1 LES RESEAUX VILLE-HOPITAL : VERS UN NOUVEAU MODE DE REGULATION EN SANTE PUBLIQUE ? Jean-Paul DOMIN CERAS-LAME, Université de Reims Champagne-Ardenne Résumé : Cette analyse propose une interprétation de la dynamique du système de santé publique en France et voit la mise en œuvre des réseaux ville-hôpital comme l’émergence d’un nouveau mode de régulation. De 1945 à 1970, le dispositif de santé publique s’est articulé autour d’une forme sociale de médicalisation intensive. Mais la crise économique a remis en cause ce type de fonctionnement et a mis en évidence la nécessité d’une réforme. L’expérimentation des réseaux depuis le milieu des années 1980 semble répondre aux attentes des malades et offre une issue à la crise du système de soins. La mise en place d’une telle logique favoriserait alors la naissance d’un nouveau mode de régulation : la médicalisation coordonnée. INTRODUCTION Les principaux développements récents en économie de la santé favorisent une approche uniquement microéconomique, expliquant la croissance des dépenses comme une conséquence du comportement des agents. Ainsi, depuis le début des années 1980 les pouvoirs publics prônent le retour à l’équilibre en agissant tant sur la mise en concurrence de l’offre1 que sur la responsabilisation de la demande2. Au-delà du simple problème financier, il nous semble plus pertinent de nous interroger sur les obstacles que semble rencontrer le système de santé publique pour maîtriser ses coûts de fonctionnements et améliorer son efficacité. Les théories de la régulation3 offrent un cadre conceptuel intéressant pour étudier l’essor des réseaux ville-hôpital et leur place dans le dispositif de santé publique. Dans cette perspective, le fonctionnement du système économique se caractérise par l’avènement d’un mode de régulation permettant d’assurer, pendant un certain temps, sa cohésion. En l’absence de ce mode de régulation, les formes sociales Mougeot M., Naegelen F., « Antisélection, concurrence et qualité des soins », Revue d’économie politique, volume 110, n°4, juillet-août 2000, p. 493-512. 2 Lachaud-Fiume C. et alii, « Franchise sur les soins ambulatoires et équité sociale, microsimulation d’une voie de responsabilisation des usagers du système de soins », Économie et Statistique, n°315, mai, 1998, p. 51-72 3 Il est préférable de parler des théories de la régulation. On distingue généralement trois courants de recherche sur la régulation en France. Une première tendance s’est constituée autour de Paul Boccara et du concept de suraccumulation-dévalorisation du capital. Une deuxième (G. de Bernis) considère le rôle régulateur du taux de profit. Enfin, le troisième courant (R. Boyer, A. Lipietz) axe sa réflexion sur le régime d’accumulation. Tous ont en commun une référence plus ou moins proche au marxisme. Sur cette question on pourra lire Jessop B., « Regulation theories in retrospect and prospect », Économies et Sociétés, Cahiers de l’ISMEA, série R, n°4, 1989, p. 7-62. 1 2 divergeraient et la société ne pourrait plus perdurer. Celui-ci est donc producteur de normes, ces dernières permettent un processus d’homogénéisation des rapports sociaux4. La stabilité du système dépend donc des normes et toute évolution du mode de régulation doit être appréhendée comme une transformation de ces dernières. Cette démarche présente un triple intérêt, elle est globale, historique et offre un schéma d’analyse de la période actuelle. Elle est globale dans la mesure où elle intègre le dispositif de santé publique, et plus généralement le sous-système de protection sociale comme un élément moteur de la reproduction du système économique5. Elle est également historique, elle s’appuie sur la longue période afin de comprendre la logique de transformation de l’organisation sanitaire. Enfin, elle offre un schéma d’analyse de la période actuelle et de ses enjeux de reconstruction. Notre objectif est de produire un schéma global d’interprétation de la dynamique du système de santé publique en France. De 1945 à 1970, l’hospitalo-centrisme a constitué un mode de régulation efficace produisant des normes sanitaires pour l’ensemble de la population et assurant la reproduction de la force de travail. Mais depuis 1970, ce mode atteint ses limites (I). Une phase de mutation a commencé et elle semble aboutir à l’émergence d’un nouveau processus régulateur qui réponde aux dysfonctionnements du système de soins (II). I. LA MEDICALISATION INTENSIVE COMME MODE DE REGULATION (1945-A NOS JOURS) Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les différents gouvernements ont favorisé la modernisation des établissements hospitaliers. Mais cette politique a engendré des dysfonctionnements importants dont les pouvoirs publics n’ont pas tenu compte. A. L’HOSPITALO-CENTRISME : UN ELEMENT CENTRAL DU MODE DE REGULATION Les théories de la régulation offrent un cadre conceptuel intéressant pour l’étude historique du dispositif de santé. Elles refusent l’idée d’une dichotomie entre la santé et le système économique et montrent, au contraire, que les deux entretiennent de multiples relations d’interdépendance. 1. L’évolution du dispositif de santé en termes de régulation Historiquement, il semble que l’on puisse distinguer trois modes de régulation successifs : les stades de la médicalisation partielle, la médicalisation extensive et la médicalisation intensive6. Ces trois stades correspondent à une succession de formes sociales différentes et compatibles avec les grandes étapes du système économique. Ce 4 Duharcourt P., « Régulation, transformation systémique et dynamique des normes », Économies et Sociétés, Cahiers de l’ISMEA, série R, n°7, novembre 1993, p. 21-34. 5 Mills C., Économie de la protection sociale, Éditions Sirey, Paris, 1994. 6 Domin J.-P., « Évolution et croissance de longue période du système hospitalier français (1803-1993) », Économies et Sociétés, Cahiers de l’ISMÉA, série AF, n°26, mars 2000, p. 71-133. 