(traduction de la page http://www.gypsymoth.ento.vt.edu/~sharov/biosem/txt/casys99.html) La Sémiosis dans les systèmes auto-poïétiques Alexei SHAROV [email protected] Département d'entomologie, Institut Polytechnique de l’Université de Virginie, Blacksburg Résumé La méthodologie cybernétique a atteint ses limites dans l'étude de la vie parce qu'elle ignore la signification de l'information biologique. Ainsi devrait-elle être aidée par la sémiotique, qui étudie la signification et la valeur des signes. Selon une définition pragmatique, un signe est une adaptation biologique, c.-à-d. une fonction utile de façon persistante. L'utilité d'une action peut être mesurée par sa contribution à la valeur reproductrice d'un organisme dans une espèce particulière. Les valeurs reproductrices sont égales aux composants du vecteur propre gauche du modèle linéarisé (à l’aide d’ une matrice) de la dynamique du système. Chaque organisme est un signe, et son cycle de vie est un processus continu d'auto-interprétation. Les organismes utilisent des récepteurs (capteurs sensoriels) pour prévoir les changements de l’environnement. La sélection naturelle est fonctionnellement équivalente à la perception au niveau des lignées. La survie et la reproduction sélectives sont analogues à l'excitation sélective des photorécepteurs dans l'oeil. Les lignées apprennent comment éviter la variation nocive en employant des contraintes développementales, en les corrigeant, en utilisant la dominance et d'autres mécanismes. Si l'intelligence est définie comme capacité d'apprentissage, alors les lignées sont des systèmes intelligents que nous n'avons pas identifiés comme tels simplement parce qu'ils sont trop lents. Mots-clés : auto-reproduction, valeur, sémiosis, sélection, apprentissage. INTRODUCTION L'idée de la nature informationnelle de la vie est devenue largement admise après la découverte du code génétique. La théorie cybernétique et la théorie de l'information sont devenues des outils fondamentaux pour résoudre le mystère de la vie (1,2). Cependant, après plusieurs décennies de travail dans cette direction, les limitations de la cybernétique sont devenues claires. La cybernétique explique la vie par la notion de contrôle. Mais le contrôle est seulement un outil et peut être affaibli dans quelques situations afin d'exécuter quelques autres fonctions qui semblent plus importantes. Or un système vivant est quelque chose de plus qu’un système de contrôle. La théorie de l'information n'a pas non plus expliqué la vie parce qu'elle est plus appropriée à l'analyse des langues sans contexte où n'importe quelle combinaison de symboles est signifiante. Mais les langages naturels (par exemple, le code génétique ou le langage humain) sont dépendants du contexte. Le triomphe de la physique newtonienne a été relié à l'idée que nous pouvons prévoir des événements naturels sans considérer de buts ni de significations. Mais il s'avère que les significations peuvent être importantes, particulièrement si nous considérons les systèmes vivants. La première tentative de comprendre la nature de la signification a été faite par Charles Peirce (24), qui a introduit la sémiotique, la théorie des signes. Il a considéré la signification (signe) comme une relation entre un signifiant (véhicule de signe) et un objet par l'intermédiaire d'un interprétant, qui est un changement de l'interprète causé par le signifiant, qui le met au courant de l'objet. Uexküll (35) a développé sa théorie de la signification indépendamment à partir de Peirce. Dans cette théorie il a proposé que chaque organisme vivant développe sa propre interprétation subjective de son environnement, appelé Umwelt (modèle du monde). Chaque composant de l'Umwelt a une signification spécifique pour un organisme (par exemple, nourriture, ennemi, abri, etc...) et est associé à une ou plusieurs fonctions qui soutiennent la survie et la reproduction de l'organisme. Uexküll était le premier à noter la nature circulaire des fonctions biologiques (cercles fonctionnels). Un organisme perçoit et modifie des objets externes aussi bien que des parties de son corps. Pattee (23) pense que la signification émerge dans l'évolution des systèmes auto-référés (sémantiquement fermés). Il écrit : «l'auto-référence, qui a un