A propos du prix Nobel de l`économie 2007

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A propos du prix Nobel de l’économie 2007
Dans une économie de marché, la véritable source du pouvoir, c'est l'information, que celle-ci porte sur l'état de la concurrence, sur
la réalité de la demande ou sur des données d'ordre technologique. Le prix Nobel de l'économie 2007 récompense les travaux de
Leonid Hurwicz, Eric Maskin et Roger Myerson. Ils ont développé une théorie qui aide à comprendre la manière dont sont allouées
les ressources dans une économie - la nôtre - où la source du pouvoir de marché est précisément l'information. « Les Echos » ont
demandé à deux économistes français, Christian Schmidt et David Martimort, d'expliquer le contenu de cette théorie. De son côté,
le journaliste Christian Chavagneux rappelle que le prix Nobel d'économie est une invention récente.
Les bonnes et les mauvaises règles du jeu
[ 23/10/07 ]
C'est la troisième fois que le jury de Stockholm récompense des travaux de théorie des jeux. Un signe de reconnaissance
scientifique qui ne trompe pas. La théorie des jeux est devenue, au fil des temps, une clef majeure d'explication des phénomènes
économiques et sociaux. Après les fondateurs des jeux non coopératifs (Nash, Harsanyi, Selten, 1994), et les généralistes qui ont
révélé la gamme étendue des ressources offerte par les différentes facettes de la théorie (Aumman, Schelling, 2005), l'Académie
royale de Suède a honoré cette année des chercheurs qui l'ont appliquée à l'étude d'un problème économique spécifique, mais
tout à fait central : selon quel plan d'ensemble fonctionnent les mécanismes d'allocation des ressources dans un système de
décisions décentralisées (« Mechanism Design ») ? Plus concrètement, du marchandage aux enchères, en passant par les formes
de contrats les plus variées, il existe un très grand nombre de manières d'organiser l'économie marchande. Quelles sont celles qui
sont les plus équitables et les plus efficaces, et dans quelles situations ? Inversement, dans quelles circonstances, ces
mécanismes se révèlent-ils inopérants et peuvent-ils même engendrer des effets pervers ?
C'est à ces questions que se sont efforcés de répondre depuis une vingtaine d'années deux économistes américains rompus à la
théorie des jeux, Erik Maskin et Roger Meyerson, en prolongeant l'inspiration de travaux antérieurs dus à un autre économiste
américain d'origine russe, Leonid Hurwicz. Dans cette quête, ils ont, tout à la fois, utilisé des résultats établis par la théorie des
jeux et complété cette théorie en comblant certaines de ces lacunes initiales.
Pour comprendre leur démarche, le mieux est de revenir sur la métaphore originelle des jeux de société. Dans un jeu de société,
les règles sont données et constituent, à ce titre, une information publique parfaitement connue de tous les joueurs. Les premiers
théoriciens des jeux ont implicitement transposé cette hypothèse aux jeux économiques, politiques et sociaux qu'ils se proposaient
d'étudier. Une telle simplification est cependant doublement réductrice. Elle ne s'interroge pas sur la nature et la qualité de ces
règles. Elle ne permet pas de distinguer entre les informations publiques, accessibles à tous, et les informations privées que seuls
certains détiennent par leur position dans le jeu. Il en va ainsi, par exemple, des assurés par rapport aux assureurs, ou des
courtiers par rapport aux particuliers. Les lauréats de cette année se sont attaqués avec succès à ces deux lacunes.
La théorie des jeux classiques a néanmoins permis de dégager des solutions théoriques élégantes sur la base de modèles
simplifiés représentant des situations économiques très stylisées : duopoles, oligopoles, négociations commerciales, etc. Meyerson
et Maskin ont donc eu l'idée de partir de ces solutions pour identifier les conditions d'organisation sociale de l'information qui
permettent aux agents de les atteindre. L'emblématique équilibre de Nash, où aucun opérateur ne peut améliorer sa situation face
aux réactions des autres qui font de même, en fournit une illustration privilégiée. Ce cas est particulièrement intéressant ici puisqu'il
favorise l'adoption par chacun d'un comportement stratégique par rapport aux autres. Comme il n'y aucune raison pour qu'un tel
équilibre soit optimal, nos chercheurs ont mis en évidence les mécanismes institutionnels qui conduisent à un équilibre socialement
optimal lorsqu'il est réalisable. De manière plus générale, ils se sont attachés à décrire et à analyser la manière dont peuvent être
conçues les règles du jeu d'un système de transactions pour aboutir à une allocation dont la théorie des jeux a démontré
l'optimalité. Se faisant, ils ont approfondi et précisé, en s'appuyant sur la théorie des jeux, l'ambitieux programme de recherche
initié par Leonid Hurwicz au début des années 1970 portant sur la comparaison économique des mécanismes possibles
d'allocation des ressources réelles ou seulement imaginaires (1).