3 processus met en évidence les transformations de longue période du mode de régulation. Il souligne également l’existence de logiques successives. Le stade de la médicalisation partielle couvre la presque totalité du XIXe siècle (1803-1890). Il est marqué par une nette séparation entre une sphère marchande (médecins et officiers de santé) qui s’appuie sur le paiement à l’acte et la nonsocialisation depuis la loi du 19 ventôse an XI-10 mars 1803- et une sphère non marchande (hôpital) qui ne reçoit que des indigents. Le système, malgré la révolution thérapeutique, reste assez faiblement médicalisé. Il faut attendre la fin du XIXe siècle et l’apparition d’une crise démographique pour voir se dégager une prise de conscience des questions sanitaires. Le stade de la médicalisation extensive (1895-1945) débute avec la phase d’édification républicaine qui favorise une légitimation de la question sociale7. Face à la crise démographique, les différents gouvernements qui se succèdent au pouvoir privilégient deux axes politiques : l’assistance et l’assurance. Le premier s’inscrit dans une logique d’intervention publique (loi sur l’assistance médicale gratuite du 15 juillet 1893). Le second nécessite la rénovation de la législation sociale et l’apparition de formes sociales alternatives (mutuelles). Ainsi cette période se manifeste par l’extension d’une logique assurantielle : loi sur les accidents du travail, Charte de la mutualité, assurances sociales. La socialisation de la médecine doit permettre d’étendre la médicalisation de la main d’œuvre. Le vote des lois sur les assurances sociales (1928, 1930) couronne cette évolution législative en assurant une socialisation partielle de la prise en charge de la maladie. Le stade de la médicalisation intensive débute après la Seconde Guerre mondiale, il se caractérise par la généralisation de la socialisation de la médecine grâce à la Sécurité sociale qui favorise l’accès aux soins de la population et par la même occasion augmente ses capacités productives. En période de croissance économique, la santé devient un vecteur de la qualité de la population assurant ainsi ce que Louis Fontvieille et certains théoriciens de la régulation systémique appellent le « développement des Hommes »8. 2. La santé au service du système économique L’essor de l’hôpital dans le système de santé publique, pendant la dernières période, résulte essentiellement des conditions sanitaires de l’après-guerre. Les pouvoirs publics ont clairement opté pour le développement du système sanitaire au détriment de la médecine de ville. Progressivement, un nouveau mode de régulation, qualifié de stade de la médicalisation intensive, a émergé. L’après-guerre marque donc l’émergence de nouvelles préoccupations. En effet, la faiblesse de l’espérance de vie conduit les pouvoirs publics à faire de l’hôpital le centre du système de soins. Le constat de la sous-commission médico-sociale est, à ce Bec C., Assistance et République, la recherche d’un nouveau contrat social sous la Troisième République, Édition de l’atelier, Paris, 1994. 8 Fontvieille L., « Les mouvements longs de Kondratieff et la théorie de la régulation », Issues, n° 3, 1979, p. 3-36. 7 4 sujet, sans concession : en 1947, la France est en retard sur les autres pays européens en matière d’équipement sanitaire et social9. Le taux de mortalité infantile est un des plus élevé de l’Europe occidentale et cette particularité perdure depuis les années 1920. Dans cette perspective, les responsables de la sous-commission, le docteur Eugène Aujaleu et Pierre Laroque proposent de réformer en profondeur l’organisation hospitalière autour de trois pôles : le Centre Hospitalier Régional (CHR), le Centre Hospitalier (CH) et l’hôpital qui permettent d’assurer un maillage hospitalier optimal. La sous-commission propose, en outre, une réforme plus audacieuse de la santé publique en dégageant les médecins de leur clientèle privée, afin qu’ils consacrent tout leur temps aux soins et à la recherche clinique. Cette idée, déjà développée par Robert Debré dès 194410, choque encore bon nombre de praticiens qui considèrent l’exercice hospitalier comme une activité caritative et qui refusent, pour la plupart l’idée d’une « médecine fonctionnaire »11. Une idée plus forte se répand à l’époque : celle de la supériorité de l’hôpital dans le domaine sanitaire et social. Ainsi, les dépenses publiques, bien orientées, sont importantes dans la mesure où elles « ont pour effet d’accroître les capacités de production » et que « l’intervention de la puissance publique est efficace et payante »12. Dans cette perspective, les pouvoirs publics proposent d’achever les projets débutés avant-guerre, de moderniser et d’agrandir les équipements existants. Cette politique volontariste est préconisée par un grand nombre de hauts fonctionnaires. Dans un rapport à l’Inspection générale des finances, Edmond Dobler résume assez bien la problématique : « Lorsqu’il s’agit de prolonger la vie humaine, d’accélérer les guérisons, les considérations purement budgétaires doivent rester secondaires. Ce que les hôpitaux y perdent financièrement est d’ailleurs largement compensé par l’accroissement possible de la production nationale »13. Les autorités sont conscientes de l’intérêt que présente l’hôpital dans l’amélioration des capacités productives de la main-d’œuvre. Les arguments utilisés sont multiples. Il y a d’abord un avantage thérapeutique. L’hospitalisation est meilleure dans la mesure où elle facilite une guérison plus rapide du malade. Ce dernier est coupé de son milieu et guérit donc plus vite14. D’autre part, la socialisation de la médecine doit permettre de favoriser les investissements. Elle assure 9 Commissariat général du Plan, Premier rapport de la Commission de la consommation et de la modification sociale, septembre 1947, p. 67-103. Archives nationales, 80 AJ 10. 10 Debré R., « Le médecin français est libre », Le médecin français, n° 28, 25 octobre 1944. 11 Il nous paraît important de préciser que le modèle britannique du National Health Service - NHS - a longtemps fait figure d’épouvantail pour les médecins français qui ont toujours considéré ce système, financé par l’impôt et offrant des soins gratuits à la population, comme étatique et lourd. 12 Commissariat général du Plan, Rapport général de la Commission de l’équipement sanitaire et social, juillet 1953. Archives nationales, 80 AJ 42. 13 Dobler E., « Présentation », in Thomas, Rapport d’ensemble sur les hôpitaux vérifiés en 1958, Inspection générale des finances, Paris, 1959. Centre des Archives Économiques et Financières, cote B 8507. 14 Il est intéressant de noter que cet argument est, aujourd’hui, remis en cause par les partisans de l’hospitalisation à domicile qui affirment que le retour du malade à son milieu naturel accélère sa guérison. 