pôles relais" en province, alors que le gouvernement n’a de cesse de promouvoir la décentralisation ? Et, dans le même temps, pourquoi ne pas rassurer, clairement, le monde de la recherche et les associations, qu’un tel lieu, s’il est programmé, ne concentrera pas les subventions pendant plusieurs années et annihilera les projets en cours ? Autant de questions qui ne doivent pas être évacuées brutalement sinon le projet risque de perdre ses appuis les plus précieux. Philippe Dewitte précisait d’ailleurs, en amont, avec justesse, qu’"il suffirait sans doute de peu de choses pour que les associations se sentent exclues ou ignorées, puisqu’aussi bien, c’est souvent cette expérience-là qu’elles ont connue par le passé". À titre d’exemple, le débat autour de l’interaction avec l’histoire coloniale est révélateur des grandes difficultés à intégrer dans les mois à venir toutes les dimensions de ce passé. Car, pouvons-nous imaginer un tel lieu sans donner toute sa place à l’histoire coloniale - comme le demandaient Philippe Bernard et Patrick Simon dans des notes internes - ou à celle des "migrations" dans, vers, et depuis les actuels dom-tom ? Ce débat n’a pas été absent des tout premiers échanges du conseil scientifique. Marie-Claude Blanc-Chaléard soulignait l’importance des "problèmes d’identité des Français venus des Dom-Tom ", alors que Nancy L. Green rejetait l’histoire de certaines migrations : "Les Bretons ou les Dom-Tom ? Non. Les rapatriés d'Algérie ? Il me semble que oui. 55 "Dans le même temps, Philippe Dewitte, secrétaire de la commission, en soulignait l’enjeu : "La présence des Domiens dans un tel lieu étant de toute évidence politiquement très sensible, il semble raisonnable de ne pas aborder la question de front, mais bien à la faveur de ce que l’on a appelé, lors de nos discussions, des "détours". On le voit le risque est grand d’évacuer des pans entiers de cette mémoire - souvent ceux qui font d’ailleurs débats aujourd’hui au coeur de la société française - et de donner naissance à un centre vide de sens car tronqué d’une partie de sa mémoire. Par exemple, parmi les huit thématiques retenues actuellement, la place de la "culture coloniale " est sans conteste un peu juste. D’autres sont sans aucun doute sujettes à débats ou à re-formulations. De fait, bien que cela soit réduit (une simple sous-partie d’un thème, soit 1/25e des axes retenus), il est prévu de traiter brièvement des thèmes essentiels, comme "Civilisés et barbare" ou "Colonisation et domination". D’autres sont réduits à des ensembles qui manquent de visibilité, sous des items comme "indigène, immigré, expositions coloniales ", "orientalisme et mythe du bon sauvage " et "opinions et préjugés, racisme ordinaire ". Autant d’axes qu’il convient de renforcer historiquement pour éviter qu’ils soient progressivement minorés à l’aune d’enjeux politiques ou de compromis destinés à purger le projet de tous thèmes jugés "polémiques". Sans les associations, les chercheurs et les relais universitaires, ce futur centre est coupé de ses ressources vives. Il faut donc être extrêmement vigilant à renforcer les liens avec tous les partenaires possibles. Beaucoup de ceuxci, lors des dernières consultations, en off des commissions, n’hésitaient pas à parler d’un centre "inadapté aux besoins réels, car surdimensionné dans ses objectifs et ne bénéficiant d’aucun moyen clairement identifié", alors que pour le musée du Quai Branly "les milliards d’euros sont déjà disponibles ". Un universitaire expliquait, qu’avec tous les compromis, ce projet "s’érode sur bien des points et ne répond plus à aucun de ses objectifs initiaux ". Pour de nombreux responsables d’associations, "techniquement et historiquement, le projet est dans une impasse ". On le voit, les critiques sont déjà présentes dans les couloirs. De plus, cette idée de vouloir fusionner les destins et les histoires, en évitant ce(ux) qui pose(nt) encore problème - harki, rapatrié, dom-tom, artistes, engagisme, esclavage, colonisation, Savoyards, Corses, islam... -, risque de conduire à une vision édulcorée et à un projet de "musée Grévin des bons immigrés " dixit une représentante d’une des principales institutions partenaires ! De nombreuses