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Université René Descartes - Paris V
Faculté des Sciences Humaines et Sociales
Sorbonne
Département de Sciences Sociales
Enquête de Magistère 3°Année
Modalités et pratiques
de catégorisation
des groupes sociaux
(synthèse)
Réalisée sous la direction de :
Dominique Desjeux
Isabelle Moussaoui
Isabelle Clair
Xavier Marc
Nasser Tafferant
DECEMBRE 2001
[email protected]
Modalités et pratiques de catégorisation sociale
Décembre 2001
Etudiants ayant réalisé l’enquète :
Céline Benet
Amélie Brenner
Aurore Brousse
Fabrice Clochard
Marie Cuenot
Laëtitia Dechaufour
Béatrice Delay
Valérie Derrien
Judith Ferrando
Matthieu Geoffray
Stéphanie Giamparco
Agnès Golfier
Emilie Guillaume
Céline Janvier
Solenne Lepingle
Pauline Marec
Nedjma Meknache
Anne Morel
Audrey Palma
Lise Pannetier
Sophie Sainte Thérèse
Dorothée Walquemane
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Modalités et pratiques de catégorisation sociale
Décembre 2001
I. Introduction
« Affaire classée » : tel est le mot du juge à la fin d’une procédure judiciaire, lorsque le
dossier a été rangé dans un lieu précis, pour ne plus être ouvert, relu, modifié. Cette
connotation juridique du classement est à rapprocher de la racine grecque du terme catégorie,
« kathégorestai », c'est-à-dire « accuser publiquement ». Classer, catégoriser, c’est en effet
mettre une étiquette, placer dans une case un objet pour qu’il rentre dans un ordre précis et ne
dérange plus. Etablir des catégories sociales revient à faire cette opération sur la société, ce
qui explique la forte tension qui sous-tend ce phénomène, exprimée par les controverses
théoriques qui durent depuis des siècles. On peut faire l’hypothèse que le travail de
catégorisation, loin d’être neutre, est le fruit d’une lutte incessante.
En effet, si tout le monde opère des catégories, certaines personnes ont pour fonction d’en
produire, d’en appliquer et d’en diffuser. On pourra les appeler les « professionnels du
classement », pour reprendre des termes bourdieusiens. Ces personnes ont pour point commun
la capacité de rendre publique une façon de percevoir la réalité sociale ; en cela, ils participent
au modelage du sens commun. Une hypothèse est que cela correspond de manière sous
jacente à une lutte pour imposer le « bon » classement : selon la terminologie de Bourdieu, on
peut voir que dans ce champ se trament des stratégies d’acteurs visant à détenir le monopole
de la violence symbolique légitime.
S’intéresser aux catégories nécessite ainsi de retracer et de reconstituer le système
d’action de ce champ afin d’en découvrir les enjeux sous-jacents. L’analyse qui suit a pour
objectif cette reconstitution, à partir de soixante cinq entretiens réalisés auprès de tels
professionnels, producteurs et utilisateurs de catégories sociales.
Pour cela, il faut partir des pratiques de ces professionnels et saisir les interactions liant les
acteurs de ce champ entre eux, concernant la formation des catégories. Le système d’action
ainsi mis en lumière ne peut toutefois être analysé indépendamment du contexte social,
historique et politique dans lequel il est placé : il faut comprendre à quels enjeux externes au
champ les catégories produites répondent. Enfin, on doit se demander comment les
représentations qu’ont les acteurs du système et de leur relation à leur objet d’étude influe sur
les catégories qu’ils créent.
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Modalités et pratiques de catégorisation sociale
Décembre 2001
I.1 Le système d’action, les pratiques de la catégorisation
Nous allons, tout d’abord, essayer de retracer les étapes-clés de la pratique professionnelle
des enquêtés en matière de production de catégories.
I.1.1 La boîte à outils du professionnel
Travailler sur les catégories sociales suppose pour les professionnels du classement qui
travaillent en qualitatif ou en quantitatif, la mobilisation de catégories à toutes les étapes de la
recherche à la fois dans le recueil et le traitement de celles-ci. Les outils peuvent être : des
variables, des indices ou tout autre type d’indicateur permettant d’isoler des catégories de
populations.
Nous avons pu définir deux positions en matière de construction de catégories, une
matière déductive et une manière inductive.

La manière déductive qui correspond plus à une démarche quantitative. Le
découpage et l’existence des catégories existent à priori, c’est-à-dire que ces
catégories sont pré-définies à l’enquête. Les professionnels du classement utilisent
des données qui permettent de comprendre la réalité sociale à partir de critères
communs. Les enquêtés manient des échantillons avec des catégories construites.
Les catégories sont le point de départ de l’enquête.

La manière inductive correspondant plutôt à une démarche qualitative et considère
qu’il n’existe pas de construction de catégorie a priori. Les catégories se
construisent pendant l’enquête, et dans un contexte particulier, et sont une partie
du résultat de l’enquête. Nous pouvons néanmoins poser une limite à cette
approche : elle travaille à partir de catégories qu’ils n’ont pas définies eux-mêmes.