5 une fréquentation suffisante aux établissements de soins qui ont donc intérêt à investir. Ces derniers, plus modernes et mieux équipés, sont donc plus efficaces. À partir de 1958, cette logique va encore s’accroître. Les changements de majorité au sein du pouvoir vont accélérer l’émergence d’une réflexion sur le système de santé publique et conduire les pouvoirs publics à élaborer une réforme profonde. Après deux ans de débats au sein des milieux médicaux, le gouvernement entérine, par une ordonnance du 30 décembre 1958, une réforme chère à Robert Debré15. Celle-ci institue les Centres hospitaliers et universitaires (CHU) et leur confère une triple mission de soins, d’enseignement et de recherche. Elle organise le plein temps hospitalier afin de recentrer l’activité des praticiens autour des établissements et modifie les procédures de recrutements en mettant en place un concours16. Cette réforme a considérablement accéléré l’apparition de l’hospitalo-centrisme. Celui-ci peut se définir comme étant le « trait fondamental d’un système qui soumet au principe et à la loi de l’autorité médicale hospitalo-universitaire l’ensemble du champ de la production médicale »17. Le CHU matérialise, aujourd’hui, la conception scientifique de la médecine à partir de laquelle l’ensemble du système de soins s’articule. Il constitue l’un des fondements du savoir médical, le « modèle organotechniciste »18 comme le constate Patrice Muller et trouve dans les malades un support intéressant pour les analyses thérapeutiques. Dans les faits, la prise en compte de la santé dans la logique économique se caractérise par une densification des soins dans le monde hospitalier. En l’espace de quelques années, l’activité des établissements de soins s’est considérablement élargie. L’analyse de la production hospitalière sur une longue période laisse apparaître une forte progression du volume d’activité des hôpitaux. En 1946, 1 555 000 personnes étaient soignées dans les établissements. En 1993, il dépassent sept millions. Le nombre d’admissions a été multiplié par 5. En revanche le nombre de journées de présence a très peu augmenté. Cette évolution résulte de la diminution de la durée d’hospitalisation. En 1946, celle-ci dépasse 26 jours (service de médecine et de chirurgie) alors qu’en 1993 elle n’est plus que de onze jours (dans les services de court séjour). On assiste à un phénomène de densification des soins qui se manifeste par une À la fin des années 1950, les milieux médicaux sont conscients de la nécessité d’une réforme de la médecine autour de quelques grands principes tels que la refonte des études médicales et le plein temps hospitalier. Les réformateurs sont de “jeunes turcs”, militants de la SFIO ou partisans de Pierre Mendès France. Après la victoire du Front Républicain aux élections du 2 janvier 1956 et la formation du gouvernement de Guy Mollet, des médecins radicaux sont nommés dans les cabinets des ministres de la Santé publique et de l’Éducation nationale. Le 18 septembre 1956 un comité interministériel, dirigé par Robert Debré, est créé afin de réfléchir aux conditions de la réforme. Dès 1957 un avant-projet est soumis aux ministres concernés. Mais il faudra attendre les changements de 1958 pour que Robert Debré, avec l’aide de son fils Premier ministre, puisse faire entériner sa réforme. Sur cette question, on pourra lire Dausset P., « Pierre Mendès France, initiateur de la grande réforme 1945-1958 », in Bedarida F., Rioux J.-P. (dir), Pierre Mendès France et le mendésisme, Fayard, Paris, 1985 et Debré R., L’honneur de vivre, Stock, Paris, 1974. 16 Jamous H., Sociologie de la décision, la réforme des structures hospitalières, Éditions du CNRS, Paris, 1969. 17 Arliaud M., Les médecins, Éditions de la Découverte, Paris, 1987. 18 Muller P., « La profession médicale au tournant », Esprit, n° 229, février 1997, p. 34-42. 15 6 augmentation des taux : entre 1965 et 1993, le taux d’encadrement médical a été multiplié par 5,2 et le taux d’encadrement non médical par 2,9. L’amélioration de la qualité des soins s’est traduite dans les faits par une forte augmentation des dépenses qui ne représentent que 1,12 % du Produit intérieur brut en 1949 et 3,35 % en 1993 (figure I). On assiste entre les années 1940 et 1970 à un compromis entre les pouvoirs publics et la profession médicale. Les premiers ont clairement montré leur intérêt pour l’institution hospitalière en mettant en place un mode de financement dynamique (prix de journée) et en permettant aux établissements de bénéficier de subventions pour agrandissement et acquisition de matériel. De leur côté, les médecins hospitaliers ont accepté les contraintes liées à leur profession (plein temps,…) contre le prestige et le statut. Cette configuration a favorisé l’éloignement des praticiens hospitaliers et des omnipraticiens. La croissance des dépenses hospitalières semble donc résulter d’une double logique de médicalisation de la société. Elle est d’abord le fruit d’une politique de santé publique qui a privilégié l’hôpital comme l’élément central du système de soins, réparateur des désordres pathologiques, mais également lieu de recherche et d’enseignement. Elle résultent également d’un accroissement des besoins sanitaires et sociaux de la population. Figure I Les ressources hospitalières entre 1949 et 1993 (% de PIB)19 3,50% 3,00% 2,50% 2,00% 1,50% 1,00% 0,50% 0,00% 1949 19 1954 1959 1964 1969 1974 1979 1984 1989 Source : Domin J.-P., Les dépenses hospitalières entre 1803 et 1993, dynamique hospitalière et cycles longs, tome II, Annuaire statistique de l’hospitalisation (1803-1993), thèse de sciences économiques, Université Paris I, 1998. 7 B. LA CRISE DU MODE DE REGULATION ET SES CONSEQUENCES La mise en œuvre de l’ordonnance du 30 décembre 1958 avait pour objectif de réformer en profondeur l’enseignement médical, la profession et le recrutement des médecins. Mais en donnant aux CHU le monopole de l’enseignement, l’ordonnance consacrait l’hôpital, producteur de normes et de connaissances, comme le centre omnipotent du système de santé publique. Les pouvoirs publics ont donc involontairement accéléré la séparation de la profession en deux corps : les médecins hospitaliers et les omnipraticiens. La réforme suppose, en effet, que l’enseignement de la médecine générale soit dirigé par des praticiens hospitaliers qui n’ont pas la même approche du métier, ni les mêmes préoccupations. Ainsi, le professeur ne se déplace pas chez le malade, celui-ci vient le voir. Le premier ne voit pas le second vivre, il se coupe de son milieu social qui pourrait lui être utile pour comprendre l’apparition de la pathologie. Robert Debré proposait une formule de départ en stage dans les premières années des études de médecine. Mais