propositions peuvent donc, encore, améliorer la mission de préfiguration qui est dans sa phase de finalisation. On peut notamment insister sur la possibilité de création de fonds d’archives régionalisés (sur la base de partenariats locaux), d’une politique éditoriale active en parallèle du centre, d’un programme d’actions pédagogiques indispensables à destination du monde scolaire, des bourses de recherche à mettre en place dès l’année prochaine, d’une politique de soutien claire à destination des associations... Enfin, le projet doit se doubler, pour être efficace, d’engagements administratifs précis : comme une prise en compte plus large dans les manuels scolaires des questions liées à l’immigration ; la modification des programmes de première et terminale ; l’engagement à recruter dans les universités des spécialistes travaillant sur ces questions... Autant d’approches qui, dans leur globalité, sont réalistes, efficaces et mesurables en termes d’impact et permettront de légitimer le centre dans l’opinion. De toute évidence, il faut refuser (et donc s’opposer) à une trame historique à la marge de l’histoire de France pour ces histoires de l’immigration. Elles forment un tout. Le compromis avec "l’état de l’opinion" est aujourd’hui recherché, nous pensons, au contraire, qu’il est nécessaire de provoquer un véritable choc, refuser cette posture et paxtonniser l’histoire de l’immigration comme celle de la colonisation. Une histoire de l’immigration ? Oui, mais dans la perspective d’une histoire totale. Cette rupture, comme pour la prise en compte pleine et entière de Vichy dans l’histoire contemporaine, suppose que l’on mette tout à plat, y compris les questions dérangeantes. Or, il n’est point besoin que, pour une telle démarche positive, les futurs projets de programmation de ce "centre" s’orientent vers un retour aux scénographies spectaculaires de l’époque coloniale : restaurants-couscous, folklorisation de la vie immigrée, choc des civilisations mis en scène, parcours individuel à la "musée Grévin" et autres ethnic-shows à sensation. Point n’est besoin non plus de "pacifier" cette histoire lorsqu’il s’agit simplement de la relater, de la restituer en offrant certes dans le cadre d’une scénographie moderne et contemporaine à chacun un espace mémoriel éloigné de tout folklore qui inscrirait une nouvelle fois cette histoire dans la marginalité. C’est une affaire sérieuse. Pour un tel centre, il faut structurer une approche pragmatique, comme pour n’importe quel lieu de ce type : cible, pré-étude de faisabilité, enquête d’opinion (du type de celle que vient de faire l’ACHAC sur Toulouse sur la mémoire de l’immigration), moyens humains et financiers, lieu, démarche, planning, identité, scénographie, relais... Pourquoi ce bricolage, alors que pour les arts premiers et le futur musée du Quai Branly, on a véritablement engagé les moyens de l’État ? Ici, on demande bénévolement aux associations de donner du temps, des idées, des archives et des projets. Inconcevable pour tout autre projet porté, voulu et planifié par l’État. C’est aussi cela qu’il faut rappeler avant les discours officiels, les accords de façade, les débats neutralisés des deux jours qui viennent. Au moment où l’on vide le Musée de l’Homme, où l’on ferme le MAAO de la Porte Dorée, où les moyens de recherches et les subventions se tarissent, il nous semble essentiel de rester vigilant. La mission essentielle de ce centre doit donc permettre, par la mémoire et l’histoire, de comprendre le présent. 56 Sinon, non seulement il ne parlera jamais aux jeunes français issus de l’immigration ou aux étrangers ; mais encore, il ne permettra pas aux "Français de souche" de comprendre ces nouvelles générations, sur lesquelles se concentrent irrationnellement toutes les peurs sociales de ce début de siècle. Du sauvage aux sauvageons, de l’indigène à l’immigré, du sujet au citoyen... il y a des parcours invisibles qui sont des sources de compréhension plus évocatrices que toutes les constructions juridiques écrites. Toutes les questions posées ici sont minorées dans le projet du centre, soit pour faire consensus, soit pour éviter de toucher aux questions taboues, soit pour éviter une posture qui ne