Pourtant, il semble impossible d’échapper à ces catégories, qui aident à structurer la
pensée et façonnent nos préjugés en analysant l’incroyable pouvoir social de ceux qui classent
et qui, en rendant public leur mode de classement, contribuent à la structuration des mentalités
collectives.
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Modalités et pratiques de catégorisation sociale
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Le discours des professionnels du classement a permis d’isoler trois grands types d’outils
qui sont les suivants :

les outils de catégorisation qualifiés de « classiques »

la combinaison d’outils classiques avec des variables propres au secteur ou a
l’objet d’étude

des outils « ad hoc » dont l’utilisation est souvent limitée à une structure.
Les outils « classiques », selon les professionnels interrogés, sont des variables sociodémographiques en partie définies par l’INSEE1. L’utilisation de ces nomenclatures permet
selon les personnes que nous avons interrogées, à la fois un gain de temps et une garantie de
représentativité. L’utilisation des catégorisations de l’INSEE (comparaisons, économie de
temps) réside dans la croyance en la scientificité de ces outils.
Les catégories « classiques » peuvent être combinées à des variables propres à un secteur
ou à un objet d’étude. Cela permet un découpage de la population considérée « plus fin » et
donc plus opérationnel selon les professionnels interrogés.
Il semble que la prise en compte de plusieurs variables ait défini deux types d’analyse, soit
plus sociologique soit plus psychologique. Ainsi, la multiplication des variables a généré des
analyses de plus en plus psychosociales et plus individualistes, elle a permis de définir des
modes de vie, des catégorisations de plus en plus précises où les différents aspects (mode de
vie, de consommation, trajectoire sociale) de l’individu sont intégrés dans la recherche. Cet
affinage et cette multiplication des catégorisations conduisent à un certain éclatement des
catégories qui existent actuellement. La profusion des différentes professions pourrait aussi
expliquer la multiplication des points de vue sur les modes d’approches des catégorisations, et
donc la multiplication des catégories.
Nous pouvons nous demander si cette complexification dans l’appréhension de la réalité
sociale n’a pas contribué, en partie, à mettre en place la croyance en une fragmentation de la
société.
1
L’âge (an nombre d’années, en tranche d’âge ou en génération), le sexe, la catégorie socioprofessionnelle,
le niveau de revenu, le niveau de diplôme, la situation familiale (situation matrimoniale, composition du ménage,
nombre d’enfants), la situation géographique (rural/urbain, commune, canton, département), le type de logement.
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Modalités et pratiques de catégorisation sociale
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Certaines catégories sociales isolées peuvent trouver une légitimité auprès des
journalistes. De par une diffusion journalistique et médiatique, une catégorie peut trouver une
existence, à partir du moment où elle fait sens pour la majorité du public. C’est, par exemple,
le cas de la catégorie des « bobos » et peut-être de la nouvelle catégorie « intello précaire ».
I.1.2 « Construis-moi une catégorie » : le système d’action
La pratique de catégorisation s’inscrit dans un système d’action, c’est-à-dire dans un
ensemble de données propre à une structure ou à environnement extérieur à celle-ci.
L’analyse stratégique du système d’action permet d’expliquer et de mettre en évidence les
contraintes avec lesquelles les professionnels doivent travailler et qui déterminent leurs
pratiques de catégorisation.
Les contraintes imposées par l’organisation : d’après les propos des enquêtés, une
contrainte non négligeable est à prendre à compte, la contrainte financière. La conduite d’une
étude comporte toujours un volet financier qui dépend de l’ampleur des moyens mobilisés.
Cette contrainte est définie par la notion de rentabilité économique. Ces impératifs peuvent
avoir des répercussions sur les méthodologies d’enquêtes envisagées.
Les contraintes imposées par l’environnement extérieur : une organisation n’existe pas
pour elle-même, elle doit remplir des « fonctions sociales » qui correspondent à des attentes
de la part de son environnement.
Les contraintes proviennent principalement du client et/ou du commanditaire de l’étude,
qui peuvent exercer différentes formes de pressions. L’imposition d’un cahier des charges,
précisant les directives et les prescriptions, peut constituer une contrainte qui réduit la marge
de manœuvre du professionnel du classement. Le commanditaire peut avoir une influence
dans la réalisation de l’enquête, intervenant au niveau de la définition de l’objet, de
l’approche méthodologique, de la construction des questionnaires, de la production ou de la
diffusion des résultats issus de la recherche. Selon l’analyse stratégique de Crozier, le
professionnel ne se retrouve pas complètement dans une position d’exécutant passif, il n’est
pas totalement contraint et il conserve, malgré tout, une marge de manœuvre. Cet espace où il
peut exercer son pouvoir d’action et sa liberté dépend à la fois de sa position hiérarchique et
dans la structure informelle des relations de pouvoir, de son niveau d’expertise et de son accès
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Modalités et pratiques de catégorisation sociale
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à l’information. Ces différentes ressources lui permettent de maîtriser sa zone d’incertitude et
de négocier sa part de participation dans l’organisation.