L'intérêt analytique de ces travaux est incontestable. Ils permettent aujourd'hui de repérer les biais des différents systèmes
d'allocation marchande des richesses et les dérives auxquelles ils peuvent donner lieu, sur la base, en particulier, de l'utilisation
des informations qu'ils véhiculent. Ils débouchent également sur un classement de ces différents systèmes en fonction de critères
d'efficacité, d'équité, ou simplement d'opportunité, en intégrant les diverses manipulations des agents rendues possibles par leurs
mécanismes de fonctionnement. Les résultats ainsi obtenus intéressent un grand nombre de domaines, depuis les méthodes de
révélation des « vraies » préférences des agents dans une perspective de justice sociale, jusqu'aux mécanismes d'incitations
publiques à des fins économiques ou politiques.
Mais le succès de ces recherches ne tient pas à leur seul intérêt théorique. Elles débouchent, en effet, directement sur des
applications pratiques concernant les systèmes politiques aussi bien que l'encadrement juridique des activités économiques, y
compris dans des secteurs nouveaux comme l'environnement. Cette grille d'analyse a permis, notamment, à Meyerson de dégager
l'impact des systèmes électoraux sur la corruption politique. Plus récemment, Maskin a développé une argumentation démontrant
que la brevetabilité des logiciels informatiques risquait de se révéler contre-productive. Preuve, s'il en fallait, que ce détour par
l'abstraction qu'exige la théorie des « mechanisms design » est d'ores et déjà récompensé par ses très diverses retombées
concrètes.
CHRISTIAN SCHMIDT est professeur à l'université Paris-Dauphine.
(1) Leonid Hurwicz : « The Design of Mechanisms for Resource Allocation », American Economic Review,63, 2, (1973).
Théorie des mécanismes et « principe de révélation »
[ 23/10/07 ]
Que peuvent bien avoir en commun des phénomènes économiques aussi différents que l'attribution des droits de diffusion d'un
grand événement sportif à des chaînes de télévision, le choix ou non de solliciter un quatrième opérateur sur le marché des
mobiles de dernière génération, ou bien encore le contrôle des délits d'initié par les autorités boursières ? Cette question
d'apparence saugrenue appelle une réponse limpide : dans chacune de ces situations, l'information des acteurs joue un rôle
déterminant. Lors de l'attribution des droits de transmission, les chaînes ne déterminent leurs mises qu'en fonction d'informations
sur leurs futures recettes publicitaires. L'autorité régulatrice refuse l'attribution d'une quatrième licence de téléphonie parce qu'elle
manque d'informations sur la capacité financière de l'entrant. Les récents délits d'initié sur les marchés financiers ne sont-ils pas,
quant à eux, le meilleur exemple des avantages que procure l'information privilégiée ?
L'économiste néoclassique traditionnel est mal équipé s'il désire faire une quelconque recommandation de politique économique
dans de telles situations. Le paradigme d'une concurrence pure et parfaite repose en effet sur le double postulat que les
ressources sont allouées efficacement par les mécanismes de marché et que, face aux règles de celui-ci, chaque acteur bénéficie
de toute l'information nécessaire à la prise de décision. Si l'économiste néoclassique est parfois prêt à concevoir certaines limites à
ce monde trop parfait (notamment sous la forme de comportements non concurrentiels ou créateurs d'externalités), il recommande
des outils de régulation pour corriger ces inefficacités à peu de frais. Dans un monde d'information complète, les marchés
fonctionnent parfaitement ou l'intervention correctrice du régulateur est parfaitement efficace...
Ce paradigme traditionnel est clairement battu en brèche par la prise en compte du niveau d'information réel des acteurs. Les
dirigeants d'entreprise le savent très bien : la véritable source du pouvoir de marché est l'information, que celle-ci porte sur les
technologies, la demande, ou l'état de la concurrence. L'imperfection des marchés réside pour l'essentiel dans la capacité des
acteurs à profiter de leurs avantages informationnels. Plus encore, la limite à l'intervention régulatrice de l'Etat est sa difficulté à
proposer des politiques adaptées à ces conditions de marché que, dans une grande mesure, il ignore.
La théorie des mécanismes initiée par Leonid Hurwicz dès 1960, et développée au milieu des années 1970 par Eric Maskin et
Roger Myerson, se propose donc de mieux comprendre la manière dont sont allouées les ressources dans des économies où la
source fondamentale du pouvoir de marché, l'origine de toute rente possible, est précisément l'information.
Méthodologiquement, cette théorie est assez proche du paradigme néoclassique traditionnel. Elle décrit, elle aussi, l'ensemble des
allocations de ressources réalisables, mais en prenant en compte le fait que l'information n'est pas partagée par tous les ac teurs.
Cette analyse est rendue possible par l'utilisation d'un « principe de révélation » frappé à l'aune du bon sens : les actes reflètent
toujours les informations des agents. La théorie des mécanismes met ensuite en évidence les nécessaires arbitrages effectués
entre recherche de l'efficacité et abandon des rentes d'information. Rien n'est gratuit et les agents ne révèlent leurs informations
que s'ils en retirent quelques bénéfices. Pour reprendre l'exemple des enchères de droits de retransmission télévisée, il est sans
doute efficace que l'acheteur le plus désireux de les acquérir les obtienne, mais ce sera nécessairement à un prix inférieur à ce
qu'il serait prêt à payer si l'information était complète. La théorie des mécanismes décrit enfin de quelle manière les acteurs
révèlent leurs informations. On s'intéresse aux types d'institutions, organisations et contrats qui, en pratique, permettent de
concrétiser la meilleure allocation possible des ressources. L'analyse des procédures optimales de mise aux enchères, des
régulations incitatives, l'étude de l'organisation interne de l'entreprise ou de l'Etat, sont autant de champs d'application du nouveau
paradigme.