potentiel évolutionnaire ouvert, est une fermeture autonome entre la dynamique (lois physiques) des aspects matériels et les contraintes ( règles syntaxiques) des aspects symboliques d'un organisme physique». Selon Pattee, la fermeture sémantique exige des modèles complémentaires des aspects matériels et symboliques de l'organisme. Un symbole est une structure matérielle, dont la fonction ne peut pas être dérivée des lois physiques, mais qui est choisie pour sa contribution à la survie d'un individu. Des idées semblables ont été développées par Maturana et Varela (20), qui ont estimé que l'autopoïèse était une caractéristique fondamentale de la vie et de l'esprit. Rosen (27,28) a également souligné la nature fermée de l'organisation biologique. Il pense que les organismes sont qualitativement différents des machines, parce que dans les machines, chaque fonction est régulée par une autre fonction (ce qui mène à une infinie régression des fonctions). Mais dans les organismes, toutes les fonctions sont réciproquement clôturées. Chaque partie ou fonction absente peut être réparée ou produite par d'autres parties. Des mécanismes peuvent être agencés entre les parties, mais les organismes peuvent reconstituer et réagencer les parties elles-mêmes. Ainsi, des organismes ne peuvent-ils pas être construits à partir de leurs parties. Kampis(17) a considéré la vie comme une semi-fermeture ; la fermeture est imparfaite en raison de la liberté interne dans les organismes. Il a souligné la nature créatrice de la vie, qui ne peut pas être décrite par des modèles déterministes. Les organismes vivants peuvent inventer de nouvelles fonctions, tandis que les modèles déterministes ont toutes les possibilités incorporées dès le départ; ainsi, ces modèles déterministes ne peuvent-ils montrer aucune propriété émergente. Kampis (17) a employé des modèles de «systèmes composants» qui sont faits de nombreuses petites particules de diverses sortes. Mais Kauffman (18) a pensé que l'on pouvait observer le comportement émergent même dans les modèles déterministes si le nombre de possibilités est très grand. Il a modelé l’auto-organisation à l'aide des réseaux booléens et des automates cellulaires. Il y a un consensus sur l'importance de la nature symbolique (sémiotique) de la vie et de son organisation auto-référentielle (fermeture). Mais il n'y a aucun accord sur la signification des termes «symbole», «signe», «auto-référence», «auto-reproduction», «autonomie», «fermeture», «action», «liberté», et d'autres. Cairn-Smith (3) a considéré que n'importe quel système capable d’auto-maintenance ou d'auto-reproduction (par exemple, cristallisation, autocatalyse) était un signe ou un «gène». Des signes peuvent être isolés ou agrégés. La syntaxe n'est pas présente dans les signes isolés, mais peut apparaître dans les systèmes de signes multiples. Rocha (25) pense que la syntaxe est la caratéristique essentielle des signes, qui est nécessaire pour une évolution ouverte. A la suite de Von Neumann (37), il a vu l'évolution d'une manière darwinienne traditionnelle en tant que changements syntaxiques aléatoires suivis de la sélection naturelle. Ce mécanisme d'évolution exige la présence d'un code qui représente un organisme. Joslyn (15) a présumé que tous les organismes vivants peuvent être caractérisés par l'autonomie sémiotique, ce qui signifie que les organismes maintiennent des relations cycliques de perception, interprétation, décision, et action pour la accroître leurs chances de survie et d’autoreproduction. Les organismes peuvent avoir divers niveaux d'autonomie, et les niveaux intermédiaires d'autonomie sont habituellement plus salutaires comparés aux niveaux d’autonomie extrêmement bas ou élevés. D'autres auteurs insistent sur le fait que l'autoreproduction exige une autonomie élevée. Par exemple, Rose (26) a avancé le fait que les virus ne peuvent pas s'auto-reproduire parce qu'ils exigent une cellule hôte vivante pour interpréter leurs messages génétiques. En revanche, Dawkins (6) a pensé que l'autonomie forte n'était pas nécessaire pour l'auto-reproduction. Ainsi, il a considéré que les différents gènes et mèmes étaient des systèmes auto-réplicateurs. La terminologie sémiotique a un contexte anthropomorphique fort. Ainsi, pour appliquer