Il existe aussi des contraintes liées au respect des règles de diffusion des résultats. Ces
impératifs ont des répercussions sur les choix rédactionnels et pédagogiques opérés par le
responsable en charge de la restitution des conclusions de la recherche. Les choix dépendent
du type de public qui lira les résultats. Ils peuvent aussi être liés à des perspectives de
valorisation et de transmission des données, dans un but, par exemple de constituer un corpus
de connaissances organisées. Le professionnel s’inscrit alors dans une stratégie de valorisation
et de transmission de savoir.
Il existe des enjeux et des stratégies qui sont mis en place entre les acteurs composant le
système d’action. Les professionnels de la catégorisation travaillent sur des populations, à
partir desquelles ils doivent mettre en évidence une certaine complexité de la réalité sociale.
Mais la reconnaissance ou la non-reconnaissance de l’existence de certaines catégorisations,
entraîne des enjeux à la fois identitaires pour les catégorisés eux-mêmes et des enjeux se
situant plus à un niveau politique et social. La légitimation de l’existence ou de la création
d’une catégorie sociale semble venir de la population catégorisée qui juge si oui ou non il est
acceptable d’être regroupé sous telle ou telle catégorie. La catégorie ne doit pas créer de
stigmatisation et doit refléter de la manière la plus juste et la plus réelle pour les catégorisés,
leur situation au moment du processus de création de catégorisation. S’il y a acception de la
catégorisation c’est qu’il y a eu reconnaissance sociale dans celle-ci.
Il existe des enjeux politiques et sociaux, la reconnaissance de certaines catégories
engendrant une revendication quant à l’ouverture de droits politiques et sociaux. La définition
d’une catégorie sociale n’est pas neutre, les catégories peuvent devenir des outils politiques
permettant la définition de politiques publiques en direction de certaines catégories de
populations. C’est par exemple le cas avec l’élaboration et la validation d’une certaine
catégorie de personnes qui peut parfois conduire à une reconnaissance identitaire, politique et
sociale.
Les professionnels du classement peuvent se positionner selon deux caractéristiques :
l’opérationalité de leurs études et le niveau de théorisation ou d’intellectualisation.
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Modalités et pratiques de catégorisation sociale
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Recherche de théorisation
Laboratoire
de recherche
Recherche
Etude
de
d’opérationalité
sondage
Marketing
Tous les professionnels utilisent la théorie, les chercheurs marquent leur volonté de
dépasser les catégorisations et d’apporter une certaine théorisation. Par opposition, les études
de sondage et le marketing recherchent plus des catégories opérationnelles, il y a une finalité
plus pratique.
Des enjeux et des stratégies peuvent être élaborés par les enquêtés au sein de leur structure
professionnelle, suivant différent niveau, où chacun essaye de se définir une place au sein son
milieu.
Stratégies menées à titre professionnel : Les acteurs sont tous intégrés dans une structure,
ils partagent des normes et des valeurs professionnelles et ont donc développé un sentiment
d’appartenance vis-à-vis de leur organisation.
Stratégies menées à titre personnel : Les acteurs développent des stratégies d’intégration à
la structure professionnelle, de reconnaissance vis-à-vis des collègues et dans un but
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Modalités et pratiques de catégorisation sociale
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d’augmenter leur marge de manœuvre et donc leur pouvoir au sein de leur sphère
professionnelle.
Des stratégies peuvent être mises en place au sein de leur milieu professionnel, il est alors
question de logiques de positionnement individuel. Les enjeux sont de deux types :
Un enjeu identitaire : lors des entretiens, il est apparu que les professionnels se
positionnaient systématiquement par rapport à la réflexion théorique idéale et par rapport à
une opérationalité optimale.
Un enjeu social : le réseau. Le réseau, composé par les pairs, semble représenter un enjeu
pour ces professionnels, qui élaborent leur stratégie professionnelle et individuelle à l’aide de
celui-ci. Le réseau permet, selon les enquêtés, d’assurer une future carrière, de bénéficier
d’offres d’emplois, et de participer à une réflexion intellectuelle dans le but d’une
reconnaissance professionnelle.
Repérer le processus de création d’une catégorie, c’est donc mettre en évidence des jeux
de stratégies et de contraintes. Ces jeux ont cours dans le champ des professionnels du
classement, tant au niveau organisationnel q’au niveau personnel. Pour comprendre de façon
globale ces contraintes, il faut à présent replacer le champ considéré dans son contexte
historique, social et politique.
I.2 Historiographie : comment éclairer le réel aux vues
des enjeux historiques qui en découlent
Si les professionnels mettent en œuvre des catégories pour comprendre la société, ils ne
les créent pas ex-nihilo. Pour ceux-ci, comprendre l’origine et les enjeux de la création des
catégories suppose de saisir la façon dont a été pensé le social. Il s’agit de repérer dans
l’histoire l’interprétation d’événements sociaux opérée par des acteurs.
Nous tenterons ici de réaliser un repérage sur les deux siècles précédents, en identifiant les
différentes catégories créées. Nous avons distingué trois périodes correspondant à des
ruptures dans la pensée des catégories.