peut-être assumée sans conséquence face au pouvoir détenteur de l’arme ultime (la subvention !). Manifestement, la conception commune de l’histoire éprouve des difficultés avec l’histoire de l’immigration, comme avec celles de l’esclavage ou l’histoire coloniale. Toutes trois sont marginalisées dans l’histoire enseignée, ne disposent d’aucun lieu référence, ne sont guère l’objet de recrutements de chercheurs dans les universités ou au CNRS. Pourquoi ? Sans doute parce qu’elles font taches dans la longue "construction républicaine de la nation" et nous obligent en permanence à nous interroger sur l’universalité de nos valeurs face aux logiques discriminantes qui les ont structurées. Au point que la République se demande, maintenant, si une petite dose de discrimination positive ne sauverait pas l’intégration dans ce pays ! Le centre en projet peut-il échapper à ces impensés ? Au vu des premières orientations dégagées par les responsables, on peut très légitimement en douter, alors que les propositions initiales étaient largement ouvertes. De même, les efforts des responsables de l’ACHAC pour expliciter (en commission) ces questions se sont heurtés à une incompréhension de fait, voire à un procès d’intention immédiat. Nous obligeant à coucher par l’écrit notre approche, afin qu’il ne soit pas dit que l’accord tacite des 28 et 29 novembre 2003 lors du colloque de la BNF fut validé par tous les participants à la Mission. Il est encore nécessaire de travailler, d’échanger et de construire un tout autre projet. Mais, il faut aussi, nous en avons conscience, saisir la chance offerte par la création de ce lieu, qui doit permettre de rendre sa dignité aux mémoires immigrées et sa légitimité à une histoire de l’immigration intimement intriquée à l’histoire nationale, ouvrant enfin la possibilité de croiser les mémoires. La présence du Premier ministre, si elle se confirme, doit être un signe fort, pour le colloque de vendredi. Celui de l’État s’engagent à sortir de ses propres blocages et visions idéales de la République. Intégrer ces différentes approches et questionnement permettra d’éviter de nombreux écueils ou le risque de marginalisation du projet dans les priorités de l’État ou, plus grave, la création d’un centre à la "mémoire expurgée ". Il s’agit donc d’éviter, en premier lieu, la désactualisation de la mémoire de l’immigration, une trop grande dichotomie entre l’histoire de l’immigration et l’histoire coloniale et, surtout, une folklorisation de cette histoire, toujours sensible, par une scénographie simpliste de ces destins... Alors oui, il faut sauver la mission Toubon, pour éviter qu’une nouvelle fois l’histoire de l’immigration se retrouve marginalisée dans la mémoire nationale ou se termine dans une querelle électorale. C’est de la responsabilité de la République - et aujourd’hui du gouvernement - d’en prendre toute la mesure. Car, la volonté de vivre ensemble au sein de la République ne se résume pas seulement à la capacité de l’État à détruire les tours de nos cités, à légiférer sur le voile ou à "maîtriser l’immigration ". Il s’agit aussi de construire une mémoire commune, ni la Notre, ni la Leur, Une mémoire unique. Celle de la République. Celle de la Nation française. Achac, le mercredi 26 novembre 2003 [email protected] Source : site de africulture, cultures africaines, http://www.africultures.com/, le 05/09/06 à 16h14 57 LE FUTUR MUSEE DE L’HISTOIRE ET DES CULTURES DE L’IMMIGRATION par Olivier Barlet publié le 26/03/2004 Lors d’un troisième forum de la mission de préfiguration le 16 mars 2004, le rapport à présenter au gouvernement fin avril a été présenté, analysé et critiqué par les associations présentes. Le « musée de l’immigration » est en bonne voie mais n’est pas sans soulever de nombreuses questions. Qui s’en étonnerait ? Le sujet est sensible et la très large consultation organisée par la mission présidée par Jacques Toubon et organisée par l’ADRI auprès de près d’une centaine d’associations (dont une soixantaine ont participé aux forums) ne pouvait que déclencher de vifs débats. C’était le but : écouter chacun, tenir compte des courants et des visions, fusionner les propositions, développer une synergie. A ce niveau, l’objectif