cette recommandation est restée lettre morte. Enfin, la formation continue des professionnels n’a pas été mise en place. La nature des disciplines enseignées peut également être discutée. L’enseignement de la médecine s’appuie essentiellement sur les sciences exactes et sur les examens de paramètres clinico-biologiques et oublie le milieu dans lequel vit le malade20. Comme le dit justement Marie-José Imbault-Huart, confier la formation aux CHU est incohérent dans la mesure où cette dernière se concentre sur les techniques de pointe et de haut niveau et néglige les savoirs indispensables à la pratique des généralistes (pathologies courantes, sémiologie, santé publique,…)21. Georges Canguilhem remarque justement que le jeune étudiant en médecine apprend « le cycle des amibes intestinales de la blatte de cuisine, mais rien sur la psychologie du malade, la signification vitale de la maladie, les devoirs du médecins dans ses relations avec le malade… »22. La formation dispensée dans les CHU est tournée sur elle-même, elle prépare essentiellement aux spécialités de l’internat. Dans cette perspective, les omnipraticiens sont formés par défaut et constituent le « résidu de ceux qui ont échoué au concours de l’internat de spécialités »23. Cette situation peut paraître absurde, mais elle conduit à l’impasse du système de santé publique. Cette inadaptation est lourde de conséquences. L’analyse de l’activité des généralistes montre que 40 % de leurs consultations concernent trois spécialités : l’oto-rhino-laryngologie, la gériatrie et la psychiatrie. Or, dans plusieurs facultés de médecine, les étudiants ne sont pas obligés de suivre les cours de l’une ou deux de ces spécialités pour leur diplôme. Les jeunes praticiens doivent donc se former eux-mêmes, souvent influencés par les conseils des grands groupes 20 Kervasdoué (de) J., Santé : pour une révolution sans réforme, Gallimard, Paris, 1999, p. 46-47. Imbault-Huart M.-J., « Hôpital : réforme ou régression », in État-providence, arguments pour une réforme, Gallimard, Paris, p. 372-373. 22 Canguilhem G., Études d’histoire et de philosophie des sciences, Vrin, Paris, 1994, p. 390-391. 23 Imbault-Huart M.-J., op. cit., p. 372. 21 8 pharmaceutiques. Ce dysfonctionnement évident induit des distorsions de prescriptions24 et favorise l’accroissement des dépenses. L’État n’a que très peu prêté l’oreille à ce type de problèmes. En 1981, un rapport demandé par les pouvoirs publics, montre que le cloisonnement des disciplines et des médecines générale et hospitalière peut entraîner un risque de balkanisation et propose d’assurer une coordination entre les services hospitaliers et les soins ambulatoires25. En réponse, les différents gouvernements ont tenté de mettre en place une politique alternative à l’hospitalisation, mais celle-ci est restée assez timide et ne s’est développée que trop lentement. L’essentiel des mesures a porté sur le plan économique et budgétaire (taux directeurs en 1979, budget global en 1983,…). La politique de santé publique, mise en œuvre à la fin de la Seconde Guerre mondiale, a favorisé un déséquilibre des forces. Rien n’a été fait pour tenter d’y remédier. L’issue à la crise du système repose donc sur une prise de conscience des acteurs et leur volonté commune de dépassement des normes. II. LES RESEAUX VILLE-HOPITAL : UNE REPONSE AUX DYSFONCTIONNEMENTS ET UNE ISSUE A LA CRISE DU SYSTEME DE SOINS ? Les premiers réseaux ville-hôpital (RVH) ont connu un essor dans les années 1980. Ces structures sont parties d’expériences locales, elles se sont développées dans le tissus associatif en s’appuyant sur un établissement hospitalier, des omnipraticiens, des infirmiers libéraux, des professions paramédicales et des travailleurs sociaux. Les RVH combinent la formation des médecins généralistes, assure la circulation de l’information médicale et s’appuient sur une conception sociale de la médecine. Le réseau ville-hôpital constitue une réponse aux dysfonctionnements liés à l’hospitalo-centrisme, mais il peut également dégager une issue à la crise en cours du système de soins et favorise l’émergence d’un nouveau mode de régulation. A. LE RVH COMME REPONSE AU DYSFONCTIONNEMENTS DU SYSTEME DE SOINS Les réseaux ville-hôpital se sont développés au milieu des années 1980 et ont progressivement été réglementés par les pouvoirs publics. Ils permettent, à l’heure actuelle de répondre aux dysfonctionnements du système de santé publique. 1. Les principes Les réseaux ville-hôpital ont la particularité d’être une innovation des acteurs eux-mêmes. Les premiers ont été créés au milieu des années 1980, après le développement de la pandémie du sida. Plusieurs facteurs ont favorisé leur émergence. Au premier rang d’entre eux, le caractère polymorphe et chronique de la pathologie dont l’évolution nécessite une actualisation des connaissances des praticiens. Le profil des patients constitue un autre facteur important : jeune et actif, le malade désire souvent 24 Kervasdoué (de) J., op. cit., p. 52-53. Gallois P., Taïb A., De l’organisation du système de soins, rapport au ministre de la santé, La Documentation française, Paris, 1981. 25 9 conserver son activité professionnelle26. Enfin, le caractère militant d’un certain nombre de médecins généralistes a accéléré la mise en œuvre de certains réseaux27, notamment dans l’expérimentation des multithérapies. En 1991, face au développement désordonné des RVH, le gouvernement a décidé de légiférer. La circulaire du 4 juin 1991 définit le réseau de la façon suivante : « la notion de réseau traduit le fonctionnement d'une organisation collective entre plusieurs partenaires, professionnels ou volontaires juridiquement indépendants et aptes à apporter sur les plans préventifs, médicaux, sociaux et psychologiques, les ressources complémentaires requises pour un patient. Par lui même, un réseau n'a pas la faculté de générer les ressources ou de donner naissance à de nouveaux acteurs. Il valorise l'usage de ces ressources ou l'emploi de ces intervenants en favorisant leur relation et leur coordination au bénéfice d'une population donnée »28. La loi du 30 juillet 1991 incite même les établissements publics de santé à « participer en collaboration avec les médecins traitants et les services sociaux et médico-sociaux à l’organisation de soins coordonnés au domicile du malade et des actions de coopération… ». Progressivement, les pouvoirs publics ont étendu la création de réseaux, notamment pour améliorer l'efficacité de l'aide