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Modalités et pratiques de catégorisation sociale
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I.2.1 La classe comme moteur explicatif des sociétés qualifiées
d’« industrielle » (19ème-20ème siècle)
Au lendemain de la Révolution Française, l’enjeu de la sociologie naissante est de
proposer une autre analyse du social différente d’une lecture en ordres dominante dans la
société d’Ancien Régime.
Tocqueville pose les prémices d’une sociologie « anti-Ancien Régime », qui envisage le
social comme dénué de rapports de rangs, d’ordres et de privilèges. En dépit de
l’appartenance sociale d’origine, tout individu peut accéder à n’importe quelle place du
système social.
Désormais, le social va s’appréhender en tentant de saisir l’individu, c’est-à-dire sa place
dans la société, son niveau de vie et son devenir.
Cette analyse du social va mettre en avant l’idée de moyennisation de la société et
introduit la notion de statut.
Cependant, l’industrialisation naissante va modifier la donne sociale liée aux
transformations de l’appareil économique. De vives contestations du système de production
vont faire apparaître une lecture binaire et hiérarchisée de la société. L’opposition entre un
groupe de dominés et un groupe de dominants va faire son apparition dans cette nouvelle
société industrielle.
La thématique des classes sociales dans le champ intellectuel va se développer avec K.
Marx. La classe, dans la pensée marxiste, prend vie dans la sphère économique. Elle regroupe
des individus occupant la même place dans le processus de production, cette place étant
essentiellement définie par la possession ou la non-possession des facteurs de production.
Ainsi, placés dans les mêmes conditions d’existence, les membres d’une même classe
développent une conscience de classe qui débouche sur une lutte des classes.
Evolution
Mode de production
détermine l’état des
Conflits
de
des
sociétés
classes
techniques
Conflits
de
classes
La pensée marxiste pourrait se résumer Evolution
avec ce schéma illustrant l’idée dominante du
Manifeste du parti communiste de 1848 :des
« l'histoire
sociétés de toutes sociétés jusqu’à nos jours n’a
nflits
- 10 classes
de
Modalités et pratiques de catégorisation sociale
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été que l’histoire de la lutte des classes. » Dans cette perspective, les sociétés sont envisagées
dans les analyses comme divisés en deux parties : les dominants et les dominés.
La pensée de Marx devient une idéologie politique et une philosophie socio-économique,
dont le but ultime est le « dictat du prolétariat ».
Par ailleurs, à la fin du XIX° siècle la consommation devient un enjeu et la valeur travail
un outil de pression politique conduisant à la mise en place d’autres approches analytiques. La
pensée marxiste remet en question l'idée que la consommation relèverait d'une liberté de
choix des individus, surtout dans les populations les plus déshéritées, tandis que des
anthropologues ont démontré la faible valeur théorique de la notion de « besoin », trop
naturaliste, qu'il vaut mieux remplacer par celle d'« impératif culturel » (B. Malinowski).
Avec T. Veblen (qui parle de consommation ostentatoire dans sa théorie de la classe oisive,
1899) et G. Simmel (la Mode, 1905), l'accent est placé sur les comportements de rivalité et de
différenciation inscrits au cœur des actes de consommation, et sur les comportements
complémentaires de fusion avec un groupe social.
Les sociologues s’orientent ainsi vers une analyse plus fine des mécanismes de diffusion
des pratiques de consommation avec les travaux des auteurs américains P. Lazarsfeld en 1935
et E. Katz, inventeurs de la théorie du flux de communication en deux temps, selon laquelle
les choix individuels de consommation sont en partie guidés par des leaders d'opinion et non
déterminés directement par les émissions télévisées ou les publicités.
A mesure que l’analyse en terme de classes se diffuse, une vision de la réalité sociale plus
individualiste tend à se développer.
Le retournement historique de l’après seconde Guerre Mondiale confirmera la présence de
cette tendance théorique moins axée sur le groupe.
I.2.2 De l’après seconde Guerre Mondiale à la fin des années
quatre-vingt : nouvelle crise nouvelle donne, nouvelle catégories
La société industrielle du début du siècle se caractérise par une massification de la
production et une consommation de plus en plus forte, surtout après 1945. Les discours
qu’elle suscite sont de plus en plus nombreux et diversifiés.
La première posture face à ces changements est celle d’une théorie adjacente à celle de
Marx, qui envisage la consommation comme un outil d’aliénation et de domination, le
système capitaliste est alors fortement contesté. A tel point que l’Ecole de Frankfort voit dans
la culture de masse un appareil de dictature idéologique.
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Modalités et pratiques de catégorisation sociale
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Par ailleurs, la théorie marxienne sur les classes et le système de production s’affirme
comme un enjeu politique très fort depuis l’instauration du marxisme dans le bloc soviétique.
De fortes tensions apparaissent, toutefois entre une doctrine capitaliste fondée sur le
libéralisme économique et une idéologie marxienne. Le plan Marshall est l’une des réponses
utilisées par les Etats-Unis pour freiner la progression du communisme dans le reste de
l’Europe.