est atteint : le rapport final est de bonne tenue, et l’on y sent la synergie de la concertation. Voici que depuis six mois les associations actives sur les questions d’immigration sont face à un grand projet qui les concerne au plus haut point : elles tentent de cerner leur rôle dans ce qui leur semble être une grosse machine à la fois redoutable et nécessaire, s’inquiètent pour leurs financements, cherchent à se positionner en partenaires parfois critiques. Un musée ? Plutôt un centre de ressources et de mémoire. Il y aura certes des salles à visiter mais sa définition est moderne afin de résoudre le fait de devoir rendre attractive une Histoire tragique. Jacques Toubon affiche un discours rarement entendu à droite comme « Le Français n’existe pas » (au sens où il est toujours le produit d’une migration, même lointaine). Il s’agit de reconnaître l’apport de l’immigration dans la construction française et de le populariser. Installation permanente mais aussi expositions temporaires thématiques, centre de documentation, archives de l’Histoire de l’immigration, une grosse place laissée au multimédia et à l’internet pour l’accès aux contenus et la mise à disposition de bases de données : tout cela pour montrer l’enrichissement continu de la culture française par l’apport de l’immigration. Premier obstacle à résoudre : le lieu. Dans la conception de la mission Toubon, pour ne pas dévaloriser son sujet, il doit être parisien et prestigieux. Cela n’est pas sans évoquer le débat autour du projet de Maison de l’Afrique noire à Paris : centre culturel de prestige à l’image de l’Institut du monde arabe dans la conception d’Olivier Poivre d’Arvor, président de l’AFAA (cf. sa tribune libre dans Libération du 12 décembre 2002, à lire dans un murmure sur notre site) ou centre de ressources en banlieue pour les artistes en lien avec la diaspora dans celle de l’association créée dans ce but à St Denis. Or, les bâtiments publics vacants sont rares à Paris. La Bourse de commerce située près des Halles était idéale, centrale et dans un lieu largement fréquenté par les jeunes immigrés, mais la Chambre de commerce n’est pas prête à la lâcher. On se replie donc sur le Musée des arts africains et océaniens de la Porte Dorée, bâtiment problématique s’il en est : édifié en 1931 comme centre de la plus grande exposition coloniale, son architecture et ses fresques dorées font de lui une mémoire de l’histoire coloniale plus que de celle de la migration. Il serait le lieu désigné pour un musée de l’Histoire coloniale qui manque encore à l’appel. On voit ainsi poindre l’inévitable contradiction d’un projet qui cherche à conforter une vision positive de l’immigration pour faciliter son intégration mais qui se trouve confronté à la véracité historique qui n’est guère en l’honneur de l’Etat français. On risque de construire un nouveau mythe style nation arc-en-ciel où ne soit pas clairement pris en compte le vécu d’exclusion des populations immigrées mais aussi la difficile articulation du rapport entre les communautés. Le grand avantage du projet tel qu’il est défini est cependant de ne rien figer : rien ne l’empêche d’effectivement prendre en compte ces contradictions, de concevoir ses expositions, médiathèque, activités et colloques comme des lieux de débat ouvert. La volonté semble réelle de ne pas s’enfermer dans des discours convenus et la mobilisation du réseau associatif lui-même traversé de multiples expériences et visions en est un signe. Le sens d’un tel mammouth central est d’avoir les moyens de faire évoluer au niveau global les représentations. Il ne cherche bien sûr pas à se substituer aux associations privées ni à la politique de la ville : c’est avant tout un projet culturel. Mais c’est justement la question des moyens qui inquiète ces mêmes associations : destiné à être un Etablissement public administratif dès 2005, le musée risque de pomper des fonds nécessairement mobilisés auprès des ministères concernés : Education nationale, Culture, Recherche, Affaires étrangères… Prévu pour être de 7 millions d’euros en rythme de croisière, le budget de fonctionnement du musée financera pour un million les associations qu’elle choisira comme opérateur sur ses