des notions sémiotiques à d'autres organismes vivants, nous devons enlever toutes les significations spécifiquement humaines. Ce n'est pas une tâche facile parce que les mots comme «perception», «action» et «interprétation» se réfèrent la plupart du temps à notre expérience cognitive interne. En outre, il y a un danger à étendre la signification des notions sémiotiques trop loin. Par exemple, Deely (7) a pensé que même les systèmes inertes pouvaient interpréter des signes. Il a considéré une formation en pierre qui prend la forme d'un os de dinosaure comme un «interprète» de l'os. Dans ce cas, n'importe quelle interaction physique peut être vue comme une interprétation, et la terminologie sémiotique devient superflue. Dans cet article, je passerai en revue des publications qui indiquent l'importance de la valeur dans la sémiosis. Je crois que la notion de valeur aide à distinguer la sémiosis d'autres processus. En outre, elle intègre la sémiotique avec la théorie évolutionniste parce que la valeur représente les adaptations biologiques. La synthèse de la sémiotique avec la théorie évolutionniste est connue sous le nom de biosémiotique.(13,30) VALEURS ET AUTO-PRODUCTION Les économistes mesurent la valeur actuelle d'un investissement comme une somme de bénéfices (après correction de l’inflation) prévus dans l'avenir. Fisher (11) a noté que la même méthode pourrait être employée pour mesurer la valeur reproductrice des organismes dans une population. La valeur reproductrice d'un organisme d'un âge particulier est égale à sa contribution à la croissance de la population entière. Le taux d'augmentation de la population est analogue au taux d'inflation dans l'économie. Par exemple, les oeufs ont une valeur reproductrice plus basse que les adultes se reproduisant, parce qu'un adulte peut produire de nombreux oeufs dans peu de temps, tandis que cela prend un bon moment à un oeuf pour atteindre l’âge adulte, et les oeufs ne survivront pas tous jusqu’à l'étape d'adulte. Dans un modèle linéaire de croissance de la population, la valeur reproductrice des organismes est égale au vecteur propre gauche de la matrice qui décrit la dynamique de la population. Par exemple, dans le modèle de Leslie (19), l'état d'une population est caractérisée par le vecteur de la distribution d'âge xt, qui montre le nombre d'organismes dans chaque catégorie d'âge au temps t. La dynamique de population est décrite par l’équation xt +1 = A xt (1) où A est la matrice de Leslie (fig. 1), le vecteur des valeurs reproductrices, v est le vecteur propre gauche de la matrice A. Les organismes nouveau-nés ont une valeur reproductrice = 1 (fig. 1). En allant vers la maturité, leur valeur reproductrice augmente à 2.97, puis diminuent à 0.77 dans la catégorie d'âge la plus âgée. Le vecteur v satisfait l'équation ATv = v (2) où AT est la matrice transposée A, et est la plus grande valeur propre réelle, qui est le taux d'augmentation de population ( = 1.293 pour la matrice dans fig. 1). Le calcul des valeurs reproductrices dans les systèmes non linéaires est plus compliqué parce que ces systèmes peuvent avoir des cycles-limite ou bien une dynamique chaotique *. SCHÉMA 1. Une matrice A de Leslie et le vecteur des valeurs reproductrices v. L'auto-production peut être définie comme n'importe quel processus par lequel un système augmente sa valeur. Par exemple, le développement d'un organisme de l'oeuf à l'adulte est une auto-production parce que la valeur reproductrice des adultes est plus haute que celle des oeufs. Après avoir pondu un oeuf, la valeur reproductrice de la femelle adulte diminue, mais la somme des valeurs de l’oeuf et de la femelle est plus grande que la valeur de la femelle avant la ponte. Un oeuf est une partie du Soi de la femelle, et la production d'un oeuf est un cas particulier d'auto-production. Des processus qui diminuent la valeur des organismes sont habituellement considérés «externes», «involontaires», ou «aléatoires». Ils incluent la mortalité due à divers facteurs (par exemple, les ennemis naturels, les fluctuations climatiques), les mutations délétères, etc. Les valeurs existent relativement pour une espèce particulière (10), qui se compose d'un ou plusieurs composants avec des fréquences relatives stables. Smith (34) les