Des contestations sur la lecture des sociétés se multiplient outre-atlantique tout d’abord
sous la plume de Nisbet en 1959. Il observe une diffusion du pouvoir, des richesses et du
savoir à toutes les strates de la société, l’élévation du niveau de vie, le libre accès à la
consommation et la montée de la tertiarisation tendent à aplanir la structure sociale. Ainsi, la
baisse des inégalités économiques rendrait, selon lui, caduques les approches en terme de
classes.
Par ailleurs, un problème de définition et de délimitation des groupes et des classes se
pose. En France, une initiative est prise par le gouvernement afin de mieux cerner la
population dans un contexte de planification. En 1954, les CSP sont créées. C’est la première
classification officielle construite par un organisme d’Etat, l’INSEE.
Un autre courant apporte une lecture de la vision critique de la vision holiste du social.
Sorokin mettra à jour les limites des indicateurs socio-démographiques en tant qu’outils
de compréhension du social. Il pose les styles de vie comme le résultat d’un système de
valeurs et de comportements personnels. Il affirme que le social ne peut se comprendre qu’en
saisissant la diversité des individus.
Une partie de la pensée sociologique française va continuer à critiquer la vision holiste du
social, et va continuer à placer l’individu au centre de ses analyses. Dès lors, la théorie des
classes est de plus en plus contestées au profit de la rationalité et de la stratégie d’acteur, ce
dernier restant néanmoins toujours inséré dans le jeu social.
Le renversement théorique s’amplifie au début des années quatre-vingt.
I.2.3 Des années quatre-vingt à 1995 : la société en miettes
Cette période est marquée par le développement d’une société de services lié au
développement du secteur tertiaire et l’arrivée de l’informatique. Dans les pays occidentaux,
cela se traduit par une modification de la structure de la population active, avec la fonte du
secteur secondaire au profit du tertiaire.
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Modalités et pratiques de catégorisation sociale
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Ce changement est interprété par des auteurs comme Bell et Touraine en termes de
« société post-industrielle » : le secteur industriel et la production, qui expliquaient les
relations sociales, ne sont plus les moteurs de l’évolution de la société. L’analyse en classes
serait donc obsolète, les groupes sociaux étant redéfinis par rapport à d’autres éléments
comme leur rapport aux réseaux de communication et l’accès à l’information.
Pour autant, le concept de classe ne perd pas totalement de sa pertinence pour tous les
auteurs. Certains d’entre eux y introduisent des variations, tout en conservant sa signification
dynamique et relationnelle. La classe devient un groupe au sein duquel des intérêts communs
vont être défendus afin de voir changer la société. Elle sera aussi assimilée à un groupe
culturel dans lequel l’affirmation des liens sociaux et la reconnaissance d’un style de vie
commun suffisent à la dessiner, il s’agit ici d’une approche en terme de sub-culture.
De même, Bourdieu et son école vont se positionner dans le prolongement des approches
en terme de classe : cette notion permet encore d’analyser le social, en regroupant des
personnes selon leurs conditions matérielles et leurs pratiques professionnelles mais aussi la
détention ou non des capitaux économiques, culturels et sociaux.
Par ailleurs, la refonte des CSP conduit à un affinement de certaines catégories devenues
caduques du fait des modifications structurales de ces dernières années, et permet d’observer
le passage d’une analyse fondée essentiellement sur l’appartenance des individus à des
groupes homogènes vers une approche prenant en compte plusieurs autres critères comme la
qualification des salariés, le type d’entreprise, le secteur d’activité.
Toutefois, les débats autour de la classe n’intéressent plus sur cette période l’ensemble des
auteurs. Un glissement d’échelles s’opère en effet dans les analyses sociales, depuis
l’approche macro- jusqu’à la vision micro sociale. Les approches axées sur les motivations
émotionnelles ou rationnelles, sur les valeurs et attributs liés aux produits achetés, et
considérant l’acte d’achat comme un indicateur des valeurs des individus, prennent une place
importante parmi les modèles de compréhension du social. Elles ont cours surtout dans les
études marketing partant de la consommation, où les analyses du social visent à être
directement opérationnelles et à permettre une meilleure adaptation du produit à son
utilisateur.
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Modalités et pratiques de catégorisation sociale
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I.2.4 Bilan : qu’en est-il aujourd’hui ?
On a assisté au fils du temps à un glissement de l’échelle d’analyse du social, de la vision
holiste en termes de classes à une approche essayant de prendre plus en considération les
pratiques et les motivations individuelles.
De nos jours cette tendance paraît s’accentuer, les styles de vie dominent largement le
secteur de la consommation et de plus en plus on cherche à faire des produits sur mesure en
respectant une certaine psychologie de l’acteur. L’individu n’appartiendrait plus à un groupe,
mais à des groupes, et pourrait changer de rôles aussi souvent qu’il le veut.
Toutefois, certains sociologues n’y voient pas ici le signe de la disparition d’une société
de classes, bien au contraire. Selon eux, des termes comme ouvriers et pauvres reprennent de
l’importance dans l’explication des inégalités sociales. Boltanski analyse par exemple l’ultra
capitalisme en soulignant les contestations que la mondialisation fait naître et les conflits de
« classe » qu’elle engendre.