projets, avec une attention portée à la décentralisation. La relation sera contractuelle : non celle d’un subventionneur mais d’un partenaire. De la capacité du musée à se laisser orienter par l’expérience des associations dépendra sa pertinence et son avenir. De son ouverture à mettre à disposition du public les éléments des débats qui rendent compte de la 58 complexité des problématiques migratoires dépendra la cohérence de sa démarche : les revues qui sont depuis toujours les véritables laboratoires de la pensée sont à cet égard essentielles. Source : site de africulture, cultures africaines, http://www.africultures.com/, le 05/09/06 à 16h14 59 MUSEE DES IMMIGRATIONS : PASCAL BLANCHARD REPOND A JACQUES TOUBON Paris, le 8 décembre 2003 Pour l'achac Pascal Blanchard publié le 10/12/2003 Pascal Blanchard, président de l’Achac, directeur de l’agence Les bâtisseurs de mémoire, codirecteur du programme Images et Colonies. Pascal Blanchard est historien, chercheur associé au CNRS (Marseille) et coauteur de plusieurs ouvrages sur le colonialisme, dont De l’indigène à l’immigré (Gallimard, 2002), Le Paris Asie (La Découverte 2004), Le Paris Arabe (La Découverte 2003), La République coloniale. Essai sur une utopie (Albin Michel, 2003), Culture coloniale (Autrement, 2003), Culture impériale (Autrement, 2004), Zoos humains (Poche-La Découverte 2004) et La Fracture coloniale, la société française au prisme de l'héritage colonial, écrit avec Nicolas Bancel et Sandrine Lemaire. A l'attention de M. Jacques Toubon Président de la Mission de préfiguration en réponse au mail personnel adressé à l'ACHAC concernant le futur Musée des Immigrations / Centre de Ressources En tant que président de l'ACHAC, je tiens à vous remercier de votre réponse concernant un certain nombre de questions concernant la mission de préfiguration. Trois petites précisions, en préambule : mon nom est Pascal Blanchard, et non Patrick ; ensuite, je n'ai pas diffusé par "voie de presse un certain nombre de (mes) accusations", mais j'ai proposé une tribune à l'Humanité (dont vous trouverez le texte ci-après), et mon mail a été repris par la revue Africultures sur son site et je l'ai adressé à toutes les personnes qui avaient pour mission de réfléchir à la création d'un lieu concernant l'histoire de l'immigration (ce qui me semble être l'objet d'une réflexion large avant la prise de toute décision...). Enfin, curieuse entrée en matière que de considérer le mail proposé comme une simple liste "d'accusations", alors que notre argumentaire est structuré sur une réflexion plus complexe... dont l'objet n'est pas de détruite, mais de construire, certes pas n'importe quoi.... De fait, vous avez, monsieur le ministre, tout loisir de juger un point de vue, mais la méthode est assez brutale, puisque, dans la suite de votre mail, vous trouvez vous-mêmes pertinents la quasi totalité des points soulevés par l'ACHAC, puisque vous écrivez "Des questions de fond sur lesquelles vous revenez méritent effectivement un débat". Alors simple accusations ou véritable débat... ? Il était temps que certaines questions soient en effet abordées, ce qui n'a pas été possible dans les différentes réunions intermédiaires au sein des desquelles les équipes de l'ACHAC ont participé... du moins les problématiques soulevées n'ont pas été reprises, ni abordées, lors du colloque de la BNF. Votre mail, très précis, soulève un certain nombre de points importants. Il convient brièvement de revenir sur les plus importants, afin que le débat puisse véritablement commencer... Nous avons souhaité retenir une dizaine qui nous semblent essentiels : - Vous "présente(z) la France comme un État colonial et raciste" : Nous ne présentons pas la France comme un état "raciste et colonial". Nous rappelons, depuis 14 ans, au sein des équipes de l'Achac, l'importance de ce passé colonial. Nos dernières publications (Culture coloniale, Le Paris arabe, Le Paris noir, La République coloniale) montrent justement les difficultés d'une telle approche, leur contemporanéité et surtout la difficulté à s'intégrer à l'historiographie française. C'est une manière un peu rapide de marginaliser notre approche historique, nous renvoyons donc à nos écrits (articles