d'urgence des personnes âgées en perte d'autonomie29. Une circulaire de mars 1994 confirme la création de réseaux destinés « à améliorer la prise en charge des toxicomanes en favorisant l'échange et la communication entre les divers intervenants »30. Les deux ordonnances, promulguées par Alain Juppé le 24 avril 1996 intègrent définitivement la notion de réseau dans le système de santé. La première accélère l’expérimentation des réseaux et montre l’intérêt de ce type d’organisation31. La seconde préconise l’essor de réseaux expérimentaux et médicaux sociaux permettant une prise en charge globale des patients32, s’apparentant aux Health Maintenance Organization (HMO). Enfin, plus récemment, la circulaire du 25 novembre 1999 reconnaît la pertinence des réseaux ville-hôpital dans le système de santé publique. Elle prévoit l’élaboration d’un cahier des charges, ainsi que la possibilité d’un plurifinancement33. Le réseau ville-hôpital reste une structure fragile sur laquelle l’administration a très peu d’emprise. Deux sortes de raisons motivent les membres du réseau. Certains praticiens privilégient un comportement altruiste et désirent participer aux progrès de la connaissance scientifique et contribuer au développement des politiques de santé publique. Des motifs plus personnels, comme la responsabilité professionnelle, peuvent 26 Attenti P., Action des réseaux ville-hôpital et des associations dans la prise en charge extrahospitalière des malades HIV, thèse de médecine, Université Paris VIII, 1995. 27 Bez G., « Les réseaux ville-hôpital dans la lutte contre le sida et la toxicomanie, radioscopie d’un développement », in Les RVH à la croisée des chemins, les enjeux d’un développement, Paris, 1995, p. 17-26. 28 Circulaire DH/DGS n°612, du 4 juin 1991. 29 Circulaire DH/EU n°93-26, du 13 juillet 1993. 30 Circulaire DGS/DH n°15, du 7 mars 1994. 31 Ordonnance n°96-346, du 24 avril 1996. 32 Ordonnance n°96-345, du 24 avril 1996. 33 Circulaire DGS/DH n°99-648, du 25 novembre 1999. 10 accélérer la participation des omnipraticiens aux réseaux. En revanche, celle-ci peut, dans certains cas, masquer une stratégie d’influence au sein des milieux médicaux. Le réseau apparaît alors comme un instrument de pouvoir permettant à ses membres de se valoriser aux yeux de leurs confrères. Il s’agirait donc plutôt d’une réappropriation collective de l’objet médical par les omnipraticiens34. Enfin, l’administration reste assez méfiante vis à vis de cette innovation organisationnelle. La première fonctionne avec des règles particulières et poursuit des objectifs différents de ceux de ses partenaires. Les adhérents aux réseaux craignent les tendances expansionnistes administratives. Néanmoins, les dernières circulaires montrent clairement la volonté des pouvoirs publics de tenir compte de cette organisation. Le service public rénove ses méthodes de travail afin de servir de façon plus efficace les usagers35. Cette volonté masque une transformation plus profonde : l’usager consommateur devient un usager citoyen, il participe à la modernisation et se constitue comme « vecteur de l’innovation pour l’institution »36. Le concept de réseau s’articule autour de trois points fondamentaux : la différenciation, la coordination et la régulation37. La différenciation constitue un élément majeur en ce sens que la volonté commune des adhérents est d’élaborer une prise en charge alternative de la maladie. L’intérêt est de confronter des expériences nouvelles. La coordination met en évidence des liens forts, existant entre les membres du réseau. Enfin, la régulation traduit l’élaboration de règles de sociétés. Le réseau reste une organisation flexible et ouverte. Ainsi, les modalités de fonctionnement s’adaptent en fonction de ses actions à chaque étape de sa vie38. 2. Répondre aux dysfonctionnements du système de soins Les RVH développent des actions dans trois directions différentes. La formation des omnipraticiens, la circulation de l’information et l’élaboration d’une médecine nouvelle, ouverte sur l’environnement social du malade. La formation constitue la mission première des réseaux ville-hôpital. Les deux premières circulaires de 1991 et 1994 insistent d’ailleurs sur cette nécessité : la création d’un espace de discussions et de communication. L’amélioration de la prise en charge des malades résulte de cette évolution. L’expérience du réseau VIH de Paris-Nord est assez significative de cette nouvelle logique. Cette structure pallie l’isolement des généralistes face au développement de la pandémie du sida. Dans cette perspective, elle organise des séminaires animés conjointement par des omnipraticiens et des médecins hospitaliers. L’enseignement couvre l’ensemble des aspects médicaux, cliniques, 34 Jacob É., « Les réseaux ville-hôpital : instrument de recomposition du système de prise en charge ou outil de requalification professionnelle ? », Prévenir, n° 32, 1997, p. 189-202. 35 Weller J.-M., « La modernisation des services publics par l’usager : une revue de la littérature (19861996) », Sociologie du travail, n°3,1998, p. 365-392. 36 Le Bœuf D., « Mise en œuvre des réseaux de soins, de l’expérimentation à l’organisation pérenne », Gestions hospitalières, n° 391, décembre 1999, p. 741-745. 37 Huard P., Moatti J.-P., « Introduction à la notion de réseaux », Gestions hospitalières, décembre 1995, p. 735. 38 Reynaud J.-D., Les règles du jeu, l’action collective et la régulation sociale, Armand Colin, Paris, 1997. 11 psychologiques et sociaux de la maladie39. Les médecins participant à ces séminaires bénéficient d’une formation théorique sur le VIH que bon nombre d’entre eux n’ont jamais eu dans les facultés de médecine. Celle-ci est complétée par des séances pratiques concernant l’accompagnement à domicile des malades (pose de cathéter, de sondes urinaires…). Dans une perspective similaire, l’Unité mobile de soins palliatifs de Saint-Dizier (Haute-Marne) a pour objectif de faciliter l’hospitalisation à domicile des malades. Elle forme les omnipraticiens et les infirmiers libéraux aux techniques d’hospitalisation à domicile40. Ces rencontrent favorisent le rapprochement entre les médecins hospitaliers et généralistes. Elles ouvrent les premiers sur les problèmes de l’exercice libéral et offrent aux seconds une formation indispensable. L’infection à VIH a rendu nécessaire la formation continue, prévue par l’ordonnance du 30 décembre 1958 mais jamais mise en œuvre. Ainsi, le patient bénéficie des progrès thérapeutiques connus de l’ensemble