appelle des «espèces virtuelles». Chaque espèce a une valeur propre réelle spécifique (équation 2). Si une espèce change dans l'évolution, ses valeurs reproductrices changent. Par exemple, si un organisme développe une protection efficace contre ses ennemis naturels, alors la valeur relative d’un œuf augmente parce que cet oeuf obtient de plus grandes chances de survivre à l'étape d'adulte. À mesure que la valeur d'un oeuf augmente, il devient salutaire que le parent investisse des ressources supplémentaires dans un oeuf simple. Bien que les espèces soient discrètes, elles ne sont pas isolées des autres systèmes. Je suis en désaccord avec Rose(26), qui ne considère pas les virus, les gènes, et les mèmes comme des systèmes auto-reproducteurs parce qu'ils exigent une interprétation externe. Rose n'a pas noté que la signification d'un génome viral est différente pour le virus et pour la cellule hôte (ils appartiennent à des espèces différentes). Donc le virus n'emploie pas une cellule comme un interprète externe. Disons plutôt qu’ il s'interprète en employant des ressources des cellules. En fait, la cellule interprète mal le virus parce qu'elle le considère comme une partie de son propre génome. (ce qu’ Hoffmeyer nomme une «tromperie évolutionnaire») Une erreur commune de la théorie évolutionniste est de considérer la santé () (ou l’aptitude, l’adaptabilité) comme une mesure objective (observateur-indépendante) de l'adaptation. Des mesures peuvent être estimées pour n'importe quel modèle donné de dynamique de système, donnant une illusion d’objectivité. Mais la subjectivité est cachée dans l’étape initiale de la construction du modèle. Il peut se produire que dans quelques situations, les animaux se comportent différemment de ce qu’a supposé le modèle. Si nous modifions le modèle pour l’adapter à leur comportement, alors toutes les valeurs de la matrice changeront (souvent considérablement). La mort peut sembler inévitable dans quelques situations, selon nos connaissances actuelles. Mais dans un sens plus large, la mort est facultative ; elle résulte de l'incapacité d'un organisme à résoudre ses problèmes vitaux. Ainsi, l’adaptabilité montre à quel point un animal est doué en résolvant ses problèmes. Elle est aussi subjective qu'une mesure de Q.I.. D'une manière générale, toute la connaissance humaine est subjective parce qu'elle est exprimée dans un langage qui représente l'histoire d'une expérience humaine. Nous sommes confiants dans notre langage non pas parce qu'il est vrai mais parce qu'il a été utile dans le passé (constructivisme pragmatique). Nous pouvons mesurer l’adaptabilité et les valeurs reproductrices en utilisant notre modèle du comportement et de la physiologie des animaux. Mais un animal a son propre modèle de son comportement. Naturellement, les animaux ne sont pas assez futés pour résoudre l'équation 2, ils n’ont qu’un système de valeurs qui est basé sur l'instinct ou l'apprentissage. En d'autres termes, les animaux peuvent distinguer le bon du mauvais, et ont même une échelle de qualité. Il s'avère que si cette échelle des valeurs est conforme à la dynamique du système (les changements de valeur évoluent proportionnellement avec le temps), alors l’échelle bon/mauvais de l'animal est égale aux valeurs reproductrices. Mais les animaux ne sont pas aussi bons pour distinguer les situations comme le font les humains. Ils mettent souvent de bonnes et mauvaises situations dans une catégorie et les évaluent ensemble (par exemple, les oiseaux ne distinguent pas les mouches qui ressemblent à des guêpes des guêpes). Les humains aussi attribuent rarement des valeurs en utilisant l'équation 2. La plupart du temps, nous employons notre instinct, notre intuition, et l’expérience précédente en attribuant des valeurs. Mais chaque système de valeurs (s'il est conformé à la dynamique) correspond à un espèce spécifique qui caractérise des buts de la vie. Les gens peuvent voir la signification de leur existence dans la survie et la reproduction biologique, la croissance du capital, la diffusion de leurs idées, etc... Les valeurs humaines correspondent à une espèce que les gens choisissent. L'auto-reproduction est un cas particulier d'auto-production. Sharov(29) a défini les systèmes auto-reproductibles (SRS) en employant le formalisme des réseaux de Pétri. Un réseau de Pétri a deux genres de composants : les places et les transitions. Une place est interprétée comme une classe d’objets identiques ou comme état d'un objet. Les transitions sont des processus qui soit changent l'état des objets, soit décrivent les interactions. Les flèches relient les places et les transitions (fig. 2). Chaque place peut avoir plusieurs marques. Une marque est interprétée comme objet dans un état particulier. Si un objet change d’état, alors la marque est déplacée d'une place à l'autre. Si une transition est exécutée, alors les marques sont prises de ces places à partir desquelles les flèches mènent à cette transition, et elles sont ajoutées aux places d’où les flèches proviennent par la transition. Le nombre total de marques peut augmenter ou diminuer après que la transition soit exécutée. Sharov (29) a défini un potentiel SRS comme sous-ensemble de places pour lesquelles il y a un ordre des transitions internes (une transition est interne si au moins une flèche va vers le sous-ensemble d'objets et une flèche part de ce sous-ensemble) qui augmente le nombre de marques de tous les endroits de ce sous-ensemble. Par exemple, l'ensemble des places {x, y} dans la fig. 2 est un potentiel SRS parce que l'ordre des augmentations des transitions 1, 2, 1, 1, et 2 augmente le nombre de marques des places X et y. Sharov(29) a prouvé que n'importe quel potentiel SRS peut devenir un SRS réel dans un certain environnement favorable (par exemple, avec les ressources suffisantes). Il a également montré que chaque potentiel SRS inclut au moins un cycle de processus composant-producteurs, un dispositif qui a été également mentionné par Csanyi(5). SCHÉMA 2. Un réseau de Pétri qui représente un système simple d'auto-reproduction {x, y} ; z est une ressource. Des processus d'auto-production peuvent être trouvés dans des systèmes non vivants. Par exemple, la flamme d'une bougie est un système d'auto-production parce qu'elle fait fondre la cire. Sans cire fondue, la flamme partira ; ainsi, l'état avec de la cire plus fondue a une valeur plus élevée pour la flamme que l'état avec moins de cire fondue. L'autoproduction d'une flamme de bougie normalement n'a pas comme conséquence la reproduction. Cependant, dans certaines conditions spéciales comme un feu de forêt, les flammes peuvent se reproduire. La cristallisation est un autre exemple d'un processus d'auto-production dans un système inerte. Mais les flammes et les cristaux peuvent être vus également comme la plupart des systèmes vivants primitifs, selon la façon dont nous définissons la vie. LA SEMIOSIS PRODUIT DES VALEURS Peirce(24) a défini un signe selon sa fonction (correspondance entre un signifiant, un objet et un interprétant). Mais il a également souligné le rôle pragmatique des signes, c.-àd., qu’ils sont des outils utiles qui augmentent les performances des systèmes vivants. Il a considéré l'utilité comme un critère de vérité et une signification de l'existence. Ces idées ont été encore développées par James(14) et Dewey(8), et sont devenues une base de la philosophie pragmatique. Uexküll(35) a ajouté une interprétation biologique des signes comme composants des cercles fonctionnels qui améliorent la survie et la reproduction des systèmes vivants à diverses échelles, des cellules aux écosystèmes. Selon Uexküll, les signes ne sont pas simplement une catégorie spécifique de choses utiles, mais tout ce qui est utile est un signe ; en particulier, toutes les ressources sont des signes. Mais le mot «utilité» est resté anthropomorphe, il s'est la plupart du temps référé à l'intuition humaine sur ce qui est utile. Sharov(30,33) pense que l'utilité d'un processus (activité) peut être mesurée par l'augmentation en valeur reproductrice du résultat de ce processus. En d'autres termes, l'utilité d'un processus est mesurée par sa contribution à la survie et à la reproduction du système. Un signifiant peut être défini comme condition initiale pour des processus utiles. Le corps d'un système auto-reproductible (organisme) est un signifiant qui est interprété dans le processus de survie et de reproduction. Le schéma triadique de Peirce est encore applicable ici : le corps est le signifiant, les caractères corporels transmis par l’hérédité sont les interprétants, et le corps qui est produit (ou réparé) est l'objet .