ou ouvrages) pour permettre une meilleure approche de notre réflexion. Si cela vous a permis de prendre conscience des enjeux liés à la question coloniale, pour le juste équilibre dans le futur Centre, nous sommes satisfait. - "Il ne s'agit ni d'exclure certaines populations ni d'expurger certaines pages de l'histoire, mais bien d'éviter les amalgames hâtifs" : Sur ce point, nous ne pouvons que réaffirmer ce que nous avons précisé lors des différentes réunions, lors du colloque de la BNF et dans notre mail : si ce lieu traite des MIGRATIONS; il s'agit de toutes les migrations, qu'elles soient politiquement ou non correctes : immigrations coloniales, des outre-mer (dom et tom), immigrations post-indépendances (harki, pied-noir...), migrations intérieures au XIXe siècle (savoyards, Corses, Bretons...), migrations internes aux Outres-mers (esclavage, engagisme...) dans les actuels dom-tom... Autant de questions qui ont toutes leur place, sans être des questions "annexes" traitées "ponctuellement" et en "périphérie". Si cette idée est aujourd'hui intégrée dans toute sa dimension par vous nous en sommes satisfait. - "...amalgames hâtifs, comme vous le faites par exemple en faisant systématiquement un parallèle entre Vichy, le colonialisme et l'immigration" : Nous avons fait, et vous l'avez parfaitement compris, dans le prolongement de l'excellent dossier des Cahiers Français de la documentation française (été 2001), référence à la difficulté de 60 mémoire de la république sur ces trois questions. C'est un fait. Ce n'est ni de la polémique, ni de l'amalgame, mais de l'analyse en termes de mémoire. Je vus invite à relire sur ce point l'excellent dossier d'Hommes et Migrations consacré à la mémoire coloniale en décembre 2000. - "Le lieu : vous avez le droit de penser que nous cherchons à effacer l'histoire coloniale en envisageant l'installation du Centre à la porte Dorée. Cette idée ne nous avait jamais effleuré" : Puisque que cette idée ne vous a jamais effleuré, l'étude de faisabilité concernant ce lieu n'a donc aucun rapport avec vos travaux. Nous en prenons note. Puisque vous constatez que le débat est plus complexe que prévu (superposition des mémoires), il convient d'envisager cette question avec le recul historique nécessaire avant de le faire figurer dans le rapport présenté lors d'un colloque sans qu'aucune discussion n'ait pu avoir lieu en amont. Je vous remercie de valider la nécessité d'une réflexion en profondeur sur le lieu du futur "musée". - Le lieu de la Porte dorée "aucune décision n'est prise à ce jour" : nous en prenons acte . - "vous semblez vous-même avoir une bien piètre idée du mouvement associatif : celui-ci, convoqué trois fois en réunion, ne pourrait pas s'exprimer librement et serait donc contraint à parler « off »" et "vous ne citez aucun nom" : En tant que responsable associatif depuis 14 ans, je pense que ma vision du mouvement si elle peut être critiquée, n'est en rien méprisante. Je ne vois pas ce qui peut vous permettre de dire cela. Et "vous ne citez aucun nom" : vous le comprendrez, il n'est pas dans mes habitudes de "donner" des noms. Je ne peux donc répondre favorablement à votre requête sur ce point. - "Le parallèle avec le Quai Branly n'est pas pertinent car les projets sont de nature toute différente : nous ne préparons pas le « Louvre de l'immigration »." : si justement, c'est sur ce point que la comparaison, en termes de moyens est "pertinente". L'apport intellectuel, artistique, politique, culturel... de l'immigration depuis deux siècles dans ce pays mérite au moins 1/100e du musée des arts premiers, et non 1/1000e... au moins si ce n'est tout autant... - "Le calendrier choisi prévoit une décision du comité interministériel en avril 2004. Le Centre ne sera pas qu'une annonce politique mais bien une réalité progressive et partenariale à laquelle nous voulons travailler en associant toutes les bonnes volontés et tous les talents" : ce calendrier est simplement problématique au vu de la campagne des régionales... c'est pourquoi, pour éviter toute récupération, il nous a semblé qu'attendre fin juin 2004 était mieux. Mais cela reste un conseil. - il reste le point que vous n'avez pas abordé : la notion de "centre" et