des personnels soignants. Le deuxième objectif des réseaux est d’assurer la circulation de l’information. Les différentes composantes d’un RVH sont associés dans des groupes de travail et des séminaires à thèmes (cas cliniques, soins palliatif, accompagnement des malades en fin de vie,…). Le réseau VIH de Paris-Nord favorise, par exemple, la circulation de l’information entre les médecins généralistes et les praticiens hospitaliers sur le virus du sida. La diffusion de l’information est primordiale pour le suivi thérapeutique des malades non hospitalisés. Le RVH doit être souple et flexible pour assurer la coopération et la coordination entre les différentes formes d’offre de soins. Depuis 1958, la pratique hospitalo-universitaire, jugée plus noble, a été privilégiée au détriment de la médecine généraliste. Or, pour assurer un équilibre au réseau, il est nécessaire d’obtenir un engagement à part égale des participants. Dans le cas du Réseau VIH de Paris-Nord, les médecins hospitaliers se sont d’abord montrés réticents face à cette évolution. Mais le travail en séminaire a permis d’instaurer une relation de confiance entre les partenaires41. À Metz, le RVH gérontologique a suscité, dans un premier temps, la méfiance des omnipraticiens et a su gagner leur confiance progressivement42. Le réseau doit donc être appréhendé comme un instrument de santé publique et non comme un enjeu de pouvoir. Il doit permettre de mettre en place des enquêtes épidémiologiques, il doit également favoriser les essais thérapeutiques. Ainsi, la trithérapie et maintenant les multithérapies, utilisées contre les infections à VIH, ont été expérimentées dans le cadre de RVH. Dans une perspective conventionnaliste, Sophie Béjean et Maryse Gadreau ont montré que le réseau limite les comportements de 39 Zanker-Ronsin C., Collaboration ville-hôpital dans la prise en charge des patients séropositifs, thèse de médecine, Université Paris VII, 1994. 40 Domin J.-P., « Le développement des réseaux ville-hôpital en région Champagne-Ardenne : vers une nouvelle dynamique hospitalière ? », in Dynamique institutionnelle et dynamiques économiques et sociales régionales : le cas de la Région Champagne-Ardenne, Presses universitaires de Reims, Reims, juin 2001. 41 Zanker-Ronsin C., op. cit., p. 70-50. 42 Schmitt S., Les réseaux ville-hôpital en Moselle : bilan de leur mise en place et enjeux pour le Centre hospitalier régional Metz-Thionville, Mémoire de l’ENSP, Rennes, décembre 1996. 12 stratégie individuelle pour privilégier uniquement la relation de confiance et de coopération, nécessaire dans une optique thérapeutique43. Le dernier objectif, mais le plus important, est de redonner au malade une place centrale dans le système de soins. Cette mission s’articule autour d’une idée fondamentale : appréhender le malade dans sa globalité qu’elle soit sanitaire et sociale. Le RVH doit d’abord permettre un redéploiement de la médecine de ville dans le système de santé publique44 et de faciliter la circulation du patient en assurant une meilleure gestion des actes médicaux. Deux mesures sont envisagées : la régulation des entrées à l’hôpital en amont et le développement de l’hospitalisation à domicile en aval. La régulation des entrées à l’hôpital est indispensable dans la mesure où bon nombre de patients hospitalisés, souvent issus de milieux défavorisés, ne consultent pas de médecins généralistes45 et ont accès à l’hôpital que par l’intermédiaire des urgences. Ces comportements, nés de la crise et de l’impossibilité pour certains ménages d’avoir accès à des soins de qualité, favorisent inéluctablement l’accroissement des dépenses. Pour remédier à cette situation, certains hôpitaux emploient des médecins généralistes vacataires aux urgences afin de réorienter le malade vers une offre de soins appropriée46. Le centre de soins offre également de multiples avantages. C’est le cas du Point Alcool Rencontre Information (PARI) de Wazemmes (Nord) dont la fonction est de recevoir les personnes sujettes à l’alcoolisme et de décider d’une stratégie thérapeutique à suivre (hospitalisation, cure,…)47. À Troyes (Aube), le réseau Éliséa tente également de prendre en charge la thérapeutique liée à l’alcoolisme en organisant les soins autour des établissements hospitaliers et des médecins généralistes48. En aval, il est nécessaire de développer l’hospitalisation à domicile. Ce type d’organisation demande une coordination efficace entre la médecine ambulatoire et la pratique hospitalière. Cette solution est d’autant plus intéressante qu’elle évite aux patients une cassure avec leur milieu familial et assure ainsi une certaine continuité, favorable à leur rétablissement. Cependant, il existe deux types de freins à l’essor de l’hospitalisation à domicile. La mise en œuvre de ce système nécessite des dépenses supplémentaires que les caisses refusent souvent d’avancer49. D’autre part, certains malades ne tiennent pas à cette solution dans la mesure où ils ne se sentent pas en sécurité hors des établissements de soins. Le RVH doit également s’ouvrir aux réalités sociales, on ne peut comprendre une pathologie sans la rapporter à l’environnement du malade. Le réseau présente un intérêt, il permet au praticien d’appréhender le malade dans sa globalité. Le réseau Point Bleu de Saint-Dizier est, à cet égard, intéressant à analyser. Cette structure mène des actions ciblées (point d’écoute sociale et psychologique, orientation de la demande 43 Béjean S., Gadreau M., « Concept de réseau et analyse des mutations récentes du système de santé », Revue d’économie industrielle, n°81, 1997, p. 77-97. 44 Ferrand-Nagel S., De l’accès aux soins au mode de production alternatif : les centres de santé dans le redéploiement de la médecine de ville, thèse de sciences économiques, Université Paris I, 1990. 45 Sourty-Le Guellec M.-J., Enquête sur les hospitalisés, 1991-1992, CREDES, Paris, 1993. 46 Bez G., op. cit., p. 17-26. 47 Louvois B., Les réseaux ville-hôpital, Thèse de médecine, Université Lille II, 1996. 48 Domin J.-P., op. cit. 49 Sourty-Le Guellec M.-J., L’avenir de l’hôpital : quelles alternatives ?, CREDES, Paris, 1997. 