(32) Cette définition de l'utilité change notre compréhension de ce qu’est un utilisateur. Si un charpentier utilise un marteau, alors le charpentier est un utilisateur et le marteau est un outil. Mais le charpentier utilise son bras pour tenir le marteau. Alors le bras est un outil, aussi. En y regardant de plus près, un utilisateur est une collection de parties utiles reliées par des relations utiles (fig. 3). Même le cerveau est un outil. Certains peuvent insister sur le fait qu'il existerait une âme immatérielle qui emploie toutes les parties du corps. Mais cette hypothèse de l’âme n'est pas nécessaire si nous acceptons l'idée qu'un organisme est un «corps en essaim»(13). SCHÉMA 3. Un utilisateur est une collection de parties utiles reliées par l'intermédiaire de relations utiles. Von Foerster(36) a noté que la mémoire n'est confinée dans aucun élément particulier du cerveau ou du corps ; elle existe plutôt sous forme d'attracteurs (eigenstates). La conscience humaine a une nature collective qui a été caractérisée par des métaphores comme «la société de l'esprit»(21) et «l’intelligence en essaim»(13). Évidemment, la valeur d'un organisme entier dépasse la somme des valeurs de ses parties parce que des parties sont liées par l'intermédiaire des relations utiles qui contribuent à la valeur de l'organisme. L'interprétation des signes inclut toujours un certain degré d'arbitraire parce qu'elle est contrainte plutôt que déterminée par les lois physiques(16). Au niveau hiérarchique le plus élevé, le caractère arbitraire est représenté par le choix d'une espèce. À ce niveau, l'action et l'agent ne sont pas séparés, c.-à-d. que pour choisir une autre action, l'agent doit se changer lui-même en se convertissant en une autre espèce. Un système auto-producteur transfère des informations au sujet de l’espèce d'une génération à l'autre. La transmission signifie que l'état initial d'une progéniture appartient à la région de l'attracteur de son espèce parentale, et qu’un saut à une autre espèce est une mutation. La sémiotique peut être reformulée en substituant des interprètes aux espèces. La présence de multiples espèces est suffisante pour une forme très primitive d'évolution adaptative. Une ligne généalogique peut passer par un ordre d’espèce, chacune des espèces étant un équilibre pour atteindre d'autres espèces. Sharov(31) a prouvé que le jeu de la vie de Conway(12) avec des permutations et une règle de séparation, simule l'apparition et l'évolution des systèmes auto-reproductibles (fig. 4-5). La règle de séparation signifie que si la distance minimum entre deux configurations est >D, alors elles deviennent entièrement séparées comme si elles avaient été éloignées l'une de l'autre (fig. 4). Si D = 4,5, alors l'apparition spontanée de la première espèce est suivie d'une mutation vers d’autres espèces avec un taux plus élevé d’auto-reproduction. Ce modèle prouve que la transmission et l'évolution adaptative sont possibles même sans mécanisme de codage spécialisé (génome). Le codage peut se développer plus tard comme protection de la partie fonctionnelle du système. Le principe du «métabolisme d'abord» dans l'origine de la vie est soutenu par Cairns-Smith(3), Morowitz(22), et Kauffman(18). Le code rend la vie programmable, ce qui augmente l'efficacité de l'évolution ultérieure.(15) SCHÉMA 4. Un système d'auto-reproduction dans le jeu de la vie avec une règle de séparation, D = 4,5. À t = 14, deux systèmes de progéniture deviennent séparés (de 31, IEEE 1998). SCHÉMA 5. Croissance d'une population de configurations dans le jeu de la vie avec une règle de séparation (D = 4.5) et avec du bruit aléatoire. Les flèches montrent le moment où les première (a) et deuxième (b) espèces auto-reproductibles apparaissent. LA SELECTION NATURELLE COMME PERCEPTION DANS LES LIGNÉES La théorie de la sélection naturelle est souvent considérée comme une preuve que l'évolution adaptative est un processus mécaniste qui n'exige aucun facteur subjectif ou créateur(6). On suppose que la nature est un tamis mécanique qui sélectionne les organismes qui survivent. Cette interprétation est fallacieuse parce que la sélection