non celle de "musée" : les arguments justifiants la notion de "centre" restent légers, alors que tout le monde lors du colloque, que tous les esprits et que tous attendent un musée. Ce point mérité largement un débat de fond. - de même vous avez, lors du colloque, insisté publiquement sur le fait que le musée de la Porte Dorée n'a jamais "été le musée des colonies" (vous avez même proposé de le vérifier auprès d'experts !) ; sur ce point, que vous oubliez de mentionner dans votre mail, nous tenons à vous apporter quelques informations importantes, qui permettront à la mission de réfléchir avec tous les paramètres nécessaires... et de gagner du temps : Plusieurs historiens ont travaillé sur cette question. En tout premier lieu Sylvie Cornillet-Watelet, conservateur au MAAO, pour le catalogue Coloniales (1989), dans un excellent article " Le musée des colonies et le Musée de la France d'Outre-mer ". De même, il faut citer le collectif Le Musée et les cultures du monde (1999), notamment l'article de Dominique Taffin. Vient également de paraître, sous l'égide de la RMN, Le Palais des Colonies (Histoire du Musée des arts d'Afrique et d'Océanie), avec des articles de Maurice Culot, Catherine Hodeir, Dominique Jarrasse, Yvonne Brunhammer et Dominique Taffin. Enfin, l'ouvrage le plus complet reste, celui édité par Maisonneuve et Larose, en partenariat avec le MAAO (texte réunis par Dominique Taffin) suite au colloque de juin 1998, sous le titre du Musée Colonial au Musée des Cultures du Monde (2000). Sans parler du rapport officiel de Cécil Guitart " Du Musée colonialS au dialogue des cultures " en 1984... Le Musée national des arts africains et océaniens, situé à la Porte Dorée, fut construit à partir de 1928 (pose de la première pierre du musée permanent des colonies le 5 novembre 1928 par le Président de la République Gaston Doumergue), pour l'exposition de 1931 (ce fut un des seuls bâtiments officiels construits dans Paris depuis le Petit et Grand palais). Son nom officiel pendant les longs mois de cette exposition qui a marqué les Français (33 millions de tickets vendus) fut Musée Permanent des Colonies. Il fut un des bâtiment-clés de l'exposition. Il sera ensuite le SEUL bâtiment conservé de l'Exposition. Ce fut en ce lieu que l'exposition fut inaugurée. Par la suite il sera fermé pour rénovation et réaménagement de ses collections. Il rouvrit, partiellement au début sous le nom de Musée des Colonies de 1931-1934 et sera rattaché au ministère des Colonies (il portera quelques temps le nom de Musée permanent des Colonies Porte Dorée et même, pour une mission de réflexion confiée à Gaston Palewski, le nom de Musée des Colonies et de la France extérieure). Puis, à partir de février 1935 sous le nom de Musée de la France d'Outre-Mer, avec Ary Leblond comme conservateur du musée des colonies (un des grands romanciers et propagandiste colonial de l'époque), il survécut sous son nom jusqu'aux années 1960. Il existait déjà un autre musée de ce type en France : le Musée colonial de la Ville de Lyon depuis 1927. C'est pour cela que le musée de la Porte Dorée changera de nom afin d'éviter d'être confondu avec celui de Lyon. Le Musée sera ensuite rattaché au ministère des Affaires culturelles dirigé par André Malraux. En janvier 1961 il prend le nom de Musée des Arts africains et océaniens avec la fin de l'Empire colonial, un nouveau destin commence pour lui qui durera 42 ans jusqu'à sa fermeture. 75 ans après le début de sa construction, le Palais-Musée des Colonies, tout au long de 61 ces années qui ont vu passer colonisation, décolonisation et migrations post-coloniales, a conservé les traces et l'identité de ces origines. Celle de l'empire colonial. À aucun moment, il ne fut lié à l'histoire de l'immigration... ou alors cela nous a échappé... En espérant que ces quelques réponses, qu'il conviendra de développer ultérieurement, que nous vous adressons le plus rapidement possible afin de ne pas retarder vos travaux, répondent à votre attente et permettent d'engager un débat fructueux dans les semaines à venir. Comme au cours des derniers mois, les équipes de l'ACHAC ne manqueront d'être présentes aux différents rendez-vous. Nous vous prions de croire, Monsieur