Faut-il alors parler d’un « retour des classes sociales » dans l’analyse sociologique ?
L’évolution ici dessinée invite à relativiser cette affirmation. La différence des catégories
produites s’explique, semble-t-il, par une différence de niveaux d’analyse. Le choix de telle
ou telle catégorie correspond par ailleurs aux enjeux auxquels les auteurs choisissent de
répondre : une vision globale cherchant à expliquer les dynamiques sociales dans leur
ensemble, sous tendue parfois par des visées politiques, s’appuiera sur une échelle macro
sociale. L’approche par la consommation cherchant à cerner le comportement des acheteurs se
centrera, elle, sur l’individu.
II. Ce
que
classer
représentations
veut
dire :
l’influence
des
de la catégorisation sur le
système d’action
Si des enjeux historiques et idéologiques permettent de comprendre le système d’action
des professionnels du classement, du fait de leur lecture du contexte, il reste à comprendre
comment leurs représentations influent sur ce même système d’action.
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Modalités et pratiques de catégorisation sociale
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II.1.1 Société, diversité, complexité
Pour compléter le tableau des catégories utilisées, présenté auparavant, on peut considérer
la perception qu’ont les enquêtés des principales notions de classification ; cela afin de
comprendre leur lecture de la société. En plaçant ces notions selon deux axes, du passé au
présent et du neutre au controversé, il apparaît nettement une tension actuelle entre deux
concepts, la classe et la tribu. Tandis que la première est perçue comme appartenant au passé,
encore lourde de son sens marxien et révolutionnaire, la seconde est d’actualité dans les
discours, qu’elle soit acceptée ou non. Ce sont avant tout les professionnels du marketing qui
connaissent et adoptent la tribu, autant ou plus que les styles de vie ; les opinions sont plus
partagées chez les autres, surtout les universitaires. Le débat actuel se déplace de l’un vers
l’autre de ces deux concepts, ce qui révèle la tendance à lire la société en groupes multiples, et
non plus en quelques classes opposées par leurs intérêts. Les groupes ainsi définis peuvent
être analysés seuls, indépendamment des autres, contrairement aux classes qui ne pouvaient se
comprendre que dans les relations qu’elles entretenaient entre elles.
Ce qui sous-tend ces connotations associées aux termes, c’est clairement, chez les
enquêtés, la vision d’une société en pleine explosion. Deux mouvements, inverses mais
complémentaires, sont dessinés par les enquêtés. Il s’agit, d’une part, de l’homogénéisation
des niveaux de vie entraînant une moyennisation de la société. Celle-ci est alors schématisée
par certains enquêtés sous la forme d’une toupie ou d’un ballon de rugby.
Cette uniformisation entraîne un brouillage des cartes, empêchant de lire le comportement
des consommateurs, par exemple, à l’aide des critères de différenciation passés. Les enquêtés
insistent sur ces modifications de critères, et non sur celles de contenu : l’un d’eux souligne
que la fréquentation du Club Med n’est plus discriminante, sans analyser ce qui a changé dans
les groupes concernés. La massification est donc corrélée, d’autre part, à un éclatement de la
société, du fait des changements constants subis par les groupes sociaux, changements trop
rapides pour pouvoir être cernés.
Il ressort finalement des analyses des enquêtés que la société évolue vers une affirmation
des particularismes, voire des individualismes, mouvement que les catégories ne peuvent que
difficilement suivre. Si « les moyens de différencier les individus sont rares », c’est parce que
ceux-ci sont caractérisés par une multi-appartenance aux groupes sociaux : acheter des objets
de grand luxe n’empêche pas de faire ses courses chez Ed l’épicier. Cela oblige à privilégier
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Modalités et pratiques de catégorisation sociale
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l’approche « one-to-one », reconnaissant à l’individu une existence et un pouvoir d’action.
C’est ce que souligne l’approbation du terme de tribu par les professionnels du marketing.
La société se complexifie : telle est l’analyse des enquêtés ; cela paralyse par ailleurs toute
possibilité de saisir la réalité sociale. Reste à savoir toutefois si cette représentation est due à
un effet d’observation, et comment il s’explique.
II.1.2 Classer n’est pas jouer : le complexe du catégorisant
Répondre à cette interrogation nécessite de comprendre ce que classer veut dire pour les
enquêtés. Le refus d’utiliser des critères de différenciation, sous prétexte d’une trop grande
complexité du réel, se rattache à une connotation péjorative de la classification, qui renvoie à
une idée de discrimination.
Catégoriser, c’est, déjà, appliquer des stéréotypes, calquer une vision pré-jugée du social,
menant tout droit à l’intolérance et au racisme. « C’est nul » : trop facile, ce jugement est une
manœuvre habile pour éviter de réfléchir. Pourtant, il ne permet pas pour autant de saisir la
complexité des situations, surtout dans le contexte souvent décrit de complexification. Aucun
critère ne peut en effet être exhaustif, ce qui entraîne qu’ « on a du mal à les caser », ces
individus.