Avec l'attribution du prix Nobel à ces trois savants, c'est chacune de ces différentes étapes méthodologiques qui se trouve
valorisée. Maskin et Myerson se retrouvent sur une description de « l'univers des possibles » au travers du « principe de révél ation
». Myerson établit les conditions sous lesquelles l'information asymétrique induit des inefficacités dans le fonctionnement des
marchés ; Maskin cherche à inventer des procédures de révélation de l'information qui évitent ces surcoûts. Myerson nous montre
l'existence d'institutions sachant suppléer le marché dès lors que l'information est incomplète ; Maskin en décrit le fonctionnement
détaillé. Cette approche culmine certainement avec la démonstration que toute information partagée entre plusieurs agents peut
être révélée sans aucun coût. La compréhension des renégociations contractuelles, des procédures de faillite et de vote a été
radicalement modifiée par cette observation.
Force est de constater que cette théorie des mécanismes a bouleversé les savoirs bien au-delà des sciences économiques et ses
leçons influencent aujourd'hui le droit ou les sciences politiques. Le chercheur ne prend alors plus les institutions comme des
données et ne compare plus, de façon dogmatique, les mérites relatifs du marché et de la planification. Il reconnaît leurs limites et,
dans une démarche plus pragmatique et dénuée d'arrière-pensées idéologiques, il recherche des institutions optimales dans un
monde où la décision est contrainte par les informations disponibles.
DAVID MARTIMORT est directeur d'études à l'EHESS, chercheur à l'école d'économie de Toulouse (Toulouse sciences
économiques/TSE).
L'économie, une science très discutée
[ 23/10/07 ]
Le « Prix Nobel » d'économie n'existe pas ! Il n'a jamais été dans l'intention d'Alfred Nobel de célébrer les économistes. La
récompense attribuée le 15 octobre dernier à Leonid Hurwicz, Eric Maskin et Roger Myerson a été créée très récemment, en 1969
pour être précis. L'initiative de sa création revient à la Banque de Suède, la banque centrale suédoise. La concomitance de l a
remise du prix en économie avec ceux du Nobel conduit à lui décerner le titre de « prix Nobel d'économie », couronnant ainsi les
économistes d'un prestige et d'une aura de scientificité déniés aux autres sciences sociales.
Peter Nobel, héritier de la famille, a déjà exprimé plusieurs fois son agacement de cette confusion pour rappeler que « la Banque
royale de Suède a déposé son oeuf dans le nid d'un autre oiseau, très respectable, et enfreint ainsi la «marque déposée Nobel» ».
L'économiste québécois Gilles Dostaler, qui a retracé l'histoire de cette « tromperie », conclut son travail en soulignant qu'« il y a
sans doute trop d'intérêts en jeu et de droits acquis pour qu'on puisse espérer l'abolition pure et simple du prix de la Banque de
Suède. Mais la Fondation Nobel et l'Académie royale des sciences de Suède devraient reconnaître qu'elles ont été flouées et
cesser d'administrer ce prix. »
D'autant que les économistes ne sont pas dupes. Il y a quelques jours, le professeur André Babeau écrivait dans ces colonnes («
Les Echos », 9 octobre) : « On n'est déjà pas certain que toute subjectivité soit absente des sciences exactes ; s'agissant des
sciences sociales et de l'économie en particulier, on est en revanche sûr que l'idéologie, d'où qu'elle vienne, est au point de départ
de beaucoup de travaux, même parmi les plus célébrés. » Même son de cloche chez un économiste comme l'Américain Dani
Rodrik, qui n'hésite pas à affirmer que « les différences entre économistes sur la mondialisation ne sont pas le produit de modèles
économiques différents ou de lectures différentes des informations empiriques ». Elles proviennent, explique-t-il, « de leurs
différents rapports à l'éthique et de leurs préférences politiques ». Et gageons que le commentaire ne s'applique pas qu'à la
mondialisation...
Les économistes sont utiles. Bien qu'ils n'aient jamais réussi à établir de lois scientifiques incontestables (voir à ce sujet le tout
récent livre de Bernard Guerrien, « L'Illusion économique »), leurs raisonnements servent souvent à mieux comprendre la réalité
économique. Cela n'en fait pas pour autant de purs scientifiques. Comme l'écrivaient déjà au début du XXe siècle les professeurs
d'économie Charles Gide et Charles Rist, « les croyances religieuses ou morales, les convictions politiques et sociales, les
sentiments et les préférences individuelles, jusqu'aux expériences et aux intérêts personnels, jouent ici leur rôle et contribuent à
déterminer l'orientation de chacun ».
CHRISTIAN CHAVAGNEUX est rédacteur en chef adjoint du mensuel « Alternatives économiques ».
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