le Ministre, à nos respectueuses salutations. Pour l'achac Pascal Blanchard Source : site de africulture, cultures africaines, http://www.africultures.com/, le 05/09/06 à 16h14 62 CONQUETE MILITAIRE ET POLITIQUE COLONIALE Afrique du Nord En 1830, la conquête d'Alger qui embarrasse tout d'abord le gouvernement français, sonne le glas de l'indépendance de fait des régences turques d'Afrique du Nord. A la suite des succès militaires de Bugeaud sur Abd el Kader et ses alliés marocains, la colonisation de l'Algérie démarre sous tutelle militaire française et l'empire chérifien du Maroc, jusque là fermé à l'influence étrangère, s'ouvre au commerce surtout britannique au départ. Sous Napoléon III, la soumission de la Kabylie est achevée. En Algérie, l'occupation des terres par les Français s'accélère ; elle se systématisera après 1871. L'immigration européenne y connaît alors un essor décisif ; différents textes codifient peu à peu l'organisation politico-administrative qui revient désormais aux civils : naturalisation des juifs (Crémieux), code de l'indigénat, création d'un organe représentatif et consultatif, les Délégations financières. Après le traité du Bardo (1881), en dépit de l'opposition italienne, Paul Cambon organise le protectorat français de Tunisie, qui servira de modèle à celui du Maroc trente ans plus tard après le coup d'Agadir en 1911. C'est Lyautey qui pacifie le pays et lance des réformes administratives (finances, justice, santé publique et enseignement). Hostile à une politique de colonisation officielle, il ne peut cependant contrarier l'afflux d'immigrants européens et d'abord français à Casablanca qui devient vite un pôle économique. La France qui a entraîné des bataillons puisés en Afrique du Nord dans la guerre de 1914, consent à des réformes à compter de 1919, assiste à la naissance du Destour tunisien et mène la guerre du Rif au Maroc. L'exposition coloniale de 1931, après les cérémonies du centenaire de l'Algérie, est toute à la gloire de la France des cent millions d'habitants, loin des revendications d'autonomie ou d'indépendance en gestation. Afrique subsaharienne Avant 1850 peu de territoires ont été colonisés en Afrique subsaharienne : les Français contrôlent Saint Louis et Gorée au Sénégal, les Anglais Zanzibar et la Gambie, les Portugais Bissau et le Mozambique, les Boers le Cap. Jusqu'en 1885 coexistent explorations individuelles et expéditions commanditées par les militaires européens, prélude à une conquête systématique. Faidherbe fait d'abord basculer le Sénégal vers la France ; l'occupation de la Guinée et d'une partie de la Côte d'Ivoire suit. A la chute de l'empire égyptien, Anglais et Français se disputent le Soudan. La découverte du Congo par Stanley précipite la Conférence de Berlin, où les Européens édictent leurs règles de partage des territoires. L'état indépendant du Congo, "léopoldien", est reconnu tandis qu'à partir du Gabon, Brazza crée le Congo français. La France enchaîne avec la fondation de Djibouti par Lagarde puis la conquête de Madagascar par Galliéni. Les Anglais consolident leurs acquis en Sierra Leone, Kenya, Ouganda et Afrique du Sud et développent le système des compagnies à charte. L'Allemagne annexe Togo et Cameroun. En 1900, seule l'Ethiopie a échappé au partage. A l'intérieur des tracés, le contrôle de l'administration européenne reste souvent théorique. En France, différentes écoles de colonisation s'affrontent, celle des militaires partisans d'une conquête militaire méthodique l'emportant sur celle de Paul Leroy-Beaulieu, à visée civilisatrice, qui influencera Brazza. C'est une colonisation d'encadrement et non de peuplement, gérée par le Ministère des colonies (1894) qui met en place l'Ecole coloniale et les fédérations d'Afrique Occidentale Française et d'Afrique Equatoriale Française. Comme au Maghreb, des bataillons d'Africains sont entraînés dans le conflit européen en 1914. Ce n'est qu'après la guerre que la colonisation prend le pas sur la conquête militaire dans l'ensemble du continent noir. Le temps des indépendances viendra après 1945. Source : site de la Bibliothèque Nationale de France, http://gallica.bnf.fr/VoyagesEnAfrique/themes/T3b.htm, le 06/09/06 à 12h 15 63