Ceux-ci, par ailleurs, ne s’y reconnaissent pas, tant ces catégories sont en réalité
réductrices, désenchantant toute l’individualité de chacun. Un enquêté estime qu’ « on aime
être partout, insaisissable. On aime garder son mystère (…) Les gens ont l’impression qu’on
leur retire leurs capacités intellectuelles. » La catégorie mutile : elle est une source de
frustration pour les enquêtés, autant par rapport à leur exigence de compréhension du réel que
dans leur relation avec les catégorisés ; elle semble cristalliser sur elle beaucoup d’accusations
de simplification extrême.
Tout critère de classement est par ailleurs relatif : le discours dominant est celui du
constructivisme. Beaucoup d’analyses soulignent qu’une catégorie n’a de pertinence que dans
un contexte, puisqu’elle est construite par l’interaction entre les groupes sociaux. Elle est
donc non seulement dépendante de ce contexte et des acteurs de la société mais aussi d’une
période historique : les changements des comportements, de définitions institutionnelles, des
métiers par exemple, mais aussi les transformations des représentations des individus, tout
cela concourt à rendre les catégories assez rapidement obsolètes.
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Modalités et pratiques de catégorisation sociale
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Les enquêtés soulignent encore que tout choix de critère discriminant, donc de
classification, est fortement corrélé à un angle d’observation. La volonté d’étudier tel élément,
mais aussi les contraintes techniques ou légales, dictent la catégorie à choisir, par conséquent
différente selon les professions et les sujets : « C’est la technique qui fait la découpe. » En soi,
la catégorie n’est donc pas une fin mais une étape.
Par conséquent, classer, c’est faire agir des intérêts. La création d’une catégorie se fait
selon l’objectif visé, c'est-à-dire selon les avantages que les acteurs veulent en tirer. Elle est
donc le résultat de calculs, de conflits d’intérêts, notamment sur des questions statutaires. Un
exemple cité est celui de l’artiste souhaitant appartenir à la catégorie au statut juridiquement
défini qui lui donnera, sinon plus d’argent, du moins un statut procurant des avantages
supplémentaires.
La catégorisation est en définitive « dangereuse » : ce terme apparaît à plusieurs reprises
dans les entretiens. Des enjeux de pouvoir la sous tendent : si placer dans telle ou telle
catégorie, c’est donner un statut particulier, alors les catégorisants légitimes détiennent un
pouvoir très fort, une supériorité indéniable sur les autres. On peut quasiment parler de
« labellisation » lorsqu’une institution créé une catégorie, puisque celle-ci sera légale ; il n’en
est pas de même du côté des autres acteurs. Selon un des enquêtés, « Tout le monde est donc
producteur de catégories mais avec des forces d’imposition inégales. » Un fort enjeu
politique, avant le social, se dessine ici, selon les enquêtés, ce qui induit le « danger » évoqué.
Des risques de manipulation par les catégories sont d’ailleurs soulignés.
Tout cela explique une réelle prudence dans les discours : les personnes interrogées
insistent sur la nécessité de ne pas réifier les catégories employées, et d’agir avec prudence et
lucidité dans leur utilisation. C’est que les classifications ainsi créées représentent un enjeu
pour les catégorisés, surtout lorsqu’elles sont stigmatisantes. Endosser le « label » du RMIste,
par exemple, n’est pas chose aisée pour les individus, c’est même parfois impossible du fait
de la honte sociale que cela apporte.
Le paradoxe est là : les professionnels rencontrés ont eu ces réflexions très négatives sur le
fait d’opérer des classifications, alors même que c’est leur métier. Cette prise de distance
s’explique par le complexe entourant la catégorisation, et s’est accompagnée dans certains
entretiens d’une justification. Le mal est nécessaire : pour simplifier la réalité, pour pouvoir
l’étudier scientifiquement ou même pour arriver à vivre dans un environnement complexe, on
ne peut pas échapper à la catégorisation, qui est d’ailleurs un réflexe psychologique. « Il est
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difficile de penser sans classer » : d’autres arguments viennent toutefois étayer cette première
justification, concernant notamment les interactions entre acteurs et « sujets » de ces
classements.
II.1.3 La catégorisation, un nécessaire « jeu de dupes » ?
Le cas de conscience apparu dans les discours est en effet levé par une ambition des
professionnels du classement : se coller à la réalité en laissant les groupes sociaux
s’autodéfinir. Face à l’éclatement pressenti de la société, et puisqu’il est mal vu d’opérer des
découpages réducteurs, alors la solution est de « laisser plus de place à l’autodéfinition des
gens ». Les valeurs, les mœurs, la religion, et « tout ce qui tourne autour de l’individu »
doivent contribuer à délimiter des groupes à « l’identité revendiquée » et donc légitime à leurs
yeux des enquêtés. Cette analyse se rapproche de celle des styles de vie ou des tribus, avec en
plus la nécessité d’une conscience a priori de former un groupe cohérent et uni.