13 sanitaire,…) autour de populations en difficultés et en état de précarité. Elle s’articule autour du Centre hospitalier de Saint-Dizier et regroupe des professions médicales et paramédicales, des assistances sociales et des éducateurs spécialisés. Cette solution est novatrice dans la mesure où elle reconsidère toute pathologie et la rapporte à une réalité sociale. B. ÉMERGENCE D’UN NOUVEAU MODE DE REGULATION : LA MEDICALISATION COORDONNEE Nous avons montré que le système hospitalier s’est articulé des années 1945 à nos jours autour d’un mode de régulation de médicalisation intensive. Celui-ci perdure encore actuellement, mais semble s’essouffler. D’autre part, la lente transformation du système économique accélère l’émergence d’un nouveau mode de régulation en santé publique. Comme dans toutes les phases dites de fin de crise, deux logiques semblent s’opposer. De cette confrontation naîtra un nouveau mode de régulation50. Une première tendance propose un aménagement de la Sécurité sociale aux principes du marché. Comme l’affirme Robert Launois « l’absence d’espace de liberté dans le cadre de la protection sociale obligatoire généralisé a fait disparaître tous les stimulants financiers qui poussent les acteurs à une plus grande efficience »51. La libéralisation du secteur s’appuie essentiellement sur deux techniques. La première s’articule autour de l’idée de marché. Les réseaux de soins coordonnés constituent des entreprises intégrées de soins favorisant de façon simultanée une assurance maladie et une gamme de services sanitaires allant de la médecine ambulatoire aux établissements de soins et fournie contre une participation forfaitaire52. De telles méthodes ont été expérimentées aux États-Unis (Health Maintenance Organization-HMO-) et aux Pays-Bas (réforme Dekker)53. La seconde technique essentiellement expérimentée en Grande-Bretagne, le quasi-marché, repose sur la mise en concurrence d’établissements publics54 sur une zone sanitaire donnée. Ces méthodes marchandes ne peuvent fonctionner sans un régulateur aux compétences multiples55 pour éviter les éventuelles atteintes à l’accès aux soins et les possibilités d’éviction de Certains auteurs, issus de l’école de la régulation systémique ont développé la thèse du développement des Hommes. Celle-ci poursuit l’hypothèse de la revalorisation de la force de travail. Elle suppose qu’en phase de crise les dépenses sociales s’élèvent afin de résoudre les contradictions inhérentes au système économique et favorise la construction d’une forme sociale nouvelle. Elle se développe en se finançant sur une partie du capital dévalorisé, puis elle s’autonomise. Le dispositif entrerait alors dans une logique différente, caractérisée par un processus d’autonomisation. La protection sociale obéirait, non plus aux besoins du système économique, mais à une logique propre au développement des Hommes. Sur cette question, on pourra lire Fontvieille L., « Les enseignements de la recherche sur les cycles longs pour une prospective à moyen et long terme », Issues, n° 36, 1989 et Fontvieille L., « Long cycle theory, dialectical and historical analysis », Review, volume XIV, n° 2, 1991. 51 Launois R.-J., « réforme du système de santé : serpent de mer ou choix raisonné ? », Journal d’économie médicale, tome X, n°1-2, mars 1992, p. 56. 52 Giraud P., Launois R.-J., Les réseaux de soins, médecine de demain, Économica, Paris, 1985. 53 Bocognano A. et alii, « Concurrence entre assureurs, entre prestataires et monopole naturel, une revue des expériences étrangères en matière de santé », Économie et Statistique, n°328, août 1999, p.21-36. 54 Bureau D., Esposito J., « La régulation économique des dépenses de santé : réflexion sur la réforme britannique », Revue française d’économie, n°1, 1996, p. 147-181. 55 Bocognano A. et alii, op. cit., p. 21-36. 50 14 malades à risques. La libéralisation du secteur sanitaire se développe en Europe, elle remet en cause les fondements mêmes de notre système de protection sociale. En effet, de telles méthodes repose sur une logique marchande et assurantielle. Les risques sociaux de ces systèmes sont connus : évictions des malades atteints de pathologies graves et des personnes non solvables. Une seconde tendance propose une réforme organisationnelle de notre système de soins. Celle-ci s’inscrit dans une logique de révolution informationnelle et inaugure plus généralement quelques pistes de réflexion vers l’économie solidaire. La logique du réseau présente des intérêts évidents pour le système de soins dans son ensemble. Le partage et la circulation des idées et des informations entre tous les acteurs ne peut que favoriser l'émergence de solutions efficaces. Une telle conception de la médecine paraît être intéressante. Elle nécessite un travail pluridisciplinaire englobant les professions médicales, non médicales, paramédicales, mais également les travailleurs sociaux. Le réseau ville hôpital permet un dépassement du colloque singulier entre le médecin et son patient et favorise une évolution du paiement à l'acte curatif pour aller vers d'autres modes de rémunération : capitation, forfaitisation, salariat à temps partiel, paiement à l'acte préventif56. Cette évolution traduit une transformation plus profonde de la pratique médicale qui s’oriente vers une thérapie à domicile pour des pathologies lourdes (maladie d’Alzheimer, cancer en phase terminale,…)57. Elle ne pourra se faire que dans le cadre d'une modification du comportement des praticiens58. Cette logique nouvelle semble accélérer le passage vers un nouveau stade de développement : le stade de la médicalisation coordonnée. Le concept de réseau s'inscrit dans la logique de la révolution informationnelle. Celle-ci inaugure une nouvelle phase dans l'évolution du système économique assis sur un nouveau mode de régulation. Paul Boccara parle d'une mixité technologique évolutive permettant l'émergence de principes nouveaux de régulation et la conservation de principes anciens59. Cette étape s'appuie sur de nouvelles formes d'organisation des entreprises et des investissements immatériels comme la formation et la recherche. Elle rénove le mode de régulation dans la mesure où le partage des coûts d'information prime sur la compétition et le marché. Dans un réseau, il y a un partage des coûts de recherche puisque cette opération est commune à tous les acteurs (médecins généralistes et praticiens hospitaliers). L'information est reproduite et transmise gratuitement à l'ensemble des membres du réseau. On se trouve ainsi dans une logique non marchande car les coûts sont partagés par les producteurs de soins et les utilisateurs de l'information. La circulation permet d'enrichir l'information de l'expérience de chacun des acteurs. À chaque stade, les membres du réseau alimentent le débat grâce à leur pratique médicale et leurs expériences. Les coopérants aux réseaux doivent être formés et capables de s'adapter aux nécessités collectives. Ils doivent avoir en commun un certain 56 Dugleux G. et alii., « Quelle rémunération pour la prévention en médecine générale ? », Revue de l’économie sociale, 1993. 