implique l'intentionnalité, mais la nature n'a aucun intérêt pour elle-même à aider ou empêcher la survie ou la reproduction d’organismes. Hoffmeyer(13) a suggéré une autre interprétation de la sélection: un processus intentionnel au niveau des lignées. Une lignée sonde l'environnement et essai de nouvelles adaptations en produisant une variété d'organismes et en copiant les organismes qui ont survécu. Dans cette interprétation, la sélection est analogue à la perception. Des idées semblables ont été suggérées plus tôt par Kauffman (18, p. 154), qui a écrit : «nous pouvons concevoir la population comme si elle émettait des "palpeurs" en produisant, au hasard, diverses mutations. Si la mutation occupe une position plus haute sur le terrain, elle est plus adaptée, et la population est tirée vers la nouvelle position». La survie et la reproduction sélectives des organismes joue le même rôle pour une lignée que la vision (c.-à-d., excitation sélective des photorécepteurs) pour un organisme.(32) La perception nécessite le transfert d'information. Un photorécepteur envoie une impulsion électrique au cerveau. Il est important que le cerveau identifie des impulsions de différents récepteurs. Si les fibres des nerfs s’empêtraient, le cerveau ne pourrait pas associer une impulsion entrante à un récepteur spécifique, et l'information serait perdue. L'hérédité est le mécanisme de transfert de l'information au niveau des lignées grâce auquel les organismes survivants transfèrent leur information génétique sur la génération suivante. Si l'hérédité n'était pas assez précise, alors l'information serait perdue comme dans le cas de fibres nerveuses empêtrées. Un argument possible contre l'analogie entre la perception et la sélection est que les organismes peuvent percevoir l'information négative tandis que les lignées n’en sont pas capables. L'absence d'un signal peut être un signal pour un organisme. Le Darwinisme suppose que les lignées n'ont aucun opérateur de négation parce que les organismes qui meurent ne donnent aucune information aux organismes survivants. Cette idée est incluse dans la métaphore de la «variation aveugle». Bien que beaucoup d'organismes soient morts en raison d'une certaine mutation mortelle, la lignée continuera de produire cette mutation à l'avenir ; elle n'apprendra pas de ses erreurs. Sharov(33) pense que les lignées peuvent employer l'information négative. Elles apprennent comment éviter des erreurs en créant des mécanismes correcteurs, la dominance, les contraintes développementales, et d'autres outils épigénétiques. La reconstruction de l'information négative est différente dans la perception visuelle et dans la survie/reproduction sélective. La reconstruction visuelle est la plupart du temps parallèle, c.à-d. qu’elle est basée sur une généralisation des signaux arrivant simultanément de multiple récepteurs. Or les lignées généralisent surtout l'information séquentielle (traitement en série) (mais la reproduction sexuelle ajoute quelques signaux parallèles). La persistance d'une lignée signifie qu'elle a réussi à éviter les erreurs des générations passées. Ses contraintes génétiques et développementales représentent les règles par lesquelles des erreurs peuvent être évitées. Ainsi, les lignées possèdent-elles quelque chose comme de l'intelligence, mais parce que elle-ci s’exprime trop lentement, nous ne l'identifions pas. Des milliers de générations passent avant qu'une lignée apprenne comment éviter une erreur développementale simple. La reproduction sexuelle accélère ce processus parce qu'un organisme obtient l'accès à l'expérience génétiquement enregistrée de beaucoup plus d'individus (la reproduction végétative ne donne qu’un traitement sériel de l’information, la reproduction sexuelle permet un traitement en parallèle). Puisque la sélection est une perception à une plus grande échelle, il n'y a aucune différence qualitative entre l'évolution et l'apprentissage. Tous les deux sont des processus sémiotiques qui augmentent le taux relatif d'auto-production (adaptation) des systèmes. La capacité d’adaptation (fitness) W est égale au taux d'augmentation relatif de la valeur v de tous les produits du système et l'intelligence (ou le taux d'apprentissage) peut être mesurée par le taux d'augmentation de la capacité d’adaptation: Selon cette définition, l'intelligence n'est pas le pouvoir adaptatif (c.