Il faut toutefois ici opérer une distinction au sein des professionnels du classement. Il
apparaît en effet que les professionnels du marketing et celles des administrations publiques
se situent dans ce courant d’idées. Les universitaires, pour leur part, en restent surtout à la
prise de distance par rapport aux catégories qu’ils créent ou qu’ils utilisent. Quant au premier
groupe, force est de constater dans les entretiens une moindre gêne par rapport à la
classification, du fait de leurs objectifs : ils sont définis par des exigences de réponse aux
attentes du public, c'est-à-dire de compréhension des situations existantes et de satisfaction
des besoins. Ils se doivent dès lors d’utiliser des catégories pour connaître le public, et pour
que celui-ci puisse se reconnaître.
Au sein des administrations publiques, tout d’abord, le but affiché dans les discours est de
« rendre service », pour mieux gérer les populations et leur donner des repères. Catégoriser
serait alors un devoir pour se rendre utile au public, en identifiant et en favorisant ceux qui en
ont le plus besoin. En réalité, les catégories définies sont des outils de politique publique : les
jeunes, la famille ou encore les différentes CSP ont des statuts précis qui peuvent leur
procurer des avantages. Reconnues par l’Etat, ces catégories ont une légitimité dans le champ
social et juridique. Par ailleurs, les indicateurs les plus légitimes sont les plus utilisés mais
aussi les plus reconnus : ils sont réels dans le sens où chacun les connaît et peut les utiliser
pour soi. Dès lors, ils correspondent, selon les enquêtés de ce secteur, à « des réalités ».
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Dans le cas du marketing, l’enjeu est tout différent : c’est l’opérationalité en termes de
consommation et de profit. Le souci d’efficacité prime sur celui de réalité, et la valeur d’une
catégorie se juge sur son efficacité financière. Cela justifie alors la réduction et la
segmentation de la réalité pour mieux définir une cible. L’objectif est de créer des groupes
dans lesquels les clients puissent se reconnaître, de les séduire en collant au plus près de ce
qu’ils sont ou de ce qu’ils pensent être. Mais, pour les enquêtés, cela se justifie également
parce que les consommateurs en ont besoin, pour se repérer, pour savoir ce qu’il faut acheter.
Les catégories servent de panneaux directeurs pour se repérer dans les produits. Il n’y a
toutefois pas de manipulation puisque les catégorisés ont conscience de cette segmentation et
s’en servent : il n’y a qu’un « jeu de dupes », qui résume l’interaction de définition –
identification entre professionnels et clients.
Ces deux ensembles de professionnels font ainsi la démonstration que la construction des
catégories dépend de la réception par les catégorisés. Plus leur proximité au public est grande,
et plus, semble-t-il, la notion de légitimité et d’appropriation possible de la catégorie par les
groupes est fondamentale. Pour les universitaires et les chercheurs, cette exigence n’est pas
immédiate ; ils créent davantage une vision du monde qu’un outil directement opérationnel.
Ces éléments permettent d’expliquer par ailleurs l’éclatement de la société souligné par
les enquêtés. Il semble correspondre davantage à un effet d’observation puisque le souci
d’une grande partie des personnes interrogées cherche à établir des catégories dans lesquelles
les individus se reconnaissent : ces groupes doivent donc se multiplier étant donné la
multitude d’angles d’approches. L’effet d’observation se double aussi d’un effet de contexte,
puisque ce raisonnement ne tient que dans la logique d’une approche par la consommation.
III. Conclusion
L’étude des catégories et des modes de découpage du social révèle l’existence de
stratégies et de jeux de pouvoir inhérents au champ des professionnels du classement.
L’approche historique des catégories existantes permet de montrer la façon dont les
enjeux politiques, économiques ou sociaux influe sur les façons d’appréhender la réalité
sociale et donc sur les processus de catégorisation. Ainsi, de la naissance de la sociologie à sa
maturité il apparaît un changement des objectifs d’analyse, conduisant à un glissement d’une
vision holiste à une approche plus micro-individuelle du social.
Par ailleurs, l’étude de l’itinéraire des pratiques montre que le découpage du social a lieu à
chaque étape du processus de production de connaissances. Trois étapes de construction sont
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isolées : le recueil de l’information auprès d’une population est déterminé par la
problématique de l’étude, le traitement de cette information qui fait intervenir des supports
définis ; et enfin sa restitution.
Toutefois, le processus de production des connaissances sur les catégories sociales est
indissociable de son propre environnement social. Les professionnels du classement sont
soumis à des contraintes - d’ordre financier le plus souvent – et développent des stratégies en
fonction de l’orientation de l’organisation dans laquelle ils travaillent ou par rapport aux
autres professionnels. Le rapport des enquêtés au fait de catégoriser reste tout de même
déterminant dans le choix de la catégorie qui s’oriente toujours en fonction d’objectifs
prédéfinis.
Il reste ce constat : nul n’aime catégoriser ni être catégorisé. Pour justifier leur activité, les
professionnels du classement tentent de se donner une légitimité en cherchant dans les
opinions des individus l’approbation des catégories créées. Cette interaction semble
aujourd’hui essentielle dans la définition des outils de catégorisation. Il serait alors intéressant
de savoir si l’homme de la rue se reconnaît dans la catégorie à laquelle il est censé appartenir
appartient et de voir ainsi les écarts entre ce qui est pensé et ce qui est vécu.
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