57 Sagot J., Coudert Y., « Paramètres économiques et centres de santé », Prévenir, n° 36, 1999. 58 Muller P., « La profession médicale au tournant », Esprit, n°229, février 1997. 59 Boccara P., « Révolution informationnelle et débuts possibles d'un nouveau type de régulation dans un système mixte ouvert », Mondes en développement, Tome XX, n°79-80, 1992. 15 nombre de références favorisant l'assimilation des informations. Dans cette perspective, les réunions et les séminaires de formation, organisés par les médecins hospitaliers, facilitent l'élargissement des connaissances. La circulation de l'information au sein du réseau doit suivre un sens logique, conforme au traitement du malade et son évolution au sein du système de soins. Cette évolution des mentalités est fondamentale, elle doit permettre au généraliste de disposer de banques de données et de moyens d'aides à la prescription pour orienter correctement le patient au sein du réseau60. Cette procédure ne doit pas, pour autant, entraver l'autonomie ni la liberté des médecins généralistes. Au contraire leur vision différente des soins confère au réseau un avantage. Néanmoins, l'excès d'informations n'est pas non plus préférable. Il peut entraîner des dysfonctionnements au sein du réseau. Certains travaux ont montré qu'une maîtrise non autonome de l'information61 ou les transformations successives de celle-ci favorisent des déséconomies d'échelles62. D'autres formes alternatives tendent à se développer dans le cadre hospitalier. C'est le cas pour les groupements d'intérêts publics ou les groupements d'intérêts économiques. Ces nouvelles structures constituent des formes mixtes (public/privé) visant à partager les coûts médicaux. Elles permettent également de faire évoluer les modalités de représentation des acteurs. Paul Boccara parle à ce sujet d'une mixité, d'une délégation représentative et d'une autodirection assurant un partage des pouvoirs et une concertation plus grande entre les acteurs63. Plus généralement le réseau ville-hôpital s’intègre dans ce que Jean Gadrey appelle les rapports sociaux de service. Ces derniers seraient porteurs d’un mode de régulation post-fordiste dans la mesure où ils reposent sur l’interactivité de la production et de la consommation. La relation entre l’offre et la demande continue à être profondément structurée par l’offre. L’imbrication de ces deux entités se manifeste essentiellement par la construction conjointe de l’offre et de la demande. Mais ce type de service coûte cher et ne pourra se développer que par l’intermédiaire d’une nouvelle forme de socialisation64. Les réseaux ville-hôpital, doivent, en effet, accélérer le passage à un nouveau mode de régulation. La forme monétaire de socialisation de la médecine, imaginée à la fin de la Seconde Guerre mondiale, ne suffit plus à assurer le fonctionnement du système. Il est nécessaire de la compléter par une forme non monétaire (la réciprocité). La politique de restriction budgétaire, mise en place par les pouvoirs publics dans les années 1980, a favorisé l’émergence de services de proximité. Ces derniers s’articulent autour du concept de réciprocité. Ainsi, les prestations offertes par les réseaux ont pour vocation d’affirmer le lien social. Ce principe se distingue de l’échange marchand dans 60 Béraud C., « La France à la recherche d'un système de soins », Futuribles, 1996, p. 5-46. Simon H.-A., Administration et processus de décision, Économica, Paris, 1983, p. 136-152. 62 Gunn T., « Mécanisation de la conception de production », Pour la science, novembre 1982. 63 Boccara P., « Au-delà de Marx : pour des analyses systémiques ouvertes à la créativité d'une nouvelle régulation en économie et en anthroponomie », Actuel Marx Confrontation, 1996. 64 Gadrey J., « Rapports sociaux de service : une autre régulation », Revue économique, n°1, 1990, p. 4970. 61 16 la mesure où il s’appuie sur le don. Il s’agit donc d’un mode de régulation assis sur une relation symétrique et ne reposant plus sur l’autorité d’un pouvoir central65. CONCLUSION L'hôpital s'est constitué comme le principal mode de prise en charge de la maladie. Cette tendance, qualifiée d'hospitalo-centrisme, a conduit à de nombreux dysfonctionnements favorisant la forte croissance des dépenses. Les difficultés économiques ont accéléré la remise en cause libérale de la protection sociale. La crise actuelle se traduit par des débats sur le rôle de la protection sociale et de l'hôpital. Deux tendances s'opposent à ce sujet. La première réclame un aménagement de la Sécurité sociale aux principes du marché afin de favoriser l’efficience du système de soins. Cette logique constitue le socle des politiques de maîtrise des dépenses. Le réseau ville-hôpital constitue la seconde voie et présente une alternative intéressante à la privatisation. Il assure le développement de la coopération entre les différents offreurs de soins et permet avant tout la circulation de l'information entre les adhérents et améliore le suivi des patients. Cette structure doit, à terme, faire diminuer les coûts liés à l'hospitalisation et faciliter la prise en charge des patients. En outre, les malades soignés à domicile connaissent une phase de guérison plus rapide dans la mesure où ils ne sont pas coupés de leur environnement naturel. Le système entrerait ainsi dans une période caractérisée par un nouveau mode de régulation : le stade de la médicalisation coordonnée. La logique du réseau présente des intérêts évidents pour le système de soins dans son ensemble. Le partage et la circulation des idées et des informations entre tous les acteurs ne peut que favoriser l'émergence de solutions efficaces. Une telle conception de la médecine paraît être intéressante. Elle nécessite un travail pluridisciplinaire englobant l’ensemble des professions de soins, mais également les travailleurs sociaux. Le réseau ville hôpital s’appuie sur le dépassement du colloque singulier entre le médecin et son patient et favorise une évolution du paiement à l'acte curatif pour aller vers d'autres modes de rémunération. Cette évolution ne pourra se faire que dans le cadre d'une modification du comportement des praticiens. 65 Guigue B., « L’économie solidaire, une alternative au libéralisme », Études, 2000.