-à-d., la capacité de résoudre un problème donné). L'intelligence est plutôt la capacité d'augmenter le pouvoir adaptatif en découvrant de nouvelles solutions à d’anciens aussi bien que de nouveaux problèmes. (l’intelligence est une méta-capacité: une capacité d’augmenter la capacité d’adaptation) La survie et la reproduction sélectives représentent la seule manière concevable par laquelle l'évolution adaptative pourrait commencer. Cependant, sur les étapes ultérieures de l'évolution, la reproduction réelle peut être remplacée partiellement par la reproduction idéale, je veux dire celle qui utilise des modèles et des simulations pour examiner l'exécution d'un système au lieu de mettre le vrai système en danger. Campbell (4) l'a appelée «sélection indirecte (déléguée)» parce qu'elle remplace la sélection naturelle. La sélection indirecte est efficace seulement à condition que la stratégie modélisatrice soit bonne. Si le modèle échoue, alors le système meurt ou souffre de grandes pertes en valeur. Dans ce cas, la sélection naturelle fonctionnera jusqu'à ce que le modèle soit amélioré. Ainsi, la sélection naturelle n’est-elle jamais complètement remplacée par la sélection indirecte, mais la proportion du rôle de la sélection naturelle diminue progressivement dans l'évolution. La sélection indirecte est présente dans toutes les fonctions d'un organisme qui impliquent des interactions sélectives entre les parties ou avec l'environnement : catalyse, activation sélective des récepteurs, transcription et traduction de l'information génétique, apoptose, réaction immunitaire, interaction des neurones, et d'autres. Pendant que la sélection naturelle est remplacée par la sélection indirecte, le caractère arbitraire dans l'interprétation des signes se déplace des niveaux supérieurs de la hiérarchie à des niveaux plus bas. En conséquence, un système peut changer ses actions sans aucun changement apparent dans sa structure de plus haut niveau. Ainsi, il devient possible de séparer le génotype du phénotype et l'esprit du corps. CONCLUSIONS Il y a une similitude profonde entre les processus évolutionnaires, cognitifs, et économiques, qui nous permettent de parler de la sémiosis et de la valeur dans n'importe quel système autopoïétique. La valeur de toute activité peut être mesurée par sa contribution au taux d’auto-reproduction dans la population. Un organisme est un signe, c.-à-d. un message destiné à ses générations futures, qui contient des recettes pour la survie et la reproduction. Mais une lignée (population) est plus qu'une voie de transmission d'une génération à l'autre. Elle peut obtenir de nouvelles informations sur son environnement au cours de l'évolution de la survie/reproduction sélective de ses membres. Ainsi, la sélection naturelle est-elle l’équivalent de la perception au niveau des lignées. Les systèmes évolutionnaires peuvent être considérés comme intelligents ; ils emploient une logique et des modèles pour atteindre comme buts la stabilité et l'auto-propagation. Cependant, l'intelligence humaine est supérieure parce qu'elle est beaucoup plus rapide que l'évolution biologique. L'intelligence n'est pas une capacité à résoudre un ensemble donné de problèmes, mais plutôt une capacité à produire de nouvelles solutions autant que de nouveaux problèmes. L'augmentation de la capacité adaptative peut être employée comme indicateur simple de l'intelligence. REFERENCES 1. Ashby, W. R. (1956). Introduction to Cybernetics. Chapman & Hall. 2. Bertalanffy, L. von (1969). General System Theory: Foundations, Development, Applications. G. Braziller. 3. Cairns-Smith, A. G. (1982). Genetic Takeover and the Mineral Origins of Life. Cambridge University Press. 4. Campbell, D. T. (1988). Methodology and Epistemology for Social Science: Selected Papers. Edited by E. S. Overman, University of Chicago Press. 5. Csanyi, V. (1998). Evolution: model or metaphor? Pp. 1-12 in: Van de Vijver, G., Salthe, S., and Delpos, M. (eds.), Evolutionary Systems. Kluwer Acad. Publishers. 6. Dawkins, R. (1986). The Blind Watchmaker. Longman Scientific & Technical. 7. Deely, J. N. (1992). 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